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Au soleil de juillet (1829-1830): Le temps et la vie

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IX

Ainsi les choses allèrent jusqu'à la fin du printemps, jusqu'au soir de la fête qui réunit, avenue Lord-Byron, dans l'hôtel du général Héricourt, les principaux personnages des Comités Philhellènes.

Eclairé a giorno par mille lampions de couleurs, le jardin accueillit les invités en habit bleu et en bas de soie. Sous les mille lueurs des lustres, ils vinrent saluer Denise, fière de sa robe aux rubans obliques, alternativement bleuâtres et cramoisis, que des nœuds de satin agrémentaient, vers les bords, et sur les épaules. Elle répondait par des révérences profondes, qui faisaient luire les perles en torsades dans les hautes coques de sa chevelure, les pendeloques de ses oreilles, et les joyaux enchâssés aux médaillons de son lourd collier. Dolorès l'aidait à faire les honneurs. Son teint mat, aux pommettes du plus beau carmin, lui valut les félicitations de M. de Lafayette qu'amenait le général Dubourg. De haute taille et l'estomac fort, le libérateur des États-Unis animait, par des paroles très gracieuses, sa tête massive, blême recouverte en arrière de cheveux roux et blancs qui revenaient au-dessus des oreilles et vers le grand front nu. Il dominait les gens. Il garda longtemps les mains de l'oncle Edme dans les siennes. A la Haute Vente des carbonari, ils s'étaient appréciés, sans doute. Ensemble ils déplorèrent l'avortement du complot de Belfort. Lafayette se souvenait d'avoir, à cette époque, connu le général Lyrisse, et félicitait le fils de si noblement continuer l'œuvre du père. Aussitôt, et sans guère de précautions oratoires, l'oncle Edme espéra le retour de pareilles conjonctures. Ses longs gestes vifs décrivirent les raisons de la victoire, balayèrent les royalistes, amenèrent en ligne les troupes de la Révolution. Ses grandes jambes musculeuses sautillaient. Sa face aquiline laurée de grosses mèches grises aspirait l'odeur du triomphe. Dubourg estima prudent de l'interroger obstinément sur le siège de Missolonghi et le Congrès d'Egine. Le dragon n'utilisa que plus de faconde. Il pérorait en visant, du coin de l'œil, son hôte, Augustin Héricourt, comme pour lui faire voir qu'il n'abdiquait rien de ces convictions chez le protégé du duc de Raguse. M. de Lafayette s'empressa de féliciter Omer que le général-comte lui présenta.

—Nous avons presque terminé notre carrière, nous! A vous, mon enfant, d'obtenir cette liberté des esprits que nous avons failli gagner en 1790, qui nous fut arrachée par la tyrannie de Robespierre et par celle de Bonaparte, que nous espérâmes recouvrer en 1814, avec le Gouvernement Provisoire et les articles de la Charte, depuis violée par les ministres indignes de nos rois. Espérons que cet élan fraternel de la Gaule, qui vient de porter secours aux fils de Pallas, marque l'aurore d'un temps plus favorable à l'indépendance de la pensée...

Noble et magnifique, le marquis continua longtemps. Sur l'épaule d'Omer, il appuyait une vieille main pesante. L'autre s'étayait d'une canne à tabatière d'or, où il puisait. Ses gilets blancs, les tours de sa cravate, et son ample collet de drap brun formaient comme le rebord d'une chaire autour de sa tête éloquente, d'où se répandait, source intarissable, une parole musicalement grave. Un cercle l'écouta. M. de Montalivet, tendant l'oreille, insinuait dans ce geste le peu d'affectation qui le pouvait rendre ironique; et il portait son chapeau devant sa bouche comme s'il eût à dissimuler quelques petits bâillements.

Plus loin, l'oncle Praxi-Blassans assiégeait un monsieur roide, bien campé sur des mollets en saillie, et de qui l'œil malin, les lèvres serrées, les favoris frisottants composaient un air d'incrédulité sagace. A voir la tante Caroline et le général Augustin assaillir de prévenances, le même personnage, Omer devina que c'était M. Laffitte. Denise lui présentait nombre de personnes qui, devant ce toupet blanchâtre bien rigide en haut d'un front dégarni, exagéraient leurs courbettes.

Les généraux Lamarque et Pithouët entrèrent du même pas, celui-ci grand et hautain, l'habit boutonné sur le torse maigre, celui-là impertinent et trapu, le nez en l'air, et les basques au vent. Ils saluèrent en silence le général Héricourt, puis s'en furent incontinent offrir leurs hommages à Lafayette qui, ayant tiré son mouchoir, embauma l'air d'une odeur à la rose. Abandonné par le libérateur des États-Unis, Omer put répondre aux signes de la tante Caroline. Parmi leurs courtisans, les jeunes femmes balançaient les cloches luxueuses de leurs robes sur les chevilles lacées par les rubans des escarpins. Mme Cavrois arborait une guimpe de vieille dentelle sur quoi s'épanouissait son large visage de chatte espiègle. Un crêpe de Chine drapait, d'un châle, son embonpoint sexagénaire; des chaînes précieuses soutenaient l'agrafe en or et le rubis monstrueux de son aumônière. Quand son neveu l'eût rejointe, elle lui saisit le poignet vigoureusement, puis le contraignit à se baisser vers sa bouche.

—Affaire conclue... bégaya-t-elle, tout en triomphe. M. Laffitte vient de dire «oui». Demain il signera. Encore quelques années, et les Cavrois-Héricourt seront aussi puissants que les frères de feu Antoine-Scipion Perier, à qui l'on doit la richesse des mines d'Anzin... Dieu me pardonne! je crois qu'avant de mourir j'aurai quasi réalisé tous les vœux de mon père...!

Elle chercha, pour s'asseoir, un fauteuil qu'Omer avança; puis elle s'y laissa tomber avec précaution, lasse de tout le labeur accompli par sa vie active. Dieudonné Cavrois, énorme dans sa culotte de satin et son gilet de brocart, l'admirait de loin. Adossé contre l'orgue, il avait la physionomie d'un voyageur qui contemple tout un pays splendide soudain découvert à sa vue. Par moments, il passait la main devant son ample figure pâle de vénération; il soupirait bruyamment pour reconquérir du calme. Il n'y parvenait guère. Un domestique en livrée brune chamarrée d'argent et pourvue d'aiguillettes, présenta des rafraîchissements. Dieudonné vida coup sur coup deux verres de punch. Alors la transpiration vint à sourdre vers la racine de ses longs cheveux flasques. Il s'épongeait lorsque son Maître-Elu de la Vente, le général Lamarque l'aborda, victorieux. La comtesse Aurélie se fit rouler un fauteuil gothique près de Caroline, qui frottait ses mains l'une contre l'autre, avec le geste de les savonner indéfiniment.

—Nos enfants te devront leur félicité... Bénie sois-tu de Dieu, ma sœur!...

—Je serais plus heureuse encore, Aurélie, si je n'avais à plaindre ta longue tristesse...

—Hélas! je n'ai pas su choisir, comme toi, le but qu'on atteint. Je n'aimai que le rêve. Le travail récompense. Le rêve déçoit... Tu as semé de bienfaits tout une province... J'ai vécu presque inutilement... J'ai dévasté mon cœur. Rien ne m'a valu l'heure de cette joie légitime que tu ressens... Que dis-je: notre frère, Bernard, s'il ressuscitait aujourd'hui, d'entre les héros morts, te remercierait à genoux. Il me maudirait pour n'avoir pas su marier nos enfants...

—Bernard ne te maudirait pas... Aurélie; il ne te maudirait pas... Dieu merci! tu as bravement accompli le devoir: ton mari, tes fils, te sont obligés des triomphes que tu leur ménages. N'as-tu pas conseillé Praxi-Blassans comme il le fallait pour les Moulins. Tu as été à la peine, comme nous sommes à l'honneur.

—Non, je n'ai pas accompli mes promesses!

De ses longues mains bleuâtres, fines, parées de diamants, la tante Aurélie, ouvrait, fermait son éventail d'ivoire et de lampas amarante, aux papillons brodés en vieilles soies multicolores.

—Denise a trouvé le bonheur ici, ma tante... Mon père vous reprocherait-il ce qui n'a dépendu que d'elle?... raisonnait Omer.

Il eut pitié de cette pauvre femme en qui la même douleur un peu maniaque persistait depuis quinze ans. Il la voulut consoler par des paroles. Bientôt Dieudonné conduisit, jusqu'auprès de sa mère, un homme de tournure martiale, dont la belle figure moqueuse et sans lèvres, émit plusieurs compliments brefs qu'il sembla juger excessifs, après les avoir dits. C'était Casimir Perier. La poitrine en avant, il mâchonna sa bouche rasée; il inspecta la mine du jeune avocat qui s'inclinait devant lui:

—Monsieur votre neveu trouvera plus tard l'occasion de se faire élire dans votre collège électoral, Madame, à ce que le général Héricourt m'annonce. Je souhaiterais qu'il fût bientôt des nôtres pour dire son fait à M. de Polignac quand il reviendra; car, hélas, il reviendra... Il nous faut de jeunes talents déjà notoires. Ils ne seront point en surcroît pour défendre l'esprit de la Charte, au parlement... M. de Montalivet vous donne l'exemple, Monsieur...

Avec toute la roideur nécessaire à sa dignité, le jeune pair de France approcha. Son emphase froide qu'il écoutait lui-même, en la mesurant, couvrit les propos épars. La conversation se fit toute politique. Malicieuse, la tante Caroline rectifiait les erreurs de la rhétorique, et citait mille chiffres probants. M. Laffitte répéta, quand, nommé par elle, Omer l'eut salué, les encouragements de M. Casimir Perier. Autour du fauteuil où trônait la grosse flamande, un par un, tous les visiteurs s'assemblèrent. Elle parla clairement des rapports commerciaux entre l'Artois, la Picardie, la Flandre et l'Angleterre. M. Laffitte semblait curieux d'apprendre ce qu'elle enseignait sur les influences des cours, au marché de Falmouth, et sur leurs variations pendant le voyage des vaisseaux qui transportaient les épices de Java et les blés de Russie. M. de Montalivet, recueilli, les paupières closes, dégustait pieusement sa salive. Il finit par s'écarter pour rejoindre Dolorès qu'il se plut à exciter contre Bolivar.

Omer essaya son éloquence en attestant les sanctions de la loi romaine contre les fauteurs de la disette publique. Il dit son voyage récent, son émotion au Capitole, il évoqua l'œuvre des légions, de leur esprit survécu dans les villes qui avaient d'abord été leurs camps. Il compara l'éternité de cette œuvre dans l'Europe occidentale, à la fragilité de cette entreprise par les soldats de Bonaparte. Qu'avaient-ils laissé des installations républicaines, en Autriche, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Espagne? Peu de chose. Partout régnait la tyrannie de la Sainte-Alliance. Il accusa Napoléon d'avoir détourné de son but l'effort des races latines, de l'avoir accaparé pour son prestige individuel, en adoptant dès 1807, les mœurs des monarques germains et de leurs cours.

—Bien dit! approuva M. de La Fayette...

—C'est une vérité fort probable, concéda M. Casimir Perier, en fronçant ses beaux sourcils noirs.

Et il rapporta doctoralement une anecdote du temps où il servait au siège de Mantoue, officier de génie, sous les ordres de Bonaparte. Là-dessus le général Héricourt expliqua comment, à Wagram, ses voltigeurs avaient été soutenus par la batterie à cheval que commandait le chef d'escadron Paul-Louis Courier, lequel depuis...

Alors tous rivalisèrent d'esprit, afin d'être admirés de cette grosse dame en collerette et en coiffe de dentelles, qui, doucement, les yeux à demi clos, savonnait imaginairement ses mains aux bagues d'or nu.

—C'est l'œuvre des soldats républicains qu'il importe de reprendre et de mener à sa fin, comme César mena jusqu'à sa fin l'œuvre des légions... déclama tout à coup Omer.

Dans une prosopopée majestueuse, depuis longtemps rédigée, apprise, il fit retentir toute la gloire des armées françaises portant la liberté à l'Italie, et aux Allemagnes.

Il prit à témoin les généraux Lamarque et Pithouët, compagnons de son père et du général Berton, dans l'armée de Moreau, vainqueurs de Hohenlinden, puis le capitaine Lyrisse, combattant de Novare et défenseur de Missolonghi. Reliant les vœux de ces héros aux espoirs de sa génération, il exprima celui de voir, en cet instant même, se reformer la phalange des girondins. Le siècle ne leur devait-il pas, aussi bien que la gloire de son passé, l'idéal de son avenir?

Quand il finit de parler, la face massive et blême de La Fayette était en vie, le toupet gris de Laffitte se haussait par-dessus les yeux malins qui voulaient mieux examiner le jeune orateur. La belle face sans lèvres de M. Casimir Perier s'épanouissait entre les cheveux argentés du général Lamarque et la figure osseuse du général Pithouët.

—Monsieur..., dit Casimir Perier..., on ne pouvait mieux résumer ce que nous pensons tous, à ce que j'estime. Rappelons-nous toutefois qu'il serait bien dangereux de toucher à la dynastie. Les Girondins périrent pour avoir abandonné Louis XVI...

—Des institutions libérales! Que ce soit un souverain qui les respecte, ou une République qui les défende!... affirma La Fayette sous le bras de qui M. Laffitte enfila le sien.

Ces deux grands hommes en chuchotant s'éloignèrent. Alors Omer aperçut dans le groupe qu'ils démasquaient Elvire et Dolorès. Le visage de fleur, et la figure ardente de la créole brillaient pour lui. Il s'avança vers elles. Parée d'une robe blanche, Dolorès avait les pommettes et les oreilles incarnat, les joues mates, les yeux en feu, sous le cimier aux ailes noires de sa lourde chevelure. Il eût dit d'une guerrière, prête au meurtre, tant palpitaient ses narines pâles.

—Ah que je réprouve les opinions que vous défendez, Omer. Songez que ce sont là celles des assassins qui ravirent l'existence aux miens. Et voilà que votre éloquence m'a presque convaincue durant que vous parliez. C'est à peine si je puis, maintenant, rétablir les raisons de ma haine contre les scélérats... Et j'en suis à me demander qui, de ceux-ci ou de leurs adversaires, furent coupables d'abord...

Humblement elle proposait ainsi de sacrifier au jeune homme ce qu'elle considérait, jusque-là, comme l'essentiel de sa personne orgueilleuse: le respect de ses morts, et la haine de leurs exécuteurs. Elle abdiquait la foi de sa race et la volonté de ses ancêtres, son honneur qui, dans ses convictions, n'appartenait point à son caprice. Fors l'amour, tout lui était superflu désormais.

M. de Montalivet qui l'entendit du haut de sa taille et de son air rogue, ne put s'empêcher de dire:

—Voilà de belles louanges pour un causeur; Monsieur! Je vous fais mon compliment.

Et il les avisa qu'il avait compris le sens exact du sacrifice en affectant la discrétion de s'écarter.

Les yeux de l'Espagnole commentaient à l'infini sa passion. «Omer, disaient-ils, nous sommes ta proie, une bête conquise et gisante. Tu n'as qu'à prendre ce qui te revient: toute notre énergie morte, toute notre vie faible... Epargne-nous seulement l'insulte de la meute qui nous épie!»

Les sourires de l'ange s'interposèrent, bien qu'Elvire soutint Dolorès à la taille, et qu'elles parussent, en courtes robes de lumière, deux amies tendres, prêtes à glisser sur leurs chevilles vêtues de soie, nouées de rubans. Les coques des coiffures, leurs fleurs et leurs peignes d'or se frôlaient. Les épaules ivoirines, celles-ci plus maties, celles-là plus rosées, s'accolaient fraternellement. «Lucifer disaient les yeux d'Elvire, vas-tu corrompre l'avenir de ton idée romaine, pour l'orgueil de recueillir cette victime palpitante, indigne de ton destin, indigne de la descendance que tu veux procréer afin de raffermir la justice parmi les hommes... Vois: il me faut secourir ses pas qui chancellent, à l'heure même où j'attends avec vaillance ta parole, soit propice, soit funeste à mon espoir de n'être pas jugée vile jusqu'à t'avoir un moment préféré des fortunes moins hasardeuses. Lucifer, oserais-tu recueillir cette victime de ton vice, et, par là, me condamner, prétendre, en l'aimant, que je fus une âme de lucre et rapine; moi, ton ange fort..., et la petite amie docile de ton adolescence!»

Tant de pureté saillit de ce visage clair, tant de force jaillit avec les lueurs du «ciel et de la mer» que le jeune homme déroba ses regards de ruse et de doute. Cependant il songea: «Mais aujourd'hui M. Laffitte va signer. Peut-être le sait-elle. Du coup ma fortune devient moins fragile.» A trois, ils troquaient les niaiseries d'une conversation vaine et lente, sous les feux innombrables du lustre, de ses prismes. Le comte Dubourg passa non loin, avisa Dolorès, et lui vint offrir le bras qu'elle ne put refuser. Il l'inondait à foison de flatteries littéraires. Pour l'emmener, il récita, en y mêlant des acclamations, les strophes qu'elle avait rimées sur le massacre de Chio.

Alors Elvire s'approcha d'une rose blanche qui baignait dans un vase de Sèvres à médaillon, où François Ier et Henri d'Angleterre s'embrassaient parmi les étendards plantés sur le Camp du Drap d'Or. La jeune fille voulut qu'Omer admirât la fleur. Elle exprima son goût de la nature et sa joie de séjourner à Meudon, dans le parc aux étangs. Omer rappela les soirs religieux qu'ils avaient connus là.

—Je voudrais, dit-elle à voix sourde, vivre toujours, dans ces lieux témoins d'un bonheur que je ne retrouve plus... Comme tout meurt!... Ah! comme tout meurt!...

—Elvire, que vous manque-t-il à présent pour retrouver le bonheur?

—La confiance de quelqu'un.

Elle avouait cela, les cils baissés, en caressant de ses doigts maladifs les pétales de la rose blanche. Ses lèvres tout à coup séchèrent, sous l'empire d'une émotion pathétique.

—Qui n'aurait confiance en vous?... répliqua-t-il assez gauchement...

Il espérait, tremblant, la riposte qui fut:

—Vous.

—Moi?

—Vous soupçonnez que je me détourne de la voie où vous m'avez conduite... C'est mal de douter ainsi... Et pour quels motifs!

—Elvire, je ne doute pas de vous; mais je craindrais de déplaire à vos parents si je me hâtais d'obéir à mes sentiments. Certain jour, votre père me conseille assez rudement le célibat. Une autre fois, votre mère invoque la délicatesse de votre santé pour vous garder longtemps auprès d'elle... Ne dois-je pas profiter de ces leçons indirectes?...

—Et moi, qu'ai-je dit?... Mon sentiment compte-t-il pour rien? Je serai donc toujours pour vous une petite pensionnaire insignifiante!...

—Elvire, puis-je en croire mes oreilles? Serait-ce de vous-même que dépendrait mon sort?... Vous n'ignorez plus, depuis longtemps, que tous mes efforts et tous mes travaux tendent à mériter que votre père m'estime un peu et qu'il me permette de me rapprocher de vous... C'est pour cela que je suis devenu son disciple, pour cela que j'ai fait en Italie ce voyage périlleux, pour cela que je pérore ici en faveur des idées qu'il aime.

—Est-il vrai?

—Oui..., déclara-t-il sans hésiter..., mais un peu craintif devant le mensonge, en quelque sorte, sacrilège, dans un pareil moment...

Il n'eut pas le loisir de se blâmer... Dans sa main, la douce main d'Elvire se posa, tandis que le dur regard de l'ange lui fouillait l'âme contrite.

—Mes parents m'aiment; et ils vous aiment. Ils m'accorderont ce que je leur demanderai pour vous... Depuis hier, j'en suis certaine.

Ces paroles tremblèrent. Elvire parut laide. L'éclat de son teint s'évanouit. Sa bouche sèche bégaya. Sous la robe devenue molle et flasque, la nudité du corps, soudain piteux, fut devinable. Elle baissait la tête blême, chargée par les coques de la lourde chevelure de bronze, par les fleurs bleues, par les peignes d'or et de nacre; «le ciel et la mer» s'éteignirent; ils n'étaient plus que deux pauvres yeux abattus par la peur de ce qu'ils entrevoyaient entre les rosaces du tapis turk.

Murmurant les mots d'amour et de gratitude, Omer s'effrayait de la voir prendre ainsi l'apparence de mourir. «L'émotion de s'être décidée l'épuise. Voilà donc celle avec qui se consumera l'effort de ma vie entière. Cette petite fille blême d'angoisse et de bonheur dont la croupe se creuse comme pour éviter elle ignore quels coups menaçants du destin, cette enfant aux bras fragiles et doux qui, dans mes doigts, laisse frémir ses phalanges glacées! D'elle surgira ma descendance au cœur romain, ma forte descendance aidée par nos richesses et nourrie par notre espoir de justice. Pour quoi suis-je plus près de te plaindre, Elvire, que de t'envier dans ce moment? Pourquoi me sembles-tu si chétive? Pourquoi tes regards d'ange dur qui poursuivaient mon âme habile dans ses retraites les plus mystérieuses, pourquoi tes regards sont-ils maintenant ceux d'une captive implorante?... Es-tu victime? Es-tu celle qui sacrifie ses désirs, ses instincts, ses passions à mon sort? Es-tu celle qui s'immole sur l'autel d'un dieu sévère? Pourquoi ai-je le cœur rempli de pitié... au lieu de joie? Tu viens de jeter à mes pieds une fortune et ton être pur... Je t'aime, et j'appréhende de te nuire, en te maintenant sous le joug de ma volonté. Lucifer recueille l'ange dépourvu de ses ailes candides; et il s'apitoie de le voir frissonner...»

Au bord de l'ottomane, ils s'étaient assis, loin des assistants qui félicitaient le général Héricourt, et qui levaient leurs flûtes de champagne en son honneur. Tous deux, silencieusement, regardaient la vie des salons sous les lustres miroitants, et la grâce de la générale: Denise montra ses albums à M. Casimir Perier à qui le sourire sans lèvres, moqueur, les sourcils noirs et les cheveux blancs sur le teint brun donnaient grand air. La figure vermeille, la haute coiffure de Dolorès s'inclinèrent entre les habits bleus du comte Dubourg et de Montalivet. Des violonistes jouaient un andante de Rossini dans la serre. Les aiguillettes d'argent apparaissaient sur les épaules marron des laquais poudrés à frimas, et portant les plateaux qu'illuminaient les cristaux des verres, les nuances des boissons. L'odeur des lys royaux émanait en brises suaves des jardinières. L'air était un seul parfum qui donnait le goût de s'alanguir en lui. Omer savourait pieusement l'heure de son pouvoir. Les petites âmes flamboyantes des bougies lui semblaient un peuple en liesse qui le contemplait ainsi que leur empereur.

Elvire se ranima lentement. Elle répétait à voix basse les rêves de grandeur qu'ils avaient toujours choyés ensemble.

—Tout à l'heure je n'étais rien qu'une enfant... Il me semble, Omer, qu'à présent je vais ressentir toutes vos ambitions généreuses. Ce matin je m'ensommeillais dans le parc comme les fleurs des parterres. Ce soir me voici prête à souffrir toutes vos peines et à me glorifier de tous vos triomphes. Une vie héroïque s'ajoute à mon néant... Oh! cher Omer, que vous avez raison: l'amour sauve de la mort!...

—N'est-ce pas?

Il regrettait qu'elle eut encore la poitrine plate et les clavicules en saillie dans la peau trop mince. Sur la couche nuptiale, il se promettait peu de plaisir voluptueux. Cependant elle ne montrait point de bras maigres. A son âge, c'était une indication d'aimable embonpoint. «Sait-elle que M. Laffitte signera?... se demandait-il à nouveau. Peut-être sa mère a-t-elle appris l'union des banques. Alors cette enfant ne cède qu'après le calcul. Mais ne suis-je pas calculateur aussi? Il sied qu'une mère de famille, consciente de ses devoirs, attribue l'importance réelle à l'argent. Certes j'admirerais davantage la noblesse de ce caractère, si croyant ma fortune toujours instable, et ne pouvant souffrir que je la soupçonne de cupidité, Elvire s'était résolue, pour cela même, à déterminer ses parents. Néanmoins je me fierais plus entièrement et plus franchement à la fille sage qui n'aurait suivi les impulsions de son cœur qu'après les avoir accordées avec les inspirations de la prévoyance... Elvire est-elle noble ou sage?»

Il ne put le deviner. D'ailleurs elle plaisait de toutes façons. Et cette énigme en surcroît lui valait d'être singulière, maintenant que renaissait le teint de fleur, que, dans la vie des yeux bleus, se reflétaient les incendies des lustres.

—Omer, j'ai peur d'être trop jeune pour obtenir votre confiance... Jurez-moi que vous ne me cacherez rien... rien... Lucifer ne cachera rien à l'ange...

Elle rit comme aux jours de l'enfance où ils s'enfermaient, durant les jeux, dans la même garde-robe. Puis, apercevant le toupet gris de M. Laffitte et son œil malin, les gestes secs du comte de Praxi-Blassans, la jeune fille se redressa, se leva, tapota les gigots de ses manches: elle redevint pareille aux anges somptueux du Véronèse vêtus d'or fin, de broderies magnifiques et qui planent sur l'avenir des seigneurs vénitiens. Elle fut aisément affable envers les deux vieillards. Ils la complimentaient. Reine un peu, elle s'avança, parmi les groupes de causeurs, à la recherche de son père que La Fayette entretenait fiévreusement. Ils comparaient leurs prisons autrichiennes d'Olmütz et du Spielberg.

La bienséance exigeait qu'Omer se privât de suivre sa fiancée. De la gloire plein le cœur, il s'écarta. Dans sa main, il croyait sentir le poids du sceptre que lui conférait sa nouvelle fortune. «Chère Elvire, pensait-il, tu me donnes ce soir toutes les chances de commander aux hommes. Toi qui me connais depuis ton enfance espiègle, tu m'as donc jugé digne d'un si grand devoir... Et je te plains de m'avoir jugé digne.» Il s'accouda sur la fenêtre. Les lampions rouges et verts enguirlandant les bosquets du jardin, lui riaient comme des yeux amis. Il s'étonnait que toutes les joies de l'univers ne se fissent pas plus éclatantes pour saluer cette heure.

—Mais votre neveu, Monsieur le comte..., proposait tout haut la voix gracieuse de La Fayette..., votre neveu, ce jeune avocat, M. Omer Héricourt... Voilà le secrétaire général qu'il faut à notre Association des Comités Philhellènes... C'est lui...

—Il a fort bonne allure, par ma foi!... renchérit, mais un peu sèchement, M. Casimir Perier.

—C'est dit!... conclut M. Laffitte, qui cambrait toute sa personne loyale pour dominer du visage les interlocuteurs.

Aussitôt l'oncle Praxi-Blassans quitta le groupe et rejoignit son neveu.

—Vous avez entendu, j'imagine, bien que vous fassiez mine d'innocent et de rêver aux étoiles... La grâce qu'on vous accorde est de conséquence pour peu que vous vous donniez le ton de paraître mener toutes choses. Le petit Montalivet enrage de vous voir choisi pour la place que briguait son air de suffisance, qui ne laisse pas d'ailleurs que d'agacer. Mettez à profit ce dont le sort vous comble...; et ne permettez point qu'aucun de ces gens-là s'acquitte d'une besogne que vous pourriez accomplir. Il vous faut, pour cela, de l'activité, de bons chevaux à votre voiture et les moyens de recevoir en votre hôtel avec quelque magnificence. Ce n'est pas votre dévote de mère qui saurait y pourvoir... En avez-vous terminé avec la jeune Elvire. Apparemment, vous la convertissiez avec éloquence tout à l'heure sur cette ottomane; et vos Gresloup n'ont plus à craindre que la Banque d'Artois suspende ses paiements... C'est promis?... Parbleu, je m'en doutais et vous en félicite. Un mot de M. Laffitte a dû suffire. Dieu soit loué! Que vous avez fait le lambin dans toute cette aventure... Virginie? C'est une folle, révérence parler, qu'il faut saluer en passant outre... Je la verrai demain après l'avoir fait cuisiner par ma nonne de fille, et l'amènerai incontinent à grandes guides, jusque dans Meudon, pour la démarche... Ne vous tracassez point. Si vous avez la demoiselle dans votre camp, la mère y mettra bas les armes... Suis-je diplomate, ou point? Ah!... Vous manquez par trop d'assurance. N'ai-je point mené votre barque assez bellement, depuis que je vous fis inscrire au collège des Pères Jésuites. Je vous hisse dans la société par-dessus mes deux fils. Emile n'est qu'un petit lieutenant de cavalerie qui dégourdit les salons de Grenoble, et l'abbé se crotte à courir derrière l'argent des veuves pour son usine à miracles... Je vous tranche une autre portion, ce me semble dans le gâteau. Est-ce là don gratuit? Oh que non! J'entends que nous fassions tête ensemble à votre oncle Augustin dans les conseils de la Banque et de la Compagnie. Est-ce dit? Topez là... Il serait fâcheux que nos intérêts et les vôtres fussent au service d'un militaire présomptueux qui flaire l'émeute, et prétend y ramasser à son tour le sabre que le Buonaparte empoigna sur les marches de Saint-Roch en canonnant les royalistes de Vendémiaire... Le gaillard nous chambrerait tous, le lendemain... Ce serait niaiserie que de tailleries baguettes avec quoi ses huissiers nous interdiront la porte...! N'est-il point vrai, mon neveu?

Dans le jabot du jeune homme, il allongeait, sautillant, les petits coups de sa tabatière à portrait. Nymphe en draperie bleue, et le sein nu, la tendre Élodie s'y trouvait peinte, au gré d'un adroit miniaturiste, dans l'ovale de brillants. Ce que le vieillard laissa remarquer, le sourire de coin, en cillant sur ses petits yeux vifs. Ensuite il caressa le rouleau soyeux et jaunâtre de sa chevelure, avec complaisance.

—La chère belle m'en a fait présent, dit-il. Nous sommes au mieux. A vrai dire, je vous dois cette charmante Élodie. Et voyez si je m'en souviens. Il faudra que vous veniez, quelque jour, à son thé. On n'y rencontre que des Pairs de France et quelques danseuses de l'Académie royale de musique...

Il dit cela tout peureux de voir acceptée son offre. La beauté du jeune homme eût pu reconquérir le cœur d'Élodie.

—Point du tout!... rectifia soudain la générale en élevant sa voix arrogante. Mme de Nucingen couronnait alors les feux d'Eugène de Rastignac, rue d'Artois, dans un logis que le père Goriot avait meublé lui-même pour les amours de sa fille... A deux pas de votre banque, Monsieur Laffitte. Je suis mieux renseignée que vous, Monsieur de Montalivet!

Ivre de gloire parce qu'elle connaissait cette historiette d'adultère, Denise se levait radieuse de sa chaise en X. Elle avait aussi le sens du triomphe...

—Messieurs, au perron! s'il vous plaît. Au perron!... commanda-t-elle!

Les laquais se précipitèrent, ouvrirent toutes grandes les portes... Les violonistes attaquèrent les premières mesures de la romance: «Captif au rivage du Maure!» Les habits bleus se hâtèrent en s'inclinant pour des révérences de politesse. Alors Omer atteignit Elvire et le major. Mais il ne put se glisser entre eux, et demeura près du père qui le pressait de félicitations, d'éloges.

Au fond du jardin, des fusées jaillirent vers les champs d'étoiles, retombèrent en gerbes de perles bleues. Quelques soleils s'embrasèrent, éclatèrent et tournèrent, crachèrent des fontaines de flammes; et puis une grande femme se dessina sur la nuit en traits flamboyants. A son égide, on reconnut Minerve, que, de sa lance, un chevalier d'incendie protégeait, la fleur de lys, au casque, projetant mille étincelles.

De la principale fenêtre, Dolorès à genoux déclamait une ode du genre romantique.

—Brava! Brava!... fit aux derniers vers M. de Montalivet, avec l'accent qu'il prenait au théâtre Italien pour applaudir Mlle Malibran.

Et comme il s'empressait, ainsi que le général-comte, exagérément, auprès de la poétesse, Omer put s'esquiver sur une brève félicitation d'ami. La berline des Gresloup avançait contre le perron. Le père et la fille montèrent. Le fiancé posa les lèvres sur le gant d'Elvire qui lui serrait les doigts. Déjà le chasseur poussait la portière. L'équipage partit au grand trot des alezans nerveux. A la vitre, la figure de la jeune fille en fanchon de dentelles fit une tache claire, puis s'éclipsa dans le mouvement de la voiture. Omer comprenait mal que le visage de fleur n'eût pas été mieux transfiguré par le miracle qui déterminait le sens de leurs deux vies.

Une fois chacun salué, il s'en fut très vite, peureux d'avoir à tromper Mlle Alviña. Elle était, trop entourée heureusement, pour le rejoindre avant la grille. Dehors, il courut vers les roues jaunes de son cabriolet. Avide de songeries, il laissa le domestique conduire Fly, la vieille jument que lui avait jadis offerte la tante Caroline.

«Bientôt, pensa-t-il, j'achèterai deux bêtes anglaises, et je remplacerai par un élégant tilbury cette guimbarde... A ma mère j'abandonnerai ce valet fourbe et grincheux qui fut bedeau; et j'engagerai pour mon service un groom de Londres... Elvire sera-t-elle bonne? Comme, souvent, les feux de ses regards me fouillent et me domptent! Il sera difficile de lui cacher mes frasques... Je prédis qu'elle me dominera durant certaines périodes. Bast! mon intelligence et ma volonté en viendront à bout, galamment... Elle possède le souci de son devoir. Avec cela rien n'est à craindre. Au reste, elle m'aime.»

Bien que ce fût là son avis final, il revisait toutes les opinions qu'il avait nourries à propos d'elle depuis deux ans. Il doutait d'être le maître; et il appréhendait l'ingérence de sa belle-mère, sans cesse alarmée par la constitution délicate de l'enfant. Il se voyait dans le salon de l'hôtel Dubourg, au coin de la cheminée de pierre. Elvire tricotait ou brodait; son visage de fleur se tournait vers lui qui lisait les journaux à la lumière; ils se regardaient; tout leur amour leur venait aux yeux, et puisque maman Virginie sommeillait, la tête sur le fauteuil, son bréviaire oublié dans les doigts, les époux s'embrassaient en silence longuement; leurs âmes se goûtaient par l'entremise de leurs bouches voluptueuses. Des larmes envahirent les paupières émues du rêveur.

Au lit, de tels songes peuplèrent son insomnie et ses assoupissements. De grand matin il se leva, commanda son habit de cheval et qu'on sellât Fly. Redoutant les drames de la journée entre sa mère, Dubourg, l'oncle Edme, la religieuse et le comte de Praxi-Blassans, il préférait courir la campagne, malgré la bruine. Toutefois, avant son départ, il fut gratter à la porte de sa mère qu'il entendit ronfler. Elle se réveilla, devant qu'il se pût retirer, trop heureux du prétexte.

—Je vous souhaite le bonjour, ma chère maman. Avez-vous bien dormi?... Pardonnez-moi de vous déranger; j'ai promis à M. Courfeyrac d'aller aux bois de Viroflay en sa compagnie; nous déjeunerons là-bas dans un tournebride où l'hôtesse fait, paraît-il, de bons plats... Me le permettez-vous?...

—Mais oui, scélérat! cria-t-elle sans se lever. Amuse-toi... Amuse-toi... Je trouve assez bon que tu prennes l'air. Ta mine de ces derniers jours ne me revenait pas. S'est-on plu chez Denise, hier?

—A merveille! Le feu d'artifice était superbe; et la conversation des plus brillantes. A propos, je t'annonce la visite de Delphine et de son père pour ce matin... Ils souhaitent te parler d'Elvire... et de notre fameux mariage... Mais le principal c'est que, si j'en crois la tante Caroline, M. Laffitte signera dès aujourd'hui la convention de nos deux banques.

—Ah!... répondit Mme Héricourt roidement..., tragiquement, la seconde nouvelle n'ayant pas amendé la première.

Omer se hâta de déguerpir, de peur que sa mère ne sautât du lit pour tirer le verrou, et entamer les remontrances. Dès qu'il le pût, il éperonna sa jument. Il s'applaudit de fuir tant de drames. Aux Champs-Elysées déserts, il aspira l'odeur des feuilles mouillées, des pelouses humides. Il avait plu fortement à l'aube. Dans le bois de Boulogne, sa bête allant au pas, il arrangeait des plans d'existence politique et mondaine: Elvire présidait, ayant la face lourde de La Fayette à sa droite, et le profil pointu de M. Laffitte à sa gauche. Omer supputait le revenu du domaine dotal. Il se promit la curieuse joie d'instruire la vierge dans la volupté qui se pâme et sanglote. Il imagina cette nudité de dix-sept ans garçonnière à demi. Serait-elle, devant l'amour, honteuse ou bien espiègle, ainsi que jadis au colin-maillard, dans les prairies des Moulins-Héricourt?

Le tapage d'un galop doublé frappant le sol humide, claquant les flaques, entraînant une voiture qui rebondissait sur les ornières, lui fit craindre que des chevaux emportés ne missent en péril les voyageurs d'une chaise de poste. Il arrêta sa monture, et tourna la tête, la main sur la croupe. D'une allée latérale l'équipage déboucha parmi les jets de boue. «Le voilà! Le voilà!» criait Denise; et le cocher de la générale leva les rênes jusqu'à son cou, pour retenir l'attelage qui glissait, de ses huit fers, dans le sol gras... Omer eut à peine le temps de concevoir que sa sœur et Dolorès le pourchassaient jusque-là. La portière s'ouvrit, Denise sauta furibonde; et son manteau lilas fut éclaboussé.

—Est-ce vrai?... Je ne le veux croire... Tu épouses Elvire!... Non... Tu va revenir avec nous; tu empêcheras l'oncle Praxi-Blassans d'aller à Meudon... Non?... Non?

Au fond de la voiture une masse d'étoffe, était Dolorès qui se mouchait et sanglotait.

—Alors tu préfères l'argent à l'amour le plus pur!... Maudit!... Tu désespères, tu assassines cette pauvre enfant pour chercher l'or à travers ses larmes et son sang! Que tu es lâche, que tu es donc lâche!... Tu n'as pas osé nous voir, elle ni moi... Quand nous sommes arrivées tout à l'heure chez ta mère, déjà tu t'étais enfui comme un criminel... Il a fallu que le portier nous indiquât ton chemin. Et tu as fait avertir la victime par le comte Dubourg, hier, après le départ de tous, après ton départ... Tu n'es qu'un lâche, un lâche!... Tu n'as pas la vaillance du brigand qui assiste à son acte, qui risque au moins d'affronter les justes reproches de ceux qu'il égorge! Traître!...

—Laissez-le, Denise, laissez-le!... sanglota du fond de la voiture l'Espagnole au visage tuméfié par les pleurs de la nuit...

La générale piétinait la fondrière, crachait des invectives romantiques. Elle était à demi-vêtue d'un canezou du matin qui s'ouvrait sur sa gorge belle, rude et nue, forçant le fichu de soie. Les mèches de sa chevelure s'éparpillaient au vent. Une balafre de cendre souillait la pâleur de son visage...

—De grâce, ma sœur!... répétait Omer.

Il ne ressentait que la honte de voir Denise Héricourt dans ce rôle de furie, sous les regards du cocher et du chasseur impassibles en apparence. Cela le bouleversait plus que la douleur même de Mlle Alviña, dont cependant il souffrait aussi.

Les verdures fraîches du bois, les murs de buissons, le sable tassé de la route indéfinie, les pépiements des oiseaux, le vide silencieux et la chanson monotone de la brise assistaient à la peine des trois êtres, à la rage de Denise, à la torture de sa pauvre amie, à la honte d'Omer qui faillit s'estimer coupable un instant.

Toutefois l'ironie, surprise dans l'œil narquois du chasseur, chargea de colère ses sentiments.

—Ma sœur, je vous prie de rentrer chez vous. Sied-il vraiment à la femme du général Héricourt, d'amuser ainsi ses laquais...!

—Que m'importent mes laquais!...

Elle fit un geste. Effrayée la jument d'Omer se cabra. Il dut s'occuper de la maintenir... Et cette situation ridicule d'un homme en colère contraint de lutter avec sa monture pendant qu'on l'insultait, l'exaspéra...

—Je vous ai dit mes raisons, cria-t-il. Mon devoir civique et mon devoir religieux me commandent de refouler en moi un amour fait uniquement de passion. J'ai la charge de rendre honorable et respecté le nom de votre père. Je sacrifie mon bonheur d'amant à la grandeur de ma descendance... D'autre part, mon confesseur m'a défendu de solliciter l'amour d'une jeune fille qu'une sainte religieuse et une pieuse veuve préparaient à prendre le voile... Mon devoir et ma foi m'interdisent d'épouser Mlle Alviña que je respecte, et que j'admire, et que j'aime... J'obéis à des pensées supérieures que Mlle Alviña comprend et qu'elle finira par admettre...: j'en suis sûr... C'est une âme trop noble pour ne pas se soumettre aux principes. Devant eux, nous n'avons qu'à étouffer nos sentiments! L'avenir de la famille, de la patrie et de la religion valent bien que, sur leurs autels, les gens de cœur immolent leur félicité même.

Plus haut que les injures et que les sanglots, il déclama la main haute, comme aux péroraisons de ses plaidoiries. Son oreille écoutait son éloquence; ses entrailles vibrèrent au son de sa voix convaincante... Il s'aperçut, tel que la statue équestre, du devoir et de la Loi!

—Hypocrite, lâche hypocrite, glapit Denise. Voilà donc ton grand cœur! Tu te mens à toi-même... Vil rhéteur!... Tu n'as pas le courage de reconnaître loyalement ton infamie, ton ignoble avarice... Tu es lâche... Que l'âme héroïque de notre père te maudisse!

—Grâces, Denise, cria Mlle Alviña qui se précipitait hors de la voiture. Grâces... Rétractez votre anathème!... Je vous aime, Omer, et je vous aime assez, moi, pour renoncer, si le mariage avec Elvire doit contenter votre conscience et votre cœur... Je vous crois! Je renonce! Et je vous crois!...

Des sanglots et un flot de larmes rompirent les cris de l'Espagnole, qui, poétesse, jugea tragique de se laisser choir dans la fondrière, à genoux...:

—Omer, je vous crois!... Soyez heureux... Soyez heureux... Dans le cloître je prierai pour vous... chaque jour...

Le cavalier se souvint du long baiser voluptueux qu'ils s'étaient donnés sur le prie-dieu, aux pieds du saint évêque doré. Il éprouva toute la peine de l'amante. Sa chair même pâtit. Un sanglot l'étrangla pareil à ceux qui secouaient Dolorès.

—Pardonnez-moi, Dolorès, je souffre autant que vous... Pardonnez-moi... Mais c'est la Loi!

—L'amour est au-dessus des lois que forgent la cupidité et l'hypocrisie!... déclara Denise en ricanant.

—Adieu... gémit Dolorès...

Elle courut jusqu'aux doigts gantés du jeune homme, les prit, et chaudement les baisa, puis, s'étant reculée, elle s'affaissa tout à fait dans la fondrière. L'eau de pluie clapota autour du manteau; les yeux noirs se ternirent; l'enfant porta les mains vers son front et s'évanouit...

—Va-t'en, lâche! cria Denise en larmes! Mais va-t'en. Tu vois bien que tu la tues...

Outré de sentir les domestiques le blâmer avec leurs yeux sournois, il rendit la main. La jument bondit.

«Grâces à Dieu, c'est fini!» fut d'abord la pensée d'Omer.

«Ma présence l'exaltait, raisonna-t-il ensuite; elle se calmera quand elle me saura loin.»

Il n'avait pas regardé en arrière, de crainte d'être rappelé par un signe.

«Pauvre comédienne!» soupira-t-il.

Dès qu'il fut à distance suffisante, il tourna la tête. Dolorès était un tas de chiffons bruns émergeant sur l'eau de la fondrière. Le chasseur débouchait un flacon. Denise soutenait la face inerte. Sur le siège drapé de vert, le cocher rassembla les guides avant de descendre. Les deux chevaux encensaient pour chasser de leurs crinières les gouttes d'eau.

«Malheureuse fille!» se répétait Omer.

Elle était toujours cette chose immobile et chiffonnée dans la boue. Le chasseur entreprit de la redresser, et les plumes du bicorne s'agitèrent dans cet effort. Mais Fly gagna sur la main. Le cavalier dut y pourvoir. Un moment il apprécia le plaisir d'être balancé en rythme, sous les feuilles claires et fraîches, par le trot régulier.

«Je n'étais pas l'acteur qu'il fallait à cette créole! Mieux vaut cette douleur brutale et passagère qu'une longue vie de dédains réciproques, d'ennuis, de querelles... Mais elle a de la peine, de la vraie peine! Seigneur, épargnez-là!»

Tout une heure il se complut, en chevauchant, à la mélancolie de la plaindre. Plus tard, il s'admira pour avoir usé de fermeté.

Au tourne-bride du rendez-vous, Courfeyrac le put distraire parce qu'il montait une cavale arabe, bonne sauteuse, prêtée par un garde-du-corps.

X

A Meudon, un matin d'été, l'an 1830, Omer Héricourt quitta la chambre conjugale, pour cacher les larmes de la plus douce émotion. Elvire et lui venaient de s'étreindre, en fêtant, par un long baiser qui lia mieux leurs âmes, l'anniversaire de leur fils endormi près d'eux, sous les dentelles du berceau. C'était, au cœur de l'époux, une ivresse et un vertige singuliers.

Son esprit lui sembla traversé par le soleil que filtraient, à la fenêtre de son bureau, les branches pendantes du lierre, du chèvrefeuille. Il était las et bienheureux. Il s'alanguit sur le fauteuil devant la tablette rabattue du secrétaire, devant l'amas de ses travaux. Dehors, la pelouse ovale s'éployait, entre le grand cèdre sombre, les buissons de fusains luisants, et les blonds tilleuls. Ses chiens jouaient au galop. Une pie gagnait le zénith en jacassant. Les courbes du ciel vibraient. Les insectes bourdonnaient. Un gros frelon de velours brun joua des élytres, suspendu dans l'air.

«Merci, nature! Et toi, Seigneur, cria la religion du jeune homme... Tu me combles de tes dons... L'été sublime salue la première année révolue de mon fils, trapu déjà comme un légionnaire de César, un fondateur de camps et de villes, un fidèle de Mithra!... L'été sublime n'as-tu pas salué par ces mêmes rayons aussi, par ce même chant de la vie féconde, l'heure de mon union. Tu faisais resplendir les couleurs des saints debout dans les ogives des vitraux. Un rayon bleu venu du manteau de la Vierge enveloppa même la chère posture d'Elvire inclinée sur le prie-dieu, et farda célestement la fleur non pareille de son pur visage. Cloches qui sonniez dans le faîte, saviez-vous quel bonheur vous annonciez au monde? Saviez-vous que rien ne devait mentir de ce triomphe solennisé par la magnificence des uniformes, sur les épaules des officiers accompagnant l'oncle Augustin? Pairs chamarrés d'argent, généraux chamarrés d'or, prêtres poudrés, dames en turbans ou bien empanachées de marabouts, messieurs si graves sur vos cravates de mousseline et vos collets d'habits, et vous, mes amis du Palais si généreux et si loyaux sous vos chevelures abondantes; deviniez-vous alors ce que le mystère de ma vie renfermerait de joies? O mon Elvire! Printemps qui fleurissais, été radieux et vibrant, automne d'or et de nuées, que fûtes-vous sinon les berceaux admirables de l'amour? Hiver qui coiffas de neiges candides l'hôtel des comtes Dubourg où ronflaient les flammes ondoyantes dans la cheminée de pierre, qu'as-tu voilé sinon la félicité de nous chérir, elle et moi, les mains aux mains, la joue contre la joue, sur le sofa, tandis que maman Virginie murmurait ses oraisons, égrenait son rosaire et regardait, dans l'âtre les images flamboyantes des supplices infernaux? Nuits de toutes les saisons qu'avez-vous obscurci dans nos âmes communiant de leurs corps soudés en une seule force afin de perpétuer ce désir de passion par les rires d'un enfant joyeux d'avoir vaincu la mort! Olivier, mon fils, tu es la promesse de l'idée latine ressuscitée en dépit des victoires que fêtèrent ici les Barbares Germains, Kalmouks, et Vikhings, il y a quinze ans. Les aigles de Rome se déploient dans tes yeux noirs, les yeux des Lyrisse, Lys Lyris... Surnom peut-être d'un prêteur à l'équité sans tâche. Mon fils... Tu n'es encore qu'un Cupidon joufflu; et les lys ne brillent que sur ton teint, bel enfant de mon Elvire... Puisses-tu posséder l'esprit aussi noble et clair que le surnom de ton ancêtre, de mon-bisaïeul par qui fut réveillée l'âme de la liberté romaine dans les cerveaux des descendants latins disséminés sur tout l'Occident, étouffés sous la tyranie franque, germanique et scandinave. Une année entière, Elvire et moi nous t'avons espéré dans nos embrassements chaleureux. Malgré que la mère fut délicate, tu naquis de sa chair adolescente. Une année entière, nous t'avons vu grandir, fragile et chagrin, en souhaitant l'apparition de ta vigueur. Et te voilà sauvé des maux!... Grâces te soient rendues, nature, qui m'as fait de la sorte immortel, si le descendant éternise le principal de nous-même: la pensée!... Ma vie, dès cette heure, est sans fin; comme toi, lumière du ciel, fécondité du monde!»

Pensif, il demeurait les yeux fixes, et l'âme en extase. Dans l'air fauve trépidaient les élytres du frelon. L'essieu d'une voiture criait sur la route, au delà des murailles.

Il sentit qu'il ne pourrait connaître le travail, cette heure-là. Trop de bonheur exaltait la vie. Caresses, douceurs, dévouements, sagesse domestique, élégance et gaieté, toutes les vertus d'Elvire, captivèrent l'attention de sa mémoire. Surtout il se complut à se rappeler la saveur de cette peau duveteuse et rosée sur le visage, autour des yeux clairs, sous le menton, sur les épaules rondes et lisses, dans la ligne longue du dos étroit que deux signes marquaient ainsi que dans un ciel d'aube, deux astres pâlissants et près de s'éteindre. Il décida de se souvenir longuement. Les joies espiègles et fréquentes de la volupté, sa petite épouse adolescente les lui dispensa de nouveau, dans les vagues des batistes qui prêtaient à leur lit l'apparence d'un lac blanc sous la tempête, aux heures où tout se fond dans les ombres laissées par la lueur de la veilleuse mauresque. Le cher corps de l'ange mince, il l'eut dans le frisson de sa pensée fidèlement évocatrice. La face de fleur riante emplissait tout le décor de son existence depuis un an. Il ignorait comment son éloquence avait pu gagner ou perdre, aux entr'actes de l'amour, tant de procès libéraux, comment lui-même avait, plusieurs fois reçu, dans l'hôtel du faubourg Saint-Germain, les membres de l'opposition: La Fayette, Laffitte et le général Lamarque venus saluer, au salon du Régent, la tante Caroline qui, malgré la dissolution de la Chambre, avait convaincu les propriétaires ruraux en rapport avec les Moulins-Héricourt, d'élire le général Pithouët. L'un des Deux Cent Vingt-un députés, signataires de l'adresse qui refusait au Roi le concours de la Chambre pour discuter les lois du ministère Polignac, venait d'être au mois de juin, renommé par le même collège. La vieille tante avait, chez son Omer, attiré toute la reconnaissance du parti libéral et industriel, pour la gloire d'Elvire couverte de ses joyaux anglais, de ses armures de satin, telle que les anges opulents du Véronèse entourés d'apôtres à mines de seigneurs, sur lesquels brillaient, les lustres, buissons ardents de lueurs et de gemmes.

Omer eut le désir de contempler sa femme, et rentra dans la chambre. Parmi les ondes fauves de sa chevelure écoulée, Elvire sommeillait à demi. Ainsi que deux pétales à franges sombres, les paupières recouvraient les cœurs des yeux forts, quelque peu des joues roses et liliales. Sur les guipures du drap, dormaient, nus, potelés, ses bras d'enfant. Le souffle gonflait les cimes brunes de la gorge et leur voile vers les lumières que filtraient les rideaux blancs, et qui pénétraient la pièce, pour se mirer au poli de la commode en thuya tigré. Omer demeura, sans geste et sans parole. Toute son âme souriait en lui. «Que manque-t-il de ce que j'espérai d'elle?... En vérité, l'ange a tout donné à l'espoir de son Lucifer...» Il chercha les défauts, regretta qu'elle fut un peu maigre, que le bien dotal produisit des rentes moindres depuis un an; qu'elle s'attristât trop lorsqu'il la quittait et que cela l'eut empêché d'accomplir des actes utiles, un voyage nécessaire aux intérêts de la charbonnerie, dans le moment où les Belges préparaient la révolte contre le gouvernement des Pays-Bas, les Polonais contre celui des Russes, les Lombards, les Vénitiens, les Hongrois et les gens de Bohême contre celui de l'Autriche; dans le moment où les sociétés secrètes se confédéraient mieux autour de la Jeune Europe, afin d'établir l'unité de l'Italie, l'unité de l'Allemagne et la République européenne. Certainement son caractère ne s'affermissait pas au contact de la douce créature. Elle le soumettait à son désir de le choyer sans cesse, de l'asseoir sur ses genoux, de le serrer dans ses bras, de l'attirer au fond des ottomanes. Elle était jalouse des lectures où il s'absorbait, inquiète de le craindre infidèle, s'il s'attardait aux séances de l'«Ardente-Amitié», et de l'association «Aide-toi, le Ciel t'aidera» qui réunissaient les membres influents des Loges et des Ventes. Omer négligeait de plus en plus ses devoirs politiques. «Chère Elvire, songeait-il, tu m'apportes de nouvelles excuses pour ma lâcheté... Ma reconnaissance te sacrifie ce qui m'ennoblissait à mes yeux!... Tu aides la peur à triompher de ma raison!»

Elvire lui souriait; elle tendit les bras. Il se pencha sur elle. Leurs lèvres se joignirent. Le parfum de la chair féminine lui fut une volupté suave. Il sentit la jeune femme se roidir contre lui, et soulever tout son corps en fièvre. Ils se fussent accordé les joies extrêmes, si la camériste n'eut gratté à la porte. Elle apportait le plateau, la chocolatière, les tasses d'argent. Les époux s'amusèrent de manger ensemble; comme chaque jour, pendant que la nourrice allaitait leur fils goulu. Puis ils furent deux amoureux de romance qui se promenèrent dans les sentes du parc, la main à la taille. Les chiens de chasse couraient devant, à la poursuite des oiseaux, et flairaient les traces des lapins. Bientôt, sur l'étang, Elvire ramait à l'ombre des saules. Elle entretenait son mari de leur enfance fraternelle afin d'éterniser leur affection dans le passé, afin de la grandir. «Me crois-tu celle que tu désirais?... Seras-tu toujours aimable?... Il faut écrire à ta mère. Elle s'imaginera que tu l'oublies, que je te la fais oublier, quelle peine elle aura! Je me reprocherai qu'elle pût un instant penser ainsi de moi. Pourquoi s'attarde-t-elle à cette longue retraite... Delphine de Praxi-Blassans ne doit guère égayer notre pauvre dame dans le couvent. Enfin elle se trouve bien à l'église depuis que ses terreurs lui laissent du répit... Reprendra-t-elle jamais confiance auprès de nous... Comment une pareille sainte peut-elle redouter l'enfer?... Excès de scrupules... oui... La grande piété n'assure donc pas le bonheur? Il n'y a donc que l'amour... que notre amour...»

Plus tard elle était la bonne ménagère qui, les clefs à la main, ouvre et ferme les armoires, distribue le linge aux servantes, gronde la paresse des laquais, dicte au cuisinier le menu selon le goût des convives, vérifie les additions, empile les écus et les louis sur la tablette du secrétaire, veille à l'ordonnance de la table, à l'éclat des argenteries. Elle était la petite reine sévère et criarde qui morigène le cocher obèse, pour ses comptes d'avoine, reproche l'insolence du groom, rectifie la tenue du maître d'hôtel grognon, marchande les morceaux du boucher, écrit au notaire pour récupérer les fermages échus, à l'agent de change pour placer les fonds, sans oublier d'accourir au galop entre deux fonctions, une facture à la main, jusqu'au bureau du mari, et, simulant la mine d'une écolière nigaude, déposer sur la joue mâle le souffle d'un baiser tiède, ample et rieur.

Au milieu des amies, elle était aussi la jeune dame en soie parfumée qui rappelle les triomphes de chacune: elle blâmait le vice, en personne attristée qu'il navre; elle vantait la vertu en moqueuse qui s'amuse de paraître irréprochable; elle discutait à profusion sur la mesure des chapeaux, la finesse des escarpins et la valeur des bijoux. Artiste, elle enseignait les mérites des nuances qu'on peut unir, et les qualités de lignes qu'accorde un corset.

Elle fut aussi la fille bonne qui, tout à coup, se précipite vers la petite anse où son père pêche à la ligne, sous un large chapeau de paille. «N'a-t-il pas trop chaud, trop froid? L'humidité gagne-t-elle ses jambes?» Elle emmenait le domestique chargé de couvertures, de manteaux, d'une théière qu'emplissait l'eau bouillante.

A table, elle versait la rhubarbe dans la cuiller à soupe de sa mère. Contre celle de la vieille dame elle échangeait son assiette de poisson, les arêtes ayant été méticuleusement extraites de sa truite. Et c'étaient mille soins assidus qu'elle rendait à tous, contente, orgueilleuse de savoir faire le mieux. Omer l'admirait bien qu'elle l'impatientât par ses attentions trop fréquentes. Dans ces menus faits quotidiens, la grâce de leur tendresse s'affirmait continûment, ce dont jouissaient leurs vies molles et rapides. Après avoir lu certains poèmes de Lamartine, Elvire, une fois disait:

—Le charme de l'étang est devenu celui d'un grand fleuve emporté sous le soleil avec toutes les richesses de ses eaux... Nous nous sommes mariés hier, pour ainsi dire... Je me plais encore à la fraîcheur de la source; néanmoins il me semble que bientôt j'aspirerai l'odeur salée de l'océan. Je hume l'air pour y découvrir le parfum qui sera celui de notre avenir, Omer!...

—C'est que vous m'aimez moins, Elvire... sans quoi la source et l'estuaire seraient oubliés de votre âme dont les heures actuelles enchanteraient le songe. Pour moi, tout le passé n'est plus qu'une mémoire brumeuse; tout l'avenir reste indifférent: je ne saurais le prévoir; rien de lui ne m'attire ou ne m'inquiète, puisque vous êtes le présent...

—Fi donc!

Il l'abusait ainsi dans le désir de lui mieux plaire. Mais les regards de l'ange le devinaient plus anxieux d'apprendre si le ministère Polignac oserait forfaire aux principes de la Charte et, par voie d'ordonnance royale, déclarer dissoute la nouvelle Chambre libérale.

Sur les avis du fameux Ouvrard, la tante Caroline Cavrois ajoutait, à ces présomptions, une telle foi qu'elle venait de prendre ses mesures pour engager la Banque d'Artois à la baisse. Car la rente fléchirait, au premier signe d'un coup d'État. Si le major Gresloup déclamait sans cesse que Polignac était capable de ce crime et de tous les autres; Mme Gresloup blâmait la Compagnie Héricourt d'écouter les conseils de M. Ouvrard, et de jouer sur le fléchissement des fonds. Dolente, elle redoutait également pour elle, pour les siens, la spéculation et la maladie.

A la mieux connaître, Omer découvrait, en cette dame lourde, blanche, dont les beaux yeux bleuâtres remuaient peu, une personne dévouée, sans bruit et sans effusions, à la félicité d'autrui. Comme elle avait, tout un décembre, lavé le linge des geôliers autrichiens, sous le costume et l'apparence d'une servante, afin de préparer inutilement l'évasion du major enfermé dans le cachot du Spielberg, de même elle eût tout accompli, sans hésitation ni discours vain, afin d'épargner à ses enfants une douleur réelle. Parfois elle accusait, fort douce, son gendre d'inquiéter Elvire en lui dissimulant des pensées. La bonne mère exhortait le jeune homme à ne point faire souffrir la petite épouse soucieuse de former avec lui l'être unique: deux corps au service d'une même volonté. La voix étrangère de Mme Gresloup qui cherchait le mot propre, durant l'espace d'une hésitation très brève, donnait une lenteur digne à ses phrases. Elle semblait ainsi dire obstinément des choses très graves, très sérieuses et très définitives. Par là son langage en imposait, telle une voix de la sagesse. Les cloches de ses robes marron rayées de noir, fleuraient très fort l'essence de lavande autour de la dame qui, silencieuse, découvrait trois dents de craie brillante, pour volontiers sourire à la moindre gaîté de son entourage. En sorte que sa bonne humeur, sa propreté, ses attentions de ménagère soigneuse, ses goûts délicats, ôtaient toute apparence de calcul personnel ou de rancune à ses instances.

Omer promit de voir Dieudonné Cavrois et de lui représenter le péril de cette position à la baisse. Le général Héricourt ne pouvait, d'Algérie, rien prévoir. D'abord tenu à l'écart, dès la chute du ministère Martignac, pour avoir engagé Châteaubriand à donner sa démission d'ambassadeur à Rome, et bien qu'en sa qualité de vieux diplomate, à la mémoire indispensable, il eût, par la suite, regagné la confiance de Charles X, le comte de Praxi-Blassans, se trouvait enclin à desservir, par ses soupçons excessifs, des maîtres arrogants. Donc il approuvait les prévisions d'Ouvrard, parlait de coup d'État, pressait la Compagnie-Héricourt du jouer à la baisse. Là-dessus, un dimanche, on apprit que M. de Châteaubriand commandait les chevaux de poste afin de prendre, le lundi, la route de Dieppe où l'attendait Mme Récamier. Ce voyage n'indiquait-il pas une sécurité d'esprit parfaite? Aussi bien le général Lamarque était aux champs, et M. Laffitte à sa terre de Breteuil, dans le département de l'Eure. Ces personnages illustres de l'opposition se fussent-ils absentés si la chance d'un coup d'État congréganiste leur eût semblé proche. Non. Ils fussent demeurés à Paris, désireux de paraître dans une algarade tout au désavantage moral du gouvernement qu'ils combattaient, et dans laquelle il seyait qu'ils prissent posture incontinent.

En saint-simonien convaincu par les ardeurs de ses chimères, le major Gresloup contestait les prévisions pacifiques. Sa voix sourdement furibonde représentait les demi-soldes et les carbonari comme prêts d'être les maîtres du siècle, de fonder le Papisme Industriel sur les idées généreuses de la Révolution. C'était l'avenir qu'il promettait à son fils Urbain, alors élève de l'École polytechnique. A justifier les audaces de la tante Caroline, il s'empourpra fort le visage, tout en discutant et mâchant, au dessert du souper, ce dimanche soir, les dattes expédiées de la terre africaine par le général Augustin et le lieutenant Émile de Praxi-Blassans.

Le lendemain, sur les supplications de sa femme qui eut les larmes aux yeux, il résolut de faire atteler la calèche, de courir aux informations. Il emmenait leur gendre, qu'appelaient à Paris ses devoirs d'avocat, et que les anxiétés de madame Gresloup persuadaient de voir son cousin.

Ils quittèrent Meudon, laissant au perron de la villa, leur chère Elvire gaie, délicieuse dans ses boucles anglaises et les ruches de son bonnet, entre ses manches à gigot. Une minute, Omer désira passionnément ce corps jeune et vif qu'une année d'amour avait épanoui. Franche, elle jeta, de ses mains, quelques baisers, tandis que les roues de la voiture écrasaient la terre sèche, sous la charmille bourdonnante, passaient la grille aux lances dorées, les pilastres surmontés d'urnes en granit.

Les deux hommes se proposèrent de consulter le comte de Praxi-Blassans. S'il approuvait les desseins de la tante Caroline, c'est qu'il entrevoyait fermement le possible de leur succès. D'ailleurs, la bonne dame était trop fine pour ne pas avoir interrogé sur les conséquences d'un pareil événement ses conseillers ordinaires le général Pithouët, qui remplaçait, à la Chambre, le général Foy, comme orateur libéral et comme représentant de l'ancienne armée; M. Casimir Perier qui, propriétaire des mines d'Anzin, alliait constamment ses intérêts à ceux de la Fosse Cavrois; M. Laffitte même de qui les bureaux escomptaient à Paris les traites et les effets de la Banque d'Artois. Omer comptait obtenir de son cousin Cavrois les bonnes raisons à lui mandées par sa mère, en dressant toute cette combinaison derrière le bureau des Moulins-Héricourt, à une demi-lieue d'Arras. Il fallait découvrir l'étudiant soit dans son logis de chimiste à Mont-Parnasse, soit dans les guinguettes environnantes, soit rue Montpensier, chez les grisettes de la mère Cardoche, soit au laboratoire du professeur Jean-Baptiste Dumas, soit enfin à la loge de Chaillot, où le gros garçon remplissait, depuis peu, le rôle de F.·. tuileur.

Cela convenu, M. Gresloup croisa ses bras courts par devant sa corpulence, et déplora que la prise d'Alger servît les vues de Polignac, de la Congrégation, en attribuant à la royauté de Charles X l'auréole de la conquête. Cicatrice du coup de sabre reçu pendant les guerres de l'Empire, une ride, enflait au feu de la colère, rougissait, entre la narine droite et la bouche de l'ancien dragon. Il répétait rageusement les phrases publiées par Mgr de Quelen afin de convier les fidèles au Te Deum de la victoire. Menaçantes envers quiconque oserait la rébellion contre le Roi, et serait, alors, aussi bien que l'Infidèle, confondu, ces phrases étaient un appel à la force des armes pour terrasser la résurrection de la liberté jacobine. Elles n'invitaient que trop à prévoir jusqu'où le ministère Polignac appliquerait ses théories absolutistes.

Omer hésitait à le croire. Au Palais de Justice, où l'amenait constamment sa profession, un procureur royal fort bien en cour affirmait que, sur le bureau du ministre de l'Intérieur, chacun pouvait voir les lettres closes convoquant les députés élus par le scrutin hostile au gouvernement. Sans doute, il n'était pas dans les desseins du Roi de décréter une dissolution qui eût excité les esprits, ameuté les passions des bonapartistes, des saints-simoniens, des demi-soldes, des carbonari, des jacobins, et de la Jeune Europe.

Quand on ne s'entretenait pas de politique ou de science, M. Gresloup n'aimait guère converser en voiture. Après un docte parallèle entre la Tribune, qui visait à rétablir la République de la Convention, et le National, qui souhaitait un parlement avec un roi constitutionnel, le major cessa de répondre, sinon par monosyllabes. Renversé dans les coussins de la calèche, il fumait un cigare en méditant, l'œil fixe, à l'ombre de son chapeau. Saint-Cloud s'éveillait à peine. Des piqueurs, sous la livrée de chasse, achetaient du tabac à la porte d'un débitant. Ils dirent que le Roi allait courre le cerf à Rambouillet. En bonnet de police et en veste, des lanciers menèrent à la Seine les files de chevaux nus. Le clairon de la caserne jetait ses notes allègres. Un orage se formait à l'horizon par dessus les verdures de Longchamp. Le pain chaud et sa bonne odeur sortaient des boulangeries dans les hottes des porteuses coiffées de madras. On traversa le Bois de Boulogne sans rien voir que le dos soutaché du postillon, et les croupes de ses deux bêtes aux colliers de grelots. Omer, un moment, craignit que l'averse ne gâtât son pantalon blanc, ses gilets à châle et son habit pincé. Mais bientôt les nuages se dispersèrent au delà de Courbevoie.

Avant d'aller aux nouvelles, M. Gresloup voulait savoir si le capitaine Lyrisse et le général Dubourg étaient revenu des Pays-Bas, et comment s'accroissaient les affaires des loges belges.

Rue de Verneuil, le portier annonça le retour des voyageurs. Quittant alors son gendre, que des affaires accaparaient là pour deux heures, le major le pria de venir à l'Institut, où l'orateur de l'Ardente-Amitié, François Arago, lirait, dans l'après-midi, l'éloge de Fresnel, et retracerait, avec un enthousiasme mystique, les découvertes relatives à la polarisation de la lumière. Là, MM. Combeferre et Courfeyrac devaient aussi présenter Omer à leur vieux maître Destutt de Tracy, le chef de l'école sensualiste et des idéologues qui avait lutté, au Sénat impérial, contre l'esprit de dictature, et proclamé, en 1814, la déchéance du despote. Se flattant d'être aimé de cet illustre philosophe pour ses récents plaidoyers en faveur des publications poursuivies par la censure, l'avocat n'eût point voulu manquer cette rencontre. Quant au major, il attendait, qu'à cette fête de la science et de la philosophie, se manifestât le sentiment libéral de l'assistance.

Comme il gagnait l'appartement où il recevrait les plaideurs, Omer, pensif, admirait que le cours arbitraire des événements l'eût conduit là, près d'être compromis dans une affaire de conspiration, pour peu que Polignac se prémunît contre les adversaires de la politique royale. La dot et le charme d'Elvire avaient été comme le prix du sacrifice exigé par le capitaine Lyrisse et par le major Gresloup, afin qu'il consacrât son intelligence et sa vie à leurs illusions. Ainsi, l'oncle Edme avait repris en quatre ans toute l'autorité de jadis sur le caractère de son neveu. «Je suis encore asservi», constatait l'époux d'Elvire.

Effrayé de sa faiblesse morale, exaspéré même, il claqua brusquement la porte de l'entresol qui dominait les communs, traversa l'enfilade, trois chambres basses tendues de papier à marbrures, la première garnie de banquettes en velours rouge, la seconde munie d'un guéridon drapé et de fauteuils Voltaire; la troisième, plus grande, contenait six chaises curules, une table, des armoires en acajou remplies de paperasses. Le buste en marbre d'un Cicéron géant occupait le centre de la cheminée. Des rideaux cramoisis cachaient à demi la fenêtre que pénétrait mal le jour morne de la cour. Cela révélait toutefois un long tableau peint dans l'atelier, de David, et qui représentait le courroux d'une émeute sur le Forum: des citoyens, noblement vêtus de toges orangées, rouges ou bleues, accusaient, de leurs bras musclés, Brutus montrant au-dessus de sa tête, le mot Lex inscrit au piédestal d'un héros casqué. Auprès de cette image, Omer Héricourt songea longtemps que son fils, après lui, triompherait selon le rêve des grands Romains. Il mêla cet espoir à ses travaux, en compulsant les exploits d'huissier, les lettres, toute la paperasse judiciaire, en rédigeant quelques notes pour ses plaidoiries.

Vers dix heures, il entendit beaucoup de personnes causer dans les deux salles. Huit jours durant, l'avocat n'était point venu à Paris; toutes les consultations avaient été remises à ce lundi-là par le secrétaire, M. Boredain, ce lieutenant de Leipzig, ami de l'oncle Edme et qui avait connu de longs ennuis dans les prisons d'État après les complots militaires de 1820. Petit homme net et propre, il accomplissait avec diligence une copieuse besogne; il connaissait tous les clients; il préparait, pendant l'attente de chacun, la fiche relative à l'affaire qui l'intéressait, et propre à renseigner sur le personnage. Avant d'introduire, il remettait à l'avocat le petit carton indicateur.

MM. d'Orichamps et Mesnil entrèrent d'abord derrière lui. L'ancien émigré déçu par le gouvernement de Charles X, et le petit commis de banque qui l'admirait, saluèrent, s'assirent. Assurant l'une par-dessus l'autre ses jambes brèves serrées dans un pantalon de nankin sali, M. d'Orichamps prétendit déférer à la Cour de cassation le jugement qui l'avait, en appel, débouté de sa requête tendant à recevoir une parcelle du milliard des émigrés. Il exigeait aussi que les juges connussent plus rapidement de l'action par lui intentée dans le but d'obtenir que les magistrats annulassent le testament de son cousin rédigé à son dam et en faveur de saint François Régis, de l'Œuvre pour le mariage des concubines. Le gentilhomme n'admettait pas que ses opinions actuelles, trop libérales, fussent une raison pour l'exclure de la justice. Était-il, ou non, un émigré? La question de droit se confondait avec la question de fait. M. Mesnil, balançait son chapeau d'une main, chiffonnait de l'autre sa calotte en soie noire, exaltait les opinions de son ami au moyen de syllogismes péremptoires. Il invoquait auprès d'Omer le sens de la loi. Il finit par se hausser sur les pointes de ses souliers à cordons, et par étendre ses bras agitant calotte et chapeau:

—J'y dévorerai plutôt mon avoir, Monsieur. La loi doit triompher de l'arbitraire, fût-il royal!

M. d'Orichamps levait son doigt blafard chargé d'une bague héraldique. Il annonça que M. Mesnil et lui venaient de mettre en commun leurs économies afin de poursuivre les procès. Ils vivraient dans le même logis de la rue Gît-le-Cœur, sous les tuiles. Dorénavant, de leurs maigres appointements, ils allaient soustraire de petites sommes pour tenir tête, et ameuter, un jour, l'opinion contre l'iniquité des juges.

—Il faudrait un rien... un souffle, et le fruit pourri, Monsieur, tomberait!... Et nous serons peut-être ce rien, ce souffle, M. Mesnil et moi!

Indéfiniment, ces messieurs s'excitèrent. Leurs bedaines oscillaient sur leurs petites jambes. M. d'Orichamps offrait à M. Mesnil une prise dans sa tabatière de corne. M. Mesnil l'acceptait avec une révérence, puis époussetait les manches de son habit en ratine usée. Le chef blême, osseux et chauve de M. d'Orichamps émettait d'ironiques sentences. Épais, chevelu d'une perruque grisonnante, M. Mesnil pérorait. Omer eut de la peine à les reconduire vers la porte.

Ils demeurèrent ensuite dans la chambre au guéridon; ils expliquèrent leur cas à une dame qui consultait le code.

Personnage important, grave, influent dans la Loge, propriétaire, rue Richelieu, de la maison où le libraire Pied-de-Jacinthe tenait boutique, M. Roulon leur succéda devant la toile aux Romains. Ayant omis son dentier, il crachotait en parlant. Omer dut reculer son fauteuil. A voix lente et digne, M. Roulon se plaignit de conserver, en gage d'un prêt, certains titres de rentes, à cinq et trois pour cent. Que la baisse se fit: pouvait-il alors contraindre l'emprunteur, qui s'y refusait d'avance, à l'augmentation du nantissement? Son opinion même, qu'il développa en citant les paragraphes, était négative; néanmoins il souhaitait que l'avocat en fournît une autre affirmative, malgré toutes objections. La controverse ne se termina qu'au moment où le saute-ruisseau de M. Roulon, morveux de douze ans, lui apporta le cours, selon ses ordres. Avant l'heure de la Bourse, la rente perdait trois francs dès la cote d'ouverture, faite par les coulissiers, Passage de l'Opéra.

Ébloui par sa chance, Omer sauta de son fauteuil: la tante Caroline ne s'était pas leurrée. On interrogea vainement le petit garçon: il ne savait rien des motifs qui avaient déterminé ce coup de baisse... Qu'était-il advenu? M. Roulon brossait machinalement, avec sa manche, un pan de son ample redingote noire.

—J'en avais le pressentiment!... répétait-il... Et cependant Rothschild jouait à la hausse, samedi. Mon gage est insuffisant. Et je ne reverrai pas le surplus de l'argent que me doit le baron Hulot d'Ervy.

Omer n'écoutait plus ces doléances. Le gamin ne se trompait pas: il avait inscrit le cours au crayon, sur un papier qu'il tira de sa casquette à gland jaune. Quel événement? Les gens sages n'en prévoyaient point. Le prudent Montalivet lui-même était aux champs, comme M. Laffitte. Peut-être une flotte turque bombardait-elle Alger? M. Roulon le crut. Ce fut l'avis de Mme Cardoche, que M. Boredain, en souriant, achevait d'introduire. Lourde et flasque dans sa robe de percale à fleurs, cramoisie au fond de sa capote en paille, elle tomba sur l'un des sièges curules, et déclara qu'on ne savait rien de neuf, rue Montpensier:

—Quand on a fait d'abord fusiller Ney, Labédoyère!... Ah! gouvernement d'assassins, tu vas succomber sous les cataclysmes!... Le Ciel venge nos martyrs!... Pauvre, pauvre France!...

L'ancienne amie de Labédoyère s'épongea. Elle sentait la cannelle et la mélasse cuite. De son cabas ses mains tremblantes extirpèrent plusieurs commandements d'huissiers. Elle était sous la menace de saisie et de vente, pour une fourniture de soie qu'elle ne pouvait alors payer à Camusot, le marchand de la rue des Bourdonnais. Les bouffants de ses manches à gigot, non moins que sa grosse poitrine, empêchaient la négociante de voir au fond du cabas. Elle larmoyait et se lamentait. Discrètement, elle évoqua les amours passées d'Omer et d'Angeline, qui cousait encore à la lingerie, et celles de Dieudonné Cavrois toujours épris de sa petite Bordelaise, Noëmie. En souvenir de ces relations, elle espérait une aide. Tout son malheur, elle le dit à M. Roulon, de qui la prestance austère semblait digne d'être invoquée. L'avocat, tout aux calculs secrets de sa fortune probable, lui conseilla cependant une opposition, et un appel au juge des référés. M. Boredain glissa, par la fente de la porte, son profil fûté. Il entra, murmura que M. Pied-de-Jacinthe demandait d'être reçu. Son affaire ne pouvait souffrir de retard. L'ancien sous-officier du colonel Héricourt apparut lui-même, haut et sévère, le Moniteur à la main.

—Le numéro du Marteau est composé: dites-moi si je puis le publier demain malgré les ordonnances royales... et ce qu'il m'arrivera...

—Quelles ordonnances, je vous prie?... Celles dont nous parlions comme d'un projet sans fondements?...

En un clin d'œil, Omer suffoqué parcourut le texte des mesures qui supprimaient la liberté de la presse et la liberté électorale, dissolvaient la Chambre libérale avant qu'elle se fût réunie, affirmaient que le pouvoir du souverain préexiste aux lois, appelaient au Conseil d'État les personnages les plus odieusement absolutistes.

—C'est le coup d'État... constata lentement M. Roulon.

L'imprimeur l'avisa que les journalistes discutaient dans les bureaux du National. D'autres interrogeaient M. Dupin, chez lui, sur la question de droit. Devait-on faire paraître les journaux du lendemain, en dépit des ministres?

—On ne peut violer la loi!... déclara brusquement le propriétaire.

—C'est le Roi qui viole la Charte!... s'écriait Omer, dissimulant, sous l'indignation politique, la joie fiévreuse de ses gains à la baisse.

—Pardon... l'article 14..., répliquai M. Roulon.

—Il s'agit de l'interpréter!...

—Et pour la saisie, Monsieur Héricourt?... supplia Mme Cardoche en étalant de nouveaux exploits sur l'acajou de la table.

Omer l'aperçut tellement vieille et tremblotante, avec de l'eau dans ses yeux ternes, qu'il n'osa la congédier. Il voulut rassembler ses esprits, émettre un conseil... La voix aigre de M. Boredain annonçait la grande nouvelle aux plaideurs, dans la pièce voisine. M. Roulon prêchait le calme à son locataire, M. Pied-de-Jacinthe, qui tapait du poing la cheminée, devant le Cicéron de marbre.

—Monsieur Roulon... Si je ne peux plus vendre mes brochures, je n'ai qu'à fermer boutique. Et qui vous payera votre terme? Polignac me condamne, moi et mes ouvriers, à mourir de faim!... A voir, si un vieux soldat se laisse égorger comme un mouton... Suffit!... On sait ce qu'on veut...

—Point de violence!... commanda M. Roulon, en avançant une main gourde ornée d'ongles plats et noirs.

Le vétéran haussa les épaules. Sa peau jaune collée au crâne s'empourpra sous l'empire de la colère. Il froissa le Moniteur, puis, après réflexion, il le plia, comme un effet militaire, avec soin.

—Enfin, Monsieur Héricourt, les juges me condamneront-ils si je publie le numéro du Marteau, comme la Charte et les lois m'y autorisent?

—Ils ne sauraient forfaire aux principes de la Charte!...

—Et même, libre à nous de refuser l'impôt maintenant... ajouta M. Roulon... puisque l'impôt ne doit être établi que par une loi... La dissolution de la Chambre, avant sa réunion, ôte à l'impôt son caractère de légalité!...

—Les gardiens de la loi violent la loi.

—Mais ils vont tout me vendre!... pleura Mme Cardoche, qui ramassa les feuilles timbrées aux trois fleurs de lys.

Omer écrivit un mot pour le juge des référés, un autre pour l'huissier, et promit qu'il y aurait opposition contre la saisie-gagerie de Camusot.

A ce moment le comte Dubourg entra. Il était en robe de chambre et en pantoufles, les cheveux ébouriffés autour de son occiput chauve. Il se précipita sur le Moniteur et proféra mille interjections confuses, entre lesquelles il apparaissait que l'occasion était venue d'entreprendre la lutte, et de tout remettre au point, comme après le 10 Août... Pied-de-Jacinthe l'approuvait. On convint qu'il fallait se rendre à la librairie de la rue Richelieu: les journalistes du Marteau n'allaient pas manquer d'accourir chez l'éditeur.

En effet, quand on arriva, l'affluence était considérable à la devanture illustrée d'estampes et de croquis-charges. Là dissertaient des étudiants, amis de Cavrois et d'Omer, les assidus de l'Ardente-Amitié, ou de la Vente tous se récriaient à l'envi. Ribéride, frappant, de la main, son gilet écarlate, commentait à haute voix les paragraphes des ordonnances, devant les caricatures de la boutique, pour des badauds en veste de coutil et en habit de toile. Très pâle, le bel Enjolras secouait sa tête d'archange exterminateur vers les madras qui coiffaient jusqu'aux yeux des maraîchères chargées de leurs hottes à légumes: il persuadait un postillon nigaud sous la perruque à cadenettes, un portefaix colossal, deux commis qui avaient ôté leurs chapeaux à cause de la chaleur, et une dizaine d'écoliers narquois. Les bohèmes de la loge, Bahorel et Grantaire, retiraient leurs pipes de la bouche pour applaudir aux réflexions de Ribéride. Descendus de fiacre, Omer et M. d'Orichamps abordèrent le groupe de spectateurs qui grossissait devant la première page du Marteau. Coiffé d'un bonnet de coton, et la mandibule pendante, Charles X, sous l'habit d'un gâte-sauce, y paraissait avec un plateau de brioches. Au-dessous du dessin 3, était inscrite cette légende:

A la Renommée des Fameuses Brioches!
Charlot, pâtissier de la Cour

On plaisantait sur l'autre sens du mot brioche, celui de bévue grossière. Les ordonnances n'étaient-elles pas une énorme faute?

Venu de l'estaminet voisin, le cocher Brémondot le prouvait à haute voix. Le peuple de Paris ne laisserait pas commettre une pareille insulte aux droits de la nation. Par des jurements et des invectives les autres compagnons des Enfants de Momus appuyaient son dire. L'ancien canonnier Bridoit boucla le sac d'avoine aux naseaux de sa jument, puis enraya les roues de son fiacre, pour haranguer plus à l'aise les passants. Dambeton, des chasseurs à cheval, planta son chapeau sur l'oreille; faisant claquer son fouet alerte, il cinglait à la fois l'air et le Polignac de qui son verbe maltraitait les audaces.

Des maraîchères, à les ouïr, ricanaient:

—Ça vous vexe, hein, les Parisiens!... Plus de Chambre, plus de journaux!... Vous v'là feignants!

—Moi... disait un postillon... pourvu que le pain soit à deux sous et le vin à quatre, je me moque du reste!

—Bien sûr!...

—T'as donc pas de cœur au ventre, sacrebleu!... riposta Brémondot... T'as donc pas de ça dans la jugeote!... Faut que tu sois pas Français... Tu sais pourtant que c'est les Cosaques qui ont ramené Polignac et les Bourbons en croupe, avec leurs sacrés Jésuites. Est-ce que t'es un Cosaque aussi?... Pourquoi que tu manges le pain des Français, alors?... Hein, dis donc?

—Ah ben!...

Le postillon demeura tout interloqué, la bouche béante. On chuchota derrière lui.

—Y a du vrai!... finit-il par concéder, se retirant...

Là-dessus, les écoliers rirent. Quand il fut un peu loin, ils le huèrent en tambourinant sur leurs cartables. A ce bruit, maintes gens sortirent des boutiques. De l'autre côté de la rue, les garçons de l'armurier Lepage s'attroupèrent, curieux. La portière de la maison voisine cessa de balayer les poussières; et tous les cochers des Enfants de Momus se montrèrent ensemble, à la porte de l'estaminet. Bridoit lança même un timide et gouailleur: «A bas le Polignac!» Pleins de méfiance, les gens se détournèrent. L'ajusteur se remit à huiler avec une plume les batteries d'un fusil de chasse. La concierge rassembla de la cendre en un monceau... Seuls les cochers insultèrent au fuyard... Le postillon se hâta de parcourir ce bout de la rue Richelieu, puis, laissant les arcades de la Comédie-Française, se hâta par la rue Saint-Honoré. Dambeton, lui montra son poing noir. A la cime de sa taille géante, se haussa le front jaune de Brémondot qui lançait dédaigneusement au ruisseau un jet de salive. Mais la rue Richelieu n'en fut pas émue. Les passants se retournaient à peine. Les maraîchères se reprirent à moduler, en longues clameurs, l'offre de choux et de carottes. Et cela remplit toute la perspective anguleuse de grandes voix pacifiques qui montaient vers les ménagères brossant, aux fenêtres, leurs tapis, vers les cages suspendues des sansonnets, vers les vieux fumant leurs pipes aux balcons, derrière les pots de résédas et de jacinthes.

Omer fut content de ce calme: il ne serait pas contraint à fournir de l'héroïsme. L'accroissement de sa richesse l'occupait surtout, encore qu'il répondît aux indignations d'Enjolras par des prosopopées à la gloire et à la sainteté de la Loi. Il supputa la nouvelle chance d'emprunter, sur le revenu du prochain trimestre, dix mille francs à la tante Caroline. Ainsi solderait-il quelques menues dettes négligées jusqu'alors pour payer comptant une berline de voyage, et un surtout de vermeil à figurines de Saxe, objets d'occasion. Il méditait aussi le programme de quelques fêtes surprenantes, à donner, l'hiver, dans l'hôtel Dubourg, et celui d'un bal champêtre avec illuminations chinoises sur les étangs de Meudon. Cela ne l'empêcha point d'encourager le vieux Pied-de-Jacinthe à faire aussitôt composer un appel, pour le refus de l'impôt, qu'Enjolras rédigerait dans le cabinet de lecture attenant à la librairie. Il s'inscrivit en tête de la liste avec le comte Dubourg, affairé. Même il promit d'ajouter, avant le soir, les noms de Casimir Perier et de La Fayette, outre ceux du capitaine Lyrisse et du major Gresloup.

—Patron, il y a du bruit au Palais-Royal!... vint dire un apprenti coiffé du bonnet de papier, et qui rapportait des épreuves corrigées au café Lemblin.

—Omer, si nous allions y déjeuner..., chez Lemblin?... proposa le comte.

A deux, ils y furent. Sous les galeries, les gens de Bourse formaient des conciliabules. Des vieillards poudrés, à culottes, invoquaient le ciel, les mains en l'air; ils hochaient la tête: «Trois patrouilles de gendarmes suffiront, Monsieur, à balayer le populaire!... Cette baisse est sans raison! On perd la tramontane! Nous verrons à la corbeille!» Au seuil du café de Foy, on se faisait la révérence... Omer se souvint que Camille Desmoulins en était parti pour haranguer la foule de 1789. Il eut l'ambition d'imiter ce courage. Mais c'eût été fou de risquer la mort, à l'heure où la fortune promettait tout... Les flâneurs du jardin ne semblèrent pas en effervescence. La redingote sanglée, le chapeau sur l'oreille, de couples de demi-soldes attiraient à peine l'attention des nourrices cauchoises, ou des provinciaux qui maniaient leurs parapluies rouges pour se montrer les saltimbanques. Des bourgeois évidemment préoccupés marchaient, les mains aux poches de leurs pantalons blancs, et la nuque basse. Au café des Mille Colonnes, quelques officiers de cavalerie buvaient du madère, en jasant, autour d'un Moniteur déployé; des agents de change dissertaient sans passion. Mais au café Lemblin, il y avait tumulte. Les faces grises et hâlées d'anciens soldats bonapartistes disputaient. Au fond, l'oncle Edme se démenait, proférait des paroles de rhéteur, sautait sur ses grandes jambes, froissait les journaux. M. Boredain élevait sa mince figure d'ironie, et ses mains ridées, au milieu de personnages humant leurs verres de cognac.

Entre mille injures qui condamnaient les ministres, tous se retournèrent à l'entrée du général Dubourg, et le saluèrent d'une rumeur... Son activité de propagandiste l'avait rendu notable parmi les fidèles des sociétés secrètes. Le capitaine Lyrisse l'engagea sur le champ à endosser son uniforme de l'Empire, son uniforme de chef d'état-major, puis de saisir le commandement. Quelqu'un dont la figure était rose, les favoris blancs et la redingote verte, cria que les journalistes rédigeaient, au National, une protestation. Il nomma Thiers, Armand Carrel, Évariste Dumoulin, Charles de Rémusat et Pierre Leroux, au nombre des signataires.

Les garçons apportaient des plateaux et des bouteilles... Omer découvrit, entre deux filles, le gros loueur de voitures, le F.·. Rambourg, écroulé sur un tabouret et qui l'appela d'un signe, en camarade. Abruti par les débauches de sa nuit, il comprenait à peine la valeur des événements. «Oui-dà!» répétait-il, à chaque minute, sans paraître autrement se rendre compte. Ses lourdes mains violâtres tremblaient sur le couteau et la fourchette qui divisaient le fricandeau, pour ses compagnes attablées. Celle-ci, Boulonnaise, fredonnait, toute vermeille dans la petite cornette tuyautée d'où pendillaient les grandes boucles d'oreilles en or; elle était mamelue sous le châle de laine brune croisé contre la chemisette. Celle-là, Bretonne, paradait avec le corset de velours, la croix au cou, la tignasse serrée dans un béguin, et le tablier de soie puce. Il les régalait de vin muscat. Les cernures de leurs yeux canailles, et les phrases ennuyées de leurs bouches sèches dénonçaient la fatigue de leur vice. Omer préféra ne point s'attarder auprès d'elles, bien qu'il prisât les charmes de la Boulonnaise: elle lui promettait beaucoup par ses regards de paysanne féline. A travers le remous des gens, il rejoignit l'oncle Edme.

—Morbleu, mon conscrit, ai-je eu le flair? Choisir ce moment pour venir verser vingt-cinq mille francs au duc de Lorraine, quand j'aurais pu rester enfoui dans le château pour surveiller mon haut fourneau ou bien m'attarder en Belgique en excitant les Brabançons à rompre le joug des protestants bataves. Heureusement que j'ai eu vent du grabuge, et que mon foie réclamait l'avis de Dupuytren! Sapristi manquer à la danse.

L'oncle Edme était radieux. Les muscles de ses bras bossuaient le coutil de sa redingote à mesure qu'il gesticulait. Embroussaillés par les sourcils, ses yeux escrimeurs visaient les visages des allants et venants comme pour y pointer.

Cela ne l'empêchait point de dire que son haut fourneau marchait à merveille sur les bords de la Moselle, et qu'avant cinq ans il aurait payé au duc de Lorraine le prix du château acheté comme bien national par son grand-père; ainsi l'héritier loyal satisferait-il aux volontés suprêmes du conventionnel qui avait interdit la cession de ce domaine, trophée de convictions ardentes; ainsi, frère excellent de Virginie Héricourt, satisferait-il aux scrupules de sa pieuse sœur qui considérait le bien comme mal acquis, au temps des confiscations terroristes.

Parmi les mille petites cornes de cheveux gris, la forte face vivante du demi-solde grimaçait, riait, blâmait, et commandait des amis dociles qui, selon ses ordres, écrivaient des lettres, entamaient des calculs, partaient en course, emportaient un message, ramenaient des F. F.·. arrachés à leurs bureaux de comptables, à leurs boutiques de marchands, à leurs salons de rentiers, à leurs tabagies de joueurs.

Dans le café roussâtre, enfumé, ténébreux, puant la pipe, l'alcool et la grillade, déjà s'exaspéraient deux cents individus en casquettes de toile et en chapeaux de castor. Au bout des gestes, les cannes à buste d'Empereur assommaient le régime. Des yeux brillants et des lèvres pâles attestaient des résolutions. Des ongles noirs griffaient les journaux. Des mentons courageux se dressaient hors des cravates énormes et molles, pour soutenir le cri des moustaches rudes, ambrées par l'abus du cigare. Des poings maigres et des mains grasses imposaient des conclusions à des faces mafflues, à des profils de vieux vautours décharnés. Un monsieur, qui portait aux joues des «nageoires» blondes, grognait avec obstination: «Le refus de l'impôt!... Le refus de l'impôt!» Une redingote olive et un habit noisette se contredisaient rudement:

—Ils ont appliqué l'article 14 de la Charte, ce qui est légal.

—L'article 14 ne leur confère pas le droit de substituer de simples ordonnances aux lois votées par la Chambre des représentants.

—Il faut répondre à l'illégalité par la Révolution!

—Qui fera la Révolution?... Les Suisses?

—Le peuple!

—Le peuple ne remue pas!

Non, le peuple ne remuait pas! C'était la consternation de chacun. Le désir d'écraser la noblesse arrogante ne pouvait être qu'un besoin de la bourgeoisie. Le peuple se moquait d'obéir à celle-ci plutôt qu'à celle-là.

Les anciens soldats de Napoléon haïssaient la cour parce qu'elle vivait sous la protection de l'ennemi victorieux. Le sens de l'honneur militaire les portait à convaincre de trahison et d'infamie les Bourbons, l'armée de Coblentz, et Marmont, duc de Raguse. Le peuple oubliait ces vieux réquisitoires.

Dans les moments où il ne calculait pas sa richesse, Omer fit et refit ces réflexions. Il lui déplut de rester, au milieu de ce bruit vain, qui se perpétua tout le temps du déjeuner. L'avocat savait par cœur les déclamations du comte Dubourg. Elles lui furent des rengaines misérables, bien qu'à les écouter de vieux officiers se complussent dans les postures héroïques, et qu'ils eussent, aux yeux, des étincelles. Leurs redingotes râpées, leurs chapeaux verdâtres prenaient sur eux des aspects augustes, quand le diplomate des Loges Ecossaises assimilait aux guerres de la Révolution celle qu'ils allaient entreprendre de nouveau contre les Bourbons et les monarques. La chaleur augmentait. Une âcre odeur de bottes, de sueur virile et de chemises sales envahissait l'air. L'oncle Edme aussi recommençait à soutenir ce que son neveu l'entendait, depuis dix ans, rabâcher. Pourquoi sa soif de révolte ne rendait-elle pas supportables à l'avocat la vaillance, la foi, la vertu civique de ces hommes, prêts à sacrifier sans hésitation leurs vies en l'honneur du principe?...

«Comment ce que j'admire m'ennuie-il? Voici les défenseurs de cette Loi romaine que je révère. Ils me déplaisent parce que leur linge n'est pas frais, parce que leurs bottes sentent un peu fort, et parce que le monsieur qui me parle garde un relent d'eau-de-vie entre les chicots noirâtres de sa bouche... Cependant ils m'aiment, ces braves! Et je les respecte... Je n'en aspire pas moins à quitter ce lieu... Mon oncle Edme fut pour mon enfance l'exemple, le guide. Sa bonté me tira d'affaire il y a trois ans; sa probité m'étonne: pourquoi ne puis-je plus tolérer ses discours, ses ardeurs, ses haines que ma raison partage? Voilà longtemps qu'il m'excède. En vérité, il n'existe plus que sous la figure d'un fâcheux. Et je lui dois à peu près tout: ma réputation d'avocat, ma situation politique, la main d'Elvire, dont il a su persuader la mère en se faisant aider par Dubourg... Je le regarde s'évertuer, comme on regarde une marionnette au carré Marigny ravir de joie les coquecigrues. Tout ce qu'il raconte, je le crois destiné seulement à contenter de petits enfants... Cette agitation est aussi ridicule que malodorante...»

Il songea qu'à ce même instant il eût pu deviser avec Elvire, assise à l'ombre du parc, et en robe de mousseline fraîche, le cou nu. Il eût contemplé le teint brillant comme une opale à reflets roses, sous le cimier de la haute chevelure lisse et tordue en coques. Il eût baisé, au bout de la manche gonflée, la petite main fluette et maladive que parfumait l'essence de verveine. Il eût, entre ses lèvres, serré la framboise exquise de la chère bouche. Ce fut un besoin brusque de silence, de luxe et de parfums. Sous le prétexte d'aller aux informations, il quitta l'oncle Edme et Dubourg, sauta dans un cabriolet, se rendit à l'hôtel de Praxi-Blassans.

Au milieu du salon en rotonde, dans un lourd fauteuil de bois doré, la comtesse lui parut très vieille. Elle relisait les Orientales de Victor Hugo. Ses mains enflammées par les diamants et les saphirs fermèrent le petit livre. Elle parla de poésie chaleureusement, de même qu'en 1822, au temps où son affection avait appelé d'Artois à Paris son neveu. Reine triste et intelligente, dans cette manière de trône recouvert de velours violet, surmonté d'armoiries, elle ne renouvelait plus son âme, sauf par ses louanges de l'art romantique. Omer en détestait l'affectation, les redondances, la boursouflure et les massacres à la façon d'Anne Radcliffe. Ils discutèrent sur Hernani, dont l'hécatombe finale était, pour la comtesse, sublime, et, pour son neveu, grossière.

—Allons,.. conclut-elle, indulgente,.. je vois que nous aurons toujours de la peine à concilier nos goûts!

Faisait-elle allusion aux différends qui les avaient séparés à propos de mademoiselle Alviña, lorsqu'il avait refusé la main de la créole, pauvre et passionnée, pour celle d'Elvire Gresloup? Il le crut et triompha gaiement:

—Accordez, ma tante, que j'eus parfois raison. Votre Dolorès ne s'est point tuée le jour de mon mariage, sur un lit de camélias, en absorbant un poison javanais... Elle a simplement mis en pièces la statue de saint Omer, mon patron, chose facile puisqu'elle était de plâtre... Voilà votre protégée l'heureuse épouse d'un hidalgo prolifique... Car ma sœur Denise a dû vous écrire de Marseille que son amie vient d'atterrir au pays de Bolivar, pour y accoucher de jumeaux...

—N'importe: tu as tué l'âme de cette pauvre créature... comme ta sœur a tué la mienne en refusant d'épouser mon fils, comme on a tué l'âme de ta mère en te détournant de la prêtrise... Beaucoup de mères laissent croire qu'elles vivent. Elles sont mortes... Vous êtes des meurtriers, ta sœur et toi... Oh! de chers meurtriers que nous aimons bien. Dans son couvent, ta mère ne récite pas un chapelet sans prononcer ton nom. Quant à moi, j'adore en Denise cette vaillance de son père dont elle hérita, qui la fait, en ce moment, attendre, à Marseille un bateau pour rejoindre son Augustin, vainqueur, sur les ruines fumantes d'Alger... C'est mon Bernard Héricourt en souliers de prunelle... Elle a ce même caractère ferme et constant qui ne se dément pas, et qui, par-dessus tout, reste épris d'héroïsme... Chers meurtriers que vous êtes... chers meurtriers!...

Sanglotant presque, malgré le sourire, elle tendit à baiser sa main bleuâtre et froide. Qu'était-elle, en effet, sinon un cadavre de victime, la maigre dame aux boucles grises et blanches, si lasse et si longue, dans le fauteuil trop large pour la robe de crêpe à fleurs bleues? Omer retint ses larmes: afin de signifier le sincère de sa compassion il éternisait le contact de ses lèvres sur les doigts fragiles.

Elle avait envoyé quérir Édouard de Praxi-Blassans, qui finit par se montrer brusquement, la soutane ouverte.

—Eh bien, qu'en dit le Parti-Industriel?... cria-t-il de loin.

—Parti-Prêtre, j'estime que tu as fait une sottise... répliqua vivement Omer... Il y a du bruit au café Lemblin... Ça y sent diablement les bottes militaires.

—Bah! Comme dit sa Majesté: «Mieux vaut monter à cheval qu'en charrette.» Et le Roi n'entend point porter sa tête sur la place Louis XV, à l'exemple de feu son frère. Avec Martignac on a été au bout des concessions, sans même obtenir de la reconnaissance publique une majorité raisonnable. Demain, on aurait eu la Convention.

—Tiens ton miracle tout prêt! Voici l'heure de le montrer aux masses... Tu peux faire l'expérience dans la salle du Néorama.

—Peut-être, vil impie! Tu viens me chercher pour la séance de l'Institut, j'espère...

—Quoi! tu veux entendre Arago comparer aux étoiles filantes la politique de la Congrégation?...

—Cela me plairait fort. D'ailleurs, je veux que mon père assiste à la séance: je l'accompagnerai.

—Puis-je être reçu par le comte avant de partir?

—Tu sais bien qu'on ne le rencontre guère ici, maintenant!... avoua la tante Aurélie avec une mine assez moqueuse.

Regardant un saphir de ses bagues, elle songeait aux déportements de son mari, non sans une modeste gaieté. Après avoir mollement soupiré, elle rouvrit le livre, et, d'un regard machinal, parcourut les strophes. Faute de bonheur véritable, elle se composait une vie fortunée au moyen de la littérature. Hugo succédait à Lamartine et à Vigny pour lui fournir quelques thèmes de rêves consolateurs. Omer félicita ce rare esprit qui se créait une existence intérieure mille fois plus belle que la vérité.

—Quand je me récite ces poèmes où respire l'âme de l'Orient, je pense me rapprocher d'Emile. Peut-être, à cette heure, se bat-il contre les soldats du dey, mon pauvre enfant!

Cette appréhension maternelle, sans doute, la comtesse l'exagérait. Certes, elle songeait plus aux infortunes de son cœur qu'aux périls de son fils. Ce qu'elle tentait d'approfondir, avant la mort, c'étaient uniquement les joies sentimentales ignorées de sa vertu, mais familières à la jeunesse des poètes.

—Laissons ma mère à ses petites peines qui radotent un peu,... murmura l'abbé dans l'oreille de son cousin... Partons...

Ils abandonnèrent la vieille dame sur le trône doré, dans la salle ronde qu'ornaient les meubles d'ébène aux statuettes d'ivoire, et les larges tableaux où bataillaient les seigneurs des Croisades. Lorsque, pour un salut dernier, Omer se détourna, dans la porte, il admit l'illusion de voir sa tante morte ainsi, le livre ouvert sous les mains adamantines qui avaient tenté de saisir la beauté du songe entre leurs feux rampants...

Édouard parla du collège de Horps. Là, grâce à l'appui du ministère, il éduquait librement tous les fils de la bourgeoisie catholique opprimée dans les Pays-Bas. Ces jeunes gens rentraient dans leurs familles avec la haine du protestantisme batave. S'exaltant, le prêtre espéra qu'ils arboreraient l'étendard de la révolte, qu'ils ébranleraient le joug de l'hérésie, et qu'au Brabant éclaterait d'abord la grande révolution catholique. Les États de la Sainte-Alliance adhéreraient... D'ailleurs Charles X et Ferdinand VII, le Bourbon de Naples ensuite, transmettraient au pape, par testament, leurs couronnes. Légataire des monarques, le sceptre de Saint-Pierre régirait toute l'Europe latine. Il n'y aurait plus ni guerre, ni divergences entre les sujets du Sauveur, dans son royaume universel.

Vœu de saint Acheul et du Père Loriquet, vœu superbe dont Omer plaisanta doucement les chimères. Lui ne croyait guère aux événements tragiques. L'agitation du café Lemblin, et la foi de l'abbé demeurèrent également inutiles à ses yeux. Il inclinait à prétendre que les mœurs s'adoucissaient, que les débats parlementaires remplaceraient dorénavant les révolutions et les émeutes... Malgré les ordonnances, les grisettes portaient à pas menus, dans les cartons verts, les chapeaux des dames. Des élégants fumaient de gros cigares aux devantures des cafés, en inspectant leurs escarpins vernis. Dans les berlines de voyage, chargées de malles à l'arrière, maints et maints bourgeois se dirigeaient vers la campagne. Les marchands de coco promenaient leurs édifices de zinc, brandissaient la crécelle. Le montreur de chiens savants étonnait les badauds en corps de chemise. Omer s'informa de Madame Horpsvrahen. L'abbé loua beaucoup la bienfaitrice de son collège, encore qu'elle fût jalouse des autres amies propices à l'œuvre. Il ne s'oublia point jusqu'à sourire de ces relations équivoques. Sous la chevelure blonde soigneusement poudrée, droit dans la belle soutane que serrait maintenant la ceinture de soie, il gardait une mine de dignité froide, sévère, même dure. Omer l'en reprit.

—J'ai charge d'âmes... répondit l'abbé... et je dois à ma mission de la faire respecter en ma personne... Voici la voiture de mon père, là-bas... arrêtée à quelques pas de cette maison. Je ne puis monter chez mademoiselle Élodie Barbot, tu le comprends. Je te serais obligé d'aller avertir le comte qu'il ne peut se dispenser de faire figure à l'Institut aujourd'hui: à toutes les solennités, on remarque trop ses absences, depuis six mois. Je vous attends tous deux dans sa voiture.

Il sauta prestement du cabriolet. Omer gravit l'étage d'une élégante petite maison, et trouva son oncle qui, tout rose, rajustait son bonnet de velours bleu et sa cravate, près d'un guéridon chargé de gravures érotiques. Dans un coin du boudoir tendu de lampas jaune à bordure brune, sur un sofa, la maîtresse de céans, à travers le peignoir de linon, s'exposait, à demi nue, le long d'une peau d'ours. Vexé d'être reçu dans ce désordre, le jeune homme la salua vite. Il n'aima point qu'elle fût, coiffée à la girafe avec des perles et des rubans verts dans les cheveux. Praxi-Blassans s'amusait de l'embarras où il avait mis son neveu. Élodie s'essuyait la bouche à son mouchoir. Omer se récria, par contenance, sur le luxe du logis; il examina la pendule de Falconnet et ses trois nymphes d'albâtre qui soutenaient une sphère à cadran.

Loin de chercher à séduire, Élodie parlait d'une fièvre qu'elle avait eue. Soudain, après une grivoiserie du comte, elle éclata de rire, et les gros rubis qui pendaient à ses oreilles par des chaînes d'or oscillèrent. Ensuite elle vanta les qualités de ses chevaux, son habileté à conduire un tilbury. Par là, devant le visiteur, elle affirma dans quelle mesure elle acquérait l'opulence. Afin d'enorgueillir son protecteur en affichant de l'amour, elle lui baisotait la main. Jaloux, soigneux de ne les pas quitter, celui-ci, dans le boudoir même, se fit peigner, changea de redingote. Cependant Élodie se targuait d'avoir vu madame Smithson s'évanouir dans l'Auberge d'Auray, d'avoir goûté mille joies au ballet de la Fille mal gardée. Elle plaignit et méprisa le jeune homme parce qu'il ignorait ces deux pièces.

—Comment peut-on vivre à la campagne? C'est à mourir d'ennui. Moi, j'y suffoque... Il n'y a que Paris!

Elle continua sur ce ton de la manière la plus désobligeante.

Sotte et interminable, la conversation traînait. Rassurant l'âge du vieillard, cette fille dédaignait Omer avec emphase. Elle jouait le rôle d'une amante férue de son noble et riche ami, des élégances auxquelles il l'initiait. Omer ne put deviner si le comte s'amusait du manège ou s'y laissait piper. Du temps s'écoula; il fallut prévoir qu'on manquerait la séance de l'Institut. Praxi-Blassans finit par se disposer à sortir.

Alors Élodie se rua sur lui, se tint collée contre le corps osseux, puis brutalisa le serviteur qui avait oublié la boîte à pastilles, et le jonc à bec de corbin. Elle redressa le jabot de son maître, enleva d'une pichenette les grains de tabac restés sur la lèvre supérieure. Elle lui glissa, pour conclure, sa langue au fond du gosier, tandis que, le valet disparu, elle ôtait deux agrafes afin qu'on pût lui tâter la gorge commodément... Praxi-Blassans la poussa dans une encoignure, glorieux de montrer à son neveu cet amour que la fille éprouvait en simulant des soupirs. Omer choisit de les exciter par mille brocards grivois. Durant qu'il savourait la petite douleur aiguë de voir ce joli corps, autrefois adoré de lui, devenir la proie de son oncle, il estima cette peine moindre qu'il ne l'attendait.

En bas, Édouard tenta de morigéner son père, qui ne le toléra point. On atteignit trop tard l'Institut. Déjà les gens sortaient en foule. La belle figure antique d'Arago dominait ses admirateurs. Près de lui, un homme à grosses épaulettes étincelantes, le duc de Raguse, Marmont, disait:

—On m'abreuve de dégoûts, et cependant il faudra peut-être que je me fasse tuer demain pour des actes que j'abhorre!

Mais il aperçut la soutane d'Édouard et se tut. Omer remarqua l'habit «fumée de Londres», vêtement de Courfeyrac. Au bras de l'étudiant s'appuyait un académicien en uniforme et de qui les yeux étaient protégés par une visière de soie verte contre l'intensité du soleil. Praxi-Blassans nomma Destutt de Tracy, l'idéologue et l'ancien colonel, membre de la Constituante. A côté de lui déclamait, l'air bravache Combeferre, qui gesticulait dans un frac «pain brûlé».

Un flot de personnes ordinairement graves se pressait là contre la façade concave du bâtiment, contre les pierres jaunâtres et grises... Des perruques de travers sous des chapeaux ébouriffés, des bras qui se croisaient frénétiques, qui se levaient au ciel pour le prendre à témoin; des dos en redingote «bleu flore» sous une queue de chevelure blanche, et qui se haussaient en réponse aux fureurs libérales; des crânes aux mouvements malicieux qui raillaient la déconvenue des constitutionnels; cela formait une masse mouvante et bavarde, oscillant d'une porte à l'autre, sur ses pantalons blancs et ses bas chinés. Des mains invoquaient la coupole grise. Des révérences ironiques s'échangeaient sur les marches de grès. Des saluts se répondaient au large. Derrière la grille, solennels et sévères, les prêtres rendaient leurs devoirs aux boutons violets des évêques. Le comte de Praxi-Blassans fut entouré par les nouvellistes:

—Que pense le Château?

—Sa Majesté est à courre le cerf... tant la mesure lui semble ordinaire et de droit!

—Le populaire sait que quarante mille hommes de troupes fidèles...

—Il n'en faut point tant!...

—Voici le duc de Raguse qui s'apprête à quitter cet astrologue d'Arago!...

Les épaulettes de Marmont brillaient, en contraste avec sa haute figure fanée que de maigres favoris et des mèches grises encadraient mal. De ses gros yeux lourds il cherchait quelques amis entre les courtisans qui l'abordaient, l'échine basse. Non loin, la belle taille de Villemain dépassait les gens. Ses regards francs et vifs, l'expression indulgente de sa petite bouche, l'intelligence extraordinaire de toute sa face narquoise épiaient les consciences, les âmes, dévisageaient chacun. Il recrutait à droite et à gauche pour la réunion qui devait se tenir le soir chez M. de Laborde, en vue de rédiger une protestation du parlement.

Enfin, Omer Héricourt put toucher du coude l'habit «pain brûlé». Combeferre, le poussa devant Destutt de Tracy. Le vieillard tâcha de le voir, malgré la visière de soie verte et ses mauvais yeux noyés. Aux premiers compliments, il s'écria:

—Ah! Monsieur, voici notre Charte lacérée, détruite, anéantie! Toute l'œuvre de notre Révolution est à terre. Qui la ressuscitera jamais?...

—Les représentants du peuple!...

—Je voudrais le croire, Monsieur, je voudrais le croire; mais le moyen, avec la nouvelle loi électorale? Autant dire que les députés seront élus par les préfets... Allons... je vous salue bien... je vous salue bien...

Il avait peur de tomber avant d'atteindre le fiacre. Et les cochers aux galons métalliques qui, sur leurs sièges drapés, fouettaient les attelages des grands, l'effrayaient trop pour qu'il s'occupât d'un jeune orateur. On remontait dans les calèches. Omer se retira, légèrement froissé. Praxi-Blassans le recueillit.

—Ce vieil homme, qui fut un esprit chagrin et borné, encore que vraiment philosophique, me semble aussi malade que ses opinions... Laissez-moi donc, Monsieur, ces ganaches. Leurs jérémiades serviront tout juste à faire baisser la rente, vingt-quatre heures, et à permettre que votre tante Cavrois y trouve des bénéfices, autant que je me risque à le prévoir... Mais les cours iront au pair après-demain; et, de ce bruit, qui nous rabat les oreilles, il restera moins que rien... Il y a mieux à faire en introduisant du bon sens dans la religion... Le parti chrétien est celui qui compte le plus de sujets fidèles, et cela non point, de par le caprice des individus, mais de par les sentiments héréditaires, depuis quinze siècles, dans les familles latines... Obtenons de le faire triompher: la sagesse le commande... Ensuite ce sera moi, ce sera vous, qui nous croirons capables de lui bailler quelques clystères de science, de libéralisme, voire d'équité... Poussons le catholicisme à la suprématie. Libre à vous de le droguer par la suite en telle sorte qu'il prenne la mine de la République Romaine... C'est là besogne de purgons. L'abbé que voilà comprend au mieux le juste point. Faites état de ce qu'il prêche... Au surplus, je ne désapprouve pas qu'on mette aux nez de la monarchie et de l'Église l'odeur des tisanes jacobines: cela ne peut que raminer ces vieilles personnes... Mais gardez-vous de n'être, en tout ceci, que l'apothicaire. Il vous siéra mieux de prendre les rênes, quelque jour, sur le char du Roi... A vous revoir!... Baisez pour moi les mains de votre Elvire.

Allègre, il escalada les trois marches du marchepied, que le chasseur releva pour fermer la portière de la voiture haut suspendue; les deux alezans caracolèrent de court, entre les traits et le timon, puis s'éloignèrent dans le lacis des calèches, des landaus et des fiacres. L'abbé de Praxi-Blassans disait:

—Plaise à Dieu qu'il n'y ait point de bagarres! S'il advenait quelque tumulte, l'oncle Augustin ne se consolerait pas d'avoir manqué son Vendémiaire. A tout prendre, cela vaudra mieux pour lui. Il rapportera d'Alger une réputation... Ici, il eût pu finir sa carrière dans le fossé de Vincennes, devant un peloton de vétérans... On m'a dit que les d'Orléans l'avaient par M. Casimir Perier... C'est un jeu bien dangereux que celui-là!... Je remercie le ciel, pour le bien de la famille, de ce que notre général poursuit là-bas les cavaliers du Prophète...

—Bast!... fit Omer.... Je n'attends pas d'émeutes... On a trop reconnu les forçats par qui votre préfet de police fit construire les barricades, il y a trois ans, rue Saint-Denis... Bien sot qui se risquerait à tenir un rôle dans le drame que vos mouchards organisent peut-être! C'est le scrutin et la loi qui vous materont. Les magistrats eux-mêmes devront vous condamner.

—Tu as déjà noté les trois points de ta plaidoirie?

—Peu s'en faut!

—A la bonne heure!... J'irai les ouïr..., bien que tu ne viennes pas à mes prêches...

—Tu as trop de jolies femmes... Elvire est jalouse... Quand dînes-tu à Meudon, Parti-Prêtre?

—Mais... bientôt... Dimanche?

—Dimanche!

Ils se séparèrent, contents l'un de l'autre. L'abbé rejoignit l'état-major ecclésiastique du coadjuteur qui tenait le cercle au parvis de l'Institut, les mains derrière le dos et le ventre en avant, qui lançait des phrases hors de sa face glabre et boursouflée, pour un troupeau frétillant de jeunes prêtres poudrés, musqués, empressés, hilares et souples. Omer ne découvrait pas le major Gresloup. Il aperçut le postillon de leur landau, les deux bêtes grises. Elles piaffaient dans le ruisseau, le long du quai. Certain que son beau-père l'y retrouverait, il s'installa sur les coussins. Des amateurs et le bouquiniste marchandaient là. Un commissionnaire cirait les bottes d'un lancier bourru. Des harengères se disputaient avec un tondeur de chiens. Ces querelles divertirent Omer.

Bientôt le major parut, entraînant un dandy brun aux lèvres minces. C'était Armand Carrel. Il souhaitait que le Marteau reproduisît la protestation des journalistes dans un numéro spécial publié le lendemain, mardi. Et l'équipage trotta vers la boutique de Pied-de-Jacinthe, en traversant le pont du Louvre, derrière une «dame blanche» à trois chevaux pleine de bourgeoises et de leurs emplettes.

Après avoir rappelé fort poliment qu'il avait jadis conspiré à Belfort, en compagnie du général et du capitaine Lyrisse, Armand Carrel se félicita de consulter un avocat notable sur la valeur légale des ordonnances. Pouvait-on livrer au public les journaux sans les soumettre à l'autorisation? Omer l'affirma. D'après son avis, les magistrats ne sauraient procurer une sanction à des mesures évidemment interdites par les lois fondamentales du royaume. Lui s'engageait à vaincre toutes les résistances et toutes les pusillanimités des juges. N'avaient-ils pas accepté, l'année précédente, par plusieurs acquittements, qu'il fût licite de s'associer dans le dessein de refuser un impôt établi en violation de la Charte? N'avaient-ils pas déclaré punissable l'acte de supposer les ministres prêts à vouloir enfreindre les règles de la Charte? Omer cita les textes des jugements. Il lui plut de penser Armand Carrel convaincu; il s'échauffa:

—La Loi va dompter la force du monarque, et cela pacifiquement, dans le sanctuaire de la justice! En acquittant le Journal des Débats et M. Bertin, la Cour de Paris, en décembre, a condamné le ministère Polignac qu'ils accusaient. Elle ira jusqu'au bout de son devoir. Et le barreau l'aidera!

Vraiment il pressentait cette victoire éclatante du Droit. Il n'imaginait guère que devant le stèle de la Lex romana un homme de bon sens pût se rébeller, fût-il roi. Par un joli mouvement de sa tête frisée, Armand Carrel contesta cet optimisme.

Mais, de tout l'effort de sa corpulence, le major Gresloup vilipenda les Bourbons. Il opposait à leur politique ses thèses de saint-simonien; il opposait aussi des théorèmes de logicien aux idées sentimentales du journaliste, et s'emporta parce qu'ils ne semblaient pas d'abord irréfutables à ce sceptique.

Rue Richelieu, dans le corridor humide conduisant à la cour, aux ateliers de l'imprimeur, le major ne s'arrêta point de rugir. Pour l'écouter, les compositeurs cessèrent de chuchoter entre eux et de rejeter brusquement les caractères dans les compartiments des casses. Pied-de-Jacinthe ajusta ses besicles d'argent et, presbyte, lut de loin, l'épreuve du National qu'Armand Carrel lui présentait. Bientôt il éleva le ton. De sa voix encore militaire, un peu tremblante, il récita les phrases, forçant au silence les apprentis qui mouillaient les feuilles, les manœuvres qui noircissaient d'encre la pierre, le gnome hideux qui pesait sur les bras de la presse en grimaçant de sa face barbue, l'escogriffe blême qui, pour serrer les colonnes de caractères dans la forme de métal, enfonçait, à coups de maillet, les coins de bois.

—«Aujourd'hui, donc, le gouvernement a violé la légalité. Nous sommes dispensés d'obéir: nous essaierons de publier nos feuilles sans demander l'autorisation qui nous est imposée!»

—Bien dit!... approuva le gnome barbu, qui détirait le fond de son ample pantalon rayé.

—On va faire la nique à Polignac, Fanfan!... se crièrent les apprentis en claquant leurs bonnets de papier.

—Pas vrai qu'il est temps de z'y faire voir des couleurs à ces cafards?... grogna l'escogriffe... Ça veut nous ôter le pain de la bouche, quoi! pendant que ça mange des ortolans dans des plats d'or! On ne va plus pouvoir imprimer?... Qu'est-ce qui fournira la becquée..., hein, donc?

Il asséna le coup de son maillet sur la table de fer.

—Mes enfants..., déclara Pied-de-Jacinthe..., si nous ne pouvons plus tirer le journal, je ferme la boutique... dès demain... Je n'ai pas d'argent derrière moi, et je ne veux pas faire faillite. Pour lors, ménagez votre paye d'avant-hier... je vous y engage. Faudra peut-être que vous viviez des semaines avec ça, jusqu'à ce que vous ayez trouvé de l'ouvrage.

—Quel ouvrage?... demanda l'un des compositeurs... Je ne sais pas d'autre métier, moi!... J'ai, rue Beaubourg, une bourgeoise avec trois marmots qui réclament de la soupe matin et soir... Ma paye de samedi? Mais il n'en reste rien... Le boulanger et le propriétaire ont tout gardé!

—C'est la faute des Bourbons, et de Polignac, mon ami!... assura le major... Vous avez été soldat?... Oui.., Eh bien, un homme d'honneur ne se laisse pas affamer comme un rat dont on a bouché le trou.

—Parbleu!... se souvint l'escogriffe blême... Mon père a dansé la carmagnole sur les ruines de la Bastille! Ma mère a été à Versailles avec ses commères de la halle chercher... le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron... quand on a fait la Révolution... C'est pas des choses impossibles... On peut recommencer, des fois!

—Et se faire mitrailler par les Suisses!... grommela rudement une sorte de Silène à la poitrine velue, qui poussait des caractères dans le composteur.

—On les étripera, c'est pas des Français!... gronda Pied-de-Jacinthe, prêt à mettre la pointe au corps des lâches.

—Foin du roi rapporté dans les fourgons des Cosaques, et qui recrute des étrangers pour nous faire subir la tyrannie!... jura le prote, qui avait le visage troué par la petite vérole.

—D'abord les Suisses, ça a des uniformes rouges comme les Anglais de Waterloo,... fit le gnome hideux en retroussant son tablier de cuir... Moi, j'étais tambour en 1815...

—Eh bien, mon brave, il faut prendre la revanche de Waterloo sur tous les habits rouges!... conseilla le major.

—A voir!... contesta prudemment le Silène obèse; et, d'un revers de main, il torcha la sueur, dans les gros plis de son cou.

Ils se turent, reprirent leur tâche par la salle obscure aux murailles suintantes. Un manœuvre distribuait les cotes de la protestation. Ayant gravi l'estrade grossière où se trouvaient un pupitre, un livre de commerce et un tabouret, Pied-de-Jacinthe vérifia des comptes. Alors un ouvrier siffla doucement la romance du Saule, tandis qu'il étalait des feuilles à la brosse. Le gnome barbu s'arc-bouta contre le socle de la presse, et, de ses bras musculeux, noirs de poils, serra la vis. L'escogriffe tapa formidablement les coins dans la forme. Puis l'apprenti bossu tira la langue dans le dos du patron. Tout l'atelier s'émancipa. Mille brocards jaillirent des bouches rieuses... On rivalisa de grossièretés. Des spasmes de gaieté tordirent ces pauvres êtres, aussitôt oublieux du chômage possible et des Bourbons.

—Voilà tout le peuple!... murmurait Armand Carrel entre le major et son gendre... Il ne faut compter que sur nous-mêmes. Thiers a raison...

Omer vénéra l'idée de sacrifice que ces paroles contenaient. Signer la protestation des journalistes, c'était aussi conspirer contre l'État, c'était encourir la peine capitale. Cette tête spirituelle et brave, parée de chevaux noirs, tomberait-elle sur un échafaud, aux bravos de la même populace ignoble qui avait permis qu'on tuât les quatre sergents de la Rochelle? Ce corps jeune et svelte sanglé dans une grosse cravate de cachemire, dans une redingote grise, s'abîmerait-il au fond d'un cercueil pour assassins?... Ils restaient silencieux tous trois, frères par leurs réflexions. Il leur sembla que les rires de ces travailleurs aux âmes molles décidaient le destin de l'apôtre. Par un carreau rompu, les rayons de soleil illuminaient dérisoirement les murs boursouflés, lézardés, tapissés de suie grasse, les épreuves humides séchant sur des ficelles horizontales, les tréteaux ébréchés des casses, les chemises sordides et les gilets loqueteux des ouvriers, leurs pantalons informes ridés de plis gourds, leurs bas poussiéreux roulés sur leurs talons. L'escogriffe aux bras maigres hissait la forme sur son épaule. Le gnome hideux et musclé, court sur jambes, se ramassait dans un effort rageur qui réduisait la résistance du mécanisme. Le Silène à lunettes mâchait du pain en choisissant vite les caractères du casier. L'apprenti bossu balayait des paperasses, les injuriait et les souillait de crachats visqueux, pour la joie du prote grêlé, chétif, et qui blâma les ouvriers à voix hargneuse.

—Ce n'est pas le peuple qui a fait la Révolution,... dit Omer;... mais la bourgeoisie et la petite noblesse... La populace les suivit lorsqu'elle estima le désordre suffisant pour méfaire sans être châtiée...

—Pourtant le peuple est mort en ligne, quinze ans, pour la philosophie de la France!... répondit Carrel.

—C'est que la main de fer d'un Bonaparte était sur lui,... riposta le major... Il faut un homme qui l'épouvante et l'électrise.

—Peuh! Il n'y a de force que dans la Loi,... contredit religieusement Omer, honteux de penser toujours a des avantages d'argent.

Ils sortirent du lieu; ils quittèrent ce sol de terre battue par les pieds en savates de cordes.

—Vive la Charte!

La rumeur arrivait du Palais-Royal. Ils s'y précipitèrent.

Des remous de foule barrèrent le passage vers la galerie d'Orléans. Dans le jardin aux arbres verts, par delà les grilles, des messieurs étaient aux prises avec les gendarmes. Enorme et pansu, Dieudonné Cavrois, debout sur une chaise, contre un kiosque, agitait d'une main son chapeau, de l'autre, le Moniteur, en déclamant ce que la poussière et le tumulte étouffaient. Les étudiants de sa bande l'entouraient. La tête archangélique d'Enjolras émergea parmi les bousculades avec les mains sales de Bahorel et la tignasse de Grantaire, près d'un groupe qui rabattait, à coups de cannes, les baïonnettes de trois gendarmes enragés. L'écharpe orange d'une grisette, qui était l'apprentie de madame Cardoche, Cydalise et sa capote de paille sombrèrent au milieu d'énergumènes. Ils leur faisaient une ovation. Plus loin, dans la poussière, ce fut le gilet écarlate de Ribéride qui haranguait les clameurs de boursiers à chapeaux blancs, à badine. Puis les bicornes galonnés se multiplièrent sous les branches: les efforts des soldats dispersèrent la multitude en furie, refoulèrent une horde de demi-soldes cramponnés à la redingote marron de M. Boredain que tiraient d'autre part deux policiers. Lui, de sa trique, posément, écartait les menaces des fusils. Plusieurs gamins éperdus grimpaient aux arbres, cassaient les branches; elles dégringolaient avec leurs feuillages. Là-bas, un tabouret de jardin, lancé par l'oncle Edme, vola loin de son profil d'aigle et de ses sourcils broussailleux. Il attaquait ainsi une bande de mouchards en observation près du bassin, et qu'indiquait le geste d'une statue.

A la rescousse, Dubourg accourait. Vers le ciel, il leva son chapeau, montra, de la canne, à ses compagnons toute une nouvelle masse de gendarmes, l'arme au bras, que dégorgeait la rue Vivienne. Sous les verdures elle se formait en ligne, avançait, correcte et rigide, ses buffleteries en croix contre les plastrons rouges, précédée par des recors aux gourdins agiles, par un commissaire de police qui marchait en culottes, en bas noirs, la panse dans l'écharpe blanche. Il priait:

—Messieurs! messieurs!... Au nom du Roi, je vous somme de vous retirer!

Derrière lui, deux tambours battaient la caisse. Et le roulement lugubre arrêta les essors des colères libérales. La plupart des vociférations s'apaisèrent.

Alors une jeune femme qui portait un nœud rouge dans les cheveux, plaisanta:

—Allons chez Polignac!

—Chez Polignac!... répétèrent mille voix nerveuses.

Et cette invite persuada toute la foule, qui se tourna vers les issues ouvertes sur la rue Montpensier. Cent messieurs pâles bousculèrent Armand Carrel, le reconnurent et l'entraînèrent, malgré M. Gresloup, qui les voulut suivre. Omer n'aimait pas rester dans cette multitude. Un ouvrier en veste le rejeta du coude, assez loin, sans même l'apercevoir. Deux étudiants à casquettes séparèrent encore le gendre et le beau-père.

«Où vont-ils?... se demandait l'avocat... Attention! Il ne s'agit pas de me faire révoquer par le Conseil de l'Ordre, au moment où je vais pouvoir acquérir de la réputation, grâce à des plaidoiries brillantes, dont l'Europe s'occupera nécessairement. Cette bagarre ne saurait aboutir à rien qu'à des sottises... Une condamnation en correctionnelle me nuirait trop...»

Sans doute le major devina-t-il ce sentiment à la mine prudente du visage: il cria, par-dessus vingt furieux, qu'il ne rentrerait pas à Meudon et qu'Omer devait partir aussitôt, avertir ces dames, les rassurer, demeurer près d'elles jusqu'au lendemain. Il en fut ainsi.

Elvire fraîche, joyeuse d'avoir cueilli des fleurs dans le parc, attendait son mari sur le perron; elle le reçut dans son baiser délicieux, le mena vers la blanche table, les verreries limpides, les argenteries lumineuses et le bon visage pensif de madame Gresloup. La chance de leur fortune les grisait tous trois. Ils établissaient du bonheur dans leur avenir. L'odeur des pelouses entrait par les hautes fenêtres. Les servantes galloises bleues et blanches, les deux laquais verts se postèrent silencieux aux angles du dressoir que garnissaient réchauds et flacons. Omer imputait aux événements la cause de succès prochains pour son éloquence.

—Que tes actes sont nobles et généreux!... dit Elvire... Est-ce moi, celle que tu aimes et qui porte ton nom?... Vraiment?... Ah! mon bel Omer!

Le dîner fut succulent, gai. Madame Gresloup, ravie de compter encore ce que la Banque d'Artois gagnait à la baisse, proposa d'acheter une maison à Dieppe et de voyager en Italie.

Plus tard, l'alcôve enferma les chaudes effusions des époux. A saisir la poitrine pâle et parfumée de verveine, Omer oublia les odeurs de limaille qui régnaient dans l'imprimerie, aussi bien que les relents de bottes habituels au café Lemblin. Cependant les appels de son fils, Olivier, lui rappelèrent dès l'aube ce que sa race latine devait à la mémoire de Rome, et à la divinité de la Loi.

XI

Au matin, les journaux justifièrent en partie cette quiétude. Si la foule avait assailli de pierres une voiture où elle avait cru reconnaître le prince de Polignac rentrant à l'hôtel des Affaires étrangères, la gendarmerie avait promptement dispersé l'émeute. Le Marteau publiait un dessin de Joseph Bridau: un Charles X gâteux, sous le costume des Jésuites, avec l'emblème du Sacré-Cœur autour du bras, le cierge et le bréviaire aux mains. La légende était: Oh! le vilain sire! A la seconde page, s'étalait, en lettres grasses, la protestation des journalistes; puis une invitation à l'entente pour le refus de l'impôt, article identique à celui du National et du Temps. Après cette lecture, Omer écrivit la minute de l'opposition contre le créancier de madame Cardoche: il sut y insérer, fier de son adresse, une subtilité de procédure fort essentielle, et que l'huissier eût certainement omise. De bonne heure, il monta dans le tilbury, en promettant à son Elvire de lui rapporter, le soir, du poisson de mer, soles ou turbot, que l'on achetait chez Laffitte et Caillard, à l'arrivée de la diligence normande.

Paris ne semblait guère plus ému que la veille. Les fumets de cuisine s'échappaient des restaurants. Le «tigre» reçut les rênes à la porte de l'huissier, rue de l'Echelle. Recopié séance tenante, l'exploit fut transmis à l'avoué de Camusot. Après quoi, l'attelage trotta vers le magasin de lingerie, rue Montpensier. Or, un rassemblement d'épiciers, de commères, de curieux, de gâte-sauces embarrassait la voie devant la boutique de Pied-de-Jacinthe. L'avocat sut immédiatement que le commissaire de police, après avoir saisi les presses du National, celles du Temps, venait opérer dans l'imprimerie du Marteau. Vingt commis et artisans prolixes le renseignèrent:

—C'est grand dommage: le monde du quartier s'amusait à voir les drôleries dans la vitrine... M'est avis que le pauvre vieux va fermer boutique. Le v'là ruiné, de ce coup-là... Un homme qui a versé son sang pour la France!... Sacré nom!... C'est pas l'Empereur qu'aurait fait ça!...

—Sûr et certain!... approuva le garçon de café qui rattachait le ruban de son escarpin.

—On attend le ferreur des forçats: il est encore à démonter les machines du Temps... Il n'y aura pas un honnête serrurier pour accepter de faire cette besogne-là!

—Pas plus ici qu'en haut de la rue,... déclarait un commis fanfaron à une dizaine de flâneurs bavardant, les mains dans les poches.

Omer sauta du tilbury, l'envoya devant le café de la Régence.

—Je suis l'avocat du sieur Pied-de-Jacinthe,... dit-il au gendarme qui défendait les abords de la maison.

Il montra sa carte. On lui permit de parvenir jusqu'à la cour humide, bordée de hangars et d'appentis. Outre six gendarmes, baïonnette au canon, cent personnes l'encombraient, typographes de Pied-de-Jacinthe, voisins, carbonari et F. F.·. de l'Ardente-Amitié, buveurs des Enfants de Momus, messieurs. Le major Gresloup, battant du poing son estomac proéminent, excitait encore le capitaine Lyrisse. L'étudiant Ribéride endoctrinait un artisan timide conduit devant la porte close par le patron qui refusait de l'ouvrir:

—Je vous répète ce que nous disions tout-à-l'heure, M. Baude et moi, à votre camarade, dans les ateliers du Temps... Si vous forcez cette porte, vous devenez le complice d'un acte illégal, vous commettez un vol avec effraction, que l'article 384 du Code pénal punit par les travaux forcés... Voici Maître Héricourt, avocat à la Cour d'appel: il confirmera ce que j'avance...

Omer regretta d'entrer juste à point pour s'afficher au nombre des rebelles, et de façon irrémédiable. Néanmoins, il se refusa d'hésiter. Sous la mèche noire, l'œil malin d'Ulysse Trélat le surveillait. Dans le groupe des Carbonari, M. Buchez gardait une mine de sévérité muette entre les bouts de son col mou. M. Raspail guettait, de sa figure noiraude, vive, engoncée dans le gros col de velours. Dieudonné Cavrois crispait ses larges joues pour réprimer ses objurgations; et, rigide dans sa gaine de vêtements sombres, M. Roulon mâchonnait une sentence de flétrissure. Omer pensa qu'après tout sa nouvelle richesse permettait l'indépendance. Il se décida pour le brave oncle Edme, pour son beau-père, pour l'ardeur de ce Ribéride à la chevelure de page, et pour la tradition romaine que le fils d'Elvire perpétuerait. Mot à mot, lentement, dévotement, il récita l'article 384. Son accent courageux et solennel étonna.

—Bon ça!... fit le serrurier, ôtant sa casquette pisseuse, avec une emphase de théâtre... Respect à la Loi! Je m'en vais...

—Maître Héricourt,... réprimanda le commissaire de police,... il vous appartient moins qu'à tout autre de méconnaître mon caractère et mes insignes. J'agis au nom des Pouvoirs Constitués...

Ce freluquet au chapeau de castor était donc l'ennemi. Son observation, c'était l'insulte de la force barbare.

—Non, monsieur,... répliqua vivement Omer, glorieux des murmures qui l'approuvaient déjà... Non, monsieur: vous n'accomplissez pas un devoir prescrit par la loi; vous obéissez aux caprices de vos maîtres. Nous, citoyens, n'avons pas à nous incliner devant des caprices... Les Ordonnances n'ont pas été ratifiées par la Chambre Basse ni par la Chambre Haute... Ce sont des caprices, et non point des lois...

Il acheva d'une voix tonnante, grisé par l'ivresse de ses nerfs, et, tout à coup, transporté d'aise en s'admirant héroïque. Le vent de ses paroles le soulevait au-dessus des hommes. Il eût dit que, du buste, il dépassait, tout-à-coup, leurs statures.

—Vive la Charte!... conclut l'escogriffe blême.

Pareille acclamation jaillit de toutes les bouches. Le Silène lui-même la proféra derrière l'échine du gnome hideux. Les cochers la renfoncèrent par des gesticulations véhémentes. De son œil sanglant, de son front de marbre, l'ancien cuirassier Brémondot menaça, la lippe en avant, le petit commissaire quinteux qui s'exaspérait, qui bredouillait:

—Paix-là! Messieurs! paix-là! Doutez-vous que je puisse vous faire arrêter sur-le-champ pour rébellion?... Obtempérez aux ordres.

Omer sentit bruire dans ses fibres toute la colère de l'assistance. Il sut qu'il excitait les courages endormis, que ces gens l'adoraient, vivante incarnation de la justice près de les défendre du chômage, de la faim, de la mort. Hors de lui, hors de sa prudence, le jeta l'espoir de les entraîner, de déconcerter ce petit policier bilieux. Le jeune homme n'avait qu'à gagner en payant d'audace; il haussa les épaules dédaigneusement.

—Ça, Maître Héricourt, je puis vous conduire vous-même à la Conciergerie, les menottes aux poignets!

—Je vous en défie!... L'article 341 punit des travaux forcés l'arrestation arbitraire. Tout le barreau de Paris agirait contre vous, et ferait appliquer la loi!... Car cela, c'est la Loi! Tandis que ceci, ce n'est rien du tout... Ce n'est rien, en vérité, moins que rien!

De l'index il désignait les ordonnances qu'un subalterne collait au mur. Il cria:

—Rien devant la Loi! Moins que rien!

A cet instant, sa croyance vécut en lui, mieux que lui-même. En ses veines, en son cœur palpitant affluait tout le sang noble des ancêtres latins que son érudition vénérait, celui du Peuple aux Sept Collines. En son âme s'exaltait l'honneur des Gracques, de Brutus, de Justinien, de Danton, pontife de cet esprit antique servi par les armées Jacobines, par le colonel Héricourt, avant qu'il fut tué en pourchassant, après Wagram, les soldats de la tyrannie. Contre le serviteur des mêmes adversaires, le fils avança, l'enferma dans son geste à la Popilius. Heureux d'être puissant, Omer délirait presque. Ses nerfs vibraient, et ceux aussi des grands Romains ressuscités en lui. C'était la foi secrète des légionnaires qui s'évertuait par son éloquence; c'étaient les antiques forces mystérieuses de leur Mithra qui, par la bouche, allaient vaincre. Ainsi que ce jeune dieu au bonnet rouge, il terrasserait encore la bestialité du taureau symbolique, la brutalité des rois, en la personne mesquine de ce petit domestique éperdu, prêt, d'instinct, au recul, tandis que l'officier de gendarmerie, par les lueurs mal éteintes de son regard, approuvait tant de courage civique. «Mon fils! pensait Omer. Je fais à ta descendance un destin de liberté!» Il l'évoquait endormi, l'enfant d'Elvire, l'espoir aux yeux clairs et aux cils sombres de leur œuvre conjugale. Et cette chère image ordonnait d'abolir toute peur, de soumettre la vie présente aux félicités du temps futur.

A sa main s'attachait la rude poigne de l'oncle Edme, qui lui froissait les muscles pour le remercier. Chaude caresse d'affection, le major enlaçait du bras la taille de son disciple. Le prote redressa tout son corps maigre, et lança des jurons émus vers les toits.

Dans cette cour noirâtre, humide et profonde comme un puits, une chose majestueuse s'accomplissait. L'esprit terrassait la force. Honteux de leur mission, les gendarmes ne bougeaient pas derrière leurs baïonnettes. Appuyant sur le grand sabre ses gantelets jaunes, leur capitaine épiait insolemment les allures du commissaire qui dictait au subalterne les notes d'un rapport. Les carbonari gardaient leurs masques de juges devant le coupable qu'était ce pauvre fonctionnaire tripotant son écharpe à franges. Il y eut du silence et du respect. Les apprentis eux-mêmes ne chuchotaient plus en haut du haquet où ils s'étaient juchés, les jambes pendantes. Une main dans son habit, Omer Héricourt recevait les félicitations d'Ulysse Trélat, de M. Buchez, de M. Roulon, de Cavrois, qui se présentait en sueur et cramoisi.

Le ferreur des forçats fit son entrée, portant des tenailles et des pinces. Les huées de Bahorel et de Grantaire furent renforcées par celles de l'escogriffe, du gnome, du bossu, des cochers, de tous les typographes.

—Laissez cela, mes amis!... pria le jeune Ribéride, beau de sa pâleur... Ce n'est pas un homme, c'est un instrument...

Le colosse enfonça son bonnet de laine sur ses favoris. De ses bras lourds, il choisissait entre ses outils posés à terre. Il se baissa: la croupe monstrueuse tendit le pantalon de cuir. Il glissa un levier sous la porte, agit. Les vis de la serrure sautèrent bientôt. Les recors se précipitèrent dans l'atelier béant. A leur suite, le ferreur se dirigea vers les machines. On entendit retentir le son clair du marteau qui frappait les boulons. Alors Pied-de-Jacinthe boutonna son habit carré contre sa maigre poitrine. Son menton tremblotait. Dans ses yeux brouillés et jaunes, de l'eau sourdait.

—Il est inutile de revenir ici, vous autres!... dit-il aux ouvriers... Je n'aurai plus de travail pour vous... Je ne sais plus moi-même où trouver mon pain...

L'escogriffe et le prote grêlé grognèrent vers les gendarmes impassibles.

—Va demander au commissaire qu'il t'offre la soupe et le bœuf!... conseilla le cocher Gousenot... As-tu du cœur? Alors vas-y... Aïe donc!

Un clin d'œil malicieux creusa la ride profonde qui partageait sa joue. Dambeton encouragea les ouvriers par les moqueries de son mufle moustachu. Brémondot oscillait sur les colonnes de ses jambes, serrait ses poings de cuirassier formidable. Assurant leurs chapeaux cabossés, les buveurs des Enfants de Momus s'apprêtaient à des luttes. Cavrois prévit le danger:

—Hors d'ici!... Cela pue le crime!

Au soleil de la rue, ils furent abordés par la foule curieuse et babillarde.

—Nous sommes des ouvriers sans pain, et, tout à l'heure, sans feu ni lieu!... marmonna l'escogriffe pour les badauds qui l'entourèrent.

—Je vais quérir des sous chez Polignac, moi!... décida le gnome barbu; et il roula son tablier autour de ses hanches.

On l'applaudit. Une fille minable tira par sa blouse le morne Silène dont les bajoues fléchissaient.

—Patience!... recommandait aux apprentis le petit bossu, patience!... Sais-tu comment on peut coudre un drapeau bleu, blanc, rouge?

—Il y a des étoffes chez la marchande de modes, la mère Cardoche...

—Le patron dit que ça chicanerait joliment les mouchards. Seulement...

—De l'argent?... interrompit Dieudonné Cavrois, qui fouillait dans son large pantalon de toile... Tiens, voilà un écu... Achète les trois couleurs.

A ces mots, l'avocat se souvint de madame Cardoche et de ses inquiétudes. Il se disposait à lui rendre visite, lorsqu'il aperçut Rambourg écroulé sur une borne, au milieu de ses cochers. Bridoit, l'ancien canonnier, prit le bras de l'escogriffe, et le tira dans le cabaret des Enfants de Momus, puis Goussenot y conduisit le prote grêlé, deux manœuvres. Il les invitait tout haut:

—Allons boire à la santé de la Charte et du général La Fayette!... Venez aussi, tonnerre!... C'est un hussard de l'Empereur qui régale!

—Vive l'Empereur!... s'écria le petit bossu brusquement.

La présence des gendarmes, des mouchards empêcha des approbations plus bruyantes.

Là-dessus, un garçon accourut qui distribuait gratuitement à tous les exemplaires du National. En une minute, la rue s'éclaira de mille feuilles fraîches qu'on déployait sur le seuil des boutiques. Au cœur des groupes, des jeunes gens récitaient les paragraphes, avec des intonations d'acteurs, apprises boulevard du Temple. Le coureur jetait les journaux par dizaines dans les magasins, dans les allées des maisons. Il leva les stores rouges des fiacres abandonnés contre le trottoir, pour y introduire le factum séditieux:

—A bas les ordonnances! Et vivent les chasseurs à cheval!... criait Brémondot en faisant claquer son fouet.

—Qui trinque avec les braves?...

Ni l'oncle Edme, ni le major ne se dérobèrent à l'invitation de l'ancien soldat. Ils emmenaient Pied-de-Jacinthe, bien qu'Omer voulût lui dicter une procuration. Dans la tabagie, on s'excita tout de suite. Pied-de-Jacinthe promit de décrocher ses pistolets d'arçon et de tuer comme un chien le mouchard qui s'opposerait au montage des presses. L'escogriffe et le gnome barbu jurèrent d'être ses complices. Quant aux cochers, nulle de leurs vieilles prouesses en Espagne, en Russie, en Saxe n'égalait plus ce que prodiguerait leur vaillance prochaine.

—Si Martignac gouverne avec le centre, il est chassé par la droite; si Polignac gouverne avec la droite il est chassé par le centre et la gauche... Il n'y a plus de gouvernement possible.., démontrait à M. Roulon le major Gresloup... L'anarchie prépare la tyrannie. Prenons garde à nos droits.

—Il faut que les gens de cœur s'unissent pour en finir avec ce régime restauré deux fois par l'ennemi! commanda Dieudonné.

On choqua les verres... On dénombrait les chances. Un peu moqueur, Omer douta qu'ils pussent réussir: le canon aurait vite réduit à rien leurs efforts. Mais Goussenot rappela qu'en Espagne les chevau-légers tout seuls, lances au poing, avaient culbuté les batteries de la Sommo-Sierra sur un affreux terrain de montagne... Et le tambour de 1815 cita des exemples, confusément. L'avocat examinait les vestes déteintes, les amples pantalons écourtés, les bottes éculées, les chemises rapiécées de ces pitoyables paladins. Il eût souri de leurs ventardises. Elles l'ennuyèrent bientôt comme celles du capitaine et du major qui renchérissaient.

—Marmont prend, au Carrousel, le commandement des troupes!... confirma Michel Chrestien, la barbe en désordre et le visage en sueur.

—Celui que l'Empereur a flétri par ces mots: «La trahison du duc de Raguse livra la capitale et désorganisa l'armée!...»

—Un traître! L'ami des Kaiserlicks et des Cosaques...

—Voilà bien celui qu'il fallait aux agents de Metternich!

—Soldats de l'Empereur, l'ennemi règne dans nos murs!... ajouta le capitaine Lyrisse... Vous laisserez-vous subjuguer sans vous défendre?

Les jurons répondirent. On posa rudement les rouges bords. Le poing de Dambeton ébranla le comptoir d'un grand coup qui fit s'épancher le vin... Dehors, la nouvelle se propagea. Les commis de l'armurier la transmirent aux porteurs de la boulangerie. Des servantes l'enseignèrent aux deux bouchers occupés à vêtir de graisse les quartiers de viandes, le long de l'étal. De son entresol, un lecteur du Figaro comprit: il appela son fils, qui le rejoignit à la fenêtre, se pencha pour interroger le marchand de tonneaux roulant sa barrique. Un jeune cavalier arrêta son cheval, s'informa, puis se découvrit:

—Vive la Charte!...

—A bas les ordonnances! A bas les ministres!... firent les imprimeurs aux bonnets de papier, les noirs mécaniciens des presses. Ils commençaient à descendre la rue Richelieu, par équipes congédiées:

—Du pain! Pas de ragusades!...

L'ivresse agrandissait les yeux hagards de ceux qu'avaient altérés la chaleur de la saison et les ardeurs de l'invective. Manches retroussées, gilets ouverts, bras dessus, bras dessous, ils avançaient, trapus et arrogants. Les brocheurs de la rue de l'Oursine, aux tabliers salis de colle, marchaient sur deux files, comme la troupe, et chantaient:

En avant
Fanfan la Tulipe,
Oui, mill' noms d'un' pipe,
En avant!

Dieudonné reprit ce refrain à pleine gorge.

Des femmes les accompagnaient. Les fanchons de couleurs, les madras éclatants enveloppaient leurs faces tour à tour chagrines et rieuses. Les balcons se garnirent d'épouses inquiètes qui ragrafaient leurs camisoles, en se montrant la multitude accrue. Des orateurs poussifs, grimpés sur les bornes, interprétaient la prose des gazettes. Mais une rumeur immense, vague et lointaine naissait. La rue se remplissait de bravaches. Il en sortait des maisons, et ils finissaient d'endosser leurs vestes pour applaudir les paroles les plus téméraires du bel Enjolras enrôlant l'émeute près de Ribéride. La tête d'ange et la tête de page enjôlaient les grosses femmes émues, les écolières qui dansaient la capucine, les cuisinières qui protégeaient du bras droit leur pain de quatre livres et leur panier de provisions tenus dans le bras gauche. Un chien, férocement aboyait: il reçut un coup de trique, et s'enfuit avec de longues plaintes de désespoir chétif. Le long des façades indéfinies, montaient mille vociférations, jusqu'au fleuve du ciel qu'enserraient les girouettes et les angles des toitures.

Aux Enfants de Momus défilèrent successivement les membres de l'Ardente-Amitié, qui présentaient leurs condoléances à Pied-de-Jacinthe, le F.·. Terrible. L'employé de banque avait été poursuivi par les agents de police dans le jardin du Palais-Royal; il ôta son chapeau pour éponger son crâne verruqueux:

—Polignac a violé la loi: il est hors la loi! Qu'en dites-vous, Maître Héricourt?

—Assurément!... concéda l'ébéniste aux mains éternellement vernies de palissandre... Le commerce de Paris retire sa confiance au gouvernement. J'ai mis les barres aux portes de ma boutique; et me voilà. L'Ardente-Amitié doit soutenir le F.·. Pied-de-Jacinthe illégalement frappé. Tel est mon avis, Monsieur!

Et il courbait en deux son corps famélique, sous le nez de l'avocat, pour le convaincre de plus près.

—Les propriétaires seront avec vous!... déclara solennellement M. Roulon... Les ministres ne doivent porter aucune atteinte à la propriété: c'est inscrit dans la Charte. En ruinant mes locataires, ils réduisent le revenu de mon immeuble. Ah!

Dans la porte ouverte, le petit vieux fardé de rose montra bientôt son toupet de filasse. Il se faufila parmi les cochers:

—Maître Héricourt, j'ai vu le 10 Août, moi!... Donc je puis le dire, c'est une turpitude! On trompe le roi Charles X. Quelle faute d'avoir donné le commandement à Marmont!... Tous mes employés désertent mes bureaux... Ils sont au café Lemblin, et ils demandent au général Dubourg un plan de résistance.

—Après tout, conseillait un F.·. ventru, nous avons encore chez nous nos fusils et nos fourniments de gardes nationaux. Si on a licencié les légions en 1827, on n'a pas osé les désarmer. Nous pouvons toujours faire observer la Loi...

Et, du pouce, il écrasa dans l'air ses ennemis prochains... Mais les bravades des cochers étouffèrent tous les propos. On suffoquait dans cette salle étroite; le bruit des voix ébranlait sur les étagères les rangs de bouteilles à rogomme. La tenancière se plaignit tout à coup d'être volée: il fallut que Dieudonné lui jetât une pièce d'or:

—Tiens Maman, et ne pleure plus!... Polignac fait marcher ton commerce.

L'oncle Edme réclamait les adresses de tous les anciens soldats résidant à Paris pour les convoquer. Assis derrière une table couverte de chopines, il notait au crayon, sur le dos d'une lettre, les renseignements contradictoires de gens qui se querellaient.

—Omer.., dit M. Gresloup.., il est indispensable que je communique ces nouvelles au général Pithouët, avant qu'il écrive au général Lamarque. Il m'attend, d'ailleurs, pour se rendre à la réunion des députés libéraux chez M. Casimir Perier. Venez avec nous Dieudonné!... Avez-vous une voiture?

Omer accepta volontiers de fuir cette bagarre où chacun expliquait ses opinions à tue-tête. Tous trois se dirigèrent en hâte vers le café de la Régence, et le tilbury de l'avocat. Ils eurent de la peine à contourner les rassemblements compacts. Gagne-petit, serruriers noircis par la limaille, savetiers brandissant une forme ou une empeigne, coiffeurs frisés, peintres munis de leurs pinceaux, tous s'évadaient de leurs échoppes, dégringolaient de leurs échafaudages, afin de participer au tumulte de la rue, que bouscula brusquement, derrière un essor de gamins et de fugitifs éperdus, le trot de six gendarmes à cheval. Frôlés par la masse, les deux cousins s'engouffrèrent dans une allée sombre, aux bras de maritornes hurlantes dont les chairs molles et chaudes, à travers l'étoffe, les touchèrent. Le péril passait. Au milieu de la rue, un broc de lait visqueux répandu sur le pavé, un garçon qui se relevait en serrant à deux mains son crâne, intéressèrent aussitôt la foule. De nouveau elle envahit la chaussée. M. Gresloup appelait de loin. Peureux de recevoir un coup de sabre, d'être foulé par les chevaux, Omer pesta contre l'imprudence des petites gens. A quoi servait-elle? Il blâma vivement l'oncle Lyrisse de convier le peuple à cette lutte intempestive et dangereuse.

Au café de la Régence, sous les nymphes des peintures murales, on retrouva le gilet rouge de Ribéride, l'habit «fumée de Londres» et l'habit «pain brûlé» de Courfeyrac, de Combeferre, la figure rasée d'Ulysse Trélat, la barbe en collier du sévère M. Buchez. Sa tabatière de corne en avant, M. d'Orichamps offrit une prise. M. Mesnil, qui jouait aux échecs avec M. Raspail, remonta ses lunettes pour accueillir par des interjections dramatiques le major et son gendre. On échangea des vues. Ces messieurs attendaient l'heure de la réunion chez Casimir Perier. Les curiosités anxieuses des autres consommateurs se fixaient alors, sur la droite de la place. Là-bas, des gendarmes à pied refoulèrent jusqu'aux échafaudages d'une bâtisse, sur le coin de la galerie de Nemours, quelques apprentis, l'escogriffe et le gnome qui, le coude en dehors, refusaient de se disperser. Dans le café, toutes les âmes des spectateurs vivaient les affres du conflit, guettaient la fin. Qui tenant pour l'autorité, qui pour la révolte, on dissimulait sous des plaisanteries et des rires, la passion réelle de vouloir aussi craindre et porter les coups. Chacun disait comment devait agir le soldat au bicorne qui traînait son fusil d'une main, et de l'autre, molestait un vigoureux coltineur attentif à ne point perdre son National.

Cependant un brigadier, de sa baïonnette, effraya les grimaces des apprentis: ils se réfugièrent à l'abri de la palissade, parmi les tas de moellons et les sacs de ciment... Des maçons, perchés sur une échelle, reprochèrent au gradé la chute d'un enfant loqueteux qui pleurait. Ils menacèrent de descendre et de s'en mêler. Un gâcheur de plâtre, injurié par le militaire, secoua sa truelle. La tache de boue blanche s'aplatit sur l'épaulette, sur le plastron rouge, sur la joue bandée par la jugulaire... A cette vue, les cavaliers en peloton dans la rue Saint-Honoré dégainèrent bruyamment. De l'échafaudage cent huées partirent... Une pluie de plâtre s'abattit sur les gendarmes à pied, qui regagnèrent à reculons la galerie de Nemours. Ces flasques projectiles ne traversant plus la distance, des pierres furent projetées. L'une, rebondit, vint frapper le paturon d'un cheval bai qui, ruant, ébranla son maître, aux rires nerveux de la foule accourue. Alors les ordres du maréchal des logis attirèrent la garde du Palais-Royal. Les shakos à tresses, les habits à brandebourgs de ces fantassins furent visibles entre les colonnes. Eux, rapides, se déployèrent. Déjà s'esquivaient les apprentis et les maçons, que la foule des badauds, assemblée devant la rue Richelieu, reçut dans son sein et qu'elle entraîna, refluant le long des arcades, vers la rue Montpensier. Un peloton de centaures à bicornes et à sardines blanches l'y bloqua, bien qu'ils fussent assaillis d'insultes, de cailloux, de savates, de trognons, de bouteilles vides, bien que les chevaux renaclassent, dans un bruit de fers et de sabres. Les personnes accoudées aux fenêtres de la maison. Lepage refermèrent promptement les persiennes, dont la poussière s'envola...

—Il faut pouvoir rendre compte de ce qui se passe au général Pithouët... dit le major... Allons voir.

Au galop de ses courtes jambes musclées, il franchit la place. Dieudonné s'élança derrière lui; sa graisse cahotait dans sa redingote flottante. Le gros garçon jovial entonna le refrain cher aux grisettes de la mère Cardoche:

Avance donc, mon petit Ernest!
Hé! avance donc!

Omer ne voulut pas être lâche. Comme les chevaux s'arrêtaient à la face de la foule, il prit son élan derrière l'habit «fumée de Londres». Au pas de course, Courfeyrac soutint que leur présence de fashionables, dans les rangs du peuple, ferait réfléchir les commissaires. Bien qu'essoufflé, Combeferre ajouta que c'était un devoir de donner l'exemple. Otant son chapeau qui dansait sur sa chevelure, Raspail assura qu'on avait trop prêché la révolte pour se dérober à ses périls. Quant à Ribéride, il bondissait comme un chamois, ayant aperçu au seuil de Mme Cardoche le feutre mou d'Enjolras, les mains sales de Bahorel et la tignasse de Grantaire, juchés sur la voiture du cuirassier Brémondot. Autour des roues, les ouvriers en sueur s'égosillaient:

—Vive la Charte!

—A bas Polignac!

Par le travers de la rue Montpensier, le fiacre de Goussenot et celui de Dambeton, déjà, formaient obstacle. A l'abri de ces véhicules boiteux et de leurs mazettes titubantes, la foule se rassemblait, criarde et moqueuse. Loin de ses amis, Omer y fut, dans les jupes puantes d'une harengère qui protégeait mal de la bousculade son éventaire à poissons nacrés.

—De quoi, l'asticot? Je vais pas écraser le monde, peut-être?... répondait l'ancien hussard au gendarme enjoignant de livrer passage.

—Hohu-ho!... hô!... Hé! la prévôté?... Viens donc faire reculer Cocotte, si tu peux, et sans renverser les commères!... priait Dambeton.

Tous deux fustigeant leurs haridelles, tirant sur les rênes, feignaient de ne savoir où garer leurs caisses jaunes; ils constituaient, par cet embarras, un rempart qui fermait la rue. Ils usaient de plaisanteries militaires; ils désarmaient à demi la sévérité de la consigne. A son tour, le fiacre de Brémondot vint protéger la foule de tâcherons en manches de chemise, qui, dans cet orifice de la rue Montpensier, piétina, rit, se conta des prouesses mensongères, chatouilla les demoiselles, s'appela, s'offrit à boire.

Mme Cardoche, au pas de sa porte, encourageait les voisins en contant la fin de Labédoyère, et comment la veuve avait dû payer à l'État, outre les frais de justice, trois francs d'indemnité pour chacun des soldats exécuteurs. Ses grisettes aidaient le récit, corsaient le drame au grand émoi des concierges. En parlant, Cydalise nouait, à son menton pointu, les brides d'un bonnet blanc: elle allait sortir avec la Bordelaise, qu'emmenait Cavrois. Omer ne sut être complètement cruel aux œillades de son ancienne amante, Angeline, qui remonta quatre à quatre, en haut de l'étroite maison, quérir une écharpe: Dieudonné, malin, l'avait invitée de même. Heureuse de savoir la saisie ajournée, Mme Cardoche leur donna congé, à condition qu'elles fissent honte, par toutes les injures, aux assassins de Labédoyère. Bientôt, les trois fillettes gambadaient. C'était la même poitrine lourde et succulente au souvenir, qui tremblait encore dans le corsage à fleurs d'Angeline. Omer craignit d'offenser Elvire si, comme avant son mariage, il pesait, dans ses mains frémissantes, cette chair de délices. L'espiègle l'engagea, du sourire, à renouveler leurs ébats. Il sentit le désir accélérer les mouvements de son cœur.

Il se rapprochait d'elle sous couleur de répondre, par-dessus la fanchon, aux appels de Cavrois, lorsqu'un enfant affirma que la troupe assommait les flâneurs, de l'autre côté du Palais-Royal, dans la rue du Lycée. Toutes les têtes hâves et toutes les têtes rubicondes se tendirent hors des cols. Une clameur unanime jaillit des bouches, envahit la rue, fut répétée par les gens aux fenêtres, par les filles des mansardes. Les bruits de la colère humaine se confondirent, vibrèrent ensemble, heurtèrent les tempes, étourdirent les sages, grisèrent les rageurs. Un fluide maître enivrait Omer lui-même, fut prêt à combattre, les poings serrés, les dents grinçantes. La foule s'affola, brailla, se détourna, s'engagea derrière le Palais-Royal; et son flot saisit Omer, le jeta sur la hanche d'Angeline, le colla contre l'odeur de cette peau moite, les enveloppa dans la fougue générale, les roula loin des leurs, au long des boutiques où pendaient les pains de sucre, les grappes de chandelles, les paires de bottes à tiges rouges, les banderoles des teinturiers, les panonceaux des gens de loi, les tableaux des sages-femmes, les grenadiers peints des marchands d'hommes, les traversins des matelassières. La main de la grisette étreignait chaudement celle de son carbonaro, et cela mêlait à la peur de la bagarre les images de voluptés perdues.

En avant, Cydalise et la Bordelaise avaient pris les bras de Dieudonné; elles le suivaient par grandes enjambées comiques. Leurs voix grêles acclamaient la Charte, parce que les apprentis trottant autour d'elles l'acclamaient d'abord. A leur exemple, Angeline criait de sa large bouche savoureuse. Chaque fois, la gaieté de cette figure ronde et blonde accroissait la fièvre du jeune homme, autant que l'accroissaient le bourdonnement des voix, les rumeurs indécises et lointaines, les audaces pétillant aux yeux du peuple fou, le tapage des souliers battant le sol. Après s'être essuyé les mains, le mitron quittait la gargote et se mêlait à la bande. Des messieurs à tournure militaire s'évadaient en hâte des cafés. Prononçant le nom du major Gresloup, ils tâchaient d'entrevoir sa carrure prochaine. Rejoindre son beau-père eût sauvé le jeune homme d'une faute: Angeline était trop tentante, le cou nu, les bras nus et potelés sur l'écharpe de tulle vert. Dans leur hâte, des brutes les rejetaient l'un sur l'autre. Elle s'agriffait à lui, qui devait soutenir cette chair confiante. Il évoqua les heures de délices anciennes: les dômes de cette ferme poitrine haletaient; les jambes douces et duveteuses le frôlaient; la chevelure blonde s'éparpillait entre leurs lèvres. Il l'aima, malgré cette course avec des gens du commun, par des rues graillonneuses, à un danger probable qui, peut-être, l'étendrait mort. Il épiait les cris d'Angeline, et l'effort du souffle attirant la gorge à l'échancrure de la collerette.

On s'essoufflait, Omer eût voulu renverser le portefaix au dos large, l'homme trop lent qui retardait sa précipitation; il eût voulu tuer l'enfant qui lui bourrait le dos. Ces colères brèves exaspéraient son délire et son désir.

Or, après un détour, toute bleue d'ombres, sauf sous l'angle de soleil qui dorait obliquement une façade, ce fut la rue du Lycée. Le Palais-Royal, à droite, plongeait dans un fleuve de figures bruyantes... On chantait, en avant, on hurlait. Cailloux et bouteilles jaillissaient de la multitude vers les bicornes de quelques gendarmes à cheval, droits sous les baudriers jaunes, et qui caracolaient. L'un ne sut parer du bras le choc d'un tesson. Alors les shakos fleurdelysés de la garde royale furent aperçus, à la seconde où le courant de foule se divisa soudain, se baissa, où la tête brune de Raspail, là-bas, fléchit, comme pour éviter un coup, où l'habit «fumée de Londres» s'aplatit avec Courfeyrac hagard contre une vitrine du restaurant doré, où même Angeline se cacha la face dans la poitrine d'Omer qu'elle étreignit de toute sa terreur; elle avait aussi vu le rang de fusils en joue, la série de trous noirs. Un éclair les illuminait en déchirant l'air, en crachant la fumée sur une trombe de fugitifs, de femmes aux yeux vitreux, d'enfants qui s'étranglaient; un maçon, la barbe en avant, culbuta, pantela contre terre, se crispa, se roidit, sembla près de vomir, et ne bougea plus, cadavre étique empaqueté dans des loques plâtreuses.

Cette fumée se dilua, découvrit des pantalons blancs, des brandebourgs, des vestes bleues. Les soldats tiraient la baguette pour recharger. Des frissons passaient dans l'échine en sueur d'Omer, ébaubi, asphyxié par l'odeur de poudre.

—Aux armes!... commanda soudain la grosse voix militaire de Pied-de-Jacinthe... Aux armes!

Monté sur une borne, le vieillard en délire levait sa canne ainsi qu'une épée.

—Vengeance! vengeance! On nous tue... Vengeance!... conseillait Ribéride, désignant le mort.

—Vengeance!... répondirent mille voix éduquées au parterre des théâtres.

Et des poings de malédiction se tendirent vers la troupe intangible: car les chevaux adroits des gendarmes repoussaient, du flanc, ceux assez hardis pour attendre de pied ferme, et les chassaient. Les lueurs des sabres sautèrent des fourreaux.... De rudes bousculades refoulèrent les cris, les hommes, jusque dans l'estaminet, dont une glace rompue s'effondra, s'émietta, cliqueta sur le sol... Gêné par le poids d'un barbon et par celui d'Angeline qui l'étouffaient, l'écrasaient au coin du billard, Omer se révolta contre la douleur et la honte de céder. En lui, l'orgueil animal se rebiffa; sa raison s'embrumait. Brusques, les ressorts de ses muscles se détendirent vers le mouchard en redingote bleue qui, solide, empoignait au col de chemise un ouvrier hargneux, et, pour l'arracher de ses camarades, cognait à tort, à travers. Le bras nerveux du jeune homme saisit le butor, le renversa sur un genou, malgré qu'il se débattît et râlât. Vingt ouvriers terrassèrent l'ennemi, l'enfoncèrent à coups de botte, le recouvrirent de leurs rages trépignantes.

Omer mena dehors la grisette qui chancelait. La rue était jonchée de cannes, de casquettes et de chapeaux. A bien des étages on fermait les persiennes. Dieudonné Cavrois dénouait sa cravate pour rafraîchir sa large figure sanguine. Les cousins unirent leurs imprécations politiques. Omer sentait la fureur gronder dans ses oreilles, et la peur secouer ses os. Il confiait Angeline à Noémie qui maniait un énorme bâton ramassé là. Cydalise sautait de joie en se louant d'avoir si peu tremblé sous la fusillade. Elle s'engagea cependant à reconduire ses compagnes par un détour chez Mme Cardoche, et à n'en plus sortir. Tandis que les trois filles, parmi les groupes en tumulte, se dérobaient vite, les jupes troussées sur leurs bas blancs, les deux hommes retournèrent, tout chauds de la lutte, ivres de paroles, fiers d'eux-mêmes, au café de la Régence. Là, MM. Mesnil et d'Orichamps, délégués par les censitaires de la rue Gît-le-Cœur, s'apprêtaient à remettre une adresse aux députés libéraux. On estima qu'il seyait d'avertir, en leur compagnie, M. Casimir Perier. Omer s'attribua de l'autorité.

Là-dessus, le major revint avec le général Pithouët qui, dans son entresol, l'avait reçu, debout, impatient de partir, le chapeau à la main. Un énergumène de la Loge prétendait que, soucieux avant tout de ne compromettre ni sa grosse fortune ni sa précieuse vie, Casimir Perier refusait de recevoir les étudiants, que les gendarmes avaient chargé sous ses fenêtres sans qu'il fit ouvrir sa porte pour recueillir les jeunes gens en péril, qu'il renvoyait au lendemain, midi, la signature de la protestation parlementaire, dans une réunion qui se tiendrait, ou non, chez M. de Puyraveau. Le général froissait son gant de daim, faisait craquer son pouce contre son index, rejetait en arrière sa tête résolue.

—Ces gens-là ont peur de la Révolution qui a fait leur richesse... Il ne nous reste qu'à prendre l'initiative dans les Loges. Et cependant il faut une séance de la Chambre libérale pour rétablir le droit de la Nation, pour justifier nos actes,—des actes!

L'ami de Manuel et du général Foy étendit les bras tenant son chapeau et sa canne; il les laissait ensuite retomber contre les pans de sa longue redingote bleue; il tapait du pied. Il envoyait des mots superbes et de la salive aux visages des joueurs qui négligeaient leur partie, s'assemblaient autour de sa personne célèbre. Dieudonné remarqua que l'on pouvait néanmoins tenter la démarche. Grâce aux relations d'affaires qu'il entretenait, pour sa mère, avec le chef des mines d'Anzin, il se fit fort de pénétrer jusqu'à lui, et convia tout le monde à le suivre. M. d'Orichamps se brossa les basques. M. Mesnil replaça mieux sa perruque et tira son gilet de cachemire.

Dehors, un escadron de lanciers, quelques agents de police étaient seuls postés, lorsque ces messieurs se mirent en chemin. Les mouchards regardèrent avec une déférence pourtant méfiante l'habit «fumée de Londres», l'habit «pain brûlé», la redingote confortable de Cavrois. La décoration du major et son air grave leur en imposèrent. D'ailleurs Omer démontra que, selon ses vifs désirs, on en resterait aux bagarres. Partout les gens se sauvaient dans les couloirs des maisons. Il les accusa de lâcheté.

Non loin de la place Vendôme, rue Neuve-du-Luxembourg, l'hôtel du millionnaire était absolument clos. Aux premières paroles que prononça Dieudonné à travers le judas, la grande porte s'entre-bâilla. Passé la cour, leur délégation put gravir le perron. Dans le vestibule pavé d'une mosaïque, ils abordèrent le maître de céans. Plusieurs messieurs émus le suppliaient, tous ensemble. Leurs chapeaux, au bout des bras, soulignaient le sens de leurs objurgations. De révérence en révérence, lui les menait vers la porte. Entre temps, il se rongeait les lèvres d'impatience, répondait brièvement et redressait plus haut sa belle tête vaniteuse, ceinte comme de flammes blanches. Soudain, il fronça ses noirs sourcils. Un gros homme en habit gris, le mouchoir à la main, reprochait à tous l'insignificance de la réunion présente.

—Monsieur... demanda le général Pithouët... permettez-moi d'insister pour que l'on signe aujourd'hui même la protestation...

—L'heure est grave... affirma le long M. Villemain... On a tué un gendarme devant le ministère des Affaires étrangères.

—La troupe a tiré rue du Lycée... dénonça le major... J'ai vu le mort... Nous avons essuyé le feu de la garde.

—Signons donc!... décida le général, qui caressait les mèches brèves de ses tempes osseuses.

Et, haussant les épaules, il se dirigea vers les salons, comme s'il ne doutait plus que leur hôte acceptât ces raisons.

—Messieurs les députés... déclara Courfeyrac... les étudiants de Paris, et toute la jeunesse souhaitent que vous assumiez la défense de la loi.

—Au nom des avocats et du barreau, je présente la même requête... au nom de la Loi... dit Omer qui s'irritait... au nom de la Loi que l'on viole... Monsieur.

—Les électeurs de la rue Gît-le-Cœur... commença M. d'Orichamps... par ma bouche... et par celle de M. Mesnil, ici présent...

Son doigt désigna l'ami. M. Casimir Perier fit à la bague héraldique une grimace horrible:

—J'ai dit que je ne recevrais aucune délégation d'électeurs!... interrompit-il avec rudesse.

Et il ne bougea plus, les poings serrés. L'angoisse le vieillissait progressivement. Ses yeux mêmes blêmissaient. Des figures martiales le dévisageaient avec dédain. Il recula sous les mains tutélaires d'une muse en marbre blanc qui veillait, du haut d'un cippe, aux échos de la pièce oblongue.

—Monsieur... raisonna Dieudonné... des généraux glorieux qui ont versé leur sang pour l'idéal de la patrie, une jeunesse studieuse qui en est l'espoir, des industriels qui fondent sa prospérité, un illustre maître de la langue française, cet éloquent défenseur de la Loi, ces représentants de tout un grand peuple, vous adjurent de mettre votre influence au service de la liberté. Comment se pourrait-il que vous refusiez?

Les mains de Casimir Perier frémirent dans les plissures de ses manchettes. Il cherchait un secours, et ne trouvait sur les faces des personnes présentes que la plus ferme résolution de le contraindre au courage civique. M. Villemain considérait avec une sorte de compassion amère ce grand homme, cette belle figure noble, coiffée de mèches légères, et dont les yeux noirs, sous les sourcils touffus, se défendaient. Courfeyrac et Combeferre se regardaient avec stupéfaction. Cavrois balançait sa masse, et dodelinait du chef ironiquement. Omer se disait que lui, tout de même, eût vaincu sa prudence naturelle!... Quant au général Pithouët, les deux mains derrière le dos, il se campait là dans sa redingote mince, comme pour ne pas déguerpir avant la signature exigée.

—Au surplus... finit par énoncer M. Mesnil, timide derrière ses lunettes... au surplus, vous ignorez, Monsieur, la réalité de votre pouvoir moral... La France vous suivra tout entière...

—Mais, Monsieur... conclut M. d'Orichamps... savez-vous que le gouvernement est une poire pourrie?... Il ne faut qu'un souffle, un souffle pour...

A ces mots, Casimir Perier porta ses poings vers ses tempes; il s'écria, la face verdâtre:

—Entendez-vous me rendre responsable des événements terribles qui semblent se préparer? Cela serait épouvantable. Je ne peux pas le tolérer!

Ses fortes jambes flageolaient dans le pantalon de coutil. La colère et la peur secouaient son dos robuste en habit de drap fin. Il mit ses mains aux mousselines de sa cravate, comme s'il sentait déjà la guillotine royale y mordre.

—On dresse des barricades rue Saint-Honoré! Ces gens sont pleins de confiance et d'entrain. Je leur ai payé des petits verres.

Ainsi parlait tout à coup un conseiller à la Cour, le baron de Schönen, ancien membre de la Haute Vente, à l'approbation des visiteurs: il entrait, l'habit tout béant sur un jabot débraillé, les guêtres couvertes de poussière.

—Vous nous perdez, en abandonnant l'attitude légale!... pleura M. Casimir Perier.

De ses doigts il se voilait le visage. Il se retira dans ses appartements au plus vite. Un laquais vint alors ouvrir les battants du perron. Les visiteurs descendirent, retraversèrent la cour en silence. Omer s'éloigna le dernier. Comme il se retournait pour jouir, en un clin d'œil, de tout ce luxe marmoréen, grandiose et simple, il avisa, par une porte mal close, le chef de l'opposition libérale qui, devant un miroir à cadre de bronze, tirait la langue afin d'examiner l'état de ses muqueuses après une telle commotion.

Discutant avec véhémence cette réponse de Casimir Perier, tous reprirent le chemin du Palais-Royal, le long des boutiques qui débordaient de bavards et de femmes inquiètes, d'enfants braillards, de servantes effarées.

Au café de la Régence, un polytechnicien se précipita vers le major. C'était son fils. En qualité de sergent il avait le privilège de sortir aisément de l'école. Malgré l'animation de sa parole virile, il ressemblait à une fille travestie, contente de savoir ses paupières langoureuses à l'ombre du bicorne. A l'en croire, les élèves de l'École désiraient combattre pour les libéraux. Une lettre du jeune Charras, naguère exclu pour avoir chanté la Marseillaise, dans un festin, les avait prévenus de la colère du National. Sous les murs de Toulon, Bonaparte n'avait-il pas gagné la gloire en luttant pour les jacobins contre les réacteurs? M. Gresloup accueillit cet enthousiasme, qu'écoutaient aussi les consommateurs assis devant les échecs, dans la salle vénérable. Quelques-uns gardaient leur chevelure blanche nouée en queue, comme M. d'Orichamps. A la fin des parties, ou bien en attendant que le partenaire eût poussé le fou, la tour, la reine, ils s'occupaient un peu, sur le seuil, des manœuvres exécutées par les pelotons de lanciers aux plastrons jaunes. Ces militaires essayaient de circonvenir et d'intimider les bandes goguenardes par les caracoles de leurs petits chevaux gris.

Urbain s'enfiévra davantage. Il faisait naïvement montre de sa science tactique. Son père lui demanda comment il avait pu le joindre dans ce lieu. L'adolescent rougit.

—C'est la marchande de modes, Mme Cardoche, chez qui j'achète mes cravates, rue Montpensier...

—Ou la petite Cydalise?... rectifia plaisamment Omer.

—Tu vas manquer l'appel, si tu ne rentres à l'école tout de suite... Bonsoir!

Le joli polytechnicien obéit à regret: car le capitaine Lyrisse, poudreux et verbeux, distribuait des nouvelles. La Haute Vente se réunissait d'urgence. Tous les Maîtres Elus des carbonari étaient convoqués. Il fallait se rendre auprès d'eux.

Aux dangers de l'émeute, Omer préféra le péril d'être arrêté en compagnie honorable, traduit devant la Chambre des Pairs. Son éloquence le sauverait apparemment. Même il médita sa défense durant le trajet, sans réfuter les avis un peu fous de son beau-père, du général Pithouët, de l'oncle Edme, qui voulaient faire appel à la garde nationale, licenciée depuis 1827, en revêtant l'uniforme des tambours et en battant la générale.

Rue Vivienne, ils furent introduits sous un large porche, traversèrent une cour, gravirent un escalier de pierre. Après un corridor à crépi lézardé, ils pénétrèrent dans le tumulte. Vingt ou trente messieurs se disputaient là. Quatre fenêtres versaient la lumière diffuse de la cour sur les gesticulations et les figures jaunâtres.

En vain, La Fayette, debout, essayait-il de convaincre par sa voix mélodieuse par les diverses expressions de sa face lourde, glabre, surmontée de mèches roussâtres. On comprenait des mots épars: «Fête de la Fédération... les grands jours de Mirabeau... J'ai ouï dire par Sieyès... Washington voulait-il une république? Franklin ne s'en souciait pas... La liberté universelle? J'y ai rêvé dans le cachot d'Olmütz et dans la prison qu'était la France sous le despotisme de Bonaparte... Le roi de la Sainte-Alliance menace la Charte!...»

S'étonnant que le bruit ne se pût apaiser, il chercha de la déférence sur les physionomies des nouveaux venus.

—Vive l'Empereur, Monsieur!... déclara le capitaine Lyrisse.

Le demi-solde croisait les bras contre son habit marron, et rejetait la nuque en arrière, par défi.

Le général Pithouët ne donna pas au vieillard un bonjour plus affable. D'un air hautain et las, ses cheveux pleureurs rabattus contre son front morose, il imposa d'abord à l'assistance le respect de ses grades maçonniques; il en arbora les insignes apportés dans les poches de sa redingote bleue. On put supputer le nombre considérable de Loges qu'il représentait ainsi. Par des contradictions brèves, dédaigneuses, sans ripostes aux arguments objectés, il s'arrogea tout de suite la souveraineté, derrière la table qu'il choisit pour tribune. Non loin, Omer reconnut le visage d'Auguste Blanqui, allongé par une petite barbe blonde, et la mine de profonde concentration mentale que gardait ce lauréat des concours généraux...

—Bonjour, mon sauveur! Venez ici...

Sur le cou frêle, dégagé du col mou, ne subsistait nulle trace de la blessure reçue en 1827, dans l'émeute de novembre, rue aux Ours. Assis, il étreignait ses genoux de ses mains onduleuses, et, patiemment, attendait la fin du bruit, qu'il jugeait absurde.

—Sans discipline, on ne fera rien d'utile!... prêchait le major Gresloup... Acceptons, avant tout, l'autorité de nos chefs!

—On se dévoue à une idée... ou bien non!... affirmait le capitaine Lyrisse... Qui se dévoue n'a pas besoin de discuter... Il écoute et il obéit.

Des exclamations colériques l'interrompirent. Blanqui ricanait. En sifflotant, le général se bourra le nez de tabac. La Fayette toussait, cherchait son mouchoir dans les plis de sa redingote trop ample.

—Guillotiner! guillotiner!... Halte-là!... Nous sommes des morceaux un peu gros pour être avalés comme ça par les mandibules de Charles X!... répondait à un timide le général Dubourg, en tapant sa tabatière dans le creux de sa main.

—En effet!... dit M. de Rastignac, qui saluait Omer.

Ils s'étaient déjà rencontrés dans le salon de Mme de Nucingen, à Tortoni, sur le boulevard de Gand, et se le rappelèrent tout bas. Quelqu'un criait:

—Assez de stratagèmes! Assez dissimulé, en nous cachant, en complotant! Il convient d'abandonner la ruse pour la franchise! La liberté doit mettre le pied dehors; elle doit sortir de nos tanières et de nos conciliabules... C'est une fille robuste, et qui ne craint personne!... Le peuple la prendra par la main pour la mener sur le trône des Bourbons!...

Omer se détourna vers le coin où tonnait cette voix. Une tignasse épaisse tremblait autour d'une face renfrognée, barbue, vibrante. L'homme, voûté dans un large habit noir, piétinait, les mains derrière le dos, en voilant, de ses sourcils froncés, des yeux minuscules. On nomma Pierre Leroux.

—Compter sur le peuple? Ah! le bon billet! Nous l'avons trop vu à Belfort, en 1820,.. interrompit Armand Carrel, et la fine plaie de sa lèvre amère coupa mieux son visage sec... La ville entière partageait, la veille, nos opinions. Une compagnie de soldats en armes proclamait la République sur la place; il eût suffi que cent personnes voulussent approuver, pour que toute la garnison se joignît à nous. Au contraire, pendant un quart d'heure, on entendit fermer les serrures à double tour, et pousser la clenche des volets, dans les maisons... Il ne faut pas s'embarrasser de la populace. Les choses faites, elle suivra. Auparavant on n'en obtiendra rien. Si: les royalistes sauront en tirer des trahisons inutiles ou des indiscrétions d'ivrogne.

La gracieuse personne d'Enfantin, jusqu'alors disparue entre les épaules des voisins, se manifesta, soudain, par les accents mêmes qui séduisaient les auditeurs de ses conférences, à la salle Montausier. Sa figure ronde, fraîche, pourvue d'une barbe légère, de jolis cheveux châtains en auréole, émergea. Il fit cesser, d'un signe, la digression glapissante et confuse que poursuivait Pierre Leroux, sa tignasse en avant. Le sourire d'Enfantin apaisa tout. Un poète chantait l'idylle du peuple content, choyé par les soins d'une politique communiste et maternelle, voué à du bonheur, groupé par sympathies, par amours. Tandis que le docteur Buchez citait des phrases de Saint-Simon et d'Olinde Rodrigues, Armand Carrel ramena machinalement les boucles crépelées de sa chevelure noire sur la largeur de son front. Cette phraséologie agaçait sa fièvre.

—Pourquoi vouloir encore renverser le régime royal?... suppliait Enfantin de sa voix de cœur. Depuis 1816, pas un complot qui n'ait avorté et coûté, sans résultats, des vies précieuses aux hommes. L'instinct du peuple soupçonne la vanité de tels efforts. La parole et la douceur savent entraîner les êtres. Il faut convertir par les moyens que l'Église emploie. Mesurez la force de sa persuasion. Ce n'est point substituer une violence à une violence, qui peut sauver le monde. Notre salut sera d'imiter l'Église, d'ajouter notre espérance au dogme, et de prêcher ensuite une charité plus magnifique...

Une huée mal contenue répondit à cet exorde.

—Aux armes! aux armes!... protestait Blanqui forcenément, sans bouger de sa chaise.

Et de crier jusqu'à ce que l'on se tût... Omer songea qu'il pourrait finir cette aventure en place de Grève, après avoir été cahoté dans la charrette du bourreau, comme les sergents de La Rochelle, après avoir glissé sur le sang de ce bel Armand Carrel, de cet élégant Rastignac, de ce Pierre Leroux hérissé, sale, aux épaules parsemées de pellicules. Son imagination compta leurs têtes dans le panier de l'exécuteur; même la tête poupine d'Enfantin, enveloppée dans sa barbe légère parmi le son rouge. Quelque chose comme un caillot l'étrangla... «O douce Elvire!... Front pur que flattent des boucles fauves!... c'en est donc fait!... déclama sa crainte... Je ne vous verrais plus... Ah! parc de Meudon, que je voudrais, sous tes ombrages... Hélas! me voici devant le résultat de mes idées... Mes idées?... Parce que je fis quelques dettes, parce que j'eus honte devant mes créanciers, parce que j'acceptai, de mon oncle Edme, l'argent..., j'ai dû m'acoquiner à son destin... Ah! ces vieux soldats de Napoléon!... La mort a trop souvent dansé devant leurs regards éblouis par les feux de file... Moi, je frémis!... Comment celui-ci n'a-t-il pas peur?»

—Il y a nécessité de combattre..., grondait toujours Auguste Blanqui, sans quitter sa chaise.

La discussion se développa. Selon Carrel, les trois quarts des Loges étaient royalistes, ou composées de couards. On ne pouvait faire fond que sur les Ventes.

—Défions-nous, Messieurs, de ceux qui veulent restaurer l'Empire!... supplia La Fayette.

Il cogna la table d'un coup retentissant, ce qui rappelait aux carbonari son autorité de Grand-Élu. Le silence se fit, pendant lequel on fut mal à l'aise. Enfantin baissait les yeux, et tournait ses pouces. Une colère réelle empourprait la figure plombée du vieux chef, qui s'écria:

—Il ne faut pas changer de tyrannie, mais les remplacer toutes par la liberté!

Michel Chrestien haussait tout à coup sa tête de Jupiter, pour applaudir avec Pierre Leroux, Blanqui, M. Buchez, Ulysse Trélat. Les joues mûres de La Fayette se marbraient un peu. Ses vieilles mains garrottées de grosses veines, ponctuées de taches jaunes, râtissaient machinalement le drap de la table contre laquelle il s'appuyait du ventre. Il parut mâchonner de la bouillie. On attendait sa parole. Il se reprit à totaliser les nombres de fidèles que l'on pourrait mettre en ligne. On discuta de nouveau. Enfantin leva son clair visage, étendit les bras, chantant presque:

—Pourquoi rouvrir l'ère belliqueuse?... L'âge d'or n'est pas derrière, mais devant nous. Il s'agit seulement de bonne volonté, de fraternité...

—Hé! hé!... railla le major Gresloup,... quand vous avez rompu les portes de l'École polytechnique en 1814, pour courir, le fusil à la main, défendre la barrière de Clichy, vos coups de feu furent-ils fraternels à l'égard des Alliés?...

Enfantin caressa les duvets de ses joues claires, sans répondre au sarcasme, sinon d'un geste vague. Puis il disserta religieusement:

—Je n'estime pas que l'usage de la violence nous aide à conquérir l'harmonie sociale. Je ne l'ai jamais pensé, M. Gresloup! Vous le savez bien. J'ignore si l'on a le droit de conduire au massacre une population innocente... Je me demande si ce n'est pas un crime que de le tenter!

Tout pâle, il répéta:

—Un crime!

Omer eut envie de l'applaudir, mais la plupart des carbonari protestèrent avec véhémence. Le général Pithouët s'élança:

—Un crime?... un crime?... Mais non: nul remords ne me trouble. Je me suis battu quinze ans sur tous les champs de l'Europe!... Nul remords ne me trouble, Monsieur... Car si j'ai frappé, j'ai été frappé... Un crime!...

Il se rua vers Enfantin, les poings fermés. Le délire de la rage convulsait cette face osseuse, aquiline, qui crachait en même temps de la salive et des mots. Toute l'exaspération qu'il avait maîtrisée difficilement chez Casimir Perier éclata. D'un geste fou, il déboutonna sa redingote, arracha la cravate, écarta le jabot, montra la cicatrice rosâtre, pareille à une bouche close, qui balafrait le poils gris de sa maigre poitrine. Il toucha la trace étoilée d'un trou de balle à son cou. Sa manche relevée, il indiqua l'entaille d'un sabre espagnol, du coude au poignet. Il retroussa les cheveux pleureurs, et fit voir un hideux sillon blanchâtre à la cime de son front plissé... Il disait:

—J'ai suffisamment affronté la mort pour avoir le droit de conseiller la bataille... Je suis le bras de la Liberté; et j'ai renversé les esclaves de la tyrannie. Peu m'importent les douleurs des victimes devant l'Idée que je sers... Et j'achèverai mon devoir!

—Nous l'achèverons ensemble!... jurèrent le major, le capitaine, vingt autres.

Enfantin arrangeait, dans un large nœud, les bouts de sa cravate blanche; il époussetait les revers en rouleau de son habit qui se cambrait sur une taille charmante; cela inconsciemment, par habitude de maniaque:

—L'amour de la paix l'emporta, dans l'âme des peuples, sur le désir de la gloire; et Napoléon fut terrassé...

—La paix!... Vous voulez la paix?... Ah! ah!... ripostait le général... Ce vieux renard de Metternich l'a voulue, la paix! Il ne demandait qu'elle, en 1814. Pourquoi? Pour avaler sans les arêtes, la grosse bouchée de Waterloo... Les idéologues servaient les desseins de Metternich. Et la Sainte-Alliance des tyrans, grâce à la paix, peut facilement effacer jusqu'aux vestiges de notre Révolution... Sachez-le... Pour durer et vaincre, il faut à la Révolution, qui se réveille, un Napoléon II, puisque l'autre a été assassiné par le poison de l'air, dans Sainte-Hélène... Oui, M. de La Fayette: un Napoléon II! Et toute la France armée dans le camp d'Hiram, depuis l'Océan jusqu'au Rhin; et cela pendant dix ans, pendant vingt ans, pendant un siècle même! jusqu'à ce que le dernier valet des monarques ait perdu la dernière goutte de sang servile... Alors nos petits-fils pourront s'offrir la liberté de la presse, le suffrage universel, tout le babouvisme, le saint-simonisme, le communisme, le fédéralisme, et le papisme industriel, si ça les amuse...

—Bon, ça!... répliquait le jeune Blanqui,... un autre Napoléon avec des généraux pareils au duc de Raguse, qui, à leur tour, iront trahir la Révolution pour l'Empire, l'Empire pour la Sainte-Alliance, la Sainte-Alliance pour l'Acte Additionnel, et Napoléon pour le roi de Gand!...

Sa rage siffla ces choses, sans qu'il abandonnât sa posture, les genoux étreints par ses mains serpentines.

—Je m'en f...!... rugit le capitaine Lyrisse... D'abord il faut vaincre!

La Fayette asséna sur la table un coup terrible. Tout le monde se tut. Il affirma:

—Nous ne recommencerons pas la Révolution pour le seul triomphe d'un despote, mais pour celui de la Loi, c'est-à-dire des Droits de l'Homme, et de leurs conséquences législatives.

—La Loi! La Charte!... s'écria l'oncle Edme... Ah! vous voyez ce qu'en firent les escobars de la Congrégation...

—Nous serons là pour faire respecter le pacte.

—Nous aussi, heureusement... et avec nos sabres!... ajouta le général Pithouët.

Le Grand-Élu dévisagea le capitaine et le général dont les mains, les cris le défiaient. Un moment, ces trois hommes absorbèrent dans leur vie palpitante les attentions et les angoisses des esprits. Une question se décidait, autour de quoi s'évertuaient, depuis dix ans, toutes les passions de la Charbonnerie et de la Maçonnerie. On se querella longtemps. Omer lui-même récita ses prosopopées ordinaires sur la divinité romaine de la Loi. Il se grisa de son éloquence mal écoutée par tous ces hommes énergiques, et qui s'estimaient supérieurs à un petit avocat. L'oncle Edme lui répondit rudement; puis le major. Et tous les soldats déclarèrent que la Loi consacre seulement la force triomphante, qu'il fallait être premièrement cette puissance efficace, indiscutable. En rétorquant les raisons d'Omer, le général Pithouët pantela. Contre ses rides, la sueur collait ses cheveux gris. Enfin, les saccades de ses membres s'arrêtèrent. Il demeura tout lumineux de sa foi, le col ouvert et la cravate flottante, les mains crispées aux breloques qui pendaient sur sa culotte de molleton blanc.

Omer Héricourt se clapit en sa place, hostile à leurs idées, anxieux de les voir ébranler la prudence de la Vente et celle de La Fayette. Depuis le fort de la dispute, le vieillard s'était rassis. Il tournait de lourdes bagues sur ses phalanges décharnées... Par instants, il se levait, claquait la table, réclamait en vain du silence. Ainsi le Grand-Élu semblait un vieillard las et sans autorité. M. Buchez obtint plus de respect. Blanqui, dans un élan détestable de confiance en soi, insultait à toute opinion. A l'aide d'un instrument d'ivoire, Rastignac se polissait les ongles. Sec et brusque, Armand Carel niait, interrompait. Le major ne réussissait point à faire prévaloir ses utopies saint-simoniennes. Inutilement, il écumait, sabrait l'air de ses bras... Omer souhaita la fin de cette piteuse réunion. Retourner à la campagne, se rafraîchir devant un beau dîner servi dans les fleurs, lui fut désirable. Au nom de quelle philosophie risquait-il sa tête dans ce milieu d'énergumènes?

Cependant, à la voix du général Pilhouët, le calme, peu à peu, se rétablit. Lui démontrait encore le besoin d'une discipline que prescrivit sa bouche furibonde. Il exigeait que l'on votât la prise d'armes. Pierre Leroux et Michel Chrestien revendiquèrent le droit de lire un programme de réformes. Ne seyait-il pas d'apprendre en l'honneur de quels principes on allait se faire tuer? Ils résumèrent encore leurs vœux de fédération et de communisme. A l'ennui de tous, ils ébauchèrent leur idéal de République égalitaire.

—Où nul, du moins, n'aura licence de bien dîner!... conclut Rastignac.

Doucement il se rapprochait d'Omer pour railler la triste houppelande de Pierre Leroux et la fausse élégance d'Enfantin:

—Ces messieurs souffrent à l'excès de l'envie. Si nous leur permettons de guérir les autres gueux de ce mal, ils transformeront le monde en un vaste champ de légumes humanitaires, hélas!... Ah! Monsieur Héricourt, est-ce pour cette vie plate et potagère de pourceaux repus que nous sommes ici, vous et moi, prêts à la plus déplorable affectation de révolte généreuse et ridicule? Qu'en pensera notre ami, M. de Montalivet?

—C'est un sage. Il eut soin de choisir cette semaine pour rendre visite à son beau-père dans une campagne fort lointaine; ce dont je le loue... Il arrivera lorsque tout sera fini, et lorsqu'il saura bien exactement pour qui tenir... Meudon est trop près du Palais-Royal...

—Que cherchez-vous ici? Prétendez-vous à un ministère sous quelque nouveau régime?

—Et vous?

—Oui, n'est-ce pas?... avoua-t-il négligemment, sans paraître déconcerté;... nous aimerions gouverner... Nous aimerions une autre forme de monarchie, parce que dans celle-ci les premières places sont réservées à d'autres. Sous le roi de Rome, nos mérites seraient mieux chamarrés que dans la République de M. Pierre Leroux. Voilà pourquoi j'incline vers l'avis de ces demi-soldes. Aussi bien Bonaparte et le duc de Raguse ne manquèrent pas de fonder leur fortune sur le terrain brûlant de la République. C'est, il me semble, la raison pour laquelle nous nous engageons dans cette atmosphère de révolte, en dépit de nos caractères que séduit la sécurité des choses établies, et malgré notre science de l'histoire qui ne se leurre pas en espérant de véritables réformes, si tant est qu'il en advienne...

L'avocat sentit la chaleur du sang lui rougir la figure. Trois phrases de ce dandy les dépouillaient de tout masque; il dénudait leurs âmes; la pudeur était confondue. Omer reconnut là le franc scepticisme de son oncle Augustin. Pourtant il commentait sa dévotion à la Loi...

—Peuh! peuh!... fit Rastignac arrogamment... Bah! ne nous troublons point. La ruse a mené fort loin d'autres que nous, et de plus grands...

Confus, Omer souriait, à la recherche d'une attitude. Heureusement le vacarme augmentait encore. On votait à mains levées. Sévère et solennel, M. Buchez annonça que la résistance par le moyen des armes était résolue.

—Pour la République Une et Indivisible!... s'écria le marquis de La Fayette.

—Vive l'Empereur!... s'obstinait l'oncle Edme.

La querelle ressuscita, devant la face impassible et plombée de La Fayette... Alors tous s'apprêtèrent à sortir. M. Buchez, de sa voix calme et sourde, distribuait le commandement des «cohortes» et des «manipules». Il désignait, pour le lendemain, les lieux de rassemblement des Ventes et des Loges. Il fut convenu que les gardes nationaux endosseraient leurs uniformes de 1827, et se rassembleraient par compagnies.

—Je meurs de faim,... confessa l'oncle Edme... Allons dîner au trot, chez Hardy.

—Il faut renvoyer le tilbury à Meudon, avec un message qui rassure nos femmes,... dit le major... Nous ne pouvons plus quitter la place.

—Parbleu!... répondit Omer, qui souhaitait un prétexte pour s'acquitter lui-même de l'ambassade.

Dès lors, son imagination fut la proie d'un spectre: celui du maçon tué non loin de lui, rue du Lycée. Le mort avait des souliers à cordons blanchis par le plâtre dont les grumeaux demeuraient si visibles que l'halluciné les compta: quatre. Le même sort lui pouvait échoir. Comment n'osait-il pas confier à son beau-père et à son oncle qu'il préférait au péril, et même à la gloire probable, la sécurité de sa vie riche, amoureuse, spirituelle? «Hélas! je suis trop faible pour rompre le joug de l'honneur. Ce sentiment règne en moi, malgré moi. Je ne crois pas qu'il appartienne à ma propre nature; cependant je ne saurais lui désobéir... Ni ma religion de la Loi, ni le désir d'accroître les prestiges de ma personne en assumant un rôle politique, ne suffiraient à me faire encourir le risque de mort: j'aime trop l'existence. Seul mon père exige, par l'entremise de notre sang, que j'affronte le danger. Rien de ma vigueur ne peut résister à celle du mort... A tout prendre, Elvire me méprisera si le major l'instruit de ma lâcheté. Elle cessera de m'aimer, me trompera peut-être un jour... Vaut-il mieux mourir que d'être un mari de vaudeville?... Drôle de problème!»

Aux côtés de son oncle Edme et de son beau-père, il marchait vers le boulevard, divaguant de la sorte, épeuré d'entendre grogner la foule et retentir les trots de cavalerie. Du froid glaçait ses entrailles et la sueur inondait son échine. Lugubrement, au loin, le tambour battait. Chaque borne était le centre d'un colloque entre ouvriers, marchands et commis. La marmaille se divertissait aux jeux militaires. De toutes les fenêtres, les familles interrogeaient les passants. Importants, ceux-ci, le mouchoir à la main, parlaient de bagarres rue Saint-Honoré et rue des Pyramides. Une balle avait étendu raide un Anglais qui guettait les événements, au balcon de l'Hôtel Royal, rue des Pyramides... Et cela faisait gémir les vieilles qui surveillaient les marchandises des boutiques. Des fanfarons assuraient que les troupes de ligne ne tireraient plus. L'un avait vu l'officier subalterne commander: «Arme bras!» après que le chef de bataillon eût commandé: «Feu!» Des jeunes gens se hâtaient, la trique au poing et le chapeau sur les yeux. La tripière décrochait les foies de veau suspendus au dehors... Brusquement, l'écho d'une explosion roula par derrière. Mille plaintes s'exhalèrent des gosiers des femmes. La terre frissonnait encore sous les pas.

—Ça va!... jugeait l'oncle Edme... Retournons au Palais-Royal... Nous y mangerons un morceau.

Et ses regards escrimeurs attaquaient les physionomies des gens pour apprendre du nouveau. Sans ralentir l'allure il les questionnait, les encourageait, promettait la victoire... Silencieux, le major gardait la bouche ouverte comme si la cicatrice, soudain rétrécie, attirait vers la narine sa lèvre supérieure. Il arrangeait certainement des projets dans sa grosse tête digne. Bientôt il les quitta. Ses devoirs de Vénérable l'obligeaient à prévenir Arago et quelques personnes de la décision prise à l'assemblée de la Haute Vente. Il fixa le rendez-vous, aux Enfants de Momus.

Omer méditait encore, sur le moyen d'y manquer, lorsque l'oncle Edme et lui rentrèrent chez Pied-de-Jacinthe, dans la boutique illustrée de caricatures qu'admiraient les loustics.

Celui-ci rapporta que maints promeneurs, furieux d'avoir essuyé le feu des patrouilles ou mal esquivé les charges de cavalerie, achetaient en face, chez l'armurier Lepage, des munitions et des pistolets. En effet, les badauds regardaient sortir, avec de telles emplettes, trois messieurs résolus qu'ils applaudirent.

—Nous ne nous laisserons pas non plus massacrer, sans nous défendre, par les Suisses de Polignac!

—Les gendarmes ont foulé aux pieds de leurs chevaux la petite mercière!

Ils indiquaient la devanture et les bonnets de linge.

Empêchés de se rendre aux tripots du Palais-Royal, et perdant ainsi leurs chances, des joueurs s'irritaient.

—La vie vaut-elle qu'on la ménage, lorsqu'on n'a ni sou ni maille?... interrogeait un homme aux yeux cernés et dont l'habit autrefois élégant marquait, par ses taches innombrables, la déchéance.

En sa compagnie, des personnages pareils excitaient les rancunes de ceux qui se rafraîchissaient dehors. Tous grossissaient les nouvelles. Ces propos venaient aux oreilles des imprimeurs assemblés devant la librairie. En plaisantant, l'escogriffe et le gnome proposèrent d'enlever les fusils chez l'armurier.

—Tu veux réquisitionner les armes pour le service de la Charte, pas vrai?... dit le cocher Bridoit... Ça se fait, à la guerre.

—Puisqu'on nous tire dessus, m'est avis qu'on est en guerre!... déduisit le gnome barbu.

—Va pour la réquisition! accorda joyeusement le capitaine Lyrisse.

Là-dessus, Gousenot et Bridoit franchirent la chaussée derrière la limousine de Brémondot qui, de son front jaune, de ses larges épaules, intimida les commis empressés d'accourir avec les volets. Rapides et facétieux, les vétérans furent aussitôt dans la place, décrochèrent les sabres, qu'ils passaient aux apprentis gambadant. Bahorel confisqua les fusils de chasse au bénéfice des étudiants que, du Luxembourg, il avait conduits là. Parmi ces gaillards hardis, farceurs et têtus, les garçons de magasin n'avaient point tenté de se débattre. Sur l'avis du patron, ils acceptèrent l'argent de Cavrois pour lui vendre quelques sacs de poudre. Un argousin essaya mal de résister aux poings de Dambeton, et disparut incontinent au gré des injonctions furibondes. Puis étudiants et ouvriers rivalisèrent le lazzi, s'équipèrent, s'affublèrent de lourdes gibernes, de bandoulières blanches, essayèrent les batteries des mousquetons, le glissement des sabres huilés dans les fourreaux sonores. L'escogriffe s'empara d'une hallebarde à gland bleu. Dambeton avait, à l'en croire, retrouvé sa carabine de chasseur à cheval; et il démontrait comment, à Lützen, son tir avait maltraité des chevau-légers prussiens. Brémondot réclamait un cheval de cuirassier pour sa latte de colonel. Le gnome reçut une espingole. Gousenot détela. Par-dessus la couverture sanglée, il enfourcha sa rosse lamentable. Les poudres furent confiées à Bridoit, qui jusqu'à la librairie les transporta dans une brouette. A son fusil de munition le prote adaptait une lanière. Le Silène se bouclait sur le torse une cuirasse piquée de rouille. Inutilement les commères éperdues suppliaient leurs fils, leurs maris de restituer ces armes. Hérissée de fer, la troupe évoluait déjà par la rue Richelieu, se montrait aux boutiquières. Les apprentis maniaient des pistolets d'arçon. En haut d'une échelle, un serrurier noir démolissait à coups de marteau les armes royales décorant le bureau de la Loterie. La couronne tomba, s'effrita en morceaux de plâtre doré devant les sabots de la haridelle sur quoi Gousenot proférait des commandements drolatiques.

Le bruit attira les habitants des rues voisines. Dieudonné Cavrois reconnut madame Cardoche au ruban vert de la coiffe; il lui dit n'avoir point dîné. La vieille prit le Ciel à témoin d'une telle injustice, et promit quelques subsistances. Le capitaine Lyrisse voulut sa part, celle de son neveu.

Las et le sang cuit par la fièvre, Omer s'affaissait, quelques minutes plus tard, dans l'entresol de madame Cardoche. Ses artères enflaient. Angeline lui dénoua la cravate, en approchant ses belles chairs odorantes. Au bout de la table chargée de têtes en carton, de piédouches à bonnets, de pelotes, de limons et de rubans, Cydalise et la Bordelaise, joueuses, écartaient les étoffes, dressaient le couvert. En corps de chemise, trempé par la sueur, Cavrois se coupait une tartine considérable. Il chantait un refrain que sifflait aussi le capitaine avant de souffler et de s'ébrouer dans l'eau de la terrine. Ils furent ensuite deux convives audacieux qui tranchaient le jambon, étalaient le beurre au long du pain, obligeaient les lingères à s'asseoir sur leurs genoux pour verser le chablis dans les verres tendus comme leurs lèvres avides. Omer n'osa les imiter, bien qu'il appuyât son épaule contre la hanche d'Angeline debout. Discrètement amoureuse, elle se frôlait à lui. Dieudonné se moqua de leur vertu. L'oncle Edme, d'une poigne solide, jeta la belle blonde dans les bras du jeune homme:

—Tu dois des politesses à cette bergerette qui partagea tes périls. Embrassez-vous, morbleu!

«Pardonnerais-tu cela, chère Elvire?» se demandait l'époux près d'être infidèle. Une indiscrétion du capitaine, bavard et franc, pourrait abolir, pour jamais, le bonheur de Meudon.

—Ah Dieu! quelle vous aime, ma petite Angeline! témoigna madame Cardoche, lorsque, entre les chandelles, elle déposa les beignets frits.

Honteuse un peu, la grisette se blottit dans le gilet d'Omer. Pour mieux refréner les élans de son instinct, il restait immobile, effleurait à peine d'un sourire les boucles blondes. Le corsage de l'enfant bâillait, et l'odeur chaude l'enivra doucement, suscita les images de volupté. Il essaya de se dérober encore. Il invoquait, en lui-même, le nom d'Elvire, l'appelait au secours. Ses joyeux parents le taquinèrent:

—As-tu peur que ta femme le sache?

—Parole d'honneur! nous serons plus muets que des carpes.

—Puisque le cœur vous en dit, allez-y donc, corbleu!... conseilla Cydalise, ses maigres poings sur les hanches.

—Paix là, tu l'agaces!... gémit Angeline.

Pour la jolie crainte incluse dans cette réplique, il lui baisa l'oreille. Leurs muscles tressaillaient ensemble. «Je suis lâche aussi devant mes passions, pensait-il. J'appréhende qu'Elvire ne découvre ma faute et ne se venge, en m'abandonnant. Au surplus, sa douleur me désolerait. Le courage me manque pour la faire souffrir!... Et puis-je, en m'éloignant, humilier cette amante d'autrefois, qui me fut bonne?... Le courage me manque pour faire souffrir...»

—Capon!... conclut l'oncle Edme.., comme s'il eût, d'un œil adroit, pénétré l'âme de son neveu.

Ensuite le demi-solde s'occupa d'apprendre aux lingères l'art de transformer en cartouches les feuilles d'une gazette. Il tailla deux morceaux, les colla, les remplit de la poudre que Cavrois lui passait. Mme Cardoche leur fut une élève docile. Revenue solennellement de la cuisine, avec un plat de fruits marinés dans le vespétro, elle négligea les derniers soins culinaires pour confectionner «la médecine qui forcerait la France à vomir les Bourbons». Malgré son rouge, la figure blette de la vieille se transfigurait, haineuse et tragique, belle de ses malédictions.

Alors, accusant la température, la Bordelaise prétendit ôter sa robe. Elle tira de manches à gigot ses bras bruns et fluets au duvet sombre. Angeline se mêla quelque temps de plier avec soin, la langue hors la bouche, des coins de papier en forme de pochettes. Madame Cardoche versait le sable noir à l'aide d'une cuiller. Cydalise fermait à la colle ces petits paquets dangereux. Elle termina plus vite sa besogne. Libre, elle retira canezou et corset. Elle se dandinait en chemise et en jupon court; elle brandissait le parapluie de sa patronne; et, martiale, chantait, le minois en l'air, pour retenir sur son front le chapeau de l'oncle Edme:

Bataille!
Bataille!
Me raille
Ma foi, qui voudra.
Bataille!
Bataille!
Je ne connais qu'ça,
Je ne connais qu'ça.

Comiquement, elle imitait les poses altières d'un tambour-major, autant que le pouvait son petit dos chétif dont les omoplates remuaient en saillie. De la rue, les bruits guerriers et les appels montaient jusqu'à ce refrain de fillette vicieuse, gaie, demi-nue, qui dansait en laissant tressauter sa poitrine basse.

Cela fit qu'Omer désira plus les complaisances d'Angeline. Devant eux, la Bordelaise, par ses chatouillements, empêchait Cavrois d'additionner les seize mille deux cent cinquante abonnés du Constitutionnel aux treize mille du Journal des Débats, aux deux mille neuf cent soixante-quinze du Courrier français. Contre l'avis d'Omer, l'étudiant estimait que la plupart de ces lecteurs prendraient les armes et reconstitueraient une garde nationale capable d'affronter avec avantage les quinze mille soldats de Marmont. Mais sa maîtresse l'escalada comme un roc:

—Eh! mon bon, tu ne vas pas au moins attraper un horion!... dis doncque?...

Elle l'embrassa, dissimulant un peu d'émotion sous des grimaces.

Afin de la rassurer mieux, Cavrois, sur ses genoux, la maintenait droite, ainsi qu'une toute petite. Et le baryton s'égosilla:

Lisette,
Ma Lisette,
Crois-moi, redeviens grisette,
Végète,
Rejette
Un honneur
Sans bonheur!

Les cils mouillés de larmes, Angeline baisait Omer aux frisures des favoris. Elle souffrit de comprendre qu'il ne voulait pas, en cette heure, oublier l'épouse, et qu'il se privait de leurs voluptés pour ne point chagriner l'autre. L'humble fierté de la créature lui valut de la douleur qu'elle cachait mal en feignant aussi de rire, les yeux noyés...

Déjà, pour le capitaine, Cydalise découvrait les veines bleues de sa gorge. Déjà, la Bordelaise frétillait dans les bras du gros garçon réjoui qui l'enveloppait de sa vigueur joviale. Omer songeait quel chagrin serait à son Elvire la révélation d'un tel caprice, et quels mensonges honteux il faudrait servir à la jeune femme inquiète... Elvire brodait, sans doute, confiante, auprès du berceau. Peut-être imaginait-elle les succès oratoires de son mari qu'elle croyait, selon le message, dans une réunion de journalistes et de députés. Peut-être lisait-elle les journaux, fort triste, à la lueur de la lampe... N'était-ce pas indigne, de garder, à cette heure même, une tendre grisette contre soi, de boire dans le verre où subsistait la trace de lèvres complices? Pourquoi l'âme loyale du capitaine, pourquoi le grand cœur du cousin, loin de le condamner, l'excitaient-ils à la faute par leurs plaisanteries? Pourquoi entrevoyait-il le crime, quand ils se plaisaient à la farce? «Mais je puis être tué demain, tout à l'heure, si la nuit ne persuade pas la prudence, ainsi que j'y compte, au peuple et aux ministres! Autant couronner de roses la coupe du dernier festin...»

—Les Romains eussent aimé attendre ainsi l'aube du péril!... acheva-t-il tout haut.

Cette comparaison l'excusa. D'ailleurs Dieudonné redit l'adage latin cité par Danton quand il apprit sa mise en accusation:

Nunc bibamus, cras moriemur!... Buvons maintenant. Demain, il sera temps de mourir.

Pendant qu'elle retirait complètement sa jupe, Cydalise entonna:

Tenant de la nature
Des attraits à foison,
Vénus, pour tout blason,
N'avait qu'une ceinture...

En chœur, le capitaine, madame Cardoche et Dieudonné scandèrent le refrain:

Lisette,
Ma Lisette...

A la faveur du bruit, Angeline murmurait:

—Omer, te souviens-tu?... C'est toi qui m'as glissé cette bague au doigt. Je l'ai gardée... Mais toi?... Quel souvenir as-tu gardé?... Oh! ne me fais pas de peine, Omer.... Aime-moi...

«Oui, du plaisir avant la mort!» acceptait le jeune homme.

Il enlaça la taille de la fille qui s'appesantissait. Resserra leur étreinte, ils marchèrent jusque dans le boudoir de madame Cardoche. Cydalise, facétieuse, les enferma. Dans le silence et l'obscur, l'amante l'étouffait contre le frémissement de son corps. Le contact des seins rudes affola les mains viriles que contentait mal, à l'ordinaire, la poitrine trop menue d'Elvire. Leurs os frissonnèrent. Il aspira cette haleine ardente avec la pulpe de la bouche savoureuse. L'angoisse du désir les étranglait tous deux, nouait leurs nerfs fébriles. Le sang cria dans leurs tempes. «Du plaisir avant la mort!» voulut-il. Et ils s'attirèrent dans le sofa profond. Quand la fougue de leur délire atteignit l'instant du râle, les rumeurs de la révolte s'unirent à leur volupté.

L'âme du peuple, à travers les lames de la jalousie, allait vers eux. Dans l'ombre, Omer se plut à penser que la clameur infinie sortait de la fille en amour, qu'il aspirait l'odeur fauve de la foule avec le parfum des fraises que Suzon avait mangées et celui des linges qui ne l'habillaient plus. Peut-être le peuple entier, dans le corps de sa fille, s'offrait-il à l'apôtre de la Loi romaine. Omer s'enivra d'y songer.

A l'appel de l'oncle Edme, il fallut cependant répondre. M. Gresloup, en bas, s'inquiétait de son gendre. Omer baisa la bouche de son amie, parmi le tumulte emplissant la maison. Il crut dire adieu à la vie même. Cavrois conduisit aux mansardes Pied-de-Jacinthe et l'escogriffe, pour les inviter à choisir dans la secrète collection de pistolets et de fer à piques, réunie par la mère Cardoche, en haine des Bourbons. Il y avait de quoi munir deux cents révolutionnaires de la rue. En même temps, la patronne accélérait, sur la table des lingères, la fabrication des cartouches. Angeline dut monter quérir au grenier les jarres mystérieuses entassées là depuis des ans. La vieille creusa le beurre d'un premier pot pour extraire la poudre entassée dessous. Les grisettes se remirent à tailler de vieux journaux.... Un baiser de la main; puis Omer avec son oncle et son cousin descendirent.

Dehors, toute une troupe bizarre, fière de ses décisions, mais timide encore devant leurs conséquences, s'assemblait, à la voix du major, pour afficher, sur les colonnes de la Bourse, la protestation des journalistes, et conquérir les glaives des théâtres... Formidable et grotesque, elle s'ébranla derrière la haridelle de Brémondot, que flanquaient l'escogriffe avec sa hallebarde, le gnome avec son espingole. Chantant, titubant, s'exaltant par mille interjections valeureuses, conviant ceux qu'elle rencontrait, la cohue coulait à travers les voies tortes évitées par la cavalerie. Omer ne put inventer un subterfuge honorable pour s'esquiver. Le major s'appuyait à son bras. Afin de recruter des compagnons, tout un atelier de relieurs, la bande dut s'arrêter dans un carrefour, au quartier de la Banque.

Oblique au sol, une façade en saillie, parmi les maisons de droite, fermait à demi la perspective irrégulière d'une rue qu'obstruaient aussi les panneaux des enseignes, les poulies des greniers, et le plumeau géant, indice d'une brosserie. Le flanc incliné de ce mur était peint en vert, comme le magasin de friperie tapissé de vieux uniformes, d'habits et de soutanes. Tout à coup, à la suite de leurs cris, débouchèrent là nombre de loqueteux féroces, levant des bâtons et des crocs de bouchers.

—Vengeance! Vengeance!

Un corps échevelé de femme morte était, au-devant, balancé par deux bras herculéens et nus, ceux d'un athlétique boulanger que revêtaient uniquement un gilet et le jupon professionnel. Sous la masse de chair ballante, il avançait, les muscles du torse en saillie, la face hagarde... De seconde en seconde, la barbe se trouait, et deux syllabes rauques épouvantaient les gamins, les porteurs d'eau, les buveurs du cabaret, les servantes joignant les mains, les dîneurs apparus, serviette au col. Hydre à cent têtes, la vague de fureur déferla, dépassa le plumeau géant de la brosserie, les paletots et les vestes du fripier... Par une grande acclamation, Pied-de-Jacinthe et ses ouvriers accueillirent la horde, son fardeau sinistre emmaillotté d'une jupe bleue.

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