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Autour de la table

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FAUST

Goethe ne vit et ne put voir dans l'homme qu'une victime de la fatalité; soit qu'il croupit dans l'ignorance, soit qu'il s'élevât par la science, l'homme lui sembla devoir être le jouet des passions et la victime de l'orgueil. Il ne reconnut qu'une puissance dans l'univers, l'inflexible réalité. Goethe ferma le siècle de Voltaire avec un éclat qui effaça Voltaire lui-même. «On sent dans cette pièce, dit madame de Staël on parlant de Faust et en le comparant à plusieurs écrits de Voltaire, une imagination d'une toute autre nature; ce n'est pas seulement le monde moral tel qu'il est qu'on y voit anéanti, main c'est l'enfer qui est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une pensée de mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui fait frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous tremblez, parce qu'il est impitoyable; vous riez, parce qu'il humilie tous les amours-propres satisfaits; vous pleurez, parce que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l'enfer, inspire une pitié douloureuse.»

Ce passage est beau et bien senti. Goethe, tout disciple de Voltaire qu'il est, le laisse bien loin derrière lui dans l'art de rapetisser Dieu et d'écraser l'homme: c'est que Goethe a de plus que Voltaire la science et le lyrisme, armes plus puissantes que l'esprit, et auxquelles il joint encore l'esprit, dernière flèche acérée qu'il tourne contre la patience de Dieu aussi bien que contre la misère de l'homme.

Certes, Goethe passe pour un grand poëte, et le nier semblerait un blasphème. Cependant, dans les idées que nous nous faisons d'un idéal de poëte, Goethe serait plutôt un grand artiste; car nous, nous ne concevons pas un poëte sans enthousiasme, sans croyance ou sans passions, et la puissance de Goethe, agissant dans l'absence de ces éléments de poésie, est un de ces prodiges isolés qui impriment une marche au talent plus qu'aux idées. Goethe est le vrai père de cette théorie, tant discutée et si mal comprise de part et d'autre, de l'art pour l'art. C'est un si puissant artiste que ses défauts seuls peuvent être imités, et qu'en faisant, à son exemple, de l'art pour l'art, ses idolâtres sont arrivés à ne rien faire du tout. Cette théorie de Goethe ne devait pas et ne pouvait pas avoir d'application puissante dans d'autres mains que les siennes: ceci exige quelques développements.

Je ne sais plus qui a défini le poëte, un composé d'artiste et de philosophe: cette définition est la seule que j'entende. Du sentiment du beau transmis à l'esprit par le témoignage des sens, autrement dit du beau matériel, et du sentiment du beau conçu par les seules facultés métaphysiques de l'âme, autrement dit du beau intellectuel, s'engendre la poésie, expression de la vie en nous, ingénieuse ou sublime, suivant la puissance de ces deux ordres de facultés en nous. L'idéal du poëte serait donc, à mes yeux, d'arriver à un magnifique équilibre des facultés artistiques et philosophiques; un tel poëte a-t-il jamais existé? Je pense qu'il est encore à naître. Faibles que nous sommes, en ces jours de travail inachevé, nous sentons toujours en nous un ordre de facultés se développer aux dépens de l'autre. La société ne nous offre pas un milieu où nos idées et nos sentiments puissent s'asseoir et travailler de concert. Une lutte acharnée, douloureuse, funeste, divise les éléments de notre être et nous force à n'embrasser qu'une à une les faces de cette vie troublée, où notre idéal ne peut s'épanouir. Tantôt, froissés dans les aspirations de notre âme et remplis d'un doute amer, nous sentons le besoin de fuir la réflexion positive et le spectacle des sociétés humaines; nous nous rejetons alors dans le soin de la nature éternellement jeune et belle, nous nous laissons bercer dans le vague des rêveries poétiques, et, nous plaçant pour ainsi dire tête à tête avec le créateur au sein de la création, aspirant par tous nos pores ce qu'Oberman appellerait l'impérissable beauté des choses, nous nous écrions avec Faust, dans la scène intitulée Forêts et Cavernes: «Sublime esprit, tu m'as donné, tu m'as donné tout, dès que je te l'ai demandé… tu m'as livré pour royaume la majestueuse nature et la force de la sentir, d'en jouir. Non, tu ne m'as pas permis de n'avoir qu'une admiration froide et interdite: en m'accordant de regarder dans son sein profond, comme dans le sein d'un ami, tu as amené devant moi la longue chaîne des vivants, et tu m'as instruit à reconnaître mes frères dans le buisson, tranquille, dans l'air, dans les eaux….»

Dans cette disposition nous sommes artistes; dans cette disposition Goethe était panthéiste, ce qui n'est qu'une certaine manière d'envisager la nature en artiste, en grand artiste, il est vrai.

Mais la solitude et la contemplation ne suffisent pas plus à nos besoins qu'elles ne suffisent à ceux de Faust, et ce n'est pas la voix de Méphistophélès qui vient nous arracher à ces retraites, c'est la voix même de l'humanité qui vient nous crier comme lui: Comment donc aurais-tu, pauvre fils de la terre, passé ta vie sans moi? En effet, nous sentons que toutes nos aspirations vers la Divinité sont impuissantes, que nous travaillons à nous élever jusqu'à elle hors de la voie qu'elle nous a assignée. Nous sentons que cette belle nature n'est rien sans l'action de l'humanité, à qui Dieu a confié le soin de continuer l'oeuvre de la création. En vain notre imagination peuple ces solitudes de rêves enchantés: les anges du ciel ne descendent pas à notre voix. Notre puissance ne peut évoquer ni les génies de l'air, ni les esprits de la terre. Nous savons trop bien que le génie qui protège la nature terrestre, que l'esprit qui alimente sa fécondité, que l'ange qui forme un lien entre la beauté intelligente de la matière et la sagesse aimante de Dieu, nous savons bien que tout cela c'est l'homme, c'est l'être voué ici-bas au travail persévérant, et investi de l'intelligence active. D'ailleurs, notre vie ne se borne pas seulement à la faculté de voir et d'admirer le monde extérieur. Il faut qu'il aime, qu'il souffre, qu'il cherche la vérité à travers le travail et l'angoisse. C'est en vain qu'il voudrait se soustraire aux orages qui grondent sur sa tête; l'orage éclate dans son coeur, la société ou la famille le réclament, le lien des affections ne vent pas se rompre: il lui faut retourner à la vie!

Et bientôt recommence autour de nous le tumulte du monde; bientôt les sentiments humains s'agitent en nous plus héroïques ou plus misérables que jamais; et si, dans cet ouragan qui nous entraîne, les pensées de notre cerveau et les besoins de notre coeur cherchent une foi, une vertu, une sagesse, un idéal quelconque, nos travaux d'esprit prennent une direction nouvelle. Ce sentiment du beau matériel, dont l'art était pour nous l'expression naguère, s'applique désormais, riche des formes que l'art nous inspire, à des sujets plus étendus et plus graves. Dans cette disposition nous sommes philosophes; nous serions vraiment poëtes si nous pouvions manier assez bien l'art pour en faire l'expression de notre vie métaphysique aussi bien que celle de notre vie poétique.

Mais cela serait un progrès que l'art n'a pu porter encore à un degré assez éminent pour vaincre les résistances du préjugé qui veut limiter la tache de l'artiste-poëte à la peinture de la vie extérieure, lui permettant, tout au plus, d'entrer dans le coeur humain assez avant pour y surprendre le mystère de ses passions. Goethe, le plus grand artiste littéraire qui ait jamais existé, n'a pas su ou n'a pas voulu le faire. Dans le plus philosophique et le plus abstrait de ses ouvrages, dans Faust, on le voit trop préoccupé de l'art pour être complètement ou du moins suffisamment philosophe. Dans ce poème magnifique où rien ne manque d'ailleurs, quelque chose manque essentiellement, c'est le secret du coeur de Faust. Quel homme est Faust? Aucun de nous ne peut le dire. C'est l'homme en général, c'est la lutte entre l'austérité et les passions, entre l'idéal et l'athéisme. Mais que cette lutte est faible, et comme le frivole esprit du doute l'emporte aisément sur cet homme mûri dans l'étude et la réflexion! Comme on voit le néant de cet homme, que Dieu pourtant appelle son serviteur, dans un prologue puéril et de mauvais goût, étroit portique d'un monument grandiose[3]!

[Note 3: Sauf les strophes chantées dès le début par les trois archanges, qui sont d'une poésie sublime.]

     Il me cherche ardemment dans l'obscurité, et je veux
     bientôt le conduire à la lumière.

Si c'est de l'homme en général que la Divinité parle ainsi, il faut avouer que l'esprit de malice a beau jeu contre elle, et qu'il n'a qu'à effleurer la terre de son aile pour que la terre entière tombe en sa puissance. Si le fameux docteur Faust est là seulement en question, Dieu et le lecteur se trompent grandement au début, sur la puissance intellectuelle de ce sage que la moindre plaisanterie de Méphistophélès va déconcerter, que la moindre promesse de richesse et de luxure va précipiter dans l'abîme. Si c'est Goethe lui-même dont la grande figure nous apparaît à travers celle du docteur, nous voici éclairés, et nous comprenons pourquoi, dans la forme et dans le fond de son oeuvre, l'artiste est resté incomplet, obscur, embarrassé ou dédaigneux de se révéler. Nous comprenons pourquoi la chute de Faust est si prompte et le triomphe de Méphistophélès si naïf. Nous pensions assister à la lutte de l'idéal divin contre la réalité cynique; nous voyons que cette lutte ne peut se produire dans une âme toute soumise par nature à la réalité la plus froide. La où il n'y avait pas de désirs exaltés, il ne peut arriver ni déception, ni abattement, ni transformation quelconque. Voilà pourquoi Goethe ne m'apparaît pas comme l'idéal d'un poëte, car c'est un poëte sans idéal.

Il nous faut donc chercher le secret de Faust au fond du coeur de Goethe. Alors que le poëte nous est connu, le poëme nous est expliqué. Sans cela, Faust est une énigme, il est empreint de ce défaut capital que l'auteur ne pouvait pas éviter, celui de ne pas agir conformément à la nature historique du personnage et au plan du poëme. Il y avait longtemps que Goethe était intimement lié avec Méphistophélès lorsqu'il imagina de raconter les prouesses de celui-ci à l'endroit du docteur Faust, et, s'il lui fut aisé de faire agir et parler le malin démon avec toute la supériorité de son génie, il lui fut impossible de faire de Faust un disciple de l'idéal détourné de sa route. Faust, entre ses mains, est devenu un être sans physionomie bien arrêtée, un caractère flottant, tourmenté, insaisissable à lui-même; il n'a pas la conscience de sa grandeur et de sa force; il n'a pas non plus celle de son abaissement et de sa faiblesse. Il est sans résistance contre la tentation; il est sans désespoir après sa chute. Son unique mal, c'est l'ennui; il est le frère aîné du spleenétique et dédaigneux Werther. Avant son pacte avec le diable, il s'ennuie de la sagesse et de la réflexion: à peine s'est-il associé ce compagnon froid et fier, qu'il s'ennuie encore plus de cette éternelle et monotone raillerie qui ne lui permet de s'abandonner naïvement ni à ses rêveries, ni à ses passions. Avant Marguerite, il s'ennuyait de la solitude; depuis qu'il la possède, il ne l'aime plus, ou du moins il la néglige, il l'oublie, il sent le vide de toutes les choses humaines, et c'est Méphistophélès qui vient le rappeler à sa maîtresse: Il me semble qu'au lieu de régner dans les forêts, il serait bon que le grand homme récompensât la pauvre fille trompée de son amour. A quoi Faust répond: Qu'est-ce que les joies du ciel dans ses bras? Qu'elle me laisse me réchauffer contre son sein, en sentirai-je moins sa misère? Ne suis-je pas le fugitif, l'exilé?

Puis il retourne vers elle, car il est bon, compatissant et juste; et cette loyauté naturelle, que le démon ne peut vaincre en lui, est encore un trait distinctif du caractère de Goethe, qui rend le personnage de Faust plus étrange et plus inconséquent. Où est le crime de Faust? Il est impossible d'imaginer en quoi il a pu mériter l'abandon où Dieu le laisse, et en quoi il remplit ses engagements envers le diable. Son cerveau poursuit toujours un certain idéal de gloire et de puissance surhumaine qui n'est pas pourtant l'idéal divin; il n'est ni assouvi ni entraîné par les passions que lui suggère l'esprit du mal. On ne voit pas en quoi il a trompé Marguerite. Il n'y a trace d'aucune promesse de sa part, ni d'aucune exigence intéressée de celle de la jeune fille. S'il se laisse ravir loin d'elle par les beautés de la solitude, quelques mots de Méphistophélès, instincts de concupiscence que Faust sait ennoblir par le remords, le ramènent auprès d'elle. Si Marguerite lui manifeste ses naïves terreurs, loin de la détacher de ses croyances, il tâche de la rassurer en lui expliquant les siennes propres, et il semble chérir en elle la candeur naïve et la pieuse ignorance. Si, bientôt entraîné de nouveau loin d'elle par l'inquiète curiosité, il s'élance sur le Broken, au milieu du sabbat magique, c'est-à-dire au milieu des passions délirantes, de la débauche et de la fausse gloire humaine (si spirituellement chantée par des girouettes et des étoiles tombées); l'horreur que lui inspirent le blasphème et l'obscénité vient le saisir dans les bras d'une impure beauté, pour faire passer devant ses yeux l'image fantastique de Marguerite. Ce passage du sabbat de Faust est étincelant d'esprit et admirable de terreur.

MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust qui a quitté la jeune sorcière.—Pourquoi as-tu donc laissé partir la jeune fille qui chantait si agréablement à la danse?

FAUST.—Ah! au milieu de ses chants, une souris ronge s'est élancée de sa bouche.

MÉPHISTOPHÉLÈS.—C'était bien naturel. Il ne faut pas faire attention à ça. Il suffit que la souris ne soit pas grise. Qui peut y attacher de l'importance, à l'heure du berger?

FAUST.—Que vois-je?

MÉPHISTOPHÉLÈS.—Quoi?

FAUST.—Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure dans l'éloignement? Elle se retire languissamment de ce lieu, et semble marcher les fers aux pieds. Je crois m'apercevoir qu'elle ressemble à la bonne Marguerite.

MÉPHISTOPHÉLÈS.—Laissons cela! personne ne s'en trouve bien. C'est une figure magique, sans vie, une idole. Il n'est pas bon de la rencontrer; son regard fixe engourdit le sang de l'homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse?

FAUST.—Ce sont vraiment les yeux d'un mort qu'une main chérie n'a point fermés. C'est bien là le sein que Marguerite m'abandonna; c'est bien le corps si doux que je possédai!

MÉPHISTOPHÉLÈS.—C'est de la magie, pauvre fou! car chacun croit y retrouver celle qu'il aime.

FAUST.—Quelles délices! et quelles souffrances! Je ne puis m'arracher à ce regard. Qu'il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou… pas plus large que le dos d'un couteau!

MÉPHISTOPHÉLÈS.—Fort bien! je le vois aussi; elle peut bien porter sa tête sous son bras, car Persée la lui a coupée. Toujours cette chimère dans l'esprit? Viens donc sur cette colline, etc.

Et quand Faust, revenu du sabbat, apprend le malheur où Marguerite est tombée, il exprime sa douleur et sa colère contre le démon en un style digne des plus beaux élans de Shakespeare. Son âme s'élance vers la Divinité, et il fait entendre ce cri de juste reproche: «Sublime esprit! toi qui m'as jugé digne de te contempler, pourquoi m'avoir accouplé à ce compagnon d'opprobre qui se nourrit de carnage et se délecte de destruction?» Dans son indignation véhémente, Faust, se dessinant pour la première fois, est animé de cette puissance de droiture et de cette franchise grande et simple qui rachètent si admirablement dans Goethe l'absence des facultés idéalistes. Il terrasse l'insolence du démon, et le force à le conduire auprès de Marguerite pour la sauver. Ici le rôle de l'amant ayant cessé, et celui de l'homme commençant, on ne s'aperçoit plus de tout ce qui a manqué à Faust pour répondre à l'amour de Marguerite, on voit seulement la probité et le zèle qui s'efforcent de racheter des crimes bien involontaires, car il n'a pas dépendu de Faust que l'amour d'une femme comblât le vide de son coeur, et Méphistophélès s'empare de lui au dénouement d'une façon bien arbitraire. D'où il faut conclure que Goethe, grand artiste, sublime lyrique, savant ingénieux et profond, noble et intègre caractère, mais non pas philosophe, mais non pas idéaliste, mais non pas tendre ou passionné dans un sens délicat, n'a pas pu ou n'a pas voulu exécuter Faust tel qu'il l'avait conçu. Toute cette histoire, tout ce drame, tous ces personnages, tous ces événements si admirablement posés, si pleins d'intérêt, de grâce, d'énergie et de pathétique, n'encadrent pas le sujet qu'ils devaient encadrer, c'est-à-dire la lutte du sentiment divin contre le souffle de l'athéisme. Ce n'est pas le drame de Faust tel que nous le concevrions aujourd'hui, et tel que Goethe l'avait rêvé sans doute avant d'y mettre la main: c'est l'histoire du cerveau de Goethe esquissée moitié d'après nature, moitié d'après sa fantaisie; c'est l'histoire du siècle dernier, c'est l'existence de Voltaire et de son école; c'est le résultat des systèmes de Descartes, de Leibnitz et de Spinosa, dont Goethe est le lyrique et l'admirable vulgarisateur; et voici comment je résumerais Faust:—Le culte idolâtre de la nature déifiée (comme l'entendait le XVIIIe siècle), troublant un cerveau puissant jusqu'à le dégoûter de la condition humaine, et lui rendant impossible le sentiment des affections et des devoirs humains.—Pour châtiment terrible à cette aberration de la science et de la philosophie qui divinise la matière et oublie la cause pour l'effet, le principe pour le résultat, Goethe, poussé par un instinct prophétique qu'il n'a pas compris lui-même, a infligé au disciple de Spinosa un horrible ennui, un lent désespoir, contre lequel échouent la raillerie voltairienne, l'orgueil scientifique et la puissante sérénité de la propre organisation de Goethe.

Une telle philosophie (si c'en est une) ne pouvait pas avoir un autre résultat. Après l'enivrement de la victoire remportée sur la superstition du catholicisme, après le bien-être que doit éprouver l'esprit humain lorsqu'il vient de se débarrasser d'un obstacle et de faire un grand pas dans sa vie de perfectibilité le besoin d'idéal se manifeste, et pour quiconque se refuse à reconnaître ce besoin, l'absence d'idéal devient un supplice profond, mystérieux, non avoué, non compris; une sorte de damnation fatale qu'il appellera satiété, spleen, misère humaine, mais qui s'explique facilement pour les disciples de l'idéal. Le culte de la nature, renouvelé par Goethe de J.-J. Rousseau et de l'école du XVIIIe siècle, étendu et ennobli par le génie synthétique qu'il manifesta dans l'étude des sciences naturelles, ne pouvait toutefois suffire aux besoins d'une intelligence aussi vaste et d'un esprit aussi droit que le sien. Cette création sublime qu'il chanta sur les plus harmonieuses cordes de sa lyre, privée de la pensée d'amour créatrice, que Dante appelle il primo amor, dut bientôt lasser le désir de son âme, et se montrer à son imagination effrayée, muette, insensible, terrible, inconsciente, comme la fatalité qui l'avait produite et qui présidait à sa durée. Son génie fit te tour de l'univers, et, dans son vol immense, il salua toutes les splendeurs de l'infini; mais, quand son vol l'eut ramené sur la terre, il sentit ses ailes s'affaiblir et se paralyser; car, aux cieux comme ici-bas, il n'avait compris et senti que matière, cl ça n'était pas la peine d'avoir franchi de tels espaces pour ne rien découvrir de mieux. Il eût consenti a mourir pour en savoir davantage:

Un char de feu plane dans l'air, et ses ailes rapides s'abattent près de moi. Je me sens prêt à tenter des chemins nouveaux dans la plaine des cieux, au travers de l'activité des sphères nouvelles; mais cette existence sublime, ces ravissements divins, comment, ver chétif, peux-tu les mériter? C'est en cessant d'exposer ton corps au doux soleil de la terre, en te hasardant à enfoncer ces portes devant lesquelles chacun frémit…. Ose d'un pas hardi aborder ce passage, au risque même d'y rencontrer le néant!

Il faudrait citer d'un bout à l'autre tous ces monologues de Faust, où Goethe a peint de couleurs si magnifiques la soif de la connaissance de l'infini. Mais qu'on y cherche une seule phrase qui prouve que cette soif de l'orgueil et de la curiosité soit échauffée par un sentiment d'amour divin, à peine trouvera-t-on quelques mots qu'il fallait bien mettre dans la bouche du docteur Jean Faust pour lui conserver un peu la physionomie de la légende et l'esprit du moyen âge, mais qui sont si mal enchâssés, si peu dans la conviction ou dans les instincts de l'auteur, qu'ils y répandent une obscurité et une contradiction évidentes. Il faut bien le dire: le sentiment de l'amour a manqué à Goethe; ses passions de femme n'ont été que des désirs excités ou satisfaits; ses amitiés, qu'une protection et un enseignement; sa théosophie symbolique, qu'une allégorie ingénieuse voilant le culte de la matière et l'absence d'amour divin. Une seule pensée d'amour eût ouvert à Faust cet abîme des cieux dont le mystère écrase son ambition. Qu'il croie à la providence, à la sagesse, à la bonté, à l'amour du créateur; qu'au lieu de traduire ainsi le texte de la Genèse: Au commencement était la force, il écrive: Au commencement était l'amour, il ne se sentira plus seul dans l'univers en lutte avec un esprit jaloux dont, à son tour, il jalouse la puissance; l'amour lui révélera dans son être une autre faculté que celle de dominer tous les êtres; cette royauté du souverain esprit qui l'étonne et l'indigne lui semblera légitime et paternelle; il n'aura plus ce besoin cuisant et insensé d'être le maître de l'univers, l'égal de Dieu; il reconnaîtra une puissance devant laquelle il est doux de se prosterner dès cette vie, et dans le sein de laquelle il est délicieux de s'abîmer en espérance lorsqu'on s'élance vers l'avenir.

Privé de cet instinct sublime, Goethe a-t-il été vraiment poëte? Non, quoique pour l'expression et pour la forme il soit le premier lyrique et le premier artiste des deux siècles qu'il a illustrés. A-t-il été philosophe? Non, quoiqu'il ait fait des travaux sur les sciences naturelles qui le placent, dit-on, au rang des plus illustres naturalistes, et qu'il ait su, le premier, exprimer dans un magnifique langage poétique les idées d'une métaphysique assez abstraite.

La longue et riche chaîne des travaux de Goethe me confirme dans cette conviction, qu'il est artiste plus que poëte. Nulle part je ne le vois enthousiasmé, entraîné par le sentiment du beau idéal dans le caractère humain. Esclave du sujet qu'il traite, adepte impassible de la réalité, il tracera d'une main chaste et froide les obscénités qui doivent caractériser la plaisanterie de Méphistophélès; il assujettira le génie de Faust aux formes étroites et grossières de l'art cabalistique dont il est aisé de voir qu'il a fait ad hoc une étude consciencieuse. S'il crée l'intéressante figure de Marguerite, il se gardera pourtant de nous la montrer sous une forme trop angélique. Ce sera toujours une simple fille de village, vaine au point de se laisser séduire par des présents, soumise à l'opinion au point de commettre un infanticide. Sa douleur et son infortune nous émeuvent profondément, mais nous comprenons fort bien que Faust ne puisse avoir pour elle qu'un amour des sens. Si Goethe fait parler le préjugé implacable qu'on appelle honneur de la famille, c'est par la bouche grossière et cruelle d'un soudard, ou par la voix amère et médisante d'une méchante villageoise. Qui est le coupable dans la tragédie de Marguerite? Est-ce Faust parce qu'il l'a rendue mère? Est-ce Marguerite parce qu'elle a tué son enfant? Est-ce son frère Valentin parce qu'il l'a maudite et déshonorée? Est-ce sa compagne Lisette parce qu'elle l'a décriée et trahie? Est-ce l'opinion ou les lois humaines qu'il faut détester pour avoir poussé Marguerite à ce crime? Est-ce la vanité ou la lâcheté de cette infortunée qu'il faut maudire? Est-ce l'indifférence du ciel qui abandonne cette faible victime à Méphistophélès, et la voix effrayante des prêtres catholiques qui la pousse au désespoir? En vérité, Faust me paraît le moins coupable de tous, et le diable, qui sans cesse ramène Faust auprès de Marguerite, est beaucoup moins haïssable que le Dieu du prologue. Ainsi Goethe, esclave du vraisemblable, c'est-à-dire de la vérité vulgaire, ennemi juré d'un héroïsme romanesque, comme d'une perversité absolue, n'a pu se décider à faire l'homme tout a fait bon, ni le diable tout à fait méchant. Enchaîné au présent, il a peint les choses telles qu'elles sont, et non pas telles qu'elles doivent être. Toute la moralité de ses oeuvres a consisté à ne jamais donner tout à fait raison ni tout à fait tort à aucune des vertus ou des vices que personnifient ses acteurs. Il vaudrait mieux dire encore que ses acteurs ne personnifient jamais complètement ni la vertu ni le vice. Les plus grands ont des faiblesses, les plus coupables ont des vertus. Le plus loyal de ses héros, le noble Berlichingen, se laisse entraîner à une trahison qui ternit la fin de sa carrière, et le misérable Weislingen expire dans des remords qui l'absolvent. Il semble que Goethe ait eu horreur d'une conclusion morale, d'une certitude quelconque.

Aussi malheur à qui a voulu imiter Goethe! En dépouillant systématiquement toute espèce de conviction, en déclarant la guerre dans son propre coeur à toute sympathie, pour se soumettre à la loi étroite du vraisemblable vulgaire, qui pourrait être grand? Goethe seul a pu le faire, Goethe, seul a pu demeurer bon, et ne jamais écrire une ligne qui dût devenir funeste à un esprit droit, à un coeur honnête. C'est que Goethe (je veux le répéter) n'était pas seulement un grand écrivain, c'était un beau caractère, une noble nature, un coeur droit, désintéressé. Je ne le juge d'après aucune de ses biographies, je sais le cas qu'on doit faire des biographies des vivants ou des morts de la veille. Je n'ai pas même encore lu les Mémoires de Goethe; je me méfie un peu du jugement que l'homme, vieilli sans certitude, doit porter sur lui-même et sur les faits de sa vie passée; je ne veux juger Goethe que sur ses créations, sur Goetz de Berlichingen, sur Faust, sur Werther, sur le comte d'Egmont. Dans tous ces héros je vois des défauts, des faiblesses, des erreurs qui m'empêchent de me prosterner; mais j'y vois aussi un fonds de grandeur, de probité, de justice, qui me les fait aimer et plaindre. Ce ne sont pas des héros de roman, mais ce sont des hommes de bien. Je m'afflige de ne point trouver en eux ce rayon céleste qui me transporterait avec eux dans un monde meilleur; mais je sais qu'ils ne peuvent pas avoir été éclairés de cette lumière nouvelle. Elle n'était pas encore sur l'horizon lorsque Goethe jetait sa vie et son génie dans le creuset du siècle. C'est une grande figure sereine au milieu des ombres de la nuit, c'est une majestueuse statue placée au portique d'un temple dont le soleil n'illumine pas encore le faîte, mais où le pâle éclat de la lune verse une lumière égale et pure. Une autre figure est placée immédiatement au-dessus, moins grandiose et moins parfaite; elle va pourtant l'éclipser, car déjà la nuit se dissipe, le soleil monte, et le front de Byron se dore aux premiers reflets. L'idéal, un instant éclipsé par le travail rénovateur du siècle, réparait dégagé des nuages de cette philosophie transitoire, vainqueur de la nuit du despotisme catholique. Il vient lentement, mais ceux qui sont placés pour le voir saluent sa venue du haut de la montagne.

MANFRED

J'ai omis, à dessein, de mentionner Schiller à propos de Goethe. Ce continuel parallélisme entre eux, ces partialités ardentes pour l'un ou pour l'autre, cette sorte de rivalité qu'on a voulu établir entre deux grands coeurs unis par l'amitié, ne sont pas de mon goût. Je ne puis me résoudre à troubler, par une indiscrète analyse, la majesté de ces mânes illustres qui s'embrassent maintenant dans le sein de Dieu, après avoir, sur la terre, oublié souvent leurs dissidences dans l'échange d'une noble sympathie. Sans doute, sous un point de vue important, je sens, moi aussi, mon coeur se porter plus vivement vers Schiller; mais parce que la nature de son génie répond plus directement aux aspirations de mon âme, oublierai-je la grandeur de Goethe et sa bonté calme et patriarcale à laquelle le jugement d'aucune vanité blessée, d'aucune médiocrité jalouse ne saurait m'empêcher de croire? Il put être vain, il dut être orgueilleux, cet homme si favorisé du ciel! Il dut surtout sembler tel à de grossiers adulateurs ou à de lâches envieux; et quelle gloire échappe à cette poussière que le char du triomphe soulève sur les chemins? Mais Goethe aima Schiller, ce génie si différent du sien. Il l'aima tendrement, délicatement, paternellement, il supporta les inégalités de son humeur, il sut adoucir les orages de son âme, il comprit, apprécia et chérit les facultés exquises de son coeur. O Goethe! je vous aime pour cette amitié que vous avez sentie, et dont les devoirs difficiles peut-être ont été du moins une religion dans votre vie superbe. Je ne puis vous haïr pour l'absence de cet idéal qui eut élevé votre immense génie au-dessus des lois régulières maintenues dans notre progrès humain par la sagesse divine. Cette sagesse ne l'a pas voulu ainsi. Mais elle vous a trop donné d'ailleurs, pour que notre impatience de l'avenir et notre soif de religion aient le droit de disputer vos couronnes. Nous ne sommes pas encore assez initiés aux mystérieux desseins de cette Providence pour savoir ce que sera un jour l'importance de certains travaux de pure intelligence qui nous semblent frivoles aujourd'hui, préoccupés que nous sommes de besoins moraux et religieux plus pressants. Un temps viendra, sans doute, où tous les efforts de l'esprit humain auront leur application, leur emploi nécessaire. Rien n'est inutile, rien ne sera perdu dans ce grand laboratoire où l'humanité entasse lentement et avec ordre ses matériaux divers pour le grand oeuvre d'une régénération universelle. Déjà une appréciation plus philosophique de l'histoire nous montre qu'aucune grande intelligence n'a été vraiment funeste au progrès de l'humanité, mais qu'au contraire toutes ont été des instruments plus ou moins directs que la Providence a suscités à ce progrès, même celles qui, relativement aux contemporains et relativement à leurs propres idées sur le progrès, semblaient agir en un sens contraire; ce qui est applicable aux hommes politiques du passé l'est aussi aux hommes philosophiques, et conséquemment aux poëtes et aux artistes. Les erreurs et les aveuglements des grandes intelligences dans les sciences exactes n'ont même pas nui au progrès de la vérité scientifique. En limitant ou en suspendant l'essor de l'esprit humain vers certains points de vue, ces erreurs le poussaient irrésistiblement vers d'autres horizons jusque-là négligés, et où des découvertes imprévues l'attendaient.

Ainsi, laissons à la postérité le soin d'assigner à nos grands contemporains leur véritable place. Gardons-nous d'imiter les jugements étroits et les absurdes proscriptions du catholicisme, en rejetant du sein de notre nouveau temple les grands hommes dont les formules ne s'accordent pas encore avec notre orthodoxie idéaliste. Contemplons avec respect ces faces augustes, qu'un nuage nous dérobe encore à demi. Gardons notre foi et préservons-nous de ce qui pourrait la détruire; que les brillantes séductions du génie ne nous fascinent pas et ne nous détournent pas du chemin où nous devons marcher; mais que notre rigidité de nouvelle date ne s'attaque pas insolemment à ces vastes génies qui, sans formules de principes, ont servi du moins à nous faire aimer, désirer et chercher la perfection. Une belle forme dans l'art est encore un bienfait pour nos intelligences. Elle élève notre jugement, elle aiguise et retrempe notre goût, elle ennoblit nos habitudes et ravive nos sentiments. Il n'appartient qu'aux organisations grossières et lâches de se laisser corrompre par les richesses matérielles; une âme noble sait en faire un usage noble. Les richesses intellectuelles doivent-elles appauvrir l'intelligence qui s'en nourrit? Non, sans doute, et dans ce sens Goethe nous a légué un précieux héritage. Quelle qu'ait été la pensée du testateur, recevons ses bienfaits avec reconnaissance, et tâchons qu'ils nous profitent.

Si cette manière de sentir et de raisonner est juste, c'est à Byron encore plus qu'à Goethe qu'il nous faut l'appliquer, à Manfred encore plus qu'à Faust. Dans ce poëme, successeur du premier, nous voyons au premier coup d'oeil un homme encore plus malheureux, encore plus coupable, encore plus damné que Faust. Historiquement c'est le même homme que Faust, car c'est Faust délivré de l'odieuse compagnie de Méphistophélès, c'est Faust résistant à toute l'armée infernale, c'est Faust vainqueur des sens, vainqueur de la vaine curiosité, de la vaine gloire et des ardentes passions. Psychologiquement, ce n'est plus le même homme, c'est un homme nouveau, car c'est Faust transformé, Faust ayant subi les tortures de la vie active. Faust meurtrier involontaire, mais désolé, Faust veuf de Marguerite, veuf d'espérances et de consolations. Ce n'est plus l'ennui et l'inquiétude qui dévorent son âme, c'est le remords et le désespoir. Il est entré dans une nouvelle phase de sa terrible existence. Le milieu fatal qui l'enveloppait a changé de nature; son être a changé de nature aussi. Ce n'est plus le railleur Méphisto qui l'aiguillonne de ses sarcasmes et l'enivre de voluptés pour le forcer à vivre sous la loi du hasard; c'est toute l'armée des ténèbres, ce sont les dews d'Ahriman, c'est le roi des démons en personne, qui vient avec Némésis et les funestes destinées entamer une lutte à mort d'où Faust-Manfred sortira vainqueur, mais où des tortures plus affreuses encore que les précédentes assiégeront son agonie. Dans cette phase nouvelle, qu'on pourrait appeler la phase expiatoire de Faust, le grand criminel, le maudit sublime n'a plus à subir, il est vrai, les tourments d'une intelligence avide; l'intelligence s'est arrêtée dans son vol audacieux le jour où le coeur a été brisé. Mais dans ses déchirements ce coeur qui, chez Faust, n'avait pas vécu, puise chez Manfred une vie intense, toute de regret et de repentir, supplice incessant, inexprimable, inouï. Ce nouveau Faust est bien plus vivant, bien plus accessible à nos sympathies, bien plus noblement humain que le premier. Nous ne rencontrons plus chez lui les contradictions qui, chez Faust, nous remplissaient d'étonnement et de doute. Le mystère qui enveloppe sa vie passée ne porte plus que sur des faits qu'il nous est inutile de sonder. Son histoire nous est inconnue, mais son coeur nous est dévoilé. Ce coeur est entr'ouvert et saignant devant nous; il souffre, et dès lors nous le comprenons, nous le savons, car la souffrance est notre partage à tous, et il n'est pas besoin que nous ayons commis ou causé un crime pour savoir ce que c'est que pleurer éternellement et souffrir sans remède.

Manfred est donc un homme bien supérieur à Faust. Il n'a pas moins que lui le sentiment et l'enthousiasme lyrique des beautés de la création; mais il les sent d'une autre manière, il les divinise autrement que Spinosa et Goethe; il ne matérialise pas la pensée divine, il spiritualise, au contraire, la création matérielle. Lui aussi reconnaît ses frères dans le buisson tranquille, dans l'air, dans les eaux; mais ce n'est pas en s'annihilant au niveau de la matière, ce n'est pas en abjurant l'immortalité de sa pensée pour fraterniser dans un désespoir résigné avec les éléments grossiers de la vie physique. Au contraire, Manfred, à la manière des païens pythagoriciens, prête du moins une vie divine aux muettes beautés de la nature, ou leur attribue une intelligence supérieure à celle de l'homme. Il évoque les fées dans la blancheur immaculée des neiges et dans la vapeur irisée des cataractes. Au son de la flûte des montagnes, il s'écrie: Ah! que ne suis-je l'âme invisible d'un son délectable, une voix vivante, une jouissance incorporelle! C'est que l'idéal qui manquait à Faust déborde dans Manfred; c'est que le sentiment, la certitude de l'immortalité de l'esprit le transportent sans cesse du monde évident au monde abstrait.

Je ne pense pas que personne vienne faire ici la grossière objection que ce fantastique de Manfred est un jeu d'esprit, un caprice de l'imagination, et que Byron n'a jamais cru à la fée du Mont-Blanc, au palais d'Ahriman, à l'évocation d'Éros et d'Antéros, etc. Chacun sait de reste que dans la poésie fantastique toutes ces figures sont de libres allégories. Mais, dans le choix et l'action de ces allégories, la portée de l'idéal du poëte se révèle clairement. Où Faust ne rencontre que sorciers montés sur des boucs et des escargots, que monstres rampants et venimeux, laides et grotesques visions d'une mémoire délirante, obsédée de la laideur des vices humains, Manfred rencontre sur la montagne de beaux génies sur le front calme et pur desquels se reflète l'immortalité. C'est-à-dire qu'Éros, le principe du bien, la pensée d'amour et d'harmonie dont l'univers est la manifestation, apparaît à Manfred à travers la beauté des choses visibles; tandis qu'Antéros, l'esprit de haine et d'oubli, c'est-à-dire la muette indifférence d'une loi physique, qui n'a pour cause et pour but que sa propre existence et sa propre durée, apparaît à Faust à travers la bizarrerie, le désordre et l'effroi de la vie universelle. Le fantastique de Faust est donc le désordre et le hasard aveugles, celui de Manfred la sagesse et la beauté divines.

Voilà pourquoi Byron, moins artiste que Goethe, c'est-à-dire moins habile, moins correct, moins logique à beaucoup d'égards, me semble beaucoup plus poëte que lui, et beaucoup plus religieux que la plupart de nos poëtes spiritualistes modernes.—Et même, j'en demande humblement pardon au grand lyrique qui a adressé à Byron ces vers fameux:

     Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,
     Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie!…

Byron me semble beaucoup plus préoccupé de la science des choses divines que M. de Lamartine lui-même. M. de Lamartine accepte une religion toute faite, et la chante admirablement, sans se donner la peine d'examiner cette philosophie, beaucoup trop étroite et beaucoup trop erronée pour pénétrer et convaincre réellement sa haute intelligence. Né à la gloire dans une époque de réaction contre l'athéisme grossier, le chantre des Méditations, poussé par de nobles instincts, a été une des grandes voix qui ont prêché avec fruit, avec honneur, avec puissance, le retour au spiritualisme. Tout était juste alors pour la défense du grand principe; mais, après la première chaleur du combat, il est impossible que le lyrique n'ait pas jeté un regard profond sur cette croyance catholique dont il s'était fait l'apôtre. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas abjurée ouvertement, à l'exemple de ce grand homme qui, de nos jours, donne au monde le spectacle d'une sincérité si sublime, et d'un courage si vénérable, en disant: Jusqu'alors je m'étais cru catholique; il paraît que je m'étais trompé. A coup sûr l'absurde et l'odieux de ces doctrines catholiques n'ont point échappé à la sagacité et à la loyauté de M. de Lamartine. Cependant, au lieu d'entrer dans une nouvelle phase d'inspiration et de lumière, il a continué à accorder sa lyre sur le même mode. Il nous a vanté en de très-beaux vers l'excellence de ces sacrifices humains dont Jocelyn est un exemple funeste; il a lancé plus que jamais l'anathème sur notre grande révolution française, où pourtant il eût à coup sûr joué un rôle, non à l'étranger, dans un honteux exil, mais sur le banc des girondins peut-être. La soif d'action politique qui dévore aujourd'hui le poëte sacré prouve bien qu'il n'est pas l'homme du passé, le Jérémie de la Restauration. Aujourd'hui les nouveaux vers de M. de Lamartine ont été, dit-on, mis à l'index par le Saint-Père, par le chef suprême de la religion qu'il a si vaillamment défendue, si généreusement servie. Cette nouvelle sottise du Vatican ébranlera-t-elle la foi du chantre des Méditations? Nous pensons bien que la chose est faite depuis longtemps, car les hérésies du dernier poëme de M. de Lamartine nous montrent la révolte irrésistible de son intelligence contre le joug catholique; mais nous ne croyons pas que M. de Lamartine, absorbé par les soucis parlementaires, ait beaucoup de temps de reste pour se demander désormais s'il est philosophe ou chrétien. Il est député! c'est une autre affaire; ce n'est pas tout à fait le chemin de l'idéal.

Quel regret pour nous, pauvres rêveurs! faudra-t-il donc conclure que notre grand lyrique ne se soucie plus guère de la philosophie du Christ, et que peut-être il ne s'en est jamais tourmenté bien profondément? A voir comme il entre ardemment dans les questions positives du siècle, nous sommes bien persuadé que la raison, l'esprit d'analyse et la tranquillité d'âme ne lui ont jamais manqué au point d'accepter aveuglément le catholicisme. A-t-il donc chanté tout simplement pour chanter, comme il agit aujourd'hui tout simplement pour agir? Poëte, il lui fallait un dieu. Il accepta celui qui était alors au pouvoir; homme politique, il lui a fallu un parti, il a accepté celui qui est au pouvoir aujourd'hui.

A Dieu ne plaise qu'entraîné par des dissidences d'opinions, nous venions à dessein analyser ici le fond des croyances de M. de Lamartine. Quand même ce droit appartiendrait à la critique, nous ne pourrons jamais oublier les larmes que les Méditations autrefois, et, récemment encore, certaines pages de Jocelyn nous ont fait verser. Nous ne dirons jamais que l'idéal a tenu peu de place dans la vie intellectuelle de M. de Lamartine, lui qui a fait vibrer si souvent dans nos âmes les cordes de l'enthousiasme, et qui ravivait en nous le sentiment de l'idéal, alors que le déchaînement du matérialisme s'efforçait de nous le ravir. Nous dirons seulement, parce que nous devons le dire ici, que M. de Lamartine s'est montré, en poésie comme en politique, peu scrupuleux sur les moyens de connaître et de saisir son idéal. M. de Lamartine est peut-être un homme de sentiment plus qu'un homme de connaissance; tout lui a été bon, la royauté dévote et la royauté bourgeoise, pourvu qu'il exerçât sa royauté à lui, sa seule royauté légitime, celle du génie[4].

[Note 4: J'écrivais ceci en 1839. Depuis M. de Lamartine s'est noblement vengé de nos doutes et de nos reproches sur sa religion et sa politique, en écrivant d'admirables vers remplis du sentiment de la vraie religion de l'avenir et en s'asseyant sur les bancs de l'opposition à la Chambre (Note de 1845).]

Ainsi, qu'on me permette de le dire, lord Byron, cet autre roi légitime qui ne dédaignait pas non plus les succès littéraires et les succès parlementaires, était beaucoup plus préoccupé de la science de Dieu que M. de Lamartine ne l'a jamais été. Il n'a jamais accepté l'erreur coupable du catholicisme; il n'a rien accepté à la légère, la chose lui paraissait trop grave pour n'être pas discutée chaudement et amèrement dans le sanctuaire de son âme. Il se souciait fort peu de passer pour un athée ou pour un sceptique, lui, le plus instinctivement religieux des poëtes! Condamné, par la nature même de ce sentiment religieux, à une sincérité farouche, il cédait à tous les mouvements anarchiques de sa conscience. Lorsque, lassé de chercher en vain, à travers ce siècle superstitieux d'une part et incrédule de l'autre, une formule qui éclairât sa croyance, il succombait à un désespoir sublime, il écrivait d'une main brûlante de fièvre: «Mourir! redevenir le rien que j'étais avant de naître à la vie et à la douleur vivante!»… «Le silence de ce sommeil sans rêve, je l'envie trop pour le déplorer!»… «Les hommes deviennent ce qu'ils ne s'avouent pas à eux-mêmes, ce qu'ils n'osent se confier les uns aux autres.» Mais ces heures de découragement n'attestent-elles pas la lassitude douloureuse d'une âme qui s'épuise à la recherche d'une certitude d'immortalité? Dans son dialogue avec la fée des Alpes, Manfred raconte ainsi sa vie; je cite ce passage a dessein, pour montrer que cette vie passée de Manfred est bien celle de Faust, mais que celui qui la raconte n'est plus Faust, car il croit à l'immortalité de l'intelligence.

Dans mes rêveries solitaires, je descendais dans les caveaux de la mort, recherchant ses causes dans ses effets; et de ces ossements, de ces crânes desséchés, de cette poussière amoncelée, j'osais tirer de criminelles conclusions. Pendant des années entières, je passai mes nuits dans l'étude des sciences autrefois connues, maintenant oubliées; à force de temps et de travail, après de terribles épreuves et des austérités telles qu'elles donnent à celui qui les pratique autorité sur l'air, et sur les esprits de l'air et de la terre, de l'espace et de l'infini peuplé, je rendis mes yeux familiers avec l'éternité…. Et, avec ma science, s'accrut en moi la soif de connaître et la puissance et la joie de cette brillante intelligence, jusqu'à ce que….

Ici, Manfred raconte l'épisode d'Astarté qui a le tort de ressembler à l'histoire de René et d'Amélie de M. de Chateaubriand; mais ceci s'est fait, à coup sûr, à l'insu de Byron: son génie était fait de telle sorte que les réminiscences y prenaient souvent la forme de l'inspiration. Puis Manfred reprend:

Je me suis plongé dans les profondeurs et les magnificences de mon imagination autrefois si riche en créations; mais, comme la vague qui se soulève, elle m'a rejeté dans le gouffre sans fond de ma pensée. Je me suis plongé dans le monde, j'ai cherché l'oubli partout, excepté là où il se trouve, et c'est ce qu'il me reste à apprendre. Mes sciences, ma longue étude des connaissances surnaturelles, tout cela n'est qu'un art mortel:—J'habite dans mon désespoir, et je vis et vis pour toujours!

Lorsque Manfred approche de son agonie, il s'adresse au soleil, et, admirant la nature comme Faust, il lui parle pourtant comme Faust n'eût pas su le faire:

     Astre glorieux! tu fus adoré avant que fût révélé le
     mystère de ta création! Dieu matériel! tu es le représentant
     de l'inconnu, qui t'a choisi pour son ombre!

Dans la scène du commencement, qui ressemble si peu à celle de Faust, quoique Byron ait avoué cette ressemblance, Byron proclame encore l'immortalité de l'âme, en des termes plus clairs que les précédents:

LES GÉNIES.—Que veux-tu de nous, fils des mortels? parle!

MANFRED.—L'oubli… l'oubli de moi-même.

* * * * *

LE GÉNIE.—Cela n'est point dans notre essence, dans notre pouvoir, mais tu peux mourir.

MANFRED.—La mort me le donnera-t-elle?

LE GÉNIE.—Nous sommes immortels et nous n'oublions pas. Le passé nous est présent aussi bien que l'avenir. Tu as notre réponse.

MANFRED.—Vous vous raillez de moi… esclaves, ne vous jouez pas de ma volonté. L'âme, l'esprit, l'étincelle de Prométhée, l'éclair de mon être, enfin, est aussi brillant que le vôtre, et… répondez!

LE GÉNIE.—Tes propres paroles contiennent notre réponse.

MANFRED.—Que voulez-vous dire?

LE GÉNIE.—Si, comme tu le dis, ton essence est semblable à la nôtre, nous avons répondu en te disant que ce que les mortels appellent la mort n'a rien de commun avec nous.

MANFRED.—C'est donc en vain que je vous ai fait venir de vos royaumes! Vous ne pouvez ni ne voulez me donner l'oubli?

Ici les esprits cherchent à séduire Manfred par l'appât de la prospérité humaine. Ils lui offrent «l'empire, la puissance, la force, et de longs jours.» Mais l'ancien Faust est lassé de jouissances terrestres, et désormais il appelle le néant pour refuge à son immortelle douleur, le néant dont il n'osait parler jadis à Méphistophélès, tant il le craignait, et qu'il invoque aujourd'hui avec la certitude de ne le pas trouver!

Permettez-moi une dernière citation de Manfred. Vous connaissez tous cette dernière scène, incomparablement supérieure à tous les dénoûments de ce genre; mais vous n'avez peut-être pas Faust et Manfred sous la main. Mon office est de vous les mettre en parallèle sous les yeux. Rappelez-vous qu'à la fin de Faust, Méphistophélès s'écrie: Maintenant, viens à moi! et que Faust, toujours esclave du démon, se laisse arracher au dernier soupir de Marguerite. Comparez cette lâcheté à la force sublime de Manfred expirant, et voyez le rôle que joue chez Byron l'homme animé d'un souffle divin, en regard avec tout le rôle qu'il joue dans Goethe, aux prises avec l'esprit des ténèbres, c'est-à-dire avec sa propre misère privée de toute assistance céleste.

Manfred est dans la tour. Entre l'abbé de Saint-Maurice.

L'ABBÉ.—Mon bon seigneur, pardonne-moi cette seconde visite; ne sois point offensé de l'importunité de mon zèle: que ce qu'il a de coupable retombe sur moi seul, que ce qu'il peut avoir de salutaire dans ses effets descende sur ta tête,—que ne puis-je dire ton coeur!—Oh! si, par mes paroles ou mes prières, je parvenais à toucher ce coeur, je ramènerais au bercail un noble esprit qui s'est égaré, mais qui n'est pas perdu sans retour!

MANFRED.—Tu ne me connais pas, mes jours sont comptés, et mes actes enregistrés! Retire-toi! ta présence ici pourrait te devenir fatale. Sors!

     L'ABBÉ.—Ton intention, sans doute, n'est pas de me
     menacer?

     MANFRED.—Non, certes; je t'avertis seulement qu'il
     y a péril pour toi à rester ici, et je voudrais t'en préserver.

L'ABBÉ.—Que veux-tu dire?

MANFRED.—Regarde là. Que vois-tu?

L'ABBÉ.—Rien.

MANFRED.—Regarde attentivement, te dis-je.—Maintenant, dis-moi ce que tu vois.

L'ABBÉ.—Un objet qui devrait me faire trembler. Pourtant, je ne le crains pas.—Je vois sortir de terre un spectre sombre et terrible qui ressemble à une divinité infernale; son visage est caché dans les plis d'un manteau et des nuages sinistres forment son vêtement. Il se tient debout entre nous deux, mais je ne le crains pas.

MANFRED.—Tu n'as aucune raison de le craindre; mais sa vue peut frapper de paralysie ton corps vieux et débile; Je te le répète, retire-toi.

     L'ABBÉ.—Et moi je réponds: Jamais. Je veux livrer
     combat à ce démon. Que fait-il ici?

     MANFRED.—Mais oui, effectivement, que fait-il ici? Je
     ne l'ai pas appelé. Il est venu sans mon ordre.

L'ABBÉ.—Hélas! homme perdu! quels rapports peux-tu avoir avec de pareils hôtes? Je tremble pour toi. Pourquoi ses regards se fixent-ils sur toi et les tiens sur lui? Ah! le voilà qui laisse voir son visage; son front porte encore les cicatrices qu'y laissa la foudre; dans ses yeux brille l'immortalité de l'enfer.—Arrière!

MANFRED.—Parle; quelle est ta mission?

L'ESPRIT.—Viens!

L'ABBÉ.—Qui es-tu, être inconnu? Réponds! Parle!

L'ESPRIT.—Le génie de ce mortel.—Viens! il est temps.

MANFRED.—Je suis préparé à tout; mais je ne reconnais pas le pouvoir qui m'appelle. Qui t'envoie ici?

L'ESPRIT.—Tu le sauras plus tard. Viens! viens!

MANFRED.—J'ai commandé à des êtres d'une essence bien supérieure à la tienne; je me suis mesuré avec tes maîtres. Va-t'en.

L'ESPRIT.—Mortel, ton heure est venue. Partons, te dis-je.

MANFRED.—Je savais et je sais que mon heure est venue, mais ce n'est pas à un être tel que toi que je rendrai mon âme. Arrière! Je mourrai seul, ainsi que j'ai vécu.

     L'ESPRIT.—En ce cas, je vais appeler mes frères.—Paraissez!
     (D'autres esprits s'élèvent).

L'ABBÉ.—Arrière! maudits!—arrière! vous dis-je,—Là où la pitié a autorité, vous n'en avez aucune, et je vous somme au nom de….

L'ESPRIT.—Vieillard! nous savons ce que nous sommes, nous connaissons notre mission et ton ministère; ne prodigue pas en pure perte tes saintes paroles, ce serait en vain: cet homme est condamné. Une fois encore je le somme de venir.—Partons! partons!

MANFRED.—Je vous défie tous.—Quoique je sente mon âme prête à me quitter, je vous défie tous; je ne partirai pas d'ici tant qu'il me restera un souffle pour vous exprimer mon mépris,—une ombre de force pour lutter contre vous, tout esprit que vous êtes; vous ne m'arracherez d'ici que morceaux par morceaux.

L'ESPRIT.—Mortel obstiné à vivre! Voilà donc le magicien qui osait s'élancer dans le monde invisible et se faisait presque notre égal? Se peut-il que tu sois si épris de la vie,—cette vie qui t'a rendu si misérable!

MANFRED.—Démon imposteur, tu mens! ma vie est arrivée à sa dernière heure;—cela, je le sais, et je ne voudrais pas racheter de cette heure un seul moment; je ne combats point contre la mort, mais contre toi et les anges qui t'entourent; j'ai dû mon pouvoir passé, non à un pacte avec ta bande, mais à mes connaissances supérieures,—à mes austérités,—à mon audace,—à mes longues veilles,—à ma force intellectuelle et à la science de nos pères,—alors que la terre voyait les hommes et les anges marcher de compagnie, et que nous ne vous cédions en rien! Je m'appuie sur ma force,—je vous défie,—vous dénie—et vous méprise!

L'ESPRIT.—Mais tes crimes nombreux t'ont rendu….

MANFRED.—Que font mes crimes à des êtres tels que toi? Doivent-ils être punis par d'autres crimes et par de plus grands coupables?—Retourne dans ton enfer! tu n'as aucun pouvoir sur moi, cela je le sens; tu ne me posséderas jamais, cela je le sais: ce que j'ai fait est fait; je porte en moi un supplice auquel le tien ne peut rien ajouter. L'urne immortelle récompense ou punit elle-même ses pensées vertueuses ou coupables; elle est tout à la fois l'origine et la fin du mal qui est en elle; indépendante des temps et des lieux, son sens intime, une fois affranchi de ses liens mortels, n'emprunte aucune couleur aux choses fugitives du monde extérieur; mois elle est absorbée dans la souffrance ou le bonheur que lui donne la conscience de ses mérites. Tu ne m'as pas tenté et tu ne pouvais me tenter; je ne fus point ta dupe, je ne serais point ta proie;—je fus et je serai encore mon propre bourreau. Retirez-vous démons impuissants! La main de la mort est étendue sur moi,—mais non la vôtre! (Les démons disparaissent).

L'ABBÉ.—Hélas! comme tu es pâle!… tes lèvres sont décolorées, ta poitrine se soulève… et, dans ton gosier, ta vois ne forme plus que des sons rauques et étouffés…. Adresse au ciel tes prières… prie… ne fût-ce que par la pensée; mais ne meurs point ainsi.

MANFRED.—Tout est fini, mes yeux ne te voient plus qu'à travers un nuage; tous les objets semblent nager Autour de moi, et la terre osciller sous mes pas: adieu! donne-moi ta main.

     L'ABBÉ.—Froide! froide!… et le coeur aussi…. Une
     seule prière!… Hélas! comment te trouves-tu?

     MANFRED.—Vieillard! il n'est pas si difficile de mourir.
     (Manfred expire).

L'ABBÉ.—Il est parti!… son âme a pris congé de la terre, pour aller où? je tremble d'y penser; mais il est parti.

Je ne pense pas que le fantastique ait jamais été et puisse jamais être traité avec cette supériorité. Jamais, avec des moyens aussi simples, on n'a produit un effet plus dramatique. Cette lente apparition de l'Esprit, que le vieux prêtre n'aperçoit pas d'abord, et qu'il contemple avec douleur mais sans effroi, à mesure qu'elle se dessine entre Manfred et lui, est d'une gravité lugubre. Je crois qu'il n'y avait rien de si difficile au monde que d'évoquer le démon sérieusement. Goethe, après avoir rendu Méphistophélès étincelant d'esprit et d'ironie, avait été obligé, pour le rendre terrible à l'imagination, de faire jouer tous les ressorts de son invention féconde en tableaux hideux, en cauchemars épouvantables. Après lui, rien dans ce genre n'était plus possible, et marcher sur ses traces n'eût produit qu'une parodie. Byron n'a pas couru ce danger; son génie sombre et majestueux méprisait les petits moyens que le génie à mille facettes de Goethe savait rendre si puissants; Byron n'a vu dans le diable que la personnification du désespoir qu'il portait en lui-même, et pourtant, dans l'apparition de cette divinité infernale, il a été aussi grand artiste que Goethe. Il a même fait preuve d'un goût plus pur, en ne donnant à aucune de ses figures fantastiques les formes effrayantes qui sont du domaine de la peinture. Il ne les a rendues telles que par l'idée qu'elles représentent, et cependant ce ne sont pas de froides allégories, du moins on ne les accueille pas comme telles. Elles glacent l'imagination tout aussi bien que ces sorciers qui sèment et consacrent autour des gibets, lorsque Faust, à cheval, traverse avec Méphistophélès la nuit mystérieuse. Elles font d'autant plus d'impression qu'on est moins en garde contre elles. C'est un coup de maître que d'avoir ainsi obtenu cet effet et d'avoir su rendre insaisissable la nuance qui sépare l'allégorie philosophique de la fantaisie poétique. Le rôle de l'abbé de Saint-Maurice est un chef-d'oeuvre et l'emporte de beaucoup sur celui du prêtre Pierre, que nous verrons tout à l'heure dans le drame de Mickiewicz. Dans le premier jet de la composition de Manfred, Byron voulait rendre ce personnage odieux ou ridicule. Il sentit bientôt qu'il avait un meilleur parti à en tirer, que Manfred était un ouvrage de trop haute philosophie pour descendre à lutter contre telle ou telle forme de religion. Il se borna à personnifier, dans l'abbé de Saint-Maurice, la bonté, l'humble zèle, la foi, la charité. Pas une seule déclamation de sa part; aussi, pas la moindre amertume de celle de Manfred. Et cette bonté du vieillard n'est pas stérile pour Manfred; elle l'aide à triompher des angoisses et des terreurs de la mort, elle le ranime et lui fait retrouver le sublime orgueil de sa puissance. Que fait-il ici? dit le vieillard.—Mais oui, effectivement, s'écrie Manfred, que fait-il ici? Je ne l'ai pas appelé.

Est-il rien de plus magnifique dans le sentiment et dans l'expression que cette invincible puissance de Manfred à l'heure de sa mort, méprisant le désespoir qui lui dispute son dernier souffle, et triomphant de tous les remords, de tous les doutes, de toutes les souffrances de la vie, à l'aide de cette grande notion de la sagesse et de la justice éternelles: L'âme immortelle récompense ou punit elle-même ses pensées vertueuses ou coupables? Il y a là tout un dogme, et un dogme de vérité. Quel incroyable aveuglement, sur la foi des prudes et des bas-bleus puritains de l'Angleterre, a donc accrédité ce préjugé que Byron était le poëte de l'impiété? Mais nous, qui, je l'espère, sommes suffisamment dégagés de l'affreuse croyance à la damnation éternelle, la plus coupable notion qu'on puisse avoir de la Divinité; nous, qui n'admettons pas qu'à l'heure suprême un démon, ministre tout-puissant d'une étroite et basse vengeance, et un ange, faible appui d'une créature plus faible encore, viennent se disputer l'âme des mortels, comment avons-nous pu répéter ces niaises accusations, qu'il faudrait renvoyer à leurs auteurs? N'est-ce pas le plus vraiment inspiré des poëtes, n'est-ce pas, parmi eux, le plus noble disciple de l'idéal, celui qui, au sein d'une époque gouvernée par les cagots et les royales prostituées qui leur servaient d'agents, a osé jeter ce grand cri de révolte contre le fanatisme, en lui disant: Non, l'esprit du mal ne contrebalance pas dans l'univers la puissance céleste! Non, Satan n'a pas prise sur nous, Ahriman est subjugué. Le mauvais principe doit tomber sous les pieds de l'archange, et cet archange, c'est l'homme, éclairé enfin du rayon divin que Dieu a mis en lui; car son oeuvre à lui homme inspiré, à lui archange, à lui savant, philosophe ou poëte, est de dégager ce rayon des ténèbres dont vous imposteurs, vous impies, vous calomniateurs de la perfection divine, l'avez enveloppé.

Il ne faut pas oublier qu'à cette époque où Byron était traduit devant l'inquisition protestante et catholique, à cette époque où Béranger, avec cette religion sage et naïve qui lui inspirait le Dieu des bonnes gens et tant d'odes touchantes et admirables, était cité à la barre des tribunaux civils comme écrivain impie et immoral; il ne faut pas oublier, dis-je, que la jeunesse se pressait en foule à des cours de philosophie et de science d'où elle ne rapportait que la croyance au matérialisme, la certitude glaciale que l'âme de l'homme n'existait pas, parce qu'elle n'était saisissante ni à l'analyse métaphysique, ni à la dissection chirurgicale; et Byron osait dire à cette génération d'hypocrites ou d'athées:—Non! l'âme ne meurt pas; un instinct divin, supérieur à vos analyses métaphysiques et anatomiques, me l'a révélé. Je sens en moi une puissance qui ne peut tomber sous l'empire de la mort. L'ennui et la douleur ont ravagé ma vie, au point que le repos est le besoin le plus impérieux qui me soit resté de tous mes besoins gigantesques. J'aspire au néant, tant je suis las de souffrir; mais le néant se refuse à m'ouvrir son sein. Ma propre puissance, éternelle, invincible, se révolte contre les découragements de ma pensée; elle me poursuit, elle est mon infatigable bourreau, elle ne me souffre pas abattu et couché sur cette terre dont j'invoque en vain le silence et les ténèbres. Elle me pousse dans des espaces inconnus, elle m'enchaîne à la poursuite de mystères impénétrables, elle proteste contre moi-même de mon immortalité, elle défie les terreurs de la superstition; mais elle s'approche tristement de l'heure où, dégagée de ses liens, elle entrera dans une sphère d'intelligence supérieure, où elle comprendra les mérites ou les torts de son existence précédente, où elle punira ou récompensera elle-même, par la connaissance d'elle-même et de la vérité divine, ses pensées coupables ou vertueuses!

O misérable vulgaire! troupeau imbécile et paresseux qui te traînes à la suite de tous les sophismes et accueilles toutes les impostures, combien te faut-il de temps pour reconnaître ceux qui te guident et pour démasquer ceux qui t'égarent? L'heure n'est-elle pas venue, enfin, où tu vas cesser de vénérer les hommes qui te méprisent, et d'outrager ceux qui travaillent à ton émancipation? Entraîné malgré toi par une loi divine, tu recueilles à ton insu les bienfaits que de grands coeurs et de grandes intelligences ont semés sur ton chemin; mais tu ignores la reconnaissance et le respect que tu leur dois. Condamné à être ta propre dupe, tu te nourris de ces bienfaits du génie, mais en continuant de blasphémer contre lui et de répéter, à l'instigation de tes ennemis, les amères accusations qui portent sur la vie privée de tes libérateurs. Que savent aujourd'hui de Jean-Jacques les enfants du peuple? qu'il mettait ses enfants à l'hôpital. Ceci est une grande faute sans doute; mais la grande révolution française, qui a commencé leur émancipation, savent-ils, les enfants du peuple, que c'est à Jean-Jacques qu'ils la doivent? De même pour Byron; la plèbe des lettrés sait fort bien que le poëte avait dissipé les biens de sa femme, qu'il était puérilement humilié de sa claudication, qu'il s'irritait immodérément des critiques absurdes, et c'est beaucoup quand elle n'accueille pas ces accusations de meurtre que les ennemis de Byron se plaisaient à répandre, et que le grand Goethe lui-même répétait avec une certaine complaisance. En toutes occasions, les contemporains s'emparent avidement de la dépouille des victimes qu'ils viennent de frapper; ils examinent pièce à pièce ces trophées dont ils étaient jaloux et dont il leur est facile de nier l'éclat quand ils les ont traînés dans la poussière. Semblable à ces anatomistes qui disent en essuyant leur scalpel:—Nous avons cherché sur ce cadavre le siège de l'âme et nous ne l'avons pas trouvé; donc cet homme n'était que matière,—le vulgaire dit en se partageant des lambeaux de vêtement: Ce grand homme n'était pas d'une autre taille que nous; il connaissait, comme nous, la vanité, la colère; il avait toutes nos petites passions. «Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre.» Le vulgaire a raison, les laquais ne peuvent apprécier dans le grand homme que ce que le grand homme a de misérable; mais les nobles passions, les inspirations sublimes, les mystérieuses douleurs de l'intelligence divine comprimée dans l'étroite et dure prison de la vie humaine, ce sont là des énigmes pour les esprits grossiers. Rien, d'ailleurs, ne s'oppose à la publicité de ces misères du foyer domestique; tout y aide au contraire, et, dans le même jour, mille voix diffamatoires s'élèvent pour les promulguer, cent mille oreilles, avides de scandales, s'ouvrent pour les accueillir. Mais une pensée neuve, hardie, généreuse, bien qu'émise par la voix irréfrénable de la presse, combien lui faut-il d'années pour se populariser? Les préjugés, les haines, le fanatisme, toutes les mauvaises passions qui veulent enchaîner l'essor de la vérité, sont là, toujours éveillées, toujours ingénieuses à dénaturer le sens des mots, toujours impudentes dans les interprétations de mauvaise foi, et le vulgaire, aisément séduit par cet appel à sa conscience, se range naïvement du côté de l'injure et de la calomnie.

Et cependant le vulgaire est généralement bon. Il a des instincts de justice; il est crédule parce qu'il est foncièrement loyal. Il se tourne avec indignation contre ceux qui l'ont trompé, quand ils viennent à lever le masque. Il porte aux nues ce qu'il foulait aux pieds la veille. On en conclut que le peuple est extravagant, qu'il a des caprices inouïs, insensés, qu'il est sujet a des réactions inexplicables, et qu'en conséquence il faut le craindre et l'enchaîner. Dernière hypocrisie, plus odieuse que toutes les autres! On sait fort bien que la brute elle-même n'a point de fureurs qui ne soient motivées par ses besoins. A plus forte raison l'homme en masse n'a pas de colères qui ne soient justifiées par d'odieuses provocations. Quand le peuple brise ses dieux, c'est que les oracles ont menti, et que l'homme simple ne veut pas être récompensé de sa confiance par la trahison. O médiocrité! ô ignorance! peuple dans toutes les conditions, infériorité dans toutes les sphères de l'intelligence! sors donc de tes langes, brise tes liens, essaye tes forces! Le génie n'est pas une caste dont aucun de tes membres doive être exclu. Il n'y a pas de loi divine ni sociale qui t'enchaîne à la rudesse de tes pères. Le génie n'est pas non plus un privilège que Dieu confère arbitrairement à certains fronts, et qui les autorise à s'élever dédaigneusement au-dessus de la foule. Le génie n'est digne d'hommages et de vénération qu'en ce sens qu'il aide au progrès de tous les hommes, et, comme un flambeau aux mains de la Providence, se lève pour éclairer les chemins de l'avenir. Mais cette lumière, qui marche en avant des générations, tout homme la porte virtuellement dons son sein. Déjà le moindre d'entre nous en sait plus long sur les fins de l'humanité, sur la vérité en religion, en philosophie, en politique, que les grands sages de l'antiquité. Le bon et grand Socrate, interrogeant aujourd'hui le premier venu parmi les enfants du peuple, serait émerveillé de ses réponses. Un jour viendra donc où les jugements grossiers qui nous choquent aujourd'hui seront victorieusement réfutés comme de vieilles erreurs par les enfants de nos moindres prolétaires. Prenons donc patience. La postérité redressera bien des erreurs et réparera bien des injustices. A toi, Byron, prophète désolé, poëte plus déchiré que Job et plus inspiré que Jérémie, les peuples de toutes les nations ouvriront le panthéon des libérateurs de la pensée et des amants de l'idéal!

KONRAD

Konrad étant le nom du type privilégié de Mickiewicz, et en particulier celui du héros des Dziady, j'intitule ainsi le fragment de Mickiewicz dont je vais essayer de rendre compte, quoique ce fragment n'ait point de titre, ni dans la traduction ni dans l'original, et soit seulement désigné: Troisième partie des Dziady, acte Ier. C'est donc un simple fragment que je vais mettre en regard de Faust et de Manfred. Mais qu'importe une lacune entre le travail publié en 1833 et celui que l'auteur poursuit sans doute en ce moment? Qu'importe une suspension dans le développement des caractères et la marche des événements, si ces événements et ces caractères sont déjà posés et tracés d'une main si ferme que nous reconnaissons au premier coup d'oeil dans le poëte l'égal de Goethe et de Byron? D'ailleurs, le drame métaphysique n'étant pas astreint, dans sa forme, à la marche régulière des événements, mais suivant à loisir les phases de la pensée qu'il développe, le lecteur se préoccupe assez peu de l'accomplissement des faits, pourvu que la pensée soit suffisamment développée. Les deux premiers actes de Faust feraient une oeuvre complète, et l'arrivée de Marguerite dans le drame ouvre déjà un drame nouveau où Faust n'a guère à se développer, et ne se développe guère en effet. La fin de Faust reste en suspens, et c'est Byron qui s'est chargé de terminer cette grande carrière d'une manière digne de son début.—Mais encore, dans Manfred, la première et la dernière scène suffiraient rigoureusement au développement de l'idée. Contentons-nous donc, quant à présent, du fragment de Mickiewicz. Nous verrons qu'il suffit bien pour constater la fraternité du poëte avec ses deux illustres devanciers. Je ne le prouverai point par des assertions qu'on pourrait suspecter d'engouement, mais par des citations qui perdront en français tout autant que celles de Faust et de Manfred. Ainsi, la pensée, dépouillée de toute la pompe du style, mise à nu, et passant, pour ainsi dire, sous la toise de la traduction en prose, n'aura de mérite que par elle-même et dans l'ordre purement philosophique. Je dirai seulement quelques mots préliminaires sur la forme qui sert de cadre à cette pensée.

Nous avons dit que la nouveauté de cette forme créée par Goethe consistait dans l'association du monde métaphysique et du monde extérieur. Chez Faust, le mélange est très-habilement combiné. Il y a presque toutes les qualités d'un drame propre à la représentation scénique, et on conçoit qu'en donnant moins d'extension au monologue, et en ne faisant du sabbat qu'une scène de ballet, les théâtres aient pu s'en emparer. Mais ce qui, probablement, aux yeux du plus grand nombre des lecteurs est une qualité dans Faust, nous paraît un défaut, si nous considérons la véritable nature du drame métaphysique. Celui-là entre beaucoup trop dans la réalité. Faust devient trop aisément un homme pareil aux autres, et Méphistophélès n'est bientôt lui-même qu'un habile coquin, demi-escroc, demi-entremetteur, qui trouverait facilement son type dans la nature humaine. Byron, au contraire, a porté le drame dans le monde fantastique beaucoup plus que dans le monde réel. Ce dernier mode n'est, pour ainsi dire, qu'entrevu dans Manfred, et, par une admirable logique de sentiments, il y apparaît pur, paisible, presque idéal dans sa candeur. C'est bien là le regard qu'un grand et courageux désespoir jette en passant sur la vie tranquille des hommes simples. Le chasseur de chamois et l'abbé de Saint-Maurice caractérisent l'innocence et la piété. Ce rôle du chasseur égale en beauté et rappelle, pour le sentiment général, le Guillaume Tell de Schiller; mais ce qui rend la scène particulièrement touchante, c'est la douceur et la sagesse de Manfred, qui, loin de railler et de mépriser ce naïf montagnard, comme eût fait peut-être Faust, sympathise avec lui par la mémoire de sa jeunesse et l'intelligence de tous les aspects de la beauté morale. Le même sentiment se retrouve dans la scène avec le prêtre. Manfred n'est despotique et arrogant qu'avec les personnes infernales, c'est-à-dire avec ses propres passions et ses propres pensées. C'est pourquoi son orgueil est toujours légitime et respectable. Il triomphe de la vengeance, des furies, de la fatalité, de la mort même, pour s'élever, sans espoir de bonheur, il est vrai, mais avec une force surhumaine, à la connaissance de la justice divine. Là est tout le drame, et non pas dans la tentative de suicide de Manfred, ni dans les exhortations du prêtre. Ces accessoires servent rigoureusement à marquer le contraste entre l'existence mystérieuse de Manfred et celle des autres hommes. Ce sont de magnifiques ornements, nécessaires seulement comme le cadre l'est au tableau pour en reculer l'effet et en détacher les profondeurs sur un fond brillant.

Mais peut-être serait-on en droit de dire que Byron a été trop loin dans l'opposition avec Faust; tandis que celui-ci est trop dans la réalité, Manfred est peut-être trop dans le rêve. La donnée de Mickiewicz me semble la meilleure. Il ne mêle pas le cadre avec l'idée, comme Goethe l'a fait dans Faust. Il ne détache pas non plus le cadre de l'idée, comme Byron dans Manfred. La vie réelle est elle-même un tableau énergique, saisissant, terrible, et l'idée est au centre. Le monde fantastique n'est pas en dehors, ni au-dessus, ni au-dessous; il est au fond de tout, il meut tout, il est l'âme de toute réalité, il habite dans tous les faits. Chaque personnage, chaque groupe le porte en soi et le manifeste à sa manière. L'enfer tout entier est déchaîné; mais l'armée céleste est là aussi; et, tandis que les démons triomphent dons l'ordre matériel, ils sont vaincus dans l'ordre intellectuel. A la puissance temporelle, les ukases du czar Knutopotent, les tortures, les bras des bourreaux, l'exil, les fers, les instruments de supplice. Aux anges, le règne spirituel, l'âme héroïque, les pieux élans, la sainte indignation, les songes prophétiques, les divines extases des victimes. Mais ces récompenses célestes sont arrachées par le martyre, et c'est à des scènes de martyre que le sombre pinceau de Mickiewicz nous fait assister. Or, ces peintures sont telles, que ni Byron, ni Goethe, ni Dante n'eussent pu les tracer. Il n'y a eu peut-être pour Mickiewicz lui-même qu'un moment dans sa vie où cette inspiration vraiment surnaturelle lui ait été donnée. Du moins la persécution, la torture et l'exil ont développé en lui des puissances qui lui étaient inconnues auparavant; car rien, dans ses premières productions, admirables déjà, mais d'un ordre moins sévère, ne faisait soupçonner dans le poëte cette corde de malédiction et de douleur que la ruine de sa patrie a fait vibrer, tonner et gémir en même temps. Depuis les larmes et les imprécations des prophètes de Sion, aucune voix ne s'était élevée avec tant de force pour chanter un sujet aussi vaste que celui de la chute d'une nation. Mais si le lyrisme et là magnificence des chants sacrés n'ont pu être surpassés à aucune époque, il y a de nos jours une face de l'esprit humain qui n'était pas éclairée au temps des prophètes hébreux, et qui jette sur la poésie moderne un immense éclat: c'est le sentiment philosophique qui agrandit jusqu'à l'infini l'étroit horizon du peuple de Dieu. Il n'y a plus ni juifs, ni gentils: tous les habitants du globe sont le peuple de Dieu, et la terre est la cité sainte qui, par la bouche du poëte, invoque la justice et la clémence des cieux.

Telle est l'immense pensée du drame polonais: on y peut voir l'extension qu'a prise le sentiment de l'idéal depuis Faust jusqu'à Konrad, en passant par Manfred. On pourrait appeler Faust la chute, Manfred l'expiation, Konrad la réhabilitation; mais c'est une réhabilitation sanglante, c'est le purgatoire, où l'ange de l'espérance se promène au milieu des supplices, montrant le ciel et tendant la palme aux victimes; c'est un holocauste où la moitié du genre humain est immolée par l'autre moitié, où l'innocence est en cause au tribunal du crime, où la liberté est sacrifiée par le despotisme, la civilisation du monde nouveau par la barbarie du monde ancien. Au milieu de cette agonie, les démons rient et triomphent, les anges prient et gémissent; Dieu se tait! Alors le poëte exhale un cri de désespoir et de fureur; il rassemble toutes les puissances de son coeur et de son génie, pour arracher à Dieu la grâce de l'humanité qui va périr. Rien n'est sublime comme cet appel désespéré de l'homme au ciel; c'est la voix de l'humanité tout entière qui invoque l'intercession divine et proteste contre le règne de Satan…. Mais Konrad est, comme l'ange rebelle, tombé dans le péché d'orgueil. Le ciel se ferme, Dieu se voile;, un simple prêtre, que les anges bénissent en l'appelant serviteur humble, doux, a seul le pouvoir de chasser les démons qui l'obsèdent, et c'est à ce pieux serviteur, dont les lèvres pures n'ont jamais blasphémé, que Dieu révélera les mystères de l'avenir.

Ici la critique serait facile, trop facile même. On pourrait dire que les révélations inintelligibles du dieu rappellent un peu les énigmes sans mot des antiques oracles, et que c'est un assez pauvre secours accordé à la foi et à la prière, que cette vision où dans un chiffre mythique la patrie du poëte se voit délivrée par une réunion de quarante-quatre villes, ou par un personnage dont le nom se compose de quarante-quatre lettres, ou par une armée composée de quarante-quatre phalanges, etc. Les Polonais se perdent en commentaires sur cette prédiction. Nous n'en grossirons pas le nombre, et nous nous abstiendrons de relever beaucoup d'autres passages bizarres et obscurs des Dziady, que ne rachèteraient pas, pour nous autres Français, le mérite de l'expression et le charme du merveilleux ressortant de superstitions toutes locales. Un seul mot d'ailleurs doit imposer silence à toute censure pédantesque: la Pologne est catholique, et Mickiewicz est son poëte mystique. Son idéal n'a pas encore conçu une forme nouvelle. La majorité de la race slave est rangée sons la loi sincère de l'Évangile. Respectons une foi naïve, qui ne s'est pas dégradée, comme chez nous, par une restauration jésuitique, et que d'ailleurs le saint-siège a réhabilitée pour longtemps peut-être en se détachant d'elle. Rappelons-nous le mot sublime de M. de La Mennais en parlant de la concession infâme faite par le souverain Pontife aux puissances coalisées: Tiens-toi là près de l'échafaud, lui a-t-on dit, et, à mesure qu'elles passeront, maudis les victimes! N'imitons pas le pape; gardons-nous de railler les victimes. C'est bien assez que Nicolas les décime et que Capellari les anathématise. Ne les citons pas à la barre de notre tribunal philosophique. Avant de passer de la philosophie chrétienne à une philosophie plus avancée, la France a passé par la glorieuse expiation d'une révolution terrible. La Pologne subit maintenant son expiation, non moins douloureuse, non moins respectable. Il serait aussi lâche de lui reprocher aujourd'hui son catholicisme, qu'il l'eût été alors de nous reprocher notre athéisme.

Nous regrettons sans doute qu'après d'aussi magnifiques élans vers la vérité, Mickiewicz soit forcé, par les convictions auxquelles il est patriotiquement fidèle, de proclamer de pieux mensonges, à la manière des sibylles. Avec une idée plus hardie de la justice éternelle et des fins providentielles de l'humanité, il eût résolu plus clairement la question. Il eût pu prophétiser que la défaite de la Pologne sera pour la suite des temps un triomphe sur la Russie, et que, comme l'empire romain a subi le triomphe intellectuel de la Grèce terrassée, l'empire russe subira le triomphe intellectuel et moral de la Pologne. Oui, sans aucun doute, la barbarie tombera devant la civilisation, le despotisme sous la liberté. Ce ne sera peut-être pas par la force des armes que s'opérera la résurrection de cette nation sacrifiée aujourd'hui au brutal instinct de la haine et de la violence, mais, à coup sûr, la main de Dieu s'étendra sur la tyrannie et tournera les esclaves contre les oppresseurs. La Russie se fera justice elle-même. Croit-on que dans ce vaste empire tout ce qui mérite le nom de peuple ne nourrit pas une profonde haine contre les bourreaux, une profonde sympathie pour les victimes? C'est par là que la Pologne retrouvera sa nationalité, et l'étendra des rives de la Vistule aux rives du Tanaïs. Il y a certainement dans cette moitié de l'Europe une puissance formidable qui gronde, et qui renversera l'odieux empire de la monarchie barbare. Tout ce qui sent, tout ce qui pense, tout ce qui, en Russie, mérite le nom d'homme, pleure des larmes de sang sur la Pologne. Comprimée encore, cette puissance éclatera. Elle aura de terribles luttes à soutenir contre la force matérielle; mais que sont les machines contre le génie de l'homme? Les armées du czar ne sont que des machines de guerre; qu'un rayon d'intelligence y pénètre, et ces machines obéiront à l'intelligence et fonctionneront pour elle, comme le fer et le feu pour les besoins de l'industrie humaine.

Mais qu'importe la langue dans laquelle le génie rend ses oracles! la langue de Mickiewicz est le catholicisme. Soit! je ne puis croire que pour les grandes intelligences, qui restent encore sous ce voile, il n'y ait pas dans les formules un sens plus étendu que les mots ne le comportent. Le catholicisme de Mickiewicz, quelque sincère qu'il soit, se prête à l'allégorie aussi bien que le catholicisme railleur de Faust, et le fantastique païen de Manfred. La foudre qui tombe à la fin de l'acte sur la maison du docteur est, dit-on, un fait historique. On y peut voirie symbole du châtiment céleste qui est suspendu sur le trône du czar. Il y a, dans les prédictions du prêtre Pierre, une légende profonde dans sa naïveté. Interrogé par le sénateur et ses complices sur ce coup de foudre qui vient de frapper un des leurs, il leur raconte que plusieurs malfaiteurs étaient endormis au pied d'un mur. Le plus scélérat d'entre eux fut éveillé par un ange qui lui annonça que la muraille allait s'écrouler. Il s'éloigna au plus vite, et, comme il vit en effet ses compagnons écrasés, il se hâta de remercier l'ange qui l'avait sauvé; mais celui-ci lui répondit: «Garde-toi de me remercier. Ton châtiment est réservé pour le dernier, afin qu'il soit le plus cruel de tous.»

On voit qu'il y a loin de ce catholicisme énergique et menaçant à la résignation apathique de Silvio Pellico. Konrad est le type le plus opposé à ce genre de soumission extatique digne de l'Inde peut-être, mais à coup sûr indigne de l'Europe. Sa brûlante énergie déborde en accents qui feraient pâlir Dieu même, si Dieu était ce misérable Jéhovah qui joue avec les peuples sur la terre comme un joueur d'échecs avec des rois et des pions sur un échiquier. Aussi, le silence de cette divinité dont Konrad ne comprend pas les lois impitoyables le jette dans la fureur et dans l'égarement, remarquable protestation du poëte catholique contre le Dieu que son dogme lui propose, protestation à laquelle le catholicisme n'a rien à répondre, et que Mickiewicz lui-même ne peut réfuter après l'avoir lancée! O grand poëte! philosophe malgré vous! vous avez bien raison de maudire ce Dieu que l'Église vous a donné! Mais pour nous qui en concevons un plus grand et plus juste, votre blasphème nous paraît l'élan le plus religieux de votre âme généreuse! Nous mettrons sous les yeux du lecteur une citation pour l'étendue de laquelle nous ne lui faisons aucune excuse, certain que nous sommes de bien mériter de lui en lui faisant connaître cet incomparable morceau de l'Improvisation, précédé de la scène des prisonniers. Ces deux scènes résument les deux faces du génie de Mickiewicz, le génie du récit dramatique, et le génie de la poésie philosophique. La scène s'ouvre à Wilna, dans le cloître des prêtres Basiliens, transformé en prison d'État. Un prisonnier (Konrad) s'endort appuyé sur la fenêtre. Son ange gardien lui fait de doux reproches durant son sommeil:

Méchant, insensible enfant! par ses vertus ici-bas, par ses prières dans le ciel, ta mère a longtemps préservé ton jeune âge de la tentation et des malheurs…. Que de fois, à sa supplication et avec la permission de Dieu, j'ai descendu vers ta cellule, silencieux dans les silencieuses ombres de la nuit! je descendais dans un rayon et je planais sur sa tête. Quand la nuit te berçait, moi, j'étais là, penché sur ton rêve passionné comme un lit blanc sur une source troublée….

L'ange rappelle à Konrad ses révoltes, son oubli des cieux.

Je versais alors des larmes amères, je serrais mon visage dans mes mains… je voulais… et je n'osais pas retourner vers le ciel. Ta mère était là pour me demander: Quelles nouvelles me rapportes-tu de la terre, de ma cabane? Quel a été le rêve de mon fils?

A ce monologue de l'ange, gracieux et suave péristyle placé au seuil d'un abîme, succèdent les attaques des démons. «Glissons sous sa tête un noir duvet,» disent-ils, «chantons… bien doucement… ne l'effrayons pas!»

UN ESPRIT du côté gauche.—La nuit est triste dans ta prison…. Là, dans la ville, elle se passe joyeuse: le son des instruments anime les convives, la coupe pleine en main, les ménestrels entonnent des chansons….

KONRAD s'éveille.—Toi qui égorges tes semblables, toi qui passes le jour à tuer et le soir à célébrer des banquets, te rappelles-tu le matin un seul de tes songes?… Et quand tu te le rappellerais, le comprendrais-tu?… Il s'endort.

L'ANGE.—La liberté te sera rendue…. Dieu nous envoie te l'annoncer….

KONRAD s'éveillant.—Je serai libre… oui… j'ignore d'où m'en est venue la nouvelle; mais je connais la liberté que donnent les Moscovites!… Les infâmes!… ils me briseront les fers des mains et des pieds; mais ils me les feront peser sur l'âme!… L'exil, voilà ma liberté!… Il me faudra errer parmi la foule étrangère, ennemie, moi, chanteur!… et personne ne saisira rien de mes chants… rien, qu'un bruit vain et confus! Les infâmes!… c'est la seule arme qu'ils ne m'aient pas arrachée; mais ils me l'ont brisée dans les mains. Vivant, je resterais mort pour ma patrie, et ma pensée demeurerait enfermée sous l'ombre de mon âme, comme le diamant dans la pierre.

Ces fragments suffisent à montrer comment l'idée est posée. C'est bien la lutte du désespoir contre l'héroïsme; c'est bien d'un côté la voix de l'enfer qui essaye de vaincre en redoublant la souffrance, de l'autre, la voix du ciel qui console et qui engage à persévérer.

UN ESPRIT.—Homme! pourquoi ignores-tu l'étendue de ta puissance? Quand la pensée dans ta tête, comme l'éclair au sein des nuages, s'enflamme invisible encore, elle amoncèle déjà les brouillards et crée une pluie fertile, ou la foudre et la tempête.

* * * * *

Toi aussi, comme un nuage élevé, mais vagabond, tu lances des flammes, sans savoir toi-même où tu vas, sans savoir ce que tu fais! Hommes! il n'est pas un de vous qui ne puisse, isolé dans les fers, par la pensée et par la foi, faire crouler ou relever les trônes.

On voit que les anges de Mickiewicz ont un mysticisme bien large et bien philosophique. Les diables font une opposition furieuse, et pour qui lira en entier le petit volume des Dziady, traduit en français, ces diables paraîtront au premier abord empruntés à Callot ou aux légendes du moyen âge, beaucoup plus qu'à l'allégorie poétique. Mais, qu'on y réfléchisse, cet enfer est approprié au sujet et renferme une sanglante satire. Parmi ces innombrables phalanges d'esprits pervers, dont la poésie religieuse fait l'emblème de tous les vices et de tous les maux, il est diverses hiérarchies. Le démon moqueur de Goethe est un Français voltairien. Le sombre génie de Byron est l'esprit romantique du XIXe siècle. Le Belzébuth de Mickiewicz, c'est le despotisme brutal, c'est le patron du czar: c'est un monstre ignoble, sanguinaire, grossier, féroce et stupide. S'il venait faire de l'esprit comme Méphistophélès, il ne serait guère compris des tyrans auxquels il souffle son abrutissement et sa rage. S'il se montrait à eux menaçant et terrible, comme le génie de Manfred, il ramènerait le remords et la crainte dans ces âmes lâches et superstitieuses. Il les caresse au contraire et les berce de doux rêves. _N'épouvante pas mon gibier, dit-il à ses acolytes rangés autour du lit d'un sénateur endormi.—Quand il dort, le brigand, son sommeil n'est-il pas à moi? répond le diable subalterne.—Si tu l'effrayes trop pour une fois, lui dit le maître, il va se rappeler son rêve et nous duper.—Il est ivre et ne veut pas dormir. Coquin, nous tiendras-tu éternellement debout?—Alors le sénateur rêve, et s'imagine être dans la faveur du czar. Créé grand-maréchal, il s'enfle, il se promène avec orgueil dans les salons, puis tout à coup il est disgracié. On le raille; un coquin de chambellan lui fait l'outrage d'un sourire.

Ah! je meurs! je suis mort! Me voilà dans la tombe, rongé par les vers, par les sarcasmes…. On me fuit! Ah! quelle solitude! quel silence….—Quel bruit! Ah! c'est un calembour.—O laide mouche!… Des épigrammes, des railleries…. Des insectes qui m'entrent dans l'oreille…. Ah! mon oreille!…—Les Kameriumkiers crient comme des hiboux. Ah! voici les dames dont les queues de robe sifflent comme des serpents à sonnettes.—Quel horrible vacarme! Des cris… des rires…. Le sénateur est en disgrâce! en disgrâce! en disgrâce!

     Il tombe de son lit par terre, les diables descendent
     sur lui.

     Détachons son âme des sens, comme on détache un chien
     hargneux du collier.

La plaisanterie de Mickiewicz est pleine de fiel et de verve. Il fait aux courtisans des plaies plus profondes avec son vers incisif et mordant, qu'ils n'en ont fait à leurs victimes avec les knouts. Aussi l'armée diabolique qu'il a évoquée est-elle pour lui, non un jeu de l'imagination, mais un enfer vivant, une peinture réelle des turpitudes et des atrocités du régime moscovite. Tous les soldats de Belzébuth sont des bourreaux, des geôliers, des blasphémateurs, des cannibales. Ils ne parlent que de tortures physiques, ils lèchent le sang sur les lèvres des martyrs. On voit bien de quels hommes ils sont les maîtres et les dieux! Quand ils s'adressent aux prisonniers ou aux prêtres, ils cherchent à les vaincre par le désespoir, par la vengeance, par l'appât des plaisirs dont leurs souffrances et leurs jeûnes augmentent le besoin, par la peur surtout. Quand Pierre, prosterné auprès de Konrad évanoui, prie pour conjurer le démon, l'un d'eux lui murmure à l'oreille des paroles de menace… Et sais-tu ce que deviendra la Pologne dans deux cents ans? Et sais-tu que demain tu seras battu comme un Haman?

Je m'arrête, car je citerais tout le poëme, et, ne voulant pas retirer au lecteur le plaisir de le lire en entier, je me bornerai aux deux scènes que j'ai annoncées, et qui sont indispensables pour lui faire connaître le génie de Mickiewicz.

SCÈNE I

Un corridor.—La sentinelle se tient au loin la carabine au bras. —Quelques jeunes prisonniers sortent de leurs cellules avec des chandelles.—Il est minuit.

JACOB.—Vraiment, nous allons nous réunir?

ADOLPHE.—La sentinelle boit la goutte, le caporal est des nôtres.

JACOB.—Quelle heure est-il?

ADOLPHE.—Près de minuit.

JACOB.—Mais si la garde nous surprend, notre pauvre caporal est perdu.

ADOLPHE.—Éteins donc la chandelle: tu vois comme la lumière se réfléchit sur la fenêtre. Ils éteignent la chandelle. La ronde est un vrai badinage: il lui faudra frapper longtemps, échanger le mot d'ordre, chercher les clefs…. Puis les corridors sont longs…. Avant d'être surpris nous nous séparons, les portes se ferment, chacun se jette sur le lit et ronfle.

Les autres prisonniers arrivent de leurs celulles.

FREJEND.—Amis, allons dans la cellule de Konrad, c'est la plus éloignée; elle est adossée au mur de l'église: nous pouvons, sans être entendus, y chanter et crier à l'aise. Aujourd'hui, je me sens disposé à donner un libre cours à ma voix: en ville on se figurera que les chants partent de l'église, c'est demain Noël…. Eh! camarades, j'ai quelques bouteilles aussi.

JACOB.—A l'insu du caporal?

FREJEND.—Le brave caporal aura sa part aux bouteilles; c'est un Polonais, un de nos anciens légionnaires que le czar a transformé de force en Moscovite. Le caporal est bon catholique, et il permet aux prisonniers de passer ensemble la soirée les veilles des fêtes.

JACOB.—Si on l'apprend, nous le payerons cher.

Les prisonniers entrent dans la cellule de Konrad, y font du feu et allument la chandelle.

JACOB.—Mais voyez comme Jegota se fait triste: il ne s'était pas douté qu'il pouvait bien avoir dit à ses foyers un éternel adieu.

FREJEND.—Notre Hyacinthe a dû laisser sa femme en couches, et il ne verse pas une larme.

FÉLIX KOLAKOWSKI.—Pourquoi en verserait-il? Qu'il rende plutôt gloire à Dieu! Si elle met au monde un fils, je lui prédirai son avenir…. Donne-moi ta main; j'ai quelque talent en chiromancie, je te dévoilerai l'avenir de ton fils. Il regarde dans la main. S'il est honnête sous le gouvernement moscovite, il fera infailliblement connaissance avec les juges et la kibitka…. Qui sait? peut-être nous trouvera-t-il encore tous ici?—Vivent les fils! ce sont nos compagnons pour l'avenir.

JEGOTA.—Êtes-vous ici depuis longtemps?

FREJEND.—Comment le savoir? Nous n'avons pas de calendrier, personne ne nous écrit: le pire est d'ignorer quand nous en sortirons.

SUZIN.—Moi, j'ai sur ma fenêtre une paire de rideaux de bois, et je ne sais pas même quand il fait nuit ou jour.

THOMAS.—J'aimerais mieux être sous terre, affamé, malade, livré au supplice du knout et même de l'inquisition, que de vous voir ici partager ma misère. Les brigands!… Ils veulent nous enfouir tous dans la même tombe!…

FREJEND.—Quoi! c'est peut-être pour moi que tu pleures? Pour moi peut-être? Je le demande, de quelle utilité est ma vie? Encore si nous avions la guerre; j'ai quelque talent pour me battre, et je pourrais larder les reins à quelques cosaques du Don. Mais en paix! A quoi bon vivrais-je une centaine d'années?… Pour maudire les Moscovites, pub mourir et devenir poussière! Libre, j'aurai passé ma vie inaperçu, comme la poudre ou le vin médiocre. Aujourd'hui que le vin est bouché et la poudre bourrée, j'ai en prison toute la valeur d'une bouteille ou d'une cartouche. Libre, je m'évaporerais comme le vin d'un broc débouché, je brûlerais sans bruit, comme la poudre sur un bassinet ouvert. Mais si l'on m'entraîne, chargé de fers, en Sibérie, les Lithuaniens, nos frères, se diront en me voyant passer: «Voilà ce noble sang, voilà notre jeunesse qui s'éteint! Attends, infâme czar! attends, Moscovite!» Un homme comme moi, Thomas, se ferait pendre pour que tu restasses un moment de plus dans le monde; un homme comme moi ne sert sa patrie que par sa mort. Je mourrais dix fois pour te faire ressusciter, toi ou le sombre poëte Konrad, qui nous raconte l'avenir comme un bohémien. A Konrad. Je crois, puisque Thomas le dit, que tu es un grand poëte; je t'aime, car tu ressembles aussi à la bouteille: tu verses tes chants, tu inspires le sentiment, l'enthousiasme!… mais nous, nous buvons, nous sentons…, et toi, tu décrois, tu te dessèches. A Thomas et à Konrad. Vous savez que je vous aime, mais on peut aimer sans pleurer. Allons, mes frères, plus de tristesse; car, si je m'attendris une fois et si je me mets a larmoyer, alors plus de feu, plus de thé.

Il fait le thé.—Un moment de silence.

JACOB.—Quel long silence! N'y a-t-il pas de nouvelles de la ville?

TOUS.—Des nouvelles!

ADOLPHE.—Jean est allé aujourd'hui à l'interrogatoire; il est resté une heure en ville. Mais il est silencieux et triste, et, à en juger par sa mine, il n'a guère envie de parler.

UN DES PRISONNIERS.—Eh bien! Jean, des nouvelles?

     JEAN SOBOLEWSKI, tristement.—Rien de bon aujourd'hui….
     On a expédié vingt kibitka pour la Sibérie.

JEGOTA.—De qui? des nôtres?

JEAN.—D'étudiants de Samogitie.

TOUS.—En Sibérie!

JEAN.—Et en grande pompe; il y avait affluence de spectateurs. Je demandai au caporal de m'arrêter un instant, il me l'accorda. Je me tins au loin, caché entre les colonnes de l'église. On disait la messe; le peuple affluait de toutes parts. Soudain il s'élance à flots vers la porte, puis vers la prison voisine. Seul, je restai sous le portique, et l'église devint si déserte que, dans le lointain, j'entrevoyais le prêtre tenant le calice à la main, et l'enfant de choeur avec sa sonnette. Le peuple ceignait la prison d'un rempart immobile; les troupes en armes, les tambours en tête, se tenaient sur deux rangs comme pour une grande cérémonie; au milieu d'elles étaient les kibitka. Je lance un regard furtif, et j'aperçois l'officier de police s'avancer à cheval. Sa figure était celle d'un grand homme conduisant un grand triomphe… oui… le triomphe du czar du Nord, vainqueur de jeunes enfants! Au roulement du tambour, on ouvre les portes de l'hôtel de ville… ils sortent…. Chaque prisonnier avait près de lui une sentinelle, la baïonnette au fusil. Pauvres enfants!… ils avaient tous, comme des recrues, la tête rasée, les fers aux pieds!… Le plus jeune, âgé de dix ans, se plaignait de ne pouvoir soulever ses chaînes et montrait ses pieds nus et ensanglantés. L'officier de police passe, demande le motif de ces plaintes…. L'officier de police, homme plein d'humanité, examine lui-même les chaînes…. Dix livres… c'est conforme au poids prescrit!… On entraîna Jancewski: je l'ai reconnu!… les souffrances l'avaient fait laid, noir, maigre; mais que de noblesse dans ses traits! Un an auparavant, c'était un sémillant et gentil petit garçon; aujourd'hui, il regardait de la kibitka comme de son rocher isolé le grand empereur!… Tantôt, d'un oeil fier, sec, serein, il semblait consoler ses compagnons de captivité; tantôt il saluait le peuple avec un sourire amer, mais calme; il semblait vouloir lui dire: Ces fers ne me font pas tant de mal!… Soudain j'ai cru voir son regard tomber sur moi. Comme il n'apercevait pas le caporal qui me tenait par mon habit, il me supposa libre! il baisa sa main en signe d'adieu et de félicitation, et soudain tous les yeux se tournèrent vers moi. Le caporal me tirait de toutes ses forces pour me faire cacher; je refusai, mais je me serrai contre la colonne; j'examinai la figure et les gestes du prisonnier. Il s'aperçut que le peuple pleurait en regardant ses fers, et il secoua les fers de ses pieds comme pour montrer à la foule qu'il pouvait les porter. La kibitka s'élance… il arrache son chapeau de la tête, se dresse, élève la voix, crie trois fois: «La Pologne n'est pas encore morte!…» et il disparaît derrière la foule. Mes yeux suivirent longtemps cette main tendue vers le ciel, ce chapeau noir pareil à un étendard de mort, cette tête violemment dépouillée de sa chevelure, cette tête sans tache, fière, qui brillait au loin, annonçant à tous l'innocence et l'infamie des bourreaux. Elle surgissait du milieu de la foule noire de tant de têtes, comme, du sein des flots, celle du dauphin prophète de l'orage. Cette main, cette tête, sont encore devant mes yeux et resteront gravées dans ma pensée. Comme une boussole, elles me marqueront le chemin de la vie et me guideront à la vertu…. Si je les oublie, toi, mon Dieu! oublie-moi dans le ciel!

LWOWICZ.—Que Dieu soit avec vous!

CHAQUE PRISONNIER.—Et avec toi!

JEAN SOBOLEWSKI.—Cependant les voitures défilaient, on y jetait un à un des prisonniers. Je lançai un regard dans la foule serrée du peuple et des soldats. Tous les visages étaient pâles comme des cadavres, et dans cette foule immense, il régnait un tel silence que j'entendais chaque pas et chaque bruissement des chaînes! tous sentaient l'horreur du supplice!… Le peuple et l'armée le sentaient, mais tous se taisaient, tant ils ont peur du czar…. Enfin le dernier prisonnier parut: il semblait résister; le malheureux! il se traînait avec effort et chancelait à chaque pas.—On lui fait descendre lentement les degrés; à peine a-t-il posé le pied sur le second, qu'il roule et tombe: c'était Wasilewski. Il avait reçu tant de coups à l'interrogatoire, qu'il ne lui était pas resté une goutte de sang sur le visage. Un soldat vint et le releva; il le soutint d'une main jusqu'à la voiture, et de l'autre il essuya de secrètes larmes…. Wasilewski n'était pas évanoui, affaissé, appesanti, mais il était roide comme une colonne. Ses mains engourdies, comme si on les eût dégagées de la croix, s'étendaient au-dessus des épaules des soldats. Il avait les yeux hagards, hâves, largement ouverts!… Et le peuple aussi a ouvert les yeux et les lèvres…. Et soudain un seul soupir, parti de mille poitrines, retentit autour de nous, un soupir creux et comme souterrain; on eût dit un gémissement qui sortait à la fois de toutes les tombes enfouies sous l'église. Le détachement l'étouffa par le roulement du tambour et par le commandement: «Aux armes! marche!…» On se met en mouvement, et les kibitka fendent la rue, rapides comme le vol d'un éclair. Une seule paraissait vide: elle contenait pourtant un prisonnier, mais un prisonnier invisible!… Seulement, au-dessus de la paille apparaissait une main ouverte, livide, une main de cadavre, qui tremblotait comme un signe d'adieu.—La kibitka s'enfonce dans la mêlée….—Avant que le fouet ait dispersé la foule, on s'arrête devant l'église…. Soudain j'entends la sonnette; le cadavre était là…. Je jette les yeux dans l'église déserte, je vois la main du prêtre élever au ciel la chair et le sang du Seigneur, et je dis: «Seigneur, toi qui, par le jugement de Pilate, as versé ton sang innocent pour le salut du monde, accueille cette jeune victime de la justice du czar; elle n'est ni aussi sainte ni aussi grande, mais elle est aussi innocente!» (Long silence.)

L'Abbé Lwowicz.—Frère, ce prisonnier peut vivre encore. Dieu seul le sait…. Peut-être nous le dérobera-t-il un jour. Je prierai…. Joignez vos prières aux miennes pour le repos des martyrs: savons-nous le sort qui nous attend tous demain?

Frejend.—Quel affreux récit! il m'a arraché la dernière de mes larmes…. Je sens que ma raison s'égare…. Félix, console-nous un peu…! O toi, si l'envie t'en prenait, ne ferais-tu pas rire le diable dans les enfers?

     Plusiers Prisonniers.—Oui, Félix, une chanson!…
     Versez-lui du thé, du vin.

     Félix.—Vous le voulez tous: il faut que je sois gai
     quand mon coeur se brise. Eh bien, je serai gai, écoutez
     ma chanson. (Il chante.)

     «Peu m'importe la peine qui m'attend, les mines, la Sibérie
     ou les fers! toujours, en fidèle sujet, je travaillerai
     pour le czar.

     «Si je bats le métal avec le marteau, je me dirai: «Cette
     mine grisâtre, ce fer, servira un jour à forger une hache
     pour le czar!

     «Si l'on m'envoie peupler les steppes, je prendrai en
     mariage une jeune Tartare; peut-être de mon sang naîtra-t-il
     un Pahlen pour le czar.

     «Si je vais dans les colonies, je cultiverai un jardin, je
     creuserai des sillons, et, chaque année, je ne sèmerai que
     du lin et du chanvre.

«Avec le chanvre, on fera du fil, un fil grisâtre qu'on enveloppera d'argent: peut-être aura-t-il l'honneur de servir un jour d'écharpe au czar.»

Les prisonniers chantent en choeur.

«Naitra-t-il un Pahlen pour le czar?»

SUZIN.—Mais voyez: Konrad est immobile, absorbé, comme s'il se remémorait ses péchés pour la confession. —Félix! il n'a rien entendu de ta chanson.—Konrad!… Voyez!… son visage pâlit… il se colore de nouveau…. Est-il malade?

Félix.—Attends!… silence!… Je l'avais prévu!… Oh! pour nous qui connaissons Konrad, ce n'est pas un mystère.—Minuit est son heure! silence, Félix!… nous allons entendre une autre chanson!

JOSEPH, regardant Konrad.—Frères, son âme est envolée… elle erre dans une contrée lointaine…. Peut-être lit-elle l'avenir dans les cieux?… Peut-être aborde-t-elle les esprits familiers qui lui raconteront ce qu'ils ont appris dans les étoiles!… Quels yeux étranges!… la flamme brille sous ses paupières… et ses yeux ne disent rien, ne demandent rien… ils n'ont pas d'âme… ils brillent comme les foyers qu'a délaissés une armée partie en silence et dans l'ombre de la nuit pour une expédition lointaine: avant qu'ils s'éteignent, l'armée sera de retour dans ses quartiers.

KONRAD chante.—Mon chant gisait moite dans le tombeau, mais il a senti le sang!… Le voilà qui regarde de dessous terre, et, comme un vampire, il se dresse, avide, de sang!… Oui!… vengeance!… vengeance!… vengeance contre nos bourreaux, avec l'aide de Dieu, et même malgré Dieu!…

Et le chant dit:

«Moi, je viendrai un soir, je mordrai mes frères, mes compatriotes. Celui à qui je plongerai mes défenses dans l'âme, se dressera, comme moi, vampire… et criera: «Oui, vengeance!… vengeance!… vengeance contre nos bourreaux, avec l'aide de Dieu, et même malgré Dieu!»

«Puis nous irons, nous nous abreuverons du sang de l'ennemi; nous hacherons son cadavre! Nous lui clouerons les mains et les pieds pour qu'il ne se relève pas, et qu'il ne reparaisse plus même comme spectre.

«Nous suivrons son âme aux enfers!… Tous, nous lui pèserons de notre poids sur l'âme jusqu'à ce que l'immortalité s'en échappe… et tant qu'elle sentira, nous la mordrons!… Oui!… vengeance! vengeance! vengeance contre nos bourreaux, avec l'aide de Dieu, et même malgré Dieu!»

     L'ABBÉ LWOWICZ.—Konrad, arrête, au nom de Dieu!
     c'est une chanson païenne.

     LE CAPORAL.—Quel regard affreux!… C'est une chanson
     satanique!

KONRAD.—Je m'élève!… je m'envole!… Là, au sommet du rocher… je plane au-dessus de la race des hommes, dans les rangs des prophètes!… De là, ma prunelle fend, comme un glaive, les sombres nuages de l'avenir; mes mains, comme les vents, déchirent les brouillards!… Il fait clair… il fait jour!… J'abaisse un regard sur la terre: là se déroule le livre prophétique de l'avenir du monde!… Là, sous mes pieds! vois, vois les événements et les siècles futurs, pareils aux petits oiseaux que l'aigle poursuit!… Moi, je suis l'aigle dans les cieux!… Vois-les sur la terre s'élancer, courir; vois cette épaisse nuée se tapir dans le sable!…

QUELQUES PRISONNIERS.—Que dit-il?… Quoi?… Qu'est-ce donc?… Vois, vois quelle pâleur!

Ils saisissent Konrad.

Calme-toi!

KONRAD.—Arrêtez! arrêtez!… arrêtez! je recueillerai mes pensées, j'achèverai mon chant, j'achèverai!…

LWOWICZ.—Assez! assez!

D'AUTRES.—Assez!

LE CAPORAL.—Assez! que Dieu vous bénisse!… La sonnette, entendez-vous la sonnette? la ronde, la ronde est à la porte… éteignez la chandelle: chacun chez soi!…

UN DES PRISONNIERS, regardant à la fenêtre.—La porte est ouverte… les voilà….—Konrad est évanoui: laissez-le seul dans sa cellule! (Tous s'échappent.)

SCÈNE II

KONRAD, après un long silence.

Je suis seul!… Eh! que m'importe la foule? Suis-je poëte pour la foule?… Où est l'homme qui embrassera toute la pensée de mes chants, qui saisira du regard tous les éclairs de mon âme? Malheur à qui épuise pour la foule sa voix ou sa langue!… La langue ment à la voix, et la voix ment aux pensées… La pensée s'envole rapide de l'âme avant d'éclater en mots, et les mots submergent la pensée et tremblent au-dessus de la pensée, comme le sol sur un torrent englouti et invisible. Au tremblement du sol, la foule découvrira-t-elle l'abîme du torrent, devinera-t-elle le secret de son cours?

Le sentiment circule dans l'âme, il s'allume, il s'embrase comme le sang dans ses prisons profondes et invisibles. Les hommes découvriront autant de sentiment dans mes chants qu'ils verront de sang sur mon visage.

Mon chant, tu es une étoile au delà des confins du monde!… L'oeil terrestre qui se lance à ta poursuite peut étendre ses ailes… jamais il ne t'atteindra… il frappera seulement la voie lactée… Il devinera qu'il y a des soleils, mais non quel est leur nombre et leur immensité!…

A vous, mes chants, qu'importent les yeux et les oreilles des hommes? Coulez dans les abîmes de mon âme; brillez sur les hauteurs de mon âme, comme des torrents souterrains, comme des étoiles sublunaires.

Toi, Dieu! toi, nature! écoutez-moi!… Voici une musique digue de vous, des chants dignes de vous!—Moi, grand maître, grand maître, j'étends les mains, je les étends jusqu'au ciel…. Je pose les doigts sur les étoiles comme sur les cercles de verre d'un harmonica.

Mon âme fait tourner les étoiles d'un mouvement tantôt lent, tantôt rapide; des millions de tons en découlent; c'est moi qui les ai tous tirés. Je les connais tous, je les assemble, je les sépare, je les réunis, je les tresse en arc-en-ciel, en accords, en strophes; je les répands en sons et en rubans de flamme.

J'ai relevé les mains, je les ai dressées au-dessus des arêtes du monde, et les cercles de l'harmonie ont cessé de vibrer. Je chante seul, j'entends mes chants, longs, traînants comme le souffle du vent; ils retentissent dans toute l'immensité du monde, ils gémissent comme la douleur, ils grondent comme des orages; les siècles les accompagnent sourdement. Chaque son retentit et étincelle à la fois: il me frappe l'oreille, il me frappe l'oeil; c'est ainsi que, quand le vent souffle sur les ondes, j'entends son vol dans ses sifflements, je le vois dans son vêtement de nuages.

Ce sont des chants dignes de Dieu, de la nature!… C'est un chant grand, un chant créateur!… Ce chant, c'est la force, la puissance; ce chant, c'est l'immortalité…. Que pourrais-tu faire de plus grand, toi, Dieu?… Vois comme je tire mes pensées de moi-même; je les incarne en mots; elles volent, se disséminent dans les cieux, roulent, jouent et étincellent…. Elles sont déjà loin, et je les sens encore; je savoure leurs charmes; je sens leurs contours dans la main, je devine leurs mouvements par ma pensée. Je vous aime, mes enfants poétiques!… mes pensées!… mes étoiles!… mes sentiments!… mes orages!… Au milieu de vous, je me tiens comme un père au sein de sa famille; vous m'appartenez tous!…

Je vous foule aux pieds, vous tous, poëtes, vous tous, sages et prophètes, idoles du monde! Revenez contempler les créations de vos âmes!—Que vos oreilles et vos coeurs retentissent des justes et bruyants applaudissements des hommes, que vos fronts rayonnent de tout l'éclat de votre gloire; et tous les concerts des éloges, tous les ornements de vos couronnes, recueillis dans tant de siècles et de nations, ne vous procureront pas la félicité et la puissance que je sens aujourd'hui dans cette nuit solitaire, quand je chante seul au fond de mon âme, quand je ne chante que pour moi seul.

Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison; jamais je n'ai senti comme dans ces instants.—Ce jour est mon zénith, ma puissance atteindra aujourd'hui son apogée. Aujourd'hui, je reconnaîtrai si je suis le plus grand de tous… ou seulement un orgueilleux. Ce jour est l'instant de la prédestination.—J'étends plus puissamment les ailes de mon âme.—C'est le moment de Samson, quand, aveugle et dans les fers, il méditait au pied d'une colonne. Loin d'ici au corps de boue; esprit, je revêtirai des ailes! Oui, je m'envolerai!… je m'envolerai de la sphère des planètes et des étoiles, et je ne m'arrêterai que la où se séparent le créateur et la nature.

Les voila… les voilà… les voila ces deux ailes… elles suffiront… je les étendrai du couchant à l'aurore; de la gauche je frapperai le passé, et de la droite l'avenir… je m'élèverai sur les rayons du sentiment jusqu'à toi!… et mes yeux pénétreront tes sentiments, à toi qui, dit-on, sont dans les cieux. Me voilà… me voilà: tu vois quelle est ma puissance;—vois où s'élèvent mes ailes: je suis homme, et là sur la terre… est resté mon corps!… C'est là que j'ai aimé, dans ma patrie!… là que j'ai laissé mon coeur; mais mon amour dans le monde ne s'est pas reposé sur un seul être, comme l'insecte sur une rose; il ne s'est reposé ni sur une famille, ni sur un siècle!… Moi, j'aime toute une nation; j'ai saisi dans mes bras toutes ses générations passées et à venir; je les ai pressées ici sur le coeur, comme un ami, un amant, un époux, comme un père. Je voudrais rendre à ma patrie la vie et le bonheur, je voudrais en faire l'admiration du monde. Les forces me manquent, et je viens ici, armé de toute la puissance de ma pensée, de cette pensée qui a ravi aux cieux la foudre, scruté la marche des planètes et sondé les abîmes des mers. J'ai de plus cette force que ne donnent pas les hommes, j'ai ce sentiment qui brûle intérieurement comme un volcan, et qui parfois seulement fume en paroles.

Et cette puissance, je ne l'ai puisée ni à l'arbre d'Éden, dans le fruit de la connaissance du bien et du mal, ni dans las livres, ni dans les récits, ni dans la solution des problèmes, ni dans les mystères de la magie. Je suis né créateur. J'ai tiré mes forces d'où tu as tire les tiennes, car toi, tu ne les as pas cherchées… tu les possèdes, tu ne crains pas de les perdre… et moi, je ne le crains pas non plus! Est-ce toi qui m'as donné, ou bien ai-je ravi, là où tu l'as ravi toi-même, cet oeil pénétrant, puissant? Dans mes moments de puissance, si j'élève les yeux vers les traces des nuages, si j'entends les oiseaux voyageurs naviguer à perte de vue dans les airs; je n'ai qu'à vouloir, et soudain je les retiens d'un regard comme dans un filet la nuée fait retentir un chant d'alarme; mais, avant que je la livre aux vents, les vents ne l'ébranleront pas.—Si je regarde une comète de toute la puissance de mon âme, tant que je la contemple, elle ne bouge pas de place…. Les hommes seuls, entachés de corruption, fragiles, mais immortels, ne me servent pas, ne me connaissent pas…. Ils nous ignorent tous deux, moi et toi: moi, je viens ici chercher un moyen infaillible, ici dans le ciel. Cette puissance que j'ai sur la nature, je veux l'exercer sur les coeurs des hommes: d'un geste je gouverne les oiseaux et les étoiles; il faut que je gouverne ainsi mes semblables, non par les armes, l'arme peut parer l'arme; non par les chants, ils sont longs à se développer; non par la science, elle est vite corrompue; non par les miracles, c'est trop éclatant: je veux les gouverner par le sentiment qui est en moi, je veux les gouverner tous, comme toi, mystérieusement et pour l'éternité!—Quelle que soit ma volonté, qu'ils la devinent et l'accomplissent, elle fera leur bonheur; et, s'ils la méprisent, qu'ils souffrent et succombent!—Que les hommes deviennent pour moi comme les pensées et les mots dont je compose à ma volonté un édifice de chants: on dit que c'est ainsi que tu gouvernes!… Tu sais que je n'ai pas souillé ma pensée, que je n'ai pas dépensé en vain mes paroles. Si tu me donnais sur les âmes un pareil pouvoir, je recréerais ma nation comme un chant vivant, et je ferais de plus grands prodiges que toi, j'entonnerais le chant du bonheur!

Donne-moi l'empire des âmes. Je méprise tant cette construction sans vie, nommée le monde, et vantée sans cesse, que je n'ai pas essayé si mes paroles ne suffiraient pas pour la détruire; mais je sens que, si je comprimais et faisais éclater d'un coup ma volonté, je pourrais éteindre cent étoiles et en faire surgir cent autres… car je suis immortel!… Oh! dans la sphère de la création, il y a bien d'autres immortels…. Mais je n'en ai pas rencontré de supérieurs! Tu es le premier des êtres dans les cieux!… Je suis venu te chercher jusqu'ici, moi le premier des êtres vivants sur la vallée terrestre…. Je ne t'ai pas encore rencontré. Je devine que tu es. Montre-toi et fais-moi sentir ta supériorité…. Moi, je veux de la puissance, donne-m'en ou montre-m'en le chemin. J'ai appris qu'il exista des prophètes qui possédaient l'empire des âmes…. Je le crois…. Mais ce qu'ils pouvaient, je le puis aussi! Je veux une puissance égale à la tienne; je veux gouverner les âmes comme tu les gouvernes. (Long silence.—Aveu ironie.) Tu gardes le silence!… Toujours le silence! Je le vois, je t'ai deviné, je comprends qui tu es, et comment tu exerces ta puissance; il a menti celui qui t'a donné le nom d'Amour, tu n'es que Sagesse. C'est la pensée et non le coeur qui dévoilera tes voies aux hommes; c'est par la pensée, non par le coeur, qu'ils découvriront où tu as déposé tes armes. Celui qui s'est plongé dans les livres, dans les métaux, dons les nombres, dans les cadavres, a seul réussi à s'approprier une partie de ta puissance. Il reconnaîtra le poison, la poudre, la vapeur; il reconnaîtra tes éclairs, la fumée, la foudre; il reconnaîtra la légalité et la chicane contre les savants et les ignorants. C'est aux pensées que tu as livré le monde, tu laisses languir les coeurs dans une éternelle pénitence; ta m'as donné la plus courte vie et le sentiment le plat puissant.

Un moment de silence,

     Qu'est mon sentiment?
            Ah! rien qu'une étincelle.
     Qu'est ma vie?
            Un instant.

     Mais ces foudres qui gronderont demain, que sont-ils
        aujourd'hui.
            Une étincelle.
     Qu'est la série entière des siècles, que l'histoire nous
        révéle?
            Un instant.
     D'où sort chaque homme, ce petit monde?
            D'une étincelle.
     Qu'est la mort qui dissipera tous les trésors de mes
     pensées?
            Un instant.
     Qu'était-il, lui, quand il portait le monde dans son sein?
            Une étincelle.
     Et que sera l'éternité du monde quand il l'engloutira?
            Un instant.

             VOIX DES DÉMONS.
          Je sauterai sur ton âme comme
          sur en coursier. Marche, marche!

VOIX DES ANGES. Quel délira! Défendons-le! défendons-la! couvrons-lui les tempes de nos ailes!

Instant!… étincelle!… quand il se prolonge, quand elle s'enflamme, ils créent et détruisent…. Courage!… courage!… étendons, prolongeons cet instant!… Courage!… courage!… étendons, enflammons cette étincelle…. —Maintenant… bien… oui… une fois encore, je t'appelle, je te dévoile mon âme…. Tu gardes te silence! N'ai-je pas combattu Satan en personne? Je te porte un défi solennel! Ne me méprise pas!… Seul je me suis élevé jusqu'ici. Pourtant je ne suis pas seul: je fraternise sur la terre avec un grand peuple. J'ai pour moi les armées, et les puissances, et les trônes; si je me fais blasphémateur, je te livrerai une bataille plus sanglante que Satan. Il te livrait un combat de tête; entre nous, ce sera un combat de coeur. J'ai souffert, j'ai aimé, j'ai grandi entre les supplices et l'amour; quand tu m'eus ravi mon bonheur, j'ensanglantai dans mon coeur ma propre main; jamais je ne la levai contre toi!

LES DÉMONS.

Coursier, je te changerai en oiseau; sur tes ailes d'aigle, va, monte, vole.

LES ANGES.

L'astre tombe; quel délire!… Il se perd dans les abîmes.

Mon âme est incarnée dans ma patrie; j'ai englouti dans mon corps toute l'âme de ma patrie!… Moi, la patrie, ce n'est qu'un. Je m'appelle Million, car j'aime et je souffre pour des millions d'hommes. Je regarde ma patrie infortunée comme un fils regarde son père livré au supplice de la roue; je sens les tourments de toute une nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances de son enfant. Je souffre! je délire!… Et toi, gai, sage, tu gouvernes toujours, tu juges toujours, et l'on dit que tu n'erres pas!… Écoute, si c'est vrai, ce que j'ai appris au berceau, ce que j'ai cru avec la foi de fils, si c'est vrai que tu aimes, si tu chérissais le monde en le créant, si tu as pour tes créatures un amour de père, si un coeur sensible était compris dans le nombre des animaux que tu renfermas dans l'arche pour les sauver du déluge, si ce coeur n'est pas un monstre produit par le hasard et qui meurt avant l'âge, si sous ton empire la sensibilité n'est pas une anomalie, si des millions d'infortunés, criant: «Secours!» n'attirent pas plus tes yeux qu'une équation difficile à résoudre; si l'amour est de quelque utilité dans le monde, et s'il n'est pas de ta part une erreur de calcul….

VOIX DES DÉMONS.

Que l'aigle se fasse hydre! Au combat! marche!… La fumée!… le feu!… les rugissements!… le tonnerre!…

VOIX DES ANGES.

Comète vagabonde, issue d'un brillant soleil, où est la fin de ton vol? Il est sans fin… sans fin….

Tu gardes le silence!… moi, je t'ai dévoilé les abîmes de mon coeur. Je t'en conjure, donne-moi la puissance, une part chétive, une part de ce que sur la terre a conquis l'orgueil! Avec cette faible part, que je créerais de bonheur! Tu gardes le silence!… Tu n'accordes rien au coeur, accorde donc à la raison. Tu le vois, je suis le premier des hommes et des anges, je te connais mieux que les archanges, je suis digne que tu me cèdes la moitié de ta puissance…. Réponds…. Toujours le silence!… Je ne mens pas, tu gardes le silence et tu te crois un bras puissant!… Ignores-tu que le sentiment dévorera ce que n'a pu briser la pensée? Vois mon brasier, mon sentiment; je le resserre pour qu'il brûle avec plus de violence; je le comprime dans le cercle de fer de ma volonté, comme la charge dans un canon destructeur.

VOIX DES DÉMONS.

Flamme!… incendie!…

VOIX DES ANGES

Pitié! Repentir!…

Réponds… car j'insulte à ta majesté; si je ne la réduis pas en décombres, j'ébranlerai du moins toute l'immensité de tes domaines: je lancerai une voix jusqu'aux dernières limites de la création; d'une voix qui retentira de génération en génération, je m'écrierai que tu n'es pas le père du monde… mais….

VOIX DU DIABLE.—Le czar!

Konrad s'arrête un instant, chancelle et tombe.

ESPRITS DU CÔTÉ GAUCHE

LES PREMIERS.—Foule-le aux pieds, saisis-le.—Il est évanoui, il est évanoui; avant son réveil nous l'aurons étouffé.

LES SECONDS—Il est encore haletant!

ESPRITS DU CÔTÉ DROIT

Loin d'ici… on prie pour lui.

Telle est la forme et la pensée du drame fantastique de Minkiewicz. La forme est catholique, on le voit mais ce catholicisme est d'une philosophie plus audacieuse et plus avancée que le catholicisme légendaire de Faust. Konrad, dans sa soif de trouver au ciel la justice et la bonté qui se sont éclipsées pour lui de la terre, ne recule pas devant le blasphème. Son énergie sauvage, tout empreinte de la poésie du Nord, s'en prend à la sagesse suprême des maux affreux qu'endure l'espèce humaine; cette sombre figure du poëte dans les fers est posée là comme un martyr, comme un Christ. Mais qu'il y a loin de sa généreuse et brûlante fureur à la résignation évangélique! Certes, Konrad n'est pas le disciple du patient philosophe essénien. Konrad est bien l'homme de son temps, il ne s'arrange pas, comme Faust, une nature panthéistique dont l'ordre et la beauté froide le consolent de l'absence de Dieu. Il ne se dévore plus, comme Manfred, dans l'attente d'une mystérieuse révélation de Dieu et de son être que la mort seule va réaliser. Konrad n'est plus l'homme du doute, il n'est plus l'homme du désespoir: il est l'homme de la vie. Il souffre encore comme Manfred, il souffre cent fois plus: son esprit et sa chair sont haletants sous le fer de l'esclavage; mais il n'hésite plus, il sent, il sait que Dieu existe. Il n'interroge plus ni la nature, ni sa conscience, ni sa science sur l'existence d'un être souverainement puissant; mais il veut connaître et comprendre la nature de cet être; il veut savoir s'il doit le haïr, l'adorer on le craindre. Sa foi est faite; il veut arranger son culte; il veut pénétrer les éléments et les attributs de la Divinité. Il n'y parvient pas, lui incomplet, lui orgueilleux de son génie et de son patriotisme jusqu'au délire, lui représentant de la race humaine au point où elle est arrivée de son temps, c'est-à-dire croyante et sceptique à la fois, vaine de sa force, irritée de sa misère, pénétrée du sentiment de la justice et de la fraternité, empressée de briser ses entraves, mais ignorante encore, moralisée à peine, incapable d'accomplir en un seul fait l'oeuvre de son salut, et demandant encore au ciel, par habitude du passé et par impatience de l'avenir, un de ces miracles que le christianisme attribuait à Dieu en dehors de l'humanité. Le ciel est sourd, et le poëte tombe accablé en attendant que son esprit s'éclaire, que son orgueil s'abaisse, et que son intelligence s'ouvre à la vraie connaissance des voies divines.

Pour nous résumer, nous dirons que nous voyons dans Faust le besoin de poétiser la nature déifiée de Spinosa; dans Manfred, le désir de faire jouer à l'homme, au sein de cette nature divinisée, un rôle digne de ses facultés et de ses aspirations; dans Konrad, une tentative pour moraliser l'oeuvre de la création dans la pensée de l'homme, en moralisant le sort de l'homme sur la terre. Aucun de ces poëmes n'a réalisé suffisamment son but. Mais combien d'oeuvres vaillantes et douloureuses sortiront encore de la fièvre poétique avant que l'humanité puisse produire le chantre de l'espérance et de la certitude!

Décembre 1830.

III

HONORÉ DE BALZAC

Dire d'un homme de génie qu'il était essentiellement bon, c'est le plus grand éloge que je sache faire. Toute supériorité est aux prises avec tant d'obstacles et de souffrances, que l'homme qui poursuit avec patience et douceur la mission du talent est un grand homme, de quelque façon qu'on veuille l'entendre. La patience et la douceur, c'est la force: nul n'a été plus fort que Balzac.

Avant de rappeler tous ses titres à l'attention de la postérité, j'ai hâte de lui rendre cet hommage qui ne lui a pas été assez rendu par ses contemporains. Je l'ai toujours vu sous le coup de grandes injustices, soit littéraires, soit personnelles, je ne lui ai jamais entendu dire du mal de personne. Il a fourni sa pénible carrière avec le sourire dans l'âme. Plein de lui-même, passionné pour son art, il était modeste à sa manière, sous des dehors de présomption qui n'étaient que naïveté d'artiste (les grands artistes sont de grands enfants!) sous l'apparence d'une adoration de sa personnalité, qui n'était autre chose que l'enthousiasme de son oeuvre.

La vie intime de Balzac a été fort mystérieuse, et, par-dessus le marché, elle a été, je crois, fort mal comprise par plusieurs de ceux qui y ont été initiés. Ce que j'en ai su, par ses propres confidences, est d'une grande originalité et ne renferme aucune noirceur. Mais ces révélations, qui n'auraient aucun inconvénient pour sa mémoire, exigeraient des développements qui ne peuvent trouver place ici et qui ne rempliraient pas le but, principalement littéraire, que je me propose. Il me suffira de dire que le souverain but de Balzac en cachant sa vie et ses démarches, que sa recherche de l'absolu, son grand oeuvre, c'était sa liberté, la possession de ses heures, le charme de ses veilles laborieuses: c'était la création de la COMÉDIE HUMAINE, en un mot.

On a défini Balzac durant sa vie: le plus fécond des romanciers.—Depuis sa mort, on l'a appelé le premier des romanciers. Nous ne voulons pas faire de catégorie blessante pour d'illustres contemporains; mais nous serons, je crois, dans le vrai en disant que ce ne serait pas là un assez grand éloge pour une puissance comme la sienne.

Ce ne sont pas des romans comme on l'avait entendu avant lui, que les livres impérissables de ce grand critique. Il est, lui, le critique par excellence de la vie humaine; c'est lui qui a écrit, non pas pour le seul plaisir de l'imagination, mais pour les archives de l'histoire des moeurs, les mémoires du demi-siècle qui vient de s'écouler. Il a fait, pour cette période historique, ce qu'un autre grand travailleur moins complet, Alexis Monteil, avait essayé de faire pour la France du passé.

Le roman a été pour Balzac le cadre et le prétexte d'un examen presque universel des idées, des sentiments, des pratiques, des habitudes, de la législation, des arts, des métiers, des coutumes, des localités, enfin de tout ce qui a constitué la vie de ses contemporains. Grâce à lui, nulle époque antérieure ne sera connue de l'avenir comme la nôtre. Que ne donnerions-nous pas, chercheurs d'aujourd'hui, pour que chaque demi-siècle écoulé nous eût été transmis tout vivant par un Balzac! Nous faisons lire à nos enfants un fragment du passé, reconstruit à grand renfort d'érudition, dans un ouvrage moderne: Rome au siècle d'Auguste; un temps viendra où les érudits composeront des résumés historiques de ce genre, dont les titres tourneront autour de cette idée: la France au temps de Balzac, et qui auront une valeur bien autre, ayant été puisés à la source même de l'authenticité.

Les critiques des contemporains sur tel ou tel caractère présenté dans les livres de Balzac, sur le style, sur les moyens, sur les intentions et la manière de l'auteur, paraîtront alors ce qu'elles paraissent déjà, des considérations très-secondaires. On ne demandera pas compte à cette oeuvre immense des imperfections attachées à toute création sortie de la pensée humaine; on aimera jusqu'aux longueurs, jusqu'aux excès de détails qui nous paraissent aujourd'hui des défauts, et qui n'arriveront peut-être pas encore à satisfaire entièrement l'intérêt et la curiosité des lecteurs de l'avenir.

Disons-le donc tous, à ces lecteurs de l'an 2000 ou 3000, qui ressembleront encore beaucoup aux hommes d'aujourd'hui, quelques progrès qu'ils aient pu faire, à ces esprits perfectionnés qui auront encore nos besoins, nos passions et nos rêves, comme, malgré nos progrès, nous avons les rêves, les passions et les besoins des hommes qui nous ont précédés: que tous ceux d'entre nous qui auront l'honneur d'être appelés en témoignage devant l'oeuvre de Balzac disent: «Ceci est la vérité!» non pas la vérité philosophique absolue que Balzac n'a pas cherchée et que nous n'avons pas trouvée; mais la réalité vraie de notre situation intellectuelle, physique et morale. Cet ensemble de récits très-simples, cette fabulation peu compliquée, cette multitude de personnages fictifs, ces intérieurs, ces châteaux, ces mansardes, ces mille aspects de la terre et de la cité, tout ce travail de la fantaisie, c'est grâce à un prodige de lucidité et à un effort de conscience extraordinaire, un miroir où la fantaisie a saisi la réalité. Ne cherchez pas dans l'histoire des faits le nom des modèles qui ont passé devant cette glace magique, elle n'a conservé que des types anonymes; mais sachez que chacun de ces types résumait à lui seul toute une variété de l'espèce humaine: là est le grand prodige de l'art, et Balzac, qui a tant cherché l'absolu dans un certain ordre de découvertes, avait presque trouvé, dans son oeuvre même, la solution d'un problème inconnu avant lui, la réalité complète dans la complète fiction.

Oui messieurs de l'avenir les hommes de 1830 étaient aussi mauvais, aussi bons, aussi fous, aussi sages, aussi intelligents et aussi stupides, aussi romanesques et aussi positifs, aussi prodigues et aussi âpres au gain que Balzac vous les montre. Ses contemporains n'ont pas tous voulu en convenir: cela ne doit pas vous étonner; cependant ils ont dévoré ces ouvrages où ils se sentaient palpiter, ils les ont lus avec colère ou avec ivresse.

On a dit que Balzac n'avait pas d'idéal dans l'âme et que son appréciation se ressentait du despotisme de son esprit. Cela n'est point exact. Balzac n'avait pas d'idéal déterminé, pas de système social, pas d'absolu philosophique, mais il avait ce besoin du poëte qui se cherche un idéal dans tous les sujets qu'il traite. Mobile comme le milieu qui nous enveloppe et nous presse, il changeait quelquefois de but en route, et l'on sent dans ses conclusions l'incertitude de son esprit. Parfois il découronne brusquement une tête qui s'était présentée dans son récit avec une auréole; parfois il fait éclater tout aussi brusquement celle qu'il avait laissée dans l'ombre. Il prend, quitte et reprend chaque sujet et chaque rôle. Il vous étonne, vous contrarie et vous afflige souvent par l'inattendu des catastrophes morales où il précipite ses personnages. Il semble qu'il les ait pris en grippe à un moment donné; mais c'est bien plutôt parce qu'il sent peser sur lui la réalité poignante de l'ensemble des choses humaines, soumis à cette fatalité de son génie qui lui commande de peindre d'après nature; il craint de s'attacher trop à ses créations et de gâter, comme on dit, ses enfants. Sceptique envers l'humanité (et en cela il était bien lui-même la personnification de l'époque), il frappe les anges sortis de son cerveau du même fouet dont il a déchiré les démons, et il leur dit, moitié riant, moitié pleurant: «Et vous aussi, vous ne valez rien, puisqu'il faut que vous soyez hommes! Allez donc au diable avec le reste de la séquelle!»

Et puis Balzac riait d'un rire de titan en vous racontant cette exécution. Si on lui en faisait reproche et qu'il découvrit en vous l'hypocrisie du beau, comme il disait un jour devant moi, il ergotait avec une verve et une force exubérantes pour vous prouver que le beau n'existe pas. Mais, devant une conviction attristée, devant un reproche du coeur, toute sa puissance diabolique s'écroulait sous l'instinct naïf et bon qui était au fond de lui-même. Il vous serrait la main, se taisait, rêvait un instant et parlait d'autre chose.

Un jour, il revenait de Russie, et, pendant un dîner où il était placé près de moi, il ne tarissait pas d'admiration sur les prodiges de l'autorité absolue. Son idéal était là, dans ce moment-là. Il raconta un trait féroce dont il avait été témoin et fut pris d'un rire qui avait quelque chose de convulsif. Je lui dis à l'oreille: «Ça vous donne envie de pleurer, n'est-ce pas?» Il ne répondit rien, cessa de rire, comme si un ressort se fût brisé en lui, fut très-sérieux tout le reste de la soirée et ne dit plus un mot sur la Russie.

Si l'on juge Balzac en détail, pas plus lui qu'aucun des plus grands maîtres du présent et du passé ne résiste à une sévérité absolue. Mais, quand on examine dans son ensemble l'oeuvre énorme de Balzac, que l'on soit critique, public ou artiste, il faut bien être tous à peu près d'accord sur ce point, que, dans l'ordre des travaux auxquels cette oeuvre se rattache, rien de plus complet n'est jamais sorti du cerveau d'un écrivain. Et nous aussi, comme la critique, quand nous avons lu un à un et jour par jour ces livres extraordinaires, à mesure qu'il les produisait, nous ne les avons pas tous aimés. Il en est qui ont choqué nos convictions, nos goûts, nos sympathies. Tantôt nous avons dit: «C'est trop long,» et tantôt: «C'est trop court.» Quelques-uns nous ont semblé bizarres et nous ont fait dire en nous-même, avec chagrin: «Mais pourquoi donc? A quoi bon? Qu'est-ce que cela?»

Mais, quand Balzac, trouvant enfin le mot de sa destinée, le mot de l'énigme de son génie, a saisi ce titre admirable et profond: la Comédie humaine; quand, par des efforts de classement laborieux et ingénieux, il a fait de toutes les parties de son oeuvre un tout logique et profond, chacune de ces parties, même les moins goûtées par nous au début, ont repris pour nous leur valeur en reprenant leur place. Chacun de ces livres est, en effet, la page d'un grand livre, lequel serait incomplet s'il eût omis cette page importante. Le classement qu'il avait entrepris devait être l'oeuvre du reste de sa vie; aussi n'est-il point parfait encore; mais, tel qu'il est, il embrasse tant d'horizons qu'il s'en faut peu qu'on ne voie le monde entier du point où il vous place.

Il faut donc lire tout Balzac. Rien n'est indifférent dans son oeuvre générale, et l'on s'aperçoit bientôt que, dans cette incommensurable haleine de sa fantaisie, il n'a rien sacrifié à la fantaisie. Chaque ouvrage a été pour lui une étude effrayante. Et quand on pense qu'il n'avait pas, comme Dumas, la puissance d'une mémoire merveilleuse; comme M. de Lamartine, la facilité et l'abondance du style; comme Alphonse Karr, la poésie toute faite dans les yeux; comme dix autres dont le parallélisme serait long et puéril à établir, une qualité dominante gratuitement accordée par la nature; qu'au contraire il avait eu longtemps le travail d'exécution fort pénible, que la forme lui était constamment rebelle, que dix ans de sa vie avaient été sacrifiés à des tâtonnements extrêmes; qu'enfin il était continuellement aux prises avec des soucis matériels, et faisait des tours de force pour arriver à pouvoir vivre à sa guise; on se demande quel ange et quel démon ont veillé à ses côtés pour lui révéler tout l'idéal et tout le positif, tout le bien et tout le mal dont il nous a légué la peinture.

Nous ne voulons point dire, au reste, parce qui précède, qu'aucun de ses ouvrages n'ait une valeur intrinsèque. Il a produit bon nombre de chefs-d'oeuvre qui pourraient être isolés de l'ensemble: Eugénie Grandet, César Birotteau, Ursule Mirouet, Pierrette, les Parents pauvres, et beaucoup d'autres dont la popularité n'a jamais pu être discutée sérieusement.

Nous ne saurions donner de ce grand écrivain une biographie plus exacte que celles qui ont paru déjà. Nous résumerons donc en peu de mots ce qui a été publié de plus complet, à notre connaissance, dans un ouvrage intitulé: «Honoré de Balzac; essai sur l'homme et sur l'oeuvre, par Armand Baschet, avec notes historiques par Champfleury.» C'est un excellent travail que je recommande beaucoup aux lecteurs de Balzac qui n'auraient pas encore pris connaissance de cette appréciation complète et détaillée. J'y trouve bien quelques duretés inutiles ou injustes pour les contemporains, et la supposition d'intentions que Balzac eût désavouées. On ne pouvait pas lui faire une plus grande peine qu'en lui attribuant un sentiment de vengeance. «Non, s'écriait-il, si j'avais pensé à faire le portrait d'un homme, j'aurais manqué le portrait de mon type! Je travaille plus en grand qu'on ne pense; et puis je ne suis pas rancunier, et, quand j'écris, j'oublie tous les individus. Je cherche l'homme. Aucun d'eux n'a l'honneur, en ce moment-là, d'être mon ennemi.»

Cette restriction faite, j'ai lu le travail de M. Armand Baschot avec un intérêt extrême, ainsi que l'appendice charmant de M. Champfleury, et je prendrai la liberté de m'en aider pour mettre en ordre les notions éparses que j'ai, et celles que je n'avais pas.

Balzac naquit à Tours, le 16 mars 1799, jour de saint Honoré. S'appelle-t-il Balzac ou de Balzac? Je crois qu'il s'appelait Balzac, mais qu'on doit l'appeler de Balzac, puisqu'il signait ainsi. Si la particule a quelque chose d'honorifique, ce qui n'est pas, selon moi, ce qui était, selon lui, il a si bien conquis le droit de se l'adjuger, que la postérité ne s'amusera pas, je pense, à la lui contester. Il a dit lui-même un grand mot d'artiste et de plébéien, le jour où il a répondu à quelqu'un qui lui disait qu'il n'avait rien de commun avec les Balzac d'Entragues: «Eh bien, tant pis pour eux!» Dans l'intimité, il avait pris un sobriquet dont il signait ses lettres, et qui, pour moi, était passé en habitude, il s'appelait dom Mar.

Il entra à sept ans au collège de Vendôme, et y écrivit un Traité de la volonté, qui fut brûlé par un régent. Un de mes amis, qui était sur les bancs avec lui (j'ignore si c'était à Vendôme, ou, plus tard, à Paris, où il fut mis en pension en 1813), m'a dit que c'était un enfant très-absorbé, assez lourd d'apparence, faisant de mauvaises études classiques, et qui paraissait stupide aux professeurs, grande preuve d'un génie précoce ou d'une forte individualité aux yeux mêmes de la personne qui me parlait ainsi.

Lorsque sa famille s'établit à Paris, Balzac avait dix-huit ans. Il fit son droit et suivit avec assiduité les cours de la Sorbonne et du collège de France. Il passa ensuite dans l'étude d'un avoué, puis dans celle d'un notaire, et fit de la procédure pendant deux ans.

En 1819, il déclara à ses parents sa vocation littéraire. Comme il arrive toujours, elle fut combattue: Son père alla vivre à la campagne, près Paris. Il vécut, lui, dans une mansarde, passant ses jours à la bibliothèque de l'Arsenal, souffrant beaucoup, mais luttant avec persévérance. Il écrivit et montra à son père une tragédie qui fut soumise au jugement de M. Andrieux. L'ouvrage fut condamné; l'auteur, déclaré incapable, rentra dans ses privations et dans ses durs labeurs.

De 1822 à 1826, Balzac écrivit sous trois pseudonymes successifs quarante volumes, qui furent misérablement payés, et que je ne jugerai pas, ne les connaissant pas. Il parlait avec une bonhomie parfaite de ces premières tentatives, et les critiquait avec plus d'esprit que personne n'eût pu le faire. Il disait pourtant qu'elles lui avaient appris immensément, en ce sens qu'il y avait essayé toutes les manières dont il ne faut pas se servir.

En 1820, il organisa une imprimerie, puis une fonderie de caractères. Ces entreprises échoueront, mais elles lui apprirent tout ce qu'il nous a appris depuis dans l'histoire de David Séchard. C'est lui qui inventa les éditions complètes en un volume. Il publia ainsi la Molière et le la Fontaine; mais il perdit quinze mille francs dans cette opération, et c'est pour s'acquitter qu'il fit les autres entreprises, lesquelles l'endettèrent encore plus.

En 1827, il se lia avec de Latouche. Une grande intimité s'établit entre le maître et l'élève. C'était alors de Latouche qui était le maître. Il se versa tout entier à Balzac dans ces brillantes et intarissables conversations où il enseignait tout ce qu'il ne faut pas faire, sans jamais arriver à dire ce qu'il faut faire. L'élève était déjà fort sur ce chapitre et cherchait ardemment la voie. L'école de de Latouche était à la fois attrayante et rude: je l'ai dit ailleurs en racontant ce que j'en avais souffert et recueilli pour mon compte. Un jour, Balzac, se trouva, comme moi plus tard, mortellement brouillé avec de Latouche sans savoir pourquoi; mais ils ne se réconcilièrent jamais. Le pauvre de Latouche avait aimé Balzac et l'aima encore en le haïssant. Il était malade et chagrin; Balzac, bien portant et bien vivant, n'eut aucune amertume contre lui. Il l'oublia. De Latouche continua à fulminer contre lui, mais il ne l'oublia pas. Il lui eût ouvert les bras si Balzac eût voulu.

En 1830, Balzac s'installa rue Cassini, et y reçut dans l'intimité plusieurs amis. C'était, en somme, un maître plus utile que de Latouche. Il n'enseignait rien et ne discutait sur quoi que ce soit. En proie au délire de la production, il ne parlait que de son travail et lisait avec feu ses ouvrages à mesure qu'on les lui apportait en épreuves. Il nous a lu ainsi la Peau de chagrin, l'Enfant maudit, un Message, la Femme abandonnée, l'Élixir de longue vie, l'Auberge rouge, etc. Il racontait son roman en train, l'achevait en causant, le changeait en s'y remettant et vous abordait le lendemain avec des cris de triomphe. «Ah! j'ai trouvé bien autre chose! vous verrez! vous verrez! une idée mirobolante! une situation! un dialogue! On n'aura jamais rien vu de pareil!» C'était une joie, des rires, une surabondance d'entrain dont rien, ne peut donner l'idée. Et cela après des nuits sans sommeil et des jours sans repos.

En 1833, il fit un voyage en Suisse; en 1834, devenu populaire, il acheta la Chronique de Paris et fut un des premiers appréciateurs de M. Théophile Gautier.

Il a ensuite voyagé beaucoup, et sa trace a souvent disparu. Il a acheté une petite maison de campagne à Ville-d'Avray, les Jardies, et a daté de là beaucoup de lettres écrites en Russie, en Italie, ou ailleurs. Il a habité cependant beaucoup cette retraite et y a travaillé énormément. Il a passé aussi des saisons, des mois ou des semaines en province, en Angoumois, à Issoudun, en Touraine, et chez moi, en Berry. Il a été en Sardaigne; il a dû ou voulu aller en Sicile. Il y a été peut-être. Il a cru ou feint de croire à des choses étranges. Il a cherché des trésors et n'en a pas trouvé d'autres que ceux qu'il portait en lui-même: son intelligence, son esprit d'observation, sa mobilité, sa capacité merveilleuse, sa force, sa gaieté, sa honte, son génie, en un mot.

Le dernier de ses voyages a eu son mariage pour but ou pour résultat; mais le pauvre dom Mar n'a pas joui longtemps du bonheur domestique. Une maladie de coeur, dont il m'avait souvent parlé et dont il se croyait guéri, l'enleva au bout de quatre mois, le 18 août 1850, à Paris, dans sa maison de la rue Fortunée, aujourd'hui rue Balzac. C'est une perte immense pour les lettres, car il est mort dans toute la force de l'âge, dans toute la splendeur du talent. Initié tard aux douceurs de la vie domestique, le rêveur solitaire avait déjà vu sans doute de nouveaux horizons s'ouvrir devant lui, lorsqu'une destruction rapide s'empara de cette rare intelligence. Il avait peint la famille, le ménage, l'intérieur, par cette puissance d'intuition qui lui faisait tout reconstruire, comme Cuvier, sur un fragment observé. Mais il eût mieux peint encore, et le calme des félicités conjugales, une vie enfin régulière et la sécurité du bien-être eussent donné à son esprit une gaieté moins cruelle, à ses dénoûments des réalités moins désolantes.

Il a fait naufrage au port, ce hardi et tenace navigateur. Toute sa vie, il avait aspiré à épouser une femme de qualité, à n'avoir plus de dettes, à trouver dans son chez-soi des soins, de l'affection, une société intellectuelle. Il méritait d'atteindre son but, car il avait accompli des travaux gigantesques, fourni une carrière splendide, et n'avait abusé que d'une chose: le travail. Sobre à tous autres égards, il avait les moeurs les plus pures, ayant toujours redouté le désordre comme la mort du talent, et chéri presque toujours les femmes uniquement par le coeur ou la tête; même dans sa jeunesse, sa vie était, à l'habitude, celle d'un anachorète, et, bien qu'il ait écrit beaucoup de gravelures, bien qu'il ait passé pour expert en matières de galanteries, fait la Physiologie du mariage et les Contes drôlatiques, il était bien moins rabelaisien que bénédictin. Il aimait la chasteté comme une recherche et n'attaquait le sexe que par curiosité. Quand il trouvait une curiosité égale à la sienne, il exploitait cette mine d'observations avec un cynisme de confesseur: c'est ainsi qu'il s'exprimait sur ce chapitre. Mais, quand il rencontrait la santé de l'esprit et du corps, je répète son langage, il se trouvait heureux comme un enfant de pouvoir parler de l'amour vrai et de s'élever dans les hautes régions du sentiment.

Il était un peu quintessencié, mais naïvement, et ce grand anatomiste de la vie laissait voir qu'il avait tout appris, le bien et le mal, par l'observation du fait ou la contemplation de l'idée, nullement par l'expérience.

Attaché, je ne sais pourquoi, à la cause du passé, dont il voulait se croire solidaire, il était si impartial par nature, que les plus beaux personnages de ses livres se sont trouvés être des républicains ou des socialistes. Il a paru quelquefois avoir des goûts de parvenu: il n'avait au fond que des goûts d'artiste. Il aimait les curiosités bien plus que le luxe. Il rêvait l'avarice et se ruinait sans cesse. Il se vantait de savoir dépouiller les antres, et n'a jamais dépouillé que lui-même. Il écrivait et pensait le pour, tout en disant le contre en toute chose. Il a, dans certains livres, mis son idéal dans le boudoir des duchesses; ailleurs, il l'a mis dans les moeurs de l'atelier. Il a vu le côté riant ou grand de toutes les destinées sociales, de tous les partis, de tous les systèmes. Il a raillé les bonapartistes bêtes, il a plaint les bonapartistes malheureux; il a respecté toutes les convictions désintéressées. Il a flatté la jeunesse ambitieuse du siècle par des rêves d'or; il l'a jetée dans la poussière ou dans la boue en lui montrant à nu le but de l'ambition, des femmes dissolues, des amis perfides, des hontes, des remords. Il a marqué au front ces grandes dames dont il forçait les jeunes gens à s'éprendre; il a abattu ces montagnes de millions et détruit ces temples de délices où s'égarait sa pensée, pour montrer, derrière des chimères longtemps caressées, le travail et la probité seuls debout au milieu des ruines. Il a dit avec amour les séductions du vice, et avec vigueur les laideurs de sa contagion. Il a tout dit et tout vu, tout compris et tout deviné: comment eût-il pu être immoral? L'impartialité est éminemment sainte pour les bons esprits, et les gens qu'elle peut corrompre n'existent pas. Ils étaient tout corrompus d'avance, et si corrompus, qu'elle n'a pu les guérir.

On lui a reproché d'être sans principes, parce qu'en somme il a été, selon moi, sans convictions absolues sur les questions de fait dans la religion, dans l'art, dans la politique, dans l'amour même; mais nulle part; dans ses livres, je ne vois le mal réhabilité ou le bien pour le lecteur. Si la vertu succombe, et si le vice triomphe, la pensée du livre n'est pas douteuse: c'est la société qui est condamnée. Quant à ses opinions relatives aux temps qu'il a traversés, celles qu'il affectait sont radicalement détruites et balayées, à chaque ligne, par la puissance de son propre souffle. Il est bien heureux qu'elles n'aient pas tenu davantage, et que, sans y songer, il ait montré partout l'esprit montant d'en bas et dévorant le vieux monde jusqu'au faîte, par la science, par le courage, par l'amour, par le talent, par la volonté, par toutes les flammes qui sortaient de Balzac lui-même.

Il serait fort puéril de le donner pour un écrivain sans défaut. Il eût été, en ce cas, le premier que la nature eût produit, et le dernier probablement de son espèce. Il a donc, et il le savait mieux que tous ceux qui l'ont dit, des défauts essentiels: un style tourmenté et pénible, des expressions d'un goût faux, un manque sensible de proportion dans la composition de ses oeuvres. Il ne trouvait l'éloquence et la poésie que quand il ne les cherchait plus. Il travaillait trop et gâtait souvent en corrigeant; ce sont là de grands défauts en effet; mais, quand on les rachète par de si hautes qualités, il faut être, comme il le disait ingénument de lui-même, et comme il avait le droit de le dire, diablement fort!

«Un type peut se définir la personnification réelle d'un genre parvenu à sa plus haute puissance.»

Voilà une excellente définition; elle est de M. Armand Baschet, le biographe et le critique de Balzac.

«Saisir vivement un type, ajoute-t-il, le prendre sur nature, l'étreindre, le reproduire avec vigueur, c'est ravir un rayon de plus à ce merveilleux soleil de l'art.»

Oui, certes, voilà la grande et la vraie puissance de l'artiste. Personne ne l'a encore possédée avec l'universalité de Balzac; personne n'a autant créé de types complets, et c'est là ce qui donne tant de valeur et d'importance aux innombrables détails de la vie privée, qui lasseraient chez un autre, mais qui chez lui sont empreints de la vie même de ses personnages, et par là indispensables.

On a fait le relevé bibliographique des cent ouvrages que Balzac a produits dans une période de moins de vingt années. Faire le relevé numérique et caractériser exactement les innombrables types, tous bien vivants et bien complets, qu'il a créés dans cet espace de temps, serait un travail dont le tableau surprendrait la pensée. A n'en supposer que cinq par roman, nous verrions arriver un chiffre d'environ cinq cents; or, certains romans en contiennent et en développent trente.

Tous sont nouveaux dans chaque fragment de la comédie humaine, puisqu'en reprenant les mêmes personnages il les modifie et les transforme avec le milieu où il les transplante. Cette idée de créer un monde de personnages que l'on retrouve dans tous les actes de cette comédie en mille tableaux est toute à Balzac; elle est neuve, hardie et d'un si haut intérêt, qu'elle vous force à tout lire et à tout retenir.

Nohant, octobre 1853.

IV

BÉRANGER

On a reconnu le droit incontestable des écrivains qui, au point de vue de la critique et de l'histoire contemporaine, ont jugé rigoureusement la vie et le caractère de Béranger: on voudra bien reconnaître le droit d'une conviction différente et me permettre, non de le défendre avec ou contre personne, mais de dire tout simplement mon opinion.

J'en écarterai toute préoccupation politique, comme étrangère à mon sujet. Vivant loin de toute notion d'actualité, j'avoue n'avoir pas bien compris tout ce que l'on s'est dit de part et d'autre; je n'ai donc pas le droit d'établir un jugement sur l'opportunité de cette polémique, et on me permettra de ne m'en occuper en aucune façon.

Je dois avouer aussi que je n'ai pas encore reçu, par conséquent pas encore lu la correspondance de Béranger. Je me sens d'autant plus libre de parler de lui et de le retrouver dans mes souvenirs tel qu'il m'est apparu, Qu'à telle ou telle époque de nos relations il ait été bien ou mal disposé envers moi, il importe très-peu à la vérité de mon sentiment sur lui. Il ne me devait rien. Il est venu à moi de lui-même et de loin en loin, toujours parfaitement aimable et intéressant. Je l'ai beaucoup écouté, en réfléchissant beaucoup sur son caractère, sur sa destinée et sur chacune de ses paroles. Ces paroles précieuses, je ne les ai pas prises en note sur un calepin, comme font certains Anglais, séance tenante, sous les yeux de la personne célèbre qu'il viennent examiner. Si ma mémoire m'eût permis de les retenir toutes, je ne me croirais pas le droit de les rapporter sans beaucoup de choix et de respectueuse circonspection. Mais j'en ai reçu une impression générale que je peux et veux communiquer. C'est un devoir de conscience à l'heure qu'il est.

Il faut que l'on me pardonne ici l'emploi disgracieux du moi. D'habiles circonlocutions, toujours faciles à trouver, n'aboutiraient en somme qu'au même fait, qui est de soumettre à l'appréciation personnelle de chacun de mes lecteurs une opinion toute personnelle.

Il y avait dans Béranger, comme dans la plupart des grandes individualités, deux hommes nés l'un de l'autre, mais souvent en contradiction et en lutte l'un contre l'autre. Il y avait le poëte convaincu, attendri, passionné, croyant fortement en lui-même et ne se moquant que du mal. Là, cette moquerie, la terrible ironie de sa muse, était du mépris, le cri vengeur de l'historien et du patriote.

Et puis, il y avait de l'homme du dehors, l'homme du monde, car il était très homme du monde en dépit de sa vie retiré. Il n'aimait pas la foule, mais je l'ai vu dans des cercles choisis, après un peu de silence et de tâtonnement, prendre le premier rôle et se faire écouter avec une certaine jalousie très-légitime.

Cet homme-là était éblouissant d'esprit, très-mordant, cruel même dans son jeu, mais s'arrêtant et se reprenant à propos quand il sentait vous avoir blessé dans la personne d'un absent. Il voulait faire rire et rien de plus. Il voulait rire lui-même; il était gai, il avait une certaine exubérance de vie qui ne lui permettait pas de réfléchir avant de parler ou d'écrire des lettres familières. Et puis, il était né chanteur, et quand il avait donné son âme et dépensé sa force dans les hautes notes du rossignol ou dans les grands cris de l'aigle, il avait besoin de changer de mode et de siffler comme le merle qui est encore un très-bon musicien, mais qui répand le soir, autour des villages, une chanson moqueuse plus vaudeville que poëme. Béranger avait la figure très-rustique, mais son oeil était d'un oiseau, tour à tour puissant et léger.

Car son caractère extérieur était d'une légèreté excessive, et sa bonhomie, faussée par la coquetterie de l'esprit, était pourtant réelle au fond. La preuve, c'est qu'il se livrait à tout le monde avec fort peu de prudence, qu'il a été toute sa vie dupe de mille gens qui l'ont exploité, et qu'il était charmé quand, sans amertume et sans injure, on l'appelait en face faux bonhomme. Il eût été désolé de passer pour un niais, et il était pourtant extrêmement naïf en ceci qu'il livrait facilement le secret de sa malice à quiconque paraissait disposé à lui en tenir compte comme d'une grâce de plus dans son babil éblouissant.

Il aimait beaucoup à briller devant ses amis. Il voulait leur plaire toujours, et il faisait une grande dépense de lui-même pour les charmer. Il en venait à bout. Il a captivé les esprits les plus sérieux et jeté des fleurs à pleines mains sur de grandes et nobles existences austères et tourmentées. Qu'il ait parfois donné de mauvais conseils à Lamennais, c'est possible, c'est vrai. Mais Lamennais ne les a pas suivis, et Béranger ne l'a pas moins aimé. Si l'on met en balance le peu de mal que ses conseils ont pu lui faire avec tout le charme que son enjouement a répandu sur sa vie et tout le bien réel que sa douce philosophie lui a fait, les amis de Lamennais doivent bénir l'influence que Béranger a eue sur lui.

Béranger avait, disons-nous, une douce philosophie, c'est dire qu'il n'avait pas de théorie philosophique à l'état de religion sociale. Il n'avait que des instincts de droiture, de tolérance et de liberté. Son coeur était meilleur que sa langue. Il était infiniment plus indulgent en actions qu'en paroles. Nous savons tant de gens qu'il a aidés de ses démarches et de sa bourse, tout en nous disant d'eux pis que pendre, qu'il est hors de doute pour nous que la charité et le dévouement y étaient quand même. Quant aux moqueries dont il assaisonnait toutes choses, éloges et bienfaits, il fallait être bien simple pour en être dupe, et véritablement, pour qui sait ce que parler veut dire, Béranger n'était nullement inquiétant.

On l'a jugé très-perfide, et moi-même, frappé de quelques inconséquences dans ses jugements et dans ses actions, je l'ai cru tel pendant un certain temps. Depuis, je l'ai vu mieux, j'ai saisi ce côté facile et fuyant de son caractère qui venait bien d'un fond d'amertume, mais qui l'emportait comme une vague.

Que Béranger ait eu le travers de s'amuser de tout en apparence dans ses relations avec ses amis, cela nous paraît prouvé par beaucoup de lettres inédites alors, qui ont passé sous nos yeux à différentes époques. J'entends dire que dans l'intérêt de son caractère sa correspondance privée n'eut peut-être pas dû être entièrement publiée. Nous répétons que nous ne pouvons encore juger le fait; mais que ces lettres fussent tenues en réserve pour des temps plus calmes, il n'en resterait pas moins dans la mémoire de tous ceux qui ont connu Béranger la certitude qu'il affichait gracieusement un grand scepticisme, et qu'il avait une si belle habitude de railler que ses meilleurs amis eux-mêmes n'étaient pas préservés. Les aimait-il moins pour cela? Voilà ce qu'il serait plus difficile de prouver, et l'ensemble de sa conduite atteste une grande fidélité dans ses relations. N'est-ce point sur cet ensemble de la vie de l'homme qu'il faut le juger? Et devant des lettres, ne faut-il pas dire quelquefois comme Hamlet: words, words, words! Le proverbe est vrai: Verba volant! et beaucoup de lettres familières rentrent dans la catégorie des paroles envolées. Les seuls écrits qui restent et qui prouvent réellement sont ceux où l'âme de l'artiste s'est exhalée dans l'inspiration aidée de la réflexion, et là Béranger est vraiment un des grands esprits dont la France doit s'honorer toujours. Il a chanté la patrie et relevé son drapeau comme une protestation dans un temps où le prêtre, devenu un instrument politique, marchait sur la pensée, sur la liberté, sur la dignité de la France. Il a chanté le peuple et flétri le courtisan; il a pleuré sur la misère, il a rallumé et tenu vivante l'étincelle de l'honneur national; il a fait retentir le cri de la souffrance et de l'indignation; il a démasqué des vices honteux, il les a flagellés jusqu'au sang. Là est son oeuvre, là est sa vie véritable, là est sa gloire; tout le reste n'est rien ou peu de chose. Béranger aimable, méchant, beau diseur de malices, coquet, d'humilité un peu feinte, dédaignant beaucoup ce qu'il ne comprenait pas, voilà l'homme extérieur qui flattait ou froissait les gens trop satisfaits d'eux-mêmes. Mais ce n'était pas le beau, le vrai Béranger de la poésie, de la France et de l'histoire: c'était le travers de l'enfant gâté par le succès. Mais enfin ce travers jugé si charmant, et, selon nous, si regrettable, les esprits sérieux ne doivent-ils pas le pardonner à qui a vieilli sous le poids d'une si écrasante et périlleuse popularité? Songez à la difficulté d'une vie si étourdissante, à l'enivrement d'une renommée qui a fait le tour du monde, et ne demandez pas au chantre qui a entendu les échos de l'univers répéter ses moindres notes d'être un esprit absolument calme et maître de lui-même à tout heure. Ce n'est pas sans un puissant effort que ce vieillard a pu résister à l'ivresse de la vanité, d'autant plus que sa nature, quoi qu'on en puisse dire, était portée à l'exubérance intellectuelle.

Il le savait si bien qu'il livrait en lui-même, à toute heure, un combat acharné à cette ivresse naturelle. Il sentait le ridicule de l'orgueil en délire; il le raillait chez les autres, avec âpreté, afin de s'en préserver tout le premier, et il refusait tout: et la députation, et l'Académie, et la fortune, afin de ne pas perdre la tête et de garder intacte sa figure de bonhomme honnête, modeste et populaire. Coquetterie pure, oui, mais coquetterie de bon goût, il faut en convenir, et bien permise à un triomphateur si incontesté. Il y avait là-dessous un immense orgueil et pas si bien caché qu'on a voulu le dire. Cet orgueil de maître sautait aux yeux de quiconque sait observer une figure et lire dans les détours d'une parole ou d'un sourire; mais n'avait-il rien de respectable, cet orgueil qui a triomphé, en fait, de toutes les séductions et de toutes les ambitions? Nous en avons souri nous-même plus d'une fois, mais d'un sourire très-respectueux et même attendri. Et pourtant Béranger ne nous aimait pas d'instinct; nous le savions de reste. Il voyait (nous dirons encore je) qu'il ne m'amusait pas, et il ne voyait pas que je cherchais en lui son génie et sa force beaucoup plus que son fameux bon sens et son esprit frondeur.

Du bon sens à lui! C'était bien autre chose que du bon sens qui le guidait! C'était une réaction d'énergie extraordinaire; c'était une haute raison doublée d'une fierté transcendante et d'un respect de lui-même qui allait jusqu'au stoïcisme. Il a beaucoup voulu paraître sage, et il a été réellement ce qu'il paraissait, c'est-à-dire l'homme que n'atteignent point trop les choses puériles de ce monde. En ceci vraiment, ce très-grand poëte a su être un très-grand homme, un modèle que l'on pourra proposer toujours à la jeunesse et sans la tromper.

Car il y aurait quelque subtilité à dire que la modestie est de l'orgueil raffiné. A ce compte on en pourrait trouver jusque dans l'humilité évangélique la plus sincère. L'humanité n'est point si parfaite qu'il faille exiger d'elle l'amour du bien sans l'amour de soi dans le bien. Serait-ce d'ailleurs une vertu réelle que le dédain de soi-même après une vie de travaux et de sacrifices? Nous ne le croyons pas. Le chrétien le plus sanctifié ne se hait pas dans son union avec Dieu, à moins d'une terreur maladive de l'enfer qui le fait douter de Dieu même.

Béranger fut d'autant plus fort dans cette lutte de son orgueil contre sa vanité qu'il ne sut jamais vivre hors de lui-même et se reposer de sa spécialité. Tourmenté par la poésie, son impérieuse et infidèle maîtresse, il ne se consola jamais de l'impuissance dans laquelle il était tombé. Comprenez-vous, me disait-il un jour qu'il ne riait pas trop, le supplice d'un homme qui éprouve toujours le besoin de produire, et qui ne produit plus rien qui le satisfasse?

Je lui proposai l'idée du tourment de quelqu'un qui dominé par l'élan irrésistible de la production, se sentirait attiré sans cesse vers la contemplation, ou vers des études sérieuses, sans pouvoir s'y plonger et s'y perdre. L'ineffable jouissance d'abandonner sa personnalité et de s'oublier entièrement pour regarder et comprendre la vie autour de soi dans ses lois régulières et vraiment divines, dans la nature expliquée par science ou idéalisée dans des chefs-d'oeuvre d'art; enfin, l'état supérieur au moi, où le moi s'absorbe et dépose le rôle actif pour savourer le beau et le vrai; n'était-ce pas là la véritable plénitude de l'existence et la suave récompense du poëte qui a beaucoup produit?

—Pour savourer tout cela, répondit-il, il faut être poëte encore, et je ne le suis plus!

Était-ce vrai? Je ne l'ai pas cru alors, mais je le croirais presque aujourd'hui en me rappelant l'obstination avec laquelle il chercha depuis l'aliment de la vitalité dans la critique un peu aigre de toute vitalité autour de lui. Il s'immobilisa et se dessécha dans cette sorte de négation systématique. Le rire prit le dessus, et il devint tout à coup très-vieux.

Quand nous disons qu'il se dessécha, nous ne voulons parler que de l'artiste. L'homme resta très-bon, très-humain et beaucoup plus sensible qu'il ne voulait le paraître. Il avait tellement peur de poser pour quoi que ce soit, qu'il cachait même sa sensibilité ou s'en moquait devant les autres comme d'une faiblesse de vieillard.

Il lui manqua sans doute cette certaine corde intellectuelle, cette planche de salut qui m'apparaissait, qui m'apparaît encore comme le bonheur et la récompense du génie fatigué: je veux parler de la faculté de s'abstraire dans le beau impersonnel. Certes, il avait senti le beau en grand artiste, il avait même compris la nature en grand maître. Quelques traits descriptifs, larges et simples, jetés à travers son oeuvre, révèlent, parfois en deux vers d'une étonnante ampleur dans leur concision, que la rêverie et la contemplation ont possédé pleinement, à de certaines heures, ce vaste et pénétrant esprit. Mais il sembla se brouiller avec la nature quand il eut perdu le don de la peindre, et il railla ceux qui la savouraient trop minutieusement selon lui. Il crut que la vie n'était pas là, et, sentant toujours le besoin de la vie, il la chercha dans les courants fugitifs des événements qui se produisent au jour le jour. Il aima l'examen des faits passagers dont on cause, car il voulait causer et juger sans cesse. Or, il avait perdu sa synthèse, ne la sentant plus applicable au temps présent, et il cherchait à la reconstruire sur chaque détail éphémère de la vie politique, littéraire ou sociale, ce qui était une grave erreur. Il ne sut point se placer à la distance voulue pour bien voir, et se trompa mille fois dans ses appréciations des faits et des personnes. La légèreté qui était dans son humour emporta donc souvent le grand sérieux qui était dans son esprit. Il parut toujours gai, du moins jusqu'aux derniers temps où je l'ai vu; mais cette gaieté, où le coeur ne trouvait plus son compte, m'a semblé le faire beaucoup souffrir. Il était devenu inquiet et questionneur. On le sentait malheureux, dévié, roidi contre le temps qui marche et l'humanité qui avance, n'importe par quel chemin. Il interrogeait ces chemins avec une certaine anxiété, à travers la bonne humeur de sa résignation personnelle. Et c'est alors surtout qu'il me parut très-grand; car, au sein de cette lutte contre toutes ses croyances perdues et tous ses rêves évanouis, il se cramponnait à l'honneur, au désintéressement, et, si l'on peut ainsi parler, à l'amabilité de son rôle, avec une rare énergie.

Voilà mon impression. Je n'ai pas la prétention de la déclarer plus concluante que celle des amis intimes; mais elle est fort sincère, et je l'ai reçue très-vivement à chaque entrevue. Je devais donc le dire dans ces jours où chacun semble douter de tout, et où plusieurs, même parmi les meilleurs esprits, doutent de Béranger comme il a douté des autres. C'était la maladie d'un grand caractère, et la nôtre prépare peut-être la santé d'un grand siècle. Mais je crois bon de lutter pour qu'elle ne nous tue pas tous avant que nous n'ayons salué les horizons de l'avenir.

Les jours présents répondent peut-être, dans l'humanité, à ces époques géologiques où le travail de la nature consistait à dissoudre des formations récentes pour en établir de nouvelles avec leurs cendres et leur poussière. Si c'est une loi éternelle, comprenons-la, tout en la subissant. La critique est l'opérateur qui, en détruisant, recompose, car, pas plus que les grands agents de la création, l'homme ne peut rien anéantir. Tout se transforme sous sa main comme sous celle de Dieu, dont il est une des forces actives. Faisons donc et laissons faire comme Dieu veut qu'il soit fait. Que le rocher s'affaisse et perde sa forme première, il n'en répandra pas moins autour de lui les principes fécondants placés dans son sein. Brisez la statue, vous ne détruirez pas l'impression qu'elle a produite. Oui, oui, allez! exercez votre droit! dites au peuple républicain: «Tu t'es grandement trompé lorsque tu as voulu faire de celui-ci un tribun; à quoi songeais-tu quand tu lui confias une part du gouvernement de la république? Il n'aima jamais cette forme; il ne la comprit pas; il en eut peur. Il se retira sous sa tente pour faire de la critique sans danger et sans contradiction.» Ceci est la vérité et nul ne peut la voiler. Vous pourriez dire encore au peuple, pour le désabuser de certaines illusions dont il est avide: «Tu crois trop à la gloire, elle t'enivre, et tu ne connais pas assez la psychologie du talent. Tu n'imagines pas à quel point le génie peut s'obscurcir, et l'homme d'action se survivre à lui-même. Tu crois que la spontanéité ne subit pas le poids des années et des fatigues, que le sol fécond ne s'épuise pas. Il en pourrait être ainsi, mais il en est rarement ainsi, car la durée de la foi et la conservation des forces vives sont subordonnées à des influences extérieures que l'homme ne peut pas toujours vaincre, ne fût-ce que dans l'ordre physique! L'âge ou la maladie ne respecte pas la gloire. Et pourtant tu as cru que le vieillard célèbre, reposé de son oeuvre, avait marché avec toi dans l'aspiration de la lumière sociale, et que, s'oubliant lui-même après t'avoir si bien chanté, il ne vivrait plus qu'en toi et pour toi. Tu t'es trompé. Il se croisait les bras, et il riait.

Mais vous n'aurez pas tout dit au peuple quand vous lui aurez dit ces vérités tristes. N'oublions pas qu'il est ardent de sentiment, et qu'il passe aisément d'un excès d'amour à un excès de désaffection injuste. Et ce n'est pas le peuple républicain seulement, c'est tout le peuple, c'est toute la société, c'est toute l'humanité qui est ainsi mobile et sans frein moral. Disons donc aussi les vérités qui consolent, car elles sont tout aussi vraies que les autres. Disons que, dans tout grand homme, il y a l'homme terrestre et l'homme divin; que l'un des deux, soit l'un, soit l'autre, peut dominer le plus fatigué, mais non le détruire, puisque rien ne se détruit qu'en apparence. Rappelons les grands côtés des nobles existences et les bienfaits de leur action sur les masses, et ne croyons pas aisément qu'il ne soit rien resté de bon et de grand à celui qui a souffert quelque défaut d'équilibre, quelque choc fortuit dans sa grandeur et dans sa bonté. Cela n'est pas possible, cela n'est pas. Béranger n'a plus senti en lui le don de servir le peuple et de relever la patrie; mais il n'a jamais cessé de les aimer, et j'ai vu en lui la charité et l'honneur encore débout à côté de la foi presque morte.

Aimez-le donc toujours, vous tous qui le chantez encore, et s'il est vrai que ses lettres vous le montrent sceptique et décourageant autant que découragé, séparez l'homme des lettres profanes de l'homme des chants sacrés. Voyez-le dans son oeuvre, dans sa pensée jeune et fraîche, épurée par le travail et enflammée par ces grands instincts de liberté qui ont empêché la France de mourir après l'invasion. Ne le jugez pas sur les pensées de sa vieillesse, pensées éparses d'ailleurs, très-irréfléchies, incomplètes probablement, puisque la conversation pouvait et devait en combler les lacunes et en rectifier les précipitations; pensées d'un, jour, d'une heure, d'un instant, et jetées à l'imprévu de la vie comme la balle du grain, déjà semé en bonne terre, s'éparpille à tous les vents du ciel.

Gargilesse, 8 mai 1860.

V

H. DE LATOUCHE

Je viens tard apporter mon tribut à la mémoire d'un ami qui nous a quittés, il y a déjà quelques mois. On ne s'habitue pas tout d'un coup à ces éternelles séparations, et, dans les premiers moments, on a plus besoin d'y songer que d'en parler.

Je ne ferai point ici la biographie de M. de Latouche. Ceux qui voudront la joindre aux recueils biographiques des hommes remarquables de cette époque la trouveront faite, d'une manière consciencieuse et fidèle, dans un article de M. Ernest Périgois, qui a été publié le 21 mars 1851 dans le Journal de l'Indre. Ils trouveront également dans ce travail une excellente appréciation des sentiments politiques du poëte et une rapide mais complète analyse de ses travaux littéraires. Je me bornerai à des détails d'intérieur qui, en partie, me sont personnels, et qui feront comprendre la triste et religieuse lenteur de mon concours à l'éloge funèbre que d'autres appréciateurs lui ont consacré avant moi.

Peu de temps après la révolution de 1830, je vins à Paris avec le souci de trouver une occupation, non pas lucrative, mais suffisante. Je n'avais jamais travaillé que pour mon plaisir; je savais, comme tout le monde, un peu de tout, rien en somme. Je tenais beaucoup à trouver un travail qui me permit de rester chez moi. Je ne savais assez d'aucune chose pour m'en servir. Dessin, musique, botanique, langues, histoire, j'avais effleuré tout cela, et je regrettais beaucoup de n'avoir pu rien approfondir, car, de toutes les occupations, celle qui m'avait toujours le moins tenté, c'était d'écrire pour le public. Il me semblait qu'a moins d'un rare talent (que je ne me sentais pas), c'était l'affaire du ceux qui ne sont bons à rien. J'aurais donc beaucoup préféré une spécialité. J'avais écrit souvent pour mon amusement personnel. Il me paraissait assez impertinent de prétendre à divertir ou à intéresser les autres, et rien n'était moins dans mon caractère concentré, rêveur et avide de douceurs intimes, que cette mise en dehors de tous les sentiments de l'âme.

Joignez à cela que je savais très-imparfaitement ma langue. Nourri de lectures classiques, je voyais le romantisme se répandre. Je l'avais d'abord repoussé et raillé dans mon coin, dans ma solitude, dans mon for intérieur; et puis j'y avais pris goût, je m'en étais enthousiasmé, et mon goût, qui n'était pas formé, flottait entre le passé et le présent, sans trop savoir où se prendre, et chérissait l'un et l'autre sans connaître et sans chercher le moyen de les accorder.

C'est dans ces circonstances que, songeant à employer mes journées et à tirer parti de ma bonne volonté pour un travail quelconque, flottant entre les peintres de fleurs sur éventails et tabatières, les portraits à quinze francs et la littérature, je fis, entre tous ces essais, un roman fort mauvais qui n'a jamais paru. Mes peintures sur bois demandaient beaucoup de temps et ne faisaient pas tant d'effet que le moindre décalcage au vernis. On faisait pour cinq francs des portraits plus ressemblants que les miens. J'aurais pu faire comme tant d'autres, chercher des leçons pour enseigner beaucoup de choses que je ne savais pas. Je tournai à tout hasard du côté de la littérature, et j'allai résolument demander conseil à un compatriote dont la famille avait été de tout temps intimement liée avec la mienne, à M. de Latouche, que je ne connaissais pas encore personnellement, mais à qui je n'avais qu'à me nommer pour être assuré d'un bon accueil.

Je trouvai un homme de quarante-cinq ans, assez replet, d'une figure pétillante d'esprit, de manières exquises et d'un langage si choisi, que j'en fus d'abord gêné comme d'une affectation du moment. Mais c'était sa manière ordinaire, sa façon de dire naturelle. Il n'aurait pas su dire autrement. Sa conversation était ornée et sa diction pure comme si elle eût été préparée. L'art était sa spontanéité dans la parole.

Je l'ai dit, je ne ferai pas ici une appréciation du mérite littéraire de M. de Latouche. Lié à son souvenir par la reconnaissance, habitué à l'écouter sans discussion, je serais peut-être un juge trop partial, et ce n'est pas vis-à-vis de ses propres amis qu'on peut exercer les fonctions intègres et froides de la critique littéraire. Je me bornerai à raconter M. de Latouche tel qu'il était dans son intimité.

Cette intimité était bien précieuse pour un aspirant littéraire. Mais, si je l'étais par rencontre et par situation, je ne l'étais ni par goût ni par convoitise; je me bornai donc, dans les premiers temps, à écouter la brillante causerie de mon compatriote comme une chose singulière, intéressante, mais, si étrangère à mes facultés, que ce ne pouvait être pour moi qu'un plaisir sans profit.

Peu à peu, et à mesure qu'il critiquait et condamnait au cabinet mes premières tentatives littéraires, je voyais cependant venir la raison, le goût, l'art, en un mot, sous les flots de moqueries enjouées, mordantes, divertissantes, qu'il me prodiguait dans ses entretiens. Personne mieux que lui n'excellait à détruire les illusions de l'amour-propre, mais personne n'avait plus de bonhomie et de délicatesse pour vous conserver l'espoir et le courage. Il avait une voix douce et pénétrante, une prononciation aristocratique et distincte, un air à la fois caressant et railleur. Son oeil crevé dans son enfance ne le défigurait nullement et ne portait d'autre trace de l'accident qu'une sorte de feu rouge qui s'échappait de la prunelle et qui lui donnait, lorsqu'il était animé, je ne sais quel éclat fantastique.

M. de Latouche aimait à enseigner, à reprendre, à indiquer; mais il se lassait vite des vaniteux, et tournait sa verve contre eux en compliments dérisoires dont rien ne saurait rendre la malice. Quand il trouvait un coeur disposé à profiter de ses lumières, il devenait affectueux dans la satire. Sa griffe devenait paternelle, son oeil de feu s'attendrissait, et, après avoir jeté au dehors le trop plein de son esprit, il vous laissait voir enfin un coeur tendre, sensible, plein de dévouement et de générosité.

Il se passa bien six mois cependant avant que j'eusse compris combien il avait raison de démolir mon mince talent. Je ne me défendais jamais, ni devant lui ni devant moi-même; mais mon individualité littéraire était si peu développée, que je ne savais pas toujours bien ce qu'il voulait me faire retrancher ou ajouter dans ma manière. J'étais irrésolu, ébahi, et j'écoutais avec cette sorte de stupidité du paysan qui ne comprend pas vite, mais qui finira par comprendre. Mon professeur, soit qu'il le vît, soit qu'il le fit par bonté pure, ne se rebutait pas. Il m'indiquait des lectures à faire, et quelquefois, dans son empressement, il me les faisait d'avance à sa façon: c'est-à-dire qu'il citait un livre et se mettait à le raconter avec une abondance, une animation, une couleur extraordinaires. Je lisais le livre après, et n'y retrouvais plus rien de ce que j'avais éprouvé en l'écoutant. Il en avait pris la donnée, et, frappé du parti qu'on en pouvait tirer, il avait improvisé, sans y songer, un chef-d'oeuvre.

Comme tous les commençants, j'étais très-porté à imiter la manière d'autrui: quand, d'après son conseil, j'avais lu un ouvrage, j'écrivais quelques pages d'essai que je lui apportais. Il rédigeait dans ce temps-là le Figaro, un petit journal petillant d'esprit d'opposition et de satire. Nous étions autour de lui quatre ou cinq apprentis, entre autres Félix Pyat et Jules Sandeau, qui, assis à de petites tables couvertes de jolis lapis, tâchions, à certaines heures de la matinée, de lui fournir ce qu'on appelle la copie, terme très-impropre pour dire du manuscrit. C'était une très-bonne étude, quelque frivole qu'elle dût paraître. Il nous donnait un thème; il fallait, séance tenante, brocher un article qui eût du sens et de la couleur. Jusqu'à ces entre-filets de trois ou quatre lignes qui portaient là le titra collectif de Bigarrures, il s'occupait de tout; il s'amusait à faire jaillir autour de lui, sous la plume de ses apprentis, les bons mots, les calembours et les épigrammes.

Je dois dire bien vite que, tandis que les autres jetaient là le premier entrain de leur jeunesse, et arrivaient à l'improvisation rapide et heureuse, j'étais, moi, d'une gaucherie et d'une ineptie désespérantes.

Il m'eût fallu rêver trois jours avant de trouver une pointe, un jeu de mots. Mon cerveau avait la lenteur berrichonne, dont Félix Pyat s'est si vite et si vaillamment débarrassé. M. de Latouche me choisissait bien les sujets qui prêtaient un peu au racontage. S'il avait à recueillir quelque anecdote un peu sentimentale, il me la réservait. Mais j'étais trop à l'étroit dans ce cadre d'une demi-colonne. Je ne savais ni commencer ni finir dans ce rigide espace, et quand je commençais à commencer, c'était le moment de finir; l'espace était rempli. Cela me mettait au supplice; je n'apprenais pas, je n'ai jamais pu apprendre l'art de faire court. Jamais il ne m'a été possible de faire ce qu'on appelle un article en quelques heures, et, quand on me demande, pour ne almanach, le concours modeste de quelques lignes, on ne se douta pas qu'on me demande quelque chose de plus pénible que de faire dix volumes.

Cet engourdissement de mon cerveau, cette pesanteur de ma réflexion, ce besoin de développer toute ma pensée pour m'en rendre compte, M. de Latouche fit généreusement et courageusement tout son possible pour les vaincre. Ni lui ni moi ne pûmes en venir à bout. Sur dix articles que je lui fournissais, il n'en prenait souvent pas un seul, et il a longtemps allumé son feu avec mes efforts avortés. Il ne cessait de me dire que la facilité est le premier don de l'écrivain, que les chefs-d'oeuvre sont courts: je le sentais, je le reconnaissais, mais je n'y pouvais rien.

Il ne se découragea point, et, chaque jour, il me disait: «Vous finirez par faire un roman, je vous en réponds. Tâchez de vous débarrasser du pastiche, mais ne croyez pas que ce soit une preuve d'impuissance. On ne fait guère autre chose en commençant. Peu à peu vous vous trouverez vous-même, et vous ne saurez pas comment cela vous est venu.»

En effet, pendant mon court séjour à la campagne, je fis un roman intitulé Indiana, qui commençait à être l'expression d'une individualité quelconque, et qui n'était du moins l'imitation volontaire de personne. M. de Latouche, qui m'avait trouvé précédemment un éditeur, et qui m'avait par là mis à même d'en trouver un second, ne voulut pas voir mon livre avant qu'il fût imprimé. «Je veux que vous essayiez votre vol à présent, m'avait-il dit; je craindrais de vous influencer, et, puisque vous dites que ce livre vous est venu, il faut le lancer sans regarder en arrière. D'ailleurs, vous lisez mal, je ne peux pas lire un manuscrit, et je crois que je ne jugerai jamais qu'un livre imprimé.» Je fis les choses avec beaucoup d'indifférence. Mon but était de gagner le nécessaire et de me perdre vite dans la foule des gens qu'on oublie. Les douze cents francs que me versa l'éditeur furent une fortune pour moi. J'espérais qu'il en aurait pour son argent, et que M. de Latouche me pardonnerait mon livre en faveur de mon peu d'ambition. Avec deux affaires commit celle-là dans l'année, j'étais riche et satisfait.

Un soir que j'étais dans ma mansarde. M. de Latouche arriva. Je venais de recevoir les premiers exemplaires de mon livre; ils étaient sur la table. Il s'empara avec vivacité d'un volume, coupa les premières pages avec ses doigts, et commença à se moquer comme à l'ordinaire, s'écriant: «Ah! pastiche! pastiche! que me veux-tu? Voilà du Balzac si ça peut!» Et, venant avec moi sur le balcon qui couronnait le toit de la maison, il me dit et me redit toutes les spirituelles et excellentes choses qu'il m'avait déjà dites sur la nécessité d'être soi et de ne pas imiter les autres. Il me sembla d'abord qu'il était injuste cette fois; et puis, à mesure qu'il parlait, je fus de son avis. Il me dit qu'il fallait retourner à mes aquarelles sur écrans et sur tabatières, ce qui m'amusait, certes, bien plus que le reste, mais dont je ne trouvais pas malheureusement le débit.

Ma position devenait décourageante, et cependant, soit que je n'eusse nourri aucun espoir de succès, soit que je fusse armé de l'insouciance de la jeunesse, je ne m'affectai pas de l'arrêt de mon juge, et passai une nuit fort tranquille. A mon réveil, je reçus de lui ce billet que j'ai toujours conservé:

«Oubliez mes duretés d'hier soir, oubliez toutes les duretés que je vous ai dites depuis six mois. J'ai passé la nuit à vous lire.»

Suivent deux lignes d'éloges que l'amitié seule peut dicter, mais qu'il y aurait mauvais goût de ma part à transcrire ici. Et le billet se termine par ce mot paternel:

«Oh! mon enfant! que je suis content de vous!»

C'était le premier encouragement littéraire que je recevais, et je crois pouvoir dire que c'est le seul qui m'ait jamais fait plaisir. Il partait du coeur: d'un coeur qui ne se livrait pas aisément, qui se défendait presque toujours, mais qui s'ouvrait avec une grande effusion et une grande naïveté, quand une fois on en avait trouvé l'entrée mystérieuse.

Comment donc arriva-t-il qu'un an après environ, je perdais l'amitié de M. de Latouche pour ne la retrouver qu'au bout de dix ans? C'est ce qu'il me fut impossible de savoir. Mon dévouement et ma reconnaissance pour lui n'avaient pas la plus légère défaillance à se reprocher. J'ai ignoré les motifs de cette désaffection jusqu'en 1844, et quand ils m'ont été dits par M. de Latouche lui-même, je ne les ai pas mieux connus. Seulement, l'état maladif de son coeur et de son organisation m'a expliqué l'importance qu'il avait donnée à des motifs si nuls, que j'aurais pu les appeler imaginaires.

Il avait quitté Paris en 1832 pour habiter sa petite maison d'Aulnay. Deux romans publiés m'ayant procuré une aisance relative, j'avais pu quitter ma mansarde un peu étroite et un peu froide, pour un petit appartement qui était une mansarde aussi, mais que M. de Latouche avait su rendre plus confortable. C'était ce même appartement, quai Malaqnais, où il avait reçu ma première visite, et où j'avais collaboré si mal à la rédaction du Figaro. La maison appartenait à M. Hennequin, le célèbre avocat. M. de Latouche, qui cherchait à sous-louer pour se retirer à la campagne, me céda son bail et eut du plaisir à voir un hôte ami occuper cette mansarde qui lui était chère. Ce n'est que dans les conditions de la médiocrité que l'on s'attache aux humbles murs confidents de nos rêveries et de nos études. J'ai aimé aussi cette mansarde longtemps après qu'un petit accroissement d'aisance m'eut permis de la quitter pour un gîte un peu plus spacieux. Elle était retirée, silencieuse, donnant sur des jardins et ne recevant que d'une manière très-affaiblie les bruits et les cris de la ville. Un grand acacia, dont la cime avait envahi ma fenêtre, remplissait ma petite chambre de ses parfums au printemps. Cet ancien ami de M. de Latouche était devenu le mien. Plus tard je le vis abattre, et, dans ce temps-là, l'amitié était brisée entre M. de Latouche et moi.

Pendant l'été de 1832, j'allais avec quelques amis le voir à Aulnay. Quelquefois, j'y allais seul. Une espèce de diligence me descendait à Sceaux ou à Antony. De là, prenant, à travers les prés et les champs, un sentier qui serpentait sous les pommiers en fleur, je gagnais à pied l'humble demeure du poëte. C'est un délicieux paysage que cette Vallée-aux-Loups, c'est une charmante retraite que ce hameau d'Aulnay. Artiste soigné, coquet en toutes choses, M. de Latouche avait choisi avec réflexion, avec amour ce petit coin pour y ensevelir ses méditations. Il avait eu égard à tout, à l'isolement de la maison, auprès de quelques ressources de bien-être; à la qualité du terrain, où il pourrait se livrer au jardinage, au voisinage des bois, où il pourrait échapper aux importuns; et, jusqu'aux noms des localités et des sites, il avait tout pris en considération. Il n'aurait pu se souffrir en un lieu qui se fût appelé Puteaux ou Chatou. Il lui plaisait d'être dans un endroit qui s'appelait la Vallée-aux-Loups, non loin de Fontenay aux Roses.

Sa petite maison n'était qu'une sorte de presbytère dont il avait fait une habitation saine et commode. Son petit jardin, tombant en pente sur des prairies coupées de buissons, cachait sous les arbres ses murs de clôture, et se trouvait, par ses ombrages, convenablement isolé des maisons voisines. Il était là bien seul, bien ermite, bien poëte: mais aussi bien rêveur, bien mélancolique, et peu à peu il y devint bien misanthrope.

Cette solitude, qu'il cherchait avec tant de persévérance et qu'il choyait avec tant d'amour, devait arriver à lui être funeste. La retraite est certainement la plus précieuse et la plus légitime récompense d'un vie de travail. Mais il y faut l'entourage de la famille: autrement, cette muette beauté de la nature nous tue, et le recueillement, ce loisir ininterrompu de l'âme, devient un poison lent qui nous mine sans relâche, en nous trompant par ses douceurs.

M. de Latouche avait déjà, de longue date, un fonds de chagrin qui tendait à l'amertume. Il adorait les enfants, il en avait en un, un garçon prodigieux d'intelligence et de beauté, m'a-t-on dit. Il l'avait perdu, il ne s'en était jamais consolé, il ne s'en consola jamais. Dans ses dernières années, il m'écrivait:

«Ah! qu'on me donne un adorable enfant, et que j'emploie ma vie à lui faire plaisir! Je ne demanderai plus rien.»

En 1832, il était déjà sombre et rude par moments. Il était peut-être l'homme du monde le moins fait pour la solitude. À en juger par les nombreuses ratures qui couvraient ses manuscrits, il avait le travail pénible, et, s'il composait avec spontanéité, du moins il apportait le fini à son oeuvre, avec de grands efforts ou après de nombreuses indécisions. Sa spontanéité, je l'ai déjà dit, sa véritable manifestation, son plaisir, sa vie par conséquent, étaient dans la parole échangée, dans la remarque fugitive colorée à l'instant par le trait de l'observation juste ou de la comparaison poétique; dans la réplique mordante ou gracieuse, dans les courts récits pleins d'atticisme ou de charme. Il avait ces deux extrêmes dans l'esprit, l'amour des choses naïves avec le goût de l'arrangement de toutes choses. Un peu de contradiction lui faisait grand bien, et tout mon tort avec lui fut, je crois, de l'écouter toujours sans songer à le combattre. Il était fort soulagé de ses ennuis intérieurs quand il pouvait se fâcher un peu. Un jour qu'il marchandait quelques plantes au marché aux Fleurs, pour son jardin d'Aulnay, un porteur lui demanda quarante ou cinquante francs pour les conduire dans sa charrette. La demande était exorbitante, j'en conviens; mais, au lien de lui tourner le dos, M. de Latouche se plut à railler ses prétentions et à l'écraser sous une grêle de lardons si comiques que le pauvre homme, étourdi de verve, ne pouvant ni se fâcher ni riposter, fut la risée de tout l'auditoire des jardinières-fleuristes étalées sur la place. Sa raillerie était si bien tournée, qu'elle saisissait de joie tous ces esprits illettrés et qu'en même temps elle-ne pouvait blesser aucune oreille délicate. M. de Latouche avait dépensé là autant d'esprit de saillie qu'il en eût fallu pour défrayer pendant huit jours son facétieux journal Figaro. Il est vrai qu'il avait cédé son journal, et que, n'ayant plus cet exutoire, il prenait celui qui lui tombait sous la main. Ce n'était pas le besoin de se mettre en vue; pas plus dans les salons littéraires qu'aux champs ou dans la rue, il n'aimait à se faire remarquer. Toute sa vie a été un soin extrême de se soustraire aux vanités puériles. Mais il avait besoin de jeter hors de lui cette humeur secrète qui manquait d'aliments. Nous ne le vîmes jamais si bien portant, si gai, si affectueux que dans la soirée qui suivit cette scène avec l'homme à la charrette.

Partagé entre son besoin de sympathie immédiate et son penchant pour la solitude, il vous invitait à venir le voir. Et puis, une heure après, si sa lettre était partie, il vous en envoyait une autre, où il venait lui-même pour vous dire de ne pas venir. «Ne venez pas, disait-il, je suis triste, maussade, malade.» Et il restait avec vous, il s'oubliait, il s'égayait et finissait par vous prier de retourner avec lui à Aulnay. Ou bien, s'il vous avait seulement écrit pour vous donner contre-ordre, et qu'un hasard eût retardé sa lettre, il était charmé de vous voir arriver malgré lui à l'heure dite. Il se préoccupait d'abord de n'avoir ni des oeufs assez frais, ni des fruits assez beaux pour vous faire déjeuner. Mais on courait avec lui au poulailler et au jardin du voisin, il mettait le couvert lui-même, il vous grondait quand vous dérangiez sa symétrie, il riait; puis on se mettait à table; il causait, on se promenait ensuite, il causait encore, il causait jusqu'à la nuit, et il avait autant de peine à vous laisser partir qu'on en avait à le quitter.

Un soir, M. de Latoucbe vint me voir; il fut aimable et riant comme dans ses meilleurs jours; il me dit adieu avec l'amitié accoutumée, et il ne revint plus, et je ne le revis que dix ans après. Il me fit dire qu'il me haïssait, qu'il ne voulait plus entendre parler de moi. Mes questions furent vaines. Je lui dédiai le roman que j'étais en train d'écrire, croyant lui donner par là une preuve de fidèle gratitude quand même. Il prit cela pour une injure, et prétendit que je lui lançais la flèche du Parthe.—Je m'affectai beaucoup de cette bizarrerie cruelle; mais, craignant d'avoir à traverser, pour arriver à son coeur, des influences inconnues, des mensonges, de ces choses petites qu'on n'aborde qu'en se faisant petit soi-même; ne comprenant pas la légèreté de ses griefs et en supposant de plus sérieux qu'il m'était impossible de pressentir, je ne voulus l'importuner d'aucune plainte. J'eus tort peut-être. Si j'avais été droit à lui, peut-être aurais-je vaincu son injustice. Peut-être aussi fallait-il que le temps passât sur cette crise de son mal pour qu'il vînt enfin à comprendre que je n'en étais pas la cause.

Quoi qu'il en soit, il me revint de lui-même en 1844. Il y avait longtemps qu'il en avait l'envie; il l'avait toujours eue, m'a-t-il dit. Seulement, il s'était imaginé que l'âge et la situation avaient dû beaucoup changer mon caractère, et il s'étonna de voir qu'il me retrouvait le même pour lui que dans le passé. Après quelques hésitations, quelques méfiances, quelques coquetteries d'esprit et de coeur en lettres et billets, il se retrouva à Vaise dans notre amitié, et me témoigna un actif et généreux dévouement en plusieurs affaires, petites choses encore par elles-mêmes; mais l'affection grandit le prix de celles-là par le soin et la volonté qu'elle y porte, le retrouvai son coeur plus ardent, meilleur, s'il est possible, qu'il ne l'avait jamais été. Mais, hélas! quel ravage avait fait ce mal secret, insaisissable, cette hypocondrie progressante, sur ses idées et sur son jugement! Je l'avais connu enjoué et brillant à l'habitude, chagrin et soucieux par accès. Désormais, c'était le contraire. La gaieté était l'exception, l'effort; le chagrin était l'habitude, le naturel. Il était continuellement frappé de l'idée de la mort; il disait là-dessus des choses fort belles mais fort tristes, car il semblait prendre à tâche d'attrister sa fin par tous les genres de désillusions. Il avait besoin de se torturer lui-même en accusant ses meilleurs amis d'ingratitude, et ses prétendus ennemis d'insolence et de cruauté. Je l'avais bien entendu parler ainsi quelquefois au quai Malaquais; je ne savais pas alors qu'il se trompait sur les gens, ou qu'il s'exagérait les peines inévitables de la vie. Je vis bien, depuis, qu'il était atteint de la maladie morale de Jean-Jacques Rousseau, et je m'expliquai comment j'avais pu le blesser mortellement sans le savoir, rien qu'en estimant un ouvrage qui lui déplaisait, rien qu'en prononçant devant lui le nom de quelque personne dont, à mon insu, il pensait avoir à se plaindre. Qui pouvait deviner le secret de ses fibres endolories? Il eût fallu le voir à toute heure, ne jamais le quitter d'un instant, pour savoir tous les points irritables de ses blessures cachées.

Toute cette souffrance, qui rendait son commerce difficile et sa vie infortunée, ne pouvait pas lui être reprochée, cependant, par les gens de coeur; et, pour ma part, je n'ai pas voulu me souvenir, je n'ai jamais voulu savoir les détails irritants de ses dix années d'injustice envers moi. Il n'y avait qu'une maladie grave à constater, à déplorer, pour l'absoudre.

Car cette âme n'était ni faible, ni lâche, ni envieuse. Elle était navrée, voilà tout. Ses préoccupations n'étaient pas étroites et personnelles à leur point de départ. Comme Jean-Jacques, M. de Latouche avait dans le coeur et dans l'esprit un grand idéal de loyauté, d'affection, de désintéressement. Pour lui, comme pour tous les hommes qui jugent et réfléchissent, la vie venait à chaque instant froisser son idéal. Les plus ardents, les plus sensibles sont ceux qui souffrent le plus de ce désaccord incessant entre l'idéal et le réel. Un mal physique vint le saisir dans sa maturité, et, ses nerfs ébranlés, son équilibra détruit, il ne vécut plus que pour souffrir par le corps et par l'esprit. Ce courage que nous avons tous pour supporter la vie et les hommes tels qu'ils sont, cette bienfaisante insouciance qui, par moments, nous arrache au sentiment de nos peines, comme un temps d'oubli et de repos nécessaires, nous les avons parce que Dieu les a mis dans l'organisation humaine comme des lois protectrices et conservatrices de notre être. Mais qu'un accident apporte dans ces lois une perturbation quelconque, la santé s'altère, et notre esprit troublé perd la mesure de ses appréciations. Le mal extérieur n'est ni pire ni moindre qu'auparavant. Seulement, nous en sentons davantage l'atteinte, avec moins de force pour lui résister. Nous ne voulons plus, parce que, hélas! nous ne pouvons plus subir ce qu'on subit plus ou moins facilement autour de nous. Et ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'ayant seulement conscience de notre mal physique, nous sommes effrayés de la sinistre clairvoyance que notre esprit acquiert dans la maladie, sans nous rendre compte que c'est l'affaissement des forces animales qui nous ôte le contre-poids d'une égale clairvoyance pour le bien.

Les misanthropes, les hypocondriaques, (c'est la même chose) sont donc bien à plaindre, et surtout bien à respecter, lorsque, comme celui dont je parle, leur désespérance a pour point de départ l'amour du bien, du beau, du vrai.

«Il est bon, m'écrivait M. de Latouche en août 1845, que je prenne congé du cercle humain où nous vivons; car une foule de choses me blessent sans remède, et, sans parler de la politique que souffrent les héritiers de 92, et de la condition du pauvre au milieu de l'égoïsme public, je comprends peu les excès où tombe la littérature. Il faut échouer dans la moderne arène, ou écrire pour les consommateurs d'émotions triviales, l'amusement des épiciers, les besoins de l'arrière-boutique. Je m'arrête, car je me sens hypocondriaque et misanthrope, à voir que toutes les dignités de la France sont bien en péril à l'époque où nous sommes gouvernés.»

Et puis il revenait à un rayon de douce tendresse et de paternelle gaieté:

«Si vous étiez venu l'autre jour à Aulnay, j'aurais montré à mademoiselle votre fille le groseillier blanc sous lequel elle se cachait et s'abritait quand elle avait quatre ans, et je lui aurais raconté que, lui demandant son avis sur la bonté des fruits de l'arbuste qu'elle avait à peu près dépouillé, elle ne me répondit que ceci: «Mène-moi sous un rouge.»

Toutes les lettres et même les plus courts billets de M. de Latouche étaient des chefs-d'oeuvre. Ils ne reproduisaient pas encore tout à fait l'éclat de sa conversation, mais ils en donnaient une idée. Je les ai tous gardés, et je regrette de ne pouvoir les publier. Ils seraient plus intéressants que cet article, où il m'est impossible de mettre de l'ordre et du soin, au milieu de l'émotion qui ressort pour moi du sujet. Mais l'affection vraiment paternelle que M. de Latouche portait à mes ouvrages était égale celle qu'il m'accordait personnellement, et on pourrait croire que je publie en vue de moi-même ces louanges continuelles dont la douceur, pour être pure, doit rester secrète. Et puis les accès de sa maladie l'emportaient en brûlantes critiques contre le monde entier, et ceux qui ne connaîtraient pas le fond de son coeur, comme je l'ai connu, pourraient croire qu'il était méchant par boutades. Il ne l'était pas. Le lendemain du jour où il avait fustigé un écrit ou une action jusqu'au sang, il ne se souvenait plus que des bonnes qualités de l'homme, des nécessités de sa situation, de tout ce qui devait rendre indulgent; il était prêt à le croire, à le défendre; il l'aimait, il arrivait à la parfaite mansuétude. S'il se blessait vite, s'il boudait longtemps, il avait du moins cette inappréciable qualité qu'il ne résistait pas au repentir des torts qu'on avait eus envers lui. Si j'en avais eu, je lui en aurais demandé pardon, et nous n'eussions pas été brouillés seulement huit jours. C'est parce que je n'en avais pas, que je ne pus amener ce moment d'effusion où il oubliait tout et où il pardonnait sans arrière-pensée.

Je peux citer de M. de Latouche quelques fragments bien dignes d'être conservés. Voici une boutade contre la critique qui ne fâchera personne, puisqu'elle ne s'adresse qu'à moi:

«J'ai lu avec plaisir, mon enfant, votre préface de Werther, mais à condition qu'elle ne fait pas partie, dans mon esprit, du drame amoureux de Werther, et que vos considérations ne seront mêlées en rien au naïf souvenir de la saison au j'ai découvert ce petit livre, cette innocente violette, entre deux buissons de nos campagnes du Berri. Werther, voyez-vous, est une médaille frappée dans l'imagination de dix-huit ans: on ne la vaut voir changée, ni pour être éclaircie, ni pour être dorée. On la porte sur son coeur avec superstition. Artistes, critiques, esprits d'analyse, aigles de revues, vous êtes admirables à votre point d'observation. Mais, mêlés aux rêveries de Werther sur la charrue, aux émotions de la fenêtre où l'orage se déploie, vous êtes des importuns disant de fort bons propos hors de pro-pos. Vous parlez les uns des autres au sujet de Charlotte; et puis de madame de Staël, de Voltaire, de Faust, de Byron, de Mahomet et de Joseph Delorme! Il ne s'agit, dans ce livre, que du destin de ceux qui s'aiment. Allez, profanes, allez plus loin disserter sur l'esthétique! Vous dispersez les oiseaux, vous faites envoler les amours, vous attachez le plomb de la douane littéraire aux dentelles de la fantaisie.

»Je ne veux point, en vérité (moi qui recevrais de vous une couronne), accepter votre beau volume in-quarto, avec ses ciselures dorées, avec ses annotations précieuses…. Ailleurs! vous servirez aux lecteurs a venir. Pour nous, vous venez trop tard. Le Werther que je garde est un petit bouquin in-douze, format commode à mettre dans la poche, écorné aux angles, mystérieux livre jusque dans la prose boursouflée d'un traducteur anonyme. Là, dans ses vagues interprétations, je puis rêver comme dans le son des cloches. Je ne lis l'Ancien Testament que dans une édition de 1560, où ma mère m'a appris à connaître mes lettres. Que voulez-vous! mes premières amours étaient du village. Je ne méprise point les beautés parées de la ville; mais reprenez votre Paris! Votre Paris est fort embelli, j'en conviens; mais j'aime mieux ma mie, ô gué

En effet, cette lettre vaut mieux pour le sentiment et eût fait plus de plaisir à Goethe que toutes les préfaces, passées, présentes ou futures.

Souvent, il revenait sur nos années de séparation.

«Ah! mon pauvre enfant, quand je pense que nous avons été séparés pendant des années, des siècles! Ah! messieurs les bourgeois, laissez aux majestés l'odieuse devise: Diviser pour régner. Mais je me soucie aujourd'hui des bourgeois comme des princes, et je vous aime, à réparer le temps que j'ai perdu en vains efforts pour vous oublier.»

* * * * *

«Vous demandez quelques rimes du paysan de la Vallée-aux-Loups pour mettre dans ce journal, à côté de la prose du paysan de la Vallée-Noire. Demande-t-on au peilleroux[5] si l'on peut disposer de sa blouse, quand il voudrait vous vêtir de son coeur et de son âme? Vous parlez de couronne; vous êtes donc jaloux de celle de Jésus-Christ! Je ne puis vous offrir que des ronces et des épines. Prenez. Tout ce que j'ai, tout ce que je rêve est à vous.

[Note 5: Couvert de teilles, de guenilles; vieux français encore usité en Berri.]

* * * * *

«Vous m'oubliez, mon enfant; moi, je ne vous oublierai jamais. Mais il faudrait avoir l'espérance de vous rendre le plus minime des bons offices pour déroger à l'habitude de ne plus se faire la barbe et de garder ses pantoufles. Voilà vingt jours que je n'ai descendu l'escalier de ma mansarde. Croyez-vous que pour cela je vive sans vous? Vous êtes ma première pensée de la matinée, celle qui m'ouvre les yeux, celle qui décide de notre bonne ou mauvaise humeur. Je vous dois souvent de triompher de ma misanthropie. Ah! il y a des moments où je me laisse persuader par vous d'être indulgent septante-sept fois par jour! Mais pourquoi vous porterais-je ma triste figure et mes idées mélancoliques? Je meurs; ne le voyez-vous pas? Mais je veux vous aimer jusqu'à la fin….»

«…Pensez-vous à Nohant? J'espérais y voir les seigles en fleur. Mais je ne ferai plus qu'un voyage: c'est celui du cimetière d'Aulnay….»

«On n'est bien que dans les bois, en présence des arbres noirs, au pied des sapins dont les rameaux courbés par le vent imitent le bruissement des vagues. Je ne dirai pas que c'est là qu'il faut vivre (il ne faut vivre nulle part); mais c'est là qu'il faut mourir….»

«Je me suis réfugié à Aulnay. Y pourrai-je rester? Je l'ignore: la solitude est bien poignante. Dans tous les cas, je vous dis mon absence et ses causes pour que vous ne rêviez ni redoublement de mal physique, ni oubli de ma part envers vous que j'aime tant!… Je cherche dans l'étude une diversion au cauchemar de mes jours et de mes nuits…. Adieu! Mille tendresses paternelles. J'ai rêvé cette nuit que j'étais en pleine mer. J'entendais, au-dessus du navire, planer sans les voir les grues voyageuses. J'écoutais ces âmes en peine! Les grues ont fait naufrage!…»

«Merci de votre gracieuse invitation à venir jouer avec les enfants. Vous comprenez mon coeur; mais mon esprit, je vous l'abandonne. Il est désenchanté et incurable. Je ne veux me réconcilier avec personne qu'avec vous! Jamais ce ne sont des intérêts personnels qui me blessent, mais le tort que mes idoles se font à elles-mêmes. Je leur en veux de se déprécier; c'est là que ma bouderie commence, et ma rancune ne va pas plus loin.—Je connaissais des hommes dont j'estimerai toujours le talent et le caractère; mais pourrez-vous m'empêcher de regretter que la vanité gâte tout cela? Ils sont vaniteux comme s'ils étaient médiocres! J'ai bien le droit d'être maussade dans ma conscience, et plus misanthrope que jamais dans les derniers jours de ma vie…. Vous-même, si je reviens à vous adorer, soyez bien sûr que c'est malgré moi, et parce que vos qualités surpassent vos défauts. Adieu; je vous aime, et les bouleaux sont verts: voilà les nouvelles du village.»

On a pu voir par ces courts échantillons combien il y avait d'élévation, de charme et de tendresse dans les épanchements de M. de Latouche. Il avait fait avec tous ses amis ce qu'il avait fait avec moi. Plus il leur tenait de près par l'intimité ou par le sang, plus il avait avec eux une susceptibilité incurable. Il nous avait tous boudés pendant des séries d'années plus ou moins longues, et cependant nous étions tous revenus à lui, plus attachés, peut-être, après ses torts involontaires. Voici ce que m'écrivait, dans les derniers temps, Duvernet, son proche parent, son ami dévoué, qui est aussi mon ami d'enfance:

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