Autour de la table
«Comment assez plaindre notre-pauvre de Latouche! Lui a-t-on réellement fait cette existence empoisonnée, ou bien cherche-t-il lui-même par quelles tortures il éprouvera son esprit? C'est un problème, mais c'est aussi une souffrance; plaignons-le, aimons-le, car cette souffrance révèle une exquise délicatesse et une âme tendre à l'excès.»
Je rapporte ce rapide jugement, parce que les meilleures appréciations sont celles qui partent du coeur dans l'intimité. Il n'y a pas de plus tendre éloge à faire d'un homme que de reconnaître qu'il est digne qu'on lui pardonne tout.
M. de Latouche était amoureux de la forme en littérature. Pour lui, la forme avait une importance sur laquelle il ne voulait pas entendre raison plus que sur le reste.
«Vous êtes trop indulgent, mon cher camarade, m'écrivait-il une fois. Vous admirez si naïvement un tas de choses que, si je ne vous connaissais pas, je croirais que vous vous moquez. Certes, j'estime un bon coeur plus qu'un beau poème, et un noble caractère est plus pour moi qu'un grand esprit. Mais, quand on ne sait pas faire de vers ni de prose, on n'est pas forcé d'en faire. Aimez ces gens-là, ne les encouragez pas à se tromper. Allons, votre vieux ami s'en va, mon pauvre enfant! votre grondeur, votre éplucheur, votre censeur s'apprête au grand voyage. Vous croyez que ce n'est rien de se sentir mourir? Peut-être que les autres meurent sans y faire attention. Il y a tant de choses qui m'oppriment et qui semblent vous être légères! Vous, aussi, vous avez des ennemis, et vous n'y pensez pas. Vous faites comme tout le monde, vous manquez ou vous gâtez le meilleur endroit de vos ouvrages, et vous dites toujours: C'est vrai, quand on vous le démontre; puis vous voilà insouciant aussitôt, comme votre fille, lorsqu'elle était ce gros enfant qui se roulait sur les gazons d'Aulnay. Avez-vous raison? Est-ce moi qui ai tort quand je m'indigne contre les torts des autres, quand je m'affecte des miens propres? Peut-être. Cependant, si l'on pardonne facilement aux envieux et aux méchants? est-on bien capable de sentir le prix de l'amitié forte et fidèle? Si on fût si bon marché de soi-même, est-on bien résolu à se corriger de ses défauts? L'art doit être traité aussi sérieusement qu'une foi politique ou religieuse. Pour l'artiste, c'est la seule affaire de la vie…. Ah! vous allez médire que vous avez des enfants, et que vous les aimez plus que vos livres…. Oui, c'est vrai. Hélas! si j'en avais!…»
Il me semble voir toute l'âme d'Alceste au fond de cette lettre. La tendresse sons le blâme, le coeur aimant qui s'efforce de s'endurcir et qui paraît implacable à force d'envie de pardonner, la justesse du principe dominant l'injustice du fait. Pauvre coeur brisé! il s'en allait réellement, et comme cette agonie dura quinze ans, nous nous flattions qu'il pouvait guérir. Nous nous imaginions parfois que cela dépendait de lui. Nous nous trompions. C'est qu'il avait encore tant de ressources dans l'esprit, de tels accès d'activité des organes, qui reprenaient tout à coup leurs fonctions au moment où il se plaignait d'être engourdi et paralytique! Un jour, en 1846, je crois, nous allâmes le surprendre à Aulnay. Nous le trouvâmes mourant en apparence. «Ne restez que cinq minutes, nous dit-il. Je ne puis ni vous voir, ni vous entendre, ni vous parler.» Cependant, au bout des cinq minutes, cette nature mobile et impressionnable était revenue à la vie. Il parlait, il souriait, il racontait. Il se leva, il marcha dans le jardin, appuyé d'abord sur nos bras et puis sur sa canne, et puis tout seul. De minute en minute, il se ranimait, il s'épanouissait. Il prétendait ne pas reconnaître nos figures quand nous étions entrés. Peut-être était-ce vrai; qui peut se rendre compte de tels phénomènes quand on ne les a pas éprouvés? Quand nous le quittâmes, il leva la tête et nous dit: «Ah! voilà les noisettes en fleurs. Dans notre pays, cela s'appelle des mignons. Je ne les verrai pas mûrir.» Nous regardâmes les noisetiers, les branches étaient hautes, les mignons imperceptibles. Nous les distinguions à peine. Quand il ressuscitait, sa vie était plus développée, plus complète, plus intense que celle d'aucun de nous. Qu'il eût été condamné à quelque labeur physique, il eût été sauvé.
Dieu envoya un ange à ses dernières années. Une femme d'un mérite supérieur se dévoua saintement à la tâche pénible et délicate de soigner et de consoler le poëte mourant. Fille de ce noble Flaugergues, qui fut savant, orateur, homme politique et philosophe théoricien, homme d'un caractère supérieur aux événements et aux partis[6], d'un courage, d'un désintéressement, d'un patriotisme à toute épreuve, mademoiselle Pauline Flaugergues se fixa auprès du malade et ne le quitta plus d'un instant jusqu'à sa mort. Poëte elle-même, au moins autant que M. de Latouche, elle adoucit ses derniers jours par les inspirations du coeur, les entretiens de l'intelligence et les soins assidus de la piété filiale. Laissons parler le mourant lui-même dans une de ses dernières poésies, la plus belle peut-être qui lui fût jamais inspirée par son coeur:
[Note 6: On a de lui une excellente biographie faite par M. de Latouche, et qui a paru dans le Dictionnaire de la Conversation, 121e livraison.]
Et j'accusais le Dieu qui, depuis deux années,
Assombrit de mes jours les mornes destinées,
M'énerva l'appétit, m'arracha le sommeil,
Altéra, dans mes yeux, les bienfaits du soleil!
J'avais donc méconnu, dans mon ingratitude,
Sa visible indulgence et sa sollicitude,
Ses soins de m'aplanir, sans regrets, ni remord,
Les sentiers escarpés qui mènent à la mort!
D'abord, à ma faiblesse aux douleurs asservie,
Il a rouvert l'asile où me riait la vie:
Ce manoir au hameau, cet Aulnay, vert réduit,
Où, libre et jeune encor, mon choix m'avait conduit.
Humble séjour, payé du denier de l'artiste!
Là, l'infirme, au retour, rêva le ciel moins triste.
Chaque arbre me connaît, les murs me sont amis,
Les passages frayés; là, mes pas sont admis,
Bien qu'aveugles et sourds, sous le verger prospère
Que j'ai planté moi-même, à l'âge où l'on espère.
A moi le frais salut de l'aube qui se lève, Et les derniers regards d'un soir pur qui s'achève. Là, j'ai l'eau de la source, au village en renom, Domptant, par intervalle, une fièvre sans nom. Surtout, à mes côtés, voilà la soeur chérie, Trésor de charité, poétique Égérie, La fille du tribun, adoptée en mon coeur, Par qui des maux cruels s'adoucit la rigueur. Vivant dictame offert à ma détresse amère! Je l'appelle tantôt mon enfant et ma mère. Près d'un lit résigné, c'est l'envoyé de Dieu, C'est l'encens d'une fleur pour embaumer d'adieu.
A cette touchante et solennelle bénédiction, mademoiselle Flaugergues, penchée au chevet du moribond, répondait ainsi:
Que n'a-t-elle, à son gré, pour charmer tes douleurs,
Les vertus d'un dictame et la grâce des fleurs!
Pour adoucir un ciel que ta tristesse voile,
Les suaves lueurs de la plus pure étoile!
Que n'a-t-elle la voix des sonores ruisseaux
Versant à tes yeux clos la molle rêverie!
Que n'a-t-elle au réveil, caressante Égérie,
Des concerts à te dire au travers des roseaux!
Elle n'est du palmier que la liane aimée,
Qui l'embrasse, et s'élève, et fleurit avec lui;
La source qui scintille, un moment transformée,
Quand sur ses flots rêveurs un rayon d'or a lui.
Ce que cette intelligente, courageuse et modeste femme a souffert auprès de ce mourant si aimé, nul ne le saura jamais, car jamais une plainte ne sortira de son coeur, jamais un regard, jamais un soupir d'impatience ou de découragement ne firent pressentir au malade ou à ses amis l'énormité d'une tâche si rude pour un être si frêle. Mais je me trompe, et qu'elle se détrompe elle-même! nous tous, qui avons connu et aimé le poëte navré, nous savons combien il a fallu de patience ingénieuse, de persévérance héroïque, de délicatesse d'esprit et de coeur à la fois, pour endormir et calmer sans cesse les crises de ce mal physique et moral auquel rien ne pouvait l'empêcher de succomber. Qu'elle en soit bénie, la sainte fille, la digne fille de l'honnête et intrépide Flaugergues, la douce ermite d'Aulnay! Aucun de nous ne perdra le souvenir de la reconnaissance qu'il lui doit. Tous les parents de M. de Latouche ont vu avec une douce satisfaction le modeste héritage du poëte passer entre ses mains; l'humble et charmante retraite d'Aulnay ne pouvait être légitimement occupée que par cette fille d'adoption qui l'avait à jamais sanctifiée. Je terminerai cet hommage par une indiscrétion dont tout le monde me saura gré, par les derniers vers de cette lyre pure et pénétrante qui se cache sous les buissons de la Vallée-aux-Loups et qui pleure dans le silence des nuits autour de la tombe du poëte:
MATINÉE DE MAI 1851
Pourquoi renaissez-vous dans la pelouse verte,
Douces fleurs qu'il aimait, petites fleurs des prés?
Pourquoi parer ces murs, et ce toit qu'il déserte,
Jasmins de Virginie, aux corymbes pourprés?
Et vous jasmins d'Espagne, aux étoiles sans nombre,
Écartez vos festons qui nous charmaient jadis!
Qui vous demande, à vous, des parfums et de l'ombre,
Jeunes acacias si promptement grandis?
Pourquoi viens-tu suspendre, ô frêle clématite,
Ta blanche draperie à sa croisée en deuil?
Ne sais-tu pas qu'ici le désespoir habite,
Que le poëte aimé dort sous un froid linceul?
L'ébénier rajeuni balance, gracieuses,
A la brise de mai, ses riches grappes d'or,
L'oiseau remplit de chants les nuits mélodieuses,
Comme si deux amis les admiraient encor.
Pour qui vous parez-vous ainsi, chère retraite?
Revêtez-vous de deuil, comme moi, pour toujours:
Vous ne le verrez plus, le docte anachorète,
Oubliant sa langueur pour sourire aux beaux jours.
Nous ne l'entendrons plus, cette voix adorée,
Qui, dans des vers si frais, chantait ces frais taillis,
Qui naguère, plus grave et du ciel inspirée,
Forma de saints accords, des anges accueillis.
Aux goûts simples et purs, à ces vallons fidèle,
Par un rayon d'avril il était réjoui;
Ses regards épiaient la première hirondelle
Et le premier bouton à l'aube épanoui.
Et moi, quand s'apaisait cette fièvre brûlante,
Qui sur ta couche, hélas! souvent te retenait,
Que j'aimais à guider ta marche faible et lente,
A sentir à mon bras ton bras qui s'enchaînait!
Quoi! pour jamais absent, tendre ami que je pleure,
En vain je crois te voir aux lieux où tu n'es pas,
Et, pour te retrouver, c'est loin de ta demeure,
C'est dans l'enclos des morts qu'il faut porter ses pas!
Et le printemps revient avec son gai cortège,
On voit les fruits germer, le feuillage frémir,
La vigne couronner le pin qui la protège:
Dans cet ingrat séjour, je suis seule à gémir!
Tout chante, aime, fleurit, incessante ironie!
Pour mes yeux qu'ont brûlés tant de veille et de pleurs.
Pour ce coeur dévasté, plein de ton agonie,
Que font saigner encor tes dernières douleurs!
Oh! viennent les frimas, l'inclémente froidure,
Et, dans les bois flétris, les longs soupirs du nord!
Et la neige étendant sur la molle verdure
Son suaire glacé, d'une pâleur de mort!
L'âme stérilisée où toute joie expire
Du retour des saisons ne comprend plus la loi.
Mes pleurs sont plus amers à voir le ciel sourire,
Et la vallée en fleurs s'épanouir sans toi!
PAULINE.
M. de Latouche me disait souvent que je ne me connaissais pas en vers. C'est possible; mais je crois que, pour ceux-ci, nous n'eussions pas été en désaccord. Il me semble que la manière de mademoiselle Flaugergues, comme celle de notre ami, appartient à l'école d'André Chénier; qu'il y a plus de clarté et de correction chez elle que chez M. de Latouche, et qu'il y a toute la grâce, toute la richesse descriptive de Chénier, avec ce précieux don de la tendresse d'une femme, de la douleur bien réelle d'une fille pieuse. Voyez comme elle pleure, comme elle regrette celui auprès duquel tant de coeurs blessés disaient qu'on ne pouvait plus vivre; et voyez comme il y a encore de belles et bonnes âmes qu'on ne connaît pas, et dont on ne s'occupe pas!
Nohant, 15 juin 1831.
V
FENIMORE COOPER
On a souvent comparé Cooper à Walter Scott. C'est un grand honneur dont Cooper n'est pas indigne; mais on a prétendu que Cooper était un habile et heureux imitateur de ce grand maître: tel n'est pas notre sentiment.
Cooper a pu et a dû être influencé par la forme, par le procédé de Scott. Quel modèle plus accompli pouvait-il se proposer? Une manière, quand elle est bonne, tombe aussitôt dans le domaine public; mais la manière n'est qu'un vêtement de l'idée, et on n'imite personne en s'habillant à la mode du temps où l'on vit. L'originalité de la personne n'est pas étouffée sous un habit commode et bien fait; elle s'y meut, au contraire, plus à l'aise.
Scott restera toujours en première ligne pour avoir trouvé cette forme excellente, la seule qui convînt au genre de récits et de peintures qu'il se proposait de traiter. Je ne pense pas qu'il l'ait cherchée un seul instant; elle est venue d'elle-même, comme un corps en harmonie parfaite avec l'essence de son génie. En rêvant l'action simultanée et bien réelle d'un groupe assez étendu de personnages vrais, il a dû concevoir d'emblée la composition qui les met tous en lumière, et, comme on dit en peinture, à leur plan. En leur donnant plus que des traits et des costumes, c'est-à-dire en les douant chacun d'un caractère et d'un langage logiquement appropriés à son état et à son milieu, il a dû voir l'action de chacun se dérouler d'elle-même, pour concourir, sans hâte et sans langueur, à l'action générale du drame. Dans cette facilité de moyens, qui intéresse toujours sans jamais surprendre, il y a la plus grande habileté possible, celle qui ne se fait pas sentir au lecteur et qui n'a coûté aucun effort à l'auteur, tant elle a coulé de source, le flot limpide de l'exécution s'élançant sur un lit bien creusé d'avance dans le sol de la pensée vaste et solide.
Cooper a dû reconnaître que cet art de grouper, d'éloigner, de rapprocher et de réunir enfin ses incidents et ses personnages, était également le seul qui convînt à la nature de ces conceptions; car s'il n'y a pas d'imitation dans son fait, il y a, du moins, analogie et ressemblance dans son caractère de talent avec celui de Walter Scott. Nous constaterons tout à l'heure les modifications qui établissent son individualité quand même; voyons d'abord les points de concordance.
Comme le grand Scott, le pur et naïf Fenimore est homme de réflexion; en lui, comme en son maître, se résout le problème de l'inspiration dans la méditation et dans l'observation. Ce sont deux grands bourgeois poëtes, en ce sens qu'ils sont de chez eux avant tout. Ils n'ont pas de révoltes contre Dieu ou contre la société; pas d'excentricités, pas de délires sacrés comme Shakspeare ou Byron. Ils n'aspirent pas si haut. Ils ont la flamme douce et le génie modeste. Ils se font conteurs et romanciers sans monter au-dessus ni descendre au-dessous de leur tâche. Ils la prennent trop au sérieux pour ne pas l'ennoblir. Ils sont de même race, ils sont presque frères, en ce sens que la base de leur puissance est cette sagesse, cette persistance, cette apparente bonhomie qui caractérisent les sociétés industrielles et les éducations positives.
Et pourtant ils sont poëtes; et, tout au beau milieu de leur tranquille peinture de moeurs, ils seront emportés par un idéal de liberté individuelle qui sera le point lumineux de leur oeuvre, comme dans ces tableaux d'intérieurs flamands, où tout semble vouloir exprimer la triviale réalité de la vie, un rayon de soleil chaud vient idéaliser les plus vulgaires figures, les plus puérils détails de la scène domestique.
C'est donc, comme chez les Flamands, par la couleur que s'illuminent les paisibles compositions des deux romanciers du Nord. Dans le détail, rien ne semble livré à la fantaisie. Pourtant la fantaisie, qui est l'idéal de l'artiste et son soleil intérieur, vient toujours lancer son flot de lumière sur leurs toiles. Chez Walter Scott, c'est le bohémien rebelle au convenu de la vie sociale, c'est le superstitieux Écossais doué de seconde vue, c'est la dame blanche des vieilles chroniques, qui viennent ébranler l'imagination, troubler la vie positive, préparer le drame par la terreur ou la tristesse, et faire une grande trouée de lumière fantastique vers les régions du rêve. Mais c'est surtout la gipsy devineresse qui se dessine comme un fantôme, qui se dresse comme un monument, dans le paysage de l'Écossais Scott. Elle proteste contre la loi aveugle, contre la justice étroite, contre la propriété égoïste. Elle subit le malheur avec une sombre énergie, et maudit la destinée avec une sauvage éloquence. Fille errante et misérable du réprouvé Satan, elle est pourtant le bon génie de la bonne famille, et il semble qu'entre cette société rigide, qui la repousse, et la Providence, qu'elle désarme, elle ait le grand rôle et montre la grande figure du drame.
Chez Cooper, le rêve se personnifie également dans une figure plus grande que nature; mais c'est précisément dans cette analogie avec le procédé de Walter Scott que je suis frappé de l'individualité bien tranchée de Cooper. Cette figure de prédilection qui, dans ses romans, s'appelle d'abord l'Espion, et puis le Bravo, et enfin le Chasseur des Prairies, est la révélation complète de la véritable pensée, du constant idéal qui, sans le dominer, le pénètre. Là est la supériorité de l'individu sur la société de son temps, et peut-être sur Scott lui-même en tant que poëte, bien qu'en tant qu'artiste habile et magistral Scott conserve le premier rang.
Ce type généreux, naïf et idéaliste de l'aventurier des déserts, de ce Nathaniel Bumpo, qui se révèle tour à tour sous les noms d'Éclaireur, de Guide, de Chercheur de sentiers, de Tueur de daims, d'Oeil-de-Faucon, de Longue-Carabine, de Bas-de-Cuir, est une création qui élève Cooper au-dessus de lui-même. Dès que sa pensée a rencontré cet être en dehors du convenu, elle s'y attache et ne le quitte plus qu'à regret. Dès lors, ce que la description des solitudes du Nouveau-Monde nous avait fait entrevoir comme un dessin bien tracé, mais assez froid, se remplit de couleur, de chaleur et de vie, à travers les impressions du contemplateur solitaire. C'est lui qui, sans rien décrire, peint réellement la sublimité de la nature: c'est lui dont l'extase tranquille nous saisit doucement et se communique à nous pour nous montrer, comme dans un miroir magique, les scènes grandioses que reflète son oeil ravi. Et ce n'est pas par un grand prestige de talent que cette figure ressort du cadre avec tant de charme et de puissance: le talent de Cooper est simple, et, comme nous disons, bonhomme. Ses naïvetés sont parfois bien près de dépasser la mesure: sa manière ne lui appartient pas, il l'a trouvée toute faite et s'en est servi avec moins d'ampleur et de fermeté que son maître; mais c'est par le sentiment qu'il arrive à l'égaler, tellement quelquefois, qu'on n'est pas bien sûr que (de ce côté-là seulement) il ne le dépasse pas quelque peu.
Ce personnage de Nathaniel est donc bien le reflet de l'âme poétique de Cooper. Dans ceux de ses romans où il ne figure pas, il y a des qualités d'un ordre inférieur qui sont encore des qualités sérieuses, mais qui fatiguent quelquefois par leur développement minutieux. Dans le Robinson américain, dans les Lions de mer, etc., le mouvement des voyages et l'intérêt des aventures ne s'emparent de nous que comme des relations exactes, comme des récits bien faits et dûment circonstanciés des faits réels. La forme de ces récits est si logique et si droite, qu'elle exclut toute emphase descriptive, toute tentative de l'auteur pour imposer son émotion au lecteur.
Il faut pourtant reconnaître qu'en plusieurs endroits de ces récits, l'émotion se communique, par cela même qu'elle ne s'impose pas et ne cherche pas à rendre la grandeur des scènes par la pompe des mots. Je ne connais rien de mieux fait, en ce genre, que le tableau des mers polaires, au chapitre où les deux goëlettes, les Lions de mer, quittent l'île des phoques pour chercher une issue à travers les glaces flottantes et les gigantesques banquises. L'impression du froid, du doute, de l'obscurité, du péril et de la désolation vous enveloppe. On croit entendre le bruit sec et sinistre des glaçons que la proue heurte et repousse. Ce n'est plus un danger de roman ou de théâtre, amené à point pour faire son effet; c'est un danger prévu, annoncé, mais qui, par sa solide vraisemblance, dépasse l'attente du lecteur et lui devient aussi pénible qu'un événement arrivé.
Et c'est par une grande sobriété de moyens littéraires, c'est par une grande justesse d'images et d'expressions, que le narrateur vous impressionne ainsi. Dans Satanstoe (un des meilleurs romans de Cooper, que, par parenthèse, nous n'avons pas vu faire partie de ses oeuvres publiées chez nous en un corps d'ouvrage), une autre manière de voyager sur la glace, la course en voiture sur le fleuve, présente une scène de dégel subit des plus saisissantes, parce que, grâce à la bonne foi et à la netteté des définitions, elle est des plus intelligibles. Ces descriptions, en forme de simples comptes rendus, sont une des grandes qualités de Cooper. On y sent l'observateur qui, lui-même, s'est rendu compte de tout, des effets et des causes, des détails et de l'ensemble. On y est donc intéressé par la force du vrai. Le narrateur a le calme d'un miroir qui réfléchit les grandes crises de la nature, sans y ajouter aucun ornement de son cru, et, je le répète, ce parti franchement pris, constitue parfois une grande qualité, peut-être trop peu estimée chez nous.
Mais cette vérité de couleur, ne constitue pas encore le beau, qui est la splendeur du vrai et dont, comme les peuples artistes de l'autre rive de l'Océan, l'Américain Cooper sent le besoin. Ennemi naturel de ce que nous appelons le beau style, et de l'imitation byronienne dont il se moque franchement, il lui faut pourtant une plus haute expression du vrai que le sentiment positif de sa nation. Dans ses romans de marine, il a peint suffisamment l'esprit aventureux des chercheurs de terres nouvelles, leur énergie calme dans les dangers inouïs du voyage au long cours, de la prise de possession, et de l'établissement dans la solitude effrayante des îles lointaines. Là, il a raconté aussi les combats de pirates, les exploits des écumeurs de mer, la vigilante audace de leurs adversaires naturels, les gardiens de la propriété nationale; et puis encore, la grande capacité industrielle de ces colons nomades qui, soit au nom de leur nation, soit en vue de leur propre fortune, vont prendre pied sur tous les récifs de l'univers; sur les neiges comme sur les volcans, partout vainqueurs de la vie sauvage, et de la nature elle-même dans ses plus redoutables sanctuaires.
C'est déjà un grand ouvrage et une noble tâche accomplie, que cette personnification du génie américain dans les navigateurs des romans de Cooper. Comme ils sont patients, obstinés, prévoyants, industrieux, ingénieux, pleins de ressources, d'inspiration dans le danger, de calme, de résignation et d'espérance dans le désastre! Il n'est pas possible de nier que ce ne soient là les éclaireurs, les messagers et les missionnaires de la civilisation d'un grand peuple à travers le monde de la barbarie, et l'Amérique doit à Cooper presque autant qu'à Franklin et à Washington, car si ces grands hommes ont créé la société de l'Union, par la science législative et par la gloire des armes, lui, le modeste conteur, il en a répandu l'éclat au-delà des mers par l'intérêt du récit et la fidélité du sentiment patriotique.
Mais, encore une fois, cette vérité consciencieuse ne contenait pas toute l'âme de Cooper. Il avait, en dépit de son respect et de son amour pour la société à laquelle il appartenait, cette tendance à l'aspiration isolée, à la rêverie poétique et au sentiment de la liberté naturelle qui caractérisent les vrais artistes. Cette admirable placidité du désert au milieu duquel s'est implantée, la société des États-Unis, l'avait envahi par moments, et, malgré lui, les conquêtes de l'agriculture et du commerce sur ces domaines vierges de pas humains avaient fait entrer dans son âme une solennelle tristesse. Et puis, le côté de grandeur de certaines tribus sauvages, la puissance des instincts et des sentiments de la race indienne, la liberté de l'homme primitif sur le sol également primitif et libre, c'était là un grand spectacle, et il fallait au poëte des efforts de raisonnement social et de volonté patriotique pour ne pas maudire la victoire de l'homme blanc, pour ne pas pleurer sur la destruction cruelle de l'homme rouge et sur la spoliation de son domaine naturel: la forêt et la prairie livrées à la cognée et à la charrue.
Un poëte européen de cette époque n'eût pas hésité à suspendre sa harpe éplorée aux saules du rivage, pour maudire la civilisation et les iniquités qui lui servent fatalement de moyen. Un Américain devait hésiter à flétrir ces iniquités, d'où naquirent la puissance et l'individualité de sa race. Cooper s'isola dans le sentiment de sa douleur et de sa pitié, et, quelque figure de chasseur indépendant traversant peut-être le paysage à ce moment-là, il vit apparaître dans sa pensée le bon, le dévoué, le pur, le fin et l'intrépide Nathaniel. C'est à lui qu'il donna ses sentiments et qu'il attribua ses rêves, son amour enthousiaste pour les splendeurs de la solitude, ses aspirations vers l'idéal de la vie primitive, de la religion naturelle et de la liberté absolue.
Et à ce blanc, initié aux délices du désert, il osa donner des amis parmi des sauvages. Le Mohican est aussi un grand type, et, en faisant de lui un allié de la race blanche et une sorte d'initié au christianisme, Cooper a pu, sans trop choquer l'orgueil de sa nation, plaider la cause de la race indienne. Plus vrai, et plus renseigné, d'ailleurs, que Chateaubriand qui n'avait fait qu'entrevoir et supposer, il nous a fait pénétrer dans la réalité comme dans la poésie de la vie sauvage, dans ses vertus homériques, dans son héroïsme effrayant, dans sa sublime barbarie; et, par la voix tranquille mais retentissante du romancier, l'Amérique a laissé échapper de son sein ce cri de la conscience: «Pour être ce que nous sommes, il nous a fallu tuer une grande race et ravager une grande nature.»
Cooper, nous parlant, lui, par la bouche de Nathaniel, ne nous a pas laissé de doutes à cet égard, et la question est jugée. A chaque instant, le vieux philosophe s'écrie:
«Je ne dis rien contre votre civilisation, contre vos arts, vos monuments, votre commerce, vos religions, vos prêtres. Tout cela est beau et bon sans doute; mais ici, dans mon désert, j'habite un plus beau temple que vos églises; je contemple de plus sublimes monuments que ceux élevés par l'homme; je comprends mieux la Divinité que vos prêtres; je ne damne personne, je crois que l'homme rouge et l'homme blanc sont égaux devant Dieu. Je suis plus heureux, plus opulent, plus riche que vous tous; j'ai moins de besoins, de soucis et de maladies. Je trouve moins d'ennemis que de frères parmi les sauvages, et ceux qui vous environnent de piéges et de surprises ne font, qu'exercer contre vous, qui les avez traqués et sacrifiés comme un bétail, de justes représailles.»
Si Cooper ne fait pas dire textuellement tout cela à son héros, il le fait si bien entendre qu'il n'y a pas moyen de s'y tromper. Lui, le chasseur, il n'est l'ennemi personnel d'aucune de ces tribus redoutées qui menacent les établissements des blancs dans le désert. C'est toujours pour défendre ou sauver quelque ami de sa propre race qu'il se fait de mauvaises affaires avec les Indiens. Quand il a sauvé tous ceux auxquels il se sentait nécessaire, il s'en va, par goût, vieillir et mourir chez les Pawnies. Disons, en passant, que le récit de cette mort du vieux trappeur est une des plus belles choses que notre siècle littéraire ait produites.
Cooper a donc entrevu et senti, au delà de cette vie de réalité et d'utilité matérielle qui fait la force de l'Amérique du Nord, quelque chose de moins sage et de plus divin que la coutume, l'opinion et la croyance officielle: la civilisation pénétrant dans la barbarie par d'autres moyens que les balles et l'eau-de-feu; la conquête par l'esprit et non par le glaive ou l'abrutissement. Cette fatale situation d'une puissance acquise au prix du dol, du meurtre et de la fraude, a frappé son coeur d'un profond remords philosophique, et, malgré le calme de son organisation et de son talent, il a exhalé comme un chant de mort sur les restes épars et mutilés des grandes familles et des grandes forêts du sol envahi. C'est à cet élan d'admiration et de regret qu'il a dû l'inspiration de ses plus belles pages, et c'est par là qu'il a osé et vibré, à un moment donné, plus que Walter Scott, dont le calme impartial s'est moins vaillamment démenti. Scott est pourtant un noble barde qui pleure, lui aussi, sur les grands jours de l'Écosse; mais l'hymne qu'il chante (et qu'il chante mieux, il ne faut pas le méconnaître) a moins de portée. Il pleure une nationalité, une puissance, une aristocratie surtout. Ce que chante et pleure Cooper, c'est une noble race exterminée; c'est une nature sublime dévastée; c'est la nature, c'est l'homme.
Nous manquons de détails sur la vie de Cooper. Elle n'a point eu d'événements, nous dit-on. Sa famille est originaire d'Angleterre; elle émigra en Amérique en 1769.
James Fenimore Cooper est né en 1789 à Burlington, sur la Delawarre, État de New-York. À treize ans, il fut placé au collège d'Yale, à New-Haven. A seize ans (en 1805), il entra dans la marine; mais, après quelques voyages, sa santé l'obligea de renoncer à cette carrière. En 1810, il se retira à Cooper's-Town, ville fondée par son père, et il ne s'occupa plus que de littérature. Il fit, dans le but de rassembler des matériaux à son usage, plusieurs voyages, et remplit à Lyon, de 1826 à 1829, les fonctions de consul des États-Unis. Il avait trente-deux ans lorsqu'il publia son premier ouvrage. Il est mort à Cooper's-Town, en 1851.
On s'accorde à dire que son existence fut heureuse, unie et sage comme son caractère lequel nous ne jugeons pas seulement par la forme et l'esprit de ses romans, mais par ses impressions de voyage. Ces impressions, résumées en d'assez courtes lettres ou souvenirs sur Paris, sur Rome, sur l'Italie, l'Allemagne et l'Angleterre, sont pour les admirateurs de Cooper de très-précieux documents. On le comprend, on le voit, on l'estime et on l'aime à travers ces réflexions sobres et concises, où un inébranlable fonds de bon sens juge les hommes et les choses, tandis que les instincts de l'artiste se laissent moralement entraîner aux séductions du vieux monde. Cette antithèse paraît animer la vie et l'intelligence du romancier américain sans lui créer trop ces tourments intérieurs. Il est charmé par les douceurs paresseuses, par le luxe libéral et les tolérances philosophiques de la vie florentine, sans cesser d'estimer et de respecter les principes de simplicité et d'austérité démocratiques dont il porte en lui l'ineffaçable cachet. L'indépendance critique de son esprit se fait pourtant jour hardiment en quelques endroits:
«J'ai quelquefois formé le désir, dit-il en contemplant la cathédrale de Liége, d'avoir été élevé dans la religion catholique, afin d'unir la poésie de la religion à ses principes moraux. L'une est-elle nécessairement inconciliable avec les autres? L'homme a-t-il vraiment assez de philosophie pour concevoir la vérité dans sa pureté abstraite, et se passer du secours de l'imagination?… Pourquoi avoir rejeté le pieux symbole de la croix, les ornements du temple, les riches costumes et les pieux concerts?…
«Je crois qu'il est impossible à un Américain, après avoir visité l'Europe, de ne pas être frappé de l'insuffisance des monuments religieux aux États-Unis. De pieuses spéculations ont établi parmi nous un grand nombre d'églises, dans la distribution desquelles on a consulté principalement les convenances et le bien-être des propriétaires de bancs; mais nous manquons de temples propres à faire sentir la suprématie de la Divinité….
«Dans l'hémisphère européen, les toitures élevées et le clocher de l'église forment, pour ainsi dire, le noyau de chaque village, la maison de Dieu domine les demeures humaines, et semble étendre sur elles sa protection. Les dômes, les flèches, les dentelles des cathédrales gothiques s'élancent au-dessus des murailles de la ville. Partout où il y a une réunion d'hommes, elle cherche un abri sous les larges ailes de l'église….
«Les plus hautes maisons d'une ville américaine sont invariablement ses tavernes. Nous ne bâtissons de pyramides qu'en l'honneur des boissons alcooliques. Lorsqu'il s'agit du culte, on se contente d'une coquille de noix; mais quand il est question de manger ou de boire, la tante de Pari-Banou ne serait plus assez vaste pour nous contenir: j'aimerais mieux de grandes églises et de petites tavernes.»
Ce passage peint avec une charmante bonhomie les besoins de l'artiste, triomphant de toute étroitesse de patriotisme. Partout, dans ses voyages en Europe, Cooper porte un vrai sentiment de compréhension du beau sous ses divers aspects, et un touchant élan de sympathie pour les différents caractères des peuples. Il est né généreux et bienveillant, on le voit à chaque page, sans qu'il paraisse songer à en faire montre. Il peint toutes choses à sa manière, et cette manière américaine est très-remarquable et très-intéressante, surtout appliquée à l'appréciation des pays les plus opposés aux types que le voyageur avait pu concevoir des hommes et des choses. C'est en Italie, c'est à Rome surtout qu'il est curieux de suivre l'auteur du Robinson américain. Comment cet homme si exact, si minutieux, si positif, qui sait le nombre de clous et de chevrons nécessaires à la moindre construction, tout aussi bien que le nom et l'usage des plus imperceptibles détails d'un navire, va-t-il regarder, comprendre et définir cette profusion d'oeuvres d'art où la pensée de l'utilité matérielle ne s'est présentée que comme accessoire?
«On m'avait prédit que je serais désappointé à l'aspect de Saint-Pierre, que je m'abuserais sur ses véritables dimensions. Je les vis telles qu'elles étaient, sans doute parce que j'avais travaillé depuis longtemps à me former le coup d'oeil. Dans les Alpes, je me suis souvent trompé sur les hauteurs et les distances; mais toute erreur cesse quand il s'agit d'un édifice ou d'un vaisseau. Avant de parcourir la Suisse, je ne connaissais rien de semblable, rien qui pût me servir de point de comparaison. Toutefois, si je ne possédais pas de règles certaines pour juger la nature, je m'étais exercé à calculer exactement la grandeur des édifices, et je fus convaincu au premier aspect, que l'église de Saint-Pierre était le plus colossal de tous.
«Le guide me pria de faire halte pour admirer quelques-unes des sublimes créations de Michel-Ange; mais je hâtai le pas. Gravissant les degrés du temple, j'étreignis dans mes bras une des colonnes engagées de la façade, non par enthousiasme sentimental, mais afin de m'assurer de son diamètre. Cette épreuve matérielle confirma mes premières impressions. Poussant ensuite une porte latérale, je me trouvai dans le temple le plus grandiose ou des cérémonies religieuses aient jamais été célébrées. Je fis une centaine de pas dans la nef, et je m'arrêtai; ayant l'habitude de soumettre les monuments à un examen analytique, j'avais compté mes pas à mesure que j'avançais, et il m'était facile d'évaluer en pieds la route que j'avais faite.»
En voyant le poëte de la Prairie prendre de si naïves précautions pour ne pas se tromper sur la véritable dimension d'une église (procédé que, du reste, beaucoup d'Anglais et d'Américains emploient encore en visitant les monuments, et qui fait toujours rire le peuple artiste de l'Italie), n'est-on pas tenté de se moquer un peu de cette prudence caractéristique qui commence par se défendre de toute admiration, et qui ne veut apprécier la grandeur intellectuelle des oeuvres d'art qu'après avoir bien calculé en mesure leur grandeur matérielle? Il faut pourtant s'abstenir de ce dédain pour la lenteur des impressions de certaines races, quand on voit le grand Cooper, ce bon maître et cet excellent peintre, en subir l'habitude, et même la proclamer ingénument comme une règle de conscience. Après tout, ce n'est qu'un procédé inverse de celui des gens au coup d'oeil prompt pour arriver au même résultat, l'émotion. Un Français artiste, ou un Italien artiste commence par chercher l'impression générale. La dimension n'est pas ce qui l'occupe, c'est la proportion. Il voit tout d'un coup par où elle brille, et les sublimes harmonies qu'elle lui révèle ne lui font pas désirer de se rendre compte trop vite du plan géométrique. Quand il en vient là, sa jouissance est à peu près épuisée, et même, si cette jouissance a été vive, il aime mieux l'emporter vierge de tout calcul matériel.
L'Américain Cooper commence par où nous finissons, et quand il s'est bien assuré qu'il a devant les yeux la plus vaste église qui existe, il s'aperçoit qu'elle est belle, il s'échauffe et s'enthousiasme.
Mais c'est encore à sa manière. Il ne cherche pas à peindre son émotion par des phrases. Quand il a bien constaté que des chérubins de marbre, qui n'ont pas l'air plus gros que de simples enfants, ont la main quatre fois plus grosse que la sienne; que le fameux baldaquin du maître-autel est plus élevé que la tour de la Trinité de New-York, et que le trône de marbre, «sorte de siége poétique à l'usage des papes, a de même l'élévation d'un clocher,» il s'abandonne, se dégèle et se détend; et le voilà qui, avec sa bonhomie accoutumée, décrit en peu de mots très-simples, mais parfaitement sentis, son émotion et celle de son enfant, qui, par parenthèse, met là, dans la couleur sobre et douce du maître, un point lumineux très-charmant.
«En contemplant cet édifice immense, si admirablement combiné dans toutes ses parties (le voilà frappé par la véritable grandeur de l'oeuvre), je ne pus retenir des larmes d'admiration. Le petit Édouard lui-même fut ému, quoiqu'il eût passé la moitié de sa vie à voir des monuments. Il se serra contre moi en murmurant: Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? Est-ce une église?
«La nuit s'avançait et l'obscurité ajoutait à l'effet de la basilique. L'atmosphère avait quelque chose d'enivrant, car ce lieu sacré a son atmosphère différente de celle du dehors. Je sortis avec la conviction que si jamais la main de l'homme a élevé un temple digne de la majesté divine, c'est incontestablement celui-ci.»
Suivons encore un peu Cooper dans son voyage à travers Rome, puisque c'est la meilleure révélation que nous avons de son caractère et de sa nature d'esprit. Il se moque gaiement des émotions de commande et de pompeuses descriptions.
«Des descriptions peuvent-elles donner une idée du Colisée? Ce n'est pas la grâce, ce n'est pas la beauté qu'il faut chercher dans ces travaux des Romains: c'est l'immensité, la grandeur gigantesque, panthéiste, que ni peinture, ni langage, ni phrase ne peuvent reproduire.»
Et puis, il ajoute, pour résumer ses rêveries:
«Des circonstances, qui me sont personnelles, me font trouver plus de charmes à l'aspect de ces ruines. Il y a quelques mois, j'errais sur les bords du Mississipi. Je suis aujourd'hui sur ceux du Tibre. J'ai passé d'un extrême à l'autre, du berceau d'un peuple enfant au tombeau d'un peuple mort. J'ai vu des forêts encore vierges, des cités naissantes, des institutions nouvelles, des nations jeunes et actives, travaillant à se constituer, ayant leur carrière de gloire ou de honte à parcourir, tournant le dos au passé, et les yeux fixés sur l'avenir. Et me voilà entouré de colonnes renversées, de temples démolis, de palais de niveau avec le sol, au milieu des derniers vestiges d'un peuple qui a fait son temps et qui est enseveli. Là, je sentais en mon coeur l'espérance vive et joyeuse; ici, je sens le triste et morne souvenir.»
On le voit, c'est toujours l'Américain qui compare, ce qui ne l'empêche pas de sentir. En parlant du Panthéon de Rome: «Une vaste rotonde voûtée, solidement construite, sans soubassement, éclairée par une ouverture élégante qui permet de voir le ciel à découvert, offre un ensemble si nouveau, pour ne pas dire si sublime, qu'on oublie les impressions de l'extérieur. La conception de cet édifice est une des plus belles qui existent en architecture. Le trou circulaire du centre laisse entrer assez le jour, et l'oeil, après avoir parcouru la noble voûte, sonde le vide azuré de l'espace infini. La disposition matérielle du local satisfait l'esprit, et celui de nos sens, qui atteint le plus loin, entraîne l'imagination vers la puissance et la majesté suprêmes. L'espace sans limites est le meilleur prototype de l'éternité.»
Cet examen de Rome fut rapide, et Cooper ne vit qu'une partie des choses; mais tout ce qu'il a vu, il l'a apprécié ou critiqué presque toujours avec un très-remarquable discernement. Quand on songe que c'était en 1838 et que, jeune encore, il n'avait certes pas reçu, dans son pays, une éducation d'artiste; qu'il avait de la fortune, de la considération, aucun sujet de dépit byronien contre sa patrie, et ce calme de tempérament qui lui faisait compter ses pas dans la nef de Saint-Pierre avant de rien regarder, on reconnaît qu'il est doué d'une organisation très-complète et très-saine; et cette sorte d'universalité d'esprit, cette grande logique éclairée d'une sereine lumière, ce contraste même de la prudence et de l'entraînement qui trouvent le moyen d'aller ensemble, expliquent la fécondité de son talent, la pureté de ses conceptions et la puissance de cette belle création de Nathaniel qui résume et le respect des civilisations progressives et l'amour de la primitive liberté.
Cooper fut assez intimement lié, à Paris, avec la Fayette. Il traversa sans crainte et sans malaise la grande crise de l'invasion du choléra; il assista aux événements du cloître Saint-Merry; il lut reçu en visite particulière par Louis-Philippe, et ne se fit pas d'illusions sur la franchise du monarque citoyen. Il faut lire, dans ses lettres, datées de Paris, 1832, le détail piquant de cette entrevue et les conversations intéressantes de la Fayette avec Cooper sur la situation de l'époque. Tout cela est fort bien résumé, et les quelques traits descriptifs qui encadrent ces entrevues sont de ceux qui font très-bien voir en peu de mots. Dans ses romans, Cooper est sujet à des longueurs; dans ses souvenirs personnels, il est concis et touche juste, il met en saillie les endroits et les personnes, tout en vous menant rapidement. Lorsqu'il raconte la cérémonie du lavement des pieds, à Rome, il rencontre une figure intéressante et l'esquisse largement. «Chose étrange, que ces nobles oppresseurs pensant réparer toute une année d'inflexible orgueil par une seule soirée d'humilité!… J'entrai dans la salle du bain. Je vis six pèlerins sales et en haillons qui ôtaient leurs souliers et leurs bas. On apporta les bassins, et les nobles romains se mirent à l'oeuvre. Mon oeil s'arrêta sur un des mendiants les plus laids et les plus déguenillés, et de là s'abaissa sur le grand seigneur agenouillé devant lui. Ce dernier avait un costume ecclésiastique; sa figure était belle; ses yeux noirs et sombres communiquaient à tous ses traits une expression sinistre.
«Monsieur, demandai-je à mon voisin, pourriez-vous me dire le nom du gentilhomme qui essuie les pieds de ce mendiant?
—Quel gentilhomme, monsieur? Celui qui porte le diable sur sa face?
—Précisément.
—C'est don Miguel, ex-tyran de Portugal.»
Cooper a eu et a encore une véritable foule d'imitateurs. Le succès européen de ses romans sur l'Amérique a fait éclore par centaines, sous la même forme, les récits de voyages, les événements maritimes, les combats avec les Indiens, les établissements de colons dans le désert, et l'on ne s'est même pas gêné pour tâcher de reproduire la solennelle figure de Nathaniel. Grâce à toutes ces imitations, nous nous promenons en esprit, à cette heure, dans les solitudes les plus lointaines, et nous connaissons les moeurs des animaux les plus féroces ou des hommes les plus étranges. Mais quelque instruction et quelque amusement que nous puissions trouver dans ces récits, les copistes de Cooper auraient tort de croire qu'en le continuant ils le remplacent. Nous ne regrettons pas que, faute d'une grande et forte personnalité, on s'adonne à l'imitation d'un bon maître. Si l'on a pour soi de l'observation, de la mémoire, et un fonds de souvenirs de voyages intéressants et de spectacles dramatiques, on est encore lu avec curiosité, et si on ne fait de l'art, on répand au moins des notions instructives sous une forme qui les popularise. Mais il suffit de lire le premier venu de ces ouvrages, pour sentir la supériorité incomparable du modèle. On est pourtant aujourd'hui plus habile que Cooper dans son propre genre; on a pénétré plus avant dans les déserts; on a vu plus de choses et on sait mieux le métier de conteur, devenu, en Amérique, une sorte de concurrence. Seulement, quoi qu'on fasse, on n'est pas soi-même, et on n'est pas Cooper. On a plus de verve et on précipite les incidents dramatiques; mais, par cela même, on n'attache pas, on ne persuade pas autant; et ce grand fonds de vérité saine, cette pureté d'âme et de forme, cette individualité tranquille d'un génie fécond et bien portant, on ne l'a pas, et on ne peut pas se l'inoculer.
Août 1836.
VII
GEORGE DE GUÉRIN
«George-Maurice Guérin du Cayla naquit au château du Cayla, département du Tarn, vers 1810 ou 1811. Sa famille était une des plus anciennes du Languedoc. Il commença ses études à Toulouse, et les acheva au collège Stanislas, à Paris, sortit du collège de 1829 à 1830, passa près d'une année en Bretagne[7], revint à Paris, y développa ses facultés, mais par un travail sans suite, abandonné et repris souvent. Sa vie jusqu'à son mariage, qui eut lieu en 1838, fut très-simple, nullement littéraire dans le sens extérieur que l'on donne à ce mot. Il n'aborda jamais aucun journal, ne publia rien, et partagea son temps entre ses lectures, ses secrètes études poétiques, et te monde qu'il aimait beaucoup. Il mourut l'année dernière, au château du Cayla, chez son père, ne laissant que des fragments, et en très-petit nombre.»
[Note 7: Chez M. de Lamennais, qui s'occupait alors de l'éducation de plusieurs jeunes gens. George Guérin fut confié à ses soins, et perfectionna chez lui ses études. M. de Lamennais a conservé de cet élève un souvenir affectueux et bienveillant. «C'était, nous a-t-il dit, un jeune homme timide, d'une piété douce et timorée, d'une organisation si frêle qu'on l'eût crue près de se briser à chaque instant, et ne montrant point encore les facultés d'une intelligence remarquable.»]
Telle est la courte notice biographique qui nous a été transmise sur un talent ignoré du lui-même, et révélé seulement à quelques amis, aujourd'hui désireux de rendre hommage à sa mémoire par la publication d'un ou deux fragments de poésie, seul héritage qu'il ait laissé, comme malgré lui, à la postérité. Après avoir lu ces Fragments, nous nous sommes engagé à cette publication avec ce sentiment de profonde sympathie que chacun éprouve pour le génie moissonné dans sa fleur, et croyant fermement accomplir un devoir envers le poëte comme envers le public. Après la mort à la fois pénible et dramatique d'Hégésippe Moroau, cette notice et ces citations méritent quelque attention. S'il y a une certaine similitude dans ces mélancoliques destinées, dans ces gloires méritées, mais non couronnées, dans ces morts prématurées et obscures, il y a contraste dans la nature du talent, dans le caractère de l'individu, dans les causes du dégoût de la vie (car il y a spleen chez l'un et chez l'autre), il y a surtout matière à des réflexions différentes. Les nôtres seront courtes et respectueuses, car la douleur de George Guérin fut silencieuse et noblement portée jusqu'à la tombe.
Devant tant d'exemples de poésies et de morts spleeniques que notre siècle voit éclore et inhumer, le moraliste a un triste devoir à remplir. Le désir inquiet des jouissances matérielles de la vie et le besoin des vulgaires satisfactions de là vanité, devenus des causes d'amertume, de colère et de suicide, ne sauraient être réprimés par de trop sévères arrêts, et la pitié sympathique qu'inspirent de telles catastrophes doit trouver son correctif dans une critique austère et courageuse. L'auteur du poétique drame de Chatterton l'a bien senti; car il a placé auprès du martyr de l'ambition littéraire un quaker rigide dans ses moeurs et tendre dans ses sentiments, qui s'efforce de relever tantôt par la sagesse, tantôt par l'amour, ce coeur amer et brisé. Mais en face d'une douleur muette, comprimée, sans orgueil et sans fiel, au spectacle d'une vie qui se consume faute d'aliments nobles, et qui s'éteint sans lâche blasphème, il y a des enseignements profonds que chacun de nous peut appliquer à soi-même dans l'état social ou nous vivons aujourd'hui. Le simple bon sens humain peut alors remonter aux causes et prononcer, entre le poëte qui s'en va et la société qui demeure, lequel fut ingrat, oublieux, insensible.
George Guérin ne fut ni ambitieux, ni cupide, ni vain. Ses lettres confidentielles, intimes et sublimes révélations à son ami le plus cher, montrent une résignation portée jusqu'à l'indifférence en tout ce qui touche à la gloire éphémère des lettres. «Il portait dans le monde (c'est ce même ami qui parle) une élégance parfaite, des manières pleines de noblesse et un langage exquis, ne jetait pas d'éclat, n'avait pas de trait, mais quelque chose de doux, de fin et de charmant que je n'ai vu qu'en lui, et dont l'effet était irrésistible, il aimait extrêmement la conversation; et quand il rencontrait par hasard des gens qui savaient causer, il s'animait et jouissait de ce qu'ils disaient comme il jouissait de la musique, des parfums et de la lumière.» Il était malade, et sa paresse à produire, sa paresse à vivre, s'il est permis de dire ainsi, sans hâter sa mort, empêchèrent peut-être l'effort intérieur qui pouvait en conjurer l'arrêt. Ce n'est donc pas directement à la société qu'on peut imputer cette fin prématurée, mais c'est bien à elle qu'on doit reprocher hautement et fortement cette langueur profonde, cet abattement douloureux où ses forces se consumèrent, sans qu'aucune révélation de l'idéal qu'il cherchait ardemment vint à son secours, sans qu'aucun enseignement solide et vivifiant pénétrât de force dans sa solitude intellectuelle. Mais avant de signaler l'horrible insensibilité, ou, pour mieux dire, la déplorable nullité du rôle maternel de cette société à l'égard de ses plus nobles enfants, nous peindrons davantage le caractère de celui-ci, et l'on comprendra dès lors ce qui lui a manqué pour réchauffer dans ses veines l'amour de la vie.
C'était une de ces âmes froissées par la réalité commune, tendrement éprises du beau et du vrai, douloureusement indignées contre leur propre insuffisance à le découvrir, vouées en un mot à ces mystérieuses souffrances dont René, Obermann et Werther offrent sous des faces différentes le résumé poétique. Les quinze lettres de George Guérin que nous avons entre les mains sont une monodie non moins touchante et non moins belle que les plus beaux poëmes psychologiques destinés et livrés à la publicité. Pour nous, elles ont un caractère plus sacré encore, car c'est le secret d'une tristesse naïve, sans draperies, sans spectateurs et sans art; et il y a là une poésie naturelle, une grandeur instinctive, une élévation de style et d'idées, auxquelles n'arrivent pas les oeuvres écrites en vue du public et retouchées sur les épreuves d'imprimerie. Nous on citerons plusieurs fragments, regrettant beaucoup que leur caractère confidentiel ne nous permette pas de les transcrire en entier. On n'y trouverait pas un détail de l'intimité la plus délicate à révéler qui ne fût senti et présenté avec grandeur et poésie. Ce sont peut-être ces détails que, comme artiste, nous regrettons le plus de passer sous silence.
* * * * *
«Je vous dirais bien des choses, du fond de l'ennui où je suis plongé, de profundis clamarem ad te; mais il faut que je m'interdise ces folies. Elles n'ôtent rien au mal, et l'on prend la ridicule habitude de se plaindre. Nous avons tant de ridicules que nous ne connaissons pas, qu'il faut, du moins autant que nous le pouvons, nous garder de ceux qui sont manifestes. Vous m'avez dit un jour qu'en sortant du collège je devais être exagéré et en proie aux sottes manies qui ont travaillé toute cette jeunesse d'alors, mais qu'aujourd'hui, sans doute, j'étais vrai, et ne jouais pas à l'ennui et au dégoût. Ah; n'en doutez pas; si je n'ai pas de bon sens, j'ai du moins un peu de ce goût qui est le bon sens de l'esprit, et rien, à mon jugement, n'est plus choquant, surtout à notre âge, que ces affectations de collège. Dieu merci, je ressemble assez peu à ce que j'étais dans ce temps-là; et si j'affectais quelque chose, ce serait de faire oublier ma personne d'alors. J'ai le malheur de m'ennuyer aujourd'hui comme je faisais sous la grille de Stanislas, voilà la ressemblance. A cette époque de mon ennui, j'en disais plus qu'il n'y en avait, aujourd'hui j'en dis moins qu'il n'y en a, voilà la différence.
* * * * *
«Le jour est triste, et je suis comme le jour; ah[8], mon ami, que sommes-nous; ou plutôt que suis-je, pour souffrir ainsi sans relâche de toutes choses autour de moi et voir mon humeur suivre les variations de la lumière? J'ai pensé quelque temps que cette sensibilité bizarre était un travers de ma jeunesse qui disparaîtrait avec elle. Mais le progrès des ans, en quoi j'espérais, me fait voir que j'ai un mal incurable et qui va s'aigrissant. Los journées les plus unies, les plus paisibles, sont encore pour moi traversées de mille accidents imperceptibles qui n'atteignent que moi. Cela s'élève à des degrés que vous ne pourriez croire. Aussi qu'y a-t-il de plus rompu que ma vie, et quel fil si léger qui soit plus mobile que mon âme? J'ai à peine écrit quelques pages de ce travail qui avait d'abord tant d'attraits; qui sait quand je le terminerai? Mais j'y mettrai le dernier mot assurément; je ne veux pas accepter le dédit cent fois offert par ce mien esprit, le plus inconstant et le plus prompt au dégoût qui fut jamais. Vaille que vaille, vous aurez cette pièce, pièce en effet, et des plus pesantes.
[Note 8: Nous avons conservé scrupuleusement la ponctuation de l'original. Une particularité digne de remarque dans un texte rempli de si douloureuses exclamations, c'est l'absence de points d'exclamation. Il nous semble que la ponctuation d'un manuscrit est comme l'allure de l'homme, l'inflexion de la voix, le geste, la prononciation, une manière d'être par laquelle le caractère se révèle, et que l'observation psychologique ne devrait point négliger. Dans les premiers jours de notre invasion romantique, de critiques malins remarquèrent l'abus des signes apostrophiques. C'est peut-être la crainte et l'horreur de cette sorte d'emphase qui suggéra à George Guérin le besoin de supprimer entièrement le point admiratif, même dans les endroits où la règle grammaticale l'exige.]
«…Si j'en croyais mes lueurs de bon sens, je renoncerais pour toute ma vie à écrire un seul mot de composition. Plus j'avance, plus le fantôme (l'idéal) s'élève et devient insaisissable. Ce mot propre, cette expression, la seule qui convient, dont parle La Bruyère, je n'ai jamais reconnu, au contentement de mon esprit, que je l'eusse trouvé: et, l'eusse-je attrapé, reste l'arrangement et les combinaisons infinies, et la variété, et le piquant, et le solide, et la nouveauté dans les termes usés; l'imprévu, l'image dans le mot, et le contour, la justesse des proportions, enfin tout, le don d'écrire, le talent; et de tout cela, je n'ai guère que la bonne volonté.—Pardonnez-moi ce cours de rhétorique. Il faut garder et couvrir ces choses. Fi donc, le pédant.»
Pour qui aura lu attentivement le Centaure, cette recherche scrupuleuse et hardie dont la prétendue insuffisance est confessée ici avec trop de modestie, est clairement révélée. Mais, au risque de passer pour un pédant nous-même, nous n'hésiterons pas à dire qu'il faut lire deux et même trois fois le Centaure pour en apprécier les beautés, la nouveauté de la forme, l'originalité non abrupte et sauvage, mais raisonnée et voulue, de la phrase, de l'image, de l'expression et du contour. On y verra une persistance laborieuse pour resserrer dans les termes poétiques les plus élevés et les plus concis une idée vaste, profonde et mystérieuse, comme ce monde primitif à demi épanoui dans sa fraîcheur matinale, à demi assoupi encore dans la placenta divin. C'est en cela que la nature de ce petit chef-d'oeuvre nous semble différer essentiellement de la manière de M. Ballanche, qui, à défaut des termes poétiques, n'hésite pas à employer les termes philosophiques modernes, et aussi de Chénier, qui ne songe qu'à reproduire l'élégance, la pureté et comme la beauté sculpturale des Grecs[9].
[Note 9: Un vieux ami de province, que j'ai consulté avant de me déterminer à publier le Centaure, m'a écrit à ce sujet une lettre trop remarquable pour que je ne me fasse pas un devoir de la citer en entier. C'est un renseignement que je lui demandais, et qu'il a eu la bonté de me donner pour moi seul. Je ne crois pas lui déplaire en insérant ici cet examen rapide, mais exact et important, des tentatives d'imitation grecque qui ont enrichi notre littérature. Ce petit travail pourrait servir de canevas aux critiques qui voudraient le développer. Il servira aussi d'excellente préface aux fragments de M. de Guérin, et l'approbation d'un juge aussi érudit aurait, au besoin, plus de poids que la mienne:
«Cette ébauche du Centaure me frappe surtout comme exprimant le sentiment grec grandiose, primitif, retrouvé et un peu refait à distance par une sorte de réflexion poétique et philosophique. Ce sentiment-là, par rapport à la Grèce, ne se retrouve dans la littérature française que depuis l'école moderne. Avant l'Homère d'André Chénier, les Martyrs de Chateaubriand, l'Orphée et l'Antigone_ de Ballanche, quelques pages de Quinet (Voyage en Grèce et Prométhée), on en chercherait les traces et l'on n'en trouverait qu'à peine dans notre littérature classique.
1° Il n'y a eu de contact direct entre l'ancienne Gaule et la Grèce que par la colonie grecque de Marseille. Ces influences grecques dans le midi de la Gaule n'ont pas été vaines. Il y eut tout une culture, et dans le chapitre v de son Histoire littéraire.
M. Ampère a très-bien suivi cette veine grecque légère, comme une petite veine d'argent, dans notre littérature. Encore aujourd'hui, il y a quelques mots grecs restés dans le provençal actuel, il y a des tours grammaticaux qui ont pu venir de là; mais ce sont de minces détails. Au moyen âge, toute trace fut interrompue. A la renaissance du seizième siècle, la langue et la littérature grecques rentrèrent presque violemment et à torrent dans la littérature française: il y eut comme engorgement au confluent. L'école de Ronsard et de Baïf se fit grecque en français par le calque des compositions et même la fabrique des mots; il y eut excès. Pourtant des parties belles, délicates ou grandes furent senties par eux et reproduites. Henri Estienne, l'un des meilleurs prosateurs du seizième siècle et des plus grands érudits, a fait un petit traité de la conformité de la langue française et de la langue grecque: il a relevé une grande quantité de locutions, de tours de phrase, d'idiotismes communs aux deux langues, et qui semblent indiquer bien moins une communication directe qu'une certaine ressemblance de génie. M. de Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, est de l'avis de Henri Estienne, et croit à la ressemblance du génie des deux langues. Pourtant, il faut le dire, toute cette renaissance grecque du seizième siècle, en France, fut érudite, pédantesque, pénible; le seul Amyot, par l'élégance facile de sa traduction de Plutarque, semble préluder à la Fontaine et à Fénelon.
«2° Avec l'école de Malherbe et de ses successeurs classiques, la littérature française se rapprocha davantage du caractère latin, quelque chose de clair, de précis, de concis, une langue d'affaires, du politique, de prose; Corneille, Malherbe, Boileau, n'avaient que très-peu ou pas du tout le sentiment grec. Corneille adorait Lucain et ce genre latin, Boileau s'attache à Juvénal. Racine sent bien plus les Grecs; mais, en bel esprit tendre, il sent et suit surtout ceux du second et du troisième âge, non pas Eschyle, non pas même Sophocle, mois plutôt Euripide; ses Grecs, à lui, ont monté l'escalier de Versailles et ont fait antichambre à l'Oeil-de-Boeuf. On voit dans la querelle des anciens et des modernes, où Racine et Boileau défendent Homère contre Perrault, combien il y avait peu, de part et d'autre, de sentiment vrai de l'antique. Mais la Fontaine, sans y songer, était alors bien plus Grec que tous de sentiment et de génie; dans Philémon et Baucis, par exemple, dans certains passages de la Mort d'Adonis ou de Psyché. Surtout Fénelon l'est par le goût, le délicat, la fin, le négligent d'un tour simple et divin; il l'est dans son Télémaque, dans ses essais de traduction d'Homère, ses Aventures d'Aristonoüs; il l'est partout par une sorte de subtilité facile et insinuante qui pénètre et charme: c'est comme une brise de ces belles contrées qui court sur ses pages. Massillon aussi, né à Hyères, a reçu un souffle de l'antique Massilie, et sa phrase abondante et fleurie rappelle Isocrate.
»3° Au dix-huitième siècle, en France, on est moins près du sentiment grec que jamais. Les littérateurs ne savent plus même le grec pour la plupart. Quelques critiques, comme l'abbé Arnaud, qui semblent se vouer à ce genre d'érudition avec enthousiasme, donnent plutôt une idée fausse. Bernardin de Saint-Pierre, sans tant d'étude, y atteint mieux par simple génie; héritier en partie de Fénelon, il a, dans Paul et Virginie, dans bien des pages de ses Études, dans cette page (par exemple) où il fait gémir Ariane abandonnée à Naxos et consolée par Bacchus, des retours de l'inspiration grecque et de cette muse heureuse; mais c'est le doux et le délicat plutôt que le grand qu'il en retrouve et en exprime. L'abbé Barthélémy, dans le Voyage d'Anarcharsis (si agréable et si utile d'ailleurs), accrédita un sentiment grec un peu maniéré et très-parisien, qui ne remontait pas au grand et ne rendait pas même le simple et le pur. Heureusement, André Chénier était né, et par lui la veine grecque est retrouvée.
»4° Au moment où l'école de David essaie, un peu en tâtonnant et en se guindant, de revenir à l'art grec, André Chénier y atteint en poésie. Dans son Homère, l'idée du grand et du primitif se retrouve et se découvre même pour la première fois. Dans l'étude de la statuaire grecque, on en resta ainsi longtemps au pur gracieux, à l'art joli et léché des derniers âges: ce n'est que tard qu'on a découvert la majesté reculée des marbres d'Égine, les bas-reliefs de Phidias, la Vénus de Milo.
»Peu après André Chénier, et, avant qu'on eût publié ses poëmes, M. de Chateaubriand, dans les Martyrs, retrouvait de grands traits de la beauté grecque antique; dans son Itinéraire, il a surtout peint admirablement le rivage de l'Attique. Il sent à merveille le Sophocle et le Périclès.
»Un homme qui ne sentait pas moins la Grèce dès la fin du dix-huitième siècle, est M. Joubert, sur lequel M. Sainte-Beuve a donné un article dans la Revue des Deux-Mondes: quelques pensées de lui sont ce qu'on a écrit de mieux en fait de critique littéraire des Grecs. Il aurait aimé le Centaure.
»Vous connaissez l'Orphée, et je n'ai point à vous en parler; mais à Ballanche, à Quinet (dans son Voyage en Grèce), il manque un peu trop, pour correctif de leur philosophie concevant et refaisant la Grèce, quelque chose de cette qualité grecque fine, simple et subtile, négligée et élégante, railleuse et réelle, de Paul-Louis Courier, ce vrai Grec, dont la figure, la bouche surtout, fendue jusqu'aux oreilles, ressemblait un peu à celle d'un faune.»] [FIN DE LA NOTE 9.]
Nul n'admire Ballanche plus que nous. Cependant nous ne pouvons nous défendre de considérer comme un notable défaut cette ressource technique qui l'a affranchi parfois du travail de l'artiste, et qui détruit l'harmonie et la plastique de son stylo, d'ailleurs si beau, si large et si coloré d'originalité primitive. La pièce de vers, malheureusement inachevée, qui est placée à la suite du Centaure, ne me paraît pas non plus, comme il pourra sembler à quelques-uns au premier abord, une imitation de la manière de Chénier. Ces doux essais de M. de Guérin ne sont point des pastiches de Ballanche et de Chénier, mais bien des développements et des perfectionnements tentés dans la voie suivie par eux. Il ne semble même pas s'être préoccupé de l'un ou de l'autre, car nulle part dans ses lettres, qui sont pleines de ses citations et de ses lectures, il n'a placé leur nom. Sans doute il les a admirés et sentis, mais il a dû, avant tout, obéir à son sentiment personnel, à son entraînement prononcé, et l'on peut dire passionné, vers les secrets de la nature. Il ne l'a point aimée en poëte seulement, il l'a idolâtrée. Il a été panthéiste à la manière de Goethe sans le savoir, et peut-être s'est-il assez peu soucié des Grecs, peut-être n'a-t-il vu en eux que les dépositaires des mythes sacrés de Cybèle, sans trop se demander si leurs poëtes avaient le don de la chanter mieux que lui. Son ambition n'est pas tant de la décrire que de la comprendre, et les derniers versets du Centaure révèlent assez le tourment d'une ardente imagination qui ne se contente pas des mots et des images, mais qui interroge avec ferveur les mystères de la création. Il ne lui faut rien moins pour apaiser l'ambition de son intelligence perdue dans la sphère des abstractions. Il ne se contenterait pas de peindre et de chanter comme Chénier, il ne se contenterait pas d'interpréter systématiquement comme Ballanche. Il veut savoir, il veut surprendre et saisir le sens caché des signes divins imprimés sur la face de la terre; mais il n'a embrassé que des nuages, et son âme s'est brisée dans cette étreinte au-dessus des forces humaines. C'est être déjà bien grand que d'avoir entrepris comme un vrai Titan d'escalader l'Olympe et de détrôner Jupiter. Un autre fragment de ses lettres exprimera avec grandeur et simplicité cet amour à la fois instinctif et abstrait de la nature.
«11 avril 1838.—Hier, accès de fièvre dans les formes; aujourd'hui, faiblesse, atonie, épuisement. On vient d'ouvrir les fenêtres; le ciel est pur et le soleil magnifique.
Ah! que ne suis-je assis à l'ombre des forets!
«Vous rirez de cette exclamation, puisqu'on ne voit pas encore aux arbres les plus précoces ces premiers boutons que Bernardin de Saint-Pierre appelle des gouttes de verdure. Mais peut-être qu'au sein des forêts, dans la saison où la vie remonte jusqu'à l'extrémité des rameaux, je recevrai quelque bienfait, et que j'aurai ma part dans l'abondance de la fécondité et de la chaleur. Je reviens, comme vous voyez, à mes anciennes imaginations sur les choses naturelles, invincible tendance de ma pensée, sorte de passion qui me donne des enthousiasmes, des pleurs, des éclats de joie, et un éternel aliment de songerie. Et pourtant, je ne suis ni physicien, ni naturaliste, ni rien de savant. Il y a un mot qui est le dieu de mon imagination, le tyran, devrais-je dira, qui la fascine, l'attire, lui donne un travail sans relâche, et l'entraînera je ne sais où: c'est le mot de vie. Mon amour des choses naturelles ne va pas au détail et aux recherches analytiques et opiniâtres de la science, mais à l'universalité de ce qui est, à la manière orientale. Si je ne craignais de sortir de ma paresse et de passer pour fou, j'écrirais des rêveries à tenir en admiration toute l'Allemagne, et la France en assoupissement.»
Dans une autre lettre, il exprime l'identification de son être avec la nature d'une manière encore plus vive et plus matériellement sympathique.
«J'ai le coeur si plein, l'imagination si inquiète, qu'il faut que je cherche quelque consolation à tout cela en m'abandonnant avec vous. Je déborde de larmes, moi qui souffre si singulièrement des larmes des autres. Un trouble mêlé de douleurs et de charmes s'est emparé de toute mon âme. L'avenir plein de ténèbres où je vais entrer, le présent qui me comble de biens et de maux, mon étrange coeur, d'incroyables combats, des épanchements d'affection à entraîner avec soi l'âme et la vie et tout ce que je puis être; la beauté du jour, la puissance de l'air et du soleil, all, tout ce qui peut rendre éperdue une faible créature me remplit et m'environne. Vraiment je ne sais pas en quoi j'éclaterais s'il survenait en ce moment une musique comme celle de la Pastorale. Dieu me ferait peut-être la grâce de laisser s'en aller de toutes parts tout ce qui compose ma vie. Il y a pour moi tel moment où il me semble qu'il ne faudrait que la toucher du doigt le plus léger pour que mon existence se dissipât. La présence du bonheur me trouble, et je souffre infime d'un certain froid que je ressens; mais je n'ai pas fait deux pas au dehors que l'agitation me prend, un regret infini, une ivresse de souvenir, des récapitulations qui exaltent tout le passé et qui sont plus riches que la présence même du bonheur: enfin ce qui est, à ce qu'il semble, une loi de ma nature, toutes choses mieux ressenties que senties.—Demain, vous verrez chez vous quelqu'un de fort maussade, et en proie au froid le plus cruel. Ce sera le fol de ce soir.
Caddi come corpo inorto cade.
Adieu; la soirée est admirable; que la nuit qui s'apprête vous comble de sa beauté.»
Est-il beaucoup de pages de Werther qui soient supérieures à cette lettre écrite rapidement, non relue, car elle est à peine ponctuée, et jetée à la poste, dont elle porte le timbre comme toutes les autres?
Je ne puis résister au plaisir de transcrire mot à mot tout ce qu'il m'est permis de publier.
«Le ciel de ce soir est digne de la Grèce. Que faisons-nous pendant ces belles fêtes de l'air et de la lumière? Je suis inquiet et ne sais trop à quoi me dévouer; ces longs jours paisibles ne me communiquent pas le calme. Le soleil et la pureté de l'étendue me font venir toutes sortes d'étranges pensées dont mon esprit s'irrite. L'infini se découvre davantage et les limites sont plus cruelles; que sais-je enfin? je ne vous répéterai pas mes ennuis; c'est une vieille ballade dont je vous ai bercé jusqu'au sommeil.—J'ai songé aujourd'hui au petit usage que nous faisions de nos jours; je ne parle pas de l'ambition, c'est dans ce temps chose si vulgaire, et les gens sont travaillés de rêves si ridicules, qu'il faut se glorifier dans sa paresse et se faire, au milieu de tant d'esprits éclatants, une auréole d'obscurité: je veux dire que nous vivons plus tourmentés par notre imagination que ne l'était Tantale par la fraîcheur de l'eau qui irritait ses lèvres et le charmant coloris des fruits qui fuyaient sa faim. J'ai tout l'air de mettre ici la vie dans les jouissances, et je ne m'en défendrai pas trop, le tout bien entendu dans les intérêts de notre immortel esprit et pour son service bien compris; car disait Shéridan, si la pensée est lente à venir, un verre de bon vin la stimule, et quand elle est venue, un bon verre de vin la récompense. Ah! oui, n'en déplaise aux spiritualistes et partant à moi-même, un verre de bon vin est l'âme de notre âme, et vaut mieux pour le profit intérieur que toutes les chansons dont on nous repaît. Mais je parle comme un hôte du Caveau, moi qui voulais dira simplement que la vie ne vaut pas une libation….
* * * * *
Débrouillez tout cela si vous pouvez. Pour moi, grâce à Dieu, je commence à me soucier assez peu de ce qui peut se passer on moi, et veux enfin me démêler de moi-même en plantant là cette psychologie qui est un mot disgracieux et une manie de notre siècle.»
* * * * *
Il avait pourtant la conscience de son génie, car il dit quelque part:
* * * * *
«Je ne tirerai jamais rien de bon de ce maudit cerveau où cependant, j'en suis sûr, loge quelque chose qui n'est pas sans prix; c'est la destinée de la perle dans l'huître au fond de l'Océan. Combien, et de la plus belle eau, qui ne seront jamais tirées à la lumière!»
Ailleurs il se raille lui-même et sans amertume, sans dépit contre la gloire qui ne vient pas à lui, et qu'il ne veut pas chercher.
«Vous voulez donc que j'écrive quelque folie sur ce fol de Benvenuto? Ce ne sera que vision d'un bout à l'autre. Ni l'art, ni l'histoire ne s'en trouveront bien. Je n'ai pas l'ombre d'une idée sur l'idéal, et l'histoire ne connaît point de galant homme plus ignorant que moi à son endroit. N'importe, je vous obéirai. N'êtes-vous pas pour moi tout le public et la postérité? Mais ne me trouvez-vous pas plaisant avec ce mot où sont renfermés tous les hommes à venir qui se transmettront fidèlement de l'un à l'autre la plus complète ignorance du nom de votre pauvre serviteur? Je veux dire que je n'aspire qu'à vous, à votre suffrage, et que je fais bon marché de tout le reste, la postérité comprise, pour être aussi sage que le renard gascon.»
Une seule fois il exprime la fantaisie de se faire imprimer dans une Revue «pour battra un peu monnaie,» et presque aussitôt il abandonne ce projet en disant: «Mais je n'ai dans la tête que des sujets insensés!… Hélas! rien n'est beau comme l'idéal; mais aussi quoi de plus délicat et de plus dangereux à toucher! Ce rêve si léger se change en plomb souvente fois dont on est rudement froissé. Je finirai ma complainte aujourd'hui par un vers de celle du Juif errant:
«Hélas! mon Dieu!»
* * * * *
Il y a des mots admirables jetés ça et là dans ses lettres, de ceux que les écrivains de profession mettent en réserve pour les enchâsser au bout de leurs périodes comme le gros diamant au faîte du diadème. Il dit quelque part:
«Quand je goûte cette sorte de bien-être dans l'irritation, je ne puis comparer ma pensée (c'est presque fou) qu'à un feu du ciel qui frémit à l'horizon entre deux mondes.»
Et, vers la un de la même lettre, il raconte que ses parentes s'inquiètent de l'altération de ses traits; cependant il leur cache le ravage intérieur de la maladie.
«Ah! disent-elles en se ravisant, c'est le retranchement de vos cheveux qui vous rend d'une mine si austère.—Les cheveux repousseront, et il n'y aura que plus d'ombre.»
J'ai cité autant que possible, main j'ai dû taire tout ce qui tient à la vie intérieure. C'est pourtant là que se révèle le coeur du poëte. Ce coeur, je puis l'attester, quoi qu'en dise le noble rêveur qui s'accuse et se tourmente sans cesse comme à plaisir, est aussi délicat, aussi affectueux, aussi large que son intelligence. L'amitié est sentie et exprimée par lui de la façon la plus exquise et la plus profonde. L'amour aussi est placé là comme une religion; mais peut-être cet amour de poëte ne se contente-t-il absolument que dans les choses incréées. Quoi qu'il en soit, et bien qu'à toute page un gémissement lui échappe, cet homme qui, dans son culte de l'idéal, voudrait n'idéaliser lui-même et ne sait pas s'habituer à l'infirmité de sa propre nature, cet homme est indulgent aux autres, fraternel, dévoué avec une sorte de stoïcisme, esclave de sa parole, simple dans ses goûts, charmé de la vue d'un camélia, résigné à la maladie, heureux d'être couché, tranquille derrière ses rideaux, «et plus près naturellement du pays des songes.» Il n'a d'amertume que contre la mobilité de son humeur et la susceptibilité excessive d'une organisation sans doute trop exquise pour supporter la vie telle qu'elle est arrangée en ce triste monde. Qu'a-t-il donc manqué à cet enfant privilégié du ciel? Qu'eût-il donc fallu pour que cette sensitive, si souvent froissée et repliée sur elle-même, s'ouvrît aux rayons d'un soleil bienfaisant? C'est précisément le soleil de l'intelligence, c'est la foi; c'est une religion, une notion nette et grande de sa mission en ce monde, des causes et des fins de l'humanité, des devoirs de l'homme par rapport a ses semblables et des droits de ce même homme envers la société universelle. C'est là ce secret terrible que le Centaure cherchait sur les lèvres de Cybèle endormie, ce son mystérieux qu'il eût voulu recueillir sur la pierre magique où Apollon avait posé sa lyre. Il sentait l'infini dans l'univers, mais il ne le sentait pas en lui-même. Effrayé de ce néant imaginaire qui a tant posé sur l'âme de Byron et des grands poëtes sceptiques, il eût voulu se réfugier dans les demeures profondes des antiques divinités, symboles imparfaits de la vie partout féconde, éternelle et divine; il eût voulu dissoudre son être dans les éléments, dans les bois, dans les eaux, dans ce qu'il appelle les choses naturelles; il eût voulu dépouiller son être comme un vêtement trop lourd, et remonter comme une essence subtile dans le sein du Créateur, pour savoir ce que signifie cette vie d'un jour sur la terre et ce silence qui règne en deçà du berceau comme au delà de la tombe.
Dira-t-on que ce fut là un rêveur, un insensé, et que cette existence flétrie, cette mort désolée sont des faits individuels, des maladies de l'esprit qui ne prouvent rien contre l'organisation de la société humaine? Où donc est le tort, dira-t-on peut-être, si les individus agitent de telles questions dans leur sein, que la société ne puisse les résoudre? En admettant l'humanité aussi continuellement progressive que vous la rêvez, n'y aura-t-il pas, dans des âges plus avancés, des individus qui seront encore en avant de leur siècle? N'y en aura-t-il pas tant que l'humanité subsistera, et sera-t-elle coupable chaque fois qu'une avidité dévorante poussera quelques-uns de ses membres à troubler son cours auguste et mesuré par l'impatience de leur idéal et le mépris dos croyances reçues?
Il serait facile de répondre à de telles questions; mais les esprits qui condamnent ainsi les idéalistes impatients du temps présent n'ont pas mission pour juger de la société future. Ont-ils le droit d'y jeter seulement un regard, eux qui n'ont pas la volonté de moraliser et d'élever les intérêts de la vie actuelle? eux qui n'ont ni respect, ni sympathie, ni pitié pour les tortures des âmes tendres et religieuses, veuves de toute religion et de toute charité? eux qui vivent des bienfaits de la terre sans rechercher la source d'où ils découlent? eux qui ont fait le siècle athée et qui exploitent l'athéisme, regardant naître et mourir avec une ironique tolérance les religions qui essaient d'éclore et celles qui sont à leur déclin? eux qui consacrent en théorie le principe du dogme éternel de l'égalité, de la liberté et de la fraternité, en maintenant dans le fait l'esclavage, l'inégalité, la discorde? Qu'a-t-elle donc fait pour notre éducation morale, et que fait-elle pour nos enfants, cette société conservée avec tant d'amour et de soin? Pour nous, ce furent des prêtres investis de la puissance gouvernementale qui tyrannisaient nos consciences sans permettre l'exercice de la raison humaine. Pour nos enfants, ce sont des athées qui, ne s'inquiétant ni de la raison ni de la conscience, leur prêchent pour toute doctrine le maintien d'un ordre monstrueux, inique, impossible. Étonnez-vous donc que cette génération produise des intelligences qui avariant faute d'un enseignement fuit pour elles, et des cerveaux qui se brisent dans la rechercha d'une vérité que vous flétrissez de ridicule, que vous traitez de folie coupable et d'inaptitude à la vie sociale? Il vous sied mal, en vérité, de dire que ceux-là sont des fous, car vous êtes insensés vous-mêmes du croire à un ordre basé sur l'absence de tout principe de justice et de vérité. Nos enfants n'accepteront pas vos enseignements, et, si vous réussissez à les corrompre, ce ne sera pas à votre profit.
Peut-être un jour vous diront-ils à leur tour:—Laissez-nous pleurer nos martyrs, nous autres poëtes sans patrie, lyres brisées, qui savons bien la cause de leur gémissement et du nôtre. Vous ne comprenez pas le mal qui les a tués; eux-mêmes ne l'ont pas compris. Pour voir clair en soi-même, pour s'expliquer ces langueurs, ces découragements, pour trouver un nom à ces ennuis sans fin, à ces désirs insaisissables et sans forme connue, il faudrait avoir déjà une première initiation; et, dans ce temps de décadence et de transformation, les plus grandes intelligences ne l'ont eue que bien tard et ne l'ont conquise qu'après de bien rudes souffrances. Saint Augustin n'avait-il pas le spleen, lui aussi, et savait-il, avant d'ouvrir les yeux au christianisme, quelle lumière lui manquait pour dissiper les ténèbres de son âme? Si quelques-uns d'entre nous aujourd'hui ouvrent aussi les yeux à une lumière nouvelle, n'est-ce pas que la Providence les favorise étrangement? et ne leur faut-il pas chercher, ce grain de foi dans l'obscurité, dans la tourmente, assaillis par le doute, l'absence de toute sympathie, de tout exemple, de tout concours fraternel, de toute protection dans les hautes régions de la puissance? Où sont donc les hommes forts qui se sont levés dans un concile nouveau pour dire: «Il importe de s'enquérir enfin des secrets de la vie et de la mort, et de dire aux petits et aux simples ce qu'ils ont à faire en ce monde.» Ils savent bien déjà que Dieu n'est pas un vain mot, et qu'il ne les a pas créés pour servir, pour mendier ou pour conquérir leur vie par le meurtre et le pillage. Essayez de parler enfin à vos frères coeur à coeur, conscience à conscience; vous verrez bien que des langues que vous croyez muettes se délieront, et que de grands enseignements monteront d'en bas vers vous, tandis que la lumière d'en haut descendra sur vos têtes. Essayez… mais vous ne le pouvez pas, occupés que vous êtes de reprendre et de recrépir de toutes parts ces digues que le flot envahit; l'existence matérielle de cette société absorbe tous vos soins et dépasse toutes vos forces. En attendant, les puissances de l'esprit se développent et se dressent de toutes parts autour de vous. Parmi ces spectres menaçants, quelques-uns s'effacent et rentrent dans la nuit, parce que l'heure de la vie n'a pas sonné, et que le souffle impétueux qui les animait ne pouvait lutter plus longtemps dans l'horreur de ce chaos; mais il en est d'autres qui sauront attendre, et vous les retrouverez debout pour vous dire: Vous avez laissé mourir nos frères, et nous, nous ne voulons pas mourir.
LE CENTAURE.
J'ai reçu la naissance dans les antres de ces montagnes. Comme le fleuve de cette vallée dont les gouttes primitives coulent de quelque roche qui pleure dans une grotte profonde, le premier instant de ma vie tomba dans les ténèbres d'un séjour reculé et sans troubler son silence. Quand nos mères approchent de leur délivrance, elles s'écartent vers les cavernes, et, dans le fond des plus sauvages, au plus épais de l'ombre, elles enfantent sans élever une plainte des fruits silencieux comme elles-mêmes. Leur lait puissant nous fait surmonter sans langueur ni lutte douteuse les premières difficultés de la vie; et cependant nous sortons de nos cavernes plus tard que vous de vos berceaux. C'est qu'il est répandu parmi nous qu'il faut soustraire et envelopper les premiers temps de l'existence, comme des jours remplis par les dieux. Mon accroissement eut son cours presque entier dans les ombres où j'étais né. Le fond de mon séjour se trouvait si avancé dans l'épaisseur de la montagne que j'eusse ignoré le côté de l'issue, si, détournant quelquefois dans cette ouverture, les vents n'y eussent jeté des fraîcheurs et des troubles soudains. Quelquefois aussi, ma mère rentrait environnée du parfum des vallées ou ruisselante des flots qu'elle fréquentait. Or, ces retours qu'elle faisait, sans m'instruire jamais des vallons et des fleuves, mais suivie de leurs émanations, inquiétaient mes esprits et je rôdais tout agité dans mes ombres. Quels sont-ils, me disais-je, ces dehors[10] où ma mère s'emporte, et qu'y règne-t-il de si puissants qui l'appelle à soi si fréquemment?
[Note 10: Cette expression est étrange, peu grammaticale, peut-être; mais je n'en vois pas de plus belle et de plus saisissante pour rendre le sentiment mystérieux d'un monde inconnu. Un tel écrivain eût été contesté sans doute, mais il eût fait faire de grands progrès à notre langue, quoi qu'on eût pu dire.]
Mais qu'y ressent-on de si opposé qu'elle en revienne chaque jour diversement émue? Ma mère rentrait, tantôt animée d'une joie profonde, et tantôt triste et traînante et comme blessée. La joie qu'elle rapportait se marquait de loin dans quelques traits de sa marche et s'épandait de ses regards. J'en éprouvais des communications dans tout mon sein; mais ses abattements me gagnaient bien davantage et m'entraînaient bien plus avant dans les conjectures où mon esprit se portait. Dans ces moments, je m'inquiétais de mes forces, j'y reconnaissais une puissance qui ne pouvait demeurer solitaire, et, me prenant, soit à secouer mes bras, soit à multiplier mon galop dans les ombres spacieuses de la caverne, je m'efforçais de découvrir dans les coups que je frappais au vide, et par l'emportement des pas que j'y faisais, vers quoi mes bras devaient s'étendre et mes pieds m'emporter…. Depuis j'ai noué mes bras autour du buste des centaures, et du corps des héros, et du tronc des chênes; mes mains ont tenté les rochers, les eaux, les plantes innombrables et les plus subtiles impressions de l'air, car je les élève dans les nuits aveugles et calmes pour qu'elles surprennent les souffles et en tirent des signes pour augurer mon chemin; mes pieds, voyez, ô Mélampe, comme ils sont usés! Et cependant, tout glacé que je suis dans ces extrémités de l'âge, il est des jours où, en pleine lumière, sur les sommets, j'agite de ces courses de ma jeunesse dans la caverne, et, pour le même dessein, brandissant mes bras et employant tous les restes de ma rapidité.
Ces troubles alternaient avec de longues absences de tout mouvement inquiet. Dès lors, je ne possédais plus d'autre sentiment dans mon être entier que celui de la croissance et des degrés de vie qui montaient dans mon sein. Ayant perdu l'amour de l'emportement et retiré dans un repos absolu, je goûtais sans altération le bienfait des dieux qui se répandait en moi. Le calme et les ombres président au charme secret du châtiment de la vie. Ombres qui habitez les cavernes de ces montagnes, je dois à vos soins silencieux l'éducation cachée qui m'a si fortement nourri, et d'avoir, sous votre garde, goûté la vie toute pure et telle qu'elle me venait sortant du sein des dieux! Quand je descendis de votre asile dans la lumière du jour, je chancelai et ne la saluai pas, car elle s'empara de moi avec violence, m'enivrant comme eût fait une liqueur soudainement versée dans mon sein, et j'éprouvai que mon être, jusque-là si ferme et si simple, s'ébranlait et perdait beaucoup de lui-même, comme s'il eût dû se disperser dans les vents.
O Mélampe, qui voulez savoir la vie des centaures, par quelle volonté des dieux avez-vous été guidé vers moi, le plus vieux et le plus triste de tous? Il y a longtemps que je n'exerce plus rien dans leur vie. Je ne quitte plus ce sommet de montagne où l'âge m'a confiné. La pointe de mes flèches ne me sert plus qu'à déraciner les plantes tenaces; les lacs tranquilles me connaissent encore, mais les fleuves m'ont oublié. Je vous dirai quelques points de ma jeunesse; mais ces souvenirs, issus d'une mémoire altérée, se traînent comme les flots d'une libation avare en tombant d'une urne endommagée. Je vous ai exprimé aisément les premières années, parce qu'elles furent calmes et parfaites; c'était la vie seule et simple qui m'abreuvait, cela se retient et se récite sans peine. Un dieu, supplié de raconter sa vie, la mettrait en deux mots, ô Mélampe!
L'usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d'agitation, Je vivais de mouvement et ne connaissais pas de borne à mes pas. Dans la fierté de mes forces libres, j'errais m'étendant de toutes parts dans ces déserts. Un jour que je suivais une vallée où s'engagent peu les centaures, je découvris un homme qui côtoyait le fleuve sur la rive contraire. C'était le premier qui s'offrit à ma vue; je le méprisai. Voilà tout au plus, me dis-je, la moitié de mon être! Que ses pas sont courts et sa démarche malaisée! Ses yeux semblent mesurer l'espace avec tristesse. Sans doute, c'est un centaure renversé par les dieux et qu'ils ont réduit à se traîner ainsi.
Je me délassais souvent de mes journées dans le lit des fleuves. Une moitié de moi-même cachée dans les eaux, s'agitait pour le surmonter, tandis que l'autre s'élevait tranquille et que je portais mes bras oisifs bien au-dessus des flots. Je m'oubliais ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînements de leur cours, qui m'emmenait au loin et conduisait leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien de fois, surpris par la nuit, j'ai suivi les courants sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées l'influence nocturne des dieux! Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne laisser plus qu'un léger sentiment de mon existence répandu par tout mon être avec une égale mesure, comme, dans les eaux où je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. Mélampe, ma vieillesse regrette les fleuves; paisibles la plupart et monotones, ils suivent leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une sagesse plus bienfaisante que celle des hommes. Quand je sortais de leur sein, j'étais suivi de leurs dons, qui m'accompagnaient des jours entiers et ne se retiraient qu'avec lenteur, à la manière des parfums.
Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des courses les plus violentes, il m'arrivait de rompre subitement mon galop, comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue par les emportements où j'étais. Autrefois j'ai coupé dans les forêts des rameaux qu'en courant j'élevais par-dessus ma tête; la vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage, qui ne rendait plus qu'un frémissement léger; mais, au moindre repos, le vent et l'agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à l'interruption subite des carrières impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans tout mon sein. Je l'entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu'elle avait pris dans l'espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n'est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée. Cependant, la tête inclinée au vent qui m'apportait le frais, je considérais la cime des montagnes devenues lointaines en quelques instants, les arbres des rivages et les eaux des fleuves, celles-ci portées d'un cours traînant, ceux-là attachés dans le sein de la terre, et mobiles seulement par leurs branchages soumis au souffle de l'air qui les font gémir. «Moi seul, me disais-je, j'ai le mouvement libre, et j'emporte à mon gré ma vie de l'un à l'autre bout de ces vallées. Je suis plus heureux que les torrents qui tombent des montagnes pour n'y plus remonter. Le roulement de mes pas est plus beau que les plaintes des bois et que les bruits de l'onde; c'est le retentissement du centaure errant et qui se guide lui-même.» Ainsi, tandis que mes flancs agités possédaient l'ivresse de la course, plus haut j'en ressentais l'orgueil, et, détournant la tête, je m'arrêtais quelque temps à considérer ma croupe fumante.
La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes tourmentées par les vents: elle agite de tous côtés les riches présents de la vie, et toujours quelque profond murmure règne dans son feuillage. Vivant avec l'abandon des fleuves, respirant sans cesse Cybèle, soit dans le lit des vallées, soit à la cime des montagnes, je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée. Mais lorsque la nuit, remplie du calme des dieux, me trouvait sur le penchant des monts, elle me conduisait à l'entrée des cavernes, et m'y apaisait comme elle apaise les vagues de la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations qui écartaient le sommeil sans altérer mon repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés dans l'antre et la tête sous le ciel, je suivais le spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui m'avait pénétré durant le jour se détachait de moi goutte à goutte, retournant au sein paisible de Cybèle, comme après l'ondée les débris de la pluie attachée aux feuillages font leur chute et rejoignent les eaux. On dit que les dieux marins quittent, durant les ombres, leurs palais profonds, et, s'asseyant sur les promontoires, étendent leurs regards sur les flots. Ainsi je veillais ayant à mes pieds une étendue de vie semblable à la mer assoupie. Rendu à l'existence distincte et pleine, il me paraissait que je sortais de naître, et que des eaux profondes et qui m'avaient conçu dans leur sein venaient de me laisser sur le haut de la montagne, comme un dauphin oublié sur les sirtes par les flots d'Amphitrite.
Mes regards couraient librement et gagnaient les points les plus éloignés. Gomme des rivages toujours humides, le cours des montagnes du couchant demeurait empreint de lueurs mal essuyées par les ombres. Là survivaient, dans les clartés pâles, des sommets nus et purs. Là, je voyais descendre tantôt le dieu Pan, toujours solitaire, tantôt le choeur des divinités secrètes, ou passer quelque nymphe des montagnes enivrée par la nuit. Quelquefois les aigles du mont Olympe traversaient le haut du Ciel et s'évanouissaient dans les constellations reculées ou sous les bois inspirés. L'esprit des dieux, venant à s'agiter, troublait soudainement le calme des vieux chênes.
Vous poursuivez la sagesse, ô Mélampe! qui est la science de la volonté des dieux, et vous errez parmi les peuples comme un mortel égaré par les destinées. Il est dans ces lieux une pierre qui, dès qu'on la touche, rend un son semblable à celui des cordes d'un instrument qui se rompent, et les hommes racontent qu'Apollon, qui chassait son troupeau dans ces déserts, ayant mis sa lyre sur cette pierre, y laissa cette mélodie. O Mélampe, les dieux errants ont posé leur lyre sur les pierres, mais aucun… aucun ne l'y a oubliée. Au temps où je veillais dans les cavernes, j'ai cru quelquefois que j'allais surprendre les rêves de Cybèle endormie, et que la mère des dieux, trahie par les songes, perdrait quelques secrets; mais je n'ai jamais reconnu que des sons qui se dissolvaient dans le souffle de la nuit, ou des mots inarticulés comme le bouillonnement des fleuves.
«O Macarée, me dit un jour le grand Chiron dont je suivais la vieillesse, nous sommes tous deux centaures des montagnes, mais que nos pratiques sont opposées! Vous le voyez, tous les soins de mes journées consistent dans la recherche des plantes, et vous, vous êtes semblable à ces mortels qui ont recueilli sur les eaux ou dans les bois et porté à leurs lèvres quelques fragments du chalumeau rompu par le dieu Pan. Dès lors ces mortels, ayant respiré dans ces débris du dieu un esprit sauvage ou peut-être gagné quelque fureur secrète, entrent dans les déserts, se plongent aux forêts, côtoient les eaux, se mêlent aux montagnes, inquiets et portés d'un dessein inconnu. Les cavales aimées par les vents dans la Scythie la plus lointaine, ne sont ni plus farouches que vous, ni plus tristes le soir, quand l'Aquilon s'est retiré. Cherchez-vous les dieux, ô Macarée, et d'où sont issus les hommes, les animaux et les principes du feu universel? Mais le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ces secrets, et les nymphes qui l'entourent décrivent en chantant un choeur éternel devant lui, pour couvrir ce qui pourrait s'évader de ses lèvres entr'ouvertes par le sommeil. Les mortels qui toucheront les dieux par leur vertu, ont reçu de leurs mains des lyres pour charmer les peuples, ou des semences nouvelles pour les enrichir, mais rien de leur bouche inexorable.
»Dans ma jeunesse, Apollon m'inclina vers les plantes, et m'apprit à dépouiller dans leurs veines les sucs bienfaisants. Depuis j'ai gardé fidèlement la grande demeure de ces montagnes, inquiet, mais me détournant sans cesse à la quête des simples, et communiquant les vertus que je découvre. Voyez-vous d'ici la cime chauve du mont Oeta? Alcide l'a dépouillée pour construire son bûcher. O Macarée! les demi-dieux, enfants des dieux, étendent la dépouille des lions sur les bûchers, et se consument au sommet des montagnes! les poisons de la terre infectent le sang reçu des immortels! Et nous, centaures engendrés par un mortel audacieux dans le sein d'une vapeur semblable à une déesse, qu'attendrions-nous du secours de Jupiter, qui a foudroyé le père de notre race? Le vautour des dieux déchire éternellement les entrailles de l'ouvrier qui forma le premier homme. O Macarée! hommes et centaures reconnaissent pour auteurs de leur sang des soustracteurs du privilège des immortels, et peut-être que tout ce qui se meut hors d'eux-mêmes n'est qu'un larcin qu'on leur a fait, qu'un léger débris de leur nature emporté au loin, comme la semence qui vole, par le souffle tout-puissant du destin. On publie qu'Égée, père de Thésée, cacha sous le poids d'une roche, au bord de la mer, des souvenirs et des marques à quoi son fils pût un jour reconnaître sa naissance. Les dieux jaloux ont enfoui quelque part les témoignages de la descendance des choses; mais au bord de quel océan ont-ils roulé la pierre qui les couvre, ô Macarée!»
Telle était la sagesse où me portait le grand Chiron. Réduit à la dernière vieillesse, le centaure nourrissait dans son esprit les plus hauts discours. Son buste encore hardi s'affaissait à peine sur ses flancs qu'il surmontait en marquant une légère inclinaison, comme un chêne attristé par les vents, et la force de ses pas souffrait à peine de la perte des années. On eût dit qu'il retenait des restes de l'immortalité autrefois reçue d'Apollon, mais qu'il avait rendue à ce dieu.
Pour moi, ô Mélampe, je décline dans la vieillesse, calme comme le coucher des constellations. Je garde encore assez de hardiesse pour gagner le haut des rochers où je m'attarde soit à considérer les nuages sauvages et inquiets, soit à voir venir de l'horizon les Ilyades pluvieuses, les Pléiades ou le grand Orion; mais je reconnais que je me réduis et me perds rapidement comme une neige flottant sur les eaux, et que prochainement j'irai me mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre.
* * * * *
FRAGMENT
Non, ce n'est plus assez de la roche lointaine
Où mes jours, consumés à contempler les mers,
Ont nourri dans mon sein un amour qui m'entraîne
A suivre aveuglément l'attrait des flots amers.
Il me faut sur le bord une grotte profonde
Que l'orage remplit d'écume et de clameurs,
Où, quand le dieu du jour se lève sur le monde,
L'oeil règne et se contente au vaste soin de l'onde,
Ou suit à l'horizon la fuite des rameurs.
J'aime Thétis, ses bords ont des sables humbles;
La pente qui m'attire y conduit mes pieds nus;
Son haleine a gonflé mes songes trop timides,
Et je vogue, en dormant, à des points inconnus.
L'amour, qui dans la sein des roches les plus dures
Tire de son sommeil la source des ruisseaux,
Du désir de la mer émeut ses faibles eaux,
La conduit vers le jour par des veines obscures,
Et qui, précipitant sa pente et ses murmures,
Dans l'abîme cherché termine ses travaux;
C'est le mien. Mon destin s'incline vers la plage.
Le secret de mon mal est au sein de Thétis.
J'irai, je goûterai les plantes du rivage,
Et peut-être en mon sein tombera le breuvage
Qui change en dieux des mers les mortels engloutis.
Non, je transporterai mon chaume des montagnes
Sur la pente du sable, aux bords pleins de fraîcheur;
Là, je verrai Thétis, répandant sa blancheur,
A l'éclat de ses pieds entraîner ses compagnes;
Là, ma pensée aura ses humides campagnes;
J'aurai même une barque et je serai pêcheur.
Ah! le dieux retirés aux antres qu'on ignore,
Les dieux secrets, plongés dans le charme des eaux,
Se plaisent à ravir un berger aux troupeaux,
Mes regards aux vallons, mon souffle aux chalumeaux,
Pour charger mon esprit du mal qui le dévore.
J'étais berger; j'avais plus de mille brebis.
Berger je suis encor, mes brebis sont fidèles;
Mais qu'aux champs refroidis languissent tes épis,
Et meurent dans mon sein les soins que j'eus pour elles,
Au cours de l'abandon je laisse errer leurs pas;
Et je me livre aux dieux que je ne connais pas!…
J'immolerai ce soir aux nymphes des montagnes.
* * * * *
Nymphes, divinités dont le pouvoir conduit
Les racines des bois et le cours des fontaines,
Qui nourrissent les airs de fécondes haleines,
Et des sources que Pan entretient toujours pleines,
Aux champs menez la vie à grands flots et sans bruit,
Comme la nuit répand le sommeil dans nos veines,
Dieux des monts et des bois, dieux nommés ou cachés,
De qui le charme vient à tous lieux solitaires;
Et toi, dieu des bergers à ces lieux attachés,
Pan, qui dans les forêts m'entr'ouvris tes mystères,
Vous tous, dieux de ma vie et que j'ai tant aimés,
De vos bienfaits en moi réveillez la mémoire,
Pour m'ôter ce penchant et ravir la victoire
Aux perfides attraits dans la mer enfermés.
Comme un fruit suspendu dans l'ombre du feuillage,
Mon destin s'est formé dans l'épaisseur des bois.
J'ai grandi, recouvert d'une chaleur sauvage,
Et le vent qui rompait le tissu de l'ombrage
Me découvrit le ciel pour la première fois.
Les faveurs da nos dieux m'ont touché dès l'enfance;
Mes plus jeunes regards ont aimé les forêts,
Et mes plus jeunes pas ont suivi le silence
Qui m'entraînait bien loin dans l'ombre et les secrets.
Mais le jour où, du haut d'une cime perdue,
Je vis (ce fut pour moi comme un brillant réveil!)
Le monde parcouru par les feux du soleil,
Et les champs et les eaux couchés dans l'étendue,
L'étendue enivra mon esprit et mes yeux;
Je voulus égaler mes regards à l'espace,
Et posséder sans borne, en égarant ma trace,
L'ouverture des champs avec celle des cieux.
Aux bergers appartient l'espace et la lumière,
En parcourant les monts ils épuisent le jour;
Ils sont chers à la nuit, qui s'ouvre tout entière
A leurs pas inconnus, et laisse leur paupière
Ouverte aux feux perdus dans leur profond séjour.
Je courus aux bergers, je reconnus leurs fêtes,
Je marchai, je goûtai le charme des troupeaux;
Et sur le haut des monts comme au sein des retraites,
Les dieux, qui m'attiraient dans leurs faveurs secrètes,
Dans des piéges divins prenaient mes sons nouveaux.
Dans les réduits secrets que le gazon recèle
Un vers, du jour éteint recueillant les débris,
Lorsque tout s'obscurcit, devient une étincelle,
Et, plein des traits perdus de la flamme éternelle,
Goûte encor le soleil dans l'ombre des abris.
Ainsi….
Le Centaure, qui est complet, et ce fragment de vers, qu'on pourrait intituler Glaucus, sont les seuls essais que nous ayons pu recueillir. Si les parents et les amis de M. de Guérin en retrouvaient d'autres, nous les engageons à les réunir et à les publier.
VIII
HARRIETT BEECHER STOWE
* * * * *
LA CASE DE L'ONCLE TOM
Ce livre est dans toutes les mains, dans tous les journaux. Il aura, il a déjà des éditions dans tous les formats[11]. On le dévore, on le couvre de larmes. Il n'est déjà plus permis aux personnes qui savent lire de ne l'avoir pas lu, et on regrette qu'il y ait tant de gens condamnés à ne le lire jamais: ilotes par la misère, esclaves par l'ignorance, pour lesquels les lois politiques ont été impuissantes jusqu'à ce jour à résoudre le double problème du pain de l'âme et du pain du corps.
[Note 11: En Amérique seulement, il a été tiré, la première année (1852), à plus de 200,000 exemplaires.]
Ce n'est donc pas, ce ne peut pas être une réclame officieuse que de revenir sur le livre de madame Stowe. Nous le répétons, c'est un hommage, et jamais oeuvre généreuse et pure n'en mérita un plus tendre et plus spontané. Elle est loin d'ici; nous ne la connaissons pas, celle qui a fait pénétrer dans nos coeurs des émotions si tristes et pourtant si douces. Remercions-la d'autant plus! Que la voix attendrie des femmes, que la voix généreuse des hommes et celle dos enfants, si adorablement glorifiés dans ce livre, et celle des opprimés de ce monde-ci, traversent les mers et aillent lui dire qu'elle est estimée, qu'elle est aimée!
Si le meilleur éloge qu'on puisse faire de l'auteur, c'est de l'aimer; le plus vrai qu'on puisse faire du livre, c'est d'en aimer les défauts. Il ne faut pas les passer sous silence, il ne faut pas en éluder la discussion, et il ne faut pas vous en inquiéter, vous qu'on raille de pleurer naïvement sur le sort des victimes au récit des événements simples et vrais.
Ces défauts-là n'existent que relativement à des conventions d'art qui n'ont jamais été, qui ne seront jamais absolues. Si les juges, épris de ce que l'on appelle la facture, trouvent des longueurs, des redites, de l'inhabileté dans ce livre, regardez bien, pour vous rassurer sur votre propre jugement, si leurs yeux sont parfaitement secs quand vous leur en lirez un chapitre pris au hasard.
Ils vous rappelleront bientôt ce sénateur de l'Ohio qui soutient à sa petite femme qu'il a fort bien fait de voter la loi de refus d'asile et de protection aux fugitifs, et qui, tout aussitôt, en prend deux dans sa carriole et les conduit lui-même, en pleine nuit, dans des chemins affreux où il se met plusieurs fois dans la boue jusqu'à la ceintura pour pousser à la roue et les empêcher de verse. Cet épisode charmant de l'Oncle Tom (hors'd'oeuvre si vous voulez) peint, on ne peut mieux, la situation de la plupart des hommes placés entre l'usage, le préjugé et leur propre coeur, bien autrement naïf et généreux que leurs institutions et leurs coutumes.
C'est l'histoire attendrissante et plaisante a la fois du grand nombre des critiques indépendants. Que ce soit en fait de questions sociales ou de questions littéraires, ceux qui prétendent juger froidement et au point de vue de la règle pure sont bien souvent aux prises avec l'émotion intérieure, et parfois ils en sont vaincus sans vouloir l'avouer. J'ai toujours été frappé et charmé de l'anecdote de Voltaire, raillant et méprisant les fables de la Fontaine, prenant le livre et disant: «Attendez, vous allez voir! la première venue!» Il en lit une: «Celle-là est passable; mais vous allez voir comme celle-ci est stupide!»
Il passe à une seconde. Il se trouve qu'elle est assez jolie. Une troisième le désarme encore. Enfin, las de chercher, il jette le volume en s'écriant avec un dépit ingénu: «Ce n'est qu'un ramassis de chefs-d'oeuvre!» Les grands esprits peuvent être bilieux et vindicatifs, mais dès qu'ils réfléchissent, il leur est impossible d'être injustes et insensibles.
Il en faut dire autant, proportion gardée, de tous les gens d'esprit qui font profession de juger avec l'esprit. Si leur esprit est de bon aloi, leur coeur ne résistera jamais à un sentiment vrai. Voilà pourquoi ce livre, mal fait suivant les règles du roman moderne en France, passionne tout le monde et triomphe de toutes les critiques, de toutes les discussions qu'il soulève dans les familles.
Car il est essentiellement domestique et familial, ce bon livre aux longues causeries, aux portraits soigneusement étudiés. Les mères de famille, les jeunes personnes, les enfants, les serviteurs, peuvent le lire et le comprendre, et les hommes, même les hommes supérieurs, ne peuvent pas le dédaigner. Nous ne dirons pas que c'est à cause des immenses qualités qui en rachètent les défauts; nous disons que c'est aussi à cause de ses prétendus défauts.
On a longtemps lutté en France contre les prolixités d'exposition de Walter Scott; on s'est récrié ensuite contre celles de Balzac, et, tout bien considéré, on s'est aperçu que, dans la peinture des moeurs et des caractères, il n'y avait jamais trop, quand chaque coup de pinceau était à sa place et concourait à l'effet général. Ce n'est pas que la sobriété et la rapidité ne soient aussi des qualités éminentes; mais apprenons donc à aimer toutes les manières, quand elles sont bonnes et quand elles portent le cachet d'une maestria savante ou instinctive.
Madame Stowe est tout instinct. C'est pour cela qu'elle paraît d'abord n'avoir pas de talent.
Elle n'a pas de talent!—Qu'est-ce que le talent?—Rien, sans doute, devant le génie; mais a-t-elle du génie? Je ne sais pas si elle a du talent comme on l'entend dans le monde lettré, mais elle a du génie comme l'humanité sent le besoin d'en avoir: elle a le génie du bien. Ce n'est peut-être pas un homme de lettres; mais savez-vous ce que c'est? c'est une sainte: pas davantage.
Oui, une sainte! Trois fois sainte est l'âme qui aime, bénît et console ainsi les martyrs! Pur, pénétrant et profond est l'esprit qui sonde ainsi les replis de l'être humain! Grand, généreux et vaste est le coeur qui embrasse de sa pitié, de son amour, de son respect tout une race couchée dans le sang et la fange, sous le fouet des bourreaux, sous la malédiction des impies.
Il faut bien qu'il en soit ainsi; il faut bien que nous valions mieux que nous ne le savons nous-mêmes; il faut bien que, malgré nous, nous sentions que le génie c'est le coeur, que la puissance c'est la foi, que le talent c'est la sincérité, et que, finalement, le succès c'est la sympathie, puisque ce livre-là nous bouleverse, nous serre la gorge, nous navre l'esprit et nous laisse un étrange sentiment de tendresse et d'admiration pour la figure d'un pauvre nègre lacéré de coups, étendu dans la poussière, et râlant sous un hangar son dernier souffle exhalé vers Dieu.
En fait d'art, d'ailleurs, il n'y a qu'une règle, qu'une loi, montrer et émouvoir. Où trouverons-nous des créations plus complètes, des types plus vivants, des situations plus touchantes et même plus originales que dans l'Oncle Tom? Ces douces relations de l'esclave avec l'enfant du maître signalent un état de choses inconnu chez nous; la protestation du maître lui-même contre l'esclavage durant toute la phase de sa vie où son âme appartient à Dieu seul. La société s'en empare ensuite, la loi chasse Dieu, l'intérêt dépose la conscience. En prenant l'âge d'homme, l'enfant cesse d'être nomme; il devient maître: Dieu meurt dans son sein.
Quelle main expérimentée a jamais tracé un type plus saisissant et plus attachant que Saint-Clair, cette nature d'élite, aimante, noble, généreuse, mais trop douce et trop nonchalante pour être grande? N'est-ce pas l'homme en général, l'homme avec ses qualités innées, ses bons élans et ses déplorables imprévoyances, ce charmant maître qui aime, qui est aimé, qui pense, qui raisonne, et qui ne conclut et n'agit jamais? Il dépense en un jour des trésors d'indulgence, de raison, de justice et de bonté; il meurt sans avoir rien sauvé. Sa vie précieuse à tous se résume dans un mot: aspirer et regretter. Il n'a pas su vouloir. Hélas! est-ce qu'il n'y a pas un peu de cela chez les meilleurs et les plus forts des hommes!
La vie et la mort d'un enfant, la vie et la mort d'un nègre, voilà tout le livre. Ce nègre et cet enfant, ce sont deux saints pour le ciel. L'amitié qui les unit, le respect de ces deux perfections l'une pour l'autre, c'est tout l'amour, tonte la passion du drame. Je ne sais pas quel autre génie que celui de la sainteté même eût pu répandre sur cette affection et sur cette situation un charme si puissant et si soutenu.
L'enfant lisant la Bible sur les genoux de l'esclave, rêvant à ses cantiques en jouant au milieu de sa maturité exceptionnelle, le parant de fleurs comme une poupée, puis le saluant comme une chose sacrée, et passant de la familiarité tendre à la tendre vénération; puis dépérissant d'un mal mystérieux qui n'est autre que le déchirement de la pitié dans un être trop pur et trop divin pour accepter la loi; mourant enfin dans les bras de l'esclave, en l'appelant après elle dans le sein de Dieu. Tout cela est si neuf et si beau, qu'on se demande en y pensant si le succès est à la hauteur de l'oeuvre.
Les enfants sont les véritables héros de madame Stowe. Son âme, la plus maternelle qui fût jamais, a conçu tous ces petits êtres dans un rayon de la grâce. Georges Shelby, le petit Harry, le cousin d'Éva, le marmot regretté de la petite femme du sénateur, et Topsy, la pauvre, la diabolique et excellente Topsy, ceux qu'on voit et ceux même qu'on ne voit pas dans ce roman, mais dont il est dit seulement trois mots par leurs mères désolées, c'est un monde de petits anges blancs et noirs, où toute femme reconnaît l'objet de son amour, la source de ses joies ou de ses larmes. En prenant une forme dans l'esprit de madame Stowe, ces enfants, sans cesser d'être des enfants, prennent aussi des proportions idéales, et arrivent à nous intéresser plus que tous les personnages des romans d'amour.
Les femmes y sont jugées et dessinées aussi de main de maître, non pas seulement les mères, qui y sont sublimes, mais celles qui ne sont mères ni de coeur ni de fait, et dont l'infirmité est traitée avec indulgence ou avec rigueur. A côté de la méthodique miss Ophélia, qui finit par s'apercevoir que le devoir ne sert à rien sans l'affection, Marie Saint-Clair est un portrait d'une vérité effrayante.
On frissonne en songeant qu'elle existe, cette lionne américaine qui n'est qu'une lâche panthère; qu'elle est partout; que chacun de nous l'a rencontrée; qu'il la voit peut-être non loin de lui, car il n'a manqué à cette femme charmante que des esclaves à faire torturer pour qu'elle se révélât complète à travers ses vapeurs et ses maux de nerfs.
Les saints ont aussi leur griffe, c'est celle du lion. Elle respecte la chair humaine, mais elle s'enfonce dans la conscience, et un peu d'ardente indignation, un peu de terrible moquerie ne messied pas à cette bonne Harriett Stowe, à cette femme si douce, si humaine, si religieuse et si pleine de l'onction évangélique. Oui, c'est une femme bien bonne, mais ce n'est pas ce que nous appelons dérisoirement une bonne femme: c'est un coeur fort, courageux, et qui en bénissant les malheureux, en caressant des fidèles, en attirant les faibles, secoue les irrésolus, et ne craint pas de lier au poteau les pécheurs endurcis pour montrer leur laideur au monde.
Elle est dans le vrai sens de la lettre sacrée. Son christianisme fervent chante le martyre, mais il ne permet pas à l'homme d'en perpétuer le droit et la coutume. Il réprouve cette étrange interprétation de l'Évangile qui tolère l'iniquité des bourreaux pour se réjouir de les voir peupler le calendrier de victimes. Elle en appelle à Dieu même, elle menace en son nom. Elle nous montre la loi d'un côté, l'homme et Dieu de l'autre.
Qu'on ne dise donc pas que, puisqu'elle exhorte à tout souffrir, elle accepte le droit de ceux qui font souffrir. Lisez cette belle page où elle vous montre Georges, l'esclave blanc, embrassant pour la première fois le rivage d'une terre libre, et pressant contre son coeur la femme et l'enfant qui sont enfin à lui! Quelle belle page que celle-là, quelle large palpitation, quelle protestation triomphante du droit éternel et inaliénable de l'homme sur la terre: la liberté!
Honneur et respect à vous, madame Stowe. Un jour ou l'autre, votre récompense, qui est marquée aux archives du ciel, sera aussi de ce monde.
Décembre 1832.
IX
EUGÈNE FROMENTIN
I.
UN ÉTÉ DANS LE SAHARA
Au mois de mai 1853, un jeune peintre faisait, pour la seconde ou troisième fois, un voyage en Afrique, et il écrivait à un de ses amis:
«Tu dois connaître, dans l'oeuvre de Rembrandt, une petite eau-forte, de facture hachée, impétueuse, et d'une couleur incomparable, comme toutes tes fantaisies de ce génie singulier, moitié nocturne, moitié rayonnant, qui semble n'avoir connu la lumière qu'à l'état douteux de crépuscule où à l'état violent d'éclairs. La composition est fort simple: ce sont trois arbres hérissés, bourrus de forme et de feuillage; à gauche, une plaine à perte de vue, un grand ciel où descend une immense nuée d'orage, et, dans la plaine, deux imperceptibles voyageurs, qui cheminent en hâte et fuient, le dos au vent. Il y là toutes les transes de la vie de voyage, plus un côté mystérieux et pathétique qui m'a toujours fortement préoccupé; parfois même il m'est arrivé d'y voir comme une signification qui me serait personnelle. C'est à la pluie que j'ai dû de connaître, une première fois, le pays du perpétuel été; c'est en la fuyant éperdument qu'enfin j'ai rencontré le soleil sans brume….
«Je crois avoir un but bien défini. Si je l'atteignais jamais, il s'expliquerait de lui-même; si je ne dois pas l'atteindre, à quoi bon te l'exposer ici?
«—Admets seulement que j'aime passionnément le bien, et qu'il y a deux choses que je brûle de revoir: le ciel sans nuage au-dessus du désert sans ombre.»
Parti de Médéah le 22 mai, notre voyageur campa, le 24, à Elyonëa (la Clairière), et alla souper chez le caïd, dans sa maison fortifiée. Le 31, il était à Djelta; il racontait à son ami un de ses bivouacs dans le désert, le plus triste sans contredit de toute la route, au bord d'un marais vaseux, sinistre, dans des sables blanchâtres, hérissés de joncs verts à l'endroit le plus bas de la plaine, avec un horizon de quinze lieues au nord, de neuf lieues au sud; dans l'est et dans l'ouest, une étendue sans limite. Une compagnie nombreuse de vautours gris et de corbeaux monstrueux occupait la source à notre arrivée. Immobiles, le dos voûté, rangés sur deux lignes au bord de l'eau, je les pris, de loin, pour des gens comme nous pressés de boire. Il fallut un coup de fusil pour disperser ces fauves et noirs pèlerins.—Les oiseaux partis, nous demeurâmes seuls.—Était-ce fatigue? était-ce l'effet du lieu? Je ne sais, mais le premier aspect d'un pays désert m'avait plongé dans un singulier abattement. Ce n'était pas l'impression d'un beau pays frappé de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile; ce n'était plus le squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre mais bien construit; c'était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le vide, et comme un oubli du bon Dieu; des lignes fuyantes, des ondulations indécises; derrière, au-delà, partout, la même couverture d'un vert pâle étendue sur la terre.—Et là-dessus, un ciel balayé, brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d'où le soleil se retirait sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence profond, un vent doux qui nous amenait lentement un orage, formait de légers murmures autour des joncs du marais. Je passai une heure entière, couché près de la source, à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle; a écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n'augmenta ni la solitude, ni l'abandon, ni l'inexprimable désolation de ce lieu.»
Un jour, dans cette plaine, le voyageur rencontra, dans toute la journée, un petit garçon qui conduisait des chameaux maigres. Le jour suivant, rien. Si fait, des rouges-gorges et des alouettes. «Doux oiseaux, qui me font revoir tout ce que j'aime de mon pays; que font-ils, je te le demande, dans le Sahara? Et pour qui donc chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie des bubales, des scorpions et des vipères à cornes? Qui sait? Sans eux, il n'y aurait plus d'oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se lèvent.»
Le voyageur traverse un douar. Il y rencontre le pauvre derviche, l'idiot en vénération de la tribu. Il le raconte et le décrit à son ami en vingt lignes. Il arrive au pays de la lumière. Il en exprime ainsi la puissante suavité: «Aujourd'hui, sous la tente, à deux heures, le soleil a atteint le maximum de 52 degrés, et la lumière, d'une incroyable vivacité, mais diffuse, ne me cause ni étonnement ni fatigue. Elle vous baigne également, comme une seconde atmosphère, en flots impalpables; elle enveloppe et n'aveugle pas. D'ailleurs, l'éclat du ciel s'adoucit par des bleus si tendres, la couleur de ces vastes plateaux est si tendre, l'ombre elle-même de tout ce qui fait ombre se noie de tant de reflets, que la vue n'éprouve aucune violence, et qu'il faut presque de la réflexion pour comprendre à quel point cette lumière est intense.»
A ce point de son voyage, notre voyageur, qui n'a pas cessé de monter le plateau du Sahara, est à 800 mètres au-dessus de la mer. Puis il traverse le Bordj, c'est-à-dire un des sanctuaires de la vie féodale de l'Arabe. A travers des tableaux étranges, à la fois grandioses et misérables, il arrive, le 3 mai, à Elaghouat, une de nos conquêtes, «ville à moitié morte, et de mort violente.» Il y reste jusqu'en juillet. De là, il s'enfonce encore plus dans le désert; il va de Tadjemond à Aïn-Mahdy, revient à Elaghouat et repart pour Médéah, écrivant toujours à son ami ce qu'il voit, ce qu'il rencontre, ce qu'il comprend, ce qu'il éprouve. Il faudrait tout citer, car aucune page n'est au-dessous de celles que je viens d'extraire au hasard. Tantôt, c'est la danseuse arabe à la lueur d'un feu de bivouac; tantôt l'importune hospitalité de Tadjemont ou la dédaigneuse réception d'Aïn-Mahdy, la ville sainte, la Rome du désert. C'est la tribu en déplacement, magnifique et immense tableau qui résume l'étude attentive et consciencieuse d'Horace Vernet, et la fougue héroïque de Delacroix. C'est le chameau qui crie douloureusement pendant qu'on le charge; c'est le cheval qui attend son maître, «cloué sur place comme un cheval de bois.» Douce et vaillante bête, dès que l'homme est en selle, il n'a pas besoin de lui faire sentir l'éperon. Il secoue la tête un moment, fait résonner le cuivre ou l'argent de son harnais; son cou se renverse en arrière et se renfle en un pli superbe, puis le voilà qui s'élance, emportant son cavalier, avec ces grands mouvements de corps qu'on donne aux statues équestres des Césars victorieux.
Et puis, c'est l'été terrible, l'heure de midi, «où le désert, à force d'être éclairé, devient comme une plaine obscure, perd les couleurs fuyantes de la perspective et prend la couleur du vide, tandis qu'autour de l'oasis, des bourrelets de sable, amassés par le vent, ont passé par-dessus le mur d'enceinte: c'est le désert qui essaye d'envahir les jardins.» Enfin, c'est le morne accablement des hommes et des choses sous le soleil de feu; c'est la soif intolérable et continue; c'est le rêve, l'idée fixe, la fureur du verre d'eau froide introuvable; c'est le paysage, les figures, les animaux, les attitudes, les sons, le silence, la fatigue, l'éblouissement, la rêverie. C'est tout ce qui se passe, saisi sur le fait et montré, je ne veux pas dire décrit. Ce voyageur ne songe qu'à rendre ce qu'il voit: il ne cherche pas l'embellissement dans les mots, il le trouve. C'est aussi la morne et splendide extase de la nature où rien ne passe, pas même la brise, où rien n'apparaît que le soleil, qui tout à coup, en vous enivrant de sa splendeur vous rend aveugle.
Le but de ce voyage, on le sait. Il l'a dit: il aime passionnément le bleu. Il veut être peintre. Il est né pour voir, il regarde, et, en regardant, il vit de sa pleine vie. Mais le résultat? Rapporte-t-il des chefs-d'oeuvre? En peinture, je n'en sais rien; on m'a dit qu'il avait du talent; lui, je ne le connais pas, et il n'est pas de ceux qui demandent qu'on parle d'eux. Mais ce que je sais, c'est que, sans le savoir lui-même, il a produit un chef-d'oeuvre littéraire. Ces simples lettres, en forme de journal, adressé à son ami, et aujourd'hui publiées en petit livre modeste et tranquille, forment un ouvrage que les écrivains les plus exercés peuvent, je ne dis pas se proposer pour modèle, cette manière de dire est mauvaise, en ce qu'elle suppose que les individualités gagneraient à se copier les unes les autres, mais examiner et approuver comme critérium des qualités les plus essentielles dans l'art de voir, de comprendre et d'exprimer. C'est un livre d'observation au point de vue pittoresque, et on sent que l'auteur n'a pas visé à autre chose. Il ne raconte pas sa vie privée. Il ne faut chercher là ni récits, ni anecdotes, ni aventures. Rien pour l'effet, rien pour le succès. Il s'est satisfait lui-même en prenant des notes sur un de ses albums, pendant qu'il faisait sur l'autre des croquis. Études de dessin et de couleur, soit avec la palette, soit avec les mots. J'ignore ce que lui a donné sa palette, mais ce que notre langue lui a fourni de couleur et de dessin est infiniment remarquable et le place d'emblée aux premiers rangs parmi les écrivains.
C'est que ce livre, qui n'a pas trois cents pages, a toutes les qualités qui constituent un talent de premier choix. La grandeur et l'abondance dans l'exquise sobriété, l'ardeur de l'artiste et la bonhomie enjouée et spirituelle du Français jeune, dans le sérieux d'une conscience d'élite; l'art d'exister pleinement dans son oeuvre, sans songer à parler de soi; le goût dans sa plus juste mesure au milieu d'une sainte richesse d'idées et de sensations; la touche énergique et délicate; le juste, le vrai, mariés avec le grand et le fort. Ces lettres, très-supérieures, selon moi, à celles de Jacquemont, sont appelées a un immense succès parmi les artistes, et, comme la France est artiste, espérons que ce sera un succès populaire.
Pour la partie du public qui ne veut que du drame, vrai ou faux, il est bon de l'avertir que ce n'est point là son affaire. Mais si, dans un jour de calme et de réflexion, il lui plaît de se faire une idée large et nette de ce désert, théâtre grandiose que sa fantaisie pourra ensuite peupler de ses propres rêves, s'il veut regarder passer, dormir ou agir la race arabe sous tous ses aspects, il pourra, grâce au travail rapide d'une intelligence puissante à résumer l'immensité, faire le long et pénible voyage du Sahara en deux heures.
Mai 1857.
II.
UNE ANNÉE DANS LE SAHEL
JOURNAL D'UN ABSENT
Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais la plus agréable lecture qu'il y ait, me semble être celle des voyages. Il y a là plus d'intérêt que dans les romans, et moins de souffrance que dans l'histoire. En général, tout s'arrange trop bien dans le roman, et, dans l'histoire, tout s'arrange trop mal. Le roman nous leurre de trop d'idéal; l'histoire nous abreuve de trop de réalité.
Mais le voyage! Quels qu'en soient les fatigues, les dangers et les misères, celui qui les raconte en est sorti. Nous sommes donc assurés d'un heureux dénoûment, lequel n'est pas une fiction, et qui, pour peu que les aventures aient été périlleuses, garde tout le charme de l'invraisemblance et de l'inattendu.
Le voyage de découverte est si intéressant par lui-même que l'on n'exige pas du narrateur les beautés de la forme. Par exemple, les récits que, sous le titre de Voyageurs anciens et modernes, M. Édouard Charton a récemment publiés n'ont point été accueillis dans un but littéraire, mais en vue de l'instruction sérieuse que, sous tous les rapports, les grands voyages apportent à chaque période de l'histoire des hommes. Traduits ou textuels, rédigés avec élégance ou bonhomie, ces récits sont tous attachants et laissent loin derrière eux, même au point de vue de la simple lecture, l'intérêt des romans et des poëmes.
Le voyage est une chose si attrayante, qu'à tous les points de vue, l'homme de talent qui raconte, soit une course lointaine, soit une excursion dans des régions connues de tous, est toujours suivi dans sa narration par la pensée de son lecteur comme une sorte d'oracle. Sauf à être contredit après coup par ceux qui ont la prétention plus ou moins fondée d'avoir mieux vu, il tient les gens sous le charme. Soit que l'on parcoure l'Italie avec Théophile Gautier, et qu'à travers les diamants de sa parole, on voie toutes choses se revêtir d'un éclat et d'une grâce que ne vous avait pas toujours offerts la réalité dans vos jours de spleen et de fatigue; soit que l'on se laisse aller à rire sur les ruines du monde grec, un peu scandalisé de soi-même, un peu chagrin d'avoir à rejeter tant d'illusions caressées dans l'enfance, mais dominé par la gaieté française et l'esprit entraînant d'Edmond About; soit enfin que, tout grelottant d'une vision de froid et de désolation, on suive l'expédition périlleuse et sérieusement scientifique dans les mers du nord, racontée par Charles Edmond avec tant de couleur, d'humour et de sentiment poétique; il est bien certain que le voyage aventureux, contemplatif ou critique, s'empare de l'imagination et fouette l'esprit comme un des appels les plus excitants de la vie. Aux voyages de découverte et de danger, on ne demande que de l'exactitude et de la simplicité. Aux voyages d'art, de poésie ou d'études de moeurs, on ne demande ni périls, ni événements, sauf à être enchanté quand il s'en trouva un peu, par fortune, dans le courant de la narration.
Un des voyageurs qui s'emparent de l'esprit avec le plus d'autorité et d'attrait, c'est M. Eugène Fromentin, Déjà, en 1857, nous l'avons suivi au Sahara; cette année, ou du moins à la fin de l'année dernière, nous l'avons retrouvé avec joie, complétant son voyage, ou, pour mieux dire, son séjour en Afrique, dont l'Été dans le Sahara n'était qu'une partie détachée.
Le nouveau récit de M. Fromentin est intitulé: Une année dans le Sahel. Journal d'un absent. C'est du Sahel qu'il est parti pour le Sahara; c'est au Sahel qu'il est venu se reposer de ce terrible été, on pourrait dire se désaltérer, car la soif, à l'état d'idée fixe, est le principal fléau de ces régions formidables. C'est donc le séjour dans le nord de l'Afrique, avant et après cette dure campagne vers le centre, que nous raconte le voyageur.
C'est malgré lui que nous l'appelons ainsi, car il se défend, avec une rare modestie, d'être autre chose qu'un homme errant qui aime passionnément le bleu, et qui voyage pour le seul plaisir d'aller et de rester où il lui plaît, qui tantôt veut essayer du chez soi sur cette terre étrangère, et tantôt obéit à une curiosité de locomotion tout instinctive. En un mot, c'est l'artiste qui voyage pour le seul plaisir de vivre en voyageant. Cette modestie n'est point affectée. On sent, à chaque page de ce beau livre, que l'auteur est un vrai poëte qui a vécu sa vie intérieure au milieu de scènes qui venaient s'y encadrer comme dans un miroir, mais qu'il a savourées profondément pour son compte avant de songer à les rendre. Peintre, car il est peintre, vous le savez, il a voyagé et vu en peintre. Il a fait, m'a-t-on dit, de la bonne et belle peinture. Je ne puis vous en parler, je n'ai encore vu ni l'homme ni ses toiles. D'autres apprécieront donc l'artiste qui peint. Je reviens à celui qui écrit, et dont la forme est une des plus belles peintures que nous ayons jamais lues.
Dans une appréciation des plus ingénieuses et des plus justes à propos de la peinture précisément, cet éminent écrivain nous dit qu'il y a deux hommes qu'il ne faut pas confondre: le voyageur qui peint et le peintre qui voyage. Et il ajoute humblement: «Le jour où je saurai positivement si je suis l'un ou l'autre, je vous dirai exactement ce que je prétends faire de ce pays.»
La distinction entre le voyageur qui peint et le peintre qui voyage est rétablie ensuite avec une clarté lumineuse. Le premier est celui qui reproduit avec amour la couleur particulière d'un pays et des hommes qui l'habitent, beauté ou étrangeté, n'importe: il fait le portrait de la nature qu'il explore; il est fidèle, attentif, épris de son modèle. Il rapporte des documents véridiques; homme de plus ou moins de talent, il révèle plus ou moins ce qu'il a vu sous le ciel des horizons nouveaux.
Le peintre qui voyage est peintre avant tout; il était peintre avant de voyager; il n'a pas besoin de voyager pour rester peintre. Il a son individualité puissante qui le suit partout et qui s'approprie tout. Les grands aspects peuvent le grandir, mais les nouveaux ne le changent pas. Sa personnalité domine le sujet, et, sans trop s'inquiéter de traduire littéralement ce qui, après tout, ne saurait l'être d'une manière absolue, il exprime à sa manière ce qui le frappe. Du premier, l'on peut dire: Comme il a bien vu! de l'autre: Comme il a fortement senti!
Tel est, en termes vulgaires, l'abrégé de cette excellente dissertation, écrite de main de maître et appuyée d'exemples saisissants. Nous devions nous y reporter justement pour caractériser le talent littéraire de l'auteur, car ce qu'il dit de la peinture s'applique parfaitement à la littérature, et nous ne nous sommes pas longtemps demandé, en le lisant, s'il devait être classé parmi ceux qui traitent leur sujet en peintres voyageurs ou en voyageurs peintres. On sait bien que son admiration dominante est acquise au peintre qui voyage, que son aspiration généreuse est de faire avec l'Orient quelque chose qui soit individuel et général tout à la fois. C'est comme qui dirait vouloir appartenir en même temps au monde extérieur et à soi-même. Eh bien, nous croyons que la question est déjà résolue pour M. Eugène Fromentin. Il a beau craindre d'échouer dans la grande entreprise et dire: «Il est possible que, par une contradiction trop commune à beaucoup d'esprits, je sois entraîné précisément vers les curiosités que je condamne, que le penchant soit plus fort que les idées, et l'instinct plus impérieux que les théories.» Nous pensons sincèrement pouvoir le rassurer. En tant qu'écrivain, il est certainement le voyageur qui peint avec une vérité ravissante, et le peintre qui voyage en illuminant de sa propre vie tous les objets de son examen.
Quoi que l'on dise et que l'on pense des régions méridionales, elles ont généralement pour caractères dominants la nudité, l'étendue, et je ne sais quelle influence de grandeur désolée qui écrase. Pour être senties à distance, elles ont besoin de passer à travers une forme à la fois riche et simple, et c'est grâce à cette forme remarquable que M. Eugène Fromentin nous a fait comprendre l'accablante beauté du Sahara.
Le Sahel, moins rigoureux et plus riant, lui a permis de charger sa palette de tons plus vrais et plus variés. C'est donc une nouvelle richesse de son talent qu'il nous révèle et qui le complète. A le voir si frappé, si rempli de la morne majesté du désert, on eût pu craindre de ne pas le retrouver assez sensible à la végétation qui est la vie du paysage, et à l'activité qui est la vie de l'homme. Il n'en est pas ainsi. Il ne s'est pas imposé une manière, son sujet ne l'a pas absorbé. Toujours maître de son individualité, on sent bien en lui la puissance d'une âme rêveuse et contemplative, mariée pour ainsi dire avec l'éternel spectacle de la nature; mais cette nature adorée, il la suit de l'oeil et de l'âme dans son éternelle mobilité et se l'approprie merveilleusement, en même temps qu'il s'abandonne à elle avec un parti pris généreux. Si vous voulez voir l'Afrique sans vous déranger, lisez-le donc avec confiance, et vous aurez vu, à travers ses yeux, quelque chose de grand et de réel, d'écrasant et de délicieux, de sublime et de charmant, d'amusant même, car les races ont toutes leur côté comique, et le peintre, qui sait tout voir, nous trace, d'une main légère, les appétits naïfs de gourmandise, de vanité et de coquetterie de ses personnages. Ses tableaux sont donc complets: grandeur du climat, brillants caprices de l'atmosphère, beauté touchante ou imposante des lignes, grâce ou singularité des accidents, effet et nature pittoresque des habitations, des costumes, des figures, des animaux, des meubles, et, par-dessus tout cela, définition magistrale des idées et des sentiments qui dominent les êtres, c'est un examen saisissant de tout ce qui fait le caractère d'un monde et de ses habitants.
A ces tableaux variés et splendides, ajoutez, cette fois, un épisode dramatique raconté d'une manière éblouissante d'art et de goût: l'amour tranquille et la mort tragique de la belle Haoûa. Jamais aventura ne fut plus chastement voilée et plus solennellement dénouée. C'est là que l'on sent combien le vrai l'emporte sur la fiction. Et pourtant, c'est peut-être un roman que cette histoire. Nul n'a le droit de demander à l'auteur si Haoûa a vécu, aimé et péri de cette manière. «Qu'importe! vous répondrait-il, si vous êtes incertain, c'est que j'ai été vrai. Qui se soucie de savoir quels êtres réels ont posé pour les figures des grands tableaux et des immortelles statues? Je n'ai songé ni à faire une immortelle, ni à raconter un incident de ma propre vie. J'ai fait vivre dans ma pensée une femme arabe, telle qu'elle était dans la réalité, et j'en ai fait une abstraction qui résume un type général.»
Oui, en vérité, voila ce que l'auteur aurait le droit de vous dire, tout aussi bien qu'un romancier de profession. Ce qu'il y a de certain, c'est que, pour la première fois, nous nous sommes fait une idée de ces types inconnus et mystérieux dont Eugène Delacroix nous avait montré la figure dans l'admirable tableau des Femmes d'Alger. Je dis mystérieux, parce qu'en grand maître, Eugène Delacroix avait laissé planer sur ces étranges beautés le sentiment insaisissable qui les anime. En les regardant, on se demande ce qu'il s'est certainement demandé à lui-même: A quoi pensent-elles?
Voici Eugène Fromentin qui est entré dans le sanctuaire d'une de ces existences cachées, et qui nous répond: Elles ne pensent pas, mais elles font penser, comme les figures des grands maîtres, comme les immortelles statues, qu'elles soient d'or, de chair ou de marbre, n'importe! elles ne vivent pas, mais elles sont une si belle expression de la vie, que les dédaigner serait une folie, les briser un sacrilége. Aussi le meurtre d'Haoûa vous laisse-t-il, dans ce récit, une impression profonde d'indignation et de regret. C'est une consternation inexplicable qui se fait dans l'âme à cette dernière page, comme si, au moment où vous contemplez, dans une tranquille extase, la Vénus de Milo, la voûte qui l'abrite s'effondrait et l'écrasait sous vos yeux.
N'oublions pas, en parlant de la partie épisodique de ce livre, l'autre figure de femme d'Alger, la grande et magnifique Aïchouna avec sa petite négresse Jasmina, ses toilettes, ses parfums, sa démarche solennelle et son goût pour la pâtisserie. A côté de ces admirables animaux, se dessine la figure intelligente et forte du voyageur européen Vandell, personnage réel ou imaginaire, espèce de Bas-de-Cuir savant des savanes de feu de l'Afrique; une aussi belle création, dans son genre, que celle d'Haoûa et de son entourage. De tous les personnages mis en scène sobrement et heureusement par notre voyageur, on peut dire le proverbe italien: Se non è vero, è ben trovato, c'est-à-dire à ce qu'il nous sembla: «Si ce n'est pas arrivé, tant pis pour la réalité.»
Cette fois, nous ne citerons rien de cette belle étude; ce serait la déflorer. L'Été au Sahara a eu ses lecteurs satisfaits et charmés; l'Année dans le Sahel a déjà eu ses lecteurs avides; et si nous rendons ici hommage a un talent qui n'a plus besoin de personne, c'est tout simplement un remerciment personnel que nous avons du plaisir à lui adresser, ainsi qu'aux autres artistes voyageurs que nous avons mentionnés plus haut, et à tous ceux qui ont reçu du publie l'accueil qu'ils méritaient. Demandons-leur à tous, à tous ceux qui savent bien voir et bien dire, beaucoup de voyages, n'importe où. Tout le mal qu'on voit sur la terre vient de l'ignorance; c'est un lieu commun, c'est-à-dire une vérité bien acquise et bonne à se répéter pour se consoler du mal qui tarde à disparaître de notre pauvre petite planète. L'ignorance (autre lieu commun) vient de l'isolement. L'homme qui cherche à résoudre les problèmes sociaux d'une manière générale devrait avoir fait le tour du monde et interrogé tous les types de la famille humaine. Mais qui peut faire le tour du monde à son aise et en conscience? Venez donc, beaux et bons livres de voyages, documents de science, de philosophie, d'art ou de psychologie; apportez-nous ce que chacun de vous a recueilli au profit de nous tous, vos rêveries ou vos émotions, vos découvertes ou vos rectifications, une fleur cueillie sur la montagne ou une larme versée sur un désastre, un chant recueilli, le vol d'un oiseau observé, n'importe quoi, ce ne sera jamais rien. La mémoire de l'homme intelligent est un clair miroir qui, par un procédé magique, donne la vie aux images qui l'ont traversé, et cette vie, ce n'est pas seulement le fait de la vie, c'est son sens intime et particulier à chaque manifestation de la vie générale, c'est le pourquoi de la pensée appliquée au comment de l'examen.
Mars 1859.
X
BÊTES ET GENS
PAR
P.-J. STAHL
Nommer Stahl, c'est rappeler une série de ravissantes études, légères dans la forme, sérieuses dans le fond. Nommer Hetzel, c'est renouveler les regrets qu'inspire à de nombreux amis et à une foule de personnes haut placées dans les arts et dans la société parisienne, l'éloignement d'un homme à la fois utile et charmant comme ses travaux, comme les livres qu'il a publiés et comme les pages qu'il a écrites.
A quoi profite l'absence d'Hetzel? Nous ne saurions répondre qu'à la question ainsi renversée: A quoi cette absence ne nuit-elle pas? Elle nuit à quelque chose de plus général que les sympathies de l'amitié; elle nuit à l'art, puisqu'elle creuse dans la littérature contemporaine une lacune que personne ne pourra combler.
Hetzel n'avait pas seulement un emploi et un rôle important dans la librairie élégante, il avait une mission toute spéciale qui consistait à mettre le commerce des livres au service de la poésie et du sentiment. Sous les titres modestes d'éditeur et de libraire, cet esprit gracieux, sensible et actif poursuivait l'exécution de l'oeuvre de goût, et nous avons dû à ça goût, qui faisait de son entreprise un fait exceptionnel, les seuls livres de luxe et de fantaisie qui, depuis vingt ans, aient été mis à la portée et appropriés à l'usage de nombreux lecteurs. Il a cherché à initier à la poésie et à l'esprit, par le dessin et la gravure, toute une classe nouvelle de consommateurs, les bourgeois et les enfants.
Si, jeune lui-même, il n'a pas eu le temps (hélas! on ne le lui a pas laissé) de produire de jeunes talents, il a du moins su réveiller les talents qui s'endormaient, ou ranimer ceux qui se croyaient lassés de produire. Ayant en lui seul ce qu'il faut pour produire soi-même, il était tout capable, par ses idées riantes, sa sympahie aimable et son courage désintéressé, de rafraîchir des imaginations attristées, que la commande brutale ou la demande absurde de l'exploiteur achève souvent de paralyser.
Si l'artiste avait une intention à émettre, une fantaisie à réaliser, il se chargeait d'en fournir le texte, d'en faire accepter l'originalité, et réciproquement, il courait de l'écrivain au dessinateur pour que l'un sût ou voulût élever son imagination au niveau de celle de l'autre. C'est ainsi qu'il a su marier le génie de Balzac à celui de Meissonnier et de Granville, celui d'Alfred de Musset à celui de Tony Johannot, et ainsi de beaucoup d'autres. Tantôt il faisait paraître une magnifique création déjà classique comme Werther ou le Vicaire de Wakefield, tantôt il réunissait les adorables études satiriques de Gavarni et les lançait dans le monde revêtues de tout l'attrait et de toute la fraîcheur d'un cadre digne d'elles. Enfin, il était essentiellement fécondant pour des puissances isolées ou fatiguées qu'il savait grouper ou renouveler, suggérant à l'une une idée pour sa forme, à l'autre une forme pour son idée, se chargeant de trouver le traducteur pour chacune, et se faisant traducteur lui-même au besoin, faute de mieux, disait-il modestement.
Ce faute de mieux nous a valu un charmant recueil de poésies en prose qui méritaient de ne pas rester à l'état de fragments épars, et qui ont été réunies dernièrement en un volume sous le véritable nom de l'auteur. Ces pages remarquables ne sauraient être analysées; elles sont trop concises et trop nerveuses dans leur allure pour ne pas perdre même à être fragmentées. Elles sont d'une légèreté diaphane au premier abord, mais elles vous saisissent bientôt par une certaine profondeur de sentiment et une certaine vigueur d'indignation qui ont l'air de s'échapper involontairement comme un cri du coeur et de la conscience à travers une chanson moqueuse ou mélancolique.
C'est quelque chose de très-individuel que cette manière à la fois douce et brusque de dire les choses: ce n'est pas de l'humour, c'est de la douleur qui prend son parti, c'est un mélange de colère ironique contre le mal et le faux, et de tendresse enthousiaste pour le bien et le vrai. C'est du Sterne germanisé par le sentiment, francisé par l'esprit, et cela a une forme recherchée et naïve en même temps qui ne ressemble qu'à elle-même. La style est rapide, l'idée est serrée, et tout porte, dans cette manière gui semble s'être proposé de dire sans dire, et de vous faire frissonner devant le problème de la vie en ayant l'air de vous chatouiller l'oreille avec un lien commun spirituellement tourné. Le sentiment poétique y est exquis, comme par-dessus le marché. Il n'y a ni longueurs ni défaillances; ce livra si court trouve, d'un bout à l'autre, le secret de vous faire approfondir les suiets qu'il a l'air d'effleurer.
Nohant, 14 mars 1834
XI
LE THÉÂTRE-ITALIEN DE PARIS ET MLLE PAULINE GARCIA[12]
Voici donc notre scène italienne-française atteinte dans son principe vital par une double mesure législative[13]. Cette mesure a été motivée par la nécessité d'encourager exclusivement le genre national en musique, et une profonde indifférence pour l'art exotique a présidé à son arrêt de mort en place de l'Odéon.
[Note 12: Madame Viardot.]
[Note 13: Après l'incendie de leur théâtre de la salle Favart, les artistes italiens avaient été relégués provisoirement à l'Odéon; mais le provisoire menaçait de devenir définitif, et de plus on venait de supprimer leur subvention administrative.]
Si ce motif était bien fondé, nous serions les premiers à y souscrire. Mais la haute sagesse de la chambre des députés n'est peut-être pas ici sans appel. Et d'abord nous pensons que le genre italien est tout à fait naturalisé en France, à tel point qu'il n'y a plus de musique française, si tant est qu'il y en ait jamais eu. Messieurs les députés ne peuvent pas croire sans doute que la musique change de nationalité suivant la langue à laquelle elle est adaptée. Ils ne pensent pas que Rossini soit Français pour avoir écrit en tête de sa sublime partition Guillaume Tell au lieu de Guglielmo Tello, pas plus que Meyerbeer pour nous avoir donné deux beaux opéras en paroles françaises. Ils savent fort bien que la musique qu'on chante à l'Opéra-comique est tout italianisée, depuis Nicolo jusqu'à Donizetti; que les plus remarquables productions de nos compositeurs français, la Muette, par exemple, ont été inspirées par le génie italien, et que si Berlioz est chez nous le roi de la symphonie, ce n'est ni chez Rameau ni chez Grétry, mais dans la science de Beethoven et de Weber qu'il a puisé la sienne.
Le Devin du Village n'a-t-il pas été dans son temps une réaction énergique et applaudie contre la soi-disant musique française, qui n'était, suivant Rousseau et les gens de goût ses contemporains, qu'une musique infernale et diabolique? Lulli, Gluck et Mozart, que nous invoquons aujourd'hui comme nos maîtres, étaient-ils donc Français? Et parce que nous avons un peu profité à leur école, aurons-nous l'ingratitude de prétendre que nos intelligences musicales se soient éveillées d'elles-mêmes, tandis que nos oreilles le sont à peine encore à leurs savantes mélodies?
Où donc s'est réfugiée cette musique française que vous voulez ressusciter et conserver comme un art national! Non pas même chez mademoiselle Loïsa Puget, et je gage que, le Postillon de Lonjumeau serait fort blessé si vous lui disiez qu'il ne chante pas ses couplets dans le goût italien le plus pur. Et il ferait bien; l'orgueil de l'artiste français, comme son vrai mérite, ne consiste-t-il pas dans cette merveilleuse aptitude qui le porte à vaincre les obstacles que la nature lui a créés, et à s'assimiler l'intelligence, les études, et jusqu'à l'innéité des arts étrangers? Où donc est la grandeur et la priorité de la France entre toutes les nations civilisées, si ce n'est d'avoir attiré à elle et de s'être approprié dans tous les temps les fruits précieux de toutes les civilisations étrangères? Sa vie s'est formée de la vie du monde entier, et le monde entier a trouvé en elle une vie que sans elle il n'eût pas sentie. C'est nous qui apprenons à nos voisins l'importance et la beauté de leurs conceptions en les mettant en pratique sous leurs yeux éblouis. En politique, n'avons-nous pas accompli les révolutions que l'Angleterre avait essayées? En philosophie, n'avons-nous pas opéré ces transformations d'idées que l'Allemagne signalait immobile et comme effrayée elle-même de ce que son cerveau enfantait à l'insu de sa conscience? Et pour ne parler que de l'art qui est le cercle où nous devons nous renfermer ici, n'avons-nous pas légitimement et saintement volé l'architecture, la statuaire, la peinture et la musique aux plus puissantes et aux plus ingénieuses nations de la terre? Notre poésie, enfin, ne l'avons-nous pas conquise par droit divin sur tous les peuples qui viennent aujourd'hui nous redemander humblement les leçons qu'ils nous ont données? N'avons-nous pas importé chez nous, et ceci à l'exclusion des nations que nous avons bien réellement dépossédées, la peinture qui ne fleurit plus que chez nous? Où est l'école romaine aujourd'hui? Dans l'atelier de M. Ingres. Où est la couleur vénitienne? Sur la palette de Delacroix. Où est l'énergie du pinceau flamand? sur les toiles de Decamps. Où est la gravure anglaise? A Paris, dans la mansarde de Galamatta ou de Mercurj, dont le génie s'est naturalisé français; car les plus grands artistes étrangers l'ont dit, et ce mot est devenu proverbial: La France est la vraie patrie des artistes. Et maintenant nous voudrions répudier nos maîtres! Mais cela n'est pas dans l'esprit de la nation, et jamais on n'a plus profondément méconnu le caractère ardemment sympathique du Français, et son généreux enthousiasme pour toute espèce d'éducation, que le jour où on a prononcé dans l'assemblée représentative de la France, qu'il n'y aurait plus d'art étranger en France. N'envoyez donc plus vos peintres et vos musiciens se former à Rome, anéantissez donc les trésors de vos musées, rayez donc Guillaume Tell et le Comte Ory du répertoire de votre Académie Royale; faites plus si vous pouvez, détruisez toute notion d'art dans le monde élégant et chez le peuple. Brûlez tous les magasins de musique qui vivent de partitions allemandes et italiennes; fermez le Conservatoire, qui a le mauvais goût de nous faire entendre un peu de Beethoven, de Haydn et de Mozart! de temps en temps condamnez à mort le patriarche Cherubini, car celui-là ne se soumettra pas volontiers à l'arrêt. Confirmez la sentence qui a exilé Spontini; faites déporter Lablache, Rubini, Tamburini; défendez à mademoiselle Grisi de nous montrer le type le plus pur et le plus parfait de la beauté grecque; envoyez le génie de Pauline Garcia se glacer en Russie, et quand vous aurez fait tout cela, tâchez d'interdire à nos gamins de Paris de chanter dans la rue le rataplan des Huguenots; brisez enfin jusqu'aux orgues de Barbarie, qui jouent sous vos fenêtres le choeur des chasseurs de Robin des Bois ou le Di tanti palpiti, aussi populaire que la Marseillais et Vive Henri IV.
Ne dites pas, à ce propos, que la musique étrangère est suffisamment connue en France. Elle n'est encore que vulgarisée, ce qui ne veut pas du tout dire qu'elle soit comprise; et je le répète, notre éducation musicale, loin d'être achevée, commence tout au plus. Aura-t-elle un succès aussi rapide que la peinture? Je ne le pense pas. Il est de la nature même de la musique de suivre une marche plus lente, parce qu'elle est le plus idéal de tous les arts. Pouvons-nous même nous flatter que nous arriverons à surpasser les Allemands et les Italiens en composition et en exécution musicale, comme nous surpassons en peinture nos contemporains étrangers? Je n'oserais vous le promettre. Peut-être la nature, qui jusqu'ici leur a été plus généreuse qu'à nous sous ce rapport, continuera-t-elle à les placer au-dessus de nous, comme des maîtres chéris et vénérés. Raison de plus de les retenir chez nous, car, privés d'eux, nous n'avons plus guère de progrès à espérer. Ne dites pas non plus que les maîtres écriront pour notre scène, ou que nous traduirons leurs oeuvres lyriques. Tons savez bien que Rossini ne se fût pas arrêté au milieu de sa gloire et de sa puissance sans les dégoûts dont l'abreuva la légèreté avec laquelle on traita son dernier chef-d'oeuvre et le morcellement de ses représentations à l'Opéra. Vous savez bien que le Don Juan n'a pu être exprimé à ce même théâtre d'une manière satisfaisante, et qu'il a fallu changer l'emploi des voix pour lesquelles il fut écrit. Quand vous voulez l'entendre, c'est à l'Opéra-Italien et non à l'Opéra-Français que vous courez. Vous savez bien que nous ne connaissons en France ni Fidelio, ni Oberon, ni même Freyschütz. Le zèle et l'habileté de M. Véron ont échoué à faire entendre véritablement Euryanthe sur la scène française. Vous savez bien, ou du moins vous devriez savoir qu'au lieu de nous retirer l'opéra italien, il faudrait pouvoir nous doter d'un opéra allemand, et vous verrez que quelque jour vous y viendrez, entraînés que vous serez par le progrès de l'art et le mouvement des idées, vainement entravés pour quelques années peut-être par votre arrêt.
Mais vous faites-là précisément ce que vous reprochez à un certain radicalisme étroit et aveugle. Vous nous privez, comme d'autant de superfluités coûteuses, des sources où la vie intellectuelle se retrempe et se purifie. Vous nous poussez à la barbarie, vous faites des lois somptuaires pour ce monde opulent que vous voulez vous conserver et qui ne s'y laisse guère prendre; car il commence à voir que nous ne sommes pas aussi ennemis de la civilisation que pourraient le faire croire les nécessités austères d'un passé que nous ne renions pas, mais que nous ne voulons pas ressusciter.
Quand cela vous arrange, vous revenez à l'esprit de la convention, et vous vous emparée des idées d'économie que nous vous présentons quand nous demandons de sages réductions ou de généreux sacrifices dans l'emploi des deniers publics. Mais si vous voulez retourner contre nous nos propres arguments, ne le faites donc pas à propos des choses qui nous sont utiles et bonnes et qui vous le sont aussi, car nos besoins sont les mêmes, et un peu d'idéal dans votre vie ne vous ferait pas de mal. Il y a bien d'autres choses qui nous sont préjudiciables à tous et que vous votez haut la main pour des raisons que je ne veux pas vous dire, non pas que vous manquiez de courtoisie pour les entendre, mais parce que vous avez trop d'esprit pour ne pas les deviner. Je suis sûr que la jeunesse française, qui est tout artiste, se résignera plutôt à des privations qui porteraient sur sa vie matérielle qu'à celles qui l'atteindraient dans sa vie intellectuelle, et que les vexations de la douane, auxquelles chacun de nous se résigne, nous deviendront insupportables le jour où elles prohiberont les beaux-arts à la frontière comme les cotons et les tabacs étrangers.
Si la réforme électorale qui doit s'accomplir était déjà accomplie, si je parlais à des députés qui représentassent véritablement le peuple, j'oserais encore leur demander des mesures protectrices pour les arts, même au profit, en apparence exclusif, des classes riches. Je leur dirais que si le Théâtre-Italien est dans l'état des choses réservé aux plaisirs du grand monde, c'est chose assez légitime, vu qu'il est alimenté et ne peut l'être que par la richesse des hautes classes. Le jour où la troupe italienne sera installée dans une salle convenable et où la subvention pourra obvier aux dépenses de première nécessité, l'art lyrique marchera, comme il faisait naguère, dans un progrès brillant, et arrivera peut-être à se passer des secours de la subvention. C'est du moins une épreuve qu'il serait impardonnable de ne pas tenter, et l'abandon des moyens de civilisation les plus nobles et les plus exquis est le signe le plus effrayant de la décadence d'une société. D'ailleurs il serait faux de dire que la salle des Italiens est accaparée par ce qu'on appelle le grand monde. Dans la vaste enceinte d'un théâtre il y a place pour les fortunes moyennes, place aussi pour les fortunes étroites, place enfin pour ceux qui n'ont pas de fortune. Le parterre des Italiens a toujours été composé de pauvres artistes et de jeunes gens passionnés pour la musique plus que pour toutes les autres satisfactions de la vie. Nous sommes quelques-uns qui nous souvenons bien d'avoir retranché souvent la bagatelle d'un dîner pour aller entendre la Malibran ou la Pasta, et qui disions bien gaiement à minuit en retrouvant dans la mansarde un morceau de pain dédaigné la veille: Panem et circenses. Nous savons bien, nous autres, que si nous avons eu dans notre vie un élan poétique, un sentiment généreux, c'est parce qu'on ne nous a fermé ni l'église, ni le théâtre, c'est parce qu'on ne nous a pas interdit la poésie comme un luxe dangereux ou frivole, c'est parce que qui dit Français dit sobre comme Épictète et idéaliste comme Platon.
Trouvez donc simple que le grand monde (qui ne sera ni plus ni moins porté à l'économie et à la charité si vous lui ôtez ses plaisirs honnêtes) alimente la splendeur d'une école d'art où le pauvre artiste peut aller rêver et concevoir son idéal. Et croyez aussi que ces classes riches à qui vous réclamez, et de qui vous obtiendrez, peut-être plus tôt qu'on ne pense, une libre et loyale adhésion à de meilleures applications de la loi d'égalité, ont besoin comme vous d'une vie intellectuelle plus élevée que celle qu'elles puiseraient à de méchantes écoles et à de fausses théories dans les arts comme dans toute autre source d'éducation.
Maintenant que j'ai dit, un peu plus longuement que je ne l'avais prévu, la haute importance du Théâtre-Italien, je vous rappellerai une des grandes pertes que vous allez faire si vous laissez périr ce théâtre. La France entière sait aujourd'hui combien serait cruel et irréparable le départ définitif de Lablache et de Rubini; mais la gloire de Pauline Garcia est encore assez fraîche pour que la province, qui n'a pas eu le temps, dans l'espace d'une saison, de venir la juger, se croie dispensée de regretter la grande artiste qu'elle ne connaît pas encore. Il ne faut pas craindre de revenir sur les éloges pleins de justesse et d'intelligence qui lui ont été donnés déjà dans cette Revue. Ceci, d'ailleurs, doit intéresser sous un autre rapport. L'apparition de mademoiselle Garcia sera un fait éclatant dans l'histoire de l'art traité par les femmes. Le génie de cette musicienne à la fois consommée et inspirée constate un progrès d'intelligence qui ne s'était point encore manifesté dans le sexe féminin d'une manière aussi concluante. Jusqu'ici on avait dû accorder aux cantatrices une part de puissance égale à celle des plus grands chanteurs. On a dit et écrit souvent que les femmes artistes pouvaient dans l'exécution s'élever au niveau des hommes, mais que, dans la conception des oeuvres d'art, elles ne pouvaient dépasser une certaine portée de talent. On l'a dit moins haut peut-être depuis que les efforts de quelques-unes d'entre elles ont montré une aptitude plus ou moins estimable pour la composition musicale. Pour le chant, il faut placer au premier rang quelques charmantes mélodies qu'a écrites madame Malibran; pour la scène, les partitions de mademoiselle Bertin. Mais voici une fille de dix-huit ans qui écrit de la musique vraiment belle et forte, et de qui des artistes très-compétents et des plus sévères ont dit: «Montrez-nous ces pages, et dites-nous qu'elles sont inédites de Weber ou de Schubert, nous dirons qu'elles sont dignes d'être signées par l'un ou l'autre de ces grands noms, et plutôt encore par le premier que par le second.» C'est là, ce nous semble, le premier titre de mademoiselle Garcia à une gloire impérissable. Supérieure à toutes les jeunes cantatrices aujourd'hui connues en France par la beauté de sa voix et la perfection de son chant, elle peut mourir et ne pas s'envoler comme ces apparitions de chanteurs et de virtuoses qui, renfermés dans une grande puissance d'exécution, ne laissent après eux que des souvenirs et des regrets; gloires qui s'effacent comme un beau rêve en disparaissant de la scène chargées de trophées, mais condamnées à périr tout entières, et de qui l'on peut dire ce qui est écrit dans le livre divin à propos des heureux de ce monde: «Ils ont reçu dès cette vie leur récompense.»
Mademoiselle Garcia est donc plus qu'une actrice, plus qu'une cantatrice, En l'écoutant, il y a plus que du plaisir et de l'émotion à se promettre; il y a là un véritable enseignement, et nous ne doutons pas qu'avec le temps, la haute intelligence qu'elle manifeste en chantant la musique des maîtres, ne soit d'une heureuse influence sur le goût et l'instruction du public et des artistes. Elle est un de ces esprits créateurs qui ne s'embarrassent guère de la tradition et des usages introduits par les exigences de la voix ou la fantaisie maladroite des exécutants ses devanciers. Elle entre dans l'esprit des auteurs; elle est seule avec eux dans sa pensée, et si elle adopte un trait, si elle prononce une phrase, elle en rétablit le sens corrompu, elle en retrouve la lettre perdue. Le public qui l'aime, mais qui n'a pas encore en elle toute la confiance qu'elle mérite, s'étonne et s'effraie quelquefois de ce qu'il prend pour une innovation. Le public n'est pas assez savant pour lui contester avec certitude la liberté de ses allures. La plupart des journalistes ne le sont pas davantage, et moi qui écris ceci, je le suis moins que le dernier d'entre eux. Mais ce que le public, ce que les critiques, ce que moi-même pouvons examiner sans craindre de faire rire les vrais savants, et sans autre conseil que celui de notre logique et de notre sentiment, c'est précisément le sentiment et la logique qui président à ce travail consciencieux auquel mademoiselle Garcia soumet l'oeuvre qu'elle chante. Jamais elle ne dénature l'idée, jamais elle ne substitue son esprit à l'esprit du compositeur. Le jour où vous direz: Mozart n'eût pas écrit cela, ce jour-là seulement vous serez en droit de dire que Mozart ne l'a point écrit; mais si vous retrouvez toujours et partout l'esprit et le sentiment du maître, vous pouvez dire que si le maître ne l'a pas écrit ainsi, c'est ainsi du moins qu'il l'a senti dans le moment de l'inspiration, et c'est ainsi qu'il l'aurait écrit peut-être la veille ou le lendemain. Ainsi c'est bien toujours du Mozart, c'est bien toujours du Rossini que nous entendons, lors même que, pour satisfaire aux exigences de la voix qui devait lui servir d'interprète, Rossini ou Mozart ont consenti à modifier leur premier jet.
Je ne prétends pas que cette liberté d'interprétation doive être illimitée; mais plus une composition vieillit, plus il devient nécessaire d'avoir de grandes intelligences pour interpréter fidèlement les points contestables. Sans cette part d'indépendance, l'esprit du chanteur n'aurait plus à s'exercer que dans les gestes et le costume, et encore faudrait-il qu'il n'y apportât point son propre caprice, mais le goût et la vraisemblance. Il faudrait prononcer que le talent d'exécution exclut le talent de création, et les artistes dramatiques en tous genres deviendraient de pures machines, fonctionnant plus ou moins bien, suivant une impulsion mécanique à jamais donnée. Alors plus de progrès possible, et le mot goût n'a plus de sens. De plus, il suffit d'une erreur innocemment commise par un chanteur et inaperçue de l'auditoire pendant un certain temps, pour que cette erreur devienne loi sans qu'aucun autre chanteur ait le droit de la redresser et d'en purger l'oeuvre du maître. C'est ainsi que l'ignorance des commentateurs ou seulement des copistes a altéré pendant des siècles l'esprit de textes bien autrement sérieux que ceux des partitions musicales.
Si la simple raison, si un sentiment de l'art qui n'est point refusé même aux gens privés d'éducation spéciale peuvent servir de guide pour juger les artistes avec quelque justice et quelque utilité, nous devons attendre de mademoiselle Garcia plus que nous ne pouvons lui donner. Si le public comprend l'importance d'un pareil talent, il apprendra beaucoup de lui, et ne cherchera plus à entraver, par la méfiance ou la timidité de ses jugements, l'essor de facultés aussi rares et aussi précieuses. La critique ne cherchera point à l'intimider. On peut analyser froidement le talent le plus consommé; mais on doit de grands égards au génie même le plus novice. Il y a pour lui un certain respect auquel ne se refusent pas les artistes vraiment éminents. J'ai vu Rubini essayer docilement avec Pauline Garcia, dans l'entr'acte, un trait qu'elle lui avait soumis, et que l'admirable chanteur répétait avec un plaisir naïf et généreux. Lablache est fier d'elle comme un père l'est de son enfant, et Liszt sera plus heureux de l'entendre chanter Desdemona et Tancrède, lui dont elle est, comme pianiste, une des meilleures élèves, que de toutes les ovations que sa bonne Hongrie lui décerne.
Nous n'analyserons pas le talent dramatique de mademoiselle Garcia, pas plus que l'étendue et la puissance extraordinaire de sa voix. Peu nous importerait la qualité de timbre de cet instrument magnifique, si le coeur et l'intelligence ne l'animaient pas; mais c'est un prodige dont l'honneur revient à Dieu, que de voir une faculté d'expression aussi riche au service d'une intelligence aussi puissante. Cette voix part de l'âme et va à l'âme. Dès les premiers sons qu'elle vous jette, on pressent un esprit généreux, on attend un courage indomptable, on sent une âme forte qui va se communiquer à vous. Le talent de l'actrice est analogue. Toutes les facultés désirables et toutes les qualités innées l'inspirent presque spontanément; mais ce talent n'a pas été soumis, comme le chant, à de rigoureuses études, et il brille encore par ce qui lui manque: heureux défaut jusqu'à présent, qui attendrit plus qu'il ne le fâche, un public paternel aux grands artistes. Il est remarquable que ce même public qui se montre si scrupuleux pour les choses qu'il ne comprend pas bien encore, se montre si délicatement et si sagement indulgent pour celles qu'il juge sainement au premier coup d'oeil. On a remarqué que la jeune actrice avait parfois une certaine gaucherie pleine de grâce et de pudeur, parfois aussi une énergie pleine de sentiment et d'irréflexion, et on lui a su bon gré de se laisser gouverner par ses impressions sans prendre conseil que d'elle-même, et sans chercher trop devant son miroir l'habitude que les planches lui donneront assez vite. On a remarqué aussi que sa taille était admirablement belle; dans ses gestes faciles et naturellement gracieux, les peintres admirent la poésie instinctive qui préside à ses attitudes, même les moins prévues par elle. Elle est toujours dans les conditions d'un dessin correct et dans celles d'un mouvement plein d'élégance et de vérité.
Elle ne plaît pas seulement, on l'aime. Le public le prouve en ne l'applaudissant pas avec frénésie; il faudra cependant, pour son propre intérêt, qu'il apprenne à l'applaudir avec discernement et à ne pas rester froid devant une phrase admirablement dite, quand il bat des mains pour une cadence effrayante de durée et de netteté. Ce sont là des tours de force que mademoiselle Garcia exécute avec une liberté surprenante, car elle peut tout ce qu'elle veut. Mais le public ne voudra-t-il pas la dispenser quelque jour de cet horrible agrément qui n'aboutit qu'à imiter parfaitement le bruit d'une bouilloire à thé, et qui suspend le sens de la mélodie devant une niaiserie désagréable à l'oreille? Pauvres grands artistes, vous avez bien besoin qu'on vous laisse corriger les sottises de la mode!
Il n'y a qu'une cadence au monde que je voudrais conserver, si tout autre après Rubini pouvait la reproduire; c'est celle qu'il a introduite dans l'air de Don Juan: Il mio tesoro intanto, et qui est devenue célèbre. Elle est courte, premier mérite, puis elle est énergique, vaillante, et complète l'idée musicale au lieu de l'altérer. Enfin elle est écrite par Mozart dans l'accompagnement, et le public, entraîné par l'audace et le goût du chanteur, a eu le bon esprit de ne pas la contester.
Avec Rubini, avec Lablache, avec Tamburini, avec mesdames Garcia, Grisi et Persiani, l'opéra italien va nous quitter si on perd le temps à délibérer froidement et lentement. On sera toujours forcé par la suite de rendre le Théâtre-Italien à la capitale; mais si on tarde, ces grands artistes seront dispersés, et nous aurons des talents de second ordre avec plus d'exigences peut-être. Conservons donc ces généreux chanteurs que nous aimons, que nous connaissons, qui nous connaissent et nous aiment aussi, et qui se prodiguent avec tant de zèle. Dans aucun théâtre de Paris, on n'a jamais vu régner la paix, l'obligeance et le dévouement comme parmi la troupe italienne. C'est qu'ils sont tous grands et laborieux; ils n'ont ni le droit ni la temps d'être jaloux les uns des autres. Rubini, malade et fatigué d'une longue suite de représentations que divers accidents ont accumulés sur lui, prodigue sa puissance avec une vaillante ardeur. Le public qui entend cette voix si fraîche et ce sentiment si énergique, sans se douter que l'homme souffre, croit-il payer avec de l'or tant de dévouement et de conscience? Lablache, à l'école duquel nos premiers chanteurs, nos premiers tragiques et nos premiers comiques voudraient longtemps encore prendre des leçons, blessé il y a quelques jours sur la scène pendant la représentation, quitte ses béquilles et reparaît sans égard pour la défense du médecin. Vous avez vu naguère un fait plus remarquable encore. Pauline Garcia, pour ne pas faire manquer la représentation de Don Juan, avertie que madame Persiani était malade, a étudié un rôle nouveau et improvisé son costume dans l'espace de deux heures. Elle était mise à ravir, et elle a joué et chanté Zerline comme, depuis sa soeur, personne ne l'avait ni joué ni chanté. Elle regardait à peine le cahier pour suivre le récitatif; elle a exprimé Mozart comme Mozart serait heureux de s'entendre exprimer, s'il pouvait un soir s'échapper de la tombe pour y rentrer au coup de minuit. Vraiment nous aurions grand besoin de semblables artistes dans nos théâtres nationaux, et nous avons encore besoin des artistes italiens pour former nos artistes et nous.
Février 1840.
XII
LA JOCONDE DE LÉONARD DE VINCI
GRAVÉE PAR M. LOUIS CALAMATTA
Quelle est cette femme sans sourcils, aux mâchoires développées sous leur luxuriante rondeur, aux cheveux extrêmement fins ou très-peu fournis, au front très-découvert ou très-puissant, à l'oeil sans éclat, mais d'une limpidité surhumaine? La tradition nous dit que c'est madame Lise (Mona Lisa), femme del signor Francesco del Giocondo. Vasari ajoute qu'elle était bellissima, et semble nous avouer qu'elle était fort mélancolique de caractère ou fort impatiente de ses mouvements, puisqu'il prétend que Léonard, en faisant son portrait, tenait autour d'elle des chanteurs, des joueurs d'instruments et des bouffons, pour la rendre gaie et lui conserver ce divin sourire qu'après quatre ans d'efforts le maître parvint à saisir.
En vérité, ces divins maîtres du passé eussent été de grands paresseux ou de grands maladroits s'il leur eût fallu tant de temps et de peine pour s'emparer du beau et du vrai; outre que l'âge de Mathusalem n'eût pas suffi aux longues hésitations que leur prêtent, devant chacune de leurs oeuvres, leurs naïfs biographes. Est-ce pour relever, dans l'esprit du public, la grandeur et la difficulté de l'art, qu'on l'a si longtemps nourri de pareilles légendes? Il est fort à présumer, au contraire, que l'expression de la Joconde fut saisie au vol par un coup d'oeil d'aigle, et que les chanteurs et les bouffons n'auraient pas réussi à mettre tant d'idéal sur les traits du modèle, tant de flamme et de science dans le pinceau de l'artiste; à moins pourtant qu'il n'y eût là quelque voix aussi belle que les lèvres de la Joconde, ou quelque senatore aussi merveilleux dans son art que Léonard dans le sien. Pourquoi non, après tout? c'était le temps des grands artistes.
Il est peu de figures aussi connues que celle de Mona Lisa del Giocondo, et, chose étrange, il est peu de physionomies moins devinées. Cette beauté célèbre offre, dans son expression un tel problème, que personne ne l'a regardée sans émotion, et que personne, après l'avoir vue un instant, ne l'a oubliée. Le modèle n'offrait-il aux regards le même mystère que le portrait? Était-elle belle ou seulement agréable? Pour certaines personnes qui lui trouvent un dessous de malice froide dans le sourire, c'est une laide séduisante, comme on en connaît. Pour d'autres, c'est un idéal de jeunesse, de candeur, d'intelligence et de bonté. Tel était l'avis de Gustave Planche, qui a écrit avec beaucoup de prédilection sur Léonard de Vinci. Tel est aussi celui de M. Calamatta. «Quand je dessinais cette suave figure,» écrivait-il à un de ses amis, «seul, sous les voûtes du Musée, je me surprenais à rire avec elle.» Une autre fois, il écrivait: «J'ai fini la Joconde. C'est une douleur pour moi. Il y a si longtemps que j'étais heureux et tranquille avec elle.»
Donc, cette tête charmante, en dépit de la couleur verdâtre et mélancolique que le temps (et peut-être les dangereuses inventions de Léonard dans les matériaux de sa peinture) ont répandue sur elle, est, pour ceux qui s'absorbent à la contempler, une rose mystique, un sourire du ciel.
Nous avouerons que notre impression personnelle est plutôt mélancolique que riante. Est-ce ce ton de clair de lune, cet étrange paysage de flots et de rochers glauques, dont nous ne pouvons faire abstraction? Il y a quelque chose dans ce chef-d'oeuvre qui nous jette dans l'étonnement et dans la rêverie. Les types et les paysages de Léonard nous ont toujours tourmenté. On aura beau me dire qu'il était grand ingénieur, qu'il avait passé sa vie à étudier les eaux au point de vue des travaux de la canalisation, à parcourir des terrains impraticables pour y établir des ponts et des routes; je me rappelle aussi qu'il écoutait certaines fontaines comme une douce musique, et qu'il était poëte au moins autant que savant. Ces sites, tourmentés jusqu'à la puérilité, qui sont là derrière ses figures et qui se perdent dans des horizons accumulés jusqu'aux nuages, comme s'il eût placé ses modèles sur la flèche d'une cathédrale, afin de leur donner pour cadre l'immensité, est-ce l'amour du plan géographique qui les lui a inspirés, et n'y faut-il voir que la signature de l'ingénieur inquiet d'être oublié pour le peintre?
Dans tous les cas, ceci n'est pas gai. Peut-être l'effet en était-il chatoyant, alors que la peinture était fraîche, pleine de roses tendres et de pourpres vives, comme nous la décrivent les contemporains. Mais, à coup sûr, la composition en est austère, et l'aspect aujourd'hui en est refroidissant. On se figure beaucoup plus les fiords déchiquetés de la Norwége et son ciel d'opale faits ainsi, que le beau soleil d'Italie et les riants paysages de l'Arno. Ce n'est même point là le caractère des lacs charmants de la Toscane et du Milanais. Le Trasimène est semé d'ilots qui le divisent en perspectives infinies; mais quelle douceur de lignes et quelle splendeur de ton sur ces lointains mous et chauds! Il n'y a pas à dire, si la Joconde est gaie, c'est qu'elle tourne le dos à un pays bien triste; et, malgré les routes et les ponts que l'artiste ingénieur semble y avoir creusés et jetés pour ses promenades, elle ne me semble nullement disposée à s'y risquer.
Quant aux types de Léonard, les avis sont bien partagés. Ils paraissent le vrai beau à certains artistes; à d'autres, ils semblent la laideur embellie par l'art. Personne ne peut leur refuser la noblesse et l'originalité.
C'est le privilège de beaucoup de grandes choses d'être mystérieuses, et d'exercer sans cesse l'imagination. On commentera éternellement l'Hamlet de Shakspeare, l'Enfer du Dante, le Faust de Goethe, la Nuit de Michel-Ange, et, à un autre degré d'intérêt et d'admiration, la Joconde de Léonard.
Elle n'était pas du tout belle, cette Joconde. Vasari ne l'a jamais vue. C'était une grasse et douce personne, fine, prudente, ravissante d'amabilité, de savoir-vivre et de distinction. Léonard en était passionnément amoureux. L'histoire n'en dit rien, mais qu'importe? Il ne s'en vanta jamais, parce que la dame était sage ou qu'elle aimait son mari. D'autres peuvent penser qu'elle était froide, tant il y a que le beau Léonard y perdit ses soupirs et ses brûlants regards, et qu'il fit, en vain, durer longtemps le portrait. Il n'était pas très-modeste. Ce n'était pas la mode en ce temps-là pour les grands artistes. Il fut donc très-surpris d'échouer: de là son silence et celui de ses contemporains sur cette passion inexaucée. De là peut-être, pour un homme habitué à vaincre en amour, une estime particulière pour cette femme tranquille, et une prédilection fidèle pour l'expression de cette figure sereine qui devint, sous sa main et dans son cerveau, le type de la beauté surnaturelle, puisque toutes ses figures de sainteté lui ressemblent.
Ceci est un roman de notre façon; mais il est tout aussi vrai que mille légendes bien autrement risquées qui remplissent la biographie des artistes et des héros du temps passé.
Pour nous, la Joconde est le portrait idéalisé d'une femme charmante, et le grand secret de cette indéfinissable expression de calme qui arrive à effrayer, comme tout ce qui est la force immatérielle, est un sentiment qui exista beaucoup moins en elle que dans le peintre. Il fit là ce qu'ont fait tous les maîtres véritables: il donna sa propre puissance à son oeuvre, en croyant la surprendre dans l'âme de son modèle.
En effet, on aura beau admirer avec Vasari le réalisme à faire trembler (una maniera da far tremare) avec lequel Léonard de Vinci a rendu «les moindres détails de la peau, des cils, des pores, toutes les minuties, toutes les subtilités de la nature,» ce qui fait encore plus trembler dans cette figure, c'est l'âme qui luit à travers, qui semble contempler la vôtre du haut de sa sérénité et lire dans vos yeux tandis que vous interrogez vainement les siens.
L'espèce d'effroi que nous avons toujours ressenti en regardant un portrait de maître, vient de ce qu'à travers ces figures, c'est le génie, c'est l'âme du maître, que nous voyons. Cette âme est dans la toile, n'en doutez pas. Michel-Ange n'est-il pas toujours palpitant dans le marbre du Moïse? Qui donc oserait le railler et le critiquer, face à face avec lui?
Il y a, à Florence, une tête de Méduse, de Léonard de Vinci, qui exerce une sorte de fascination. Gustave Planche, que nous citions tout à l'heure, a dit de cette tête: «La Méduse est à la fois belle et terrible…. Le regard immobile et le sourire menaçant restent gravés dans notre âme et défient toutes les distractions. Aucune des images qui passent devant nos yeux ne réussit à la détrôner.» Et il ajoute que le germe de la Joconde est dans la Méduse. Seulement, c'est au point de vue de la manière et de l'entente du sentiment qu'il trouve que l'une fait présager l'autre. Nous irons plus loin que lui; nous dirons que la Joconde, avec sa douceur souriante, est tout aussi effrayante que la Méduse. Au premier abord, c'est l'aimable et paisible créature que le peintre a vue et aimée. A la longue, c'est une fascination qui a pris corps. Ce n'est plus une personne, c'est une idée et une idée fixe. Un homme supérieur a mis là sa plus ardente et en même temps sa plus tenace aspiration. Il était bien impossible qu'une si grande dépense de force fût perdue, et elle l'eût été si elle n'eût produit que la représentation exacte d'une jolie femme. Elle a produit une figure qui, après plus de trois siècles, en dépit d'une couleur altérée qui l'étouffe et la plombe, s'empare encore invinciblement des yeux et de la pensée, soit qu'elle égaye, soit qu'elle rende mélancolique, soit qu'on s'en éprenne, soit qu'on s'en défie, soit enfin, qu'en raison de sa propre individualité, on contemple avec ou sans sympathie l'idéal idéalisé d'un génie idéaliste.
Rendre avec le burin les finesses insaisissables de cette peinture devenue elle-même mystérieuse comme la pensée du modèle, sous les sombres transparences de la couleur éteinte, c'était un problème à résoudre, et il nous semble que M. Calamatta l'a résolu. Nous ne sommes pas compétent pour parler du mérite de la gravure au point de vue du métier. C'est une spécialité dont nous connaissons mal les termes, et nous craindrions de les mal employer. Ce qui nous frappe dans cette gravure, c'est son aspect général qui rend fidèlement le tableau sans chercher à l'expliquer ou à le traduire. Certes, il y eût eu une sorte de sacrilège à vouloir interpréter ce que, dans certaines parties, l'oeil peut à peine saisir. L'effet en est donc sombre comme la peinture, et, pour notre part, nous ne sommes pas de ceux qui ne se consolent pas des outrages que les années ou les vernis lui ont fait subir. Nous ne haïssons pas cette lumière pâle et ce reflet général de je ne sais quel astre argentin qui tombe sans miroitage sur l'ensemble. C'est austère et doux à la fois; c'est à la fois limpide et voilé comme l'expression de la Joconde, que M. Calamatta a si consciencieusement et si délicatement reproduite.
Décembre 1858.
FIN
TABLE
Pages.
I.—AUTOUR DE LA TABLE. 1
II.—ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE—Goethe,
Byron, Mickiewicz. 117
III.—HONORÉ DE BALZAC. 197
IV.—BÉRANGER. 215
V.—H. DE LATOUCHE. 229
VI.—FENIMORE COOPER. 261
VII.—GEORGE DE GUÉRIN. 279
VIII.—HARRIETT BEECHER STOWE. 315
IX.—EUGÈNE FROMENTIN.—Un été dans le Sahara. 325
—Une année dans le Sahel 336
X.—BÊTES ET GENS, par P.-J. Stahl. 343
XI.—LE THÉÂTRE ITALIEN DE PARIS ET MADEMOISELLE
PAULINE GARCIA. 347
XII.—LA JOCONDE DE LÉONARD DE VINCI, gravée par
M. Louis Calamatta. 365
F. Aureau.—Imprimerie de Lagny