Autour de la table
The Project Gutenberg eBook of Autour de la table
Title: Autour de la table
Author: George Sand
Release date: December 17, 2004 [eBook #14372]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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AUTOUR DE LA TABLE
PAR
GEORGE SAND
(L.-A. AURORE DUPIN) VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT
M · L PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1876
Droits de reproduction et de traduction réservés
AUTOUR DE LA TABLE
I
Quelle table? C'est chez les Montfeuilly qu'elle se trouve; c'est une grande, une vilaine table. C'est Pierre Bonnin, le menuisier de leur village, qui l'a faite, il y a tantôt vingt ans. Il l'a faite avec un vieux merisier de leur jardin. Elle est longue, elle est ovale, il y a place pour beaucoup de monde. Elle a des pieds à mourir de rire; des pieds qui ne pouvaient sortir que du cerveau de Pierre Bonnin, grand inventeur de formes incommodes et inusitées.
Enfin c'est une table qui ne paie pas de mine, mais c'est une solide, une fidèle, une honnête table, elle n'a jamais voulu tourner; elle ne parle pas, elle n'écrit pas, elle n'en pense peut-être pas moins, mais elle ne fait pas connaître de quel esprit elle est possédée: elle cache ses opinions.
Si c'est un être, c'est un être passif, une bête de somme. Elle a prêté son dos patient à tant de choses! Écritures folles ou ingénieuses, dessins charmants ou caricatures échevelées, peinture à l'aquarelle ou à la colle, maquettes de tout genre, études de fleurs d'après nature, à la lampe, croquis de chic ou souvenirs de la promenade du matin, préparations entomologiques, cartonnage, copie de musique, prose épistolaire de l'un, vers burlesques de l'autre, amas de laines et de soies de toutes couleurs pour la broderie, appliques de décors pour un théâtre de marionnettes, costumes ad hoc, parties d'échecs ou de piquet, que sais-je? tout ce que l'on peut faire à la campagne, en famille, à travers la causerie, durant les longues veillées de l'automne et de l'hiver.
La table du soir (c'est ainsi qu'on la nomme, parce que, durant le jour, chacun vaquant à ses occupations ou courant à sa fantaisie, elle reste seule et tranquille dans le salon) a donc, chez les Montfeuilly, un rôle assez important. Que ferait-on sans elle, bon Dieu, même tes soirs d'été, quand l'orage emplit le ciel et que la pluie précipite au dedans de la maison les hôtes et les papillons de nuit? Alors chacun apporte son travail ou son délassement, et on se querelle, on se pousse, on se serre pour que tout le monde tienne sur la grande table. On a quelquefois parlé d'en avoir plusieurs petites, mais la grand'mère, Louise de Montfeuilly, qui est le chef actuel de la famille, a repoussé cette innovation perverse. Elle a bien fait; où serait la vie, où seraient l'attention, l'enjouement, l'union, l'unité dans ces travaux ou dans ces amusements éparpillés, la nuit, dans une vaste pièce? La grande pièce réunit toutes les études et toutes les pensées, elle en est le centre et le lien. Elle est à la fois la classe et la récréation de la famille, l'harmonie et l'âme de la maison. C'est un sanctuaire d'intimité, c'est presque un autel domestique, et la grand'mère dit souvent: «Le jour où la table sera au grenier et moi à la cave, il y aura du changement ici.»
Mais le plus grand charme de la table, c'est la lecture en commun, à tour de rôle. Si peu qu'on ait de poumons, on peut bien lire chacun quelques pages, et l'on n'exige du lecteur aucun talent: on est si habitué au bredouillage de l'un, aux lapsus de l'autre, que l'on ne s'arrête plus à se railler ou à se quereller. Je connais peu de plaisirs aussi doux, aussi soutenus, aussi attachants que celui d'avoir les mains occupées d'un travail quelconque, pendant qu'une voix amie (sonore ou voilée, peu importe!) vous fait entendre simplement, sans emphase et sans prétention, un beau et bon livre. Le feu pétille dans l'âtre. Le vent chante dans les arbres; les phalènes on la grêle battent les vitres; quelque cri-cri familier vient, aux jours d'hiver, jusque sous la table, comme pour applaudir à sa manière, et personne n'ose remuer, dans la crainte d'écraser l'hôte menu et confiant du foyer. Le papier se couvre de dessins ou de peintures; le canevas, la mousseline ou la soie se remplissent de fleurs ou d'arabesques, et si quelque pas inusité se fait entendre dans la salle voisine, si une main incertaine cherche à ouvrir la porte, on tressaille, on se regarde consterné, on redoute l'arrivée d'un étranger, d'une conversation quelconque venant interrompra la lecture chérie. Mais, grâce au ciel, les Montfeuilly ne sont point gens du monde; c'est presque toujours un bon voisin, un ami qui vient nous surprendre. «Ah! c'est toi! A la bonne heure! Tu nous as fait bien peur, nous lisions….—Oui, oui, dit-il, j'en suis,» et il prend le livre.
Vous m'avez autorisé à vous rendre compte, dans la forme sérieuse ou familière qui se présentera, de l'impression produite sur nous par ces lectures. Elles ne sont pas tellement fréquentes et tellement suivies que je ne puisse vous parler de temps en temps de tout ce que nous aurons lu ou relu; car je ne saurais, en aucune façon, m'astreindre exclusivement à un compte rendu d'ouvrages nouveaux, et il pourra bien m'arriver de vous parler de choses anciennes et consacrées. Pour vous faire agréer mes réflexions, il faut que je vous dise et que je vous fasse agréer aussi l'entière liberté de choix, le manque absolu de méthode avec lesquels on procède ici. Il y a quelque chose de plus capricieux et de plus inconstant qu'un lecteur, c'est plusieurs lecteurs réunis. Ce qui charme l'un ennuie ou fatigue souvent l'autre, et réciproquement. On abandonne quelquefois de bons livres pour en prendre de moins bons. C'est que beaucoup d'ouvrages, qui ont un certain charme dans l'isolement, en manquent tout à fait, on ne sait trop pourquoi, dans l'audition collective. Le style y est pour beaucoup, mais il y a encore d'autres raisons que je saurai peut-être vous dire en leur lien. Ce préambule est déjà trop long, et je me hâte de remplir mon engagement.
Toutefois, un mot encore pour en rafraîchir les termes dans notre mémoire. Il est convenu que lorsqu'on aura causé pendant un certain temps en lieu de lire, je vous parlerai de ce qui aura fait le sujet de la causerie, pour peu qu'elle ait eu rapport à des impressions, a des souvenirs d'art quelconques, et qu'il en soit sorti quelque chose d'assez précis et d'assez bien résumé pour être recueilli ou commenté. Ce genre de causerie surgit rarement dans la complète intimité de la famille. Quand le nid est bien chaudement blotti sous le toit, on discute peu, on vit; c'est-à-dire qu'on lit ensemble et qu'on avance dans l'émotion ou dans l'intérêt sans s'interrompre pour juger. Mais quand l'été, sans vous éloigner de la table, agrandit le cercle affectueux des commensaux, les uns parlent, les autres écoutent. Je suis souvent parmi les derniers, sauf à discuter après coup avec moi-même.
Ainsi je vous parlerai de tout ce qui nous aura frappés, mais non pas de tout ce qui aurait mérité de nous frapper ou de nous occuper dans la vie en commun, car cette vie, lorsqu'elle se passe aux champs, est pleine de lacunes et d'imprévus. Un rayon de soleil emporte toutes choses et toutes gens dans le domaine de la rêverie et des contemplations.
Contemplations! Voilà un mot qui me presse! car c'est la plus fraîche, la plus récente de nos lectures, et c'est un beau sujet pour entrer en matière.
Il est rare que nous lisions des vers autour de la table. Les vers veulent être lus tout haut beaucoup mieux que nous ne savons lire, et ceux-ci ont fait exception. Bien ou mal, nous étions impatients de nous les communiquer, sauf à relire chacun pour soi après l'audition.
Il eût fallu procéder avec ordre, mais les recueils de poésies sont exposés à cette profanation d'être ouverts au hasard, comme s'ils avaient été faits pour servir de rafraîchissements entre deux contredanses. Les plus fervents ou les plus consciencieux commettent cette faute tout comme les autres, et pourtant, s'il est un recueil de vers qui mérite le nom de livre et qui soit un ouvrage, c'est celui-ci.
C'est hier que la grand'mère nous apporta ces deux volumes. Comme on se les arrachait, elle m'en mit un dans les mains, en me priant de le lire haut, là où elle l'ouvrirait avec son aiguille à tapisserie. Nous tombâmes sur la pièce intitulée Villequier, un vrai chef-d'oeuvre.
—Attendez, dit Théodore, l'aîné des Montfeuilly; avant que vous commenciez, je vous avertis que je ne suis pas un séide et que je ne vais pas suivre l'auteur dans ses fantaisies avec un plaisir sans mélange: il a de trop grandes jambes pour cela.
—C'est peut-être aussi que vous avez le pas trop court, lui répondit la belle Julie, la fille enthousiaste et généreuse du vieux voisin.
—C'est possible, répliqua Théodore. Je ne suis pourtant pas de ceux qui se gendarment contre l'emploi des mots. Je sais que M. Victor Hugo impose son choix, son goût, son vocabulaire, ses contrastes, sa raison d'agir avec une maestria si heureuse, qu'après un peu de grimace on arrive à dire naïvement: Au fait, pourquoi pas? Il a raison. Tu l'emportes, Galiléen, c'est-à-dire tu triomphes, novateur. Pour ma part, je n'ai jamais défendu la vieille césure inflexible, et je trouve celle de Victor Hugo excellente. Ses rimes me paraissent merveilleusement belles la plupart du temps. Quant au bon ou mauvais goût, qui en décide? Le goût de chaque lecteur, c'est-à-dire personne. On pourra donner des théories, des définitions du goût, tout le monda tombera d'accord; mais apportez des preuves, citez des exemples, tout le monde disputera.
—Alors, pourquoi disputez-vous d'avance? dit Julie.
—Je tiens, reprit Théodore, à vous dire que je reconnais ceci: que le goût d'un maître peut s'imposer et faire loi. Est-ce un droit légal? Non, c'est le droit du plus fort. En fait d'art, tous les autres droits comptent peu. Qu'un autre maître arrive, aussi châtié, aussi austère, aussi retenu que celui-ci est indépendant, fougueux, indomptable, il imposera sa manière, s'il en a la puissance, et il n'aura ni plus tort ni plus raison en théorie. Il s'agira d'être fort dans la pratique. Sous ce rapport-là, je ne vois pas que personne puisse lutter aujourd'hui contre M. Victor Hugo; mais ceux que l'on traita de cuistres parce qu'ils défendaient Racine et Boileau ne furent pas cuistres pour cela. Ils furent cuistres parce qu'apparemment ils les défendirent faiblement et à contre-sens. Racine et Boileau avaient eu leur droit comme M. Victor Hugo à le sien.
—Finissons-en, s'écria Julie; dites-nous votre critique afin qu'il n'en soit plus question.
—Je vais vous la dire, bien à regret.
—Oh ciel! quel est donc le critique qui souffre d'égorger les gens?
—Moi, s'écria Théodore avec conviction. D'abord, je ne suis pas de force à égorger une victime de cette taille; ensuite, je n'en aurais pas le goût. Je tiens pour une vérité vraie que, de toutes les joies que l'esprit peut goûter, celle de savourer les grandes oeuvres d'art est la plus douce et la plus vive. Il est donc ennemi de soi-même, il tue sa propre flamme, celui qui se refuse ou se dérobe à la vivifiante chaleur de l'admiration, et il est donc très-vrai pour moi de dire que, quand je ne peux pas entrer entièrement dans l'embrasement du génie d'un maître, c'est une souffrance, un chagrin, une angoisse dont je me prends à lui….
—Quand vous devriez ne vous en prendre qu'à vous-même, répliqua Julie.
—Soit, reprit-il; mais soyez-en juge! J'ai été souvent choqué d'un manque de proportion entre l'imagination et la pensée du poëte. Enchanté qu'il nous ait débarrassés des petits dieux gracieux ou badins qui, sous la plume des modernes, resserraient à leur image et à leur taille les grandes scènes de la création et les grands aspects de la beauté, je trouve pourtant qu'en se servant parfois de comparaisons trop familières, il nous rapetisse encore davantage ces grandes choses. Et ces caprices d'artiste sont d'autant plus sensibles que le sentiment du grand dans la peinture est souvent élevé chez lui à la plus haute puissance qu'ait jamais atteinte la parole humaine. Cela me fait donc l'effet d'une grimace comique passant tout à coup sur une face sublime. On est tenté de lui dire: Qu'est-ce que nous vous avons fait, pour que vous vous moquiez de nous, au moment où nous vous suivions avec docilité ou avec enthousiasme?
—Est-ce tout? dit Julie.
—Non; attendez! d'autres fois, cette malice du poëte ressemble à une mièvrerie. C'est comme un Titan qui, tout à coup, se mettrait une boucle d'oreille dans le nez. La perle en est fine, c'est vrai, mais que diable fait-elle là?
Enfin, c'est comme un parti pris de vous éblouir de merveilles, et de vous jeter du sable par la figure, pour vous tirer brusquement du charme ou de l'extase.
Et ce n'est pas au mot, je le répète, que je fais résistance. Le mot s'élève et prend son droit, dès qu'il sert à donner de l'énergie à la pensée. C'est l'image qui se déplace d'une magnifique apparition des choses, grandement évoquée, et qui fait descendre la vue sur des objets trop petits pour la satisfaire, ou trop vulgaires pour l'intéresser. Je comprends, et je suis le poëte quand, usant du procédé inverse, il part du petit pour s'élever au grand. Quand l'examen de la petite fleur l'emporte jusqu'aux astres, ces immenses harmonies qui le pénètrent si rapidement m'emportent avec lui, parce qu'alors il me semble dans son rôle, dans sa mission, qui est, sans doute, de nous prendre où nous sommes et de nous faire monter avec lui aux sommets de la pensée.
Enfin, je trouve aussi en lui un manque de mesure et de proportion dans l'expansion, un trop grand dédain pour l'ordonnance de la composition. Si quelque chose doit être sévèrement composé, c'est une pièce de vers. Béranger a la sagesse et l'art de la composition par excellence. Chaque idée a, en lui, son développement nécessaire et modestement arrêté à sa limite rationnelle. L'ordre et la clarté, ces qualités exquises, sont-elles donc presque toujours inconciliables avec l'abondance et l'intensité de la flamme sacrée? M. Victor Hugo semble tout le premier être la preuve de cet accord possible. Certains chefs-d'oeuvre de lui l'attestent. Il ne lui plaît donc pas toujours de faire de son mieux, et quelque désordre qu'il ait dans la pensée, il ne peut donc se défendre de nous en imposer le trouble et l'étonnement.
Je sais, chère et impérieuse Julie, ce que vous allez me dire: Ce poëte est un intrépide cavalier. Son Pégase, à lui, est un cheval terrible, un dragon de feu: convenez donc qu'il ne peut pas toujours le gouverner. Qu'il lui plaise ou non d'augmenter son allure ou de la modérer pour traverser le monde de ses rêves, il est parfois emporté majestueusement dans l'espace, parfois ralenti et enchaîné dans le vague de son rêve, comme un paladin dans quelque forêt enchantée. Cette lyre merveilleuse n'obéit donc pas toujours à la main, cependant merveilleusement habile, qui la fait vibrer. Elle se met quelquefois à jouer toute seule comme la harpe de ce maître chanteur d'Hoffmann, qui s'était laissé posséder d'un esprit terrible; et on l'écoute alors comme on écoutait Henri de Ofterdingen, c'est-à-dire avec stupeur, avec effroi, avec souffrance. On se demande les uns aux autres: Où va-t-il? qu'a-t-il voulu nous dire, ou plutôt que refuse-t-il de nous dire? Est-ce de l'enfer qu'après ces chants sublimes lui viennent tout à coup ces rugissements mystérieux et ces ricanements amers?
Eh bien, il s'est passé des années pendant lesquelles le poëte, livré aux soins du monde réel, a paru quitter le désert de la rêverie pour traverser le désert des hommes, et voici que, toujours portant en croupe son génie familier, ange ou démon, qu'importe? il reparaît à la Wartbourg, pour remporter le pris du chant: voyons, lisez.
On le voit, c'était ici, autour de la table, comme partout dans le monde, un grand événement littéraire. Et c'est plus que cela pour quiconque réfléchit: c'est un événement social et philosophique. Un grand changement a dû s'opérer chez le poëte. Il a franchi des mers, il a traversé des abîmes, il a dû vieillir, se calmer ou se lasser, devenir sage.
Eh bien, pas du tout, et voilà le merveilleux de la chose; il est resté lui, il n'a pas vieilli d'un jour, quoi qu'il dise; il est plus fougueux, plus agité que jamais. Seulement, il a énormément grandi, et, en s'éloignant toujours des routes frayées, il a laissé toute critique sous ses pieds, parce qu'il a monté jusqu'aux cimes de son olympe romantique. Qui pouvait l'empêcher? Théodore en convient tout le premier: personne! Si c'est une énormité, une chose effroyable et désespérante, comment et pourquoi n'a-t-on pas su l'arrêter? Où sont les poëtes que l'école classique a poussés contre lui? Où est son rival? Qui a osé se mesurer contre un tel champion? Qui mettra-t-on en regard de lui dans une voie opposée? Tout ce qui écrit ou pense est, aujourd'hui, partisan de la liberté absolue de conscience et d'allure dans les arts. L'école classique existe-t-elle encore? D'où vient qu'elle n'a trouvé personne pour la représenter dans un combat singulier contre ce Cid superbe? Il a eu beau crier: Paraisses, Navarrois!… Personne n'a voulu se montrer.
Ce poëte nous donne donc aujourd'hui un très-grand spectacle, qui est d'avoir triomphé de son vivant, sans avoir fait la moindre concession aux exigences plus au moins légitimes de ses contemporains. Il a eu raison contre ceux qui avaient tort, et aussi contre ceux qui pouvaient avoir raison.
—Et voyez! nous disait Julie, le coude appuyé sur la table du soir et le menton dans sa main, encore pâle d'enthousiasme et l'oeil brillant; voyez si ce n'est pas heureux qu'il ait eu foi en lui-même? On a eu beau lui crier casse-cou, il n'a rien évité, rien tourné, et le voilà au sommet qu'il avait rêvé, vous disant son fameux eh bien? et vous invitant à le suivre… si vous pouvez!
On avait lu Villequier, Réponse à un acte d'accusation (les deux articles), la Réponse au marquis, et cette étrange vision baptisée d'un nom étrange: Ce que dit la bouche d'Ombre. Nous disions tous comme Julie, et Louise relisait tout bas Villequier. Elle posa ensuite le livre sur la table sans rien dire, et reprit sa tapisserie; mais des larmes coulaient furtivement sur ses fleurs, et elle laissa discuter sans rien entendre. J'aimais assez, moi qui l'observais, cette manière d'avoir son avis.
Théodore avait accaparé les deux volumes, et il les feuilletait. Quand il nous eut laissé dire tout ce que nous avions dans l'âme, il prit la parole à son tour.
—Julie, dit-il, je vous accorde qu'il est colossal; mais ne me soutenez pas qu'il soit raisonnable.
—Monsieur veut de grands poëtes bien sages, bien peignés, bien gentils? reprit l'ardente fille avec ironie.
—Non, répliqua Théodore. Je sais que sans le délire sacré il n'est pas de poëte sublime. Un grain de folie ne déplaît pas chez ces exaltés éloquents. Je leur passe quelques accès. Celui-ci a de si beaux éclairs de raison que je lui rends les armes à chaque instant; mais je le trouve tout d'un coup exagéré dans la sagesse, après l'avoir trouvé excessif dans le désespoir. C'est une magnifique intelligence qui manque de synthèse. Vous direz tout ce que vous voudrez, cela est ainsi.
Et, sans laisser à personne le temps de lui répondre, Théodore continua:
—Les grands poëtes, comme les prophètes, comme les oracles antiques eux-mêmes sur le trépied fatidique, ont toujours abouti à un grande synthèse. Or, montrez-moi celle de votre poëte? Je lis une page de résignation vraiment céleste; au verso, je trouve un cri de révolte plus terrible que tous ceux du Satan de Milton. Je tourne encore une page, me voici dans le doute désespéré d'Hamlet. Tournons encore, nous sommes avec Magdeleine éperdue aux pieds du divin Sauveur. Tournons toujours: voici l'amour terrestre avec tous ses emportements, tous ses abandons, toutes ses voluptés; et plus loin, la famille avec ses austères douceurs et ses devoirs rigides. Et plus loin, nous crions: J'irai! et nous voulons monter l'échelle de Jacob après avoir terrassé l'esprit mystérieux. Et plus loin, nous retombons dans un touchant et sublime aveu de la faiblesse humaine et du néant de notre intelligence. Et plus loin, nous raillons amèrement la révolte du sceptique; et plus loin, nous proclamons la nôtre. Ici, nous attaquons amèrement la cruauté, l'insensibilité de la divinité. Là, prosterné devant elle, nous bénissons l'amour divin; le tout se termine par une réhabilitation de Bélial, après une étrange métempsycose où, par parenthèse, le supplice des damnés, murés tout chauds et pensants dans la matière inerte, n'est pas éternel, il est vrai, mais dure si longtemps que je m'en fâche, vu que je ne trouve aucune proportion entre les fautes qui peuvent s'accumuler dans le cours d'une vie humaine et la durée effrayante d'un silex….
Théodore fut interrompu par des huées. Nous le trouvions archipédant d'avoir pris au pied de la lettre d'ingénieux et poétiques symboles. Il n'était pas en train de se repentir et acheva ainsi son réquisitoire:
—N'importe, n'importe! je soutiens mon dire: il n'a pas de synthèse. Il en a d'autant moins que, dans chaque émotion à laquelle il s'abandonne, je le crois maintenant naïf et convaincu. Oui, le traître, il est de bonne foi puisqu'il est inspiré, puisqu'il est admirable dans toutes ses inconséquences!
Julie était si courroucée qu'elle ne nous permit pas de rire du courroux de Théodore.
—Vous n'êtes qu'un maître d'école! s'écria-t-elle; vous êtes farci de synthèses, qu'on vous a fourrées, bon gré mal gré, à la place des entrailles. Grand Dieu! qu'avons-nous à faire de vos synthèses, et quel poëte serait celui qui n'aurait jamais souffert, jamais aimé, jamais douté, jamais vécu? Faites-nous des vers, de grâce, et l'on vous répondra. Mais vous ne voyez donc pas qu'il n'y a pas de grands artistes sans tous ces contrastes dont vous vous plaignez? Raphaël, que je vous entends toujours citer comme le génie le plus synthétique, a eu trois manières, c'est-à-dire que deux fois il a tout remis en question dans sa croyance, dans son art, dans sa vie. Et qui vous dit que, s'il eût vécu plus longtemps, il n'eût pas encore trois fois labouré et bouleversé le champ de sa pensée? La vie des grandes intelligences n'est pas autre chose qu'un orage sublime, et quiconque fait son lit bien symétrique et bien uni, pour s'étendre à jamais dans une bonne position bien correcte et bien commode, s'endort là du sommeil des morts et n'est jamais réveillé par l'inspiration. Allez, synthétique personnage, dormez sur le triste et humide grabat de votre saine logique, et, au lieu d'extases et de rêves, vous n'aurez là que les délices du ronflement monotone.
—Voyons, voyons! calmez-vous, répliqua Théodore. Je vous accorde que votre poëte doit de grandes beautés d'art à cette merveilleuse abondance d'émotions diverses. S'il n'était pas sceptique à ses heures, nous n'aurions pas les plus beaux cris de scepticisme que ce siècle ait jetés vers le ciel. Je regretterais bien aussi qu'il n'eût pas des élans religieux qui élèvent l'âme et la vivifient. Quand il est doux, je suis charmé qu'il ne soit plus en colère, parce qu'il me rend doux comme lui, et quand il redevient passionné, je suis passionné à mon tour avec une vivacité qui me réveille et me rajeunit. Enfin, je vous accorde que, dans tous les modes et sur tous les tons, c'est un instrument qu'on ne se lasse pas d'entendre; mais c'est un plaisir qui vous torture un peu, et, quoi que vous en disiez, on a le droit de demander à un homme de génie de vous faire du bien, surtout quand il est arrivé à la maturité de son talent, et, qu'ayant acquis beaucoup de gloire, il doit aspirer à prendre beaucoup d'autorité.
Je vous fais grâce du reste de la discussion, qui fut très-animée. Ce n'est pas avec calme que l'on parle des choses hors ligne, et celui dont la vie littéraire et philosophique a été un combat contre les autres et contre lui-même a dû semer le vent et récolter la tempête.
Il me tardait, ce soir-là, d'être seul et de lire l'ouvrage en entier. Il me semblait que la lecture, sans ordre, d'un drame intellectuel de cette nature et de cette portée conduisait à des disputes sans issue. Julie avait raison d'admirer avec passion toutes les pierreries de cet écrin, de cette mine. Théodore avait raison aussi de vouloir que tant de choses brillantes et précieuses dussent être employées à un ouvrage, à un monument quelconque.
—Je n'exige pas, disait-il, que la synthèse du poëte réponde à la mienne. Je n'accepte pas celle de Michel-Ange, mais je reconnais qu'elle existe, qu'elle est complète, solide, magistrale.
—Oh! le malheureux! s'écriait Julie, il avoue qu'il n'aime pas Michel-Ange. Qu'il aille se coucher, vite, vite! qu'on ne le voie plus ici!
Et l'on chanta à ce pauvre Théodore, qui est bien le plus sincère et le plus honnête des hommes: Buona sera, don Basilio!
Me voici seul, après avoir lu les deux volumes d'un bout à l'autre; le jour perce à travers mes rideaux, et les rossignols chantent déjà. Je vous dirai demain ma pensée, à moins que quelque autre ne la formule mieux, autour de la table, que je ne saurais le faire; auquel cas, vous aurez cette formule. Je ne regrette pas de vous avoir rapporté fidèlement les révoltes de Théodore, parce que je les sens anéanties par un grand fait, la puissance de l'individualité, puissance irrésistible, qui détruit parfois toutes les notions générales préexistantes les mieux établies en apparence, mais établies en raison d'un ordre de choses qui se trouve tout à coup dépassé par l'individu.
A demain donc.
6 juin 1856.
II
C'est autour de la table, en effet, que l'on reprit la causerie de la veille, et c'est là que je me permis d'avoir l'opinion que je vais vous soumettre.
—Il est faux, ma chère Julie, qu'une grande intelligence doive se passer de synthèse, car hier vous avez poussé l'esprit de révolte jusqu'à dire cela; mais il n'est pas vrai, mon cher Théodore, que le poëte des Contemplations manque de synthèse, vous le reconnaîtrez en lisant son livre d'un bout à l'autre.
Mais avant de répondre à une critique qui semblait porter sur la nature, sur le principe même de cette grande intelligence, je voudrais vider avec vous les questions de détail que vous souleviez hier soir: d'abord le choix de certaines images qui vous semblent tantôt choquantes, tantôt puériles; ensuite l'absence de composition, le manque de proportion, comme vous disiez.
Sur ces deux points, je ne trouve pas à vous répondre par un de ces plaidoyers en règle qui tendent à disculper à tout prix l'accusé par un système de dénégations d'une ingénieuse mauvaise foi. Je suis franc, et je trouve ces défauts, que vous signalez, évidents si je me place à votre point de vue; mais j'ai beau chercher dans l'histoire des arts un ouvrage de premier ordre qui ne pèche point par quelque endroit contre ce que les uns appellent les règles, contre ce que les autres appellent la saine logique, je ne les trouve pas. Le pur Racine a tous les défauts du milieu où il a vécu, à commencer par le ton de cour française qu'il donne à ses héros antiques, ce qui fut une adorable qualité pour les amateurs de son temps, ce qui est un hiatus de couleur très-répréhensible aujourd'hui à nos yeux, et ce qui ne l'empêche pourtant pas d'être un beau génie, selon vous, selon moi aussi.
D'où vient donc que, malgré l'école romantique et l'immense progrès qu'elle nous a fait faire, Racine restera debout? C'est que les qualités sérieuses et vraies survivent aux défauts inhérents à l'époque et au milieu où l'on vit. A mesure que les siècles suivants se débarrassent de ces défauts, ils les pardonnent au passé. La première réaction est amère et parfois injuste: il faut de la passion pour vaincre l'habitude et implanter le progrès. Cela fait, la guerre cesse, les combattants s'apaisent, et les vainqueurs sont les premiers à tendre la main aux morts illustres. Cette nouvelle réaction en leur faveur est quelquefois aussi ardente que l'a été celle qui les a dépossédés du rôle de modèles. En deux ou trois siècles, les grands noms sont faits, défaits ou refaits. Ils ne sont réellement consacrés qu'après l'épuisement des réactions contraires; et alors, on sent pour eux une indulgence absolue, qui n'est que justice absolue. De même qu'il n'est pas de grand personnage historique qui n'ait eu dans sa vie quelque erreur ou quelque tache, il n'est pas de grand artiste qui n'ait eu son côté faible ou désordonné, et dont on ne puisse dire: il fut homme; ce qui n'empêche pas d'ajouter: il fut grand.
Quand vous regardez les Noces de Paul Véronèse, songez-vous à critiquer les costumes, le local, les accessoires si peu appropriés au temps et au sujet? La Diane de Jean Goujon ne pèche-t-elle pas contre toutes les règles de la statuaire du Parthénon? Sa riche et étrange coiffure est-elle en rapport logique avec sa nudité? Les Grâces de Germain Pilon ne sont-elles pas de pure convention, comme formes et comme ajustement? Quels sont les habitants d'une planète supérieure à la nôtre qui ont posé pour Moïse, pour les Sibylles, pour l'Adonis de Michel-Ange? Si vous jugez avec le compas et avec le raisonnement, tous ces chefs-d'oeuvre sont inadmissibles dans votre musée. Vous y recevrez tout au plus l'Apollon du Belvédère, un bien joli petit monsieur, mais qui ne pèse pas beaucoup auprès du Christ vengeur de Michel-Ange. Il est cependant plus élégant, plus correct. Il dut être l'idéal des dames de son temps, alors qu'on se représentait le dieu des vers frisé et parfumé comme Alcibiade. Il est charmant, ne vous fâchez pas, et le Christ de la chapelle Sixtine, avec ses formes athlétiques et sa pose terrifiante, n'est que sublime.
Permettez-moi de vous dire: Oui, Victor Hugo a des fantaisies Watteau tout au beau milieu de ses fièvres dantesques; oui, ses statues ont des jambes trop longues ou des poitrines trop étroites, comme celles des divinités de Jean Goujon, ou des têtes trop grosses et des jambes trop courtes, comme quelques-uns des personnages de Michel-Ange; oui, l'ornement est quelquefois trop capricieux et trop prodigué chez lui, comme chez Paul Véronèse, Titien, Giorgione et tous les artistes de la Renaissance. Et c'est pour cela qu'il est un maître que l'on peut, que l'on doit nommer à côté de ceux-là; c'est pour cela que, n'étant pas toujours correct et charmant, il a, lui aussi, le malheur de n'être que sublime.
—Allons, dit Théodore, je me laisse aller à tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me prouviez par quels endroits il est synthétique. Au moins tous ceux que vous venez de me citer ont été d'accord avec eux-mêmes; mais Victor Hugo ne me semble pas être quelqu'un, tant il est multiple dans sa fantaisie. Je vous accorde qu'il a résumé par la parole la grande peinture et la grande sculpture, qui ne semblaient pas pouvoir y être contenues: c'est pardieu bien pour cela que je lui reproche de n'avoir rien à lui en fait d'idées. Le talent est immense, mais l'âme est incomplète, incertaine ou insaisissable. Voyons quelle définition vous me donnerez d'un génie si chatoyant et si déréglé?
—Je vous répondrai comme je viens de le faire, en vous donnant, jusqu'à un certain point, gain de cause, sauf à vous dire qu'on perd plus souvent les bons procès qu'on ne les gagne, quand on plaide contre une idée qui fait loi dans certains esprits. Je voudrais en vain vous convaincra; si vous avez un parti pris contre les organisations à grande extension, vous me direz toujours, et de tous, même de Shakspeare, et surtout de Shakspeare: «Je veux qu'il se résume, qu'il se retienne, qu'il se prononce, qu'il se fixe… ou qu'il se taise!»
—Ce serait dommage quant à celui-ci, dit avec aménité le bon Théodore; et j'aime mieux lui passer ses excès. Mais expliquez-moi ce que vous entendez par génie à grande extension?
—L'extension dans tous les sens, et c'est là ce qui caractérise les véritable maîtres. Quand le divin Homère, au moment de mettre en présence ses héros de cent coudées, s'interrompt tout à coup pour décrire minutieusement le bouclier chargé de sujets et de figures, et non-seulement l'objet d'art, mais encore les sept couches de cuir ou de métal qui en assurent la solidité, il est certain qu'il pèche contre la règle de la composition et contre l'intérêt dramatique, impitoyablement suspendu pour faire place au goût de l'artiste et à la science de l'armurier. Si quelqu'un se permettait aujourd'hui pareille chose….
—Victor Hugo se le permet! il vous arrête sur un détail, sur un incident, et, après avoir bien posé son idée, il vous leurre de la conclusion ou vous la fait attendre, par une véritable promenade de propriétaire dans tous les palais de sa fantaisie.
—C'est vrai! répondit Julie. Qu'il soit donc maudit, le maladroit, et qu'il s'en aille au panier de Théodore, avec ce bavard d'Homère, cet insensé de Dante et ce possédé de Michel-Ange.
Et, comme Théodore riait de l'indignation de notre belle amie, j'ajoutai:
—J'ai fini mon plaidoyer, car je ne vois rien de mieux que la conclusion de Julie. A toutes vos critiques, nous répondrons: c'est vrai; et vous voilà empaillé, cristallisé, momifié dans votre victoire avec deux ou trois grands noms, Boileau, Voltaire, Racine, tout au plus.
—Et Raphaël, s'il vous plaît! et La Fontaine, et Béranger, et tant d'autres qui ont du se contenir et se coordonner!
—Oh! certes, vous êtes en bonne compagnie, et vous nous rendriez jaloux si vous en aviez le monopole: mais vous ne l'avez pas; nous réclamons.
—Vous n'en avez pas le droit; si vous admirez sincèrement les miens, vous ne pouvez pas admirer les vôtres sans restriction.
—Il en est pourtant ainsi, et notre tolérance pour ce que vous appelez nos défauts nous rend plus heureux et plus riches que vous puisque à la liste de votre Panthéon, que nous signons des deux mains, nous pouvons ajouter celle de tous ces pauvres qui s'appellent saint Jean, Homère, Shakspeare, Michel-Ange, Puget, Beethoven, Byron, Mozart….
—Celui-là est à moi, je le retiens! s'écria Théodore.
—Allons donc! Est-ce qu'il est digne de votre sanctuaire? dit Julie. Et don Juan? Vous ne voyez donc pas que c'est du romantisme?
—Je ne veux pas, répondit Théodore, que vous m'enrégimentiez dans une école. Je ne suis pas si pédant que vous croyez, belle anarchiste. Je n'ai jamais fait la guerre qu'à l'étiquette placée sur l'oeuvre du romantisme, et si l'on n'eût jamais traité Racine de crétin, et Despréaux de monsieur Boileau, j'aurais laissé dire qu'il ne fallait plus de lisières à la forme. Mais, sortons de ces distinctions qui deviendraient trop subtiles et insolubles, si nous voulions ranger les grands noms du passé, et même ceux du présent, en deux classes tranchées. C'est au point de vue philosophique que je veux envisager les choses: c'est à ce point de vue que je vous avoue ma préférence pour les génies à idées nettes et à volontés soutenues; c'est à ce point de vue que je vous demande si, en fait de génie, le premier rang appartient, selon vous, à ceux qui ont le plus de défauts et non à ceux qui en ont le moins?
—Voilà une question insidieuse et mal posée, dit Julie. Il faut nous demander lequel nous préférons, du génie qui a le plus de qualités ou de celui qui a le moins de défauts. Alors nous vous répondrons, c'est le premier. Prenez vos balances, homme sage, et pesez la Nuit de Michel-Ange avec la Vénus de Médicis; vous trouverez la première beaucoup plus lourde d'invraisemblances et de sublimités; la seconde, beaucoup plus légère de toutes façons; l'une réelle et jolie, qui vous porte à la sensualité, l'autre impossible, mais idéale, et qui vous porte à l'enthousiasme.
—Est-ce donc à dire, reprit Théodore, qu'il n'est possible d'avoir de grandes puissances qu'à la condition d'avoir de grandes erreurs?
—Eh! eh! peut-être, dit Louise, qui semblait lire le journal et ne pas écouter la conversation. L'inspiration n'est peut-être jamais complète si elle ne s'est permis, à ses heures, d'être excessive; et il y a longtemps que quelqu'un a dit; Là où il n'y a pas trop, il n'y a jamais assez. Je crois que si l'on épluchait tes idoles, mon cher Théodore, on y trouverait plus d'incorrections et de disproportions que tu n'en veux avouer; et si, dans ce musée que tu t'es arrangé, il s'est glissé quelqu'un d'incontesté, je crains fort qu'il ne soit pas incontestable, ou qu'il ne soit pas tout à fait digne d'y prendre place.
—Allons, dit Théodore, me voilà battu, puisque la grand'mère s'en mêle. Qui croirait à tant d'enthousiasme révolutionnaire sous ces bons et chers cheveux blancs? Mais encore une fois laissons la question littéraire, puisque vous voilà tous contre moi. Résolvez-moi seulement la question philosophique. Dites-moi où est la synthèse par vous aperçue dans ces deux nouveaux volumes.
Sommé de répondre, je répondis:
—Ces deux volumes sont une histoire personnelle. Vous demandez une synthèse; eh bien, l'odyssée intellectuelle d'une existence de poëte, c'est, j'espère, une synthèse qui se dégage et s'affirme. Faut-il y trouver un titre plus explicite pour vous que celui de Contemplations; appelons cela, si vous voulez, «Journal d'une âme.» Toute analyse bien faite implique une synthèse prochaine, inévitable. Toutes les fois que vous me peindrez admirablement et fidèlement comment une certitude vous est apparue, j'en conclurai que cette certitude vous est déjà acquise; et, quelle qu'elle soit, je ne vous accuserai plus de n'en avoir et de n'en vouloir aucune.
Or, cette analyse s'est faite lentement, à travers de grandes agitations et de terribles désespoirs; raison de plus pour qu'elle prouve. Il ne faut point parler de ces choses-là trop à son aise. La plupart des intellects humains est portée à une certaine docilité qui n'est pas le fait des grands poëtes. Ceux qui, comme vous, s'absorbent de bonne heure dans les études philosophiques vivent de bonne heure sur le fonds amassé par les autres, et se font aisément un ensemble d'idées à leur usage. Tout adepte d'une science posée et définie procède du connu à l'inconnu, et, traîné sans secousse dans la voiture suspendue et arrangée par ses maîtres, avance avec une tranquillité sage vers les sublimes horizons. Le vrai poëte n'est pas né métaphysicien. Ce qu'il a appris facilement, il l'oublie de même. Emporté par ses propres ailes, il veut aller au hasard, tout tirer de son propre fonds et découvrir tout sans rien chercher. Il ne médite guère; il rêve et contemple, il s'agite et il souffre. Instrument exquis, il ne peut vibrer que sous un souffle libre et divin. Nulle main humaine ne peut effleurer ses cordes sans les briser ou les faire détonner.
Souvenez-vous que la poésie ne s'enseigne pas. Vous ferez des savants, des industriels, des érudits, des géomètres, des théologiens, des administrateurs, des virtuoses même; vous donnerez tout par l'éducation, hormis la haute révélation de l'art, hormis l'inspiration de la véritable poésie. Aucun livre, aucun professeur, aucun enseignement, aucun conseil même, n'a jamais pu et ne pourra jamais faire un poëte, un artiste; ne vous étonnez donc pas qu'un vrai poëte vibre et frissonne à tous les vents qui passent. Plus il est grand, plus le tressaillement est profond et invincible.
Vous vous levez tranquille et serein, vous, mon digne et cher ami. Vous mettez votre manteau ou votre chapeau de paille, selon le temps qu'il fait. Vous sortez avec un livre ou avec le souvenir d'un livre pour regarder la nature et vous-même; et si votre propre logique s'en mêle, c'est grâce à une foule de notions acquises qui vous ont fait un tempérament doux, une philosophie soutenue, une individualité arrêtée: je ne dis pas arrêtée stupidement et à jamais, Dieu m'en garde! mais sagement et patiemment expectante. Tel n'est pas le poëte.
Il n'a dans l'arsenal de sa rêverie ni parapluie, ni paratonnerre, ni livre qui lui serve d'arbitre, ni fonds de souvenirs classiques vénérés et redoutés qui lui soit un thermomètre. Il s'en va à travers les champs et les bois, ne commandant à aucun être, à aucune chose, attendant, naïf et fièrement désarmé, que les choses et les êtres lui parlent, que l'orage le ploie, que la fleur l'enivre, que le soleil l'embrase, que les flots de la mer l'accablent; et ce qu'il aura vu, ce qu'il aura senti, il vous le dira au retour; mais ne lui demandez pas au départ ce qu'il vous rapportera de sourires ou de larmes, d'enthousiasme ou de désolation. Il ne s'appartient pas. Si son âme est souffrante, il remplira de deuil l'univers qui le force à chanter en mineur ou en majeur, selon l'accord de sa lyre. S'il est heureux pour un moment, la création lui révélera son éternelle beauté, son éternelle sagesse; mais n'exigez pas que demain confirme aujourd'hui, ni qu'aujourd'hui soit la conséquence apparente d'hier.
L'âme du poëte est mobile; si elle renfermait Minerve tout armée, elle ne serait plus inspirée. Elle est faible et changeante à votre point de vue: c'est-à-dire qu'elle est douée d'une force et d'une ténacité dont vous ne pouvez distinguer et définir la source cachée. Il y a en elle un mystère qui échappe à votre analyse et que peut seule vous révéler l'âme qui possède et subit cette fatalité, tantôt délicieuse, tantôt effroyable.
—Est-ce à dire, demanda Théodore, que le poëte soit un souverain absolu, irresponsable? C'est admettre une royauté de droit divin contre laquelle je vous avertis que je me révolte absolument.
—Oh! vous êtes libre de vous révolter, s'écria Julie. La poésie manque absolument de mouchards et de gendarmes pour s'imposer aux récalcitrants; c'est ce qui fait la force de son empire.
Le droit du poëte est toujours inoffensif, puisque chacun peut s'y soustraire. L'usage bon ou mauvais de ce droit est le châtiment ou la récompense de celui qui l'exerce. S'il ne soufflait que fureur et désespoir, il rétrécirait son influence à celle des passions du moment; mais quand il fait rayonner le beau et le vrai, il l'étend à jamais à toutes les âmes. Quand la sienne est foncièrement belle et magnanime, ses amertumes passent, Dieu les dissipe, et l'humanité toute entière reçoit le bienfait de son inspiration.
—A la bonne heure! répondit Théodore; l'Apocalypse est une splendide vision, mais elle se complaît dans trop de châtiments qui font Dieu vindicatif et méchant. Saint Jean en rappela et prêcha l'amour, après eu avoir prêché la colère.
—C'est, lui dit Julie en riant, qu'il avait trouvé sa synthèse. Est-elle moins belle et moins vraie, parce qu'il a prédit la chute des étoiles?
—Je crois, dis-je à mon tour, que nous arrivons à être tous d'accord. Théodore nous accorde que les sibylles et les prophètes sont des esprits très-orageux, et qu'ils n'en sont pas moins une grande famille d'inspirés. Il me semble que Julie nous accorde aussi quelque chose: c'est que l'inspiration est un trépied ou la vérité ne se révèle pas à tout moment sereine et lucide, et que l'homme, quelque puissant, quelque excité qu'il soit, est toujours cet être obscur et torturé dont le poëte lui-même nous exprime la douleur et la misère avec des cris si profonds et si vrais. Donc ce poème, cette vie si troublée, si ondoyante et diverse, comme eût dit Montaigne, est une suite de crises fatidiques où l'effort gigantesque retombe parfois sur lui-même en magnifiques divagations. C'est à ce prix que la lumière est aperçue dans de meilleures jours, et c'est alors que le poëte trouve de ces clartés grandioses qui couronnent son oeuvre et qui tout à coup le mettent d'accord avec les plus grands et les plus sérieux penseurs de l'humanité. Laissez-le donc lancer ces sinistres éclairs qui s'éteignent trop vite à votre gré dans d'imposantes ténèbres. Ardent et sombre par la nature de son génie, il a la flamme des volcans, leurs mystères effrayants, leurs terribles explosions, leurs fêtes infernales; mais ramené à Dieu par la douleur, après des crépuscules d'une suave mélancolie, il a des splendeurs de soleil. La sérénité de l'espérance ne peut habiter facilement cette âme froissée. Ne lui demandez pas les molles quiétudes de l'inexpérience, les faciles mansuétudes de l'oubli. C'est un archange foudroyé qui parle en elle, et ses heures de soumission sont comptées. Il est né pour la lutte, il luttera toujours; mais sa logique ardente consistera à savoir triompher toujours des noires pensées et des amers abattements qui le torturent. L'humilité chrétienne n'est pas son fait. Il est trop fort pour se soumettre avant d'avoir trouvé à sa soumission une raison supérieure. Écoutez-le constater la fatalité des choses suprêmes:
Je sais que vous avez bien autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu'un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous!
* * * * *
Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
Que l'oiseau perd sa plume et la fleur son parfum,
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un.
* * * * *
Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses,
Que rien ne déconcerte et que rien n'attendrit;
Vous ne pouvez avoir de subtiles clémences
Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit!
Voilà, sons la forme de la résignation un amer et sublime reproche que sentent bien ceux qui ont vu la grande roue du destin écraser l'objet de leurs plus saintes amours. Mais le poëte qui ose interroger Dieu et commenter ses arrêts implacables, reçoit de Dieu même une sublime réponse au fond de son coeur, et il s'écrie tout à coup:
Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues,
Où la Couleur de l'homme entre comme élément!
—Attendez! nous dit alors Louise; nous voici arrivés, vous et moi, je pense, aux mêmes conclusions. Moi aussi, j'ai lu tout le livre dans la journée; j'ai été si bouleversée et si pénétrée, que j'ai écrit à l'auteur sous le coup de mon émotion.
—Quoi, mère! dirent les jeunes gens, vous avez écrit à Victor Hugo que vous ne connaissez pas? Montrez-nous votre lettre!
—Va la chercher sur la table, me dit-elle, et tu nous la liras. Je n'ai jamais eu l'intention de la lui envoyer. Les gens célèbres sont écrasés de lettres indiscrètes. La mienne m'a soulagée; peut-être résumera-t-elle votre conversation.
Voici la lettre de Louise; elle avait pour épigraphe les vers que je venais de citer:
Peut-être faites-vous des choses inconnues,
Où la douleur de l'homme entre comme élément!
«Ne dites plus peut-être, ô poëte! Cette chose inconnue, c'est un monde meilleur, c'est un doux paradis parmi tous ces astres que votre génie peuple d'êtres plus ou moins punis, plus on moins rachetés. Oui, parmi ces mondes innombrables, où la vie prend tous les modes et toutes les formes de l'existence, il en est un pour nos enfants morts, pour ces êtres appelés dans toute la fleur de leur innocence et de leur beauté. C'est un monde heureux et plus élevé dans la sphère de l'esprit que le nôtre. Nos larmes, qui sont des prières, et notre foi, qui est un mérite, nous donneront le droit d'y pénétrer pour les y revoir. Elles sont le ciment du pont invisible jeté sur les abîmes du ciel entre cet Éden et notre terre d'exil.
«Vous le savez, vous l'avez dit, et vous l'avez dit comme personne au monde ne saurait le dire: nos désirs et nos aspirations sont, au-delà de ce monde étroit qui nous retient, le vrai monde, le monde réel; nos malheurs et nos désastres ici-bas sont le rêve qui passe; les choses célestes que nous croyons rêver sont le monde durable et assuré; et le jugement qui nous emporte vers les régions funestes ou délicieuses de l'univers, c'est notre liberté qui le prononce, c'est notre élan qui imprime la direction de notre vol. Sous des figures et des symboles divers, cette croyance est celle de tous les grands esprits de tous les temps, des grands philosophes, des grands saints et des grands poëtes. C'est celle de Byron et la vôtre; et quand votre pensée entrevoit cet espoir et s'y élance, elle est une puissante autorité de plus dans la somme de nos croyances et dans le trésor de notre foi.
«Songez-y, là-bas, sur votre rocher, il ne faut pas vous éteindre et mourir comme les rois dans l'exil.
Agité de fureurs prophétiques, il faut sortir de cette tourmente et vous oublier vous-même, pauvre père, homme désolé, souverain banni! Il ne faut penser à vous que pour penser à tous; et vous, le plus souffrant de tous, devenir le consolateur et le soutien de tous. C'est la mission du poëte, car le vrai poëte est un voyant, et c'est en vous que cette puissance exceptionnelle se manifeste le plus vivement de nos jours.
«Je ne vous demande pas de nous consoler mollement ou hypocritement des maux de ce monde. Non, votre mission n'est pas de plaire aux égoïstes; elle n'est peut-être pas non plus d'aggraver nos peines par une peinture effroyable de la vie humaine et des fatalités de l'histoire. Le cadre de vos tables est plus vaste, et sur la pierre de votre Sinaï, si vous voulez parler à tous, c'est du Dieu bon qu'il faut leur parler.
«Vous l'avez compris, vous l'avez fait. Il y a toute une révélation dans le livre que vous appelez Aujourd'hui. Quel autre que vous, dans ce temps de petitesse intellectuelle et de scepticisme farouche, pouvait espérer de la formuler et de la faire entendre? Ce don est plus grand, plus sérieux que ne s'en doutent la plupart de ceux qui vous lisent, et vous inspirez beaucoup d'enthousiasmes littéraires qui sont d'instinct plus que de réflexion.
«Peu importe; si l'esprit que charme ou transporte votre parole est saisi, à son insu, par la profondeur de votre pensée, il s'est élevé de beaucoup au-dessus de lui-même, et vous avez ébranlé en lui le petit édifice de sa froide raison au profit des croyances supérieures.
«Osez donc! On sait bien que ce n'est pas le courage qui vous manque vis-à-vis des événements, mais peut-être n'avez-vous pas encore, vis-à-vis de votre idéal, toute la confiance que vous lui devez. De là peut-être ces angoisses, ces troubles mortels à l'idée de la destruction, ces noires imaginations, ces frissons sur le trépied sacré. Une sorte de panthéisme grandiose vous agite, la lumière vous inonde; puis l'horreur des ténèbres vous saisit…. Ah! devrait-on, adepte impatient, vous demander d'apaiser ce désordre sublime? Quel oracle antique, parlant par la bouche des poëtes mystérieux et des prophètes terrifiés, a mieux dépeint cette fièvre de l'inconnu qui vous dévore, cette sueur froide que l'abîme côtoyé fait passer sur votre front, ces transports de Titan, ces abaissements de rêveur, cette audace désespérée et ces déchirements profonds; puis ces doutes, ces vertiges, cette attraction des ténèbres, ce besoin de se reposer dans le vague de la faiblesse humaine?
«Qui a jamais révélé dans des mots aussi grands que l'idée, dans des images aussi colossales que le chaos, une lutte de cette nature et des tourments intérieurs de cette portée? Personne! Le mal est nouveau, il appartient à notre génération placée entre la foi et la négation, entre l'espérance et le blasphème, entre la fureur sauvage et l'attendrissement divin. Vous êtes la plus impétueuse personnification de ce mal sublime, depuis le Manfred de Byron; vous êtes l'Hamlet des temps modernes qui va s'arracher à la tombe d'Yorick et s'écrier, en laissant retomber dans la fosse muette le crâne vide: «L'âme est ailleurs!»
«Oui, oui, elle est ailleurs! Sortez-nous de vos doutes, et sortez-en vous-même. Le temps est venu pour vous de terrasser l'esprit sombre contre lequel vous avez si vaillamment lutté. Arrachez-vous de ces tombeaux; laissez dormir ces ossements. Montez sans crainte vers ces régions éclatantes où des images célestes, souvent entrevues, vont se montrer à vous, plus limpides et plus sereines. Cherchez votre Béatrix dans les cercles divins. Toute vision de poëte emporté dans l'extase est une vérité pour qui sait lira à travers le symbole. Incompris, les prophètes sont des insensés, et c'est ainsi que, de leur temps, le vulgaire les juge.
«La vision de Platon, contemplant les âmes cramponnées à la poulie qui les monte ou les descend dans le milieu dont le mal ou le bien de leurs désirs les rend avides, est une folle imagination pour qui ne veut pas dégager l'esprit de la lettre. Ces figures naïves de l'antiquité ne font plus sourire quand on en a saisi le sens, et vos images à vous, empreintes de toute la poésie de l'art moderne, s'éclaircissent plus aisément pour laisser passer la vérité.
«Vous nous annoncez Dieu, vous nous annoncez la fin de Satan, déjà esquissée si magnifiquement:
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira: c'est donc toi!
* * * * *
Tout sera dit: Le mal expirera, les larmes
Tariront; plus de fers, plus de deuil, plus d'alarmes;
L'affreux gouffre inclément
Cessera d'être sourd et bégaîra: Qu'entends-je?
Les douleurs finiront; dans toute l'ombre, un ange
Crîra: COMMENCEMENT!
«Soyez pour nous ce génie bienfaisant qui, dans la petite sphère du temps mesuré à nos destinées, nous fera entendre une de ces paroles qui ne meurent pas avec nous; et si une pensée de doute, une sueur de défaillance traversent quelquefois votre nouvelle contemplation, recueillez dans l'air lointain ce cri d'une voix faible, mais sincère, qui vous dit: «Marchez!»
—Oui, oui! s'écria-t-on autour de la table, qu'il marche et qu'il voie!
Et Julie ajouta:
—Il a assez vu la terre et les monstres qui rampent à sa surface, la mort, la corruption, le silence, l'effroi, le néant! Le ciel commence à se révéler à lui, et son oeil ardent interroge les destinées des astres. Il en a encore peur, il les voit terribles, il y rêve des tourments et des frayeurs inconnus aux hommes d'ici-bas; mais qu'il ouvre les yeux encore plus haut, il y verra des lieux de délices, des sanctuaires de rémunération, où l'âme qui a souffert et pardonné aux hommes leurs clameurs, à Dieu son silence, trouvera dans une lumière toujours plus pure, le mot toujours plus transparent de son obscure et triste destinée d'aujourd'hui.
—Vous voilà dans le Ciel de Jean Reynaud, dit Théodore, et vous croyez que votre poëte y montera avec lui?
—Il y montera de son côté par le chemin qui lui est ouvert, répondit Julie; tous ceux qui ont des ailes se rencontrent à une certaine hauteur, et là, le poëte voit clair dans la métaphysique comme le métaphysicien dans la poésie. Croyez bien que déjà leurs rayons se rencontrent et se pénètrent, à leur insu peut être, mais inévitablement. Quand ces lumières divines se rallument sur la terre, elles entrent dans toutes les grandes intelligences presque simultanément.
—Vous arrangez tout cela à votre guise, reprit Théodore. Ces inspirés ne sont nullement d'accord entre eux; Jean Reynaud n'admet guère les purs esprits, et Victor Hugo veut anéantir la matière. Son monde futur n'est qu'apparence et transparence, tandis que celui de Pierre Leroux est encore plus positif que celui de Jean Reynaud; il nous interdit la sortie de ce monde maudit, et j'avoue que son système, aussi beau, aussi ingénieux, aussi éloquemment exposé que les autres, me paraît le plus admissible.
—Dieu ne dira jamais le fin mot à aucun homme d'ici-bas, si grand que cet homme puisse être, dit Ernest qui venait d'entrer et qui écoutait; mais il envoie aux grands penseurs comme aux grands songeurs des rêves qui ne différent pas tant les uns des autres que vous voulez bien le dire. La forme varie dans l'imagination et dans le raisonnement, mais le fond paraît reposer sur un même foyer d'espérance, la liberté progressive pour tous les êtres, commençant à avoir conscience d'elle-même chez l'homme terrestre, et lui permettant de hâter ou de ralentir son développement à travers le temps et l'éternité; l'immortalité pour tous; la conscience, la mémoire, la joie au réveil des bons et des sages; le renouvellement des épreuves pour les mauvais et les fous, avec la réhabilitation pour tous après l'expiation. Moi, j'y crois beaucoup. Et vous autres?
—Qui sait? dit Théodore.
—Moi, j'y crois fermement, s'écria Julie.
—Croyons-y tous, dit Louise. Pourquoi nous plairions-nous au doute, quand nos imaginations voient le ciel ouvert, quand nos coeurs sentent une bonté et une justice divines, et quand les plus belles intelligences de ce monde prennent leur plus magnifique essor dès qu'elles entrent dans cette lumière?
Nous en étions là quand on ouvrit la Presse pour lire l'excellent compte rendu de M. A. Peyrat sur le livre de M. Vacquerie. Nous fûmes tous fiers d'être arrivés au même avis que cet écrivain éminent, quant à la question littéraire en général et au livre en particulier.
Montfeuilly, 10 juin 1856.
III
Un volume pieusement dédié à la mémoire d'une femme illustre fut l'objet des réflexions de ces jours-ci. C'est un recueil d'articles de journaux portant ces deux dates: 29 juin 1855,—29 juin 1856. La première est celle de la mort de Mme de Girardin; la seconde, celle de la publication du recueil. L'idée de célébrer ce douloureux anniversaire par la popularisation d'un éloge funèbre, signé des noms les plus célèbres ou les plus distingués de la littérature poétique et critique, est touchante et délicate.
J'aime ces soins affectueux et ces tendres hommages rendus aux morts chéris. J'aime qu'on les honore et qu'on les bénisse comme s'ils étaient là pour respirer ce doux encens du souvenir et de l'affection, et que ces anniversaires, si douloureux pour nous, soient comme un jour de fête pour les nobles libérés de la vie. Du milieu plus pur et plus heureux qu'ils habitent désormais, il leur plaît peut-être de jeter les yeux, ce jour-là, sur leurs anciennes demeures et d'écouter parler leurs fidèles amis.
La croyance aux ombres errantes, aux fantômes de ceux qui ne sont plus, cache peut-être, comme toutes les naïves erreurs de l'humanité, une révélation sous un symbole. Il n'est pas nécessaire que ces glorieuses âmes descendent au milieu de nous. Réfugiées dans un ordre de choses supérieur au nôtre, il n'est même pas probable qu'elles soient condamnées à revenir dans cet ici-bas des douleurs humaines. Il est bien plus simple de penser que la vision des faits de notre monde monte vers elles lorsqu'elles l'évoquent, comme celle des choses lointaines se révèle, dit-on, par l'extase magnétique, à des individus doués d'un sens particulier. Ce sixième sens, mystérieusement aperçu chez nous, et non encore bien constaté parce qu'il ne peut être défini, est, sans aucun doute, un des attributs lucides des autres habitants du ciel, du moins de ceux qui ont mérité de monter dans la sphère infinie des êtres.
—Voilà pourquoi, nous disait Louise, je n'aime pas l'idolâtrie de la tombe. Cette terre muette, cette pierre insensible, et les matérielles idées de destruction sauvage qu'elles évoquent, me repoussent plutôt qu'elles ne m'attirent. Je veux que l'on respecte l'asile des morts; je veux bien aussi que leurs monuments et leurs épitaphes servent d'enseignement aux vivants, quand il s'agit de morts illustres; mais je comprends le désir de cette noble femme qui n'a point voulu d'ornements sur sa tombe. Elle sentait bien que son âme immortelle avait une autre demeure à faire resplendir, et que le mausolée, ce dernier lit de la forme, ne garderait même pas son image, cette suave beauté qui ne meurt qu'en apparence, et dont le type, conservé au sanctuaire de la pensée divine, refleurit maintenant dans quelque jardin du ciel.
—Je suis comme vous, dit Julie, je n'aime pas que l'on s'enferme dans les monuments funéraires pour penser aux morts aimés. Ils ne sont pas là, et lorsqu'ils évoquent, comme vous dites, la vision de notre monde, je suis sûre que ce n'est pas dans les cimetières qu'ils la cherchent. Ils doivent sourire tristement de notre erreur, quand ils nous voient concentrer là notre culte et nos larmes. C'est sur le spectacle de la vie qu'ils arrêtent surtout leurs regards, ces vivants par excellence, devant qui nous sommes les ombres fugitives et les fantômes inachevés! C'est dans nos maisons, dans nos travaux, dans notre activité, dans notre oubli même (dans notre oubli apparent!) qu'ils regardent; tristes quand ils nous voient découragés de la vie et brisés lâchement par leur départ, satisfaits quand ils nous voient tendres envers leur mémoire, courageux devant nos devoirs, croyants dans l'avenir au-delà de la tombe.
—J'avoue que, moi aussi, j'ai eu quelquefois cette pensée, dit Théodore; quand je perdis ma jeune soeur, je me surprenais à me défendre de pleurer, dans la crainte de troubler, par ma douleur, le repos dont elle jouissait. Je ne me rendais pas bien compte de ce sentiment qui me faisait étouffer mes sanglots comme si elle eût pu les entendre; mais il est certain que, me rappelant sa douce sensibilité et ses larmes qui coulaient à ma moindre souffrance, je me disais vaguement en moi-même: «Cachons-lui ce mortel chagrin qu'elle partagerait encore.» C'est par de telles impressions mystérieuses et profondes que je me laisse aller parfois à vos croyances exaltées. Si j'essaye d'y pénétrer par le raisonnement, elles m'échappent; mais l'émotion m'y ramène, et l'émotion pourrait bien être un élément de certitude aussi solide que la raison.
—Peut-être plus solide, mon cher Théodore, répondit Louise. La raison humaine est une chose courte et bornée; l'émotion va plus loin, monte plus haut et voit dans l'infini. Cet élément de certitude que nous donne le sentiment s'appelle d'un beau nom.
—Lequel?
—Confiance même dans la pratique des faits, la certitude expérimentale absolue est souvent insaisissable, tandis que la confiance qui est une certitude anticipée par le sentiment, fait des prodiges.
Ici Ernest nous cita une belle parole de Saint Paul: La foi est la réalité des choses de l'espérance; c'est l'argument de ce qui n'apparaît pas.
On me demanda, à moi qui avais connu madame de Girardin dans les dernières années de sa vie, ce que je pensais de ses croyances religieuses.
—La seule fois que j'ai causé avec elle sur ce sujet, répondis-je, ce fut le 21 mai, cinq semaines avant sa mort, et non pas la veille, comme le croit M. de Lamartine. J'étais depuis une heure avec elle, lorsqu'il arriva. Il est certain que je ne l'avais jamais vue si belle et si vivante. Je trouvais dernièrement cette date et cette réflexion sur mon journal, avec ces mots qui me serrent le coeur: Elle est cependant toujours souffrante. Combien j'étais loin de prévoir que je l'embrassais pour la dernière fois! Je partais le lendemain. Elle est morte pour ainsi dire debout, courageuse jusqu'à la dernière heure, et dans tout le rayonnement de sa beauté physique et morale.
Il me sembla, dans cette dernière entrevue, que cette beauté de l'âme et du corps n'avait jamais été assez vantée: c'est peut-être qu'elle n'avait jamais été aussi complète. Par un étrange effet de la maladie qui la dévorait intérieurement, sa taille, sa figure et ses mains avaient perdu toute trace de l'effet des années. Elle était svelte, elle était pâle, elle n'avait plus, pour ainsi dire, d'âge. Ce n'était pas la fraîcheur rose de la jeunesse, mais c'était la transparente blancheur et le regard clair et pur de l'immortalité. C'est le plus beau et le plus durable souvenir d'elle qu'elle pût laisser dans l'âme de ses amis. On eût dit qu'elle le sentait et qu'elle voulût mettre son coeur et son esprit à l'unisson de cette idéalité, car jamais elle n'aborda devant moi des sphères aussi élevées, et elle y monta d'elle-même avec cette simplicité candide qui formait souvent en elle un puissant contraste avec l'ardente et charmante exubérance de son esprit de saillies. «Je ne crois, me dit-elle, à aucun mystère et à aucun miracle transmis ou expliqués par les hommes. Tout est mystère et tout est miracle dans le seul fait de la vie et de la mort. Je ne crois pas à ma table tournante autant qu'on se l'imagine: ce n'est qu'un instrument qui écrit ce que ma pensée évoque. Je me sens très-bien avec Dieu; je ne crois ni au diable ni à l'enfer.» Et elle ajouta précisément quelque chose comme ce que vous disiez ici tout à l'heure: «Si je n'ai pas la foi, j'ai l'équivalent: j'ai la confiance.» Tel fut son résumé. Était-il d'un catholicisme orthodoxe? Quant à moi, sa religion me satisfit pleinement. Je me hâtai d'écarter l'idée de la mort qu'elle semblait évoquer, et que je ne pouvais croire si prochaine pour elle. Il y avait en elle une sérénité si aimable, un rayonnement si doux!
Vous venez de lire tous ces hommages rendus à son génie littéraire. Aucun de nous ici n'a l'idée de les contester; donc je vous parlerai surtout du côté de son âme qu'elle montrait le moins, et que de funestes circonstances, à moi personnelles, m'avaient mis à même d'apprécier. Je parle de sa sensibilité ardente et de cette tendresse de coeur que la vie du monde couvrait d'un voile de discrétion et d'enjouement. On a dit avec raison qu'elle avait eu le don et le charme de rester femme. Eh bien! elle était plus complète encore, elle était mère dans son coeur et dans ses entrailles, bien qu'elle eût été privée des joies et des douleurs de la maternité. Elle les connaissait, elle les sentait dans les autres. Ses belles et saintes larmes avaient coulé par torrents sur notre désastre à nous! Elle avait été là, soutenant, consolant, partageant le désespoir des autres, l'éprouvant, le cherchant, voulant en prendre sa part, aimant ce que nous avions aimé, et nous montrant, sans y songer, quelle mère elle eût été elle-même. Ce ne fut donc pas une fantaisie, une idée littéraire quelconque, cette adorable pièce de La joie fait peur. Elle prit cette idée-là dans ses propres entrailles; elle eut le droit de faire parler une mère, et ce fut là l'apogée de son inspiration. Le sujet semblait scabreux pour elle. Qu'elle l'eût traité par l'esprit seulement, toute mère eût pu lui dire, comme Tell à Gessler: Ah! tu n'as pas d'enfants! Il n'en fut point ainsi: elle toucha juste et profondément; elle fit pleurer jusqu'au sanglot, jusqu'à l'étouffement tous les hommes et, chose plus victorieuse en un pareil sujet, toutes les femmes.
Déjà, dans Lady Tartuffe, elle avait peint la mère avec bonheur, avec vérité. Elle avait créé, avec ce type, un développement de talent extraordinaire chez une autre femme de coeur et de mérite; madame Allan, artiste ravissante d'esprit et de grâce, qui, avec elle et par elle, monta dans la région du drame passionné. Hélas! une même destinée, un même mal a emporté, à six mois de distance, ces deux femmes excellentes d'intelligence et de caractère: l'une qui avait le génie et l'autre le talent, toutes deux l'amour du beau et du vrai.
Dans les commencements de nos relations, madame de Girardin me faisait un peu peur, et je me souviens de l'avoir dit à madame Allan, qui me répondit: «J'ai été comme vous; je craignais qu'elle n'eût trop d'esprit, mais depuis j'ai reconnu qu'elle avait au moins autant de coeur.» Je répétai ce mot plus tard à madame de Girardin. «Voilà, me dit-elle, l'éloge le plus agréable qu'on puisse faire de moi.»
—Existe-t-il un portrait ressemblant de madame de Girardin parvenue à sa maturité? demanda Julie.
—Oui, répondis-je, un dessin de Chasseriau, gravé par Blanchard. C'est ce que l'on pouvait sentir de mieux pour résumer les deux types de beauté qui s'appellent Delphine Gay et madame de Girardin, la jeune fille dans la première fleur de son inspiration, et la femme de génie en possession de tout son éclat. Il y eut un moment dans sa vie, ce moment fatal dont je vous parlais tout à l'heure, où elle fut les deux types à la fois, confondus dans une auréole de suave mélancolie. C'est à ce moment sans doute qu'elle composa ces beaux vers de la Nuit.
Alors la douleur assouvie
Vous laisse un repos vague et doux,
On n'appartient plus à la vie,
L'idéal s'empare de vous.
Julie nous demanda de lui relire tout ce morceau qui est un chef-d'oeuvre. C'est comme un résumé énergique et profond des peines et des joies de cette grande existence; c'est comme la clef d'or du sentiment mystérieux qui dicta le beau et charmant poème de Napoline, Madame de Girardin était enthousiaste. Le monde, où elle se sentit longtemps emprisonnée, gênait ses élans, et la nécessité de vivre dans ce monde, qui n'est parfois que convention et apparence, lui avait créé le devoir d'être brillante partout et avec tous. Heureuse fatalité sans doute! car cette femme de grande inspiration et de généreuse spontanéité devait à la société de son temps la vivifiante et saine chaleur de son âme. Elle avait tout ce qui constitue le véritable esprit, l'imagination toujours prête à peindre et à colorer les objets de sa pensée, le vif sentiment des choses et des êtres, la bonne foi virile, la gaieté candide. On était souvent tenté de la trouver trop moqueuse pour les absents; mais, que ces absents fussent attaqués devant elle, elle les défendait avec ardeur, et il ne fallait pas la voir plus de trois fois pour sentir qu'elle faisait à ses amis beaucoup de bien pour très-peu de mal. Ses véritables gaietés étaient à la fois étincelantes et douces, comme son regard, comme sa voix et comme son talent.
Avec tant de charme et de vitalité dans l'expansion, la vie de retraite et de concentration eût été un contre-sens, une désobéissance envers elle-même. Elle avait une double mission puisqu'elle avait une double puissance. Elle devait doter son époque de beaux ouvrages, et, en même temps, elle devait à l'élite de la société intelligente de cette époque l'instruction ou le redressement qui découlent, dans les rapports directs de la vie, d'un esprit supérieur et d'une bouche éloquente et persuasive. Si, dans le grand nombre de personnes qu'elle s'est donné la peine de charmer ou de convaincre, toutes n'ont pas senti la portée de son intelligence et profité du bienfait de son commerce, du moins l'on peut être sûr que tout ce qui était digne de l'approcher a reçu d'elle de nouvelles forces. Les plus grands esprits l'ont trouvée à leur niveau dans ce qu'ils avaient de meilleur; les artistes ne l'ont jamais écoutée sans être plus sûrs d'eux-mêmes dans ce qu'ils avaient de bon et de vrai. Elle était donc un foyer, et son rayonnement ne pouvait pas lui appartenir exclusivement.
Comme elle se plaignait un jour à moi de n'avoir pas d'enfants, une idée m'apparut très-claire, et je la lui communiquai avec conviction: Vous n'avez pas eu d'enfants, lui dis-je, parce que Dieu ne l'a pas voulu et n'a pas dû le vouloir. Ce dont vous vous affligez comme d'une disgrâce est une conséquence logique de votre supériorité sur les autres femmes. Si vous aviez été mère, les trois quarts de votre vie auraient été perdus pour votre mission. Il vous eût fallu sacrifier ou les lettres, ou les relations dont vous êtes l'âme. Absorbée par la famille, vous n'eussiez plus été que la moitié de vous-même, c'est-à-dire femme du monde ou écrivain, mais point l'un et l'autre: le temps n'eût pas suffi.
—Avec quelle joie j'aurais sacrifié le monde! s'écriait-elle; le monde ne m'a servi qu'à me désennuyer de ma solitude!
Je l'assurai de ce dont j'étais pénétré; c'est que la Providence ne s'occupait pas de nous en vue de notre satisfaction personnelle, mais en vue de notre utilité pour ses vues générales, et qu'il fallait la remercier de nous placer dans les conditions où nous pouvions la seconder.
Ce que je disais à cette illustre femme, je le pense encore, ajoutai-je en m'adressant à la grand-mère: elle devait être ce qu'elle a été, belle, riche, libre de soins et de fatigues trop intenses, brillante, entourée, admirée. Elle a eu des éléments de sécurité, de calme et de puissance appropriés à l'influence heureuse qu'elle devait exercer.
—Et pourtant, reprit Louise, elle souffrait souvent, m'as-tu dit, de cette situation.
—Elle en souffrait jusqu'au désespoir, parce qu'elle était trop complète pour ne pas désirer la vie complète. Mais la vie complète est impossible en ce monde, et, même préservée de l'absorption de la famille, le temps et la liberté lui manquaient souvent. Elle se trouvait trop sacrifiée aux relations extérieures; elle nous jalousait un coin où elle eût pu se réfugier pour juger en paix les choses de la vie et sa propre vie intérieure. Son chant de la Nuit est un cri de douleur, de fatigue et d'étouffement; mais on y sent la force quand même, car cette belle nature se retrempait dans ses combats.
Et l'on revient à sa nature
s'écriait-elle,
Comme à son pays bien-aimé.
Elle avait effectivement non-seulement un empire stoïque sur elle-même, mais encore, et grâce au ciel, une généreuse facilité à reprendre ses armes vaillantes, son inspiration, son souffle de poëte, sa parole entraînante et son aimable rire d'enfant. Elle a bravement vécu, noblement lutté et légitimement triomphé. Il n'y a rien de trop dans les éloges que nous venons de lire. Que ce bouquet d'anniversaire, réuni par une main pieuse, soit donc pour elle un parfum de fête et comme un remercîment de cette belle vie qu'elle nous a consacrée à tous, peut-être, hélas! aux dépens de la sienne en ce monde; car elle avouait, comme madame de Staël, qu'elle dépensait trop de sa flamme intérieure et qu'elle en était parfois brisée; mais là où elle vit maintenant, elle recueille les fruits de tant de fleurs jetées par elle sur nos chemins, et la nouvelle tâche qu'elle accomplit dans une autre station de la route éternelle est une récompense, c'est-à-dire une carrière plus glorieuse encore.
Montfeuilly, 5 juillet 1856.
IV
On reçut le lendemain à Montfeuilly un livre déjà bien connu ailleurs, mais qui faisait partie d'un envoi en retard, l'Oiseau, par M. Michelet. On se réjouit d'avoir un ouvrage signé de ce beau nom à lire en famille, car les livres de pure science ou de pure philosophie, si clairs et si brillants qu'ils soient, ne peuvent être lus à haute voix que dans une sorte de tête-à-tête. Là où l'attention de tous ne peut se distraire un instant sans perdre le fruit de l'audition, il ne faut guère sortir du domaine de l'art et de la poésie.
Ce livre plut surtout à la grand'mère; mais Julie, dont les instincts sont olympiens plutôt que terrestres, prit avec impétuosité la cause des aigles et de tous ces fiers tyrans de l'air dont l'auteur accuse le rôle terrible, les penchants odieux.
—Cela ne s'est jamais vu, s'écria-t-elle. Jamais on n'a songé à mettre le vautour au-dessus de l'aigle; c'est renverser toutes les notions humaines! Quoi! parce que certains oiseaux de proie tuent avec le bec, au lieu d'étouffer avec la griffe, les voila qualifiés de nobles! et l'oiseau de Jupiter sera traité de brigand et de tourmenteur!
—C'est qu'il a, en effet, l'instinct cruel, répondit le curé qui n'avait pas entendu lire, mais qui s'éveilla pour la discussion; celui qui ne tue que pour se nourrir ne fait pas un plus grand crime que nous autres, qui sommes nés mangeurs de poulets; mais celui qui s'endort avec la victime râlant dans sa serre cruelle, jusqu'à ce que l'appétit revienne à monseigneur, celui-là est né bourreau. La souffrance de sa proie fait le fond de sa jouissance et les délices de sa réfection. Voyons, Théodore, vous ne dites donc rien aujourd'hui?
—Je dis, répliqua Théodore, que le livre en question est une agréable fantaisie, rien de plus!
JULIE.—Cette fois (et bien à regret, je vous jure, mon excellent ami!) je partage votre opinion.
MOI.—Pourtant, M. Michelet pense avoir fait un livre dont l'idée est philosophique. Est-ce qu'il se serait trompé?
THÉODORE.—Si vous voulez que je vous dise mon avis sur la nature du talent de M. Michelet, je vais m'en acquitter en deux mots: c'est encore un de vos hommes de génie incomplets et désordonnés.
LOUISE.—Ah! prends garde, mon enfant, si tu généralises ainsi la question, Julie va se retourner contre toi.
THÉODORE.—Je me moque bien de Julie!
LE CURÉ.—Parlez, voyons! Je suis sûr d'avance que vous avez raison contre M. Michelet.
MOI.—Monsieur l'abbé, vous avez dormi tout le temps de la lecture!
L'ABBÉ.—Ça ne fait rien!
LOUISE.—A la bonne heure! l'abbé appartient à la classe des jugeurs qui décrètent par présomption.
THÉODORE.—Moi, j'écoute, et très-consciencieusement, je vous assure. Je ne me défends donc pas, par un parti pris d'avance, de l'entraînement, que je reconnais être le souverain par excellence en matière d'art et de sentiment; mais je m'obstine à vous dire que je ne veux être vraiment entraîné que par les choses que je comprends bien, et qu'à force d'être concise, pittoresque, originale, la forme de M. Michelet manque souvent de la clarté nécessaire. Telle phrase de lui, qui vous éblouit et vous charme par sa couleur, souffre deux ou trois interprétations différentes. C'est un esprit qui garde au dedans de lui-même la moitié de ce qu'il allait dire. Il suppose qu'on le devine. Ce procédé est celui de plusieurs autres grands esprits qui ont horreur du développement, et dont la manière consiste à peindre à grands traits. C'est une manière excellente quand l'idée est parfaitement nette. Elle réussit à M. Michelet dans le récit des faits. Il est bien certain que là l'émotion gagne à la rapidité colorée de l'expression; mais quand il discute, il est obscur et procède par des réticences qui arrivent à former de véritables lacunes dans son esprit, dans le mien par conséquent.
Nous accordâmes tous à Théodore que ceci était vrai quelquefois, mais pas toujours.—Il faut bien, lui dit Louise, que tu reconnaisses toi-même que ce défaut fait exception, et non pas règle dans le talent de M. Michelet; autrement, tu ne le supporterais pas une minute, tandis que tu le goûtes presque toujours.
—Oui, dit Théodore, mais pas toujours!
Julie n'y put tenir, et désolée d'avoir approuvé Théodore un instant, elle revint à son indignation contre ceux qui cherchent les défauts avant les beautés, et qui, grâce à leurs habiles découvertes dans le côté faible, sont à jamais privés du bonheur de voir le côté fort.
—Il en sera toujours ainsi, mes chers enfants, dit la grand'mère, et le jour où vous trouverez un ouvrage supérieur quelconque qui ne frappera pas par quelque côté faible ou erroné le sens critique de tous les Théodores dont la plus grande moitié du genre humain se compose, je me demanderai si nous sommes encore sur la terre ou si nous avons pris notre vol vers quelque planète d'un autre ordre. Ce jour-là, nous ne serions plus ce que nous sommes; la vérité éternelle et absolue nous serait révélée, c'en serait fait de la critique et de tout ce qui la motive, et c'en serait bientôt fait aussi de ce que nous appelons l'art et la science. Ce qu'un homme aurait pu trouver dans une branche quelconque des connaissances humaines, un autre homme le pourrait trouver bientôt dans une autre branche, et, en moins d'un demi-siècle, notre espèce, passant à l'état angélique, n'aurait plus rien de ce qui la caractérise. Il n'est pas probable qu'une pareille révélation nous soit donnée. Je vous conseille donc d'aimer la nature humaine et son génie incomplet, tels qu'il a plu à Dieu de les établir en ce monde. Faites comme moi, si vous pouvez, et vous vous sentirez plus jeunes et mieux portants dans vos âmes; commencez par chérir vos poëtes et vos artistes dès qu'ils ont saisi la notion et trouvé l'expression du beau sous quelque aspect, dans quelque forme que ce soit; et alors, pardonnez à tous leurs défauts. Il ne faut pas un grand effort de coeur pour cela, ce penchant naturel est dans toutes nos affections; il est dans l'amour, il est surtout dans l'amour maternel, qui est le plus naïf, le plus primitif de tous nos instincts. Nous autres mères, nous admirons notre enfant bossu, pour peu qu'il ait dans les yeux un rayon de cette flamme céleste qui divinise toute créature vivante.
—C'est fort bien, répondit Théodore. Votre philosophie de l'art est, ma chère mère, une espèce de béatitude morale.
—Ou de charité chrétienne, observa le curé.
JULIE.—Non. Je comprends la grand'mère mieux que vous: elle veut qu'on soit d'une immense indulgence pour ceux qui voient, sentent et manifestent le beau. Elle ne proscrit point la critique, leçon nécessaire à ceux qui ne l'ont pas encore trouvé.
LOUISE.—Et même à ceux qui, l'ayant trouvé, se négligent ou s'égarent par la faute de leur paresse ou de leur orgueil.
THÉODORE.—Et comment savoir si c'est la faute de leur caractère ou de leur impuissance? Établirez-vous un tribunal pour peser les consciences? La critique aurait fort à faire!
LOUISE.—La critique aurait fort à faire en effet, et ce ne serait pas un mal; elle est parfois si légère et si partiale qu'elle ne sert qu'à faire briller l'esprit de celui qui parle, sans être d'aucune utilité à celui dont on parle. Savez-vous ce qui fait qu'un homme est un critique sérieux, c'est-à-dire quelque chose de plus qu'un agréable causeur? C'est le tact qui le fait pénétrer dans l'âme de l'artiste ou du poëte. Il me semble possible, sinon facile, de plonger dans cette âme qui se livre à vous dans ce qui la résume le mieux, dans son oeuvre, dans le résultat de son imagination. On peut s'y tromper, je le sais. S'il y avait de ces critiques infaillibles, il y aurait de ces ouvrages dont nous parlions tout à l'heure, de ces chefs-d'oeuvre sur lesquels la critique ne peut rien, et nous appartiendrions à ce monde paradisiaque de l'intelligence dont il faut garder le rêve pour une vie meilleure que celle-ci. Mais, sans arriver à l'infaillibilité, on pourrait bien approcher de la justice et faire respecter la critique si peu efficace pour l'art, et si méprisée aujourd'hui par les artistes, que la plupart d'entre eux, m'a-t-on dit, sollicitent des louanges des journalistes, ce qui est la plus grande injure qu'on puisse leur faire.
—Comment cela? dit le curé. Ne peut-on demander de l'indulgence à ces messieurs, comme on nous demande des messes pour le repos de l'âme de N… ou de N…?
LOUISE.—Votre état, mon cher abbé, est de demander miséricorde pour les vivants et les morts, et c'est, selon nous, un grand mal que vous ne puissiez pas dire vos messes sans les faire payer. En fait de journalisme, on est plus fier et plus scrupuleux. Dans cette église-là, le prêtre qui vit de l'autel est déshonoré. Mais il n'est point question de cela. On m'a dit seulement que l'orgueil de certains juges littéraires était flatté des supplications et génuflexions qu'on leur adresse; et moi, il me semble qu'à leur place je serais mortellement offensée de ces platitudes. Je considérerais mon verdict comme une chose sacrée; et, trouvant en moi-même la dose d'indulgence nécessaire pour ne condamner qu'à bon escient d'une manière absolue, je jetterais à la porte quiconque viendrait me demander de faire plus que ma conscience ne peut et ne doit. Mais ceci est une digression; revenons à notre propos. Je me résume en vous disant que la critique, telle que je la rêve, n'existe guère, et je ne m'en prends pas tant aux hommes qui la font qu'au milieu où ils vivent, aux artistes auxquels ils ont affaire, et surtout à ce travers ambitieux de l'esprit humain qui domine le public de tous les temps, travers qui consiste à vouloir l'impossible, des créations à la fois inspirées et calmes, excitantes et mesurées, ardentes et tranquilles; des oeuvres enfin qui puissent satisfaire entièrement les enthousiastes et les flegmatiques. J'avoue que ceci me paraît la recherche de la pierre philosophale.
THÉODORE.—Mais cet insatiable désir du mieux, cette soif de la perfection en toutes choses, ce besoin d'un idéal absolu, ne sont-ils pas les conditions sine qua non du progrès?
JULIE.—La grand'mère voudrait faire marcher ces deux forces de l'esprit dans le même chemin: soif de l'idéal, amour et respect pour tout ce qui s'en rapproche.
LOUISE.—Soit dans le passé, soit dans le présent, oui! Quant à l'avenir, c'est-à-dire au progrès, je voudrais que l'on y conduisît ceux qui le cherchent ardemment et sincèrement, comme on conduit par la main l'enfant ou le vieillard dont la marche est incertaine, avec douceur et patience, disant à l'enfant: «Espoir! tu marcheras encore mieux demain;» et au vieillard: «Courage! vous marchez presque aussi bien qu'hier…» Au lieu de cela, je vois qu'en général on gronde durement quand l'enfant tombe, et qu'on rit quand le vieillard trébuche. Les gens sévères comme toi, mon cher Théodore, ont bien des meurtres à se reprocher, et je ne vois pas ce que l'art peut gagner à tous ces coups de poignard qui blessent mortellement l'intelligence lorsqu'elle n'est pas défendue par une philosophie solide ou par un vaillant caractère.
—Mais suis-je donc de ces assassins, s'écria le bon Théodore tout fâché. Ne puis-je dire ici mon opinion autour de la table sans froisser l'orgueil de ceux que je critique?
—Que cela se chuchote autour de la table ou que cela soit crié sur les toits, c'est tout un, répondit Julie. On sort de chez soi tout empesé dans ce préjugé cruel qu'il ne faut rien passer à personne, et juger durement surtout ceux dont la tête dépasse la foule, et on sème le froid de la mort sur son passage. On glace l'inspiration chez ceux qui parlent, on étouffe la sympathie chez ceux qui écoutent, et chacun faisant, comme vous, la part du blâme plus large que celle de l'éloge, on arriverait bien vite à avoir un siècle de critique improductive, et un monde de jugeurs qui n'auraient plus rien à juger.
LOUISE.—Tandis que l'oeuvre de la critique devrait être de pousser à la production et de semer la vie avec la confiance. Ainsi, voilà un grand esprit, M. Michelet, que tu condamnes lestement parce qu'il a quelquefois des élans vagues, des définitions obscures, des conclusions brusquées. Moi, si j'avais l'honneur de lui parler, je lui parlerais sans banale complaisance de coeur et sans vaniteuse irrévérence d'esprit.
JULIE.—Voyons, voyons, grand'mère, comment lui parleriez-vous?
LOUISE.—Je lui dirais: «Tous n'avez peut-être pas cédé assez ingénument au sentiment poétique et tendre qui vous a fait écrire ce livre de l'Oiseau. Vous avez cru devoir rattacher votre rêve inspiré à une théorie religieuse et philosophique; vous avez craint de n'avoir pas le droit de chanter pour chanter; vous vous êtes imposé une sorte de discussion. Eh bien! ces deux grandes facultés d'artiste et de philosophe qui sont en vous se sont fait ici un peu la guerre. De là quelques contradictions dans ce beau livre. Une suave vision de la réconciliation de l'homme avec les animaux gracieux et faibles, et un droit accordé à l'homme de proscrire et d'écraser d'autres créatures (d'autres oiseaux même) également faibles devant lui; un hardi plaidoyer en faveur de l'âme des bêtes, et une malédiction implacable sur un grand nombre de ces bêtes dont l'âme est peut-être tout aussi précieuse devant Dieu; d'ingénieux efforts de talent et de génie pour lever ce voile mystérieux qui couvre le sens littéral de la création, et de vagues ténèbres tout à coup répandues comme à dessein sur l'impénétrable secret de la Providence.
»Mais ce que vous n'avez pu résoudre, quelque autre l'eût-il résolu mieux que vous? Non, je ne le pense pas. Il est des vérités naissantes dans l'esprit de l'homme qui doivent rester encore longtemps à l'état de lueurs indécises, et qui, pour se révéler, ont besoin d'un état social complètement nouveau; à plus forte raison, les rêves de sentiment, qui ont besoin de l'intervention divine pour se réaliser. Il est hors de doute pour nous tous qu'à l'apparition de notre race sur la terre, elle put vivre en bonne intelligence avec une grande partie des créatures d'un ordre inférieur qui l'avaient précédée dans le jardin de la nature, et que sa vie physique et morale fut complétée par la douceur de ses relations avec la plupart des animaux environnants. La nécessité d'amoindrir ou d'éloigner les espèces nuisibles lui apprit le meurtre, et l'habitude de faire bon marché de l'existence de ces êtres qui n'avaient pas le don de la parole pour protester amena le meurtre inutile, le mépris de la vie animale, l'extermination brutale et cruelle de milliers d'êtres inoffensifs, dont la grâce et la douceur attendrissent encore les femmes et les poëtes….
»Poëte et femme (car vous avez été deux pour rêver ce livre), vous avez entrevu cet idéal d'un paradis ramené sur la terre par le progrès de l'homme, et marquant le bout de la chaîne des temps commencée au paradis de l'innocence irresponsable. Dans ce paradis futur, vous faites rentrer les animaux inoffensifs exclus si longtemps de notre société barbare, et victimes de nos habitudes sanguinaires. Ce rêve est bien permis; il est bon et beau, mais il repose sur la réalisation de conditions nouvelles dans notre existence; car de quel droit se nourrira-t-on de la chair des animaux domestiques, le jour où l'on reconnaîtra les droits de la fauvette et du rossignol?
»Cette objection si simple vous est apparue d'avance au spectacle du grand combat auquel la création terrestre tout entière sert d'arène. Tous avez vu la plante dévorée par l'insecte, l'insecte par le petit oiseau et le petit oiseau par l'oiseau de proie. Vous avez constaté la nécessité fatale de cette alimentation de tous les êtres les uns par les autres, et, devant cette échelle de destruction universelle, vous avez trouvé l'ingénieuse et intéressante distinction de la mort et de la douleur. Vous avez absous celui qui tue, condamné celui qui fait souffrir; mais si vous permettez la discussion, n'y a-t-il pas quelque chose de bien arbitraire dans la condamnation des animaux prétendus cruels et dans le verdict d'acquittement de ceux qui ne sont que voraces? Qui donc prononcera sur le degré de férocité que leur a départi la nature et qui n'est qu'un résultat fatal de leur organisation? Cette douce et intelligente fauvette, ce poétique et divin rossignol détruisent des millions d'insectes et des papillons splendides, merveilles des nuits et des jours, vivantes pierreries que l'artiste, le savant et le poëte ne peuvent se lasser d'admirer, et qui sont, en somme, des créatures non moins innocentes que les autres.
»Qui sera l'arbitre? L'homme seul, à qui le royaume de la terre a été donné; mais pour quelle fin? voici la grande question. Est-ce pour la modifier et l'arranger à son usage, pour les satisfactions de sa propre vie physique et morale? Ou bien est-ce pour y établir un système de justice et de compensation entre les différents êtres qui l'y ont précédé? Vous paraissez dire que c'est pour l'une et l'autre fin. Elles semblent cependant inconciliables, ces deux justices souveraines, l'une qui commande de protéger la société humaine contre les animaux pernicieux, petits ou grands, l'autre qui regarderait comme d'institution divine le soin de maintenir, par une sage prévoyance, l'équilibre entre les forces rivales de la création animée. Nous ne voyons nullement le moyen d'associer dans ce monde la loi de douceur et de tolérance, qui entraîne le respect de toute vie, avec la nécessité d'une terrible répression; et notez que le jour où la terre n'aura plus de cimes ou de déserts inaccessibles à l'homme, la répression sera forcément l'extermination totale d'un nombre immense de races animales.
»Pour admettre l'idée de domestication de tous les êtres, il faut d'ailleurs admettre celle d'une modification si profonde des conditions de la vie terrestre, que les instincts de férocité et de destruction disparaîtraient devant un mode d'alimentation tout nouveau et impossible à prévoir. Vous semblez tourner la difficulté en permettant à l'homme d'aider, par certaines chasses, au travail d'épuration que fait la culture (et la nature elle-même) sur notre planète. Vous l'instituez protecteur du faible contre le fort. Vous reléguez le monde des monstres aux archives de la création inachevée; vous supposez une ère de calme et de sécurité où tout être insociable aura disparu, puisque vous dites à la fin du livre: «L'art de la domestication doit sortir principalement de la considération de l'utilité dont l'homme peut être aux animaux; de son devoir d'initier_ TOUS LES HOTES de ce globe à une société plus douce, pacifique et supérieure.» J'avoue que je ne vois point la solution du terrible problème: le droit absolu de l'homme sur toute vie inférieure à la sienne, servant de base et de chemin à votre conclusion: le ralliement de toute vie et la conciliation des êtres. La création, telle que nous la connaissons, ne nous offre pas cette espérance, à moins de quelque cataclysme indescriptible….
Louise s'arrêta, comme entraînée dans un rêve.
—Eh bien! chère mère, lui dit en riant Théodore, il me semble que vous faites justement ce que vous me reprochez: vous vous livrez à la critique du livre que je conteste, et vous le prenez par la moelle pour nous en montrer les os vides.
—Non pas, répondit Louise. Je discute la donnée générale pour y signaler des contradictions inévitables dans toute idée hardie et nouvelle. Certains esprits chercheurs et ardents s'éprennent particulièrement de ces idées-là, et il convenait à notre auteur, qui est de cette royale et précieuse famille, de s'y jeter avec vaillance, au risque de se trouver aux prises avec d'inextricables difficultés. S'il est des ouvrages dont la charpente est moins forte que le revêtement, ce sont précisément ceux qui cherchent le point d'appui périlleux du sentiment tendre et du rêve enthousiaste. Il faut admettre et accepter la délicatesse fragile de ces beaux édifices et laisser faire l'artiste. Notre logique intérieure nous force à un peu d'examen préalable, car il faut veiller sur soi-même devant les séductions du génie, et se défendre d'accepter à la lettre les paradoxes poétiques dont l'auteur naïf et généreux s'enivre peut-être; mais quant à moi, si je vous dis, comme je les lui dirais, mes objections et mes doutes, c'est pour me débarrasser de ce qui gêne mon adhésion, et, cette réserve faite, je me livre au plaisir infini de l'admiration pour le détail.
Dans ce détail, je trouve le beau, c'est-à-dire de solides et touchantes vérités, revêtues d'une forme originale et charmante, souvent magnifique; des pages de sentiment et de poésie qui sont des modèles et qui vous restent dans l'esprit comme des miroirs tournés vers un monde de prestiges divins, où notre oeil n'eût su ou osé se fixer. Le rude et ardent historien des annales humaines nous montre là toute la tendresse de ce coeur indigné et généreux qui résout ses colères contre le fort et le violent en larmes de pitié sainte, pour tous les petits quels qu'ils soient; et ce qui ressort pour moi de cette lecture, c'est comme une insufflation de la force réelle, c'est-à-dire de la bonté intelligente. Qu'exigerez-vous donc de plus d'un écrivain? Communiquer sa chaleur a l'âme d'autrui, n'est-ce pas là le vrai criterium de l'excellence d'un ouvrage de cette nature? Critique et juge, mon fils Théodore, cela t'est bien permis, pourvu que tu aimes quand même! et si c'est grâce à l'artiste discuté que tu sens ton être retrempé et meilleur, ôte-lui ton chapeau, et demande-lui pardon d'avoir trouvé quelques si et quelques mais à lui présenter.
—J'avoue, dit Théodore, qu'une face de ce livre m'a touché et frappé particulièrement: c'est celle qui est comme un récit de la vie privée. La description des lieux successivement habités par le couple illustre est faite de main de maître, et devrait servir d'idéal à tous les romanciers dont c'est l'état. Il y a là tout ce qu'il faut pour nous faire voir la physionomie complète des contrées et des êtres observés, le fond et la forme. M. Michelet a la pensée profonde qui creuse, l'oeil artiste qui colore, le sentiment généreux qui explique: il écoute et regarde en philosophe, en peintre et en musicien, en moraliste et en homme de coeur. Il fait tout cela sans avoir l'air d'y toucher, et, saisissant les points culminants de chaque aspect des choses, il a souvent, dans sa concision pittoresque, une sûreté de pinceau et une maestria de touche qui, dans la prose française, n'appartiennent qu'à lui seul. Il est très-certain qu'un court paragraphe de lui, quand il est réussi, résume les impressions de cent voyageurs, et vous initie aux secrets de la vie et aux scènes de la nature par le grand côté.
—A la bonne heure! reprit Louise; tu vois bien qu'on n'est pas un génie si incomplet et si désordonné quand on peut t'arracher un pareil éloge. Pour moi, une pensée, jetée à travers ce livre, exprime admirablement le livre et l'auteur lui-même. La voici: elle est bonne à relire et à méditer: «La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépasser son objet et de faire plus qu'il ne veut, et toute autre chose, de passer par-dessus le but, de traverser le possible et de voir encore au delà».
Montfeuilly, 12 juillet
V
Théodore nous parla beaucoup d'un livre qu'il venait de lire et que j'avais lu aussi. Ce n'était pas un ouvrage à bien entendre à la veillée; mais le sujet fournissait naturellement à la conversation, car il intéresse tout le monde, et même il n'est personne qui ne se croie plus ou moins fondé à émettre son opinion en pareille matière.
Cette matière est l'esthétique ou la philosophie du beau. Le livre en question est de M. Adolphe Pictet, et porte pour titre: Du beau dans la nature, l'art et la poésie; études esthétiques.
Avant de faire parler Théodore, il doit m'être permis de dire mon opinion personnelle. L'ouvrage est, selon moi, excellent. C'est un vrai livre, qui doit faire fonds, sinon règle, et qui restera comme un important travail à méditer. Il n'est pas de ceux qui, dans notre temps et dans notre pays, sont enlevés de la boutique du libraire en vingt-quatre heures; mais il est bien certainement de ceux que les esprits d'élite rechercheront toujours comme un des plus précieux documents des notions de notre époque sur la philosophie de l'art. Nous dirons même, en dépit de l'auteur lui-même, qui ne veut faire l'application du mot sacré de beau qu'à des oeuvres d'art de la plus haute portée, que son oeuvre est un beau livre. L'élévation et la chaleur du sentiment avec l'ordre et la clarté des idées, une grande raison et un noble enthousiasme, voilà des qualités non-seulement rares mais brillantes, et qui méritent d'être placées au premier rang.
Ce livre a donc la haute valeur des beaux livres en même temps que leur profonde utilité, qui est de soulever dans l'esprit les questions les plus vivifiantes, et de le faire pénétrer sans trop d'efforts dans une immense étendue d'idées. Le style est limpide et pur, assez savant et assez familier pour que tout le monde puisse en faire son profit. D'excellentes définitions y résument avec un rare bonheur les parties délicates de la discussion, et restent dans l'esprit comme des lumières acquises une fois pour toutes. On y sent l'autorité d'une intelligence remplie d'ordre et de goût, fruit précieux d'une vie à la fois artiste et savante, sérieusement investigatrice et poétiquement sensitive.
Tout ceci dit avec conviction et sans complaisance, nous ferons pourtant quelques réserves en causant avec Théodore, et nous laisserons parler, sur le sentiment du beau, l'enthousiaste Julie et la sensible Louise, bien que ni l'une ni l'autre n'ait encore lu le livre qui nous occupe. Ceci nous conduira plus tard à examiner la théorie du réalisme, à laquelle M. Pictet dit un mot en passant, et qui n'est peut-être pas une antithèse aussi réelle de l'esthétique que son titre semblerait l'indiquer. Nous verrons ce qu'en penseront nos amis autour de la table. Aujourd'hui et demain, nous sommes à la recherche pure et simple du beau dans la nature, l'art et la poésie.
Théodore, voulant donner à Louise, à Julie et à l'abbé une idée du livre de M. Pictet, essaya de le résumer ainsi:
«L'auteur commence par rechercher l'origine et la source du beau. Il les trouve dans le procédé divin, dans ce qu'il appelle les idées, qu'il ne faut point confondre avec les abstractions, et qu'il entend à peu près comme Platon, en ce sens que le beau est la révélation de l'idée par la forme, et que la forme le constitue aussi bien que l'idée.»
—Si vous voulez que je vous suive avec attention, dit Julie, évitez les formules et parlez-moi comme à une femme.
—Et puis, dites-nous, avant tout, ajouta le curé, si votre auteur croit en Dieu.
THÉODORE.—Il y croit, puisqu'il attribue, comme vous et moi, toutes choses à une conception et à un procédé divins: «Si quelqu'un, dit-il, s'avisait de demander pourquoi l'idée se revêt de beauté en se révélant dans la forme sensible, il n'y aurait qu'une réponse à faire à cette question, et cette réponse est: Dieu.»
—Alors, continuez, dit l'abbé.
—Et parlez familièrement ou poétiquement, dit Julie
THÉODORE.—C'est à vous de tirer le sens poétique à votre usage de cette simple définition, l'idée divine. Si je vous disais, avec d'autres philosophes, que le monde des essences a précédé celui des substances, me comprendriez-vous mieux?
JULIE.—Oui, mais je vous dirais que je n'en sais rien du tout.
THÉODORE.—Peu importe en ce moment. Disons, si vous voulez, que l'essence a nécessairement revêtu la substance, et que cette substance a revêtu la beauté extérieure, comme une expression de la beauté immatérielle de l'idée.
JULIE.—Soit; je comprends tout cela à ma manière, et je dis que Dieu, étant le foyer du sublime, a fait le beau nécessairement. Il l'a laissé tomber sur son oeuvre comme un reflet de lui-même.
—Bien! dit l'abbé; mais ne serait-il pas nécessaire de nous dire d'abord, mon cher Théodore, ce que vous, entendez par le beau proprement dit?
THÉODORE.—Ah! voilà une question que le livre ne résout pas d'un seul terme. Pour un esprit étendu comme celui de mon auteur, toute question a plusieurs faces. Il tient compte des deux théories qui sont en présence dans l'histoire de l'esthétique: «l'une, qui ne fait consister le beau que dans l'impression que nous en recevons, et qui lui conteste ainsi toute réalité en dehors de l'âme humaine; l'autre, qui ne saisit, dans le beau, que le principe général et invariable, et néglige, comme indigne d'attention, la partie changeante du phénomène. Toutes deux, ajoute M. Pictet, renferment à la fois de la vérité et de l'erreur.» Il ne veut point que l'on enlève au beau sa réalité, «ce qui le livrerait sans défense aux attaques du scepticisme. Sans le beau naturel, les facultés esthétiques de l'homme seraient demeurées inactives; sans le regard admirateur de l'homme, le beau naturel serait resté sans but et comme perdu dans cette nuit de la réalité que n'éclaire point la lumière de la conscience…. Dans le phénomène intuitif du beau, c'est l'esprit qui parle à l'esprit, c'est l'idée à l'intérieur, qui saisit l'idée à l'extérieur, c'est l'élément divin en nous qui reconnaît l'élément divin hors de nous.»
—Voilà, en effet, d'excellentes définitions, dit le curé.
THÉODORE.—Elles sont de mon auteur. Je cite en abrégeant pour ne pas fatiguer l'impatiente Julie.
JULIE.—Je ne m'impatiente plus, j'écoute. Tout cela me rend compte du phénomène, si phénomène il y a, mais ne me définit pas l'essence du beau. Votre auteur semble n'en faire qu'une chose extérieure, un vêtement, pour ainsi dire. Est-ce, selon lui ou selon vous, un attribut de la divinité, ou une pure faculté de l'esprit humain?
LOUISE.—On t'a répondu, ma chère; c'est l'un et l'autre.
JULIE.—Relativement à nous, j'admets cette explication; mais mon imagination va plus loin et demande davantage. Dans nos petites conceptions humaines, nous pouvons, en effet, prétendre que, sans notre admiration, la beauté de la création manquerait son but, parce que, hors de nous, elle n'a pas conscience d'elle-même; mais c'est bientôt dit, cela, et je n'en suis pas aussi persuadée que Théodore. Je ne jurerai jamais que les bêtes, les plantes, les pierres même soient privées de sentiment.
LE CURÉ.—Mais vous ne jureriez pas le contraire?
JULIE.—Je jurerais, du moins, que si elles sentent quelque chose, c'est le beau répandu comme un souffle de vie dans la nature, et si vous me demandez ce que c'est que le beau, je vais vous répondre sans façon: le beau, c'est la vie de Dieu, comme le bien, c'est la vie de l'homme. Hors du beau et du bien, il n'y a que le néant dans les cieux et le délire sur la terre. Donc le beau existe indépendamment de toute notion et de toute appréciation humaines. Il est absolu, il est éternel, il est indestructible en tant que la loi de création et de renouvellement. Que l'homme disparaisse de notre planète, l'herbe en poussera mieux, les arbres se remettront en forêt vierge, tous les animaux, redevenus libres et forts, vivront en paix avec leur espèce, et la guerre que les espèces se font entre elles pour vivre les unes des autres maintiendra l'équilibre nécessaire. Cette guerre providentielle redeviendra l'état de paix et d'innocence irresponsable ordonné par la nature elle-même, et le soleil éclairera le paradis des âges antérieurs à l'homme. Est-ce donc lui, ce pauvre être vaniteux et vantard, qui a fait le ciel et les soleils? Et croyez-vous réellement que Dieu ait eu besoin d'un chef de claque tel que lui pour applaudir le sublime décor et l'immense drame de la création?
—Allez toujours! dit Théodore; pendant que vous êtes montée, ne vous gênez pas; méprises l'idée de Dieu en vous-même et foulez aux pieds l'âme qu'il vous a donnée, pour attribuer aux cailloux et aux ronces une âme plus pure et un sens plus net! Rêvez la nature affranchie du joug de l'homme, et les astres du ciel brillant pour les lézards et les scarabées. Toute aberration est permise quand on prétend embrasser l'absolu à votre manière.
—N'exagérons rien, dit Louise. Julie ne parle ainsi que par boutade. Je vois qu'elle est vivement pénétrée de la réalité du beau par lui-même, et qu'elle s'indigne contre ceux qui ont voulu en faire une simple convention à l'usage de l'homme. Si j'ai bien compris ce que votre auteur conclut, c'est que le beau est l'expression la plus élevée de la vie divine, et que le sentiment du beau est l'expression la plus élevée de la vie humaine. Or, comme la vie et la pensée de l'homme se rattachent, plus qu'aucune autre en ce monde, à celle de Dieu, dont elles émanent, le beau se compose de sa propre existence et de ce qui répond en nous à cette existence du beau.
—Vous y êtes, dit Théodore.
—Oui, vous êtes sur la terre! reprit Julie avec dédain.
L'ABBÉ.—Eh! que diantre! il le faut bien! Quand nous serons ailleurs, nous jugerons peut-être mieux l'oeuvre divine; mais ici-bas, on ne peut voir qu'avec les yeux qu'on a!
JULIE.—Nous avons dans l'âme des yeux plus lucides que ceux du corps. Nous pénétrons par la pensée dans tous les mondes de l'univers. Nous y supposons naturellement une hiérarchie d'êtres analogue à celle qui occupe notre planète, et nous sommes conduits à penser que l'homme ou son analogue est partout à la tête de la création….
THÉODORE.—Admettez-vous cela? En ce cas, vous convenez que, dans cet infini d'univers soumis probablement à une certaine unité de plan, l'idée divine s'est faite pensée dans un être supérieur aux autres, et que cet être soit par vous qualifié d'homme ou d'ange. Il n'en est pas moins le principal appréciateur, sinon le seul, des merveilles de la nature qu'il habite. Donc, ailleurs comme ici, le beau existe, mais à la condition d'être vu des yeux de l'âme autant que de ceux du corps.
JULIE.—Mais, que savez-vous de l'existence de ce principal appréciateur dans tous les mondes? Je n'admets pas du tout cette hypothèse comme une certitude, moi! Je dis que c'est une supposition qui se présente à nous naturellement, parce que nous vivons dans un monde d'inégalités où nous nous sommes faits tyrans et bourreaux du reste de la création. Il n'est pas du tout prouvé que, dans de meilleures demeures, la vie ne soit pas manifestée par des formes toutes également belles, quoique variées, revêtant des idées toutes également lucides, quoique spéciales, et qu'au lieu d'une monarchie à l'usage de l'homme, il n'existe pas des républiques à l'usage de tous les êtres qu'elles renferment.
THÉODORE.—Ce sera comme vous voudrez, ma chère devineresse: le beau n'en sera pas moins un phénomène qui n'existera qu'à la condition d'être vu et compris, et la proposition de mon auteur ne reçoit de vos rêveries qu'une nouvelle confirmation.
JULIE.—Mais pourtant toutes vos notions sur le beau et le laid tombent à plat dans le monde de mes rêveries. Ne voyez-vous pas d'ici que rien n'est laid, que tout est beau dans l'oeuvre divine, et que cette notion du laid dans la nature, posée comme une antithèse à celle du beau, est une pure fiction de notre pauvre cervelle? Vous me direz en vain que sans le laid le beau n'existerait pas, et réciproquement: je tiens pour le beau absolu comme pour le bien absolu dans l'idée divine. Le laid et le mal n'existent pas en Dieu; nous les créons dans notre existence; c'est là où commence notre fiction, notre convention, notre erreur, notre blasphème; c'est là le fruit amer de notre liberté sur la terre, liberté un peu funeste, puisqu'elle est incomplète, lentement progressive, et qu'elle ne nous sert encore qu'à gâter, à mutiler, à enchaîner, à avilir les autres habitants de notre monde, et nous-mêmes encore plus que nos victimes!
THÉODORE.—Voilà une déclamation très-morose. Sur quelle herbe a donc marché notre enthousiaste? Elle s'en prend aujourd'hui à Dieu et lui reproche d'avoir fait l'homme libre!
JULIE.—Non! il ne l'a pas fait libre, puisque partout l'homme exerce ou subit la tyrannie du fait ou de l'idée. Dieu lui a donné l'aspiration à la liberté pour moyen, et la liberté pour but; mais Dieu tient l'homme sous le poids de mystères insondables et de problèmes insolubles où il s'agitera jusqu'à je ne sais quelle transformation de son intelligence. Et, jusque-là, faites donc des théories sur le beau et sur le bien; je ne demande pas mieux, si c'est un moyen d'approcher de la vérité; mais laissez-moi vous dire que toute votre science me paraît bien peu de chose, et que votre antithèse du beau et du laid répond mal à ma religion intellectuelle. Pour me résumer, je vous dis que, par le sentiment ou par l'imagination, je vois, en songe, Dieu également satisfait de toutes ses oeuvres, puisque toutes répondent à des idées qui viennent de lui; je vois belles, dans l'univers et même dans notre petit monde, toutes les choses et toutes les créatures libres, soit que l'homme les admire, soit qu'il les calomnie. Le laid, bien défini, devrait s'appeler accident, comme le mal devrait s'appeler ignorance; et avec vos décrets arbitraires, vous arrivez à inventer la peine de mort et l'enfer par-dessus le marché, ce qui est très-logique et parfaitement odieux.
Là-dessus, le curé fit une semonce à Julie, et Louise eut beaucoup de peine à rétablir la paix. Mais la discussion s'était égarée et ne put être reprise que le lendemain.
Montfeuilly, 15 août 1856
VI
Si vous êtes calmée et tant soit peu raisonnable aujourd'hui, dit Théodore à Julie, je reprendrai mon analyse. Il faut bien que vous descendiez de vos nuages, et que vous m'accordiez que les mots ont un sens exact qui répond en nous au sens exact des choses.
—Je connais peu de ces mots-là, dit Julie. Il n'y a rien de menteur ou de vague comme les mots.
—Encore! s'écria Théodore impatienté. Il n'y a pas moyen de causer avec elle!
—Laisse-la parler comme elle veut, dit Louise. Elle rêve, mais elle vit. Toi, tu ne divagues pas, mais tu raisonnes. Entre vous deux, nous tâcherons de penser.
—Amen! dit le curé.
—Voyons, continuez, reprit Julie. Comment votre auteur définit-il le laid?
THÉODORE.—D'une manière à la fois juste et ingénieuse. Il le fait consister dans un manque d'harmonie entre la forme d'une chose ou d'un être et l'idée du type qu'il exprime. «En quoi, dit-il, un être organisé nous paraît-il décidément laid? En ce qu'il ne reproduit son idée ou son type que travesti, en quelque sorte, par une forme rebelle qui s'émancipe d'une façon désordonnée. Un degré moindre de laideur est celui où la forme reste en arrière de son type et ne le révèle qu'imparfaitement. Nous disons qu'une plante est laide quand elle est mal venue, qu'un animal est laid quand il reste chétif dans son développement. Nous les comparons alors au type de leur espèce seulement, et la forme ici pèche par défaut. Mais la laideur, au contraire, est bien plus prononcée quand la forme pèche par excès, s'écarte violemment du type et entre en révolte contre l'idée. Il en résulte alors ce que nous appelons une difformité, une caricature, un monstre…. C'est le caractère que nous offrent certaines organisations des animaux inférieurs, parce qu'elles s'écartent le plus du type général de l'animalité.»
—Attends, dit Louise, je ne te suis plus dans cette définition du type particulier confondu avec celle de l'idée générale. Si toute création est une idée divine, Julie a raison de ne pas vouloir entendre dire que quelque chose soit laid dans la nature. Je comprends très-bien comme elle, et comme l'auteur du livre dans la première partie de sa définition, que le laid soit un accident, et qu'une plante avortée, ou un animal fortuitement hors de proportion avec les autres individus de son espèce soit qualifié de nain, de géant, de caricature et de monstre. Je dirais presque, en ce cas, que la laideur est une déformation, une dénaturation de l'être ou de l'objet. Mais vouloir agrandir le domaine du laid dans la création jusqu'à y faire entrer des espèces entières, et décréter que le poisson ou le coquillage est laid parce qu'il ne réalise pas l'idée d'un animal aussi complet que le lion et le cheval, ceci me paraît une concession trop grande au préjugé et à la convention de la part d'un esprit aussi largement éclairé que ton auteur semble l'être.
THÉODORE.—Il ne va pas jusque-là. Il n'admet la laideur que comme une chose relative. Il aime la nature et comprend la grâce, l'éclat extérieur, la physionomie, l'apparence modeste ou comique, le détail enfin qui rachète jusqu'à un certain point chez certains animaux l'infériorité du type comparé à d'autres types. Voyons (ajouta Théodore en s'adressant à moi), toi qui as lu le livre, n'est-il pas vrai que les lois de l'esthétique n'entraînent pas l'auteur au mépris des caprices apparents du beau naturel?
—C'est vrai, répondis-je. Il proclame que, «dans l'ensemble de la nature, c'est le beau qui domine victorieusement, et que la laideur n'est qu'une exception, un détail.» Pourtant, si vous voulez que je dise toute ma pensée, je trouve des contradictions dans ce beau et bon livre; et, pour me servir d'une de ses expressions, des moments de disharmonie entre la théorie et l'application. L'auteur me paraît quelquefois un peu emprisonné dans son rôle de professeur d'esthétique; il semble que son sentiment, sa conscience d'artiste et de poëte se révoltent contre les arrêts de son enseignement, et qu'après avoir posé une règle, un critère, comme il dit, il ait besoin de s'écrier: Et pourtant!… Enfin, laissez-moi tout vous dire, dussiez-vous m'accuser de faire la cour à Julie. J'admire et j'estime sincèrement la recherche des principes du beau, et je fais le plus grand cas de celle-ci; mais, en fait d'art, comme devant la nature, je me sens de l'école de Hugo et de Michelet plus que de celle de M. Pictet.
—Voyons, voyons, dit Julie, parlez: vous aimez mieux les poëtes que les théoriciens?
—Eh bien, oui, j'en conviens, et je m'imagine que les artistes qui se laissent aller à leurs impressions, et même, si Théodore le veut, à leurs divagations, nous en apprennent plus long que les amateurs et les raisonneurs les plus éclairés. La théorie de M. Michelet sur l'âme des oiseaux, sur les douloureuses rêveries de la fauvette captive, sur les extases poétiques du rossignol, sur les modestes vertus du pivert, etc., prêtent tant que vous voudrez à la critique des gens sérieux; mais si l'homme a besoin de quelque chose dans son éducation esthétique, ce n'est pas tant de démonstration que d'émotion, ce n'est pas tant de raison que d'enthousiasme, et de savoir que de sentiment. Quant à moi, il m'est absolument indifférent de savoir que l'Apollon du Belvédère est le prototype du beau, parce que son angle facial dépasse 80 degrés. J'ai vu cet Apollon tant vanté, et il m'a laissé froid comme un marbre qu'il est. C'est sans doute ma faute; mais n'est-ce pas aussi la faute de son archétypisme raisonné? Après l'avoir bien regardé, je rêvai toute la nuit suivante qu'il venait sottement me faire des reproches et me montrer ses beaux bras et ses belles jambes académiques. Or, j'étais furieux de son insistance, et je vous en demande bien pardon, ô Théodore; mais en rêve on est si naïf et si grossier! je m'éveillai, ce matin-là, sous le ciel de Rome, en m'écriant brutalement: «Va-t'en! va-t'en dans ton musée, pédant de beauté, tu m'ennuies!»
Théodore entra dans une si grande colère qu'il me traita, je crois, de réaliste. Julie et Louise rirent de sa fureur, et il me fut permis de continuer.
—Tout à l'heure, dis-je à Théodore, quand votre indignation s'apaisera, je reviendrai à vos prototypes classiques. Laissez-moi vous demander, quant à présent, pourquoi, dans une petite strophe de Hugo ou dans un court paragraphe de Michelet sur les bestioles ou les fleurettes des champs, j'oublie absolument si la poésie me fait un conte de fées ou si elle m'instruit dans la vraie philosophie de la nature. Ce que je sais, c'est qu'elle me charme et m'attendrit; c'est qu'elle me fait voir beaux et grands ces coins de paysage et ces divins petits êtres qui animent le ciel et les bois de leur vol et de leur chant; c'est qu'elle me fait aimer passionnément l'oeuvre divine dans la moindre de ses idées; que dis-je! c'est qu'elle m'insuffle, sans enseignement, une notion plus étendue et peut-être plus équitable du beau dans la nature que celle de mon éducation positive; c'est enfin qu'en me poétisant la créature, quelle qu'elle soit, l'imagination émue m'initie à une puissance, tandis qu'en classant la beauté des créatures par rapport à l'homme, le raisonnement critique me la retire.
THÉODORE.—Et pourtant! comme tu disais tout à l'heure, M. Michelet s'égare continuellement à chercher d'assez puériles ressemblances entre ses oiseaux et le type de l'homme. En ceci, il va bien plus loin que M. Pictet.
MOI.—Oui, c'est vrai; mais nous avons dit, autour de cette table: «Des écarts tant qu'on voudra, pourvu qu'il y ait de la conviction et de l'inspiration!»
THÉODORE.—Vous voulez qu'un traité soit une affaire d'engouement et d'enthousiasme déréglé?
JULIE.—Nous voulons, au contraire, que les traités soient bien raisonnables et bien froids, afin de ne pas les lire.
MOI.—Je ne vais pas aussi loin que vous. J'aime les traités bien faits, et celui de M. Pictet est le meilleur que j'aie lu. M. Pictet est le professeur le plus ingénieux qu'il soit possible de désirer. Mais est-ce par nature d'artiste sobre et difficile, est-ce par devoir de la science qu'il traite, qu'il se défend ou semble se défendre de certaines admirations? Il y a peut-être bien un peu de l'un et de l'autre. Ainsi, en parlant de la statuaire, il dit, selon moi, une grande hérésie qui a dû lui coûter certainement: il affirme, à plusieurs reprises, que la statuaire grecque n'a jamais été dépassée, et moi, je sens qu'elle l'a été de cent coudées par Michel-Ange. Jamais, avant le Moïse et la chapelle des Médicis, la statuaire n'avait réalisé l'idée de la vie divine dans la vie humaine avec cette sublimité. Il y a, entre Michel-Ange et Phidias, la différence qui sépare l'idée chrétienne de l'idée païenne; et, par une puissance et une universalité de génie incomparables, Michel-Ange a résumé les deux idées, donnant à la forme toutes les splendeurs de la matière, et à l'idée tout l'éclat du rayonnement divin. Sur cette grande science, et sur cette large compréhension qui font le style du monarque de la statuaire, plane encore son individualité de penseur passionné; si bien que ses personnages sont l'expression des choses du ciel comme celle des choses de la terre, et encore celle de l'intelligence de Michel-Ange, à nulle autre pareille, à nulle autre comparable dans le domaine de son art.
THÉODORE.—Mais où prends-tu que mon auteur n'apprécie pas Michel-Ange?
MOI.—Il ne le nomme nulle part, et à propos de statuaire, dans son chapitre du Sublime, il cite un lion de Thorwaldsen. Ce lion, je ne le connais pas et n'en dis point de mal; mais le Moïse! N'était-ce pas l'occasion de dire qu'il est le prototype du sublime? J'ai peur que M. Pictet ne le range dans les aberrations du génie.
THÉODORE.—Tu lui fais là un procès de tendance.
MOI.—Alors, je m'arrête, et après avoir fraternisé avec votre satisfaction et votre admiration pour la partie du livre de M. Pictet qui exprime, traduit et critique l'histoire de l'esthétique et celle de l'art (chose bien difficile dans des bornes aussi restreintes que colles, d'un cours contenu dans un volume, et pourtant excellemment réussie), j'arrive à sa conclusion, qui peut-être satisfera mieux Julie que son exposition. «Émanée, comme un pur rayon, de l'intelligence suprême, l'idée de l'universalité du beau, dit M. Pictet, se révèle d'abord dans la nature; puis reflétée par l'art, qui la dégage des accidents de la matière, pour la ramener à sa pureté primitive, elle éclate, sous mille formes diverses, au sein de l'humanité.»
—Attendez, dit Julie, voilà encore une définition, la définition de l'art et de sa mission. C'est bien dit, mais je proteste si, par accidents de la matière, M. Pictet entend, non-seulement les formes individuelles qui ne réalisent pas le type de l'espèce à laquelle l'être appartient, mais celles qui entrent en révolte contre le type général de beauté défini, préconçu et arrêté par les esthétiques. Dans ce cas-là, j'enverrais promener toute cette prétendue philosophie du beau, parce qu'elle condamnerait la grenouille à être laide de par la Vénus de Milo, et que la grenouille est aussi jolie dans son espèce que la plus grande déesse dans la sienne. Il y a dans ces règles d'esthétique des choses qui me paraissent dangereuses pour le progrès de l'art, et contre lesquelles les réalistes ont le droit de réclamer: c'est qu'en partant d'un prototype convenu pour déclarer inférieures toutes les autres idées divines, on pousse des générations d'élèves à faire de l'art grec à contre-sens et sans inspiration, et à dédaigner l'étude du vrai qui sert de base à tout sentiment du beau. On ne dira jamais rien de plus juste que ce vieil adage (de Platon, je crois), que le beau est la splendeur du vrai.
LOUISE.—Moi, je suis de ton avis, chère fille: la laideur est une création humaine, et l'antithèse nécessaire qu'elle apporte dans nos conventions est inutile au procédé divin. Cette antithèse a été apportée dans notre monde par les tâtonnements de la liberté de l'homme. Condamné par ses instincts d'imitation à devenir créateur à son tour, l'homme n'arrive à la notion du beau et du bien qu'en commençant par gâter souvent l'oeuvre divine. Alors il essaye de choisir entre ce qu'il a fait de bon et ce qu'il a fait de mauvais, et, au temps où nous sommes, il se trompe encore à chaque instant et dans son oeuvre et dans son jugement. Dieu, lui, n'a rien fait qui ne soit bien fait et qui ne rentre dans l'harmonie générale. L'homme seul s'en écarte par ignorance et par vanité. N'a-t-il pas réussi à se faire laid lui-même? Lui, le chef-d'oeuvre de la création, il détruit, il avilit, il torture par tous les moyens son propre type. C'est lui, l'ingrat, qui a fait entrer la laideur dans son domaine et dans sa propre famille. Dès qu'il s'est vu affermi dans sa royauté sur le reste du monde organique, il s'est empressé de vivre en dehors des conditions naturelles. Ici trop de paresse physique et de nourriture matérielle, de là l'obésité et toutes ses disgrâces; là, trop de fatigue et de misère, c'est-à-dire la maigreur et l'étiolement. Et puis, en haut comme en bas de la belle échelle sociale inventée par lui, des excès de sentiment, d'intelligence ou de sensualité; des désordres de vice ou de vertu; des abus de jouissance et des abus d'austérité qui engendrent mille maladies et mille difformités inconnues aux animaux sauvages et aux plantes libres. De là la laideur qui se transmet à l'enfant dans le sein de sa mère, même après des générations exemptes de misère ou de vice. L'homme s'en prendra-t-il à Dieu de sa propre folie? Lui reprochera-t-il d'avoir donné à la tortue des pieds trop courts et à l'araignée des jambes trop longues, lui qui a réussi à introduire dans son propre type des ressemblances monstrueuses avec toutes sortes d'animaux?
Vous avez d'autant plus raison, dis-je à la grand'mère que, pour être logique avec son principe qu'il y a du laid dans la création[1], M. Pictet pense rehausser le prix de la beauté en disant qu'elle est une magnificence gratuite de la nature et une superfluité généreuse du Créateur. Il en conclut que la laideur, chez l'homme, ne prouve rien contre l'excellence des individus. Cela est certain; mais il aurait peut-être dû nous dire qu'elle prouve beaucoup, qu'elle prouve tout, en tant que solidarité contre notre race insensée. Elle est un sceau, parfois indélébile, de quelque châtiment infligé à nos pères pour l'abus qu'ils firent sans doute de la beauté primitive départie à tous. Dieu, qui est bon parce qu'il est juste, ne permet pas que l'âme s'en ressente au point d'être enchaînée et rabaissée au niveau de sa forme disgraciée, mais elle souffre du poids de la laideur. L'intelligence en est attristée, si cette laideur est infligée à un être raisonnable et clairvoyant. Si, au contraire, elle est le partage d'un être vaniteux qui s'ignore et se croit beau, elle le condamne à un profond ridicule, et toute sa destinée sociale s'en ressent. Aimons donc beaucoup, estimons infiniment les êtres humains qui supportent la laideur, personnellement imméritée, sans amertume pusillanime et sans grotesque illusion. En général, ces êtres-là sont si bien doués du côté de l'âme ou de l'esprit, qu'un reflet de leur beauté intérieure rachète en eux la sévérité des destinées et illumine leur visage d'une expression qui arrive à plaire et à charmer autant, quelquefois plus, que la beauté.
[Note 1: Il le dit à regret avec mille ménagements. Il dit que la Providence cache soigneusement les écarts de la nature aux regards de l'homme; que ces écarts sont des exceptions, etc.]
Mais ne nous en faisons pas accroire. Quand nous devenons laid avant l'âge, c'est souvent par notre faute, et quand nous naissons laids, c'est par la faute de nos ascendants. Dans tous les cas, nous portons la peine de nos erreurs ou de celles d'autrui, car la nature n'échappe pas, comme la société, à la loi de solidarité. Si les maladies nous défigurent, si la petite vérole a labouré de ses affreux stigmates tant de beaux visages, c'est la faute de nos sciences, qui ne marchent pas aussi vite que les fléaux qui nous atteignent. La laideur est donc une plaie sociale, un fait purement humain. Elle n'est pas dans la création. Tout être qui vit dans des conditions normales de son existence est beau dans son espèce; et ce n'est que par analogie, c'est en voulant comparer ce que Dieu a simplement distingué, et graduer ce qu'il s'est contenté d'enchaîner, que nous sommes arrivés à critiquer avec plus d'orgueil que de clairvoyance la création, l'idée divine elle-même.
—Nous nous entendons, dit Julie. Ce qui prouve bien que la laideur est notre ouvrage, c'est qu'un chardonneret qui vit en liberté n'est pas moins beau que tout autre chardonneret de son espèce, c'est qu'aucun reptile ne louche, c'est qu'aucun pinson n'a la voix fausse, c'est qu'il n'y a point de gazelle bossue.
—Mais le dromadaire a des bosses! s'écria Théodore, et vous ne sauriez dire que le rhinocéros ou l'hippopotame soient d'agréables personnages!
JULIE.—Vous les trouvez affreux parce que vous avez toujours M. Apollon dans vos verres de lunettes. Ces vieux types de la création primitive ont leur caractère de puissance brutale ou terrible. Ils ressemblent à des rochers ou à des troncs de plantes gigantesques; ils ne sont pas mesquins, j'espère, ils réalisent pleinement leur type monumental; ils expriment les idées violentes ou paisibles des premiers efforts de la création organique; et j'aimerais mieux les avoir sans cesse devant les yeux qu'un Cupidon ou un Zéphire sur un candélabre de l'Empire, ou qu'un troubadour avec sa bachelette sur une pendule de la Restauration. Les prétendus écarts de la création divine me jettent dans la rêverie ou dans l'émotion; ils me font réfléchir ou trembler: mais vos objets d'art manqués me rendraient imbécile.
—Allons, dit Louise qui écoutait Julie avec une complaisance maternelle, tout en feuilletant le livre esthétique placé sur la table; j'aime tes instincts, mais tu aurais tort d'attribuer à M. Pictet les goûts contre lesquels tu déclames. Je vois, en lisant au hasard, des pages superbes, et en voici une à la fin du livre qui doit clore la discussion et te réconcilier avec lui:
«L'idée du beau est éternelle, et ses manifestations s'étendent à l'infini dans l'espace et dans le temps. Nous sommes beaucoup trop portés, quand il s'agit des choses divines, à en restreindre la possession à nous-mêmes, à notre petite famille humaine, à notre petite demeure terrestre. Nous oublions que nous ne sommes qu'un point dans l'univers, qu'un instant dans l'éternité…. Qui nous dit que l'univers ne renferme pas un nombre indéfini de natures diverses, d'organismes vivants et expressifs, ayant tous leur beauté propre, infiniment supérieure peut-être à ce que nous connaissons? Le nombre des arts que nous cultivons est forcément limité par les conditions matérielles de notre existence terrestre. Mais là où ces conditions seraient tout autres, là où les données de la forme et de la matière se trouveraient beaucoup plus riches ou plus dociles à l'action de l'intelligence, il devrait naître autant d'arts nouveaux qu'il y aurait de combinaisons nouvelles, et la possibilité de ces dernières n'a pas de bornes. Ainsi chaque nature stellaire doit servir de base à un monde esthétique où elle se reflète et s'idéalise; chaque planète doit avoir sa poésie, comme elle a sans doute sa vie organique et intellectuelle.»
JULIE.—Certes, cette page est belle.
THÉODORE.—Tout l'ouvrage est beau; mais vous ne faites grâce à l'auteur que parce qu'il consent à monter un instant votre dada du monde stellaire.
JULIE.—Mon dada! c'est ma religion, à moi, et l'abbé ne s'en courrouce pas trop: je lui ai prouvé qu'en espérant parcourir tous ces beaux habitacles des cieux, je ne faisais qu'étendre le domaine du paradis.
THÉODORE.—Je ne nie pas votre hypothèse. Je suis de ceux qui ne nient et n'affirment rien sans réflexion; mais je trouve que tous, ici, vous vous préoccupez trop de ces aspirations locomotrices dans l'infini. Cela vous fait oublier d'apprécier tranquillement et justement les données de ce monde-ci, qu'il ne nous est pas permis de vouloir tant dépasser.
—Restez-y si bon vous semble, répondit Julie; moi je vous répondrai avec Platon, avec Hugo et avec Michelet, par le cri de l'âme altérée de lumière et de liberté: Des ailes!
Montfeuilly, 16 août 1856.
VII
Nous allions entrer dans une sorte de dispute sur la doctrine du réalisme dans l'art, lorsqu'un article de la Presse, signé Alexandre Bonneau, donna ce soir-là un autre cours à nos pensées. Il ne s'agissait plus seulement d'une question de goût, mais d'une question de civilisation sociale, et l'intérêt de celle-ci nous domina au point de nous faire oublier et ajourner la première.
C'est Julie qui nous avait interrompus en nous demandant de loi expliquer ce que c'était que le columbarium des anciens.
—Je vais te le dire, sans être savante, répondit Louise. Quand on a été à Rome, on s'habitue tellement à l'idée de ce genre de sépulture, que l'on ne peut plus admettre sans répugnance la méthode d'ensevelissement adoptée dans le monde moderne: méthode barbare, hideuse, funeste, contre laquelle le genre humain devrait protester avec l'auteur de l'article excellent que tu viens de lire.
Mais, d'abord, je te recommande la lecture d'un autre article sur les columbarium, par M. Laurent-Pichat. Tu y trouveras la description extérieure de ces chambres-cimetières, ou plutôt de ces chapelles païennes qui n'ont rien d'incompatible dans la forme et même dans l'usage primitif chrétien avec le culte orthodoxe de nos jours. La promenade de M. Laurent-Pichat à la vigne de Pietro est une relation charmante et très-exacte.
JULIE.—Qu'est-ce que la vigne de Pietro?
LOUISE.—Pietro est un facétieux vigneron de la banlieue de Rome, qui trouva dans son enclos, il y a quelques années, un columbarium très-intéressant, et qui sacrifia gaiement ses ceps de vigne à l'espoir de trouver d'autres antiquités. Cet espoir s'est réalisé. J'ai vu cet intéressant enclos, depuis la visite qu'y a faite M. Pichat, et Pietro n'avait pas fini d'exhumer ses richesses. Il pensait avoir cinq ou six de ces chapelles dans sa vigne, et ne regrettait pas son raisin, remplacé par un musée de bijoux antiques beaucoup plus fructueux. Mais, pour ne te parler que d'un de ces curieux monuments, je te décrirai celui dans lequel j'ai passé une heure, et qui est récemment déblayé et remis en ordre. Je me disais, en l'examinant, que c'est quelque chose de bien étrange de retrouver, après tant de siècles d'ensevelissement et d'oubli, une collection d'objets en apparence aussi fragiles que des urnes de terre et des cendres humaines; et, en y réfléchissant, j'ai reconnu que cette poussière qui fut des hommes, et ces vases qui furent de la poussière, sont, grâce à l'action du feu, les deux choses qui survivent à tous les orages et à tous les cataclysmes du monde social. Les plus antiques témoignages de l'existence des sociétés perdues dans la nuit des temps sont des débris de terre cuite, qui ont servi de tombeaux à des générations dont le nom s'est effacé de la mémoire des hommes.
Le columbarium dont je te parle est une chapelle en carré long assez profonde, et retrouvée intacte depuis le fond jusqu'à fleur de terre, où commençait son toit, lequel a été remplacé par un toit nouveau assez rustique. Il ne paraît pas que ce monument ait été jamais autre chose qu'une cave; on ne trouve, au fond, aucune ouverture indiquant que l'on soit de niveau avec l'ancien sol. Peut-être qu'un édifice plus solennel s'élevait au-dessus de celui-ci; c'est même très-vraisemblable. On devait apporter les cendres dans une sorte de temple ou reposoir, et descendre ensuite, avec cérémonie, dans le caveau funéraire.
Ce caveau est sombre et n'a jamais reçu la lumière que d'en haut. Il est, de la base au faîte, creusé de niches à plein cintre d'un à deux pieds d'élévation. C'est là que l'on déposait les petites urnes; c'est là qu'elles sont encore, en grande partie, avec les mêmes cendres blanchâtres et les infimes petits débris d'ossements calcinés qu'elles contenaient. L'élégance et la diversité de ces récipients, les uns en marbre, les autres en poterie, quelques-uns en matière plus précieuse, forment une charmante galerie, avec les lampes, les statuettes, les petits bustes, les monnaies, et ces fioles lacrymatoires, dont le verre est devenu, par reflet du temps, d'une si belle irisation, qu'il n'existe pas de pierres précieuses plus brillantes. Les épitaphes, parfaitement conservées, sont au bas de chaque niche, quelquefois accompagnées d'un petit bas-relief d'un travail exquis. Un buste de jeune fille, de grandeur naturelle, est l'objet d'art colossal de cette galerie: c'est un véritable chef-d'oeuvre. Par le type et par l'arrangement des cheveux, cette tête ravissante rappelle la jeunesse de madame Récamier.
—Ainsi, dit Julie, columbarium veut dire tout bonnement colombier; et l'on appelait ainsi ces chapelles funéraires, parce que les niches rappellent celles que l'on fait pour les pigeons?
—Il y a encore dans ce même caveau que j'ai examiné, reprit Louise, une tombe collective que l'on pourrait appeler une ruche. C'est un banc de marbre blanc dans lequel on a creusé des capsules pour y déposer les cendres. Chacune est protégée par un petit couvercle. C'est le mausolée des membres d'une école de chant. Les clients, les affranchis et les esclaves avaient leur place dans les columbaires des familles patriciennes. Les voûtes étaient ornées de peintures à fresque représentant des fleurs, des oiseaux et des papillons. Cette riante décoration se retrouve aussi dans les catacombes chrétiennes. Elles sont très-complètes dans celles de Sainte-Calyxte, mais plus jolies et d'un ton plus frais dans un des columbaires de Pietro, qui n'est encore qu'à demi-déblayé.
JULIE.—Il me semble que, dans ces conditions-là, la sépulture manque de la solennité des cimetières.
LOUISE.—Elle manque d'horreur, voilà tout; mais elle m'a semblé revêtir le véritable caractère sacré, celui qui s'attache aux souvenirs inaltérables. La création des cimetières est le résultat d'un âge de barbarie succédant aux civilisations épuisées. Ce n'est pas une institution qui tienne à l'établissement du christianisme. Si les premiers chrétiens ne brûlèrent pas leurs morts, ils les embaumèrent, et, quand ils ne purent le faire, ils ne les rendirent pas à la terre pour cela. L'idée de les conserver à l'état de cendres leur fit chercher dans le tuf friable des catacombes un système de columbarium plus vaste, mais où le cadavre était isolé de l'air respiré par les vivants; car on creusait des lits dans ce tuf, et on y murait hermétiquement les cadavres. Ces lits mortuaires sont superposés, le long des galeries souterraines, comme ceux des passagers dans un navire, ou comme les rayons d'une armoire. Un sous-sol favorable à ce genre de sépulture le rendait plus expéditif que tout autre dans un moment de persécution; mais le tuf volcanique de Rome est une condition toute particulière, que nos terrains humides ne peuvent offrir. L'effet de la terre et des cercueils de bois sera toujours la pourriture et les miasmes pestilentiels qu'elle répand.
—La législation chrétienne, dit Théodore, ne peut jamais avoir eu en vue de produire la mort par la mort, et je ne pense pas qu'aujourd'hui elle s'opposât à l'incinération des cadavres, soit par le feu, soit par des moyens chimiques que M. Alexandre Bonneau eût pu nous indiquer.
JULIE.—Moi je trouve que cette opération de brûler ceux qui respiraient tout à l'heure a quelque chose d'effrayant pour la pensée.
THÉODORE.—Il y a quelque chose de bien plus effrayant, c'est l'idée d'enterrer des vivants, et cela arrive souvent, beaucoup plus souvent peut-être qu'on ne se l'imagine. On ne fouille pas un cimetière sans en trouver la preuve, et tout le monde est d'accord sur la nécessité d'une loi nouvelle qui remédie à l'horreur des inhumations précipitées. Nous savons bien tous que le court délai imposé à l'enterrement n'est pas même observé dans les campagnes. Les paysans ont peur de leurs morts. Aucun médecin n'est appelé à constater les décès; on trompe les curés sur l'heure du dernier soupir; on porte le cadavre au cimetière au bout de douze heures, et moins si l'on peut. Souvent l'autorité l'apprend après coup, mais tant pis pour ceux, qui n'étaient pas bien morts. On ne recherche pas le délit, le crime peut-être, car il est des retours à la vie qui contrarieraient des intérêts cupides ou des passions coupables.
Quelquefois, le vivant s'éveille dans la tombe. Imaginez l'épouvante de ce réveil, le désespoir, la rage de cette seconde agonie! Il crie, il frappe les parois étroites de sa bière. Un passant l'entend par hasard; mais il croit aux âmes en peine; il promet une messe et s'enfuit.
Hélas! si jamais âme en peine mérita ce nom, c'est celle du pauvre martyr enfermé dans ce hideux instrument de torture. Il s'était peut-être endormi avec calme, croyant s'endormir pour toujours; il avait fait ses adieux à la vie, à la famille; résigné, au seuil de l'éternité, il avait édifié ses proches par sa foi ou par son repentir. Il avait expié ou réparé ses fautes. Il était absous par la croyance catholique; il était marqué par elle pour le ciel. Et le voilà qui s'éveille, qui s'étonne, qui s'effraye, qui a froid, et faim, et peur de la mort sous cette forme atroce. Le voilà qui rugit, qui devient fou et furieux, qui ronge ses mains ou déchire sa gorge avec ses ongles, pour finir par le suicide au milieu des hurlements étouffés du blasphème. Et quels regrets, quelle douleur pour ceux qui se savent aimés! O ma mère! ô ma femme! ô ma soeur! si vous pouviez m'entendre! si vous me saviez là vivant!
—Vous me donnez froid, taisez-vous! s'écria Julie. Jamais la mort ne m'a fait peur. Cette idée est, au contraire, très-douce en moi, pleine de poésie, d'espérance religieuse et même d'enthousiasme. Vous me la gâtez, car j'avoue ne me sentir aucune force contre la pensée d'un réveil dans le cercueil et d'une seconde mort dans les accès d'une insurmontable frénésie. Cela se présente à moi comme un cauchemar effroyable. Ah! mes amis, si je meurs près de vous, faites-moi embaumer!… Mais non! L'idée de cette dissection répugne à la pudeur d'une femme. Celle dont nous parlions dernièrement, cette femme illustre qui était le type des distinctions exquises de l'esprit et du sentiment, avait défendu que l'on touchât à son corps.
—Et elle avait raison, dit Théodore. L'embaumement est accompagné de circonstances dégoûtantes; et l'autopsie, qui n'est pas nécessaire à la science ou à la légalité, devrait être considérée comme une profanation. Précisément, dans les magnifiques vers que madame de Girardin a fait dire à Cléopâtre, elle peignait rapidement le côté antihumain, et, pour ainsi dire, antivivant de la vieille Egypte absorbée par l'art monstrueux de la momification:
On dirait un pays de meurtre et de remords:
Le travail des vivants, c'est d'embaumer les morts;
Partout dans la chaudière, un corps qui se consume;
Partout l'âcre parfum du naphte et du bitume;
Partout l'orgueil humain follement excité,
Luttant, dans sa misère, avec l'éternité!
—D'ailleurs, reprit Julie, la conservation de nos restes par ces procédés est quelque chose de si laid, que, pour rien au monde, je ne voudrais prévoir que l'on me verra encore dans cinq cents ans.
LOUISE.—Et puis, la question n'est pas de consulter les gens qui ont le moyen de s'occuper de la figure qu'ils veulent faire après leur vie. Si nous étions tous riches, nous arriverions très-facilement à ne pas rendre nos sépultures dangereuses pour les populations; mais comme les riches sont le petit nombre, et que le grand nombre est forcé de faire de ses dépouilles une sorte de voirie et un foyer d'infection, il serait grand temps de réformer ce fatal système.
—C'est une réforme où il y aurait donc trois choses à détruire, dit le méthodique Théodore. D'abord, et avant tout, le malheur ou le crime fréquent des inhumations précipitées; deuxièmement, le manque de respect aux morts; troisièmement, l'effet désastreux, constant et certain, pour la santé publique, de la méthode actuelle. Donc, il y aurait à trouver:
1° La certitude de la cessation de la vie, problème que la médecine n'a pas résolu, et qu'il serait nécessaire de suppléer par une certitude de la mort, c'est-à-dire par l'épreuve d'un délai sérieux et par une constatation légale réelle. Comme on n'obtiendra jamais ce dernier point dans les campagnes, il faudrait soustraire les morts à l'aversion superstitieuse du paysan, en les plaçant dans un local d'attente, semblable à celui qui est en usage dans d'autres contrées. Ce délai n'offrirait pas de dangers pour la santé publique; les fonctionnaires particuliers, payés par les communes, veilleraient aux premiers symptômes de la putréfaction, seul indice certain de la mort, les médecins l'avouent et plusieurs le déclarent. Les cérémonies du culte conduiraient ce corps à son lit d'attente, comme elles le conduisent au lit définitif de la tombe. Quelle belle cérémonie à instituer que celle de son retour parmi les vivants quand le cas se présenterait!
2° Le système le plus économique, le plus décent et le plus religieux pour la conservation des restes humains, entassés aujourd'hui, et demain éparpillés et profanés, soit dans les fosses communes des grandes villes, soit dans les cimetières de campagne, où manquent l'ordre et l'espace, et où les enfants sentent craquer sous leurs pieds les ossements de leur grand-père, avec la plus cynique insouciance ou avec le plus insultant dégoût. L'incinération ou la dessication, par le feu ou par les agents chimiques qui viendraient à le remplacer sans grandes dépenses, est le meilleur mode, car l'urne est le meilleur tombeau; le plus portatif, si l'on autorise les parents pauvres et les amis à ne pas se séparer des restes sacrés (liberté que je n'accorderais pourtant pas, si j'étais législateur, dans une société aussi peu religieuse que la nôtre); et le plus durable, parce qu'il est le moins volumineux, le plus facile à préserver des outrages de la préoccupation, de la brutalité des effervescences politiques, et des empiétements des sépultures les unes sur les autres, créés par la nécessité, par le manque d'espace ou de temps.
3° Le moyen le plus efficace de préserver les vivants de la contagion de la mort par les exhalaisons des cadavres, par l'assimilation de l'air, des eaux et des plantes aux principes putrides de ces dissolutions. Je me souviens d'avoir vu, au cimetière Montmartre, la forme d'un corps humain comme tracé en relief sur la terre humide. En me baissant, je vis que ce relief était le résultat d'une couche épaisse de petits champignons vénéneux. Le pauvre mort était dessiné là, tête, corps, bras et jambes, et comme revenu à la surface du terrain, sous forme de végétation hideuse et infecte. Et pourtant c'était un particulier aisé, il avait, pour dernière demeure, son petit carré de terre, sa barrière peinte, sa croix sculptée, son banc de gazon, sa plate-bande de fleurs. Il avait été probablement enterré honorablement, à la profondeur voulue, dans un caveau cimenté et dans un cercueil convenable. La putréfaction avait percé le bois, la pierre et l'épaisseur du sol. Elle avait fait surgir, en dépit des soins donnés à cette sépulture, l'immonde végétation qu'on eût pu appeler le poison vital de la mort, et qui, en se desséchant, devait se répandre en poussière impalpable dans l'air respiré par les vivants.
JULIE.—Vous avez, ce soir, d'abominables historiettes. Dites-nous vite votre remède, et parlons d'autre chose.
—Julie! dit Théodore d'un ton rude et triste, vous n'avez encore perdu aucun de ceux que vous aimez. Quand ce malheur vous arrivera, vous sentirez se joindre à vos regrets je ne sais quel effroi, quelle angoisse physique, et vos genoux trembleront en s'appuyant sur cette terre ou sur ce marbre, au sein desquels s'accomplira la terrible et repoussante transformation de l'être aimé. Alors, vous comprendrez que les restes humains ne devraient pas subir, comme ceux des animaux inutiles, cette opération lente de la destruction par le ver de la tombe. Vous frémirez à l'idée de ce que vous éprouveriez s'il vous fallait revoir ces traits chéris ou vénérés devenus des objets d'épouvante ou de répulsion. Vous aurez besoin de fuir ces sépulcres barbares qui matérialisent l'idée de la mort, qui dégradent et défigurent l'image restée dans nos souvenirs. Alors, vous regretterez de ne pouvoir pleurer sur une cendre purifiée par le feu, sur un cadavre dont l'annihilation subite laisserait intacte, en vous, la beauté des formes de votre enfant, ou la majesté des traits de votre mère.
—Vous avec raison! dit Julie. L'homme doit disparaître, il ne doit pas pourrir; il ne doit devenir ni une momie ridiculement parée, objet d'horreur grotesque, ni une couche d'immondes champignons, poison répandu dans l'atmosphère. Il doit devenir cendre. S'il pouvait ne rien devenir du tout et se consumer entièrement, ce serait encore mieux, car le rôle de son corps est fini au moment ou celui de son âme recommence; et, pour se pénétrer de l'instinct de l'immortalité, ceux qui lui survivent devraient ne pas même savoir ce que la putréfaction peut faire de la beauté de cette forme. Il faudrait l'anéantir comme un vêtement que l'on a vu porter à un ami, et que l'on brûle, plutôt que de le voir traîner dans la boue. J'adopte donc l'idée de l'incinération, et je la trouve religieuse, morale et civilisatrice.
—Oui, oui, dit Julie, demandons qu'on érige le columbarium, qui mettra nos morts plus près de nous, et qu'on ferme le cimetière qui nous en sépare à jamais. Dans le columbarium, point de corruption, point d'animaux carnassiers attirés par l'odeur de la chair. Une poussière inodore, inaltérable. Pas de terreur laissée après soi, pas de dégoût autour de la dernière demeure. Des flammes purifiantes pour linceul, une petite urne pour sépulcre, relique sacrée qui peut recevoir les baisers et les larmes maternelles tant que la mère existe. Et, dans les fantasmagories de la nuit, que le moyen âge a rêvées si atroces et que l'imagination populaire voit encore sous des couleurs si noires et si grossières, au lieu d'une danse macabre de squelettes grimaçants, des ombres douces et poétiques qui gardent l'apparence et la beauté de la vie, de suaves ou d'imposantes apparitions qui ne viennent pas menacer des tourments éternels le pauvre hors d'état de payer la messe, mais qui, prévoyants et généreux amis au delà de la mort, viennent consoler des maux du présent et préserver des fatalités de l'avenir.
—Sur ce, dit Julie, prions pour que le plaidoyer de M. Alexandre Bonneau ait le retentissement qu'il mérite, et pour que la civilisation l'emporte de nos jours sur la barbarie.
Montfeuilly, 20 octobre 1836.
VIII
—Je vous trouve, quoi que vous en disiez, bien aristocrate dans vos lectures. Il vous faut des noms illustres, et je vois une foule d'excellentes choses, qui n'ont pas encore la consécration d'une célébrité retentissante, passer sur cette table sans qu'on leur fasse l'honneur de les lire et d'en causer.
Ainsi parla Théodore. Julie lui objecta la beauté du temps.
—On se promène et on travaille dehors tant que le jour dure, lui dit-elle, et, à force d'avaler de l'air, on est un peu grisé et somnolent quand on rentre au salon. Alors on n'a pas trop sa tête pour essayer des auteurs nouveaux; on risque de tomber sur ce qu'il y a de plus médiocre et de s'endormir tout à fait sur sa chaise; au lieu que, comme des mets de haut goût réveillent l'appétit, les livres éminents qui font naître des disputes raniment les esprits assoupis. Pourtant, si vous avez, dans toutes ces nouveautés, quelque chose de bon à nous lire, faites, nous écoutons.
THÉODORE.—Au train dont vous y allez, toutes les nouveautés sont vieilles. Ainsi, voilà un adorable ouvrage bien court qui n'a pas encore obtenu un regard de vous, superbe Julie, bien qu'il soit sur le piano depuis six mois.
JULIE.—Quoi? le Livre du bon Dieu, d'Édouard Plouvier? J'ai lu la musique.
THÉODORE.—Moi, je ne la connais pas. Elle est de Darcier?
JULIE.—Oui.
THÉODORE.—Est-elle jolie?
JULIE.—Oui.
LOUISE.—Elle est même charmante en plusieurs endroits. Celle de la lune, par exemple, est tout à fait à la hauteur des paroles, et ce n'est pas peu dire.
JULIE.—Vous les avez donc lues, vous, grand'mère? Moi, je ne lis jamais cela. Ne chantant pas, je ne lis que les notes, et quand même je chanterais, je crois que je dirais les paroles sans y rien comprendre et sans avoir conscience de ce que je prononce. Il m'a toujours semblé que, dans l'association du chant et de la poésie, cette dernière devait être sacrifiée et par celui qui l'a faite et par ceux qui l'écoutent. Les paroles de musique ne sont jamais qu'un prétexte pour chanter, et plus elles sont insignifiantes, mieux elles remplissent leur office.
THÉODORE.—C'est un tort grave. Ce préjugé-là sert à conserver des libretti stupides dans de la musique durable, comme de mauvais fruits que l'on mettrait dans l'esprit de vin. Je vous accorde que les paroles doivent être très-simples, parce que la musique étant une succession d'idées et de sentiments par elle-même, n'a pas besoin du développement littéraire, et que ce développement, recherché et orné, lui créerait une entrave et un trouble insurmontables. Je crois que de la musique de Beethoven sur des vers de Goethe (à moins qu'ils n'eussent été faits ad hoc et dans les conditions voulues) serait atrocement fatigante. Mais de ce que j'avoue qu'il faut que le poëte s'assouplisse et se contienne pour porter le musicien, il n'en résulte pas que j'abandonne, comme vous, le texte littéraire à un crétinisme de commande. Nous sommes, du reste, en progrès sous ce rapport, et j'ai entendu, dans ces derniers temps, des opéras très-bien écrits et d'excellents ou de charmants vers qui ne gênaient en rien la belle musique: entres autres, la Sapho de Gounod, dont Emile Augier avait fait le poëme. Et si vous voulez monter plus haut encore dans la région de l'art, vous reconnaîtrez que le Dies irae de Mozart, doit l'ampleur sublime de son style à la couleur sombre et large du texte latin.
—D'accord, dit Julie, si vous convenez qu'il faut que les vers lyriques soient faits d'une certaine façon, car c'est de ceux-là qu'on a dit: Il faut les chanter, non les lire. Donc les vers de M. Plouvier ne se passeraient pas de musique, et je ne suis pas si coupable de ne pas les avoir lus.
LOUISE.—Il faut que tu t'avoues coupable. Ces vers-là peuvent être lus sans musique; ils sont de la musique par eux-mêmes, et quand même le musicien ne se serait pas trouvé, par un rare bonheur, à la hauteur de leur interprétation, ces poëmes n'en resteraient pas moins exquis.
—Des poëmes! dit Julie; j'avais pris ça pour des couplets.
Lisez-les-moi, quelqu'un d'ici?
Théodore lut les dix pièces de vers dont ce livre-album se compose. Louise et moi nous les savions par coeur; mais nous en fûmes encore émus comme au premier jour. Théodore ne les lut pas très-bien; mais je les entendais encore par le souvenir, à travers le suave organe et l'harmonieuse prononciation d'une des plus belles et des meilleures femmes de notre temps, madame Arnould-Plessy. Je me souvins qu'en écoutant ces doux chants récités par cette douce muse, j'avais été attendri jusqu'aux larmes, et qu'elle-même essuyait ses beaux yeux à chaque strophe. C'était un prestige dont il eût fallu peut-être se défendre pour juger l'oeuvre, et je ne m'étais pas défendu. Je fus donc enchanté de retrouver mon émotion lorsque Théodore, sans art et sans charme, nous lut ces courts chefs-d'oeuvre qu'on devrait apprendre à tous les beaux enfants intelligents, comme un catéchisme moral et littéraire.
—Eh bien, dit Théodore à Julie silencieuse, lorsqu'il ferma le livre: c'est indigne de vos sublimes régions?
—Non pas, répondit-elle; cela m'y a conduit par un chemin auquel je ne m'attendais pas; un chemin sans abîmes et sans vertige; un sentier de fleurs et de gazon où, d'abord, je me suis impatienté de voir des madones et des angelots, figures trop jolies pour n'être pas usées en poésie, mais qui se sont trouvées rajeunies tout à coup par un symbolisme clair et pénétrant. Et puis voilà ces deux pièces vraiment admirables, la Mère providence, limpide et tendre comme un cantique chanté par un chérubin; le Père, un poème biblique, une parabole d'Évangile racontée par un patriarche. Et je me trouve remontée au grand ciel de ma croyance nouvelle, à travers les images qui plaisaient jadis à mon enfance, mais qui, depuis longtemps, ne satisfaisaient plus mon imagination lassée. Comment cela se fait-il? Comment ce petit vallon en pente douce, où je croyais ne plus pouvoir repasser sans sourire, m'a-t-il menée si haut que j'ai quitté la terre et regardé encore une fois dans le vieux paradis avec des larmes d'enthousiasme et des élans de foi? Je n'en sais rien. Quelqu'un pourrait-il me le dire?
—C'est peut-être, répondit Louise, que les idées vraies sont unes. Les formes allégoriques ou philosophiques dont on les revêt nous paraissent vagues ou lucides, neuves ou vieilles, selon le degré de conviction, selon la force du sentiment de l'artiste qui les emploie. Au fond, quand la grande et sereine notion du bon, du bien et du beau est au sommet du temple, nous n'avons point à critiquer les figures et les ornements de l'édifice. L'auteur de ces gracieux poëmes est-il un philosophe ou un mystique? croit-il réellement aux anges et à la vierge Marie? Ceci ne nous regarde pas. Il a dans l'âme la révélation des vrais attributs de la divinité: l'amour infini, la miséricorde sans limites qui, chez l'être parfait, n'est que la stricte justice. Sa foi parle le langage de la légende. Il a gardé de ce symbolisme ce qui sera éternellement frais pour l'imagination, éternellement chaud pour le coeur; mais, fils du siècle, il n'est pas resté en arrière du progrès de la révélation et du développement de la vraie doctrine; et, si vous y regardez bien, la conclusion du Livre du bon Dieu est la même que celle des Contemplations:
…Hélas! c'est qu'au dehors de la maison en fête,
Le fils rebelle est là, qui, d'un oeil ébloui,
Contemple le festin, et de la voix arrête
Chaque enfant, chaque ingrat attendu comme lui.
Mais, dans son ombre même,
Le père a reconnu
Ce premier-né qu'il aime,
Ce révolté vaincu!
Oh! dit-il, qui l'enchaîne
Loin de moi, dans ce jour?
A-t-il donc plus de haine
Que mon coeur n'a d'amour?
Il sait qu'un seul regret à jamais me désarme,
Que je souffre avec lui de son iniquité;
Que, pour lui pardonner, je n'attends qu'une larme,
Et que je l'attendrai toute une éternité!
Comparez cette conclusion, d'une suavité et d'une simplicité adorables, avec le grandiose tableau de la dernière apocalypse annoncée par la Bouche d'Ombre et ces vers sublimes que nous redisions l'autre jour:
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira: C'est donc toi?
Vous verrez que, chez les poëtes vraiment inspirés de ce temps-ci, la réhabilitation par l'expiation est annoncée, et que cette doctrine, sortant victorieuse de la démonstration philosophique, a trouvé dans l'art son expression éloquente et sa forme vulgarisatrice. C'est la prédiction du progrès indéfini, c'est la bonne nouvelle des âges futurs, l'accomplissement des temps, le règne du bien vainqueur du mal par la douceur et la pitié; c'est la porte de l'enfer arrachée de ses gonds, et les condamnés rendus à l'espérance, les aveugles à la lumière; c'est la loi du sang et la peine du talion abolies par la notion du véritable Évangile; c'est en même temps les prisons de l'inquisition rasées et semées de sel; ce sont les chaînes, les carcans et les chevalets à jamais réduite en poussière; c'est l'échafaud politique renversé, la peine de mort abolie; c'est la révolte de Satan apaisée, le jour où finira son inexorable et inique supplice.
Le dix-neuvième siècle a pour mission de reprendre l'oeuvre de la Révolution dans ses idées premières. Avant que la fièvre du combat eût enivré nos pères, ce monde nouveau leur était apparu; puis il s'effaça dans le sang. Nos poëtes descendent aujourd'hui dans l'arène du progrès pour purifier le siècle nouveau, et cette fois leur tâche est à la hauteur d'un apostolat.
THÉODORE.—Puisque votre thèse favorite revient toujours sur le tapis….
JULIE.—Il faut vous attendre à cela!
THÉODORE.—Je ne demande pas mieux, et c'est pour cela que je vous prie de prendre connaissance de quelques poëmes que vous avez là sous la main. L'un est en italien: c'est la Tentation, de Giuseppe Montanelli, un des hommes dont s'honore l'Italie patriotique et littéraire.
JULIE.—Je ne sais pas assez l'italien pour être juge d'une forme plus ou moins belle dans la langue moderne. Je comprends mieux le Dante que Foscolo, parce que mes premières études ont été classiquement tournées de ce côté, et je suis un peu, à l'égard de cette langue, comme certains Anglais et certains Allemands, qui comprennent Montaigne aussi bien que nous, et nos écrivains d'aujourd'hui tout de travers. Racontez-moi en peu de mots le poëme de Montanelli.
THÉODORE.—Raconter un poëme? Dieu m'en garde! Parcourez-le. Vous savez assez la langue pour voir que c'est très-beau, comme sujet et comme pensée; et, quant au dénouement, vous serez servie à votre goût: Satan se repent et se convertit.
JULIE.—Satan est-il donc le héros du poëme, et, comme dans Milton, le plus intéressant des personnages?
THÉODORE—Non; ici, c'est Jésus; c'est l'idée de douceur, de chasteté, de dévouement et de pitié qui domine le poëme. D'abord, on voit ce type de vertu, divine sur la montagne avec le tentateur qui lui montre les royaumes de la terre, et, comme dans l'Évangile, le Sauveur répond simplement: «Satan, ne me tente point; c'est inutile.» Au second chant, Satan voit passer les martyrs dans leur gloire, et, renonçant à perdre le Christianisme par la terreur des supplices, il espère que les prêtres du Christ succomberont aux séductions de l'orgueil. Au troisième chant, nous le voyons égarer l'esprit du grand Hildebrand. Il le surprend au milieu de sa prière et lui offre l'empire du monde. Le saint zèle du pontife s'égare, et, trompé par l'espérance de soumettre tous les esprits à la loi du Christ, il est saisi de la fièvre de l'ambition du monde temporel. Satan le quitte en s'écriant: «Spiritualisme superbe! te voila enchaîné par le plus tenace de mes liens: l'orgueil!»
De ce moment, la papauté entre dans la voie de perdition. Le Christ pleure sur les guerres iniques dont l'Italie devient l'arène sanglante. L'ange de la renaissance italienne appelle à lui les grands Italiens: Dante, Pétrarque, Raphaël, Michel-Ange, Colomb, Arioste, Tasse, Galilée, etc. Ils se lèvent avec de sublimes aspirations et d'immenses promesses; mais Satan vient, avec la papauté corrompue, exploiter et avilir l'art, la science, l'idéal. Dante lui-même s'égare au sein de la tourmente, et, dans sa douleur, il invoque le secours de César. Puis, apparaît le pape Borgia, au milieu d'une orgie tracée rapidement de main de maître: cardinaux, moines, abbés, démons et courtisanes mènent la danse. Savonarola passe avec le Christ; ils vont vers l'Allemagne, vers Luther…. Mais je vois que je vous raconte le poëme, et c'est le déflorer. Arrivons au dénouement.
—Attendez, dit Julie, c'est donc un poëme historique?
THÉODORE.—C'est une oeuvre philosophique et patriotique; c'est une large esquisse symbolique de l'histoire de l'Italie papale et politique.
JULIE.—Qui résume, ce me semble, la pensée d'un travail du même auteur, intitulé: Le parti national italien, ces vicissitudes et ses espérances. J'ai lu cela dernièrement dans la Revue de Paris. C'est très-bien fait et très-intéressant. M. Montanelli appartient, je crois, à la politique révolutionnaire libérale de son pays. Il conclut, comme Manin, par l'alliance avec la monarchie sarde pour sauver la nationalité italienne. Est-ce la le dénouement de son poëme?
THÉODORE.—Non: son poëme finit, comme je vous l'ai dit, par l'embrassement final du Sauveur et du démon.
Julie partit d'un éclat de rire; puis elle soupira.
—Qu'est-ce qui vous prend? lui demanda Théodore.
—Rien, dit-elle d'un ton mélancolique. Je songeais à Dante appelant César au secours de l'Italie dévorée par les discordes intestines. Je vois que votre poëte repousse la souveraineté temporelle du pape; je sais qu'il maudit le trône de Naples et qu'il dévoile les turpitudes des autres tyrans de la Péninsule. Je comprends que son espérance se rallume à l'idée d'une grande fusion d'efforts et de sympathie avec le vaillant peuple sarde. Ma!… comme ils disent là-bas!
—Eh bien! dit Théodore, qu'ont-ils de mieux à faire, ces pauvres
Italiens qu'on a coutume d'assister en paroles?
JULIE.—Je ne sais pas, et je ne ris plus.
—Pourquoi avez-vous ri?
JULIE.—Que sais-je? Jésus, cet éternel martyr, ouvrant ses bras à celui dont le métier est de susciter les puissances temporelles et d'enivrer souvent ceux qu'il place sur les trônes…. J'ai fait un rapprochement, et j'ai ri de chagrin… ou de crainte! Mais ne parlons pas politique…. Donc, dans le poëme, Satan se convertit?
THÉODORE.—N'est-ce pas votre rêve? La fin du règne de Satan, c'est-à-dire la vraie lumière du progrès chassant les ténèbres de la fausse science?
JULIE.—Oui; le mal considéré comme un accident passager dans l'histoire des hommes, et prenant fin par la diffusion de la lumière, qui, seule, est une chose absolue et impérissable; c'est là l'avenir, ou bien la race humaine disparaîtra de la terre sans mériter un regret. Racontez-nous le dernier chant de Montanelli.
THÉODORE.—Satan est seul sur la montagne où, jadis, il essaya de tenter le Christ. Il est seul à jamais, car les autres esprits de ténèbres ont cessé de lui obéir. Les vices grossiers ont disparu devant la vraie civilisation. Satan, type de l'orgueil et de l'ambition, résiste encore; mais l'effroi de la solitude et l'horrible ennui de l'égoïsme l'ont saisi. Pour la première fois il se rend compte de son épouvantable souffrance. Jésus a pitié et vient à lui. «J'ai vaincu tes sujets, lui dit-il; j'ai fait la lumière dans les âmes; j'ai plié les puissants de la terre au droit, et le droit à la charité. Souviens-toi que tu es né de la lumière, et reviens à la lumière.» Satan, ébranlé, s'écrie: «O Nazaréen! à ton tour, voudrais-tu tenter Satan?» Mais il se débat dans sa douleur jusqu'à ce qu'une larme tombe des yeux de Jésus. Cette larme divine transforme le diable en chérubin. Esprit d'amour, tu as vaincu: j'aime! s'écrie Satan en prenant son vol vers les cieux. Tout cela est dit en vers nerveux, pleins de pensées, c'est-à-dire gros de vérités. Mettez donc Giuseppe Montanelli parmi vos poëtes.
—Accordé, dit Julie. Mais vous avez dit qu'il n'était pas le seul: où prenez-vous les autres?
THÉODORE.—Pour aujourd'hui, je vais vous lire, si vous voulez, la Mort du Diable, de Maxime du Camp[2].
[Note 2: Revue de Paris, 15 juillet 1858.]
JULIE.—Nous voulons bien: j'y ai déjà jeté les yeux; je suis restée en route, pensant que c'était un poëme burlesque.
THÉODORE.—Vous vous êtes trompée. La forme est un mélange de tristesse, d'ironie et d'enthousiasme: c'est ce que l'on peut appeler de l'humour, et vous verrez que cela mène à une conclusion philosophique aussi forte que vous pouvez la souhaiter.
Théodore nous lut ce poëme remarquable, abondant, facile, un peu trop facile parfois, mais dont les longueurs sont rachetées par des traits brillants et un sentiment profond. Une vive fantaisie le traverse et le soutient: c'est l'amour inextinguible du vieux Satan pour la belle Ève. Condamné à avoir la tête écrasée par elle, le tentateur vient, à la fin des temps, subir l'arrêt céleste. La femme s'avance, et Satan,
En voyant s'approcher l'Ève du premier jour,
Sentit une lueur, dernier rayon d'amour,
Adieu suprême et doux, glisser sur sa paupière.
La femme contemplait, dans la pleine lumière
Avec un sentiment d'ineffable pitié,
Son antique ennemi, pantelant, châtié,
Et qui, vaincu, devait enfin mourir par elle;
Des larmes de pardon brillaient sur sa prunelle;
Une larme coula de son oeil éperdu,
Satan cria: Merci!…
Alors chacun cria dans un immense choeur:
Il est mort! Il est mort!…
…Et puis….
On entendit un cri terrible, à tout courber:
C'était l'arbre du mal qui venait de tomber.
—Dans ce poëme, le diable n'est pas réhabilité, dit Théodore; mais il est absous, puisque las de vivre, il ne demandait pour pardon que d'être débarrassé de l'éternité. Vous voyez que votre utopie est à la mode en poésie.
—Eh bien, dit Louise, c'est là un bon et grand symptôme; et, dans la bouche de l'Italien Montanelli, ce que tu appelles notre utopie prend beaucoup de portée. L'Italie est le pays du diable par excellence. C'est par lui, en effet, bien plus que par Jésus, que l'Église romaine a gouverné les esprits, c'est-à-dire par la personnification du mal absolu, menaçant l'homme d'une éternelle société avec lui et d'une torture éternelle sous ses lois. Cette création des âges de barbarie a fait son temps, et, en attendant qu'elle tombe sous la risée du peuple, il est permis aux poëtes de la conduire au tombeau avec tous les honneurs dus à un symbole qui a tant vécu; mais il est bien temps que l'homme soit guidé vers le bien par l'idée du beau, et que le laid périsse en prose comme en vers.
—Ainsi, dit Théodore, vous arrivez toujours à votre conclusion que l'homme doit devenir l'ange de cette pauvre terre? Je voudrais en être aussi persuadé que vous.
—Si vous voulez que ce ne soit pas un rêve, dit Julie, partagez-le, vous tous qui vous en défendez! C'est par la foi, ce rêve sublime, que tout ce à quoi l'homme aspire devient une certitude, une conquête, une réalité.
Montfeuilly, 20 septembre 1853.
I
ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE
GOETHE—BYRON—MICKIEWICZ
Le vrai nom qui conviendrait à ces productions étranges et audacieuses, nées d'un siècle d'examen philosophique, et auxquelles rien dans le passé ne peut être comparé, serait celui du drame métaphysique. Parmi plusieurs essais plus ou moins remarquables, trois se placent au premier rang: Faust, que Goethe intitule tragédie, Manfred, que Byron nomme poëme dramatique, et la troisième partie des Dziady, que Mickiewicz désigne plus légèrement sous le titre d'acte.
Ces trois ouvrages sont, j'ose le dire, fort peu connus en France. Faust n'est bien compris que de ce qu'on appelle l'aristocratie des intelligences; Manfred n'a guère contribué, même en Angleterre, à la gloire de Byron, quoique ce soit peut-être le plus magnifique élan de son génie. Jeté comme complément dans le recueil de ses oeuvres, s'il a été lu, il a été déclaré inférieur au Corsaire, au Giaour, à Childe-Harold, qui n'en sont pourtant que des reflets arrangés à la taille de lecteurs plus vulgaires, ou des essais encore incomplets dans la pensée du poëte. Quant à cet acte des Dziady, d'Adam Mickiewicz, je crois pouvoir affirmer qu'il n'a pas eu cent lecteurs français, et je sais de belles intelligences qui n'ont pas pu ou qui n'ont pas voulu le comprendre.
Est-ce que la France est indifférente ou antipathique aux idées sérieuses qui ont inspiré ces ouvrages? Non, sans doute. Dieu me préserve d'accorder à l'Allemagne cette supériorité philosophique à laquelle le moindre de nos progrès politiques donne un si éclatant démenti, car je ne comprends rien à une sagesse qui ne rend pas sage, à une force qui ne rend pas fort, k une liberté qui ne rend pas libre; mais je crains que la France ne soit beaucoup trop classique pour apprécier de longtemps le fond des choses, quand la forme ne lui est pas familière. Quand Faust a paru, l'esprit académicien qui régnait encore s'est récrié sur le désordre, sur la bizarrerie, sur le décousu, sur l'obscurité de ce chef-d'oeuvre, et tout cela, parce que la forme était une innovation, parce que le plan, libre et hardi, ne rentrait dans aucune de nos habitudes consacrées par la règle, parce que Faust ne pouvait pas être mis à la scène, que sais-je? parce que l'Académie en était encore à l'Art poétique de Boileau, qui certes n'eût pas compris, et eût été très-bien fondé, de son temps, à ne pas comprendre ce mélange de la vie métaphysique et de la vie réelle qui fait la nouveauté et la grandeur de la forme de Faust.
Il ne fut peut-être donné qu'à un seul contemporain de Goethe de comprendre l'importance et la beauté de cette forme, et ce contemporain, ce fut le plus grand poëte de l'époque, ce fut lord Byron. Aussi n'hésita-t-il pas à s'en emparer; car, aussitôt émise, toute forme devient une propriété commune que tout poëte a droit d'adapter à ses idées; et ceci est encore la source d'une grave erreur, dans laquelle est tombée trop souvent la critique de ces derniers temps. Elle s'est imaginé devoir crier à l'imitation ou au plagiat, quand elle a vu les nouveaux poëtes essayer ce nouveau vêtement que leur avait taillé le maître, et qui leur appartenait cependant aussi bien que le droit de s'habiller à la mode appartient au premier venu, aussi bien que le droit d'imiter la forme de Corneille ou de Racine appartient encore, sans que personne le conteste, à ceux qui s'intitulent aujourd'hui les conservateurs de l'art.
Et cependant on n'avait pas crié au plagiat lorsque Molière et Racine avaient traduit littéralement des pièces quasi-entières d'Aristophane et des tragiques grecs. C'est que le siècle de nos vrais classiques avait été plus tolérant et plus naïf que le nôtre, et c'est pourquoi ce fut un grand siècle.
Byron prit donc la forme du Faust, à son insu sans doute, par instinct ou par réminiscence; mais, quoiqu'il ait récusé la véritable source de son inspiration pour la reporter au Prométhée d'Eschyle (qui, disons-le en passant, lui a inspiré la plus faible partie de Manfred), il n'en est pas moins certain que la forme appartient tout entière à Goethe: la forme et rien de plus. Mais pour faire comprendre la distinction que j'établirai plus tard entre ces poëmes, je dois remettre sous les yeux des lecteurs le jugement de Goethe sur Manfred, et celui de Byron sur lui-même.
JUGEMENT DE GOETHE
TIRÉ DU JOURNAL L'ART ET L'ANTIQUITÉ
La tragédie de Byron, Manfred, me paraît un phénomène merveilleux et m'a vivement touché. Ce poëte métaphysicien s'est approprié mon Faust, et il en a tiré une puissante nourriture pour son amour hypocondriaque. Il s'est servi pour ses propres passions des motifs qui poussaient le docteur, de telle façon qu'aucun d'eux ne paraît identique, et c'est précisément cause de cette transformation que je ne puis assez admirer son génie. Le tout est si complètement renouvelé, que ce serait une tâche intéressante pour la critique, non-seulement de noter ces altérations, mais leur degré de ressemblance ou de dissemblance avec l'original. L'on ne peut nier que cette sombre véhémence et ce désespoir exubérant ne deviennent, à la fin, accablants pour le lecteur; mais, malgré cette fatigue, on se sent toujours pénétré d'estime et d'admiration pour l'auteur.
FRAGMENT DE LETTRE DE LORD BYRON A SON ÉDITEUR
Juin 1820
Je n'ai jamais lu son Faust, car je ne sais pas l'allemand; mais Matthew Lewis, en 1816, à Coligny, m'en traduisit la plus grande partie de vive voix, et j'en fus naturellement très-frappé; mais c'est le Steinbach, la Jungfrau et quelques autres montagnes, bien plutôt que Faust, qui m'ont inspiré Manfred. La première scène, cependant, se trouve ressembler à celle de Faust.
AUTRE FRAGMENT
1817
J'aimais passionnément le Prométhée d'Eschyle. Lorsque j'étais enfant, c'était une des pièces grecques que nous lûmes trois fois dans une année à Harrow. Le Prométhée, Médée et les Sept chefs devant Thèbes sont les seules tragédies qui m'aient jamais plu. Le Prométhée a toujours été tellement présent à ma mémoire, que je puis facilement concevoir son influence sur tout ce que j'ai écrit; mais je récuse Marlow et sa progéniture, vous pouvez m'en croire sur parole.
Je ne comprends pas plus l'assertion de Goethe se croyant imité, que les dénégations de Byron craignant d'être accusé d'imitation. D'abord la ressemblance des deux drames, quant à la forme, ne me paraît pas aussi frappante qu'il plaît à Goethe de le dire. Cette forme n'est qu'un essai dans Faust, essai magnifique, il est vrai, mais que l'on voit élargi et complété dans Manfred. Ce qui fait la nouveauté et l'originalité de cette forme, c'est l'association du monde métaphysique et du monde réel. Ces deux mondes gravitent autour de Faust et de Manfred comme autour d'un pivot. Ce sont deux milieux différents, et cependant étroitement unis et habilement liés, où se meuvent tantôt la pensée, tantôt la passion du type Faust ou du type Manfred. Pour me servir de la langue philosophique, je pourrais dire que Faust et Manfred représentent le moi ou le sujet; que Marguerite, Astarté et toutes les figures réelles des deux drames représentent l'objet de la vie, du moi; enfin que Méphistophélès, Némésis, le sabbat, l'esprit de Manfred et tout le monde fantastique qu'ils traînent après eux, sont le rapport du moi au non moi, la pensée, la passion, la réflexion, le désespoir, le remords, toute la vie du moi, toute la vie de l'âme, produite aux yeux, selon le privilège de la poésie, sons des formes allégoriques et sous des noms consacrés par les croyances religieuses chrétiennes ou païennes, ou par les superstitions du moyen âge. Cette représentation du monde intérieur, ce grand combat de la conscience avec elle-même, avec l'effet produit sur elle par le monde extérieur dramatisé sous des formes visibles, est d'un effet très-ingénieux et très-neuf.
Oui, neuf, malgré le Prométhée d'Eschyle, malgré les furies d'Oreste et tout le monde fantastique des anciens, malgré les spectres d'Hamlet, de Banco et de Jules César, malgré, enfin, le don Juan de Molière et le don Juan de Mozart. Toute cette intervention du remords ou de la fatalité dans l'action dramatique sous la forme de larves et de démons a été de tout temps du domaine de la poésie, et Voltaire, le plus froid et le plus positif des écrivains dramatiques, n'a pas dédaigné de reproduire à la scène l'ombre de Ninus. Mais dans les anciens comme dans les modernes qui les ont imitées ou reproduites, ces apparitions n'ont pas le caractère purement métaphysique que Goethe leur a donné. Elles tiennent à des croyances ou à des superstitions contemporaines, et si les intelligences supérieures en ont saisi le sens allégorique, les masses qui ont assisté à leur représentation scénique les ont prises au sérieux. Les femmes enceintes avortaient à la représentation d'Oreste tourmenté par les furies. Au temps de Shakespeare, l'ombre d'Hamlet produisait plus d'effroi et d'émotion qu'elle n'éveillait de réflexions philosophiques, et au temps de Molière, la statue du commandeur, malgré le comique au milieu duquel elle se présentait, faisait encore passer un certain frisson dans les veines des spectateurs. Quelle qu'ait été la pensée frivole ou sérieuse de tous ceux qui, avec Goethe, avaient fait intervenir des êtres surnaturels dans l'action dramatique, il est certain qu'ils ont eu recours à cette intervention comme moyen dramatique bien plus que comme moyen philosophique. Ils ont eu, sans doute, en ceci, une pensée de haute moralité ou de critique incisive; mais cette pensée n'était pas la pensée fondamentale de leur oeuvre, comme il a plu à la critique moderne de le croire. Il n'en pouvait pas être ainsi, et le temps montrera que nos interprétations du XIXe siècle sur les mystères des poésies antérieures, comme sur les mythes historiques, ont manqué de circonspection, et sont, en grande partie, très-arbitraires. Malgré l'ingénieuse explication d'Hamlet par Goethe, je suis persuadé que Shakespeare a conçu son magnifique drame beaucoup plus naïvement que Goethe ne put se le persuader, et que ce qui semblait à celui-ci si subtil et si mystérieux dans le héros de Shakespeare, avait une explication très-claire et très-ingénue dans les idées superstitieuses de son temps. Autrement, comment concevoir l'immense popularité des drames les plus profonds de Shakespeare? Il faudrait supposer un public composé de métaphysiciens et de philosophes, assistant à la première représentation d'Hamlet ou de Macbeth. Or, malgré le progrès des temps, John Bull serait encore aujourd'hui fort scandalisé des interprétations fines et poétiques de Goethe; et le bon Shakespeare, lui-même, beaucoup plus artiste et beaucoup moins sceptique qu'on ne le croit en Allemagne et en France, serait sans doute émerveillé, s'il revenait à la vie, de lire tout ce qui s'est publié en tête ou en marge de nos traductions depuis vingt ans.
Tout Hamlet, tel qu'il est analysé dans Wilhem Meister, appartient donc à Goethe, et non à Shakespeare, de même que tout le Don Juan de Mozart, tel qu'il est analysé dans le conte d'Hoffmann, appartient à Hoffmann et nullement à Mozart, nullement à Molière, nullement à la chronique espagnole, de même encore que Faust n'appartient ni à la chronique germanique, ni à Marlow, ni à Widmann, ni à Klinger, mais à Goethe seul. Et c'est ici le lieu de dire que Faust est né de l'Hamlet de Shakespeare indirectement, vu qu'il est né directement de l'Hamlet de Goethe dans Wilhem Meister, heureux témoignage du génie puissant et créateur de Goethe, qui, ne trouvant pas encore suffisante la grandeur d'Hamlet, a su s'élever à la taille du génie de son siècle et lui donner un héritier tel que Faust!
Le drame de Faust marque donc, à mes yeux, une limite entre l'ère du fantastique naïf employé de bonne foi comme ressort et effet dramatique, et l'ère du fantastique profond employé philosophiquement comme expression métaphysique, et… dirai je religieuse? Je le dirai, car ces grands ouvrages dont j'ai à parler appartiennent à la philosophie, c'est-à-dire à la religion de l'avenir, le scepticisme de Goethe, comme le désespoir de Byron, comme la sublime fureur de Mickiewicz.
Mais nous n'en sommes pas encore là. Je demande hardiment, vu mon inaptitude à écrire sur ces matières, qu'on me pardonne la longueur de ces développements sur une simple question de forme. Il ne me semble pas que ma tache soit frivole. Il ne s'agit de rien moins que de restituer à deux des plus grands poëtes qui aient jamais existé, la part d'originalité qu'ils ont eue chacun en refaisant ce qu'il a plu à la critique d'appeler le même ouvrage. Je m'imagine accomplir un devoir religieux envers Mickiewicz en suppliant la critique de bien peser ses arrêts quand de tels noms sont dans la balance.
Ainsi toute l'Europe littéraire a cru Goethe sur parole lorsqu'il a décrété, avec une bienveillance superbe, que Byron s'était approprié son Faust, et qu'il s'était servi pour ses propres passions, des motifs qui poussaient le docteur. Byron lui-même était effrayé de cette ressemblance qui frappait Goethe, lorsqu'il écrivait avec une légèreté affectée: «Sa première scène, cependant, se trouve ressembler à celle de Faust.» Ainsi le peu de critiques français qui ont daigné jeter les yeux sur la magnifique improvisation de Mickiewicz, ont dit à la hâte: «Ceci est encore une contrefaçon de Faust,» comme Goethe avait dit que Faust était l'original de Manfred. Eh bien! soit: Faust a servi de modèle dans l'art du dessin dramatique à Byron et à Mickiewicz, comme Eschyle à Sophocle et à Euripide, comme Cimabue dans l'art de la peinture à Raphaël et à Corrége, et leurs drames rassemblent à celui de Goethe beaucoup moins qu'une pièce classique quelconque en cinq actes et en vers ne rassemble à une autre pièce classique quelconque en vers et en cinq actes, comme Athalie ressemble au Cid, comme Polyeucte ressemble à Bajazet, etc. Le drame métaphysique est une forme. Elle a été donnée; elle est retombée dans le domaine public le jour où elle a été conçue, et il ne dépendait pas plus de Goethe de s'en faire le gardien jaloux, qu'il ne dépend de ceux qui s'en serviront après lui d'ôter quelque chose à la gloire de l'avoir trouvée. C'est une invention dont l'honneur revient à Goethe et qui lui a été payée par d'assez magnifiques apothéoses. Maintenant elle appartient à l'avenir, et l'avenir lui donnera, comme Byron et Mickiewicz ont déjà commencé à le faire, les développements dont elle est susceptible.
J'ai essayé de prouver qu'il n'y avait ni plagiat ai servilité à modeler son oeuvre sur une forme connue. Il me reste à prouver que le fond, la portée et l'exécution des trois drames métaphysiques dont je m'occupe diffèrent essentiellement. Je ne reviendrai plus au point de vue de la défense des deux grands poëtes prétendus imitateurs du premier. Je m'efforcerai de faire ressortir, quant au fond et quant à la forme, le grand progrès philosophique et religieux que signalent ces trois poëmes, nés pourtant à des époques très-rapprochées.