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Autour de la lune

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CHAPITRE VII
UN MOMENT D'IVRESSE

Ainsi donc, un phénomène curieux, mais logique, bizarre, mais explicable, se produisait dans ces singulières conditions. Tout objet lancé au dehors du projectile devait suivre la même trajectoire et ne s'arrêter qu'avec lui. Il y eut là un texte de conversation que la soirée ne put épuiser. L'émotion des trois voyageurs s'accroissait, d'ailleurs, à mesure que s'approchait le terme de leur voyage. Ils s'attendaient à l'imprévu, à des phénomènes nouveaux, et rien ne les eût étonnés dans la disposition d'esprit où ils se trouvaient. Leur imagination surexcitée devançait ce projectile, dont la vitesse diminuait notablement sans qu'ils en eussent le sentiment. Mais la Lune grandissait à leurs yeux, et ils croyaient déjà qu'il leur suffisait d'étendre la main pour la saisir.

Le lendemain, 5 novembre, dès cinq heures du matin, tous trois étaient sur pied. Ce jour-là devait être le dernier de leur voyage, si les calculs étaient exacts. Le soir même, à minuit, dans dix-huit heures, au moment précis de la Pleine-Lune, ils atteindraient son disque resplendissant. Le prochain minuit verrait s'achever ce voyage, le plus extraordinaire des temps anciens et modernes. Aussi dès le matin, à travers les hublots argentés par ses rayons, ils saluèrent l'astre des nuits d'un confiant et joyeux hurrah.

La Lune s'avançait majestueusement sur le firmament étoilé. Encore quelques degrés, et elle atteindrait le point précis de l'espace où devait s'opérer sa rencontre avec le projectile. D'après ses propres observations, Barbicane calcula qu'il l'accosterait par son hémisphère nord, là où s'étendent d'immenses plaines, où les montagnes sont rares. Circonstance favorable, si l'atmosphère lunaire, comme on le pensait, était emmagasinée dans les fonds seulement.

«D'ailleurs, fit observer Michel Ardan, une plaine est plutôt un lieu de débarquement qu'une montagne. Un Sélénite que l'on déposerait en Europe sur le sommet du Mont-Blanc, ou en Asie sur le pic de l'Himalaya, ne serait pas précisément arrivé!

—De plus, ajouta le capitaine Nicholl, sur un terrain plat, le projectile demeurera immobile dès qu'il l'aura touché. Sur une pente, au contraire, il roulerait comme une avalanche, et n'étant point écureuils, nous n'en sortirions pas sains et saufs. Donc, tout est pour le mieux.»

En effet, le succès de l'audacieuse tentative ne paraissait plus douteux. Cependant, une réflexion préoccupait Barbicane; mais, ne voulant pas inquiéter ses deux compagnons, il garda le silence à ce sujet.

En effet, la direction du projectile vers l'hémisphère nord de la Lune prouvait que sa trajectoire avait été légèrement modifiée. Le tir, mathématiquement calculé, devait porter le boulet au centre même du disque lunaire. S'il n'y arrivait pas, c'est qu'il y avait eu déviation. Qui l'avait produite? Barbicane ne pouvait l'imaginer, ni déterminer l'importance de cette déviation, car les points de repère manquaient. Il espérait pourtant qu'elle n'aurait d'autre résultat que de le ramener vers le bord supérieur de la Lune, région plus propice à l'attérage.

Barbicane se contenta donc, sans communiquer ses inquiétudes à ses amis, d'observer fréquemment la Lune cherchant à voir si la direction du projectile ne se modifierait pas. Car la situation eût été terrible si le boulet manquant son but et entraîné au-delà du disque, se fût élancé dans les espaces interplanétaires.

En ce moment, la Lune, au lieu d'apparaître plate comme un disque, laissait déjà sentir sa convexité. Si le Soleil l'eût obliquement frappée de ses rayons, l'ombre portée aurait fait valoir les hautes montagnes qui se seraient nettement détachées. Le regard aurait pu s'enfoncer dans l'abîme béant des cratères, et suivre les capricieuses rainures qui zèbrent l'immensité des plaines. Mais tout relief se nivelait encore dans un resplendissement intense. On distinguait à peine ces larges taches qui donnent à la Lune l'apparence d'une figure humaine.

«Figure, soit, disait Michel Ardan, mais, j'en suis fâché pour l'aimable sœur d'Apollon, figure grêlée!»

Cependant, les voyageurs, si rapprochés de leur but, ne cessaient plus d'observer ce monde nouveau. Leur imagination les promenait à travers ces contrées inconnues. Ils gravissaient les pics élevés. Ils descendaient au fond des larges cirques. Çà et là, ils croyaient voir de vastes mers à peine contenues sous une atmosphère raréfiée, et des cours d'eau qui versaient le tribut des montagnes. Penchés sur l'abîme, ils espéraient surprendre les bruits de cet astre, éternellement muet dans les solitudes du vide.

Cette dernière journée leur laissa des souvenirs palpitants. Ils en notèrent les moindres détails. Une vague inquiétude les prenait à mesure qu'ils s'approchaient du terme. Cette inquiétude eût encore redoublé s'ils avaient senti combien leur vitesse était médiocre. Elle leur eût paru bien insuffisante pour les conduire jusqu'au but. C'est qu'alors le projectile ne «pesait» presque plus. Son poids décroissait incessamment et devait entièrement s'annihiler sur cette ligne où les attractions lunaires et terrestres se neutralisant, provoqueraient de si surprenants effets.

Cependant, en dépit de ses préoccupations, Michel Ardan n'oublia pas de préparer le repas du matin avec sa ponctualité habituelle. On mangea de grand appétit. Rien d'excellent comme ce bouillon liquéfié à la chaleur du gaz. Rien de meilleur que ces viandes conservées. Quelques verres de bon vin de France couronnèrent ce repas. Et à ce propos, Michel Ardan fit remarquer que les vignobles lunaires, chauffés par cet ardent soleil, devaient distiller les vins les plus généreux,—s'ils existaient toutefois. En tout cas, le prévoyant Français n'avait eu garde d'oublier dans son paquet quelques précieux ceps du Médoc et de la Côte-d'Or, sur lesquels il comptait particulièrement.

L'appareil Reiset et Regnault fonctionnait toujours avec une extrême précision. L'air se maintenait dans un état de pureté parfaite. Nulle molécule d'acide carbonique ne résistait à la potasse, et quant à l'oxygène, disait le capitaine Nicholl, «il était certainement de première qualité.» Le peu de vapeur d'eau renfermé dans le projectile se mêlait à cet air dont il tempérait la sécheresse, et bien des appartements de Paris, de Londres ou de New-York, bien des salles de théâtre ne se trouvent certainement pas dans des conditions aussi hygiéniques.

Mais, pour fonctionner régulièrement, il fallait que cet appareil fût tenu en parfait état. Aussi, chaque matin, Michel visitait les régulateurs d'écoulement, essayait les robinets, et réglait au pyromètre la chaleur du gaz. Tout marchait bien jusqu'alors, et les voyageurs, imitant le digne J.-T. Maston, commençaient à prendre un embonpoint qui les eût rendus méconnaissables, si leur emprisonnement se fût prolongé pendant quelques mois. Ils se comportaient, en un mot, comme se comportent des poulets en cage: ils engraissaient.

En regardant à travers les hublots, Barbicane vit le spectre du chien et les divers objets lancés hors du projectile qui l'accompagnaient obstinément. Diane hurlait mélancoliquement en apercevant les restes de Satellite. Ces épaves semblaient aussi immobiles que si elles eussent reposé sur un terrain solide.

«Savez-vous, mes amis, disait Michel Ardan, que si l'un de nous eût succombé au contre-coup du départ, nous aurions été fort gênés pour l'enterrer, que dis-je, pour l'«éthérer,» puisque ici l'éther remplace la Terre! Voyez-vous ce cadavre accusateur qui nous aurait suivi dans l'espace comme un remords!

—C'eût été triste, dit Nicholl.

—Ah! reprit Michel, ce que je regrette, c'est de ne pouvoir faire une promenade à l'extérieur. Quelle volupté de flotter au milieu de ce radieux éther, de se baigner, de se rouler dans ces purs rayons de soleil! Si Barbicane avait seulement pensé à se munir d'un appareil de scaphandre et d'une pompe à air, je me serais aventuré au dehors, et j'aurais pris des attitudes de chimère et d'hippogryphe sur le sommet du projectile.

—Eh bien, mon vieux Michel, répondit Barbicane, tu n'aurais pas fait longtemps l'hippogryphe, car, malgré ton habit de scaphandre, gonflé sous l'expansion de l'air contenu en toi, tu aurais éclaté comme un obus, ou plutôt comme un ballon qui s'élève trop haut dans l'air. Donc ne regrette rien, et n'oublie pas ceci: Tant que nous flotterons dans le vide, il faut t'interdire toute promenade sentimentale hors du projectile!»

Michel Ardan se laissa convaincre dans une certaine mesure. Il convint que la chose était difficile, mais non pas «impossible,» mot qu'il ne prononçait jamais.

La conversation, de ce sujet, passa à un autre, et ne languit pas un instant. Il semblait aux trois amis que dans ces conditions les idées leur poussaient au cerveau comme les feuilles poussent aux premières chaleurs du printemps. Ils se sentaient touffus.

Au milieu des demandes et des réponses qui se croisèrent pendant cette matinée, Nicholl posa une certaine question qui ne trouva pas de solution immédiate.

«Ah çà! dit-il, c'est très-bien d'aller dans la Lune, mais comment en reviendrons-nous?»

Ses deux interlocuteurs se regardèrent d'un air surpris. On eût dit que cette éventualité se formulait pour la première fois devant eux.

«Qu'entendez-vous par là, Nicholl? demanda gravement Barbicane.

—Demander à revenir d'un pays, ajouta Michel, quand on n'y est pas encore arrivé, me paraît inopportun.

—Je ne dis pas cela pour reculer, répliqua Nicholl, mais je réitère ma question, et je demande: Comment reviendrons-nous?

—Je n'en sais rien, répondit Barbicane.

—Et moi, dit Michel, si j'avais su comment en revenir, je n'y serais point allé.

—Voilà répondre, s'écria Nicholl.

—J'approuve les paroles de Michel, dit Barbicane, et j'ajoute que la question n'a aucun intérêt actuel. Plus tard, quand nous jugerons convenable de revenir, nous aviserons. Si la Columbiad n'est plus là, le projectile y sera toujours.

—Belle avance! Une balle sans fusil!

—Le fusil, répondit Barbicane, on peut le fabriquer. La poudre, on peut la faire! Ni les métaux, ni le salpêtre, ni le charbon ne doivent manquer aux entrailles de la Lune. D'ailleurs, pour revenir, il ne faut vaincre que l'attraction lunaire, et il suffit d'aller à huit mille lieues pour retomber sur le globe terrestre en vertu des seules lois de la pesanteur.

—Assez, dit Michel en s'animant. Qu'il ne soit plus question de retour! Nous en avons déjà trop parlé. Quant à communiquer avec nos anciens collègues de la Terre, cela ne sera pas difficile.

—Et comment?

—Au moyen de bolides lancés par les volcans lunaires.

—Bien trouvé, Michel, répondit Barbicane d'un ton convaincu. Laplace a calculé qu'une force cinq fois supérieure à celle de nos canons suffirait à envoyer un bolide de la Lune à la Terre. Or, il n'est pas de volcan qui n'ait une puissance de propulsion supérieure.

—Hurrah! cria Michel. Voilà des facteurs commodes que ces bolides, et qui ne coûteront rien! Et comme nous rirons de l'administration des postes! Mais, j'y pense...

—Que penses-tu?

—Une idée superbe! Pourquoi n'avons-nous pas accroché un fil à notre boulet? Nous aurions échangé des télégrammes avec la Terre!

—Mille diables! riposta Nicholl. Et le poids d'un fil long de quatre-vingt-six mille lieues ne le comptes-tu pour rien?

—Pour rien! On aurait triplé la charge de la Columbiad! On l'aurait quadruplée, quintuplée! s'écria Michel, dont le verbe prenait des intonations de plus en plus violentes.

—Il n'y a qu'une petite objection à faire à ton projet, répondit Barbicane: c'est que pendant le mouvement de rotation du globe, notre fil se serait enroulé autour de lui comme une chaîne sur un cabestan, et qu'il nous aurait inévitablement ramenés à terre.

—Par les trente-neuf étoiles de l'Union! dit Michel, je n'ai donc que des idées impraticables aujourd'hui! des idées dignes de J.-T. Maston! Mais, j'y songe, si nous ne revenons pas sur la Terre, J.-T. Maston est capable de venir nous retrouver!

—Oui! il viendra, répliqua Barbicane, c'est un digne et courageux camarade. D'ailleurs, quoi de plus aisé? La Columbiad n'est-elle pas toujours creusée dans le sol floridien! Le coton et l'acide azotique manquent-ils pour fabriquer du pyroxyle? La Lune ne repassera-t-elle pas au zénith de la Floride? Dans dix-huit ans n'occupera-t-elle pas exactement la place qu'elle occupe aujourd'hui?

—Oui, répéta Michel, oui, Maston viendra, et avec lui nos amis Elphiston, Blomsberry, tous les membres du Gun-Club, et ils seront bien reçus! Et plus tard, on établira des trains de projectiles entre la Terre et la Lune! Hurrah pour J.-T. Maston!»

Il est probable que, si l'honorable J.-T. Maston n'entendit pas les hurrahs poussés en son honneur, du moins les oreilles lui tintèrent. Que faisait-il alors? Sans doute, posté dans les Montagnes-Rocheuses, à la station de Long's-Peak, il cherchait à découvrir l'invisible boulet gravitant dans l'espace. S'il pensait à ses chers compagnons, il faut convenir que ceux-ci n'étaient pas en reste avec lui, et que, sous l'influence d'une exaltation singulière, ils lui consacraient leurs meilleures pensées.

Mais d'où venait cette animation qui grandissait visiblement chez les hôtes du projectile? Leur sobriété ne pouvait être mise en doute. Cet étrange éréthisme du cerveau, fallait-il l'attribuer aux circonstances exceptionnelles où ils se trouvaient, à cette proximité de l'astre des nuits dont quelques heures les séparaient seulement, à quelque influence secrète de la Lune qui agissait sur le système nerveux? Leur figure rougissait comme si elle eût été exposée à la réverbération d'un four; leur respiration s'activait, et leurs poumons jouaient comme un soufflet de forge; leurs yeux brillaient d'une flamme extraordinaire; leur voix détonait avec des accents formidables; leurs paroles s'échappaient comme un bouchon de champagne chassé par l'acide carbonique; leurs gestes devenaient inquiétants, tant il fallait d'espace pour les développer. Et, détail remarquable, ils ne s'apercevaient aucunement de cette excessive tension de leur esprit.

«Maintenant, dit Nicholl d'un ton bref, maintenant que je ne sais pas si nous reviendrons de la Lune, je veux savoir ce que nous y allons faire.

—Ce que nous y allons faire? répondit Barbicane, frappant du pied comme s'il eût été dans une salle d'armes, je n'en sais rien!

—Tu n'en sais rien! s'écria Michel avec un hurlement qui provoqua dans le projectile un retentissement sonore.

—Non, je ne m'en doute même pas! riposta Barbicane, se mettant à l'unisson de son interlocuteur.

—Eh bien! je le sais, moi, répondit Michel.

—Parle donc, alors, cria Nicholl, qui ne pouvait plus contenir les grondements de sa voix.

—Je parlerai si cela me convient, s'écria Michel en saisissant violemment le bras de son compagnon.

—Il faut que cela te convienne, dit Barbicane, l'œil en feu, la main menaçante. C'est toi qui nous a entraînés dans ce voyage formidable, et nous voulons savoir pourquoi!

—Oui! fit le capitaine, maintenant que je ne sais pas où je vais, je veux savoir pourquoi j'y vais!

—Pourquoi? s'écria Michel, bondissant à la hauteur d'un mètre, pourquoi? Pour prendre possession de la Lune au nom des États-Unis! Pour ajouter un quarantième État à l'Union! Pour coloniser les régions lunaires, pour les cultiver, pour les peupler, pour y transporter tous les prodiges de l'art, de la science et de l'industrie! Pour civiliser les Sélénites, à moins qu'ils ne soient plus civilisés que nous, et les constituer en république, s'ils n'y sont déjà!

—Et s'il n'y a pas de Sélénites! riposta Nicholl, qui sous l'empire de cette inexplicable ivresse devenait très-contrariant.

—Qui dit qu'il n'y a pas de Sélénites? s'écria Michel d'un ton menaçant.

—Moi! hurla Nicholl.

—Capitaine, dit Michel, ne répète pas cette insolence, ou je te l'enfonce dans la gorge à travers les dents!»

«L'oxygène!» s'écria-t-il. (Page 66.)

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Les deux adversaires allaient se précipiter l'un sur l'autre, et cette incohérente discussion menaçait de dégénérer en bataille, quand Barbicane intervint par un bond formidable.

«Arrêtez, malheureux, dit-il en mettant ses deux compagnons dos à dos, s'il n'y a pas de Sélénites, on s'en passera!

—Oui, s'exclama Michel, qui n'y tenait pas autrement, on s'en passera. Nous n'avons que faire des Sélénites! A bas les Sélénites!

—A nous l'empire de la Lune, dit Nicholl.

—A nous trois, constituons la république!

—Je serai le congrès, cria Michel.

—Et moi le sénat, riposta Nicholl.

«Ah! si Raphaël nous avait vus.» (Page 70.)

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—Et Barbicane le président, hurla Michel.

—Pas de président nommé par la nation! répondit Barbicane.

—Eh bien! un président nommé par le congrès, s'écria Michel, et comme je suis le congrès, je te nomme à l'unanimité!

—Hurrah! hurrah! hurrah pour le président Barbicane! cria Nicholl.

—Hip! hip! hip!» vociféra Michel Ardan.

Puis, le président et le sénat entonnèrent d'une voix terrible le populaire Yankee Doodle, tandis que le congrès faisait retentir les mâles accents de la Marseillaise.

Alors commença une ronde échevelée avec gestes insensés, trépignements de fous, culbutes de clowns désossés. Diane, se mêlant à cette danse, hurlant à son tour, sauta jusqu'à la voûte du projectile. On entendit d'inexplicables battements d'ailes, des cris de coq d'une sonorité bizarre. Cinq ou six poules volèrent, en se frappant aux parois comme des chauves-souris folles...

Puis, les trois compagnons de voyage, dont les poumons se désorganisaient sous une incompréhensible influence, plus qu'ivres, brûlés par l'air qui incendiait leur appareil respiratoire, tombèrent sans mouvement sur le fond du projectile.

CHAPITRE VIII
A SOIXANTE-DIX-HUIT MILLE CENT QUATORZE LIEUES

Que s'était-il passé? D'où provenait la cause de cette ivresse singulière dont les conséquences pouvaient être désastreuses? Une simple étourderie de Michel, à laquelle très-heureusement, Nicholl put remédier à temps.

Après une véritable pamoison qui dura quelques minutes, le capitaine, revenant le premier à la vie, reprit ses facultés intellectuelles.

Bien qu'il eût déjeuné deux heures auparavant, il ressentait une faim terrible qui le tiraillait comme s'il n'avait pas mangé depuis plusieurs jours. Tout en lui, estomac et cerveau, était surexcité au plus haut point.

Il se releva donc et réclama de Michel une collation supplémentaire. Michel, anéanti, ne répondit pas. Nicholl voulut alors préparer quelques tasses de thé destinées à faciliter l'absorption d'une douzaine de sandwiches. Il s'occupa d'abord de se procurer du feu, et frotta vivement une allumette.

Quelle fut sa surprise en voyant briller le soufre d'un éclat extraordinaire et presque insoutenable à la vue. Du bec de gaz qu'il alluma jaillit une flamme comparable aux jets de la lumière électrique.

Une révélation se fit dans l'esprit de Nicholl. Cette intensité de lumière, les troubles physiologiques survenus en lui, la surexcitation de toutes ses facultés morales et passionnelles, il comprit tout.

«L'oxygène!» s'écria-t-il.

Et se penchant sur l'appareil à air, il vit que le robinet laissait échapper à pleins flots ce gaz incolore, sans saveur, sans odeur, éminemment vital, mais qui, à l'état pur, produit les désordres les plus graves dans l'organisme. Par étourderie, Michel avait ouvert en grand le robinet de l'appareil!

Nicholl se hâta de suspendre cet écoulement d'oxygène, dont l'atmosphère était saturée, et qui eût entraîné la mort des voyageurs, non par asphyxie, mais par combustion.

Une heure après, l'air moins chargé rendait aux poumons leur jeu normal. Peu à peu, les trois amis revenaient de leur ivresse; mais il leur fallut cuver leur oxygène, comme un ivrogne cuve son vin.

Quand Michel apprit quelle était sa part de responsabilité dans cet incident, il ne s'en montra pas autrement déconcerté. Cette ébriété inattendue rompait la monotonie du voyage. Bien des sottises avaient été dites sous son influence, mais aussi vite oubliées que dites.

«Puis, ajouta le joyeux Français, je ne suis pas fâché d'avoir goûté un peu de ce gaz capiteux. Savez-vous, mes amis, qu'il y aurait un curieux établissement à fonder, avec cabinets d'oxygène, où les gens dont l'organisme est affaibli pourraient, pendant quelques heures, vivre d'une vie plus active! Supposez des réunions où l'air serait saturé de ce fluide héroïque, des théâtres où l'administration l'entretiendrait à haute dose, quelle passion dans l'âme des acteurs et des spectateurs, quel feu, quel enthousiasme! Et si, au lieu d'une simple assemblée, on pouvait en saturer tout un peuple, quelle activité dans ses fonctions, quel supplément de vie il recevrait! D'une nation épuisée on referait peut-être une nation grande et forte, et je connais plus d'un État de notre vieille Europe qui devrait se remettre au régime de l'oxygène, dans l'intérêt de sa santé!»

Michel parlait et s'animait, à faire croire que le robinet était encore trop ouvert. Mais, d'une phrase, Barbicane enraya son enthousiasme.

«Tout cela est bien, ami Michel, lui dit-il, mais nous apprendras-tu d'où viennent ces poules qui se sont mêlées à notre concert?

—Ces poules?

—Oui.»

En effet, une demi-douzaine de poules et un superbe coq se promenaient çà et là, voletant et caquetant.

«Ah! les maladroites! s'écria Michel. C'est l'oxygène qui les a mises en révolution!

—Mais que veux-tu faire de ces poules? demanda Barbicane.

—Les acclimater dans la Lune, parbleu!

—Alors pourquoi les avoir cachées?

—Une farce, mon digne président, une simple farce qui avorte piteusement! Je voulais les lâcher sur le continent lunaire, sans vous en rien dire! Hein! quel eût été votre ébahissement à voir ces volatiles terrestres picorer les champs de la Lune!

—Ah! gamin! gamin éternel! répondit Barbicane, tu n'as pas besoin d'oxygène pour te monter la tête! Tu es toujours ce que nous étions sous l'influence de ce gaz! Tu es toujours fou!

—Eh! qui dit qu'alors nous n'étions pas sages!» répliqua Michel Ardan.

Après cette réflexion philosophique, les trois amis réparèrent le désordre du projectile. Poules et coq furent réintégrés dans leur cage. Mais, en procédant à cette opération, Barbicane et ses deux compagnons eurent le sentiment très-marqué d'un nouveau phénomène.

Depuis le moment où ils avaient quitté la Terre, leur propre poids, celui du boulet et des objets qu'il renfermait, avaient subi une diminution progressive. S'ils ne pouvaient constater cette déperdition pour le projectile, un instant devait arriver où cet effet serait sensible pour eux-mêmes et pour les ustensiles ou les instruments dont ils se servaient.

Il va sans dire qu'une balance n'eût pas indiqué cette déperdition, car le poids destiné à peser l'objet aurait perdu précisément autant que l'objet lui-même; mais un peson à ressort, par exemple, dont la tension est indépendante de l'attraction, eût donné l'évaluation exacte de cette déperdition.

On sait que l'attraction, autrement dit la pesanteur, est proportionnelle aux masses et en raison inverse du carré des distances. De là cette conséquence: Si la Terre eût été seule dans l'espace, si les autres corps célestes se fussent subitement annihilés, le projectile, d'après la loi de Newton, aurait d'autant moins pesé qu'il se serait éloigné de la Terre, mais sans jamais perdre entièrement son poids, car l'attraction terrestre se fût toujours fait sentir à n'importe quelle distance.

Mais dans le cas actuel, un moment devait arriver où le projectile ne serait plus aucunement soumis aux lois de la pesanteur, en faisant abstraction des autres corps célestes dont on pouvait considérer l'effet comme nul.

En effet, la trajectoire du projectile se traçait entre la Terre et la Lune. A mesure qu'il s'éloignait de la Terre, l'attraction terrestre diminuait en raison inverse du carré des distances, mais aussi l'attraction lunaire augmentait dans la même proportion. Il devait donc arriver un point où, ces deux attractions se neutralisant, le boulet ne pèserait plus. Si les masses de la Lune et de la Terre eussent été égales, ce point se fût rencontré à une égale distance des deux astres. Mais, en tenant compte de la différence des masses, il était facile de calculer que ce point serait situé aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du voyage, soit, en chiffres, à soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues de la Terre.

A ce point, un corps n'ayant aucun principe de vitesse ou de déplacement en lui, y demeurerait éternellement immobile, étant également attiré par les deux astres, et rien ne le sollicitant plutôt vers l'un que vers l'autre.

Or, le projectile, si la force d'impulsion avait été exactement calculée, le projectile devait atteindre ce point avec une vitesse nulle, ayant perdu tout indice de pesanteur, comme tous les objets qu'il portait en lui.

Qu'arriverait-il alors? Trois hypothèses se présentaient.

Ou le projectile aurait encore conservé une certaine vitesse, et, dépassant le point d'égale attraction, il tomberait sur la Lune en vertu de l'excès de l'attraction lunaire sur l'attraction terrestre.

Ou la vitesse lui manquant pour atteindre le point d'égale attraction, il retomberait sur la Terre en vertu de l'excès de l'attraction terrestre sur l'attraction lunaire.

Ou enfin, animé d'une vitesse suffisante pour atteindre le point neutre, mais insuffisante pour le dépasser, il resterait éternellement suspendu à cette place, comme le prétendu tombeau de Mahomet, entre le zénith et le nadir.

Telle était la situation, et Barbicane en expliqua clairement les conséquences à ses compagnons de voyage. Cela les intéressait au plus haut degré. Or, comment reconnaîtraient-ils que le projectile avait atteint ce point neutre situé à soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues de la Terre?

Précisément lorsque ni eux, ni les objets enfermés dans le projectile, ne seraient plus aucunement soumis aux lois de la pesanteur.

Jusqu'ici, les voyageurs, tout en constatant que cette action diminuait de plus en plus, n'avaient pas encore reconnu son absence totale. Mais ce jour-là, vers onze heures du matin, Nicholl, ayant laissé échapper un verre de sa main, le verre, au lieu de tomber, resta suspendu dans l'air.

«Ah! s'écria Michel Ardan, voilà donc un peu de physique amusante!»

Et aussitôt, divers objets, des armes, des bouteilles, abandonnés à eux-mêmes, se tinrent comme par miracle. Diane, elle aussi, placée par Michel dans l'espace, reproduisit, mais sans aucun truc, la suspension merveilleuse opérée par les Caston et les Robert Houdin. La chienne, d'ailleurs, ne semblait pas s'apercevoir qu'elle flottait dans l'air.

Eux-mêmes, surpris, stupéfaits, en dépit de leurs raisonnements scientifiques, ils sentaient, ces trois aventureux compagnons emportés dans le domaine du merveilleux, ils sentaient que la pesanteur manquait à leur corps. Leurs bras, qu'ils étendaient, ne cherchaient plus à s'abaisser. Leur tête vacillait sur leurs épaules. Leurs pieds ne tenaient plus au fond du projectile. Ils étaient comme des gens ivres auxquels la stabilité fait défaut. Le fantastique a créé des hommes privés de leurs reflets, d'autres privés de leur ombre! Mais ici la réalité, par la neutralité des forces attractives, faisait des hommes en qui rien ne pesait plus, et qui ne pesaient pas eux-mêmes!

Soudain Michel, prenant un certain élan, quitta le fond, et resta suspendu en l'air comme le moine de la Cuisine des Anges de Murillo.

Ses deux amis l'avaient rejoint en un instant, et tous les trois, au centre du projectile, ils figuraient une ascension miraculeuse.

«Est-ce croyable? Est-ce vraisemblable? est-ce possible? s'écria Michel. Non. Et pourtant cela est! Ah! si Raphaël nous avait vus ainsi, quelle «Assomption» il eût jetée sur sa toile!

—L'Assomption ne peut durer, répondit Barbicane. Si le projectile passe le point neutre, l'attraction lunaire nous attirera vers la Lune.

—Nos pieds reposeront alors sur la voûte du projectile, répondit Michel.

—Non, dit Barbicane, parce que le projectile, dont le centre de gravité est très-bas, se retournera peu à peu.

—Alors, tout notre aménagement va être bouleversé de fond en comble, c'est le mot!

—Rassure-toi, Michel, répondit Nicholl. Aucun bouleversement n'est à craindre. Pas un objet ne bougera, car l'évolution du projectile ne se fera qu'insensiblement.

—En effet, reprit Barbicane, et quand il aura franchi le point d'égale attraction, son culot, relativement plus lourd, l'entraînera suivant une perpendiculaire à la Lune. Mais, pour que ce phénomène se produise, il faut que nous ayons passé la ligne neutre.

—Passer la ligne neutre! s'écria Michel. Alors faisons comme les marins qui passent l'Équateur. Arrosons notre passage!»

Un léger mouvement de côté ramena Michel vers la paroi capitonnée. Là, il prit une bouteille et des verres, les plaça «dans l'espace,» devant ses compagnons, et, trinquant joyeusement, ils saluèrent la ligne d'un triple hurrah.

Cette influence des attractions dura une heure à peine. Les voyageurs se sentirent insensiblement ramenés vers le fond, et Barbicane crut remarquer que le bout conique du projectile s'écartait un peu de la normale dirigée vers la Lune. Par un mouvement inverse, le culot s'en rapprochait. L'attraction lunaire l'emportait donc sur l'attraction terrestre. La chute vers la Lune commençait, presque insensible encore; elle ne devait être que d'un millimètre un tiers dans la première seconde, soit cinq cent quatre-vingt-dix millièmes de ligne. Mais peu à peu la force attractive s'accroîtrait, la chute serait plus accentuée, le projectile, entraîné par le culot, présenterait son cône supérieur à la Terre et tomberait avec une vitesse croissante jusqu'à la surface du continent sélénite. Le but serait donc atteint. Maintenant, rien ne pouvait empêcher le succès de l'entreprise, et Nicholl et Michel Ardan partagèrent la joie de Barbicane.

Puis ils causèrent de tous ces phénomènes qui les émerveillaient coup sur coup. Cette neutralisation des lois de la pesanteur surtout, ils ne tarissaient pas à son propos. Michel Ardan, toujours enthousiaste, voulait en tirer des conséquences qui n'étaient que fantaisie pure.

«Ah! mes dignes amis, s'écriait-il, quel progrès si l'on pouvait ainsi se débarrasser, sur Terre, de cette pesanteur, de cette chaîne qui vous rive à elle! Ce serait le prisonnier devenu libre! Plus de fatigues, ni des bras ni des jambes. Et, s'il est vrai que pour voler à la surface de la Terre, pour se soutenir dans l'air par le simple jeu des muscles, il faille une force cent cinquante fois supérieure à celle que nous possédons, un simple acte de la volonté, un caprice nous transporterait dans l'espace, si l'attraction n'existait pas.

—En effet, dit Nicholl en riant, si l'on parvenait à supprimer la pesanteur comme on supprime la douleur par l'anesthésie, voilà qui changerait la face des sociétés modernes!

—Oui, s'écria Michel, tout plein de son sujet, détruisons la pesanteur, et plus de fardeaux! Partant, plus de grues, de crics, de cabestans, de manivelles et autres engins qui n'auraient pas raison d'être!

—Bien dit, répliqua Barbicane, mais si rien ne pesait plus, rien ne tiendrait plus, pas plus ton chapeau sur ta tête, digne Michel, que ta maison dont les pierres n'adhèrent que par leur poids! Pas de bateaux dont la stabilité sur les eaux n'est qu'une conséquence de la pesanteur. Pas même d'Océan, dont les flots ne seraient plus équilibrés par l'attraction terrestre. Enfin pas d'atmosphère, dont les molécules n'étant plus retenues se disperseraient dans l'espace!

—Voilà qui est fâcheux, répliqua Michel. Rien de tel que ces gens positifs pour vous ramener brutalement à la réalité.

—Mais console-toi, Michel, reprit Barbicane, car si aucun astre n'existe d'où soient bannies les lois de la pesanteur, tu vas, du moins, en visiter un où la pesanteur est beaucoup moindre que sur la Terre.

—La Lune?

—Oui, la Lune, à la surface de laquelle les objets pèsent six fois moins qu'à la surface de la Terre, phénomène très-facile à constater.

—Et nous nous en apercevrons? demanda Michel.

—Évidemment, puisque deux cents kilogrammes n'en pèsent que trente à la surface de la Lune.

—Et notre force musculaire n'y diminuera pas?

—Aucunement. Au lieu de t'élever à un mètre en sautant, tu t'élèveras à dix-huit pieds de hauteur.

—Mais nous serons des Hercules dans la Lune! s'écria Michel.

—D'autant plus, répondit Nicholl, que si la taille des Sélénites est proportionnelle à la masse de leur globe, ils seront hauts d'un pied à peine.

—Des Lilliputiens! répliqua Michel. Je vais donc jouer le rôle de Gulliver! Nous allons réaliser la fable des géants! Voilà l'avantage de quitter sa planète et de courir le monde solaire!

L'instrument monté. (Page 80.)

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—Un instant, Michel, répondit Barbicane. Si tu veux jouer les Gulliver ne visite que les planètes inférieures, telles que Mercure, Vénus ou Mars, dont la masse est un peu moindre que celle de la Terre. Mais ne te hasarde pas dans les grandes planètes, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, car là les rôles seraient intervertis, et tu deviendrais Lilliputien.

—Et dans le Soleil?

—Dans le Soleil, si sa densité est quatre fois moindre que celle de la Terre, son volume est treize cent vingt-quatre mille fois plus considérable, et l'attraction y est vingt-sept fois plus grande qu'à la surface de notre globe. Toute proportion gardée, les habitants y devraient avoir en moyenne deux cents pieds de haut.

—Mille diables! s'écria Michel. Je ne serais plus qu'un pygmée, un mirmidon!

—Gulliver chez les géants, dit Nicholl.

—Juste! répondit Barbicane.

—Et il ne serait pas inutile d'emporter quelques pièces d'artillerie pour se défendre.

—Bon! répliqua Barbicane, tes boulets ne feraient aucun effet dans le Soleil, et ils tomberaient sur le sol au bout de quelques mètres.

—Voilà qui est fort!

—Voilà qui est certain, répondit Barbicane. L'attraction est si considérable sur cet astre énorme, qu'un objet pesant soixante-dix kilogrammes sur la Terre, en pèserait dix-neuf cent trente à la surface du Soleil. Ton chapeau, une dizaine de kilogrammes! Ton cigare, une demi-livre. Enfin si tu tombais sur le continent solaire, ton poids serait tel,—deux mille cinq cents kilos environ,—que tu ne pourrais pas te relever!

—Diable! fit Michel. Il faudrait alors avoir une petite grue portative! Eh bien! mes amis, contentons-nous de la Lune pour aujourd'hui. Là, au moins, nous ferons grande figure! Plus tard, nous verrons s'il faut aller dans ce Soleil, où l'on ne peut boire sans un cabestan pour hisser son verre à sa bouche!»

CHAPITRE IX
CONSÉQUENCES D'UNE DÉVIATION.

Barbicane n'avait plus d'inquiétude, sinon sur l'issue du voyage, du moins sur la force d'impulsion du projectile. Sa vitesse virtuelle l'entraînait au-delà de la ligne neutre. Donc, il ne reviendrait pas à la Terre. Donc, il ne s'immobiliserait pas sur le point d'attraction. Une seule hypothèse restait à se réaliser, l'arrivée du boulet à son but sous l'action de l'attraction lunaire.

En réalité, c'était une chute de huit mille deux cent quatre-vingt-seize lieues, sur un astre, il est vrai, où la pesanteur ne doit être évaluée qu'au sixième de la pesanteur terrestre. Chute formidable néanmoins, et contre laquelle toutes précautions voulaient être prises sans retard.

Ces précautions étaient de deux sortes: les unes devaient amortir le coup au moment où le projectile toucherait le sol lunaire; les autres devaient retarder sa chute et, par conséquent, la rendre moins violente.

Pour amortir le coup, il était fâcheux que Barbicane ne fût plus à même d'employer les moyens qui avaient si utilement atténué le choc du départ, c'est-à-dire l'eau employée comme ressort et les cloisons brisantes. Les cloisons existaient encore; mais l'eau manquait, car on ne pouvait employer la réserve à cet usage, réserve précieuse pour le cas où, pendant les premiers jours, l'élément liquide manquerait au sol lunaire.

D'ailleurs, cette réserve eût été très-insuffisante pour faire ressort. La couche d'eau emmagasinée dans le projectile au départ, et sur laquelle reposait le disque étanche, n'occupait pas moins de trois pieds de hauteur sur une surface de cinquante-quatre pieds carrés. Elle mesurait en volume six mètres cubes et en poids cinq mille sept cent cinquante kilogrammes. Or, les récipients n'en contenaient pas la cinquième partie. Il fallait donc renoncer à ce moyen si puissant d'amortir le choc d'arrivée.

Fort heureusement, Barbicane, non content d'employer l'eau, avait muni le disque mobile de forts tampons à ressort, destinés à amoindrir le choc contre le culot après l'écrasement des cloisons horizontales. Ces tampons existaient toujours; il suffisait de les rajuster et de remettre en place le disque mobile. Toutes ces pièces, faciles à manier, puisque leur poids était à peine sensible, pouvaient être remontées rapidement.

Ce fut fait. Les divers morceaux se rajustèrent sans peine. Affaire de boulons et d'écrous. Les outils ne manquaient pas. Bientôt le disque remanié reposa sur ses tampons d'acier, comme une table sur ses pieds. Un inconvénient résultait du placement de ce disque. La vitre inférieure était obstruée. Donc, impossibilité pour les voyageurs d'observer la Lune par cette ouverture, lorsqu'ils seraient précipités perpendiculairement sur elle. Mais il fallait y renoncer. D'ailleurs, par les ouvertures latérales, on pouvait encore apercevoir les vastes régions lunaires comme on voit la Terre de la nacelle d'un aérostat.

Cette disposition du disque demanda une heure de travail. Il était plus de midi quand les préparatifs furent achevés. Barbicane fit de nouvelles observations sur l'inclinaison du projectile; mais, à son grand ennui, il ne s'était pas suffisamment retourné pour une chute; il paraissait suivre une courbe parallèle au disque lunaire. L'astre des nuits, brillait splendidement dans l'espace, tandis qu'à l'opposé, l'astre du jour l'incendiait de ses feux.

Cette situation ne laissait pas d'être inquiétante.

«Arriverons-nous? dit Nicholl.

—Faisons comme si nous devions arriver, répondit Barbicane.

—Vous êtes des trembleurs, répliqua Michel Ardan. Nous arriverons, et plus vite que nous ne le voudrons.»

Cette réponse ramena Barbicane à son travail préparatoire, et il s'occupa de la disposition des engins destinés à retarder la chute.

On se rappelle la scène du meeting tenu à Tampa-Town, dans la Floride, alors que le capitaine Nicholl se posait en ennemi de Barbicane et en adversaire de Michel Ardan. Au capitaine Nicholl, soutenant que le projectile se briserait comme verre, Michel avait répondu qu'il retarderait sa chute au moyen de fusées convenablement disposées.

En effet, de puissants artifices, prenant leur point d'appui sur le culot et fusant à l'extérieur, pouvaient, en produisant un mouvement de recul, enrayer dans une certaine proportion, la vitesse du boulet. Ces fusées devaient brûler dans le vide, il est vrai, mais l'oxygène ne leur manquerait pas, car elles se le fournissaient elles-mêmes, comme les volcans lunaires, dont la déflagration n'a jamais été empêchée par le défaut d'atmosphère autour de la Lune.

Barbicane s'était donc muni d'artifices renfermés dans de petits canons d'acier taraudés, qui pouvaient se visser dans le culot du projectile. Intérieurement, ces canons affleuraient le fond. Extérieurement, ils le dépassaient d'un demi-pied. Il y en avait vingt. Une ouverture, ménagée dans le disque, permettait d'allumer la mèche dont chacun était pourvu. Tout l'effet se produisait au dehors. Les mélanges fusants avaient été forcés d'avance dans chaque canon. Il suffisait donc d'enlever les obturateurs métalliques engagés dans le culot, et de les remplacer par ces canons qui s'ajustaient rigoureusement à leur place.

Ce nouveau travail fut achevé vers trois heures, et, toutes ces précautions prises, il ne s'agit plus que d'attendre.

Cependant, le projectile se rapprochait visiblement de la Lune. Il subissait évidemment son influence dans une certaine proportion; mais sa propre vitesse l'entraînait aussi suivant une ligne oblique. De ces deux influences, la résultante était une ligne qui deviendrait peut-être une tangente. Mais il était certain que le projectile ne tombait pas normalement à la surface de la Lune, car sa partie inférieure, en raison même de son poids, aurait du être tournée vers elle.

Les inquiétudes de Barbicane redoublaient à voir son boulet résister aux influences de la gravitation. C'était l'inconnu qui s'ouvrait devant lui, l'inconnu à travers les espaces intra-stellaires. Lui, le savant, il croyait avoir prévu les trois hypothèses possibles, le retour à la Terre, le retour à la Lune, la stagnation sur la ligne neutre! Et voici qu'une quatrième hypothèse, grosse de toutes les terreurs de l'infini, surgissait inopinément. Pour ne pas l'envisager sans défaillance, il fallait être un savant résolu comme Barbicane, un être flegmatique comme Nicholl, ou un aventurier audacieux comme Michel Ardan.

La conversation fut mise sur ce sujet. D'autres hommes auraient considéré la question au point de vue pratique. Ils se seraient demandé où les entraînait leur wagon-projectile. Eux, pas. Ils cherchèrent la cause qui avait dû produire cet effet.

«Ainsi nous avons déraillé? dit Michel. Mais pourquoi?

—Je crains bien, répondit Nicholl, que malgré toutes les précautions prises, la Columbiad n'ait pas été pointée juste. Une erreur, si petite qu'elle soit, devait suffire à nous jeter hors de l'attraction lunaire.

—On aurait donc mal visé? demanda Michel.

—Je ne le crois pas, répondit Barbicane. La perpendicularité du canon était rigoureuse, sa direction sur le zénith du lieu incontestable. Or, la Lune passant au zénith, nous devions l'atteindre en plein. Il y a une autre raison, mais elle m'échappe.

—N'arrivons-nous pas trop tard? demanda Nicholl.

—Trop tard? fit Barbicane.

—Oui, reprit Nicholl. La note de l'Observatoire de Cambridge porte que le trajet doit s'accomplir en quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes. Ce qui veut dire que, plus tôt, la Lune ne serait pas encore au point indiqué, et plus tard, qu'elle n'y serait plus.

—D'accord, répondit Barbicane. Mais nous sommes partis le 1er décembre, à onze heures moins treize minutes et vingt-cinq secondes du soir, et nous devons arriver le 5 à minuit, au moment précis où la Lune sera pleine. Or, nous sommes au 5 décembre. Il est trois heures et demie du soir, et huit heures et demie devraient suffire à nous conduire au but. Pourquoi n'y arrivons-nous pas?

—Ne serait-ce pas un excès de vitesse? répondit Nicholl, car nous savons maintenant que la vitesse initiale a été plus grande qu'on ne supposait.

—Non! cent fois non! répliqua Barbicane. Un excès de vitesse, si la direction du projectile eût été bonne, ne nous aurait pas empêché d'atteindre la Lune. Non! il y a eu déviation. Nous avons été déviés.

—Par qui? par quoi? demanda Nicholl.

—Je ne puis le dire, répondit Barbicane.

—Eh bien, Barbicane, dit alors Michel, veux tu connaître mon opinion sur cette question de savoir d'où provient cette déviation?

—Parle.

—Je ne donnerais pas un demi-dollar pour l'apprendre! Nous sommes déviés, voilà le fait. Où allons-nous, peu m'importe! Nous le verrons bien. Que diable! puisque nous sommes entraînés dans l'espace, nous finirons bien par tomber dans un centre quelconque d'attraction!»

Cette indifférence de Michel Ardan ne pouvait contenter Barbicane. Non que celui-ci s'inquiétât de l'avenir! Mais pourquoi son projectile avait dévié, c'est ce qu'il voulait savoir à tout prix.

Cependant le boulet continuait à se déplacer latéralement à la Lune, et avec lui le cortége d'objets jetés au dehors. Barbicane put même constater par des points de repère relevés sur la Lune, dont la distance était inférieure à deux mille lieues, que sa vitesse devenait uniforme. Nouvelle preuve qu'il n'y avait pas chute. La force d'impulsion l'emportait encore sur l'attraction lunaire, mais la trajectoire du projectile le rapprochait certainement du disque lunaire, et l'on pouvait espérer qu'à une distance plus rapprochée, l'action de la pesanteur prédominerait et provoquerait définitivement une chute.

Les trois amis n'ayant rien de mieux à faire, continuèrent leurs observations. Cependant, ils ne pouvaient encore déterminer les dispositions topographiques du satellite. Tous ces reliefs se nivelaient sous la projection des rayons solaires.

Ils regardèrent ainsi par les vitres latérales jusqu'à huit heures du soir. La Lune avait alors tellement grossi à leurs yeux qu'elle masquait toute une moitié du firmament. Le Soleil d'un côté, l'astre des nuits de l'autre, inondaient le projectile de lumière.

En ce moment, Barbicane crut pouvoir estimer à sept cents lieues seulement la distance qui les séparait de leur but. La vitesse du projectile lui parut être de deux cents mètres par seconde, soit environ cent soixante-dix lieues à l'heure. Le culot du boulet tendait à se tourner vers la Lune sous l'influence de la force centripète; mais la force centrifuge l'emportant toujours, il devenait probable que la trajectoire rectiligne se changerait en une courbe quelconque dont on ne pouvait déterminer la nature.

Barbicane cherchait toujours la solution de son insoluble problème.

Les heures s'écoulaient sans résultat. Le projectile se rapprochait visiblement de la Lune, mais il était visible aussi qu'il ne l'atteindrait pas. Quant à la plus courte distance à laquelle il en passerait, elle serait la résultante des deux forces attractives et répulsives qui sollicitaient le mobile.

«Je ne demande qu'une chose, répétait Michel: passer assez près de la Lune pour en pénétrer les secrets!

—Maudite soit alors, s'écria Nicholl, la cause qui a fait dévier notre projectile!

—Maudit soit alors, répondit Barbicane, comme si son esprit eût été soudainement frappé, maudit soit le bolide que nous avons croisé en route!

—Hein! fit Michel Ardan.

—Que voulez-vous dire? s'écria Nicholl.

—Je veux dire, répondit Barbicane d'un ton convaincu, je veux dire que notre déviation est uniquement due à la rencontre de ce corps errant!

—Mais il ne nous a pas même effleurés, répondit Michel.

—Qu'importe. Sa masse, comparée à celle de notre projectile était énorme, et son attraction a suffi pour influer sur notre direction.

—Si peu! s'écria Nicholl.

—Oui, Nicholl, mais si peu que ce soit, répondit Barbicane, sur une distance de quatre-vingt quatre mille lieues, il n'en fallait pas davantage pour manquer la Lune!»

CHAPITRE X
LES OBSERVATEURS DE LA LUNE

Barbicane avait évidemment trouvé la seule raison plausible de cette déviation. Si petite qu'elle eût été, elle avait suffi à modifier la trajectoire du projectile. C'était une fatalité. L'audacieuse tentative avortait par une circonstance toute fortuite, et à moins d'événements exceptionnels, on ne pouvait plus atteindre le disque lunaire. En passerait-on assez près pour résoudre certaines questions de physique ou de géologie insolubles jusqu'alors? C'était la question, la seule qui préoccupât maintenant les hardis voyageurs. Quant au sort que leur réservait l'avenir, ils n'y voulaient même pas songer. Cependant, que deviendraient-ils au milieu de ces solitudes infinies, eux à qui l'air devait bientôt manquer? Quelques jours encore, et ils tomberaient asphyxiés dans ce boulet errant à l'aventure. Mais quelques jours, c'étaient des siècles pour ces intrépides, et ils consacrèrent tous leurs instants à observer cette Lune qu'ils n'espéraient plus atteindre.

La distance qui séparait alors le projectile du satellite fut estimée à deux cents lieues environ. Dans ces conditions, au point de vue de la visibilité des détails du disque, les voyageurs se trouvaient plus éloignés de la Lune que ne le sont les habitants de la Terre, armés de leurs puissants télescopes.

On sait, en effet, que l'instrument monté par John Ross à Parson-town, dont le grossissement est de six mille cinq cents fois, ramène la Lune à seize lieues; de plus avec le puissant engin établi à Long's-Peak, l'astre des nuits, grossi quarante-huit mille fois, était rapproché à moins de deux lieues, et les objets ayant dix mètres de diamètre s'y montraient suffisamment distincts.

Ainsi donc, à cette distance, les détails topographiques de la Lune, observés sans lunette, n'étaient pas sensiblement déterminés. L'œil saisissait le vaste contour de ces immenses dépressions improprement appelées «mers,» mais il ne pouvait en reconnaître la nature. La saillie des montagnes disparaissait dans la splendide irradiation que produisait la réflexion des rayons solaires. Le regard, ébloui comme s'il se fût penché sur un bain d'argent en fusion, se détournait involontairement.

Voilà donc comment. (Page 90.)

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Cependant la forme oblongue de l'astre se dégageait déjà. Il apparaissait comme un œuf gigantesque dont le petit bout était tourné vers la Terre. En effet, la Lune, liquide ou malléable aux premiers jours de sa formation, figurait alors une sphère parfaite; mais, bientôt entraînée dans le centre d'attraction de la Terre, elle s'allongea sous l'influence de la pesanteur. A devenir satellite, elle perdit la pureté native de ses formes; son centre de gravité se reporta en avant du centre de figure, et, de cette disposition, quelques savants tirèrent la conséquence que l'air et l'eau avaient pu se réfugier sur cette surface opposée de la Lune qu'on ne voit jamais de la Terre.

Cette altération des formes primitives du satellite ne fut sensible que pendant quelques instants. La distance du projectile à la Lune diminuait très-rapidement sous sa vitesse considérablement inférieure à la vitesse initiale, mais huit à neuf fois supérieure à celles dont sont animés les express de chemins de fer. La direction oblique du boulet, en raison même de son obliquité, laissait à Michel Ardan quelque espoir de heurter un point quelconque du disque lunaire. Il ne pouvait croire qu'il n'y arriverait pas. Non! il ne pouvait le croire, et il le répétait souvent. Mais Barbicane, meilleur juge, ne cessait de lui répondre avec une impitoyable logique:

«Non, Michel, non. Nous ne pouvons atteindre la Lune que par une chute, et nous ne tombons pas. La force centripète nous maintient sous l'influence lunaire, mais la force centrifuge nous éloigne irrésistiblement.»

Ceci fut dit d'un ton qui enleva à Michel Ardan ses dernières espérances.

La portion de la Lune dont le projectile se rapprochait était l'hémisphère nord, celui que les cartes sélénographiques placent en bas, car ces cartes sont généralement dressées d'après l'image fournie par les lunettes, et l'on sait que les lunettes renversent les objets. Telle était la Mappa selenographica de Beer et Moedler que consultait Barbicane. Cet hémisphère septentrional présentait de vastes plaines, accidentées de montagnes isolées.

A minuit, la Lune était pleine. A ce moment précis, les voyageurs auraient dû y prendre pied, si le malencontreux bolide n'eût pas dévié leur direction. L'astre arrivait donc dans les conditions rigoureusement déterminées par l'observatoire de Cambridge. Il se trouvait mathématiquement à son périgée et au zénith du vingt-huitième parallèle. Un observateur placé au fond de l'énorme Columbiad braquée perpendiculairement à l'horizon, eût encadré la Lune dans la bouche du canon. Une ligne droite figurant l'axe de la pièce, aurait traversé en son centre l'astre de la nuit.

Inutile de dire que pendant cette nuit du 5 au 6 décembre, les voyageurs ne prirent pas un instant de repos. Auraient-ils pu fermer les yeux, si près de ce monde nouveau? Non. Tous leurs sentiments se concentraient dans une pensée unique: Voir! Représentants de la Terre, de l'humanité passée et présente qu'ils résumaient en eux, c'est par leurs yeux que la race humaine regardait ces régions lunaires et pénétrait les secrets de son satellite! Une certaine émotion les tenait au cœur, et ils allaient silencieusement d'une vitre à l'autre.

Leurs observations, reproduites par Barbicane, furent rigoureusement déterminées. Pour les faire, ils avaient des lunettes. Pour les contrôler, ils avaient des cartes.

Le premier observateur de la Lune fut Galilée. Son insuffisante lunette grossissait trente fois seulement. Néanmoins, dans ces taches qui parsemaient le disque lunaire, «comme les yeux parsèment la queue d'un paon,» le premier, il reconnut des montagnes et mesura quelques hauteurs auxquelles il attribua exagérément une élévation égale au vingtième du diamètre du disque, soit huit mille huit cents mètres. Galilée ne dressa aucune carte de ses observations.

Quelques années plus tard, un astronome de Dantzig, Hévélius,—par des procédés qui n'étaient exacts que deux fois par mois, lors des première et seconde quadratures,—réduisit les hauteurs de Galilée à un vingt-sixième seulement du diamètre lunaire. Exagération inverse. Mais c'est à ce savant que l'on doit la première carte de la Lune. Les taches claires et arrondies y forment des montagnes circulaires, et les taches sombres indiquent de vastes mers qui ne sont en réalité que des plaines. A ces monts et à ces étendues d'eau, il donna des dénominations terrestres. On y voit figurer le Sinaï au milieu d'une Arabie, l'Etna au centre d'une Sicile, les Alpes, les Apennins, les Karpathes, puis la Méditerranée, le Palus-Méotide, le Pont-Euxin, la mer Caspienne. Noms mal appliqués, d'ailleurs, car ni ces montagnes ni ces mers ne rappellent la configuration de leurs homonymes du globe. C'est à peine si dans cette large tache blanche, rattachée au sud à de plus vastes continents et terminée en pointe, on reconnaîtrait l'image renversée de la péninsule indienne, du golfe du Bengale et de la Cochinchine. Aussi ces noms ne furent-ils pas conservés. Un autre cartographe, connaissant mieux le cœur humain, proposa une nouvelle nomenclature que la vanité humaine s'empressa d'adopter.

Cet observateur fut le père Riccioli, contemporain d'Hevélius. Il dressa une carte grossière et grosse d'erreurs. Mais aux montagnes lunaires, il imposa le nom des grands hommes de l'antiquité et des savants de son époque, usage fort suivi depuis lors.

Une troisième carte de la Lune fut exécutée au xviie siècle par Dominique Cassini; supérieure à celle de Riccioli par l'exécution, elle est inexacte sous le rapport des mesures. Plusieurs réductions en furent publiées, mais son cuivre, longtemps conservé à l'Imprimerie Royale, a été vendu au poids comme matière encombrante.

La Hire, célèbre mathématicien et dessinateur, dressa une carte de la Lune, haute de quatre mètres qui ne fut jamais gravée.

Après lui, un astronome allemand, Tobie Mayer, vers le milieu du xviiie siècle, commença la publication d'une magnifique carte sélénographique, d'après les mesures lunaires rigoureusement vérifiées par lui; mais sa mort, arrivée en 1762, l'empêcha de terminer ce beau travail.

Viennent ensuite Schroeter, de Lilienthal, qui esquissa de nombreuses cartes de la Lune, puis un certain Lorhmann, de Dresde, auquel on doit une planche divisée en vingt-cinq sections, dont quatre ont été gravées.

Ce fut en 1830 que MM. Beer et Moedler composèrent leur célèbre Mappa selenographica, suivant une projection orthographique. Cette carte reproduit exactement le disque lunaire, tel qu'il apparaît; seulement les configurations de montagnes et de plaines ne sont justes que sur sa partie centrale; partout ailleurs, dans les parties septentrionales ou méridionales, orientales ou occidentales, ces configurations, données en raccourci, ne peuvent se comparer à celles du centre. Cette carte topographique, haute de quatre-vingt-quinze centimètres et divisée en quatre parties, est le chef-d'œuvre de la cartographie lunaire.

Après ces savants, on cite les reliefs sélénographiques de l'astronome allemand Julius Schmidt, les travaux topographiques du père Secchi, les magnifiques épreuves de l'amateur anglais Waren de la Rue, et enfin une carte sur projection orthographique de MM. Lecouturier et Chapuis, beau modèle dressé en 1860, d'un dessin très-net et d'une très-claire disposition.

Telle est la nomenclature des diverses cartes relatives au monde lunaire. Barbicane en possédait deux, celle de MM. Beer et Moedler, et celle de MM. Chapuis et Lecouturier. Elles devaient lui rendre plus facile son travail d'observateur.

Quant aux instruments d'optique mis à sa disposition, c'étaient d'excellentes lunettes marines, spécialement établies pour ce voyage. Elles grossissaient cent fois les objets. Elles auraient donc rapproché la Lune de la Terre à une distance inférieure à mille lieues. Mais alors, à une distance qui vers trois heures du matin ne dépassait pas cent vingt kilomètres, et dans un milieu qu'aucune atmosphère ne troublait, ces instruments devaient ramener le niveau lunaire à moins de quinze cents mètres.

CHAPITRE XI
FANTAISIE ET RÉALISME

«Avez-vous jamais vu la Lune?» demandait ironiquement un professeur à l'un de ses élèves.

—Non, monsieur, répliqua l'élève plus ironiquement encore, mais je dois dire que j'en ai entendu parler.»

Dans un sens, la plaisante réponse de l'élève pourrait être faite par l'immense majorité des êtres sublunaires. Que de gens ont entendu parler de la Lune, qui ne l'ont jamais vue... du moins à travers l'oculaire d'une lunette ou d'un télescope! Combien n'ont même jamais examiné la carte de leur satellite!

En regardant une mappemonde sélénographique, une particularité frappe tout d'abord. Contrairement à la disposition suivie pour la Terre et Mars, les continents occupent plus particulièrement l'hémisphère sud du globe lunaire. Ces continents ne présentent pas ces lignes terminales, si nettes et si régulières qui dessinent l'Amérique méridionale, l'Afrique et la péninsule indienne. Leurs côtes anguleuses, capricieuses, profondément déchiquetées, sont riches en golfes et en presqu'îles. Elles rappellent volontiers tout l'imbroglio des îles de la Sonde, où les terres sont divisées à l'excès. Si la navigation a jamais existé à la surface de la Lune, elle a dû être singulièrement difficile et dangereuse, et il faut plaindre les marins et les hydrographes sélénites, ceux-ci quand ils faisaient le levé de ces rivages tourmentés, ceux-là lorsqu'ils donnaient sur ces périlleux attérages.

On remarquera aussi que sur le sphéroïde lunaire, le pôle sud est beaucoup plus continental que le pôle nord. A ce dernier, il n'existe qu'une légère calotte de terres séparées des autres continents par de vastes mers[1]. Vers le sud, les continents revêtent presque tout l'hémisphère. Il est donc possible que les Sélénites aient déjà planté le pavillon sur l'un de leurs pôles, tandis que les Franklin, les Ross, les Kane, les Dumont-d'Urville, les Lambert n'ont pas encore pu atteindre ce point inconnu du globe terrestre.

Quant aux îles, elles sont nombreuses à la surface de la Lune. Presque toutes oblongues ou circulaires et comme tracées au compas, elles semblent former un vaste archipel, comparable à ce groupe charmant jeté entre la Grèce et l'Asie-Mineure, que la mythologie a jadis animé de ses plus gracieuses légendes. Involontairement, les noms de Naxos, de Ténedos, de Milo, de Carpathos, viennent à l'esprit, et l'on cherche des yeux le vaisseau d'Ulysse ou le «clipper» des Argonautes. C'est, du moins, ce que réclamait Michel Ardan; c'était un archipel grec qu'il voyait sur la carte. Aux yeux de ses compagnons peu fantaisistes, l'aspect de ces côtes rappelait plutôt les terres morcelées du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, et là où le Français retrouvait la trace des héros de la fable, ces Américains relevaient les points favorables à l'établissement de comptoirs, dans l'intérêt du commerce et de l'industrie lunaires.

Pour achever la description de la partie continentale de la Lune, quelques mots sur sa disposition orographique. On y distingue fort nettement des chaînes de montagnes, des montagnes isolées, des cirques et des rainures. Tout le relief lunaire est compris dans cette division. Il est extraordinairement tourmenté. C'est une Suisse immense, une Norwége continue où l'action plutonique a tout fait. Cette surface, si profondément raboteuse, est le résultat des contractions successives de la croûte, à l'époque où l'astre était en voie de la formation. Le disque lunaire est donc propice à l'étude des grands phénomènes géologiques. Suivant la remarque de certains astronomes, sa surface, quoique plus ancienne que la surface de la Terre, est demeurée plus neuve. Là, pas d'eaux qui détériorent le relief primitif et dont l'action croissante produit une sorte de nivellement général, pas d'air dont l'influence décomposante modifie les profils orographiques. Là, le travail plutonique, non altéré par les forces neptuniennes, est dans toute sa pureté native. C'est la Terre, telle qu'elle fut avant que les marais et les courants l'eussent empâtée de couches sédimentaires.

Après avoir erré sur ces vastes continents, le regard est attiré par les mers plus vastes encore. Non-seulement leur conformation, leur situation, leur aspect, rappellent celui des océans terrestres, mais encore ainsi que sur la Terre, ces mers occupent la plus grande partie du globe. Et cependant, ce ne sont point des espaces liquides, mais des plaines dont les voyageurs espéraient bientôt déterminer la nature.

Les astronomes, il faut en convenir, ont décoré ces prétendues mers de noms au moins bizarres que la science a respectés jusqu'ici. Michel Ardan avait raison quand il comparait cette mappemonde à une «carte du Tendre,» dressée par une Scudéry ou un Cyrano de Bergerac.

«Seulement, ajoutait-il, ce n'est plus la carte du sentiment comme au xviie siècle, c'est la carte de la vie, très-nettement tranchée en deux parties, l'une féminine, l'autre masculine. Aux femmes, l'hémisphère de droite. Aux hommes, l'hémisphère de gauche!»

Et quand il parlait ainsi, Michel faisait hausser les épaules à ses prosaïques compagnons. Barbicane et Nicholl considéraient la carte lunaire à un tout autre point de vue que leur fantaisiste ami. Cependant leur fantaisiste ami avait tant soi peu raison. Qu'on en juge.

Dans cet hémisphère de gauche s'étend la «Mer des Nuées,» où va si souvent se noyer la raison humaine. Non loin apparaît «la Mer des Pluies,» alimentée par tous les tracas de l'existence. Auprès se creuse «la Mer des Tempêtes» où l'homme lutte sans cesse contre ses passions trop souvent victorieuses. Puis, épuisé par les déceptions, les trahisons, les infidélités et tout le cortége des misères terrestres, que trouve-t-il au terme de sa carrière? cette vaste «Mer des Humeurs» à peine adoucie par quelques gouttes des eaux du «Golfe de la Rosée!» Nuées, pluies, tempêtes, humeurs, la vie de l'homme contient-elle autre chose et ne se résume-t-elle pas en ces quatre mots?

L'hémisphère de droite, «dédié aux dames,» renferme des mers plus petites, dont les noms significatifs comportent tous les incidents d'une existence féminine. C'est la «Mer de la Sérénité» au-dessus de laquelle se penche la jeune fille, et «le Lac des Songes,» qui lui reflète un riant avenir! C'est «la Mer du Nectar, avec ses flots de tendresse et ses brises d'amour! C'est la «Mer de la Fécondité,» c'est «la Mer des Crises,» puis «la Mer des Vapeurs,» dont les dimensions sont peut-être trop restreintes, et enfin cette vaste «Mer de la Tranquillité,» où se sont absorbés toutes les fausses passions, tous les rêves inutiles, tous les désirs inassoupis, et dont les flots se déversent paisiblement dans «le Lac de la Mort!»

Quelle succession étrange de noms! Quelle division singulière de ces deux hémisphères de la Lune, unis l'un à l'autre comme l'homme et la femme, et formant cette sphère de vie emportée dans l'espace! Et le fantaisiste Michel n'avait-il pas raison d'interpréter ainsi cette fantaisie des vieux astronomes?

Mais tandis que son imagination courait ainsi «les mers,» ses graves compagnons considéraient plus géographiquement les choses. Ils apprenaient par cœur ce monde nouveau. Ils en mesuraient les angles et les diamètres.

Pour Barbicane et Nicholl, la mer des Nuées était une immense dépression de terrain, semée de quelques montagnes circulaires, et couvrant une grande portion de la partie occidentale de l'hémisphère sud; elle occupait cent quatre-vingt-quatre mille huit cents lieues carrés, et son centre se trouvait par 15° de latitude sud et 20° de longitude ouest. L'Océan des Tempêtes, Oceanus Procellarum, la plus vaste plaine du disque lunaire, embrassait une superficie de trois cent vingt-huit mille trois cents lieues carrées, son centre étant par 10° de latitude nord et 45° de longitude est. De son sein émergeaient les admirables montagnes rayonnantes de Képler et d'Aristarque.

Cette plaine ne serait qu'un immense ossuaire. (Page 95.)

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Plus au nord et séparée de la Mer des Nuées par de hautes chaînes, s'étendait la mer des Pluies, Mare Imbrium, ayant son point central par 35° de latitude septentrionale et 20° de longitude orientale; elle était de forme à peu près circulaire et recouvrait un espace de cent quatre-vingt-treize mille lieues. Non loin, la Mer des Humeurs, Mare Humorum, petit bassin de quarante-quatre mille deux cents lieues carrées seulement, était située par 25° de latitude sud et 40° de longitude est. Enfin, trois golfes se dessinaient encore sur le littoral de cet hémisphère: le Golfe Torride, le Golfe de la Rosée et le Golfe des Iris, petites plaines resserrées entre de hautes chaînes de montagnes.

Quels bœufs gigantesques. (Page 100.)

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L'hémisphère «féminin,» naturellement plus capricieux, se distinguait par des mers plus petites et plus nombreuses. C'étaient, vers le nord, la Mer du Froid, Mare Frigoris, par 55° de latitude nord et 0° de longitude, d'une superficie de soixante-seize mille lieues carrées, qui confinait au lac de la Mort et au lac des Songes; la Mer de la Sérénité, Mare Serenitatis, par 25° de latitude nord et 20° de longitude ouest, comprenant une superficie de quatre-vingt-six mille lieues carrées; la Mer des Crises, Mare Crisium, bien délimitée, très-ronde, embrassant, par 17° de latitude nord et 55° de longitude ouest, une superficie de quarante mille lieues, véritable Caspienne enfouie dans une ceinture de montagnes. Puis à l'Équateur, par 5° de latitude nord et 25 de longitude ouest, apparaissait la Mer de la Tranquillité, Mare Tranquillitatis, occupant cent vingt et un mille cinq cent neuf lieues carrées; cette mer communiquait au sud avec la Mer du Nectar, Mare Nectaris, étendue de vingt-huit mille huit cents lieues carrées, par 15° de latitude sud et 35° de longitude ouest, et à l'est avec la Mer de la Fécondité, Mare Fecunditatis, la plus vaste de cet hémisphère, occupant deux cent dix-neuf mille trois cents lieues carrées, par 3° de latitude sud et 50° de longitude ouest. Enfin, tout à fait au nord et tout à fait au sud, deux mers se distinguaient encore, la Mer de Humboldt, Mare Humboldtianum, d'une superficie de six mille cinq cents lieues carrées, et la Mer Australe, Mare Australe, sur une superficie de vingt-six milles.

Au centre du disque lunaire, à cheval sur l'Équateur et sur le méridien zéro, s'ouvrait le Golfe du Centre, Sinus Medii, sorte de trait d'union entre les deux hémisphères.

Ainsi se décomposait aux yeux de Nicholl et de Barbicane la surface toujours visible du satellite de la Terre. Quand ils additionnèrent ces diverses mesures, ils trouvèrent que la superficie de cet hémisphère était de quatre millions sept cent trente-huit mille cent soixante lieues carrées, dont trois millions trois cent dix-sept mille six cents lieues pour les volcans, les chaînes de montagnes, les cirques, les îles, en un mot tout ce qui semblait former la partie solide de la Lune, et quatorze cent dix mille quatre cents lieues pour les mers, les lacs, les marais, tout ce qui semblait en former la partie liquide. Ce qui, d'ailleurs était parfaitement indifférent au digne Michel.

Cet hémisphère, on le voit, est treize fois et demi plus petit que l'hémisphère terrestre. Cependant, les sélénographes y ont déjà compté plus de cinquante mille cratères. C'est donc une surface boursouflée, crevassée, une véritable écumoire, digne de la qualification peu poétique que lui ont donnée les Anglais, de «green cheese,» c'est-à-dire «fromage vert.»

Michel Ardan bondit quand Barbicane prononça ce nom désobligeant.

«Voilà donc, s'écria-t-il, comment les Anglo-Saxons, au xixe siècle, traitent la belle Diane, la blonde Phœbé, l'aimable Isis, la charmante Astarté, la reine des nuits, la fille de Latone et de Jupiter, la jeune sœur du radieux Apollon!»

CHAPITRE XII
DÉTAILS OROGRAPHIQUES

La direction suivie par le projectile, on la déjà fait observer, l'entraînait vers l'hémisphère septentrional de la Lune. Les voyageurs étaient loin de ce point central qu'ils auraient dû frapper, si leur trajectoire n'eût pas subi une déviation irrémédiable.

Il était minuit et demi. Barbicane estima alors sa distance à quatorze cents kilomètres, distance un peu supérieure à la longueur du rayon lunaire, et qui devait diminuer à mesure qu'il s'avancerait vers le pôle nord. Le projectile se trouvait alors, non à la hauteur de l'Équateur, mais par le travers du dixième parallèle, et depuis cette latitude, soigneusement relevée sur la carte jusqu'au pôle, Barbicane et ses deux compagnons purent observer la Lune dans les meilleures conditions.

En effet, par l'emploi des lunettes, cette distance de quatorze cents kilomètres était réduite à quatorze, soit trois lieues et demi. Le télescope des Montagnes-Rocheuses rapprochait davantage la Lune, mais l'atmosphère terrestre amoindrissait singulièrement sa puissance optique. Aussi Barbicane, posté dans son projectile, sa lorgnette aux yeux, percevait-il déjà certains détails presque insaisissables aux observateurs de la Terre.

«Mes amis, dit alors le président d'une voix grave, je ne sais où nous allons, je ne sais si nous reverrons jamais le globe terrestre. Néanmoins, procédons comme si ces travaux devaient servir un jour à nos semblables. Ayons l'esprit libre de toute préoccupation. Nous sommes des astronomes. Ce boulet est un cabinet de l'observatoire de Cambridge, transporté dans l'espace. Observons.»

Cela dit, le travail fut commencé avec une précision extrême, et il reproduisit fidèlement les divers aspects de la Lune aux distances variables que le projectile occupa par rapport à cet astre.

En même temps que le boulet se trouvait à la hauteur du dixième parallèle nord, il semblait suivre rigoureusement le vingtième degré de longitude est.

Ici se place une remarque importante au sujet de la carte qui servait aux observations. Dans les cartes sélénographiques où, en raison du renversement des objets par les lunettes, le sud est en haut et le nord en bas, il semblerait naturel que par suite de cette inversion, l'est dût être placé à gauche et l'ouest à droite. Cependant, il n'en est rien. Si la carte était retournée et présentait la Lune telle qu'elle s'offre aux regards, l'est serait à gauche et l'ouest à droite, contrairement à ce qui existe dans les cartes terrestres. Voici la raison de cette anomalie. Les observateurs situés dans l'hémisphère boréal, en Europe, si l'on veut, aperçoivent la Lune dans le sud par rapport à eux. Lorsqu'ils l'observent, ils tournent le dos au nord, position inverse de celles qu'ils occupent quand ils considèrent une carte terrestre. Puisqu'ils tournent le dos au nord, l'est se trouve à leur gauche et l'ouest à leur droite. Pour des observateurs situés dans l'hémisphère austral, en Patagonie, par exemple, l'ouest de la Lune serait parfaitement à leur gauche et l'est à leur droite, puisque le midi est derrière eux.

Telle est la raison de ce renversement apparent des deux points cardinaux, et il faut en tenir compte pour suivre les observations du président Barbicane.

Aidés de la Mappa selenographica de Beer et Moedler, les voyageurs pouvaient sans hésiter reconnaître la portion du disque encadré dans le champ de leur lunette.

«Que voyons-nous en ce moment? demanda Michel.

—La partie septentrionale de la Mer des Nuées, répondit Barbicane. Nous sommes trop éloignés pour en reconnaître la nature. Ces plaines sont-elles composées de sables arides, ainsi que l'ont prétendu les premiers astronomes? Ne sont-elles que des forêts immenses, suivant l'opinion de M. Waren de la Rue, qui accorde à la Lune une atmosphère très-basse mais très-dense, c'est ce que nous saurons plus tard. N'affirmons rien avant d'être en droit d'affirmer.»

Cette Mer des Nuées est assez douteusement délimitée sur les cartes. On suppose que cette vaste plaine est semée de blocs de lave vomis par les volcans voisins de sa partie droite, Ptolémée, Purbach, Arzachel. Mais le projectile s'avançait et se rapprochait sensiblement, et bientôt apparurent les sommets qui ferment cette mer à sa limite septentrionale. Devant se dressait une montagne rayonnante de toute beauté, dont la cime semblait perdue dans une éruption de rayons solaires.

«C'est?... demanda Michel.

—Copernic, répondit Barbicane.

—Voyons Copernic.»

Ce mont situé par 9° de latitude nord et 20° de longitude est, s'élève à une hauteur de trois mille quatre cent trente huit mètres au-dessus du niveau de la surface de la Lune. Il est très-visible de la Terre, et les astronomes peuvent l'étudier parfaitement, surtout pendant la phase comprise entre le dernier quartier et la Nouvelle-Lune, parce qu'alors les ombres se projettent longuement de l'est vers l'ouest et permettent de mesurer ses hauteurs.

Ce Copernic forme le système rayonnant le plus important du disque après Tycho, situé dans l'hémisphère méridional. Il s'élève isolément, comme un phare gigantesque sur cette portion de la mer des Nuées qui confine à la mer des Tempêtes, et il éclaire sous son rayonnement splendide deux océans à la fois. C'était un spectacle sans égal que celui de ces longues traînées lumineuses, si éblouissantes dans la Pleine-Lune, et qui dépassant au nord les chaînes limitrophes, vont s'éteindre jusque dans la Mer des Pluies. A une heure du matin terrestre, le projectile, comme un ballon emporté dans l'espace, dominait cette montagne superbe.

Barbicane put en reconnaître exactement les dispositions principales. Copernic est compris dans la série des montagnes annulaires de premier ordre, dans la division des grands cirques. De même que Képler et Aristarque, qui dominent l'Océan des Tempêtes, il apparaît quelquefois comme un point brillant à travers la lumière cendrée et fut pris pour un volcan en activité. Mais ce n'est qu'un volcan éteint, ainsi que tous ceux de cette face de la Lune. Sa circonvallation présentait un diamètre de vingt-deux lieues environ. La lunette y découvrait des traces de stratifications produites par les éruptions successives, et les environs paraissaient semés de débris volcaniques dont quelques-uns se montraient encore au dedans du cratère.

«Il existe, dit Barbicane, plusieurs sortes de cirques à la surface de la Lune, et il est facile de voir que Copernic appartient au genre rayonnant. Si nous étions plus rapprochés, nous apercevrions les cônes qui le hérissent à l'intérieur, et qui furent autrefois autant de bouches ignivomes. Une disposition curieuse et sans exception sur le disque lunaire, c'est que la surface intérieure de ces cirques est notablement en contre-bas de la plaine extérieure, contrairement à la forme que présentent les cratères terrestres. Il s'ensuit donc que la courbure générale du fond de ces cirques donne une sphère d'un diamètre inférieur à celui de la Lune.

—Et pourquoi cette disposition spéciale? demanda Nicholl.

—On ne sait, répondit Barbicane.

—Quel splendide rayonnement, répétait Michel. J'imagine difficilement que l'on puisse voir un plus beau spectacle!

—Que diras-tu donc, répondit Barbicane, si les hasards de notre voyage nous entraînent vers l'hémisphère méridional?

—Eh bien! je dirai que c'est encore plus beau!» répliqua Michel Ardan.

En ce moment, le projectile dominait le cirque perpendiculairement. La circonvallation de Copernic formait un cercle presque parfait, et ses remparts très-escarpés se détachaient nettement. On distinguait même une double enceinte annulaire. Autour s'étalait une plaine grisâtre, d'aspect sauvage, sur laquelle les reliefs se détachaient en jaune. Au fond du cirque, comme enfermés dans un écrin, scintillèrent un instant deux ou trois cônes éruptifs, semblables à d'énormes gemmes éblouissantes. Vers le nord, les remparts se rabaissaient par une dépression qui eût probablement donné accès à l'intérieur du cratère.

En passant au-dessus de la plaine environnante, Barbicane put noter un grand nombre de montagnes peu importantes, et entre autres une petite montagne annulaire nommée Gay-Lussac, et dont la largeur mesure vingt-trois kilomètres. Vers le sud, la plaine se montrait très-plate, sans une extumescence, sans un ressaut du sol. Vers le nord, au contraire, jusqu'à l'endroit où elle confinait à l'Océan des Tempêtes, c'était comme une surface liquide agitée par un ouragan, dont les pitons et les boursouflures figuraient une succession de lames subitement figées. Sur tout cet ensemble et en toutes directions couraient les traînées lumineuses qui convergeaient au sommet de Copernic. Quelques-uns offraient une largeur de trente kilomètres sur une longueur inévaluable.

Les voyageurs discutaient l'origine de ces étranges rayons, et pas plus que les observateurs terrestres, ils ne pouvaient en déterminer la nature.

«Mais pourquoi, disait Nicholl, ces rayons ne seraient-ils pas tout simplement des contreforts de montagnes qui réfléchissent plus vivement la lumière du soleil?

—Non, répondit Barbicane, s'il en était ainsi, dans certaines conditions de la Lune, ces arêtes projetteraient des ombres. Or, elles n'en projettent pas.»

En effet, ces rayons n'apparaissent qu'à l'époque où l'astre du jour se place en opposition avec la Lune, et ils disparaissent dès que ses rayons deviennent obliques.

«Mais qu'a-t-on imaginé pour expliquer ces traînées de lumières, demanda Michel, car je ne puis croire que des savants restent jamais à court d'explications!

—Oui, répondit Barbicane, Herschell a formulé une opinion, mais il n'osait l'affirmer.

—N'importe. Quelle est cette opinion?

—Il pensait que ces rayons devaient être des courants de laves refroidis qui resplendissaient lorsque le soleil les frappait normalement. Cela peut être, mais rien n'est moins certain. Du reste, si nous passons plus près de Tycho, nous serons mieux placés pour reconnaître la cause de ce rayonnement.

—Savez-vous, mes amis, à quoi ressemble cette plaine vue de la hauteur où nous sommes? dit Michel.

—Non, répondit Nicholl.

—Eh bien, avec tous ces morceaux de laves allongés comme des fuseaux, elle ressemble à un immense jeu de jonchets jetés pêle-mêle. Il ne manque qu'un crochet pour les retirer un à un.

—Sois donc sérieux! dit Barbicane.

—Soyons sérieux, répliqua tranquillement Michel, et au lieu de jonchets, mettons des ossements. Cette plaine ne serait alors qu'un immense ossuaire sur lequel reposeraient les dépouilles mortelles de mille générations éteintes. Aimes-tu mieux cette comparaison à grand effet?

—L'une vaut l'autre, répliqua Barbicane.

—Diable! tu es difficile! répondit Michel.

—Mon digne ami, reprit le positif Barbicane, peu importe de savoir à quoi cela ressemble, du moment que l'on ne sait pas ce que cela est.

—Bien répondu, s'écria Michel. Cela m'apprendra à raisonner avec des savants!»

Cependant, le projectile s'avançait avec une vitesse presque uniforme en prolongeant le disque lunaire. Les voyageurs, on l'imagine aisément, ne songeaient pas à prendre un instant de repos. Chaque minute déplaçait le paysage qui fuyait sous leurs yeux. Vers une heure et demie du matin, ils entrevirent les sommets d'une autre montagne. Barbicane, consultant sa carte, reconnut Eratosthène.

C'était une montagne annulaire haute de quatre mille cinq cents mètres, l'un de ces cirques si nombreux sur le satellite. Et, à ce propos, Barbicane rapporta à ses amis la singulière opinion de Képler sur la formation de ces cirques. Suivant le célèbre mathématicien, ces cavités cratériformes avaient dû être creusées par la main des hommes.

«Dans quelle intention? demanda Nicholl.

—Dans une intention bien naturelle! répondit Barbicane. Les Sélénites auraient entrepris ces immenses travaux et creusé ces énormes trous pour s'y réfugier et se garantir des rayons solaires qui les frappent pendant quinze jours consécutifs.

—Pas bêtes, les Sélénites! dit Michel.

—Singulière idée! répondit Nicholl. Mais il est probable que Képler ne connaissait pas les véritables dimensions de ces cirques, car les creuser eût été un travail de géants, impraticable pour des Sélénites!

—Pourquoi, si la pesanteur à la surface de la Lune est six fois moindre que sur la Terre? dit Michel.

—Mais si les Sélénites sont six fois plus petits? répliqua Nicholl.

—Et s'il n'y a pas de Sélénites!» ajouta Barbicane. Ce qui termina la discussion.

Bientôt Eratosthène disparut sous l'horizon sans que le projectile s'en fût suffisamment approché pour permettre une observation rigoureuse. Cette montagne séparait les Apennins des Karpathes.

Dans l'orographie lunaire, on a distingué quelques chaînes de montagnes qui sont principalement distribuées sur l'hémisphère septentrional. Quelques-unes, cependant, occupent certaines portions de l'hémisphère sud.

C'est la faute à la Lune. (Page 107.)

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Voici le tableau de ces diverses chaînes, indiquées du sud au nord, avec leurs latitudes et leurs hauteurs rapportées aux plus hautes cimes:

Monts Dœrfel 84°   latitude S. 7603 mètres.
Leibnitz 65°   7600  
Rook 20° à 30° 1600  
Altaï 17° à 28° 4047  
Cordillères 10° à 20° 3898  
Pyrénées à 18° 3631  
Oural à 13° 838  
Alembert à 10° 5847  
Hœmus à 21° latitude N. 2021  
Karpathes 15° à 19° 1939  
Apennins 14° à 27° 5501  
Taurus 21° à 28° 2746  
Riphées 25° à 33° 4171  
Hercyniens 17° à 29° 1170  
Caucase 32° à 41° 5567  
Alpes 42° à 49° 3617  

De ces diverses chaînes, la plus importante est celle des Apennins, dont le développement est de cent cinquante lieues, développement inférieur, cependant, à celui des grands mouvements orographiques de la Terre. Les Apennins longent le bord oriental de la Mer des Pluies, et se continuent au nord par les Karpathes dont le profil mesure environ cent lieues.

Les voyageurs ne purent qu'entrevoir le sommet de ces Apennins qui se dessinent depuis 10° de longitude ouest à 16° de longitude est; mais la chaîne des Karpathes s'étendit sous leurs regards du dix-huitième au trentième degré de longitude orientale, et ils purent en relever la distribution.

Une hypothèse leur parut très-justifiée. A voir cette chaîne des Karpathes affectant çà et là des formes circulaires et dominée par des pitons, ils en conclurent qu'elle formait autrefois des cirques importants. Ces anneaux montagneux avaient dû être en partie rompus par le vaste épanchement auquel est due la Mer des Pluies. Ces Karpathes étaient alors, par leur aspect, ce que seraient les cirques de Purbach, d'Arzachel et de Ptolémée, si un cataclysme jetait bas leurs remparts de gauche et les transformait en chaîne continue. Ils présentent une hauteur moyenne de trois mille deux cents mètres, hauteur comparable à celle de certains points des Pyrénées, tels que le port de Pinède. Leurs pentes méridionales s'abaissent brusquement vers l'immense Mer des Pluies.

Vers deux heures du matin, Barbicane se trouvait à la hauteur du vingtième parallèle lunaire, non loin de cette petite montagne élevée de quinze cent cinquante-neuf mètres, qui porte le nom de Pythias. La distance du projectile à la Lune n'était plus que de douze cents kilomètres, ramenée à trois lieues au moyen des lunettes.

Le «Mare Imbrium» s'étendait sous les yeux des voyageurs, comme une immense dépression dont les détails étaient encore peu saisissables. Près d'eux, sur la gauche, se dressait le mont Lambert, dont l'altitude est estimée à dix-huit cent treize mètres, et plus loin, sur la limite de l'Océan des Tempêtes, par 23° de latitude nord et 29° de longitude est, resplendissait la montagne rayonnante d'Euler. Ce mont, élevé de dix-huit cent quinze mètres seulement au-dessus de la surface lunaire, avait été l'objet d'un travail intéressant de l'astronome Schroeter. Ce savant, cherchant à reconnaître l'origine des montagnes de la Lune, s'était demandé si le volume du cratère se montrait toujours sensiblement égal au volume des remparts qui le formaient. Or, ce rapport existait généralement, et Schroeter en concluait qu'une seule éruption de matières volcaniques avait suffi à former ces remparts, car des éruptions successives eussent altéré ce rapport. Seul, le mont Euler démentait cette loi générale, et il avait nécessité pour sa formation plusieurs éruptions successives, puisque le volume de sa cavité était le double de celui de son enceinte.

Toutes ces hypothèses étaient permises à des observateurs terrestres que leurs instruments servaient d'une manière incomplète. Mais Barbicane ne voulait plus s'en contenter, et voyant que son projectile se rapprochait régulièrement du disque lunaire, il ne désespérait pas, ne pouvant l'atteindre, de surprendre au moins les secrets de sa formation.

CHAPITRE XIII
PAYSAGES LUNAIRES

A deux heures et demie du matin, le boulet se trouvait par le travers du trentième parallèle lunaire et à une distance effective de mille kilomètres réduite à dix par les instruments d'optique. Il semblait toujours impossible qu'il pût atteindre un point quelconque du disque. Sa vitesse de translation, relativement médiocre, était inexplicable pour le président Barbicane. A cette distance de la Lune, elle aurait dû être considérable pour le maintenir contre la force d'attraction. Il y avait donc là un phénomène dont la raison échappait encore. D'ailleurs, le temps manquait pour en chercher la cause. Le relief lunaire défilait sous les yeux des voyageurs, et ils n'en voulaient pas perdre un seul détail.

Le disque apparaissait donc dans les lunettes à une distance de deux lieues et demie. Un aéronaute, transporté à cette distance de la Terre, que distinguerait-il à sa surface? On ne saurait le dire, puisque les plus hautes ascensions n'ont pas dépassé huit mille mètres.

Voici, cependant, une exacte description de ce que voyaient, de cette hauteur, Barbicane et ses compagnons.

Des colorations assez variées apparaissaient par larges plaques sur le disque. Les sélénographes ne sont pas d'accord sur la nature de ces colorations. Elles sont diverses et assez vivement tranchées. Julius Schmidt prétend que si les océans terrestres étaient mis à sec, un observateur sélénite lunaire ne distinguerait pas sur le globe, entre les océans et les plaines continentales, des nuances aussi diversement accusées que celles qui se montrent sur la Lune à un observateur terrestre. Selon lui, la couleur commune aux vastes plaines connues sous le nom de «mers,» est le gris sombre mélangé de vert et de brun. Quelques grands cratères présentent aussi cette coloration.

Barbicane connaissait cette opinion du sélénographe allemand, opinion partagée par MM. Beer et Moedler. Il constata que l'observation leur donnait raison contre certains astronomes qui n'admettent que la coloration grise à la surface de la Lune. En de certains espaces, la couleur verte était vivement accusée, telle qu'elle ressort, selon Julius Schmidt, des Mers de la Sérénité et des Humeurs. Barbicane remarqua également de larges cratères dépourvus de cônes intérieurs, qui jetaient une couleur bleuâtre analogue aux reflets d'une tôle d'acier fraîchement polie. Ces colorations appartenaient bien réellement au disque lunaire, et ne résultaient pas, suivant le dire de quelques astronomes, soit de l'imperfection de l'objectif des lunettes, soit de l'interposition de l'atmosphère terrestre. Pour Barbicane, aucun doute n'existait à cet égard. Il observait à travers le vide et ne pouvait commettre aucune erreur d'optique. Il considéra le fait de ces colorations diverses comme acquis à la science. Maintenant ces nuances de vert étaient-elles dues à une végétation tropicale, entretenue par une atmosphère dense et basse? Il ne pouvait encore se prononcer.

Plus loin, il nota une teinte rougeâtre, très-suffisamment accusée. Pareille nuance avait été observée déjà sur le fond d'une enceinte isolée, connue sous le nom de cirque de Lichtenberg, qui est située près des monts Hercyniens sur le bord de la Lune, mais il ne put en reconnaître la nature.

Il ne fut pas plus heureux à propos d'une autre particularité du disque, car il ne put en préciser exactement la cause. Voici cette particularité.

Michel Ardan était en observation près du président, quand il remarqua de longues lignes blanches, vivement éclairées par les rayons directs du Soleil. C'était une succession de sillons lumineux très-différents du rayonnement que Copernic présentait naguère. Ils s'allongeaient parallèlement les uns aux autres.

Michel, avec son aplomb habituel, ne manqua pas de s'écrier:

«Tiens! des champs cultivés!

—Des champs cultivés? répondit Nicholl, haussant les épaules.

—Labourés tout au moins, répliqua Michel Ardan. Mais quels laboureurs que ces Sélénites, et quels bœufs gigantesques ils doivent atteler à leur charrue pour creuser de tels sillons!

—Ce ne sont pas des sillons, dit Barbicane, ce sont des rainures.

—Va pour des rainures, répondit docilement Michel. Seulement qu'entend-on par des rainures dans le monde scientifique?»

Barbicane apprit aussitôt à son compagnon ce qu'il savait des rainures lunaires. Il savait que c'étaient des sillons observés sur toutes les parties non montagneuses du disque; que ces sillons, le plus souvent isolés, mesurent de quatre à cinquante lieues de longueur; que leur largeur varie de mille à quinze cents mètres, et que leurs bords sont rigoureusement parallèles; mais ils n'en savait pas davantage, ni sur leur formation ni sur leur nature.

Barbicane, armé de sa lunette, observa ces rainures avec une extrême attention. Il remarqua que leurs bords étaient formés de pentes extrêmement raides. C'étaient de longs remparts parallèles, et avec quelque imagination on pouvait admettre l'existence de longues lignes de fortifications élevées par les ingénieurs sélénites.

De ces diverses rainures les unes étaient absolument droites et comme tirées au cordeau. D'autres présentaient une légère courbure tout en maintenant le parallélisme de leurs bords. Celles-ci s'entre-croisaient; celles-là coupaient des cratères. Ici, elles sillonnaient des cavités ordinaires, telles que Posidonius ou Petavius; là, elles zébraient les mers, telles que la Mer de la Sérénité.

Ces accidents naturels durent nécessairement exercer l'imagination des astronomes terrestres. Les premières observations ne les avaient pas découvertes, ces rainures. Ni Hévélius, ni Cassini, ni La Hire, ni Herschell, ne paraissent les avoir connues. C'est Schroeter qui, en 1789, les signala pour la première fois à l'attention des savants. D'autres suivirent qui les étudièrent, tels que Pastorff, Gruithuysen, Beer et Moedler. Aujourd'hui leur nombre s'élève à soixante-dix. Mais si on les a comptées, on n'a pas encore déterminé leur nature. Ce ne sont pas des fortifications à coup sûr, pas plus que d'anciens lits de rivières desséchées, car d'une part, les eaux si légères à la surface de la Lune, n'auraient pu se creuser de tels déversoirs, et de l'autre, ces sillons traversent souvent des cratères placés à une grande élévation.

Il faut pourtant avouer que Michel Ardan eut une idée, et que, sans le savoir, il se rencontra dans cette circonstance avec Julius Schmidt.

«Pourquoi, dit-il, ces inexplicables apparences ne seraient-elles pas tout simplement des phénomènes de végétation?

—Comment l'entends-tu? demanda vivement Barbicane.

—Ne t'emporte pas, mon digne président, répondit Michel. Ne pourrait-il se faire que ces lignes sombres qui forment l'épaulement, fussent des rangées d'arbres disposées régulièrement?

—Tu tiens donc bien à ta végétation? dit Barbicane.

—Je tiens, riposta Michel Ardan, à expliquer ce que, vous autres savants vous n'expliquez pas! Au moins, mon hypothèse aurait l'avantage d'indiquer pourquoi ces rainures disparaissent ou semblent disparaître à des époques régulières.

—Et par quelle raison?

—Par la raison que ces arbres deviennent invisibles lorsqu'ils perdent leurs feuilles, et visibles quand ils les reprennent.

—Ton explication est ingénieuse, mon cher compagnon, répondit Barbicane, mais elle est inadmissible.

—Pourquoi?

—Parce qu'il n'y a, pour ainsi dire, pas de saison à la surface de la Lune, et que, par conséquent, les phénomènes de végétation dont tu parles ne peuvent s'y produire.»

En effet, le peu d'obliquité de l'axe lunaire y maintient le Soleil à une hauteur presque constante sous chaque latitude. Au-dessus des régions équatoriales, l'astre radieux occupe presque invariablement le zénith et ne dépasse guère la limite de l'horizon dans les régions polaires. Donc, suivant chaque région, il règne un hiver, un printemps, un été ou un automne perpétuels, ainsi que dans la planète Jupiter, dont l'axe est également peu incliné sur son orbite.

A quelle origine rapporter ces rainures? Question difficile à résoudre. Elles sont certainement postérieures à la formation des cratères et des cirques, car plusieurs s'y sont introduites en brisant leurs remparts circulaires. Il se peut donc que, contemporaines des dernières époques géologiques, elles ne soient dues qu'à l'expansion des forces naturelles.

Cependant, le projectile avait atteint la hauteur du quarantième degré de latitude lunaire, à une distance qui ne devait pas excéder huit cents kilomètres. Les objets apparaissaient dans le champ des lunettes, comme s'ils eussent été placés à deux lieues seulement. A ce point, sous leurs pieds, se dressait l'Hélicon, haut de cinq cent cinq mètres, et sur la gauche s'arrondissaient ces hauteurs médiocres qui enferment une petite portion de la Mer des Pluies sous le nom de Golfe des Iris.

L'atmosphère terrestre devrait être cent soixante-dix fois plus transparente qu'elle ne l'est, pour permettre aux astronomes de faire des observations complètes à la surface de la Lune. Mais dans ce vide où flottait le projectile, aucun fluide ne s'interposait entre l'œil de l'observateur et l'objet observé. De plus, Barbicane se trouvait ramené à une distance que n'avaient jamais donnée les plus puissants télescopes, ni celui de John Ross, ni celui des Montagnes-Rocheuses. Il était donc dans des conditions extrêmement favorables pour résoudre cette grande question de l'habitabilité de la Lune. Cependant, cette solution lui échappait encore. Il ne distinguait que le lit désert des immenses plaines et, vers le nord, d'arides montagnes. Pas un ouvrage ne trahissait la main de l'homme. Pas une ruine n'attestait son passage. Pas une agglomération d'animaux n'indiquait que la vie s'y développât même à un degré inférieur. Nulle part le mouvement, nulle part une apparence de végétation. Des trois règnes qui se partagent le sphéroïde terrestre, un seul était représenté sur le globe lunaire: le règne minéral.

«Ah çà! dit Michel Ardan d'un air un peu décontenancé, il n'y a donc personne?

—Non, répondit Nicholl, jusqu'ici. Pas un homme, pas un animal, pas un arbre. Après tout, si l'atmosphère s'est réfugiée au fond des cavités, à l'intérieur des cirques, ou même sur la face opposée de la Lune, nous ne pouvons rien préjuger.

—D'ailleurs, ajouta Barbicane, même pour la vue la plus perçante, un homme n'est pas visible à une distance supérieure à sept kilomètres. Donc s'il y a des Sélénites, ils peuvent voir notre projectile, mais nous ne pouvons les voir.»

Vers quatre heures du matin, à la hauteur du cinquantième parallèle, la distance était réduite à six cents kilomètres. Sur la gauche se développait une ligne de montagnes capricieusement contournées, dessinées en pleine lumière. Vers la droite, au contraire, se creusait un trou noir comme un vaste puits, insondable et sombre, foré dans le sol lunaire.

Ce trou, c'était le Lac Noir, c'était Platon, cirque profond que l'on peut convenablement étudier de la Terre, entre le dernier quartier et la Nouvelle-Lune, lorsque les ombres se projettent de l'ouest vers l'est.

Cette coloration noire se rencontre rarement à la surface du satellite. On ne l'a encore reconnue que dans les profondeurs du cirque d'Endymion, à l'est de la Mer du Froid, dans l'hémisphère nord, et au fond du cirque de Grimaldi, sur l'Équateur, vers le bord oriental de l'astre.

Platon est une montagne annulaire, située par 51° de latitude nord et 9° de longitude est. Son cirque est long de quatre-vingt-douze kilomètres et large de soixante et un. Barbicane regretta de ne point passer perpendiculairement au-dessus de sa vaste ouverture. Il y avait là un abîme à sonder, peut-être quelque mystérieux phénomène à surprendre. Mais la marche du projectile ne pouvait être modifiée. Il fallait rigoureusement la subir. On ne dirige point les ballons, encore moins les boulets, quand on est enfermé entre leurs parois.

Vers cinq heures du matin, la limite septentrionale de la Mer des Pluies était enfin dépassée. Les monts La Condamine et Fontanelle restaient, l'un sur la gauche, l'autre sur la droite. Cette partie du disque, à partir du soixantième degré, devenait absolument montagneuse. Les lunettes la rapprochaient à une lieue, distance inférieure à celle qui sépare le sommet du Mont-Blanc du niveau de la mer. Toute cette région était hérissée de pics et de cirques. Vers le soixante-dixième degré dominait Philolaüs, à une hauteur de trois mille sept cents mètres, ouvrant un cratère elliptique long de seize lieues, large de quatre.

Alors, le disque, vu de cette distance, offrait un aspect extrêmement bizarre. Les paysages se présentaient au regard dans des conditions très-différentes de ceux de la Terre, mais très-inférieures aussi.

La Lune n'ayant pas d'atmosphère, cette absence d'enveloppe gazeuse a des conséquences déjà démontrées. Point de crépuscule à sa surface, la nuit suivant le jour et le jour suivant la nuit, avec la brusquerie d'une lampe qui s'éteint ou s'allume au milieu d'une obscurité profonde. Pas de transition du froid au chaud, la température tombant en un instant du degré de l'eau bouillante au degré des froids de l'espace.

La vapeur de notre respiration. (Page 114.)

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Une autre conséquence de cette absence d'air est celle-ci: C'est que les ténèbres absolues règnent là où ne parviennent pas les rayons du Soleil. Ce qui s'appelle lumière diffuse sur la Terre, cette matière lumineuse que l'air tient en suspension, qui crée les crépuscules et les aubes, qui produit les ombres, les pénombres et toute cette magie du clair-obscur, n'existe pas sur la Lune. De là une brutalité de contrastes qui n'admet que deux couleurs, le noir et le blanc. Qu'un Sélénite abrite ses yeux contre les rayons solaires, le ciel lui apparaît absolument noir, et les étoiles brillent à ses regards comme dans les nuits les plus sombres.

Que l'on juge de l'impression produite par cet étrange aspect sur Barbicane et sur ses deux amis. Leurs yeux étaient déroutés. Ils ne saisissaient plus la distance respective des divers plans. Un paysage lunaire que n'adoucit point le phénomène du clair-obscur, n'aurait pu être rendu par un paysagiste de la Terre. Des taches d'encre sur une page blanche, c'était tout.

Cet aspect ne se modifia pas, même quand le projectile, à la hauteur du quatre-vingtième degré, ne fut séparé de la Lune que par une distance de cent kilomètres. Pas même quand, à cinq heures du matin, il passa à moins de cinquante kilomètres de la montagne de Gioja, distance que les lunettes réduisaient à un demi-quart de lieue. Il semblait que la Lune pût être touchée avec la main. Il paraissait impossible que le boulet ne la heurtât pas avant peu, ne fût-ce qu'à son pôle nord, dont l'arête éclatante se dessinait violemment sur le fond noir du ciel. Michel Ardan voulait ouvrir un des hublots et se précipiter vers la surface lunaire. Une chute de douze lieues! Il n'y regardait pas. Tentative inutile d'ailleurs, car si le projectile ne devait pas atteindre un point quelconque du satellite, Michel, emporté dans son mouvement, ne l'eût pas atteint plus que lui.

En ce moment, à six heures, le pôle lunaire apparaissait. Le disque n'offrait plus aux regards des voyageurs qu'une moitié violemment éclairée, tandis que l'autre disparaissait dans les ténèbres. Soudain, le projectile dépassa la ligne de démarcation entre la lumière intense et l'ombre absolue, et fut subitement plongé dans une nuit profonde.

CHAPITRE XIV
LA NUIT DE TROIS CENT CINQUANTE-QUATRE HEURES ET DEMIE

Au moment où se produisit si brusquement ce phénomène, le projectile rasait le pôle nord de la Lune à moins de cinquante kilomètres. Quelques secondes lui avaient donc suffi pour se plonger dans les ténèbres absolues de l'espace. La transition s'était si rapidement opérée, sans nuances, sans dégradation de lumière, sans atténuation des ondulations lumineuses, que l'astre semblait s'être éteint sous l'influence d'un souffle puissant.

«Fondue, disparue, la Lune!» s'était écrié Michel Ardan tout ébahi.

En effet, ni un reflet, ni une ombre. Rien n'apparaissait plus de ce disque naguère éblouissant. L'obscurité était complète et rendue plus profonde encore par le rayonnement des étoiles. C'était «ce noir» dont s'imprègnent les nuits lunaires qui durent trois cent cinquante quatre heures et demie pour chaque point du disque, longue nuit qui résulte de l'égalité des mouvements de translation et de rotation de la Lune, l'un sur elle-même, l'autre autour de la Terre. Le projectile, immergé dans le cône d'ombre du satellite, ne subissait pas plus l'action des rayons solaires qu'aucun des points de sa partie invisible.

A l'intérieur, l'obscurité était donc complète. On ne se voyait plus. De là, nécessité de dissiper ces ténèbres. Quelque désireux que fût Barbicane de ménager le gaz dont la réserve était si restreinte, il dut lui demander une clarté factice, un éclat dispendieux que le Soleil lui refusait alors.

«Le diable soit de l'astre radieux! s'écria Michel Ardan, qui va nous induire en dépense de gaz au lieu de nous prodiguer gratuitement ses rayons.

—N'accusons pas le Soleil, reprit Nicholl. Ce n'est pas sa faute, mais bien la faute à la Lune qui est venue se placer comme un écran entre nous et lui.

—C'est le Soleil! reprenait Michel.

—C'est la Lune!» ripostait Nicholl.

Une dispute oiseuse à laquelle Barbicane mit fin en disant:

«Mes amis, ce n'est ni la faute au Soleil, ni la faute à la Lune. C'est la faute au projectile qui, au lieu de suivre rigoureusement sa trajectoire, s'en est maladroitement écarté. Et, pour être plus juste, c'est la faute à ce malencontreux bolide qui a si déplorablement dévié notre direction première.

—Bon! répondit Michel Ardan, puisque l'affaire est arrangée, déjeunons. Après une nuit entière d'observations, il convient de se refaire un peu.»

Cette proposition ne trouva pas de contradicteurs. Michel en quelques minutes, eut préparé le repas. Mais on mangea pour manger, on but sans porter de toasts, sans pousser de hurrahs. Les hardis voyageurs entraînés dans ces sombres espaces, sans leur cortége habituel de rayons, sentaient une vague inquiétude leur monter au cœur. L'ombre «farouche,» si chère à la plume de Victor Hugo, les étreignait de toutes parts.

Cependant ils causèrent de cette interminable nuit de trois cent cinquante-quatre heures, soit près de quinze jours, que les lois physiques ont imposée aux habitants de la Lune. Barbicane donna à ses amis quelques explications sur les causes et les conséquences de ce curieux phénomène.

«Curieux à coup sûr, dit-il, car si chaque hémisphère de la Lune est privé de la lumière solaire pendant quinze jours, celui au-dessus duquel nous flottons en ce moment ne jouit même pas, pendant sa longue nuit, de la vue de la Terre splendidement éclairée. En un mot, il n'y a de Lune,—en appliquant cette qualification à notre sphéroïde,—que pour un côté du disque. Or, s'il en était ainsi pour la Terre, si par exemple l'Europe ne voyait jamais la Lune et qu'elle fût visible seulement à ses antipodes, vous figurez vous quel serait l'étonnement d'un Européen qui arriverait en Australie?

—On ferait le voyage rien que pour aller voir la Lune! répondit Michel.

—Eh bien, reprit Barbicane, cet étonnement est réservé au Sélénite qui habite la face de la Lune opposée à la Terre, face à jamais invisible à nos compatriotes du globe terrestre.

—Et que nous aurions vue, ajouta Nicholl, si nous étions arrivés ici à l'époque où la Lune est nouvelle, c'est-à-dire quinze jours plus tard.

—J'ajouterai, en revanche, reprit Barbicane, que l'habitant de la face visible est singulièrement favorisé de la nature au détriment de ses frères de la face invisible. Ce dernier, comme vous le voyez, a des nuits profondes de trois cent cinquante-quatre heures, sans qu'aucun rayon en rompe l'obscurité. L'autre, au contraire, lorsque le Soleil qui l'a éclairé pendant quinze jours se couche sous l'horizon, voit se lever à l'horizon opposé un astre splendide. C'est la Terre, treize fois grosse comme cette Lune réduite que nous connaissons; la Terre qui se développe sur un diamètre de deux degrés, et qui lui verse une lumière treize fois plus intense que ne tempère aucune couche atmosphérique; la Terre dont la disparition n'arrive qu'au moment où le Soleil reparaît à son tour!

—Belle phrase! dit Michel Ardan, un peu académique peut-être.

—Il suit de là, reprit Barbicane, sans sourciller que cette face visible du disque doit être fort agréable à habiter, puisqu'elle regarde toujours, soit le Soleil quand la Lune est pleine, soit la Terre quand la Lune est nouvelle.

—Mais, dit Nicholl, cet avantage doit être bien compensé par l'insoutenable chaleur que cette lumière entraîne avec elle.

—L'inconvénient, sous ce rapport, est le même pour les deux faces, car la lumière reflétée par la Terre est évidemment dépourvue de chaleur. Cependant cette face invisible est encore plus éprouvée par la chaleur que la face visible. Je dis cela pour vous, Nicholl, parce que Michel ne comprendra probablement pas.

—Merci, fit Michel.

—En effet, reprit Barbicane, lorsque cette face invisible reçoit à la fois la lumière et la chaleur solaire, c'est que la Lune est nouvelle, c'est-à-dire qu'elle est en conjonction, qu'elle est située entre le Soleil et la Terre. Elle se trouve donc,—par rapport à la situation qu'elle occupe en opposition, lorsqu'elle est pleine,—plus rapprochée du Soleil du double de sa distance à la Terre. Or, cette distance peut être estimée à la deux-centième partie de celle qui sépare le Soleil de la Terre, soit en chiffres ronds, deux cent mille lieues. Donc cette face invisible est plus près du Soleil de deux cent mille lieues, lorsqu'elle reçoit ses rayons.

—Très-juste, répondit Nicholl.

—Au contraire..., reprit Barbicane.

—Un instant, dit Michel en interrompant son grave compagnon.

—Que veux-tu?

—Je demande à continuer l'explication.

—Pourquoi cela?

—Pour prouver que j'ai compris.

—Va, fit Barbicane en souriant.

—Au contraire, dit Michel, en imitant le ton et les gestes du président Barbicane, au contraire, quand la face visible de la Lune est éclairée par le Soleil, c'est que la Lune est pleine, c'est-à-dire située à l'opposé du Soleil par rapport à la Terre. La distance qui la sépare de l'astre radieux est donc accrue en chiffres ronds de deux cent mille lieues, et la chaleur qu'elle reçoit doit être un peu moindre.

—Bien dit! s'écria Barbicane. Sais-tu Michel, que pour un artiste, tu es intelligent.

—Oui, répondit négligemment Michel, nous sommes tous comme cela sur le boulevard des Italiens!»

Barbicane serra gravement la main de son aimable compagnon, et continua d'énumérer les quelques avantages réservés aux habitants de la face visible.

Entre autres, il cita l'observation des éclipses de Soleil, qui n'a lieu que pour ce côté du disque lunaire, puisque, pour qu'elles se produisent, il est nécessaire que la Lune soit en opposition. Ces éclipses, provoquées par l'interposition de la Terre entre la Lune et le Soleil, peuvent durer deux heures pendant lesquelles, en raison des rayons réfractés par son atmosphère, le globe terrestre ne doit apparaître que comme un point noir sur le Soleil.

«Ainsi, dit Nicholl, voilà un hémisphère, cet hémisphère invisible, qui est fort mal partagé, fort disgracié de la nature!

—Oui, répondit Barbicane, mais pas tout entier. En effet, par un certain mouvement de libration, par un certain balancement sur son centre, la Lune présente à la Terre un peu plus que la moitié de son disque. Elle est comme un pendule dont le centre de gravité est reporté vers le globe terrestre et qui oscille régulièrement. D'où vient cette oscillation? De ce que son mouvement de rotation sur son axe est animé d'une vitesse uniforme, tandis que son mouvement de translation, suivant un orbe elliptique autour de la Terre, ne l'est pas. Au périgée, la vitesse de translation l'emporte, et la Lune montre une certaine portion de son bord occidental. A l'apogée, la vitesse de rotation l'emporte au contraire, et un morceau du bord oriental apparaît. C'est un fuseau de huit degrés environ qui apparaît tantôt à l'occident, tantôt à l'orient. Il en résulte que, sur mille parties, la Lune en laisse apercevoir cinq cent soixante-neuf.

—N'importe, répondit Michel, si nous devenons jamais Sélénites, nous habiterons la face visible. J'aime la lumière, moi!

—A moins, toutefois, répliqua Nicholl, que l'atmosphère ne se soit condensée sur l'autre côté, comme le prétendent certains astronomes.

—Ça, c'est une considération,» répondit simplement Michel.

Cependant le déjeuner terminé, les observateurs avaient repris leur poste. Ils essayaient de voir à travers les sombres hublots, en éteignant toute clarté dans le projectile. Mais pas un atome lumineux ne traversait cette obscurité.

Un fait inexplicable préoccupait Barbicane. Comment, étant passé à une distance si rapprochée de la Lune,—cinquante kilomètres environ,—comment le projectile n'y était-il pas tombé? Si sa vitesse eût été énorme, on aurait compris que la chute ne se fût pas produite. Mais avec une vitesse relativement médiocre, cette résistance à l'attraction lunaire ne s'expliquait plus. Le projectile était-il soumis à une influence étrangère? Un corps quelconque le maintenait-il donc dans l'éther? Il était évident, désormais, qu'il n'atteindrait aucun point de la Lune. Où allait-il? S'éloignait-il, se rapprochait-il du disque? Était-il emporté dans cette nuit profonde à travers l'infini? Comment le savoir, comment le calculer au milieu de ces ténèbres? Toutes ces questions inquiétaient Barbicane, mais il ne pouvait les résoudre.

En effet, l'astre invisible était là, peut-être, à quelques lieues seulement, à quelques milles, mais ni ses compagnons ni lui ne l'apercevaient plus. Si quelque bruit se produisait à sa surface, ils ne pouvaient l'entendre. L'air, ce véhicule du son, manquait pour leur transmettre les gémissements de cette Lune, que les légendes arabes désignent comme «un homme déjà moitié granit et palpitant encore!»

Il y avait là de quoi agacer de plus patients observateurs, on en conviendra. C'était précisément cet hémisphère inconnu qui se dérobait à leurs yeux! Cette face qui, quinze jours plus tôt ou quinze jours plus tard, avait été ou serait splendidement éclairée par les rayons solaires, se perdait alors dans l'absolue obscurité. Dans quinze jours, où serait le projectile? Où les hasards des attractions l'auraient-ils entraîné? Qui pouvait le dire?

On admet généralement, d'après les observations sélénographiques, que l'hémisphère invisible de la Lune est, par sa constitution, absolument semblable à son hémisphère visible. On en découvre, en effet, la septième partie environ, dans ces mouvements de libration dont Barbicane avait parlé. Or, sur ces fuseaux entrevus, ce n'étaient que plaines et montagnes, cirques et cratères, analogues à ceux déjà relevés sur les cartes. On pouvait donc préjuger la même nature, un même monde, aride et mort. Et cependant, si l'atmosphère s'est réfugiée sur cette face? Si, avec l'air, l'eau a donné la vie à ces continents régénérés? Si la végétation y persiste encore! Si les animaux peuplent ces continents et ces mers? Si l'homme, dans ces conditions d'habitabilité, y vit toujours? Que de questions il eût été intéressant de résoudre! Que de solutions on eût tirées de la contemplation de cet hémisphère! Quel ravissement de jeter un regard sur ce monde que l'œil humain n'a jamais entrevu!

On conçoit donc le déplaisir éprouvé par les voyageurs, au milieu de cette nuit noire. Toute observation du disque lunaire était interdite. Seules, les constellations sollicitaient leur regard, et il faut convenir que jamais astronomes, ni les Faye, ni les Chacornac, ni les Secchi, ne s'étaient trouvés dans des conditions aussi favorables pour les observer.

En effet, rien ne pouvait égaler la splendeur de ce monde sidéral baigné dans le limpide éther. Ces diamants incrustés dans la voûte céleste jetaient des feux superbes. Le regard embrassait le firmament depuis la Croix du Sud jusqu'à l'Étoile du Nord, ces deux constellations qui, dans douze mille ans, par suite de la précession des équinoxes, céderont leur rôle d'étoiles polaires, l'une à Canopus, de l'hémisphère austral, l'autre à Wega, de l'hémisphère boréal. L'imagination se perdait dans cet infini sublime, au milieu duquel gravitait le projectile, comme un nouvel astre créé de la main des hommes. Par un effet naturel, ces constellations brillaient d'un éclat doux; elles ne scintillaient pas, car l'atmosphère manquait, qui, par l'interposition de ses couches inégalement denses et diversement humides, produit la scintillation. Ces étoiles, c'étaient de doux yeux qui regardaient dans cette nuit profonde, au milieu du silence absolu de l'espace.

Longtemps les voyageurs, muets, observèrent ainsi le firmament constellé, sur lequel le vaste écran de la Lune faisait un énorme trou noir. Mais une sensation pénible les arracha enfin à leur contemplation. Ce fut un froid très-vif, qui ne tarda pas à recouvrir intérieurement la vitre des hublots d'une épaisse couche de glace. En effet, le soleil n'échauffait plus de ses rayons directs le projectile qui perdait peu à peu la chaleur emmagasinée entre ses parois. Cette chaleur, par rayonnement, s'était rapidement évaporée dans l'espace, et un abaissement considérable de température s'était produit. L'humidité intérieure se changeait donc en glace au contact des vitres, et empêchait toute observation.

Nicholl, consultant le thermomètre, vit qu'il était tombé à dix-sept degrés centigrades au-dessous de zéro. Donc, malgré toutes les raisons de s'en montrer économe, Barbicane, après avoir demandé au gaz sa lumière, dut aussi lui demander sa chaleur. La température basse du boulet n'était plus supportable. Ses hôtes eussent été gelés vivants.

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