Autour de la lune
«Nous ne nous plaindrons pas, fit observer Michel Ardan, de la monotonie de notre voyage! Quelle diversité, au moins dans la température! Tantôt nous sommes aveuglés de lumière et saturés de chaleur, comme les Indiens des Pampas! tantôt nous sommes plongés dans de profondes ténèbres, au milieu d'un froid boréal, comme les Esquimaux du pôle! Non vraiment! nous n'avons pas le droit de nous plaindre, et la nature fait bien les choses en notre honneur.
—Mais, demanda Nicholl, quelle est la température extérieure?
—Précisément celle des espaces planétaires, répondit Barbicane.
—Alors, reprit Michel Ardan, ne serait-ce pas l'occasion de faire cette expérience que nous n'avons pu tenter, quand nous étions noyés dans les rayons solaires?
—C'est le moment ou jamais, répondit Barbicane, car nous sommes utilement placés pour vérifier la température de l'espace, et voir si les calculs de Fourier ou de Pouillet sont exacts.
—En tout cas, il fait froid, répondit Michel! Voyez l'humidité intérieure se condenser sur la vitre des hublots. Pour peu que l'abaissement continue, la vapeur de notre respiration va retomber en neige autour de nous!
—Préparons un thermomètre,» dit Barbicane.
On le pense bien, un thermomètre ordinaire n'eût donné aucun résultat dans les circonstances où cet instrument allait être exposé. Le mercure se fût gelé dans la cuvette, puisque sa liquidité ne se maintient pas à quarante-deux degrés au-dessous de zéro. Mais Barbicane s'était muni d'un thermomètre à déversement, du système Walferdin, qui donne des minima de température excessivement bas.
Avant de commencer l'expérience, cet instrument fut comparé à un thermomètre ordinaire, et Barbicane se disposa à l'employer.
«Comment nous y prendrons-nous? demanda Nicholl.
—Rien n'est plus facile, répondit Michel Ardan, qui n'était jamais embarrassé. On ouvre rapidement le hublot; on lance l'instrument; il suit le projectile avec une docilité exemplaire; un quart d'heure après, on le retire...
—Avec la main? demanda Barbicane.
—Avec la main, répondit Michel.
—Eh bien, mon ami, ne t'y expose pas, répondit Barbicane, car la main que tu retirerais ne serait plus qu'un moignon gelé et déformé par ces froids épouvantables.
—Vraiment!
—Tu éprouverais la sensation d'une brûlure terrible, telle que serait celle d'un fer chauffé à blanc; car, que la chaleur sorte brutalement de notre chair, ou qu'elle y entre, c'est identiquement la même chose. D'ailleurs, je ne suis pas certain que les objets jetés par nous au dehors du projectile nous fassent encore cortége.
—Pourquoi? dit Nicholl.
—C'est que, si nous traversons une atmosphère, quelque peu dense qu'elle soit, ces objets seront retardés. Or, l'obscurité nous empêche de vérifier s'ils flottent encore autour de nous. Donc, pour ne pas s'exposer à perdre notre thermomètre, nous l'attacherons et nous le ramènerons plus facilement à l'intérieur.»
Les conseils de Barbicane furent suivis. Par le hublot rapidement ouvert, Nicholl lança l'instrument que retenait une corde très-courte, afin qu'il pût être rapidement retiré. Le hublot n'avait été entr'ouvert qu'une seconde, et cependant cette seconde avait suffi pour laisser un froid violent pénétrer à l'intérieur du projectile.
«Mille diables! s'écria Michel Ardan, il fait un froid à geler des ours blancs!»
Barbicane attendit qu'une demi-heure se fût écoulée, temps plus que suffisant pour permettre à l'instrument de descendre au niveau de la température de l'espace. Puis, après ce temps, le thermomètre fut rapidement retiré.
Barbicane calcula la quantité d'esprit-de-vin déversée dans la petite ampoule soudée à la partie inférieure de l'instrument, et dit:
«Cent quarante degrés centigrades au-dessous de zéro!»
M. Pouillet avait raison contre Fourier. Telle était la redoutable température de l'espace sidéral! Telle est, peut-être, celle des continents lunaires, quand l'astre des nuits a perdu par rayonnement toute cette chaleur que lui ont versée quinze jours de soleil!
CHAPITRE XV
HYPERBOLE OU PARABOLE.
On s'étonnera peut-être de voir Barbicane et ses compagnons si peu soucieux de l'avenir que leur réservait cette prison de métal emportée dans les infinis de l'éther. Au lieu de se demander où ils allaient ainsi, ils passaient leur temps à faire des expériences, comme s'ils eussent été tranquillement installés dans leur cabinet de travail.
On pourrait répondre que des hommes si fortement trempés étaient au-dessus de pareils soucis, qu'ils ne s'inquiétaient pas de si peu, et qu'ils avaient autre chose à faire que de se préoccuper de leur sort futur.
La vérité est qu'ils n'étaient pas maîtres de leur projectile, qu'ils ne pouvaient ni enrayer sa marche ni modifier sa direction. Un marin change à son gré le cap de son navire; un aéronaute peut imprimer à son ballon des mouvements verticaux. Eux, au contraire, ils n'avaient aucune action sur leur véhicule. Toute manœuvre leur était interdite. De là cette disposition à laisser faire, à «laisser courir,» suivant l'expression maritime.
Où se trouvaient-ils en ce moment, à huit heures du matin, pendant cette journée qui s'appelait le 6 décembre sur la Terre? Très-certainement dans le voisinage de la Lune, et même assez près pour qu'elle leur parût comme un immense écran noir développé sur le firmament. Quant à la distance qui les en séparait, il était impossible de l'évaluer. Le projectile, maintenu par des forces inexplicables, avait rasé le pôle nord du satellite à moins de cinquante kilomètres. Mais, depuis deux heures qu'il était entré dans le cône d'ombre, cette distance, l'avait-il accrue ou diminuée? Tout point de repère manquait pour estimer et la direction et la vitesse du projectile. Peut-être s'éloignait-il rapidement du disque, de manière à bientôt sortir de l'ombre pure. Peut-être, au contraire, s'en rapprochait-il sensiblement, au point de heurter avant peu quelque pic élevé de l'hémisphère invisible: ce qui eût terminé le voyage, sans doute au détriment des voyageurs.
Une discussion s'éleva à ce sujet, et Michel Ardan, toujours riche d'explications, émit cette opinion que le boulet, retenu par l'attraction lunaire, finirait par y tomber comme tombe un aérolithe à la surface du globe terrestre.
«D'abord, mon camarade, lui répondit Barbicane, tous les aérolithes ne tombent pas sur la Terre; c'est le petit nombre. Donc, de ce que nous serions passés à l'état d'aérolithe, il ne s'ensuivrait pas que nous dussions atteindre nécessairement la surface de la Lune.
—Cependant, répondit Michel, si nous en approchons assez près...
—Erreur, répliqua Barbicane. N'as-tu pas vu des étoiles filantes rayer le ciel par milliers à certaines époques?
—Oui.
—Eh bien, ces étoiles, ou plutôt ces corpuscules, ne brillent qu'à la condition de s'échauffer en glissant sur les couches atmosphériques. Or, s'ils traversent l'atmosphère, ils passent à moins de seize lieues du globe, et cependant ils y tombent rarement. De même pour notre projectile. Il peut s'approcher très-près de la Lune, et cependant n'y point tomber.
—Mais alors, demanda Michel, je serais assez curieux de savoir comment notre véhicule errant se comportera dans l'espace.
—Je ne vois que deux hypothèses, répondit Barbicane après quelques instants de réflexion.
—Lesquelles?
—Le projectile a le choix entre deux courbes mathématiques, et il suivra l'une ou l'autre, suivant la vitesse dont il sera animé, et que je ne saurais évaluer en ce moment.
—Oui, dit Nicholl, il s'en ira suivant une parabole ou suivant une hyperbole.
—En effet, répondit Barbicane. Avec une certaine vitesse il prendra la parabole, et l'hyperbole avec une vitesse plus considérable.
—J'aime ces grands mots, s'écria Michel Ardan. On sait tout de suite ce que cela veut dire. Et qu'est-ce que c'est que votre parabole, s'il vous plaît?
—Mon ami, répondit le capitaine, la parabole est une courbe du second ordre qui résulte de la section d'un cône coupé par un plan, parallèlement à l'un de ses côtés.
—Ah! ah! fit Michel d'un ton satisfait.
—C'est à peu près, reprit Nicholl, la trajectoire que décrit une bombe lancée par un mortier.
—Parfait. Et l'hyperbole? demanda Michel.
—L'hyperbole, Michel, est une courbe du second ordre, produite par l'intersection d'une surface conique et d'un plan parallèle à son axe, et qui constitue deux branches séparées l'une de l'autre et s'étendant indéfiniment dans les deux sens.
—Est-il possible! s'écria Michel Ardan du ton le plus sérieux, comme si on lui eût appris un événement grave. Alors retiens bien ceci, capitaine Nicholl. Ce que j'aime dans ta définition de l'hyperbole,—j'allais dire de l'hyperblague,—c'est qu'elle est encore moins claire que le mot que tu prétends définir!»
Nicholl et Barbicane se souciaient peu des plaisanteries de Michel Ardan. Ils s'étaient lancés dans une discussion scientifique. Quelle serait la courbe suivie par le projectile, voilà ce qui les passionnait. L'un tenait pour l'hyperbole, l'autre pour la parabole. Ils se donnaient des raisons hérissées d'x. Leurs arguments étaient présentés dans un langage qui faisait bondir Michel. La discussion était vive, et aucun des adversaires ne voulait sacrifier à l'autre sa courbe de prédilection.
Cette scientifique dispute, se prolongeant, finit par impatienter Michel, qui dit:
«Ah çà! messieurs du cosinus, cesserez-vous enfin de vous jeter des paraboles et des hyperboles à la tête? Je veux savoir, moi, la seule chose intéressante dans cette affaire. Nous suivrons l'une ou l'autre de vos courbes. Bien. Mais où nous ramèneront-elles?
—Nulle part, répondit Nicholl.
—Comment, nulle part!
—Évidemment, dit Barbicane. Ce sont des courbes non fermées, qui se prolongent à l'infini!
—Ah! savants! s'écria Michel, je vous porte dans mon cœur! Eh! que nous importent la parabole ou l'hyperbole, du moment où l'une et l'autre nous entraînent également à l'infini dans l'espace!»
Barbicane et Nicholl ne purent s'empêcher de sourire. Ils venaient de faire «de l'art pour l'art!» Jamais question plus oiseuse n'avait été traitée dans un moment plus inopportun. La sinistre vérité, c'était que le projectile, hyperboliquement ou paraboliquement emporté, ne devait plus jamais rencontrer ni la Terre ni la Lune.
Or, qu'arriverait-il à ces hardis voyageurs dans un avenir très-prochain? S'ils ne mouraient pas de faim, s'ils ne mouraient pas de soif, c'est que, dans quelques jours, lorsque le gaz leur manquerait, ils seraient morts faute d'air, si le froid ne les avait pas tués auparavant!
Cependant, si important qu'il fût d'économiser le gaz, l'abaissement excessif de la température ambiante les obligea d'en consommer une certaine quantité. Rigoureusement, ils pouvaient se passer de sa lumière, non de sa chaleur. Fort heureusement, le calorique développé par l'appareil Reiset et Regnault élevait un peu la température intérieure du projectile, et, sans grande dépense, on put la maintenir à un degré supportable.
Cependant, les observations étaient devenues très-difficiles à travers les hublots. L'humidité intérieure du boulet se condensait sur les vitres et s'y congelait immédiatement. Il fallait détruire cette opacité du verre par des frottements réitérés. Toutefois, on put constater certains phénomènes du plus haut intérêt.
En effet, si ce disque invisible était pourvu d'une atmosphère, ne devait-on pas voir des étoiles filantes la rayer de leurs trajectoires? Si le projectile lui-même traversait ces couches fluides, ne pourrait-on surprendre quelque bruit répercuté par les échos lunaires, les grondements d'un orage, par exemple, les fracas d'une avalanche, les détonations d'un volcan en activité? Et si quelque montagne ignivome se panachait d'éclairs, n'en reconnaîtrait-on pas les intenses fulgurations? De tels faits, soigneusement constatés, eussent singulièrement élucidé cette obscure question de la constitution lunaire. Aussi Barbicane, Nicholl, postés à leur hublot comme des astronomes, observaient-ils avec une scrupuleuse patience.
Mais jusqu'alors, le disque demeurait muet et sombre. Il ne répondait pas aux interrogations multiples que lui posaient ces esprits ardents.
Ce qui provoqua cette réflexion de Michel, assez juste en apparence:
«Si jamais nous recommençons ce voyage, nous ferons bien de choisir l'époque où la Lune est nouvelle.
—En effet, répondit Nicholl, cette circonstance serait plus favorable. Je conviens que la Lune, noyée dans les rayons solaires, ne serait pas visible pendant le trajet, mais en revanche, on apercevrait la Terre qui serait pleine. De plus, si nous étions entraînés autour de la Lune, comme cela arrive en ce moment, nous aurions au moins l'avantage d'en voir le disque invisible magnifiquement éclairé!
—Bien dit, Nicholl, répliqua Michel Ardan. Qu'en penses-tu, Barbicane?
—Je pense ceci, répondit le grave président: Si jamais nous recommençons ce voyage, nous partirons à la même époque et dans les mêmes conditions. Supposez que nous eussions atteint notre but, n'eût-il pas mieux valu trouver des continents en pleine lumière au lieu d'une contrée plongée dans une nuit obscure? Notre première installation ne se fût-elle pas faite dans des circonstances meilleures? Oui, évidemment. Quant à ce côté invisible, nous l'eussions visité pendant nos voyages de reconnaissance sur le globe lunaire. Donc, cette époque de la Pleine-Lune était heureusement choisie. Mais il fallait arriver au but, et pour y arriver, ne pas être dévié de sa route.
—A cela, rien à répondre, dit Michel Ardan. Voilà pourtant une belle occasion manquée d'observer l'autre côté de la Lune! Qui sait si les habitants des autres planètes ne sont pas plus avancés que les savants de la Terre au sujet de leurs satellites.»
On aurait pu facilement, à cette remarque de Michel Ardan, faire la réponse suivante: Oui, d'autres satellites, par leur plus grande proximité, ont rendu leur étude plus facile. Les habitants de Saturne, de Jupiter et d'Uranus, s'ils existent, ont pu établir avec leurs Lunes des communications plus aisées. Les quatre satellites de Jupiter gravitent à une distance de cent huit mille deux cent soixante lieues, cent soixante-douze mille deux cents lieues, deux cent soixante-quatorze mille sept cents lieues, et quatre cent quatre-vingt mille cent trente lieues. Mais ces distances sont comptées du centre de la planète, et, en retranchant la longueur du rayon qui est de dix-sept à dix-huit mille lieues, on voit que le premier satellite est moins éloigné de la surface de Jupiter que la Lune ne l'est de la surface de la Terre. Sur les huit Lunes de Saturne, quatre sont également plus rapprochées; Diane est à quatre-vingt-quatre mille six cents lieues, Thétys à soixante-deux mille neuf cent soixante-six lieues; Encelade à quarante-huit mille cent quatre-vingt-onze lieues, et enfin Mimas à une distance moyenne de trente-quatre mille cinq cents lieues seulement. Des huit satellites d'Uranus, le premier, Ariel, n'est qu'à cinquante et un mille cinq cent vingt lieues de la planète.
Donc, à la surface de ces trois astres, une expérience analogue à celle du président Barbicane eût présenté des difficultés moindres. Si donc leurs habitants ont tenté l'aventure, ils ont peut-être reconnu la constitution de la moitié de ce disque, que leur satellite dérobe éternellement à leurs yeux[2]. Mais s'ils n'ont jamais quitté leur planète, ils ne sont pas plus avancés que les astronomes de la Terre.
Cependant, le boulet décrivait dans l'ombre cette incalculable trajectoire qu'aucun point de repère ne permettait de relever. Sa direction s'était-elle modifiée, soit sous l'influence de l'attraction lunaire, soit sous l'action d'un astre inconnu? Barbicane ne pouvait le dire. Mais un changement avait eu lieu dans la position relative du véhicule, et Barbicane le constata vers quatre heures du matin.
Ce changement consistait en ceci, que le culot du projectile s'était tourné vers la surface de la Lune et se maintenait suivant une perpendiculaire passant par son axe. L'attraction, c'est-à-dire la pesanteur, avait amené cette modification. La partie la plus lourde du boulet inclinait vers le disque invisible, exactement comme s'il fût tombé vers lui.
Tombait-il donc? Les voyageurs allaient-ils enfin atteindre ce but tant désiré? Non. Et l'observation d'un point de repère, assez inexplicable du reste, vint démontrer à Barbicane que son projectile ne se rapprochait pas de la Lune, et qu'il se déplaçait en suivant une courbe à peu près concentrique.
Ce point de repère fut un éclat lumineux que Nicholl signala tout à coup sur la limite de l'horizon formé par le disque noir. Ce point ne pouvait être confondu avec une étoile. C'était une incandescence rougeâtre qui grossissait peu à peu, preuve incontestable que le projectile se déplaçait vers lui et ne tombait pas normalement à la surface de l'astre.
«Un volcan! c'est un volcan en activité! s'écria Nicholl, un épanchement des feux intérieurs de la Lune! Ce monde n'est donc pas encore tout à fait éteint.
—Oui! une éruption, répondit Barbicane, qui étudiait soigneusement le phénomène avec sa lunette de nuit. Que serait-ce en effet si ce n'était un volcan?
—Mais alors, dit Michel Ardan, pour entretenir cette combustion, il faut de l'air. Donc, une atmosphère enveloppe cette partie de la Lune.
—Peut-être, répondit Barbicane, mais non pas nécessairement. Le volcan, par la décomposition de certaines matières, peut se fournir à lui-même son oxygène et jeter ainsi des flammes dans le vide. Il me semble même que cette déflagration a l'intensité et l'éclat des objets dont la combustion se produit dans l'oxygène pur. Ne nous hâtons donc pas d'affirmer l'existence d'une atmosphère lunaire.»
La montagne ignivome devait être située environ sur le quarante-cinquième degré de latitude sud de la partie invisible du disque. Mais, au grand déplaisir de Barbicane, la courbe que décrivait le projectile l'entraînait loin du point signalé par l'éruption. Il ne put donc en déterminer plus exactement la nature. Une demi-heure après avoir été signalé, ce point lumineux disparaissait derrière le sombre horizon. Cependant la constatation de ce phénomène était un fait considérable dans les études sélénographiques. Il prouvait que toute chaleur n'avait pas encore disparu des entrailles de ce globe, et là où la chaleur existe, qui peut affirmer que le règne végétal, que le règne animal lui-même, n'ont pas résisté jusqu'ici aux influences destructives? L'existence de ce volcan en éruption, indiscutablement reconnue des savants de la Terre, aurait amené sans doute bien des théories favorables à cette grave question de l'habitabilité de la Lune.
Barbicane se laissait entraîner par ses réflexions. Il s'oubliait dans une muette rêverie où s'agitaient les mystérieuses destinées du monde lunaire. Il cherchait à relier entre eux les faits observés jusqu'alors, quand un incident nouveau le rappela brusquement à la réalité.
Cet incident, c'était plus qu'un phénomène cosmique, c'était un danger menaçant dont les conséquences pouvaient être désastreuses.
Soudain, au milieu de l'éther, dans ces ténèbres profondes, une masse énorme avait apparu. C'était comme une Lune, mais une Lune incandescente, et d'un éclat d'autant plus insoutenable qu'il tranchait nettement sur l'obscurité brutale de l'espace. Cette masse, de forme circulaire, jetait une lumière telle qu'elle emplissait le projectile. La figure de Barbicane, de Nicholl, de Michel Ardan, violemment baignée dans ces nappes blanches, prenait cette apparence spectrale, livide, blafarde, que les physiciens produisent avec la lumière factice de l'alcool imprégné de sel.
«Mille diables! s'écria Michel Ardan, mais nous sommes hideux! Qu'est-ce que cette Lune malencontreuse?
—Un bolide, répondit Barbicane.
—Un bolide enflammé, dans le vide?
—Oui.»
Ce globe de feu était un bolide, en effet. Barbicane ne se trompait pas. Mais si ces météores cosmiques observés de la Terre ne présentent généralement qu'une lumière un peu inférieure à celle de la Lune, ici, dans ce sombre éther, ils resplendissaient. Ces corps errants portent en eux-mêmes le principe de leur incandescence. L'air ambiant n'est pas nécessaire à leur déflagration. Et, en effet, si certains de ces bolides traversent les couches atmosphériques à deux ou trois lieues de la Terre, d'autres, au contraire, décrivent leur trajectoire à une distance où l'atmosphère ne saurait s'étendre. Tels ces bolides, l'un du 27 octobre 1844, apparu à une hauteur de cent vingt-huit lieues, l'autre du 18 août 1841, disparu à une distance de cent quatre-vingt-deux lieues. Quelques-uns de ces météores ont de trois à quatre kilomètres de largeur et possèdent une vitesse qui peut aller jusqu'à soixante-quinze kilomètres par seconde[3], suivant une direction inverse du mouvement de la Terre.
Ce globe filant, soudainement apparu dans l'ombre à une distance de cent lieues au moins, devait, suivant l'estime de Barbicane, mesurer un diamètre de deux mille mètres. Il s'avançait avec une vitesse de deux kilomètres à la seconde environ, soit trente lieues par minute. Il coupait la route du projectile et devait l'atteindre en quelques minutes. En s'approchant, il grossissait dans une proportion énorme.
Que l'on s'imagine, si l'on peut, la situation des voyageurs. Il est impossible de la décrire. Malgré leur courage, leur sang-froid, leur insouciance devant le danger, ils étaient muets, immobiles, les membres crispés, en proie à un effarement farouche. Leur projectile, dont ils ne pouvaient dévier la marche, courait droit sur cette masse ignée, plus intense que la gueule ouverte d'un four à réverbère. Il semblait se précipiter vers un abîme de feu.
Barbicane avait saisi la main de ses deux compagnons, et tous trois regardaient à travers leurs paupières à demi fermées cet astéroïde chauffé à blanc. Si la pensée n'était pas détruite en eux, si leur cerveau fonctionnait encore au milieu de son épouvante, ils devaient se croire perdus!
Deux minutes après la brusque apparition du bolide, deux siècles d'angoisses! le projectile semblait prêt à le heurter, quand le globe de feu éclata comme une bombe, mais sans faire aucun bruit au milieu de ce vide où le son, qui n'est qu'une agitation des couches d'air, ne pouvait se produire.
Nicholl avait poussé un cri. Ses compagnons et lui s'étaient précipités à la vitre des hublots. Quel spectacle! Quelle plume saurait le rendre, quelle palette serait assez riche en couleurs pour en reproduire la magnificence?
C'était comme l'épanouissement d'un cratère, comme l'éparpillement d'un immense incendie. Des milliers de fragments lumineux allumaient et rayaient l'espace de leurs feux. Toutes les grosseurs, toutes les couleurs, toutes s'y mêlaient. C'étaient des irradiations jaunes jaunâtres, rouges, vertes, grises, une couronne d'artifices multicolores. Du globe énorme et redoutable, il ne restait plus rien que ces morceaux emportés dans toutes les directions, devenus astéroïdes à leur tour, ceux-ci flamboyants comme une épée, ceux-là entourés d'un nuage blanchâtre, d'autres laissant après eux des traînées éclatantes de poussière cosmique.
Ces blocs incandescents s'entre-croisaient, s'entre-choquaient, s'éparpillaient en fragments plus petits, dont quelques-uns heurtèrent le projectile. Sa vitre de gauche fut même fendue par un choc violent. Il semblait flotter au milieu d'une grêle d'obus dont le moindre pouvait l'anéantir en un instant.
La lumière qui saturait l'éther se développait avec une incomparable intensité, car ces astéroïdes la dispersaient en tous sens. A un certain moment, elle fut tellement vive, que Michel, entraînant ver sa vitre Barbicane et Nicholl, s'écria:
«L'invisible Lune, visible enfin!»
Et tous trois, à travers un effluve lumineux de quelques secondes, entrevirent ce disque mystérieux que l'œil de l'homme apercevait pour la première fois.
Que distinguèrent-ils à cette distance qu'ils ne pouvaient évaluer? Quelques bandes allongées sur le disque, de véritables nuages formés dans un milieu atmosphérique très-restreint, duquel émergeaient non-seulement toutes les montagnes, mais aussi les reliefs de médiocre importance, ces cirques, ces cratères béants capricieusement disposés, tels qu'ils existent à la surface visible. Puis des espaces immenses, non plus des plaines arides, mais des mers véritables, des océans largement distribués, qui réfléchissaient sur leur miroir liquide toute cette magie éblouissante des feux de l'espace. Enfin, à la surface des continents, de vastes masses sombres, telles qu'apparaîtraient des forêts immenses sous la rapide illumination d'un éclair...
Était-ce une illusion, une erreur des yeux, une tromperie de l'optique? Pouvaient-ils donner une affirmation scientifique à cette observation si superficiellement obtenue? Oseraient-ils se prononcer sur la question de son habitabilité, après un si faible aperçu du disque invisible?
Cependant les fulgurations de l'espace s'affaiblirent peu à peu; son éclat accidentel s'amoindrit; les astéroïdes s'enfuirent par des trajectoires diverses et s'éteignirent dans l'éloignement. L'éther reprit enfin son habituelle ténébrosité; les étoiles, un moment éclipsées, étincelèrent au firmament, et le disque, à peine entrevu, se perdit de nouveau dans l'impénétrable nuit.
CHAPITRE XVI
L'HÉMISPHÈRE MÉRIDIONAL
Le projectile venait d'échapper à un danger terrible, danger bien imprévu. Qui eût imaginé une telle rencontre de bolides? Ces corps errants pouvaient susciter aux voyageurs de sérieux périls. C'étaient pour eux autant d'écueils semés sur cette mer éthérée, que, moins heureux que les navigateurs, ils ne pouvaient fuir. Mais se plaignaient-ils, ces aventuriers de l'espace? Non, puisque la nature leur avait donné ce splendide spectacle d'un météore cosmique éclatant par une expansion formidable, puisque cet incomparable feu d'artifice, qu'aucun Ruggieri ne saurait imiter, avait éclairé pendant quelques secondes le nimbe invisible de la Lune. Dans cette rapide éclaircie, des continents, des mers, des forêts leur étaient apparus. L'atmosphère apportait donc à cette face inconnue ses molécules vivifiantes? Questions encore insolubles, éternellement posées devant la curiosité humaine!
Il était alors trois heures et demie du soir. Le boulet suivait sa direction curviligne autour de la Lune. Sa trajectoire avait-elle été encore une fois modifiée par le météore? On pouvait le craindre. Le projectile devait, cependant, décrire une courbe imperturbablement déterminée par les lois de la mécanique rationnelle. Barbicane inclinait à croire que cette courbe serait plutôt une parabole qu'une hyperbole. Cependant, cette parabole admise, le boulet aurait dû sortir assez rapidement du cône d'ombre projeté dans l'espace à l'opposé du Soleil. Ce cône, en effet, est fort étroit, tant le diamètre angulaire de la Lune est petit, si on le compare au diamètre de l'astre du jour. Or, jusqu'ici, le projectile flottait dans cette ombre profonde. Quelle qu'eût été sa vitesse,—et elle n'avait pu être médiocre,—sa période d'occultation continuait. Cela était un fait évident, mais peut-être cela n'aurait-il pas dû être dans le cas supposé d'une trajectoire rigoureusement parabolique. Nouveau problème qui tourmentait le cerveau de Barbicane, véritablement emprisonné dans un cercle d'inconnues qu'il ne pouvait dégager.
Aucun des voyageurs ne pensait à prendre un instant de repos. Chacun guettait quelque fait inattendu qui eût jeté une lueur nouvelle sur les études uranographiques. Vers cinq heures, Michel Ardan distribua, sous le nom de dîner, quelques morceaux de pain et de viande froide, qui furent rapidement absorbés, sans que personne eût abandonné son hublot, dont la vitre s'encroûtait incessamment sous la condensation des vapeurs.
Vers cinq heures quarante-cinq minutes du soir, Nicholl, armé de sa lunette, signala vers le bord méridional de la Lune et dans la direction suivie par le projectile quelques points éclatants qui se découpaient sur le sombre écran du ciel. On eût dit une succession de pitons aigus, se profilant comme une ligne tremblée. Ils s'éclairaient assez vivement. Tel apparaît le linéament terminal de la Lune, lorsqu'elle se présente dans l'un de ses octants.
On ne pouvait s'y tromper. Il ne s'agissait plus d'un simple météore, dont cette arête lumineuse n'avait ni la couleur ni la mobilité. Pas davantage, d'un volcan en éruption. Aussi Barbicane n'hésita-t-il pas à se prononcer.
«Le Soleil! s'écria-t-il.
—Quoi! le Soleil! répondirent Nicholl et Michel Ardan.
—Oui, mes amis, c'est l'astre radieux lui-même qui éclaire le sommet de ces montagnes situées sur le bord méridional de la Lune. Nous approchons évidemment du pôle sud!
—Après avoir passé par le pôle nord, répondit Michel. Nous avons donc fait le tour de notre satellite!
—Oui, mon brave Michel.
—Alors, plus d'hyperboles, plus de paraboles, plus de courbes ouvertes à craindre!
—Non, mais une courbe fermée.
—Qui s'appelle?
—Une ellipse. Au lieu d'aller se perdre dans les espaces interplanétaires, il est probable que le projectile va décrire un orbe elliptique autour de la Lune.
—En vérité!
—Et qu'il en deviendra le satellite.
—Lune de Lune! s'écria Michel Ardan.
—Seulement, je te ferai observer, mon digne ami, répliqua Barbicane, que nous n'en serons pas moins perdus pour cela!
—Oui, mais d'une autre manière, et bien autrement plaisante!» répondit l'insouciant Français avec son plus aimable sourire.
Le président Barbicane avait raison. En décrivant cet orbe elliptique, le projectile allait sans doute graviter éternellement autour de la Lune, comme un sous-satellite. C'était un nouvel astre ajouté au monde solaire, un microcosme peuplé de trois habitants—que le défaut d'air tuerait avant peu. Barbicane ne pouvait donc se réjouir de cette situation définitive, imposée au boulet par la double influence des forces centripète et centrifuge. Ses compagnons et lui allaient revoir la face éclairée du disque lunaire. Peut-être même leur existence se prolongerait-elle assez pour qu'ils aperçussent une dernière fois la Pleine-Terre superbement éclairée par les rayons du Soleil! Peut-être pourraient-ils jeter un dernier adieu à ce globe qu'ils ne devaient plus revoir! Puis, leur projectile ne serait plus qu'une masse éteinte, morte, semblable à ces inertes astéroïdes qui circulent dans l'éther. Une seule consolation pour eux, c'était de quitter enfin ces insondables ténèbres, c'était de revenir à la lumière, c'était de rentrer dans les zones baignées par l'irradiation solaire!
Cependant les montagnes, reconnues par Barbicane, se dégageaient de plus en plus de la masse sombre. C'étaient les monts Dœrfel et Leibnitz qui hérissent au sud la région circompolaire de la Lune.
Toutes les montagnes de l'hémisphère visible ont été mesurées avec une parfaite exactitude. On s'étonnera peut-être de cette perfection, et cependant, ces méthodes hypsométriques sont rigoureuses. On peut même affirmer que l'altitude des montagnes de la Lune n'est pas moins exactement déterminée que celle des montagnes de la Terre.
La méthode le plus généralement employée est celle qui mesure l'ombre portée par les montagnes, en tenant compte de la hauteur du Soleil au moment de l'observation. Cette mesure s'obtient facilement au moyen d'une lunette pourvue d'un réticule à deux fils parallèles, étant admis que le diamètre réel du disque lunaire est exactement connu. Cette méthode permet également de calculer la profondeur des cratères et des cavités de la Lune. Galilée en fit usage, et depuis, MM. Beer et Moedler l'ont employée avec le plus grand succès.
Une autre méthode, dite des rayons tangents, peut être aussi appliquée à la mesure des reliefs lunaires. On l'applique au moment où les montagnes forment des points lumineux détachés de la ligne de séparation d'ombre et de lumière, qui brillent sur la partie obscure du disque. Ces points lumineux sont produits par les rayons solaires supérieurs à ceux qui déterminent la limite de la phase. Donc, la mesure de l'intervalle obscur que laissent entre eux le point lumineux et la partie lumineuse de la phase la plus rapprochée donnent exactement la hauteur de ce point. Mais, on le comprend, ce procédé ne peut être appliqué qu'aux montagnes qui avoisinent la ligne de séparation d'ombre et de lumière.
Une troisième méthode consisterait à mesurer le profil des montagnes lunaires qui se dessinent sur le fond, au moyen du micromètre; mais elle n'est applicable qu'aux hauteurs rapprochées du bord de l'astre.
Dans tous les cas, on remarquera que cette mesure des ombres, des intervalles ou des profils, ne peut être exécutée que lorsque les rayons solaires frappent obliquement la Lune par rapport à l'observateur. Quand ils la frappent directement, en un mot, lorsqu'elle est pleine, toute ombre est impérieusement chassée de son disque, et l'observation n'est plus possible.
Galilée, le premier, après avoir reconnu l'existence des montagnes lunaires, employa la méthode des ombres portées pour calculer leurs hauteurs. Il leur attribua, ainsi qu'il a été dit déjà, une moyenne de quatre mille cinq cents toises. Hevelius rabaissa singulièrement ces chiffres, que Riccioli doubla au contraire. Ces mesures étaient exagérées de part et d'autre. Herschell, armé d'instruments perfectionnés, se rapprocha davantage de la vérité hypsométrique. Mais il faut la chercher, finalement, dans les rapports des observateurs modernes.
MM. Beer et Moedler, les plus parfaits sélénographes du monde entier, ont mesuré mille quatre-vingt-quinze montagnes lunaires. De leurs calculs il résulte que six de ces montagnes s'élèvent au-dessus de cinq mille huit cents mètres, et vingt-deux au-dessus de quatre mille huit cents. Le plus haut sommet de la Lune mesure sept mille six cent trois mètres; il est donc inférieur à ceux de la Terre, dont quelques-uns le dépassent de cinq à six cents toises. Mais une remarque doit être faite. Si on les compare aux volumes respectifs des deux astres, les montagnes lunaires sont relativement plus élevées que les montagnes terrestres. Les premières forment la quatre cent soixante-dixième partie du diamètre de la Lune, et les secondes, seulement la quatorze cent quarantième partie du diamètre de la Terre. Pour qu'une montagne terrestre atteignît les proportions relatives d'une montagne lunaire, il faudrait que son altitude perpendiculaire mesurât six lieues et demie. Or, la plus élevée n'a pas neuf kilomètres.
Ainsi donc, pour procéder par comparaison, la chaîne de l'Himalaya compte trois pics supérieurs aux pics lunaires: le mont Everest, haut de huit mille huit cent trente-sept mètres, le Kunchinjuga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-huit mètres, et le Dwalagiri, haut de huit mille cent quatre-vingt-sept mètres. Les monts Dœrfel et Leibnitz de la Lune ont une altitude égale à celle du Jewahir de la même chaîne, soit sept mille six cent trois mètres. Newton, Casatus, Curtius, Short, Tycho, Clavius, Blancanus, Endymion, les sommets principaux du Caucase et des Apennins, sont supérieurs au Mont-Blanc, qui mesure quatre mille huit cent dix mètres. Sont égaux: au Mont-Blanc, Moret, Théophyle, Catharnia; au Mont-Rose, soit quatre mille six cent trente-six mètres, Piccolomini, Werner, Harpalus; au mont Cervin, haut de quatre mille cinq cent vingt-deux mètres, Macrobe, Eratosthène, Albateque, Delambre; au Pic de Ténériffe, élevé de trois mille sept cent dix mètres, Bacon, Cysatus, Philolaus et les pics des Alpes; au Mont-Perdu des Pyrénées, soit trois mille trois cent cinquante et un mètres, Roemer et Boguslawski; à l'Etna, haut de trois mille deux cent trente-sept mètres, Hercule, Atlas, Furnerius.
Tels sont les points de comparaison qui permettent d'apprécier la hauteur des montagnes lunaires. Or, précisément, la trajectoire suivie par le projectile l'entraînait vers cette région montagneuse de l'hémisphère sud, là où s'élèvent les plus beaux échantillons de l'orographie lunaire.
CHAPITRE XVII
TYCHO
A six heures du soir, le projectile passait au pôle sud, à moins de soixante kilomètres. Distance égale à celle dont il s'était approché du pôle nord. La courbe elliptique se dessinait donc rigoureusement.
En ce moment, les voyageurs rentraient dans ce bienfaisant effluve des rayons solaires. Ils revoyaient ces étoiles qui se mouvaient avec lenteur de l'orient à l'occident. L'astre radieux fut salué d'un triple hurrah. Avec sa lumière, il envoyait sa chaleur qui transpira bientôt à travers les parois de métal. Les vitres reprirent leur transparence accoutumée. Leur couche de glace se fondit comme par enchantement. Aussitôt, par mesure d'économie, le gaz fut éteint. Seul, l'appareil à air dut en consommer sa quantité habituelle.
«Ah! fit Nicholl, c'est bon, ces rayons de chaleur! Avec quelle impatience, après une nuit si longue, les Sélénites doivent-ils attendre la réapparition de l'astre du jour!
—Oui, répondit Michel Ardan, humant pour ainsi dire cet éther éclatant, lumière et chaleur, toute la vie est là!»
En ce moment, le culot du projectile tendait à s'écarter légèrement de la surface lunaire, de manière à suivre un orbe elliptique assez allongé. De ce point, si la Terre eût été pleine, Barbicane et ses compagnons auraient pu la revoir. Mais, noyée dans l'irradiation du Soleil, elle demeurait absolument invisible. Un autre spectacle devait attirer leurs regards, celui que présentait cette région australe de la Lune, ramenée par les lunettes à un demi-quart de lieue. Ils ne quittaient plus les hublots et notaient tous les détails de ce continent bizarre.
Les monts Dœrfel et Leibnitz forment deux groupes séparés qui se développent à peu près au pôle sud. Le premier groupe s'étend depuis le pôle jusqu'au quatre-vingt-quatrième parallèle, sur la partie orientale de l'astre; le second, dessiné sur le bord oriental, va du soixante-cinquième degré de latitude au pôle.
Sur leur arête capricieusement contournée apparaissaient des nappes éblouissantes, telles que les a signalées le père Secchi. Avec plus de certitude que l'illustre astronome romain, Barbicane put reconnaître leur nature.
«Ce sont des neiges! s'écria-t-il.
—Des neiges? répéta Nicholl.
—Oui, Nicholl, des neiges dont la surface est glacée profondément. Voyez comme elle réfléchit les rayons lumineux. Des laves refroidies ne donneraient pas une réflexion aussi intense. Il y a donc de l'eau, il y a donc de l'air sur la Lune. Si peu que l'on voudra, mais le fait ne peut plus être contesté!»
Non, il ne pouvait l'être! Et si jamais Barbicane revoit la Terre, ses notes témoigneront de ce fait considérable dans les observations sélénographiques.
Ces monts Dœrfel et Leibnitz s'élevaient au milieu de plaines d'une étendue médiocre que bornait une succession indéfinie de cirques et de remparts annulaires. Ces deux chaînes sont les seules qui se rencontrent dans la région des cirques. Peu accidentées relativement, elles projettent çà et là quelques pics aigus dont la plus haute cime mesure sept mille six cent trois mètres.
Mais le projectile dominait tout cet ensemble et le relief disparaissait dans cet intense éblouissement du disque. Aux yeux des voyageurs reparaissait cet aspect archaïque des paysages lunaires, crus de tons, sans dégradation de couleurs, sans nuances d'ombres, brutalement blancs et noirs, puisque la lumière diffuse leur manque. Cependant la vue de ce monde désolé ne laissait pas de les captiver par son étrangeté même. Ils se promenaient au-dessus de cette chaotique région, comme s'ils eussent été entraînés au souffle d'un ouragan, voyant les sommets défiler sous leurs pieds, fouillant les cavités du regard, dévalant les rainures, gravissant les remparts, sondant ces trous mystérieux, nivelant toutes ces cassures. Mais nulle trace de végétation, nulle apparence de cités; rien que des stratifications, des coulées de laves, des épanchements polis comme des miroirs immenses qui reflétaient les rayons solaires avec un insoutenable éclat. Rien d'un monde vivant, tout d'un monde mort, où les avalanches, roulant du sommet des montagnes, s'abîmaient sans bruit au fond des abîmes. Elles avaient le mouvement, mais le fracas leur manquait encore.
Barbicane constata par des observations réitérées que les reliefs des bords du disque, bien qu'ils eussent été soumis à des forces différentes de celles de la région centrale, présentaient une conformation uniforme. Même agrégation circulaire, mêmes ressauts du sol. Cependant on pouvait penser que leurs dispositions ne devaient pas être analogues. Au centre, en effet, la croûte encore malléable de la Lune a été soumise à la double attraction de la Lune et de la Terre, agissant en sens inverse suivant un rayon prolongé de l'une à l'autre. Au contraire, sur les bords du disque, l'attraction lunaire a été pour ainsi dire perpendiculaire à l'attraction terrestre. Il semble que les reliefs du sol produits dans ces deux conditions auraient dû prendre une forme différente. Or, cela n'était pas. Donc, la Lune avait trouvé en elle seule le principe de sa formation et de sa constitution. Elle ne devait rien aux forces étrangères. Ce qui justifiait cette remarquable proposition d'Arago: «Aucune action extérieure à la Lune n'a contribué à la production de son relief.»
Quoi qu'il en soit et dans son état actuel, ce monde, c'était l'image de la mort, sans qu'il fût possible de dire que la vie l'eût jamais animé.
Michel Ardan crut pourtant reconnaître une agglomération de ruines qu'il signala à l'attention de Barbicane. C'était à peu près sur le quatre-vingtième parallèle et par trente degrés de longitude. Cet amoncellement de pierres, assez régulièrement disposées, figuraient une vaste forteresse, dominant une de ces longues rainures qui jadis servaient de lit aux fleuves des temps anté-historiques. Non loin s'élevait, à une hauteur de cinq mille six cent quarante-six mètres, la montagne annulaire de Short, égale au Caucase asiatique. Michel Ardan, avec son ardeur accoutumée, soutenait «l'évidence» de sa forteresse. Au-dessous, il apercevait les remparts démantelés d'une ville; ici, la voussure encore intacte d'un portique; là, deux ou trois colonnes couchées sous leur soubassement; plus loin, une succession de cintres qui avaient dû supporter les conduits d'un aqueduc; ailleurs, les piliers effondrés d'un gigantesque pont, engagé dans l'épaisseur de la rainure. Il distinguait tout cela, mais avec tant d'imagination dans le regard, à travers une si fantaisiste lunette, qu'il faut se défier de son observation. Et cependant, qui pourrait affirmer, qui oserait dire que l'aimable garçon n'a pas réellement vu ce que ses deux compagnons ne voulaient pas voir?
Les moments étaient trop précieux pour les sacrifier à une discussion oiseuse. La cité sélénite, prétendue ou non, avait déjà disparu dans l'éloignement. La distance du projectile au disque lunaire tendait à s'accroître, et les détails du sol commençaient à se perdre dans un mélange confus. Seuls les reliefs, les cirques, les cratères, les plaines, résistaient et découpaient nettement leurs lignes terminales.
En ce moment se dessinait vers la gauche l'un des plus beaux cirques de l'orographie lunaire, l'une des curiosités de ce continent. C'était Newton que Barbicane reconnut sans peine, en se reportant à la Mappa Selenographica.
Newton est exactement situé par 77° de latitude sud et 16° de longitude est. Il forme un cratère annulaire, dont les remparts, élevés de sept mille deux cent soixante-quatre mètres, semblaient être infranchissables.
Barbicane fit observer à ses compagnons que la hauteur de cette montagne au-dessus de la plaine environnante était loin d'égaler la profondeur de son cratère. Cet énorme trou échappait à toute mesure, et formait un sombre abîme dont les rayons solaires ne peuvent jamais atteindre le fond. Là, suivant la remarque de Humboldt, règne l'obscurité absolue que la lumière du soleil et de la Terre ne peuvent rompre. Les mythologistes en eussent fait, avec raison, la bouche de leur enfer.
«Newton, dit Barbicane, est le type le plus parfait de ces montagnes annulaires dont la Terre ne possède aucun échantillon. Elles prouvent que la formation de la Lune, par voie de refroidissement, est due à des causes violentes, car, pendant que, sous la poussée des feux intérieurs, les reliefs se projetaient à des hauteurs considérables, le fond se retirait et s'abaissait beaucoup au-dessous du niveau lunaire.
—Je ne dis pas non,» répondit Michel Ardan.
Quelques minutes après avoir dépassé Newton, le projectile dominait directement la montagne annulaire de Moret. Il longea d'assez loin les sommets de Blancanus, et, vers sept heures et demie du soir, il atteignait le cirque de Clavius.
Ce cirque, l'un des plus remarquables du disque, est situé par 58° de latitude sud, et 15° de longitude est. Sa hauteur est estimée à sept mille quatre-vingt-onze mètres. Les voyageurs, distants de quatre cents kilomètres, réduits à quatre par les lunettes, purent admirer l'ensemble de ce vaste cratère.
«Les volcans terrestres, dit Barbicane, ne sont que des taupinières, comparés aux volcans de la Lune. En mesurant les anciens cratères formés par les premières éruptions du Vésuve et de l'Etna, on leur trouve à peine six mille mètres de largeur. En France, le cirque du Cantal compte dix kilomètres; à Ceyland, le cirque de l'île, soixante-dix kilomètres, et il est considéré comme le plus vaste du globe. Que sont ces diamètres auprès de celui de Clavius que nous dominons en ce moment?
—Quelle est donc sa largeur? demanda Nicholl.
—Elle est de deux cent vingt-sept kilomètres, répondit Barbicane. Ce cirque, il est vrai, est le plus important de la Lune; mais bien d'autres mesurent deux cents, cent cinquante, cent kilomètres!
—Ah! mes amis, s'écria Michel, vous figurez-vous ce que devait être ce paisible astre de la nuit, quand ces cratères, s'emplissant de tonnerres, vomissaient tous à la fois des torrents de laves, des grêles de pierres, des nuages de fumée et des nappes de flammes! Quel spectacle prodigieux alors, et maintenant quelle déchéance! Cette Lune n'est plus que la maigre carcasse d'un feu d'artifice dont les pétards, les fusées, les serpenteaux, les soleils, après un éclat superbe, n'ont laissé que de tristes déchiquetures de carton. Qui pourrait dire la cause, la raison, la justification de ces cataclysmes?»
Barbicane n'écoutait pas Michel Ardan. Il contemplait ces remparts de Clavius formés de larges montagnes sur plusieurs lieues d'épaisseur. Au fond de l'immense cavité se creusait une centaine de petits cratères éteints qui trouaient le sol comme une écumoire, et que dominait un pic de cinq mille mètres.
Autour, la plaine avait un aspect désolé. Rien d'aride comme ces reliefs, rien de triste comme ces ruines de montagnes, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, comme ces morceaux de pics et de monts qui jonchaient le sol! Le satellite semblait avoir éclaté en cet endroit.
Le projectile s'avançait toujours, et ce chaos ne se modifiait pas. Les cirques, les cratères, les montagnes éboulées, se succédaient incessamment. Plus de plaines, plus de mers. Une Suisse, une Norwége interminables. Enfin, au centre de cette région crevassée, à son point culminant, la plus splendide montagne du disque lunaire, l'éblouissant Tycho, auquel la postérité conservera toujours le nom de l'illustre astronome du Danemark.
En observant la pleine Lune, dans un ciel sans nuages, il n'est personne qui n'ait remarqué ce point brillant de l'hémisphère sud. Michel Ardan, pour le qualifier, employa toutes les métaphores que put lui fournir son imagination. Pour lui, ce Tycho, c'était un ardent foyer de lumière, un centre d'irradiation, un cratère vomissant des rayons! C'était le moyeu d'une roue étincelante, une astérie qui enserrait le disque de ses tentacules d'argent, un œil immense rempli de flammes, un nimbe taillé pour la tête de Pluton! C'était comme une étoile lancée par la main du Créateur, qui se serait écrasée contre la face lunaire!
Tycho forme une telle concentration lumineuse, que les habitants de la Terre peuvent l'apercevoir sans lunette, quoiqu'ils en soient à une distance de cent mille lieues. Que l'on imagine alors quelle devait être son intensité aux yeux d'observateurs placés à cent cinquante lieues seulement! A travers ce pur éther, son étincellement était tellement insoutenable, que Barbicane et ses amis durent noircir l'oculaire de leurs lorgnettes à la fumée du gaz, afin de pouvoir en supporter l'éclat. Puis, muets, émettant à peine quelques interjections admiratives, ils regardèrent, ils contemplèrent. Tous leurs sentiments, toutes leurs impressions se concentrèrent dans leur regard, comme la vie, qui, sous une émotion violente, se concentre tout entière au cœur.
Tycho appartient au système des montagnes rayonnantes, comme Aristarque et Copernic. Mais de toutes la plus complète, la plus accentuée, elle témoigne irrécusablement de cette effroyable action volcanique à laquelle est due la formation de la Lune.
Tycho est situé par 43° de latitude méridionale, et par 12° de longitude est. Son centre est occupé par un cratère large de quatre-vingt-sept kilomètres. Il affecte une forme un peu elliptique, et se renferme dans une enceinte de remparts annulaires, qui, à l'est et à l'ouest, dominent la plaine extérieure d'une hauteur de cinq mille mètres. C'est une agrégation de Monts-Blancs, disposés autour d'un centre commun, et couronnés d'une chevelure rayonnante.
Ce qu'est cette montagne incomparable, l'ensemble des reliefs qui convergent vers elle, les extumescences intérieures de son cratère, jamais la photographie elle-même n'a pu les rendre. En effet, c'est en Pleine-Lune que Tycho se montre dans toute sa splendeur. Or, les ombres manquent alors, les raccourcis de la perspective ont disparu, et les épreuves viennent blanches. Circonstance fâcheuse, car cette étrange région eût été curieuse à reproduire avec l'exactitude photographique. Ce n'est qu'une agglomération de trous, de cratères, de cirques, un croisement vertigineux de crêtes; puis, à perte de vue, tout un réseau volcanique jeté sur ce sol pustuleux. On comprend alors que ces bouillonnements de l'éruption centrale aient gardé leur forme première. Cristallisés par le refroidissement, ils ont stéréotypé cet aspect que présenta jadis la Lune sous l'influence des forces plutoniennes.
La distance qui séparait les voyageurs des cimes annulaires de Tycho n'était pas tellement considérable qu'ils ne pussent en relever les principaux détails. Sur le remblai même qui forme la circonvallation de Tycho, les montagnes, s'accrochant sur les flancs des talus intérieurs et extérieurs, s'étageaient comme de gigantesques terrasses. Elles paraissaient plus élevées de trois à quatre cents pieds à l'ouest qu'à l'est. Aucun système de castramétation terrestre n'était comparable à cette fortification naturelle. Une ville, bâtie au fond de la cavité circulaire, eût été absolument inaccessible.
Inaccessible et merveilleusement étendue sur ce sol accidenté de ressauts pittoresques! La nature, en effet, n'avait pas laissé plat et vide le fond de ce cratère. Il possédait son orographie spéciale, un système montagneux qui en faisait comme un monde à part. Les voyageurs distinguèrent nettement des cônes, des collines centrales, de remarquables mouvements de terrain, naturellement disposés pour recevoir les chefs-d'œuvre de l'architecture sélénite. Là se dessinait la place d'un temple, ici l'emplacement d'un forum, en cet endroit, les soubassements d'un palais, en cet autre, le plateau d'une citadelle. Le tout dominé par une montagne centrale de quinze cents pieds. Vaste circuit, où la Rome antique eût tenu dix fois tout entière!
«Ah! s'écria Michel Ardan, enthousiasmé à cette vue, quelle ville grandiose on construirait dans cet anneau de montagnes! Cité tranquille, refuge paisible, placé en dehors de toutes les misères humaines! Comme ils vivraient là, calmes et isolés, tous ces misanthropes, tous ces haïsseurs de l'humanité, tous ceux qui ont le dégoût de va vie sociale!
—Tous! Ce serait trop petit pour eux!» répondit simplement Barbicane.
CHAPITRE XVIII
QUESTIONS GRAVES
Cependant, le projectile avait dépassé l'enceinte de Tycho. Barbicane et ses deux amis observèrent alors avec la plus scrupuleuse attention ces raies brillantes que la célèbre montagne disperse si curieusement à tous les horizons.
Qu'était cette rayonnante auréole? Quel phénomène géologique avait dessiné cette chevelure ardente? Cette question préoccupait à bon droit Barbicane.
Sous ses yeux, en effet, s'allongeaient dans toutes les directions des sillons lumineux à bords relevés et à milieu concave, les uns larges de vingt kilomètres, les autres larges de cinquante. Ces éclatantes traînées couraient en de certains endroits jusqu'à trois cents lieues de Tycho, et semblaient couvrir, surtout vers l'est, le nord-est et le nord, la moitié de l'hémisphère méridional. L'un de ses jets s'étendait jusqu'au cirque de Néandre, situé sur le quarantième méridien. Un autre allait, en s'arrondissant, sillonner la Mer du Nectar, et se briser contre la chaîne des Pyrénées, après un parcours de quatre cents lieues. D'autres, vers l'ouest, couvraient d'un réseau lumineux la Mer des Nuées et la Mer des Humeurs.
Quelle était l'origine de ces rayons étincelants qui apparaissaient sur les plaines comme sur les reliefs, à quelque hauteur qu'ils fussent? Tous partaient d'un centre commun, le cratère de Tycho. Ils émanaient de lui. Herschell attribue leur brillant aspect à d'anciens courants de lave figés par le froid, opinion qui n'a pas été adoptée. D'autres astronomes ont vu dans ces inexplicables raies des sortes de moraines, des rangées de blocs erratiques, qui auraient été projetés à l'époque de la formation de Tycho.
«Et pourquoi pas? demanda Nicholl à Barbicane, qui relatait ces diverses opinions en les repoussant.
—Parce que la régularité de ces lignes lumineuses, et la violence nécessaire pour porter à de telles distances les matières volcaniques, sont inexplicables.
—Eh parbleu! répondit Michel Ardan, il me paraît facile d'expliquer l'origine de ces rayons.
—Vraiment? fit Barbicane.
—Vraiment, reprit Michel. Il suffit de dire que c'est un vaste étoilement, semblable à celui que produit le choc d'une balle ou d'une pierre sur un carreau de vitre!
—Bon! répliqua Barbicane en souriant. Et quelle main eût été assez puissante pour lancer la pierre qui a fait un pareil choc?
—La main n'est pas nécessaire, répondit Michel, qui ne se démontait pas, et, quant à la pierre, admettons que ce soit une comète.
—Ah! les comètes! s'écria Barbicane, en abuse-t-on! Mon brave Michel, ton explication n'est pas mauvaise, mais ta comète est inutile. Le choc qui a produit cette cassure peut être venu de l'intérieur de l'astre. Une contraction violente de la croûte lunaire, sous le retrait du refroidissement, a pu suffire à imprimer ce gigantesque étoilement.
—Va pour une contraction, quelque chose comme une colique lunaire, répondit Michel Ardan.
—D'ailleurs, ajouta Barbicane, cette opinion est celle d'un savant anglais, Nasmyth, et elle me semble expliquer suffisamment le rayonnement de ces montagnes.
—Ce Nasmyth n'est point un sot!» répondit Michel.
Longtemps les voyageurs, qu'un tel spectacle ne pouvait blaser, admirèrent les splendeurs de Tycho. Leur projectile, imprégné d'effluves lumineux, dans cette double irradiation du Soleil et de la Lune, devait apparaître comme un globe incandescent. Ils étaient donc subitement passés d'un froid considérable à une chaleur intense. La nature les préparait ainsi à devenir Sélénites.
Devenir Sélénites! Cette idée, ramena encore une fois la question d'habitabilité de la Lune. Après ce qu'ils avaient vu, les voyageurs pouvaient-ils la résoudre? Pouvaient-ils conclure pour ou contre? Michel Ardan provoqua ses deux amis à formuler leur opinion, et leur demanda carrément s'ils pensaient que l'animalité et l'humanité fussent représentées dans le monde lunaire.
«Je crois que nous pouvons répondre, dit Barbicane; mais, suivant moi, la question ne doit pas se présenter sous cette forme. Je demande à la poser autrement.
—A toi la pose, répondit Michel.
—Voici, reprit Barbicane. Le problème est double et exige une double solution. La Lune est-elle habitable? La Lune a-t-elle été habitée?
—Bien, répondit Nicholl. Cherchons d'abord si la Lune est habitable.
—A vrai dire, je n'en sais rien, répliqua Michel.
—Et moi, je réponds négativement, reprit Barbicane. Dans l'état où elle est actuellement, avec cette enveloppe atmosphérique certainement très-réduite, ses mers pour la plupart desséchées, ses eaux insuffisantes, sa végétation restreinte, ses brusques alternatives de chaud et de froid, ses nuits et ses jours de trois cent cinquante-quatre heures, la Lune ne me paraît pas habitable, et elle ne me semble pas propice au développement du règne animal, ni suffisante aux besoins de l'existence, telle que nous la comprenons.
—D'accord, répondit Nicholl. Mais la Lune n'est-elle pas habitable pour des êtres organisés autrement que nous?
—A cette question, répliqua Barbicane, il est plus difficile de répondre. J'essayerai cependant, mais je demanderai à Nicholl si le mouvement lui paraît être le résultat nécessaire de la vie, quelle que soit son organisation?
—Sans nul doute; répondit Nicholl.
—Eh bien, mon digne compagnon, je vous répondrai que nous avons observé les continents lunaires à une distance de cinq cents mètres au plus, et que rien ne nous a paru se mouvoir à la surface de la Lune. La présence d'une humanité quelconque se fût trahie par des appropriations, par des constructions diverses, par des ruines même. Or, qu'avons-nous vu? Partout et toujours le travail géologique de la nature, jamais le travail de l'homme. Si donc des représentants du règne animal existent sur la Lune, ils seraient donc enfouis dans ces insondables cavités que le regard ne peut atteindre. Ce que je ne puis admettre, car ils auraient laissé des traces de leur passage sur ces plaines que doit recouvrir la couche atmosphérique, si peu élevée qu'elle soit. Or, ces traces ne sont visibles nulle part. Reste donc la seule hypothèse d'une race d'être vivants auxquels le mouvement, qui est la vie, serait étranger!
—Autant dire des créatures vivantes qui ne vivraient pas, répliqua Michel.
—Précisément, répondit Barbicane, ce qui pour nous n'a aucun sens.
—Alors, nous pouvons formuler notre opinion, dit Michel.
—Oui, répondit Nicholl.
—Eh bien, reprit Michel Ardan, la Commission scientifique, réunie dans le projectile du Gun-Club, après avoir appuyé son argumentation sur les faits nouvellement observés, décide à l'unanimité des voix sur la question de l'habitabilité actuelle de la Lune: Non, la Lune n'est pas habitable.»
Cette décision fut consignée par le président Barbicane sur son carnet de notes où figure le procès-verbal de la séance du 6 décembre.
«Maintenant, dit Nicholl, attaquons la seconde question, complément indispensable de la première. Je demanderai donc à l'honorable Commission: Si la Lune n'est pas habitable, a-t-elle été habitée?
—Le citoyen Barbicane a la parole, dit Michel Ardan.
—Mes amis, répondit Barbicane, je n'ai pas attendu ce voyage pour me faire une opinion sur cette habitabilité passée de notre satellite. J'ajouterai que nos observations personnelles ne peuvent que me confirmer dans cette opinion. Je crois, j'affirme même que la Lune a été habitée par une race humaine organisée comme la nôtre, qu'elle a produit des animaux conformés anatomiquement comme les animaux terrestres, mais j'ajoute que ces races humaines ou animales ont fait leur temps, et qu'elles sont à jamais éteintes!
—Alors, demanda Michel, la Lune serait donc un monde plus vieux que la Terre?
—Non, répondit Barbicane avec conviction, mais un monde qui a vieilli plus vite, et dont la formation et la déformation ont été plus rapides. Relativement, les forces organisatrices de la matière ont été beaucoup plus violentes à l'intérieur de la Lune qu'à l'intérieur du globe terrestre. L'état actuel de ce disque crevassé, tourmenté, boursouflé, le prouve surabondamment. La Lune et la Terre n'ont été que des masses gazeuses à leur origine. Ces gaz sont passés à l'état liquide sous diverses influences, et la masse solide s'est formée plus tard. Mais très-certainement, notre sphéroïde était gazeux ou liquide encore, que la Lune, déjà solidifiée par le refroidissement, devenait habitable.
—Je le crois, dit Nicholl.
—Alors, reprit Barbicane, une atmosphère l'entourait. Les eaux, contenues par cette enveloppe gazeuse, ne pouvaient s'évaporer. Sous l'influence de l'air, de l'eau, de la lumière, de la chaleur solaire, de la chaleur centrale, la végétation s'emparait des continents préparés à la recevoir, et certainement la vie se manifesta vers cette époque, car la nature ne se dépense pas en inutilités, et un monde si merveilleusement habitable a dû être nécessairement habité.
—Cependant, répondit Nicholl, bien des phénomènes inhérents aux mouvements de notre satellite devaient gêner l'expansion des règnes végétal et animal. Ces jours et ces nuits de trois cent cinquante-quatre heures, par exemple?
—Aux pôles terrestres, dit Michel, ils durent six mois!
—Argument de peu de valeur, puisque les pôles ne sont pas habités.
—Remarquons, mes amis, reprit Barbicane, que si, dans l'état actuel de la Lune, ces longues nuits et ces longs jours créent des différences de température insupportables pour l'organisme, il n'en était pas ainsi à cette époque des temps historiques. L'atmosphère enveloppait le disque d'un manteau fluide. Les vapeurs s'y disposaient sous forme de nuages. Cet écran naturel tempérait l'ardeur des rayons solaires et contenait le rayonnement nocturne. La lumière comme la chaleur pouvaient se diffuser dans l'air. De là, un équilibre entre ces influences qui n'existe plus, maintenant que cette atmosphère a presque entièrement disparu. D'ailleurs, je vais bien vous étonner....
—Étonne-nous, dit Michel Ardan.
—Mais je crois volontiers qu'à cette époque où la Lune était habitée, les nuits et les jours ne duraient pas trois cent cinquante-quatre heures!
—Et pourquoi? demanda vivement Nicholl.
—Parce que, très-probablement alors, le mouvement de rotation de la Lune sur son axe n'était pas égal à son mouvement de révolution, égalité qui présente chaque point du disque pendant quinze jours à l'action des rayons solaires.
—D'accord, répondit Nicholl, mais pourquoi ces deux mouvements n'auraient-ils pas été égaux, puisqu'ils le sont actuellement?
—Parce que cette égalité n'a été déterminée que par l'attraction terrestre. Or, qui nous dit que cette attraction ait eu assez de puissance pour modifier les mouvements de la Lune, à l'époque où la Terre n'était encore que fluide?
—Au fait, répliqua Nicholl, et qui nous dit que la Lune ait toujours été satellite de la Terre?
—Et qui nous dit, s'écria Michel Ardan, que la Lune n'ait pas existé bien avant la Terre?»
Les imaginations s'emportaient dans le champ infini des hypothèses. Barbicane voulut les refréner.
«Ce sont là, dit-il, de trop hautes spéculations, des problèmes véritablement insolubles. Ne nous y engageons pas. Admettons seulement l'insuffisance de l'attraction primordiale, et alors, par l'inégalité des deux mouvements de rotation et de révolution, les jours et les nuits ont pu se succéder sur la Lune comme ils se succèdent sur la Terre. D'ailleurs, même sans ces conditions, la vie était possible.
—Ainsi donc, demanda Michel Ardan, l'humanité aurait disparu de la Lune?
—Oui, répondit Barbicane, après avoir sans doute persisté pendant des milliers de siècles. Puis peu à peu, l'atmosphère se raréfiant, le disque sera devenu inhabitable, comme le globe terrestre le deviendra un jour, par le refroidissement.
—Par le refroidissement?
—Sans doute répondit Barbicane. A mesure que les feux intérieurs se sont éteints, que la matière incandescente s'est concentrée, l'écorce lunaire s'est refroidie. Peu à peu les conséquences de ce phénomène se sont produites: disparition des êtres organisés, disparition de la végétation. Bientôt l'atmosphère s'est raréfiée, très-probablement soutirée par l'attraction terrestre; disparition de l'air respirable, disparition de l'eau par voie d'évaporation. A cette époque la Lune, devenue inhabitable, n'était plus habitée. C'était un monde mort, tel qu'il nous apparaît aujourd'hui.
—Et tu dis que pareil sort est réservé à la Terre?
—Très-probablement.
—Mais quand?
—Quand le refroidissement de son écorce l'aura rendue inhabitable.
—Et a-t-on calculé le temps que notre malheureux sphéroïde mettrait à se refroidir?
—Sans doute.
—Et tu connais ces calculs?
—Parfaitement.
—Mais parle donc, savant maussade, s'écria Michel Ardan, car tu me fais bouillir d'impatience!
—Eh bien, mon brave Michel, répondit tranquillement Barbicane, on sait quelle diminution de température la Terre subit dans le laps d'un siècle. Or, d'après certains calculs, cette température moyenne sera ramenée à zéro après une période de quatre cent mille ans!
—Quatre cent mille ans! s'écria Michel. Ah! je respire! Vraiment, j'étais effrayé! A t'entendre, je m'imaginais que nous n'avions plus que cinquante mille années à vivre!»
Barbicane et Nicholl ne purent s'empêcher de rire des inquiétudes de leur compagnon. Puis Nicholl, qui voulait conclure, posa de nouveau la seconde question qui venait d'être traitée.
«La Lune a-t-elle été habitée?» demanda-t-il.
La réponse fut affirmative, à l'unanimité.
Mais pendant cette discussion, féconde en théories un peu hasardées, bien qu'elle résumât les idées générales acquises à la science sur ce point, le projectile avait couru rapidement vers l'Équateur lunaire, tout en s'éloignant régulièrement du disque. Il avait dépassé le cirque de Willem, et le quarantième parallèle à une distance de huit cents kilomètres. Puis, laissant à droite Pitatus sur le trentième degré, il prolongeait le sud de cette Mer des Nuées, dont il avait déjà approché le nord. Divers cirques apparurent confusément dans l'éclatante blancheur de la Pleine-Lune: Bouillaud, Purbach, de forme presque carrée avec un cratère central, puis Arzachel, dont la montagne intérieure brille d'un éclat indéfinissable.
Enfin, le projectile s'éloignant toujours, les linéaments s'effacèrent aux yeux des voyageurs, les montagnes se confondirent dans l'éloignement, et de tout cet ensemble merveilleux, bizarre, étrange, du satellite de la Terre, il ne leur resta bientôt plus que l'impérissable souvenir.
CHAPITRE XIX
LUTTE CONTRE L'IMPOSSIBLE
Pendant un temps assez long, Barbicane et ses compagnons, muets et pensifs, regardèrent ce monde, qu'ils n'avaient vu que de loin, comme Moïse la terre de Chanaan, et dont ils s'éloignaient sans retour. La position du projectile, relativement à la Lune, s'était modifiée, et, maintenant, son culot était tourné vers la Terre.
Ce changement, constaté par Barbicane, ne laissa pas de le surprendre. Si le boulet devait graviter autour du satellite suivant un orbe elliptique, pourquoi ne lui présentait-il pas sa partie la plus lourde, comme fait la Lune vis-à-vis de la Terre? Il y avait là un point obscur.
En observant la marche du projectile, on pouvait reconnaître qu'il suivait, en s'écartant de la Lune, une courbe analogue à celle qu'il avait tracée en s'en rapprochant. Il décrivait donc une ellipse très-allongée, qui s'étendrait probablement jusqu'au point d'égale attraction, là où se neutralisent les influences de la Terre et de son satellite.
Telle fut la conclusion que Barbicane tira justement des faits observés, conviction que ses deux amis partagèrent avec lui.
Aussitôt les questions de pleuvoir.
«Et rendus à ce point mort, que deviendrons-nous? demanda Michel Ardan.
—C'est l'inconnu! répondit Barbicane.
—Mais on peut faire des hypothèses, je suppose?
—Deux, répondit Barbicane. Ou la vitesse du projectile sera insuffisante, et alors il restera éternellement immobile sur cette ligne de double attraction...
—J'aime mieux l'autre hypothèse, quelle qu'elle soit, répliqua Michel.
—Ou sa vitesse sera suffisante, reprit Barbicane, et il reprendra sa route elliptique pour graviter éternellement autour de l'astre des nuits.
—Révolution peu consolante, dit Michel. Passer à l'état d'humbles serviteurs d'une Lune que nous sommes habitués à considérer comme une servante! Et voilà l'avenir qui nous attend.»
Ni Barbicane, ni Nicholl ne répondirent.
«Vous vous taisez? reprit l'impatient Michel.
—Il n'y a rien à répondre, dit Nicholl.
—N'y a-t-il donc rien à tenter?
—Non, répondit Barbicane. Prétendrais-tu lutter contre l'impossible?
—Pourquoi pas? Un Français et deux Américains reculeraient-ils devant un pareil mot?
—Mais que veux-tu faire?
—Maîtriser ce mouvement qui nous emporte!
—Le maîtriser?
—Oui, reprit Michel en s'animant, l'enrayer ou le modifier, l'employer enfin à l'accomplissement de nos projets.
—Et comment?
—C'est vous que cela regarde! Si des artilleurs ne sont maîtres de leurs boulets, ce ne sont plus des artilleurs. Si le projectile commande au canonnier, il faut fourrer à sa place le canonnier dans le canon! De beaux savants ma foi! Les voilà qui ne savent plus que devenir, après m'avoir induit...
—Induit! s'écrièrent Barbicane et Nicholl. Induit! Qu'entends-tu par là?
—Pas de récriminations! dit Michel. Je ne me plains pas! La promenade me plaît! Le boulet me va! Mais faisons tout ce qu'il est humainement possible de faire pour retomber quelque part, si ce n'est sur la Lune.
—Nous ne demandons pas autre chose, mon brave Michel, répondit Barbicane, mais les moyens nous manquent.
—Nous ne pouvons pas modifier le mouvement du projectile?
—Non.
—Ni diminuer sa vitesse?
—Non.
—Pas même en l'allégeant comme on allège un navire trop chargé!
—Que veux-tu jeter! répondit Nicholl. Nous n'avons pas de lest à bord. Et d'ailleurs, il me semble que le projectile allégé marcherait plus vite.
—Moins vite, dit Michel.
—Plus vite, répliqua Nicholl.
—Ni plus ni moins vite, répondit Barbicane pour mettre ses deux amis d'accord, car nous flottons dans le vide, où il ne faut plus tenir compte de la pesanteur spécifique.
—Eh bien, s'écria Michel Ardan d'un ton déterminé, il n'y a plus qu'une chose à faire.
—Laquelle? demanda Nicholl.
—Déjeuner!» répondit imperturbablement l'audacieux Français, qui apportait toujours cette solution dans les plus difficiles conjonctures.
En effet, si cette opération ne devait avoir aucune influence sur la direction du projectile, on pouvait la tenter sans inconvénient, et même avec succès au point de vue de l'estomac. Décidément, ce Michel n'avait que de bonnes idées.
On déjeuna donc à deux heures du matin; mais l'heure importait peu. Michel servit son menu habituel, couronné par une aimable bouteille tirée de sa cave secrète. Si les idées ne leur montaient pas au cerveau, il fallait désespérer du chambertin de 1863.
Ce repas terminé, les observations recommencèrent.
Autour du projectile se maintenaient à une distance invariable les objets qui avaient été jetés au dehors. Évidemment, le boulet, dans son mouvement de translation autour de la Lune, n'avait traversé aucune atmosphère, car le poids spécifique de ces divers objets eût modifié leur marche relative.
Du côté du sphéroïde terrestre, rien à voir. La Terre ne comptait qu'un jour, ayant été nouvelle la veille à minuit, et deux jours devaient s'écouler encore avant que son croissant, dégagé des rayons solaires, vint servir d'horloge aux Sélénites, puisque dans son mouvement de rotation, chacun de ses points repasse toujours vingt-quatre heures après au même méridien de la Lune.
Du côté de la Lune, le spectacle était différent. L'astre brillait dans toute sa splendeur, au milieu d'innombrables constellations dont ses rayons ne pouvaient troubler la pureté. Sur le disque, les plaines reprenaient déjà cette teinte sombre qui se voit de la Terre. Le reste du nimbe demeurait étincelant, et au milieu de cet étincellement général, Tycho se détachait encore comme un Soleil.
Barbicane ne pouvait en aucune façon apprécier la vitesse du projectile, mais le raisonnement lui démontrait que cette vitesse devait uniformément diminuer, conformément aux lois de la mécanique rationnelle.
En effet, étant admis que le boulet allait décrire une orbite autour de la Lune, cette orbite serait nécessairement elliptique. La science prouve qu'il doit en être ainsi. Aucun mobile circulant autour d'un corps attirant ne faillit à cette loi. Toutes les orbites décrites dans l'espace sont elliptiques, celles des satellites autour des planètes, celles des planètes autour du Soleil, celle du Soleil autour de l'astre inconnu qui lui sert de pivot central. Pourquoi le projectile du Gun-Club échapperait-il à cette disposition naturelle?
Or, dans les orbes elliptiques, le corps attirant occupe toujours un des foyers de l'ellipse. Le satellite se trouve donc à un moment plus rapproché et à un autre moment plus éloigné de l'astre autour duquel il gravite. Lorsque la Terre est plus voisine du Soleil, elle est dans son périhélie, et dans son aphélie, à son point le plus éloigné. S'agit-il de la Lune, elle est plus près de la Terre dans son périgée, et plus loin dans son apogée. Pour employer des expressions analogues dont s'enrichira la langue des astronomes, si le projectile demeure à l'état de satellite de la Lune, on devra dire qu'il se trouve dans son «aposélène» à son point le plus éloigné, et à son point le plus rapproché, dans son «périsélène.»
Dans ce dernier cas, le projectile devait atteindre son maximum de vitesse; dans le premier cas, son minimum. Or, il marchait évidemment vers son point aposélénitique, et Barbicane avait raison de penser que sa vitesse décroîtrait jusqu'à ce point, pour reprendre peu à peu, à mesure qu'il se rapprocherait de la Lune. Cette vitesse même serait absolument nulle, si ce point se confondait avec celui d'égale attraction.
Barbicane étudiait les conséquences de ces diverses situations, et il cherchait quel parti on en pourrait tirer, quand il fut brusquement interrompu par un cri de Michel Ardan.
«Pardieu! s'écria Michel, il faut avouer que nous ne sommes que de francs imbéciles!
—Je ne dis pas non, répondit Barbicane, mais pourquoi?
—Parce que nous avons un moyen bien simple de retarder cette vitesse qui nous éloigne de la Lune, et que nous ne remployons pas!
—Et quel est ce moyen?
—C'est d'utiliser la force de recul renfermée dans nos fusées.
—Au fait! dit Nicholl.
—Nous n'avons pas encore utilisé cette force, répondit Barbicane, c'est vrai, mais nous l'utiliserons.
—Quand? demanda Michel.
—Quand le moment en sera venu. Remarquez, mes amis, que dans la position occupée par le projectile, position encore oblique par rapport au disque lunaire, nos fusées, en modifiant sa direction, pourraient l'écarter au lieu de le rapprocher de la Lune. Or, c'est bien la Lune que vous tenez à atteindre?
—Essentiellement, répondit Michel.
—Attendez alors. Par une influence inexplicable, le projectile tend à ramener son culot vers la Terre. Il est probable qu'au point d'égale attraction, son chapeau conique se dirigera rigoureusement vers la Lune. A ce moment, on peut espérer que sa vitesse sera nulle. Ce sera l'instant d'agir, et sous l'effort de nos fusées, peut-être pourrons-nous provoquer une chute directe à la surface du disque lunaire.
—Bravo! fit Michel.
—Ce que nous n'avons pas fait, ce que nous ne pouvions faire à notre premier passage au point mort, parce que le projectile était encore animé d'une vitesse trop considérable.
—Bien raisonné, dit Nicholl.
—Attendons patiemment, reprit Barbicane. Mettons toutes les chances de notre côté, et après avoir tant désespéré, je me reprends à croire que nous atteindrons notre but!»
Cette conclusion provoqua les hip et les hurrahs de Michel Ardan. Et pas un de ces fous audacieux ne se souvenait de cette question qu'ils avaient eux-mêmes résolue négativement: Non! la Lune n'est pas habitée. Non! la Lune n'est probablement pas habitable! Et cependant, ils allaient tout tenter pour l'atteindre!
Une seule question restait à résoudre: A quel moment précis le projectile aurait-il atteint ce point d'égale attraction où les voyageurs joueraient leur va-tout?
Pour calculer ce moment à quelques secondes près, Barbicane n'avait qu'à se reporter à ses notes de voyage et à relever les différentes hauteurs prises sur les parallèles lunaires. Ainsi, le temps employé à parcourir la distance située entre le point mort et le pôle sud devait être égal à la distance qui séparait le pôle nord du point mort. Les heures représentant les temps parcourus étaient soigneusement notées, et le calcul devenait facile.
Barbicane trouva que ce point serait atteint par le projectile à une heure du matin dans la nuit du 7 au 8 décembre. Or, il était en ce moment trois heures du matin, de la nuit du 6 au 7 décembre. Donc, si rien ne troublait sa marche, le projectile atteindrait le point voulu dans vingt-deux heures.
Les fusées avaient été primitivement disposées pour ralentir la chute du boulet sur la Lune, et maintenant les audacieux allaient les employer à provoquer un effet absolument contraire. Quoi qu'il en soit, elles étaient prêtes, et il n'y avait plus qu'à attendre le moment d'y mettre le feu.
«Puisqu'il n'y a rien à faire, dit Nicholl, je fais une proposition.
—Laquelle? demanda Barbicane.
—Je propose de dormir.
—Par exemple! s'écria Michel Ardan.
—Voilà quarante heures que nous n'avons fermé les yeux, dit Nicholl. Quelques heures de sommeil nous rendront toutes nos forces.
—Jamais, répliqua Michel.
—Bon, reprit Nicholl, que chacun agisse à sa guise! Moi je dors!»
Et s'étendant sur un divan, Nicholl ne tarda pas à ronfler comme un boulet de quarante-huit.
«Ce Nicholl est plein de sens, dit bientôt Barbicane. Je vais l'imiter.»
Quelques instants après, il soutenait de sa basse continue le baryton du capitaine.
«Décidément, dit Michel Ardan, quand il se vit seul, ces gens pratiques ont quelquefois des idées opportunes.»
Et, ses longues jambes allongées, ses grands bras repliés sous sa tête, Michel s'endormit à son tour.
Mais ce sommeil ne pouvait être ni durable, ni paisible. Trop de préoccupations roulaient dans l'esprit de ces trois hommes, et quelques heures après, vers sept heures du matin, tous trois étaient sur pied au même instant.
Le projectile s'éloignait toujours de la Lune, inclinant de plus en plus vers elle sa partie conique. Phénomène inexplicable jusqu'ici, mais qui servait heureusement les desseins de Barbicane.
Encore dix-sept heures, et le moment d'agir serait venu.
Cette journée parut longue. Quelque audacieux qu'ils fussent, les voyageurs se sentaient vivement impressionnés à l'approche de cet instant qui devait tout décider, ou leur chute vers la Lune, ou leur éternel enchaînement dans un orbe immutable. Ils comptèrent donc les heures, trop lentes à leur gré, Barbicane et Nicholl obstinément plongés dans leurs calculs, Michel allant et venant entre ces parois étroites, et contemplant d'un œil avide cette Lune impassible.
Parfois, des souvenirs de la Terre traversaient rapidement leur esprit. Ils revoyaient leurs amis du Gun-Club, et le plus cher de tous, J.-T. Maston. En ce moment, l'honorable secrétaire devait occuper son poste dans les Montagnes-Rocheuses. S'il apercevait le projectile sur le miroir de son gigantesque télescope, que penserait-il? Après l'avoir vu disparaître derrière le pôle sud de la Lune, il le voyait réapparaître par le pôle nord! C'était donc le satellite d'un satellite! J.-T. Maston avait-il lancé dans le monde cette nouvelle inattendue? Était-ce donc là le dénoûment de cette grande entreprise?...
Cependant, la journée se passa sans incident. Le minuit terrestre arriva. Le 8 décembre allait commencer. Une heure encore, et le point d'égale attraction serait atteint. Quelle vitesse animait alors le projectile? On ne savait l'estimer. Mais aucune erreur ne pouvait entacher les calculs de Barbicane. A une heure du matin, cette vitesse devait être et serait nulle.
Un autre phénomène devait, d'ailleurs, marquer le point d'arrêt du projectile sur la ligne neutre. En cet endroit les deux attractions terrestres et lunaires seraient annulées. Les objets ne «pèseraient» plus. Ce fait singulier, qui avait si curieusement surpris Barbicane et ses compagnons à l'aller, devait se reproduire au retour dans des conditions identiques. C'est à ce moment précis qu'il faudrait agir.
Déjà le chapeau conique du projectile était sensiblement tourné vers le disque lunaire. Le boulet se présentait de manière à utiliser tout le recul produit par la poussée des appareils fusants. Les chances se prononçaient donc pour les voyageurs. Si la vitesse du projectile était absolument annulée sur ce point mort, un mouvement déterminé vers la Lune suffirait, si léger qu'il fût, pour déterminer sa chute.
«Une heure moins cinq minutes, dit Nicholl.
—Tout est prêt, répondit Michel Ardan en dirigeant une mèche préparée vers la flamme du gaz.
—Attends,» dit Barbicane, tenant son chronomètre à la main.
En ce moment, la pesanteur ne produisait plus aucun effet. Les voyageurs sentaient en eux-mêmes cette complète disparition. Ils étaient bien près du point neutre, s'ils n'y touchaient pas!....
«Une heure!» dit Barbicane.
Michel Ardan approcha la mèche enflammée d'un artifice qui mettait les fusées en communication instantanée. Aucune détonation ne se fit entendre à l'intérieur où l'air manquait. Mais, par les hublots, Barbicane aperçut un fusement prolongé dont la déflagration s'éteignit aussitôt.
Le projectile éprouva une certaine secousse qui fut très-sensiblement ressentie à l'intérieur.
Les trois amis regardaient, écoutaient sans parler, respirant à peine. On aurait entendu battre leur cœur au milieu de ce silence absolu.
«Tombons-nous? demanda enfin Michel Ardan.
—Non, répondit Nicholl, puisque le culot du projectile ne se retourne pas vers le disque lunaire!»
En ce moment, Barbicane, quittant la vitre des hublots, se retourna vers ses deux compagnons. Il était affreusement pâle, le front plissé, les lèvres contractées.
«Nous tombons! dit-il.
—Ah! s'écria Michel Ardan, vers la Lune?
—Vers la Terre!» répondit Barbicane.
—Diable!» s'écria Michel Ardan, et il ajouta philosophiquement: «Bon! en entrant dans ce boulet, nous nous doutions bien qu'il ne serait pas facile d'en sortir!»
En effet, cette chute épouvantable commençait. La vitesse conservée par le projectile l'avait porté au delà du point mort. L'explosion des fusées n'avait pu l'enrayer. Cette vitesse qui à l'aller, avait entraîné le projectile en dehors de la ligne neutre, l'entraînait encore au retour. La physique voulait que, dans son orbe elliptique, il repassât par tous les points par lesquels il avait déjà passé.
C'était une chute terrible, d'une hauteur de soixante-dix-huit mille lieues, et qu'aucun ressort ne pourrait amoindrir. D'après les lois de la balistique, le projectile devait frapper la Terre avec une vitesse égale à celle qui l'animait au sortir de la Columbiad, une vitesse de «seize mille mètres dans la dernière seconde!»
Et, pour donner un chiffre de comparaison, on a calculé qu'un objet lancé du haut des tours de Notre-Dame, dont l'altitude n'est que de deux cents pieds, arrive au pavé avec une vitesse de cent vingt lieues à l'heure. Ici, le projectile devait frapper la Terre avec une vitesse de cinquante-sept mille six cents lieues à l'heure.
«Nous sommes perdus, dit froidement Nicholl.
—Eh bien, si nous mourons, répondit Barbicane avec une sorte d'enthousiasme religieux, le résultat de notre voyage sera magnifiquement élargi! C'est son secret lui-même que Dieu nous dira! Dans l'autre vie, l'âme n'aura besoin, pour savoir, ni de machines ni d'engins! Elle s'identifiera avec l'éternelle sagesse!
—Au fait, répliqua Michel Ardan, l'autre monde tout entier peut bien nous consoler de cet astre infime qui s'appelle la Lune!»
Barbicane croisa ses bras sur sa poitrine par un mouvement de sublime résignation.
«A la volonté du ciel!» dit-il.
CHAPITRE XX
LES SONDAGES DE LA SUSQUEHANNA
«Eh bien, lieutenant, et ce sondage?
—Je crois, monsieur, que l'opération touche à sa fin, répondit le lieutenant Bronsfield. Mais qui se serait attendu à trouver une telle profondeur si près de terre, à une centaine de lieues seulement de la côte américaine?
—En effet, Bronsfield, c'est une forte dépression, dit le capitaine Blomsberry. Il existe en cet endroit une vallée sous-marine creusée par le courant de Humboldt qui prolonge les côtes de l'Amérique jusqu'au détroit de Magellan.
—Ces grandes profondeurs, reprit le lieutenant, sont peu favorables à la pose des câbles télégraphiques. Mieux vaut un plateau uni, tel que celui qui supporte le câble américain entre Valentia et Terre-Neuve.
—J'en conviens, Bronsfield. Et, avec votre permission, lieutenant, où en sommes-nous maintenant?
—Monsieur, répondit Bronsfield, nous avons en ce moment, vingt et un mille cinq cents pieds de ligne dehors, et le boulet qui entraîne la sonde n'a pas encore touché le fond, car la sonde serait remontée d'elle-même.
—Un ingénieux appareil que cet appareil Brook, dit le capitaine Blomsberry. Il permet d'obtenir des sondages d'une grande exactitude.
—Touche!» cria en ce moment un des timoniers de l'avant qui surveillait l'opération.
Le capitaine et le lieutenant se rendirent sur le gaillard.
«Quelle profondeur avons-nous? demanda le capitaine.
—Vingt et un mille sept cent soixante-deux pieds, répondit le lieutenant en inscrivant ce nombre sur son carnet.
—Bien, Bronsfield, dit le capitaine, je vais porter ce résultat sur ma carte. Maintenant, faites haler la sonde à bord. C'est un travail de plusieurs heures. Pendant cet instant, l'ingénieur allumera ses fourneaux, et nous serons prêts à partir dès que vous aurez terminé. Il est dix heures du soir, et, avec votre permission, lieutenant, je vais aller me coucher.
—Faites donc, monsieur, faites donc!» répondit obligeamment le lieutenant Bronsfield.
Le capitaine de la Susquehanna, un brave homme s'il en fut, le très-humble serviteur de ses officiers, regagna sa cabine, prit un grog au brandy qui valut d'interminables témoignages de satisfaction à son maître d'hôtel, se coucha non sans avoir complimenté son domestique sur sa manière de faire les lits, et s'endormit d'un paisible sommeil.
Il était alors dix heures du soir. La onzième journée du mois de décembre allait s'achever dans une nuit magnifique.
La Susquehanna, corvette de cinq cents chevaux, de la marine nationale des États-Unis, s'occupait d'opérer des sondages dans le Pacifique, à cent lieues environ de la côte américaine, par le travers de cette presqu'île allongée qui se dessine sur la côte du Nouveau-Mexique.
Le vent avait peu à peu molli. Pas une agitation ne troublait les couches de l'air. La flamme de la corvette, immobile, inerte, pendait sur le mât de perroquet.
Le capitaine Jonathan Blomsberry,—cousin-germain du colonel Blomsberry, l'un des plus ardents du Gun-Club, qui avait épousé une Horschbidden, tante du capitaine et fille d'un honorable négociant du Kentucky,—le capitaine Blomsberry n'aurait pu souhaiter un temps meilleur pour mener à bonne fin ses délicates opérations de sondage. Sa corvette n'avait même rien ressenti de cette vaste tempête qui, balayant les nuages amoncelés sur les Montagnes-Rocheuses, devait permettre d'observer la marche du fameux projectile. Tout allait à son gré, et il n'oubliait point d'en remercier le ciel avec la ferveur d'un presbytérien.
La série de sondages exécutés par la Susquehanna avait pour but de reconnaître les fonds les plus favorables à l'établissement d'un câble sous-marin qui devait relier les îles Hawaï à la côte américaine.
C'était un vaste projet dû à l'initiative d'une compagnie puissante. Son directeur, l'intelligent Cyrus Field, prétendait même couvrir toutes les îles de l'Océanie d'un vaste réseau électrique, entreprise immense et digne du génie américain.
C'était à la corvette la Susquehanna qu'avaient été confiées les premières opérations de sondage. Pendant cette nuit du 11 au 12 décembre, elle se trouvait exactement par 27° 7' de latitude nord, et 41° 37' de longitude à l'ouest du méridien de Washington[4].
La Lune, alors dans son dernier quartier, commençait à se montrer au-dessus de l'horizon.
Après le départ du capitaine Blomsberry, le lieutenant Bronsfield et quelques officiers s'étaient réunis sur la dunette. A l'apparition de la Lune, leurs pensées se portèrent vers cet astre que les yeux de tout un hémisphère contemplaient alors. Les meilleures lunettes marines n'auraient pu découvrir le projectile errant autour de son demi-globe, et cependant toutes se braquèrent vers son disque étincelant que des millions de regards lorgnaient au même moment.
«Ils sont partis depuis dix jours, dit alors le lieutenant Bronsfield. Que sont-ils devenus?
—Ils sont arrivés, mon lieutenant, s'écria un jeune midshipman, et ils font ce que fait tout voyageur arrivé dans un pays nouveau, ils se promènent!
—J'en suis certain, puisque vous me le dites, mon jeune ami, répondit en souriant le lieutenant Bronsfield.
—Cependant, reprit un autre officier, on ne peut mettre leur arrivée en doute. Le projectile a dû atteindre la Lune au moment où elle était pleine, le 5 à minuit. Nous voici au 11 décembre, ce qui fait six jours. Or, en six fois vingt-quatre heures, sans obscurité, on a le temps de s'installer confortablement. Il me semble que je les vois, nos braves compatriotes, campés au fond d'une vallée, sur le bord d'un ruisseau sélénite, près du projectile à demi enfoncé par sa chute au milieu des débris volcaniques, le capitaine Nicholl commençant ses opérations de nivellement, le président Barbicane mettant au net ses notes de voyage, Michel Ardan embaumant les solitudes lunaires du parfum de ses londrès...
—Oui, cela doit être ainsi, c'est ainsi! s'écria le jeune midshipman, enthousiasmé par la description idéale de son supérieur.
—Je veux le croire, répondit le lieutenant Bronsfield, qui ne s'emportait guère. Malheureusement, les nouvelles directes du monde lunaire nous manqueront toujours.
—Pardon, mon lieutenant, dit le midshipman, mais le président Barbicane ne peut-il écrire?»
Un éclat de rire accueillit cette réponse.
«Non pas des lettres, reprit vivement le jeune homme. L'administration des postes n'a rien à voir ici.
—Serait-ce donc l'administration des lignes télégraphiques? demanda ironiquement un des officiers.
—Pas davantage, répondit le midshipman qui ne se démontait pas. Mais il est très-facile d'établir une communication graphique avec la Terre.
—Et comment?
—Au moyen du télescope de Long's-Peak. Vous savez qu'il ramène la Lune à deux lieues seulement des Montagnes-Rocheuses, et qu'il permet de voir, à sa surface, les objets ayant neuf pieds de diamètre. Eh bien! que nos industrieux amis construisent un alphabet gigantesque! qu'ils écrivent des mots longs de cent toises et des phrases longues d'une lieue, et ils pourront ainsi nous envoyer de leurs nouvelles!»
On applaudit bruyamment le jeune midshipman qui ne laissait pas d'avoir une certaine imagination. Le lieutenant Bronsfield convint lui-même que l'idée était exécutable. Il ajouta que par l'envoi de rayons lumineux groupés en faisceaux au moyen de miroirs paraboliques, on pouvait aussi établir des communications directes; en effet, ces rayons seraient aussi visibles à la surface de Vénus ou de Mars, que la planète Neptune l'est de la Terre. Il finit en disant que des points brillants déjà observés sur les planètes rapprochées, pourraient bien être des signaux faits à la Terre. Mais il fit observer que si, par ce moyen, on pouvait avoir des nouvelles du monde lunaire, on ne pouvait en envoyer du monde terrestre, à moins que les Sélénites n'eussent à leur disposition des instruments propres à faire des observations lointaines.
«Évidemment, répondit un des officiers; mais ce que sont devenus les voyageurs, ce qu'ils ont fait, ce qu'ils ont vu, voilà surtout ce qui doit nous intéresser. D'ailleurs, si l'expérience a réussi, ce dont je ne doute pas, on la recommencera. La Columbiad est toujours encastrée dans le sol de la Floride. Ce n'est donc plus qu'une question de boulet et de poudre, et toutes les fois que la Lune passera au zénith, on pourra lui envoyer une cargaison de visiteurs.
—Il est évident, répondit le lieutenant Bronsfield, que J.-T. Maston ira l'un de ces jours rejoindre ses amis.
—S'il veut de moi, s'écria le midshipman, je suis prêt à l'accompagner.
—Oh! les amateurs ne manqueront pas, répliqua Bronsfield, et, si on les laisse faire, la moitié des habitants de la Terre aura bientôt émigré dans la Lune!»
Cette conversation entre les officiers de la Susquehanna se soutint jusqu'à une heure du matin environ. On ne saurait dire quels systèmes étourdissants, quelles théories renversantes furent émis par ces esprits audacieux. Depuis la tentative de Barbicane, il semblait que rien ne fût impossible aux Américains. Ils projetaient déjà d'expédier, non plus une commission de savants, mais toute une colonie vers les rivages sélénites, et toute une armée avec infanterie, artillerie et cavalerie, pour conquérir le monde lunaire.
A une heure du matin, le halage de la sonde n'était pas encore achevé. Dix mille pieds restaient dehors, ce qui nécessitait encore un travail de plusieurs heures. Suivant les ordres du commandant, les feux avaient été allumés, et la pression montait déjà. La Susquehanna aurait pu partir à l'instant même.
En ce moment,—il était une heure dix-sept minutes du matin,—le lieutenant Bronsfield se disposait à quitter le quart et à regagner sa cabine, quand son attention fut attirée par un sifflement lointain et tout à fait inattendu.
Ses camarades et lui crurent tout d'abord que ce sifflement était produit par une fuite de vapeur; mais, relevant la tête, ils purent constater que ce bruit se produisait vers les couches les plus reculées de l'air.
Ils n'avaient pas eu le temps de s'interroger, que ce sifflement prenait une intensité effrayante, et soudain, à leurs yeux éblouis, apparut un bolide énorme, enflammé par la rapidité de sa course, par son frottement sur les couches atmosphériques.
Cette masse ignée grandit à leurs regards, s'abattit avec le bruit du tonnerre sur le beaupré de la corvette qu'elle brisa au ras de l'étrave, et s'abîma dans les flots avec une assourdissante rumeur!
Quelques pieds plus près, et la Susquehanna sombrait corps et biens.
A cet instant, le capitaine Blomsberry se montra à demi vêtu, et s'élançant sur le gaillard d'avant vers lequel s'étaient précipités ses officiers:
«Avec votre permission, Messieurs, qu'est-il arrivé?» demanda-t-il.
Et le midshipman, se faisant pour ainsi dire l'écho de tous, s'écria:
«Commandant, ce sont «eux» qui reviennent!»
CHAPITRE XXI
J.-T. MASTON RAPPELÉ
L'émotion fut grande à bord de la Susquehanna. Officiers et matelots oubliaient ce danger terrible qu'ils venaient de courir, cette possibilité d'être écrasés et coulés par le fond. Ils ne songeaient qu'à la catastrophe qui terminait ce voyage. Ainsi donc, la plus audacieuse entreprise des temps anciens et modernes coûtait la vie aux hardis aventuriers qui l'avaient tentée.
«Ce sont «eux» qui reviennent,» avait dit le jeune midshipman, et tous l'avaient compris. Nul ne mettait en doute que ce bolide ne fût le projectile du Gun-Club. Quant aux voyageurs qu'il renfermait, les opinions étaient partagées sur leur sort.
«Ils sont morts! disait l'un.
—Ils vivent, répondait l'autre, La couche d'eau est profonde, et leur chute a été amortie.
—Mais l'air leur a manqué, reprenait celui-ci, et ils ont dû mourir asphyxiés!
—Brûlés! répliquait celui-là. Le projectile n'était plus qu'une masse incandescente en traversant l'atmosphère.
—Qu'importe! répondait-on unanimement. Vivants ou morts, il faut les tirer de là!»
Cependant le capitaine Blomsberry avait réuni ses officiers, et avec leur permission, il tenait conseil. Il s'agissait de prendre immédiatement un parti. Le plus pressé était de repêcher le projectile. Opération difficile, non impossible, pourtant. Mais la corvette manquait des engins nécessaires, qui devaient être à la fois puissants et précis. On résolut donc de la conduire au port le plus voisin et de donner avis au Gun-Club de la chute du boulet.
Cette détermination fut prise à l'unanimité. Le choix du port dut être discuté. La côte voisine ne présentait aucun attérage sur le vingt-septième degré de latitude. Plus haut, au-dessus de la presqu'île de Monterey, se trouvait l'importante ville qui lui a donné son nom. Mais, assise sur les confins d'un véritable désert, elle ne se reliait point à l'intérieur par un réseau télégraphique, et l'électricité seule pouvait répandre assez rapidement cette importante nouvelle.
A quelques degrés au-dessus s'ouvrait la baie de San-Francisco. Par la capitale du pays de l'or, les communications seraient faciles avec le centre de l'Union. En moins de deux jours, la Susquehanna, forçant sa vapeur, pouvait être arrivée au port de San-Francisco. Elle dut donc partir sans retard.
Les feux étaient poussés. On pouvait appareiller immédiatement. Deux mille brasses de sonde restaient encore par le fond. Le capitaine Blomsberry, ne voulant pas perdre un temps précieux à les haler, résolut de couper sa ligne.
«Nous fixerons le bout sur une bouée, dit-il, et cette bouée nous indiquera le point précis où le projectile est tombé.
—D'ailleurs, répondit le lieutenant Bronsfield, nous avons notre situation exacte: 27° 7' de latitude nord et 41° 37' de longitude ouest.
—Bien, monsieur Bronsfield, répondit le capitaine, et, avec votre permission, faites couper la ligne.»
Une forte bouée, renforcée encore par un accouplement d'espars, fut lancée à la surface de l'Océan. Le bout de la ligne fut solidement frappé dessus, et, soumise seulement au va-et-vient de la houle, cette bouée ne devait pas sensiblement dériver.
En ce moment, l'ingénieur fit prévenir le capitaine qu'il avait de la pression, et que l'on pouvait partir. Le capitaine le fit remercier de cette excellente communication. Puis il donna la route au nord-nord-est. La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeur vers la baie de San-Francisco. Il était trois heures du matin.
Deux cent vingt lieues à franchir, c'était peu de chose pour une bonne marcheuse comme la Susquehanna. En trente-six heures, elle eut dévoré cet intervalle, et le 14 décembre, à une heure vingt-sept minutes du soir, elle donnait dans la baie de San-Francisco.
A la vue de ce bâtiment de la marine nationale, arrivant à grande vitesse, son beaupré rasé, son mât de misaine étayé, la curiosité publique s'émut singulièrement. Une foule compacte fut bientôt rassemblée sur les quais, attendant le débarquement.
Après avoir mouillé, le capitaine Blomsberry et le lieutenant Bronsfield descendirent dans un canot armé de huit avirons, qui les transporta rapidement à terre.
Ils sautèrent sur le quai.
«Le télégraphe!» demandèrent-ils sans répondre aucunement aux mille questions qui leur étaient adressées.
L'officier de port les conduisit lui-même au bureau télégraphique, au milieu d'un immense concours de curieux.
Blomsberry et Bronsfield entrèrent dans le bureau, tandis que la foule s'écrasait à la porte.
Quelques minutes plus tard, une dépêche, en quadruple expédition, était lancée: 1o au secrétaire de la Marine, Washington; 2o au vice-président du Gun-Club, Baltimore; 3o à l'honorable J.-T. Maston, Long's-Peak, Montagnes-Rocheuses; 4o au sous-directeur de l'Observatoire de Cambridge, Massachussets.
Elle était conçue en ces termes:
«Par 20 degrés 7 minutes de latitude nord et 41 degrés 37 minutes de longitude ouest, ce 12 décembre, à une heure dix-sept minutes du matin, projectile de la Columbiad tombé dans le Pacifique. Envoyez instructions Blomsberry, commandant Susquehanna.»
Cinq minutes après, toute la ville de San-Francisco connaissait la nouvelle. Avant six heures du soir, les divers États de l'Union apprenaient la suprême catastrophe. Après minuit, par le câble, l'Europe entière savait le résultat de la grande tentative américaine.
On renoncera à peindre l'effet produit dans le monde entier par ce dénoûment inattendu.
Au reçu de la dépêche, le secrétaire de la Marine télégraphia à la Susquehanna l'ordre d'attendre dans la baie de San-Francisco, sans éteindre ses feux. Jour et nuit elle devait être prête à prendre la mer.
L'observatoire de Cambridge se réunit en séance extraordinaire, et, avec cette sérénité qui distingue les corps savants, il discuta paisiblement le point scientifique de la question.
Au Gun-Club, il y eut explosion. Tous les artilleurs étaient réunis. Précisément, le vice-président, l'honorable Wilcome, lisait cette dépêche prématurée, par laquelle J.-T. Maston et Belfast annonçaient que le projectile venait d'être aperçu dans le gigantesque réflecteur de Long's-Peak. Cette communication portait, en outre, que le boulet, retenu par l'attraction de la Lune, jouait le rôle de sous-satellite dans le monde solaire.
On connaît maintenant la vérité sur ce point.
Cependant, à l'arrivée de la dépêche de Blomsberry, qui contredisait si formellement le télégramme de J.-T. Maston, deux partis se formèrent dans le sein du Gun-Club. D'un côté, le parti des gens qui admettaient la chute du projectile, et par conséquent le retour des voyageurs. De l'autre, le parti de ceux qui, s'en tenant aux observations de Long's-Peak, concluaient à l'erreur du commandant de la Susquehanna. Pour ces derniers, le prétendu projectile n'était qu'un bolide, rien qu'un bolide, un globe filant qui, dans sa chute, avait fracassé l'avant de la corvette. On ne savait trop que répondre à leur argumentation, car, la vitesse dont il était animé avait dû rendre très-difficile l'observation de ce mobile. Le commandant de la Susquehanna et ses officiers avaient certainement pu se tromper de bonne foi. Un argument, néanmoins, militait en leur faveur: c'est que, si le projectile était tombé sur la terre, sa rencontre avec le sphéroïde terrestre n'avait pu s'opérer que sur ce vingt-septième degré de latitude nord, et,—en tenant compte du temps écoulé et du mouvement de rotation de la Terre,—entre le quarante et unième et le quarante-deuxième degré de longitude ouest.
Quoi qu'il en soit, il fut décidé à l'unanimité, dans le Gun-Club, que Blomsberry frère, Bilsby et le major Elphiston gagneraient sans retard San-Francisco, et aviseraient au moyen de retirer le projectile des profondeurs de l'Océan.
Ces hommes dévoués partirent sans perdre un instant, et le rail-road, qui doit traverser bientôt toute l'Amérique centrale, les conduisit à Saint-Louis, où les attendaient de rapides coachs-mails.
Presque au même instant où le secrétaire de la Marine, le vice-président du Gun-Club et le sous-directeur de l'Observatoire recevaient la dépêche de San-Francisco, l'honorable J.-T. Maston éprouvait la plus violente émotion de toute son existence, émotion que ne lui avait même pas procuré l'éclatement de son célèbre canon, et qui faillit, une fois de plus, lui coûter la vie.
On se rappelle que le secrétaire du Gun-Club était parti quelques instants après le projectile,—et presque aussi vite que lui,—pour le poste de Long's-Peak dans les Montagnes-Rocheuses. Le savant J. Belfast, directeur de l'Observatoire de Cambridge, l'accompagnait. Arrivés à la station, les deux amis s'étaient installés sommairement, et ne quittaient plus le sommet de leur énorme télescope.
On sait, en effet, que ce gigantesque instrument avait été établi dans les conditions des réflecteurs appelés «front view» par les Anglais. Cette disposition ne faisait subir qu'une seule réflexion aux objets, et en rendait, conséquemment, la vision plus claire. Il en résultait que J.-T. Maston et Belfast, quand ils observaient, étaient placés à la partie supérieure de l'instrument et non à la partie inférieure. Ils y arrivaient par un escalier tournant, chef-d'œuvre de légèreté, et au-dessous d'eux s'ouvrait ce puits de métal terminé par le miroir métallique, qui mesurait deux cent quatre-vingts pieds de profondeur.
Or, c'était sur l'étroite plate-forme disposée au-dessus du télescope, que les deux savants passaient leur existence, maudissant le jour qui dérobait la Lune à leurs regards, et les nuages qui la voilaient obstinément pendant la nuit.
Quelle fut donc leur joie, quand, après quelques jours d'attente, dans la nuit du 5 décembre, ils aperçurent le véhicule qui emportait leurs amis dans l'espace! A cette joie succéda une déception profonde, lorsque, se fiant à des observations incomplètes, ils lancèrent avec leur premier télégramme à travers le monde, cette affirmation erronée qui faisait du projectile un satellite de la Lune gravitant dans un orbe immutable.
Depuis cet instant, le boulet ne s'était plus montré à leurs yeux, disparition d'autant plus explicable, qu'il passait alors derrière le disque invisible de la Lune. Mais quand il dut réapparaître sur le disque visible, que l'on juge alors de l'impatience du bouillant J.-T. Maston et de son compagnon, non moins impatient que lui! A chaque minute de la nuit, ils croyaient revoir le projectile, et ils ne le revoyaient pas! De là, entre eux, des discussions incessantes, de violentes disputes. Belfast affirmant que le projectile n'était pas apparent, J.-T. Maston soutenant qu'il «lui crevait les yeux!»
«C'est le boulet! répétait J.-T. Maston.
—Non! répondait Belfast. C'est une avalanche qui se détache d'une montagne lunaire!
—Eh bien! on le verra demain.
—Non! on ne le verra plus! Il est entraîné dans l'espace.
—Si!
—Non!»
Et dans ces moments où les interjections pleuvaient comme grêle, l'irritabilité bien connue du secrétaire du Gun-Club constituait un danger permanent pour l'honorable Belfast.
Cette existence à deux serait bientôt devenue impossible; mais un événement inattendu coupa court à ces éternelles discussions.
Pendant la nuit du 14 au 15 décembre, les deux irréconciliables amis étaient occupés à observer le disque lunaire. J.-T. Maston injuriait, suivant sa coutume, le savant Belfast, qui se montait de son côté. Le secrétaire du Gun-Club soutenait pour la millième fois qu'il venait d'apercevoir le projectile, ajoutant même que la face de Michel Ardan s'était montrée à travers un des hublots. Il appuyait encore son argumentation par une série de gestes que son redoutable crochet rendait fort inquiétants.
En ce moment, le domestique de Belfast apparut sur la plate-forme,—il était dix heures du soir,—et il lui remit une dépêche. C'était le télégramme du commandant de la Susquehanna.
Belfast déchira l'enveloppe, lut, et poussa un cri.
«Hein! fit J.-T. Maston.
—Le boulet!
—Eh bien?
—Il est retombé sur la Terre!»
Un nouveau cri, un hurlement cette fois, lui répondit.
Il se tourna vers J.-T. Maston. L'infortuné, imprudemment penché sur le tube de métal, avait disparu dans l'immense télescope. Une chute de deux cent quatre-vingts pieds! Belfast, éperdu, se précipita vers l'orifice du réflecteur.
Il respira. J.-T. Maston, retenu par son crochet de métal, se tenait à l'un des étrésillons qui maintenaient l'écartement du télescope. Il poussait des cris formidables.
Belfast appela. Ses aides accoururent. Des palans furent installés, et on hissa, non sans peine, l'imprudent secrétaire du Gun-Club.
Il reparut sans accident à l'orifice supérieur.
«Hein! dit-il, si j'avais cassé le miroir!
—Vous l'auriez payé, répondit sévèrement Belfast.
—Et ce damné boulet est tombé? demanda J.-T. Maston.
—Dans le Pacifique!
—Partons.»
Un quart d'heure après, les deux savants descendaient la pente des Montagnes-Rocheuses, et deux jours après, en même temps que leurs amis du Gun-Club, ils arrivaient à San-Francisco, ayant crevé cinq chevaux sur leur route.
Elphiston, Blomsberry frère, Bilsby, s'étaient précipités vers eux à leur arrivée.
«Que faire? s'écrièrent-ils.
—Repêcher le boulet, répondit J.-T. Maston, et le plus tôt possible!»
CHAPITRE XXII
LE SAUVETAGE.
L'endroit même où le projectile s'était abîmé sous les flots était connu exactement. Les instruments pour le saisir et le ramener à la surface de l'Océan manquaient encore. Il fallait les inventer, puis les fabriquer. Les ingénieurs américains ne pouvaient être embarrassés de si peu. Les grappins une fois établis et la vapeur aidant, ils étaient assurés de relever le projectile, malgré son poids, que diminuait d'ailleurs la densité du liquide au milieu duquel il était plongé.
Mais, repêcher le boulet ne suffisait pas. Il fallait agir promptement dans l'intérêt des voyageurs. Personne ne mettait en doute qu'ils ne fussent encore vivants.
«Oui! répétait incessamment J.-T. Maston, dont la confiance gagnait tout le monde, ce sont des gens adroits que nos amis, et ils ne peuvent être tombés comme des imbéciles. Ils sont vivants, bien vivants, mais il faut se hâter pour les retrouver tels. Les vivres, l'eau, ce n'est pas ce qui m'inquiète! Ils en ont pour longtemps! Mais l'air, l'air! voilà ce qui leur manquera bientôt. Donc vite, vite!»
Et l'on allait vite. On appropriait la Susquehanna pour sa nouvelle destination. Ses puissantes machines furent disposées pour être mises sur les chaînes de halage. Le projectile en aluminium ne pesait que dix-neuf mille deux cent cinquante livres, poids bien inférieur à celui du câble transatlantique qui fut relevé dans des conditions pareilles. La seule difficulté était donc de repêcher un boulet cylindro-conique que ses parois lisses rendaient difficile à crocher.
Dans ce but, l'ingénieur Murchison, accouru à San-Francisco, fit établir d'énormes grappins d'un système automatique qui ne devaient plus lâcher le projectile, s'ils parvenaient à le saisir dans leurs pinces puissantes. Il fit aussi préparer des scaphandres qui, sous leur enveloppe imperméable et résistante, permettaient aux plongeurs de reconnaître le fond de la mer. Il embarqua également à bord de la Susquehanna des appareils à air comprimé, très-ingénieusement imaginés. C'étaient de véritables chambres, percées de hublots, et que l'eau, introduite dans certains compartiments, pouvait entraîner à de grandes profondeurs. Ces appareils existaient à San-Francisco, où ils avaient servi à la construction d'une digue sous-marine. Et c'était fort heureux, car le temps eût manqué pour les construire.
Cependant, malgré la perfection de ces appareils, malgré l'ingéniosité des savants chargés de les employer, le succès de l'opération n'était rien moins qu'assuré. Que de chances incertaines, puisqu'il s'agissait de reprendre ce projectile à vingt mille pieds sous les eaux! Puis, lors même que le boulet serait ramené à la surface, comment ses voyageurs auraient-ils supporté ce choc terrible que vingt mille pieds d'eau n'avaient peut-être pas suffisamment amorti?
Enfin, il fallait agir au plus vite. J.-T. Maston pressait jour et nuit ses ouvriers. Il était prêt, lui, soit à endosser le scaphandre, soit à essayer les appareils à air, pour reconnaître la situation de ses courageux amis.
Cependant, malgré toute la diligence déployée pour la confection des divers engins, malgré les sommes considérables qui furent mises à la disposition du Gun-Club par le gouvernement de l'Union, cinq longs jours, cinq siècles! s'écoulèrent avant que ces préparatifs fussent terminés. Pendant ce temps, l'opinion publique était surexcitée au plus haut point. Des télégrammes s'échangeaient incessamment dans le monde entier par les fils et les câbles électriques. Le sauvetage de Barbicane, de Nicholl et de Michel Ardan était une affaire internationale. Tous les peuples qui avaient souscrit à l'emprunt du Gun-Club s'intéressaient directement au salut des voyageurs.
Enfin, les chaînes de halage, les chambres à air, les grappins automatiques furent embarqués à bord de la Susquehanna. J.-T. Maston, l'ingénieur Murchison, les délégués du Gun-Club occupaient déjà leur cabine. Il n'y avait plus qu'à partir.
Le 21 décembre, à huit heures du soir, la corvette appareilla par une belle mer, une brise de nord-est et un froid assez vif. Toute la population de San-Francisco se pressait sur les quais, émue, muette cependant, réservant ses hurrahs pour le retour.
La vapeur fut poussée à son maximum de tension, et l'hélice de la Susquehanna l'entraîna rapidement hors de la baie.
Inutile de raconter les conversations du bord entre les officiers, les matelots, les passagers. Tous ces hommes n'avaient qu'une seule pensée. Tous ces cœurs palpitaient sous la même émotion. Pendant que l'on courait à leur secours, que faisaient Barbicane et ses compagnons? Que devenaient-ils? Étaient-ils en état de tenter quelque audacieuse manœuvre pour conquérir leur liberté? Nul n'eût pu le dire. La vérité est que tout moyen eût échoué! Immergé à près de deux lieues sous l'Océan, cette prison de métal défiait les efforts de ses prisonniers.
Le 23 décembre, à huit heures du matin, après une traversée rapide, la Susquehanna devait être arrivée sur le lieu du sinistre. Il fallut attendre midi pour obtenir un relèvement exact. La bouée sur laquelle était frappée la ligne de sonde n'avait pas encore été reconnue.
A midi, le capitaine Blomsberry, aidé de ses officiers qui contrôlaient l'observation, fit son point en présence des délégués du Gun-Club. Il y eut alors un moment d'anxiété. Sa position déterminée, la Susquehanna se trouvait dans l'ouest, à quelques minutes de l'endroit même où le projectile avait disparu sous les flots.
La direction de la corvette fut donc donnée de manière à gagner ce point précis.
A midi quarante-sept minutes, on eut connaissance de la bouée. Elle était en parfait état et devait avoir peu dérivé.
«Enfin! s'écria J.-T. Maston.
—Nous allons commencer? demanda le capitaine Blomsberry.
—Sans perdre une seconde,» répondit J.-T. Maston.
Toutes les précautions furent prises pour maintenir la corvette dans une immobilité presque complète.
Avant de chercher à saisir le projectile, l'ingénieur Murchison voulut d'abord reconnaître sa position sur le fond océanique. Les appareils sous-marins, destinés à cette recherche, reçurent leur approvisionnement d'air. Le maniement de ces engins n'est pas sans danger, car, à vingt mille pieds au-dessous de la surface des eaux et sous des pressions aussi considérables, ils sont exposés à des ruptures dont les conséquences seraient terribles.
J.-T. Maston, Blomsberry frère, l'ingénieur Murchison, sans se soucier de ces dangers, prirent place dans les chambres à air. Le commandant, placé sur sa passerelle, présidait à l'opération, prêt à stopper ou à haler ses chaînes au moindre signal. L'hélice avait été désembrayée, et toute la force des machines portée sur le cabestan, eut rapidement ramené les appareils à bord.
La descente commença à une heure vingt-cinq minutes du soir, et la chambre, entraînée par ses réservoirs remplis d'eau, disparut sous la surface de l'Océan.
L'émotion des officiers et des matelots du bord se partageait maintenant entre les prisonniers du projectile et les prisonniers de l'appareil sous-marin. Quant à ceux-ci, ils s'oubliaient eux-mêmes, et, collés, aux vitres des hublots, ils observaient attentivement ces masses liquides qu'ils traversaient.
La descente fut rapide. A deux heures dix-sept minutes, J.-T. Maston et ses compagnons avaient atteint le fond du Pacifique. Mais ils ne virent rien, si ce n'est cet aride désert que ni la faune ni la flore marine n'animaient plus. A la lumière de leurs lampes munies de réflecteurs puissants, ils pouvaient observer les sombres couches de l'eau dans un rayon assez étendu, mais le projectile restait invisible à leurs yeux.
L'impatience de ces hardis plongeurs ne saurait se décrire. Leur appareil étant en communication électrique avec la corvette, ils firent un signal convenu, et la Susquehanna promena sur l'espace d'un mille leur chambre suspendue à quelques mètres au-dessus du sol.
Ils explorèrent ainsi toute la plaine sous-marine, trompés à chaque instant par des illusions d'optique qui leur brisaient le cœur. Ici un rocher, là, une extumescence du fond, leur apparaissaient comme le projectile tant cherché; puis, ils reconnaissaient bientôt leur erreur et se désespéraient.
«Mais où sont-ils? où sont-ils?» s'écriait J.-T. Maston.
Et le pauvre homme appelait à grands cris Nicholl, Barbicane, Michel Ardan, comme si ses infortunés amis eussent pu l'entendre ou lui répondre à travers cet impénétrable milieu!
La recherche continua dans ces conditions, jusqu'au moment où l'air vicié de l'appareil obligea les plongeurs à remonter.
Le halage commença vers six heures du soir, et ne fut pas terminé avant minuit.
«A demain, dit J.-T. Maston, en prenant pied sur le pont de la corvette.
—Oui, répondit le capitaine Blomsberry.
—Et à une autre place.
—Oui.»
J.-T. Maston ne doutait pas encore du succès, mais déjà ses compagnons, que ne grisait plus l'animation des premières heures, comprenaient toute la difficulté de l'entreprise. Ce qui semblait facile à San-Francisco, paraissait ici, en plein Océan, presque irréalisable. Les chances de réussite diminuaient dans une grande proportion, et c'est au hasard seul qu'il fallait demander la rencontre du projectile.
Le lendemain, 24 décembre, malgré les fatigues de la veille, l'opération fut reprise. La corvette se déplaça de quelques minutes dans l'ouest, et l'appareil, pourvu d'air, entraîna de nouveau les mêmes explorateurs dans les profondeurs de l'Océan.
Toute la journée se passa en infructueuses recherches. Le lit de la mer était désert. La journée du 25 n'amena aucun résultat. Aucun, celle du 26.
C'était désespérant. On songeait à ces malheureux enfermés dans le boulet depuis vingt-six jours! Peut-être, en ce moment, sentaient-ils les premières atteintes de l'asphyxie, si toutefois ils avaient échappé aux dangers de leur chute! L'air s'épuisait, et, sans doute, avec l'air, le courage, le moral!
«L'air, c'est possible, répondait invariablement J.-T. Maston, mais le moral, jamais.»
Le 28, après deux autres jours de recherches, tout espoir était perdu. Ce boulet, c'était un atome dans l'immensité de la mer! Il fallait renoncer à le retrouver.
Cependant, J.-T. Maston ne voulait pas entendre parler de départ. Il ne voulait pas abandonner la place sans avoir au moins reconnu le tombeau de ses amis. Mais le commandant Blomsberry ne pouvait s'obstiner davantage, et, malgré les réclamations du digne secrétaire, il dut donner l'ordre d'appareiller.
Le 29 décembre, à neuf heures du matin, la Susquehanna, le cap au nord-est, reprit route vers la baie de San-Francisco.
Il était dix heures du matin. La corvette s'éloignait sous petite vapeur et comme à regret du lieu de la catastrophe, quand le matelot, monté sur les barres du perroquet, qui observait la mer, cria tout à coup:
«Une bouée par le travers sous le vent à nous.»
Les officiers regardèrent dans la direction indiquée. Avec leurs lunettes, ils reconnurent que l'objet signalé avait, en effet, l'apparence de ces bouées qui servent à baliser les passes des baies ou des rivières. Mais, détail singulier, un pavillon, flottant au vent, surmontait son cône qui émergeait de cinq à six pieds. Cette bouée resplendissait sous les rayons du soleil, comme si ses parois eussent été faites de plaques d'argent.
Le commandant Blomsberry, J.-T. Maston, les délégués du Gun-Club, étaient montés sur la passerelle, et ils examinaient cet objet errant à l'aventure sur les flots.
Tous regardaient avec une anxiété fiévreuse, mais en silence. Aucun n'osait formuler la pensée qui venait à l'esprit de tous.
La corvette s'approcha à moins de deux encâblures de l'objet.
Un frémissement courut dans tout son équipage.
Ce pavillon était le pavillon américain!
En ce moment, un véritable rugissement se fit entendre. C'était le brave J.-T. Maston, qui venait de tomber comme une masse. Oubliant d'une part, que son bras droit était remplacé par un crochet de fer, de l'autre, qu'une simple calotte en gutta-percha recouvrait sa boîte crânienne, il venait de se porter un coup formidable.
On se précipita vers lui. On le releva. On le rappela à la vie. Et quelles furent ses premières paroles?
«Ah! triples brutes! quadruples idiots! quintuples boobys que nous sommes!
—Qu'y a-t-il? s'écria-t-on autour de lui.
—Ce qu'il y a?...
—Mais parlez donc.
—Il y a, imbéciles, hurla le terrible secrétaire, il y a que le boulet ne pèse que dix-neuf mille deux cent cinquante livres!
—Eh bien!
—Et qu'il déplace vingt-huit tonneaux, autrement dit cinquante-six mille livres, et que, par conséquent, «il surnage!»
Ah! comme le digne homme souligna ce verbe «surnager!» Et c'était la vérité! Tous, oui! tous ces savants avaient oublié cette loi fondamentale: c'est que par suite de sa légèreté spécifique, le projectile, après avoir été entraîné par sa chute jusqu'aux plus grandes profondeurs de l'Océan, avait dû naturellement revenir à la surface! Et maintenant, il flottait tranquillement au gré des flots...
Les embarcations avaient été mises à la mer. J.-T. Maston et ses amis s'y étaient précipités. L'émotion était portée au comble. Tous les cœurs palpitaient, tandis que les canots s'avançaient vers le projectile. Que contenait-il? Des vivants ou des morts? Des vivants, oui! des vivants, à moins que la mort n'eût frappé Barbicane et ses deux amis depuis qu'ils avaient arboré ce pavillon!
Un profond silence régnait sur les embarcations. Tous les cœurs haletaient. Les yeux ne voyaient plus. Un des hublots du projectile était ouvert. Quelques morceaux de vitre, restés dans l'encastrement, prouvaient qu'elle avait été cassée. Ce hublot se trouvait actuellement placé à la hauteur de cinq pieds au-dessus des flots.
Une embarcation accosta, celle de J.-T. Maston. J.-T. Maston se précipita à la vitre brisée...
En ce moment, on entendit une voix joyeuse et claire, la voix de Michel Ardan, qui s'écriait avec l'accent de la victoire:
«Blanc partout, Barbicane, blanc partout!»
Barbicane, Michel Ardan et Nicholl jouaient aux dominos.
CHAPITRE XXIII
POUR FINIR.
On se rappelle l'immense sympathie qui avait accompagné les trois voyageurs à leur départ. Si, au début de l'entreprise ils avaient excité une telle émotion dans l'ancien et le nouveau monde, quel enthousiasme devait accueillir leur retour? Ces millions de spectateurs qui avaient envahi la presqu'île floridienne ne se précipiteraient-ils pas au-devant de ces sublimes aventuriers? Ces légions d'étrangers, accourus de tous les points du globe vers les rivages américains, quitteraient-elles le territoire de l'Union sans avoir revu Barbicane, Nicholl et Michel Ardan? Non, et l'ardente passion du public devait dignement répondre à la grandeur de l'entreprise. Des créatures humaines qui avaient quitté le sphéroïde terrestre, qui revenaient après cet étrange voyage dans les espaces célestes, ne pouvaient manquer d'être reçus comme le sera le prophète Élie quand il redescendra sur la Terre. Les voir d'abord, les entendre ensuite, tel était le vœu général.
Ce vœu devait être réalisé très-promptement pour la presque unanimité des habitants de l'Union.
Barbicane, Michel Ardan, Nicholl, les délégués du Gun-Club, revenus sans retard à Baltimore, y furent accueillis avec un enthousiasme indescriptible. Les notes de voyage du président Barbicane étaient prêtes à être livrées à la publicité. Le New-York-Herald acheta ce manuscrit à un prix qui n'est pas encore connu, mais dont l'importance doit être excessive. En effet, pendant la publication du Voyage à la Lune, le tirage de ce journal monta jusqu'à cinq millions d'exemplaires. Trois jours après le retour des voyageurs sur la Terre, les moindres détails de leur expédition étaient connus. Il ne restait plus qu'à voir les héros de cette surhumaine entreprise.
L'exploration de Barbicane et de ses amis autour de la Lune avait permis de contrôler les diverses théories admises au sujet du satellite terrestre. Ces savants avaient observé de visu, et dans des conditions toutes particulières. On savait maintenant quels systèmes devaient être rejetés, quels admis, sur la formation de cet astre, sur son origine, sur son habitabilité. Son passé, son présent, son avenir, avaient même livré leurs derniers secrets. Que pouvait-on objecter à des observateurs consciencieux qui relevèrent à moins de quarante kilomètres cette curieuse montagne de Tycho, le plus étrange système de l'orographie lunaire? Que répondre à ces savants dont les regards s'étaient plongés dans les abîmes du cirque de Platon? Comment contredire ces audacieux que les hasards de leur tentative avaient entraînés au-dessus de cette face invisible du disque, qu'aucun œil humain n'avait entrevue jusqu'alors? C'était maintenant leur droit d'imposer ses limites à cette science sélénographique qui avait recomposé le monde lunaire comme Cuvier le squelette d'un fossile, et de dire: La Lune fut ceci, un monde habitable et habité antérieurement à la Terre! La Lune est cela, un monde inhabitable et maintenant inhabité!
Pour fêter le retour du plus illustre de ses membres et de ses deux compagnons, le Gun-Club songea à leur donner un banquet, mais un banquet digne de ces triomphateurs, digne du peuple américain, et dans des conditions telles que tous les habitants de l'Union pussent directement y prendre part.