Aux mines d'or du Klondike: du lac Bennett à Dawson City
The Project Gutenberg eBook of Aux mines d'or du Klondike
Title: Aux mines d'or du Klondike
Author: Léon Boillot
Release date: April 11, 2009 [eBook #28559]
Language: French
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AUX MINES D'OR
DU KLONDIKE
DU LAC BENNETT
À DAWSON CITY
LÉON BOILLOT
Hachette & Cie
paris, mdcccxcixDroits de traduction et de reproduction réservés.
TABLE DES MATIÈRES
| I. | D'Europe à Seattle.—Départ pour Dawson.—En mer.—Nos compagnons de route.—La mine d'or de Treadwell.—Juneau et Skagway |
| II. | Skagway, le Sésame du Nord.—La Babel de l'Alaska.—Soapy Smith et sa bande.—Un grec fameux et sa fin.—Le Comité de vigilance des 101.—La foule.—Les restaurants.—Un Yankee entreprenant.—Pêche à travers la glace.—Le «Whitelaw» en flammes.—L'hôpital |
| III. | Campement sur la glace.—Une échauffourée.—Le défilé du Porc-Épic.—Encombrement.—Cinq kilomètres en dix heures.—Un crime sur le chemin.—Cruautés envers les animaux.—Le sentier des chevaux morts.—Un hôtel de première classe.—Difficultés de la route |
| IV. | Le White Pass.—Un sergent diplomate.—Les caches au sommet.—Le drapeau.—Tempêtes de neige.—Pugilat.—La ville du lever du soleil.—Log Cabin |
| V. | À Log Cabin.—Où le pain vaut son pesant d'or.—Terrible condition de la piste.—Difficultés en chemin.—Bennett.—Sa situation.—Tête de ligne.—Les hôtels.—Le lac et les rapides.—Les caches.—Une échappée au poste de Tagish.—Procession des chercheurs d'or sur le lac.—À la voile sur la glace.—Le gué de Caribou |
| VI. | De l'hiver à l'été en un jour.—Une catastrophe.—Caribou Crossing.—Comment on construit les bateaux.—Chasse aux poules de bruyère.—Pêche à l'ombre chevalier.—Préparatifs pour la navigation des lacs et rivières.—Lancement et départ |
| VII. | Les lacs.—La rivière Six Mile.—Au poste de Tagish.—Un prêche en plein air.—Quatre assassins indiens.—Tragédie.—Le lac Marsh.—La flottille de bateaux.—Un violoniste hongrois.—Une truite saumonée |
| VIII. | La rivière Fifty Mile.—Miles Canyon.—Un tramway en troncs d'arbres.—Les rapides du White Horse.—Nombreuses victimes.—Naufrages.—Un mariage en canot.—Le lac Laberge.—Trois jours sur une île |
| IX. | La rivière Thirty Mile.—Dangers de cette rivière.—Nous l'échappons belle.—Les rivières Teslin, Lewis, Big Salmon |
| X. | Les Cinq Doigts.—Les rapides de Rink.—Fort Selkirk.—Un tombeau indien.—Le Yukon.—La rivière Blanche.—La rivière Stewart.—Les Caches.—Le poste de Sixty Mile.—La rivière Indienne.—Les oies et les îles du Yukon.—Vitesse du courant.—Arrivée à Dawson |
| XI. | La ville de Dawson.—Son histoire.—Son avenir.—Sa population.—Caractère des habitants.—Les vétérans du Yukon.—Les Chi-Cha-Kos.—Les magasins.—Les «salons».—Les restaurants et ce qu'on y mange.—Viande et gibier.—Les voituriers.—Le soleil de minuit |
| XII. | L'été à Dawson.—Le bureau des postes assiégé.—Les jeux.—Les salles de danse.—Les mineurs.—La police.—Les églises et les hôpitaux.—Les banques et les journaux |
| XIII. | Le Klondyke et ses affluents.—Les placers de Bonanza et de l'Eldorado.—Le dôme.—Comment on a découvert l'or.—Les richesses du Klondyke.—Les creeks Hunker, Gold Bottom, etc.—M. Mac Donald |
| XIV. | Un voyage d'exploration.—Prospection d'un creek.—Une percée dans la forêt.—Ces pauvres baudets.—Maladie et démoralisation.—Moustiques et maringouins.—L'heureux camp.—Des morilles.—Sur Quartz creek.—Une découverte aurifère.—Eboulement. Etayement des puits.—Location de claims |
| XV. | Quelques types du Klondyke.—Alexandre Mac Donald, Joe Ladue, Henderson, etc.—Journaux de Dawson.—Le Klondyke et ses richesses.—Animaux à fourrure.—Le pays des grandes chasses.—Les oiseaux du Yukon.—Administration du Territoire |
| XVI. | La rivière Forty Mile et ses placers.—Les gisements de charbon.—Barres aurifères.—Légende indienne.—Les vapeurs du Yukon.—Mouvement commercial du fleuve.—Statistiques et prix courants.—Production aurifère du Klondyke.—La taxe sur l'or |
| XVII. | À bord du Columbian.—Incendie à Dawson.—Ruines à Selkirk. Le colonel Evans.—Les pommes de terre de Sixty Mile.—Produits agricoles du Yukon.—Les autres routes.—La barre de Cassiar.—Un campement d'Indiens.—Amour maternel |
| XVIII. | Le Nora.—Une fausse alerte.—Le lac Lindeman.—Tempête sur le Chilkoot Pass.—Une catastrophe.—Les échelles.—Sheep Camp.—Canyon City.—Chien indien pêchant le saumon.—Les Glaciers.—Dyea.—Sitka.—Le retour.—Sir Wilfrid et le planton.—Les Canadiens français |
| XIX. | Conclusion |
AUX MINES D'OR
DU KLONDYKE
I
D'Europe à Seattle.—Départ pour Dawson.—En mer.—Nos compagnons de route.—La mine d'or de Treadwell.—Juneau et Skagway.
Le voyageur qui pour des motifs d'intérêt ou de plaisir a pris pour objectif la ville naissante de Dawson, dans le territoire du Nord-Ouest, province du Canada, pourra s'y rendre cette année-ci sans grande fatigue ni frais extraordinaires, dans un espace de temps relativement court, soit de trois semaines environ.
En effet, il faut huit jours de traversée de Paris à New-York, cinq en chemin de fer de New-York à Seattle ou Vancouver, quatre par bateau d'un de ces ports à Skagway, un par chemin de fer de Skagway à Bennett, et à peu près six par vapeur de Bennett à Dawson; le retour par la même route prend quelques jours de plus, à cause de la difficulté de remonter le Yukon. La distance est de 8 000 kilomètres au moins. Le voyageur ne sera plus obligé de se munir d'un approvisionnement complet, exigé sagement jusqu'ici par la police canadienne, afin de prévenir une famine possible et les crimes qu'elle engendrerait.
Il n'aura pas non plus, par conséquent, à être le factotum que nécessitaient les conditions antérieures et le voyage au Klondyke ne sera plus une véritable entreprise de pionniers. Plus de chevaux, de chiens ou de bœufs à harnacher, à atteler, à guider, à accabler de coups ou de malédictions; adieu les traîneaux, les véhicules de tout genre à charger, à décharger, à réparer avec quelques clous et un mètre ou deux de corde. Et la tente à dresser, et le bois à couper à même la forêt pour le service du poêle portatif, et la cuisson du pain pétri de ses propres mains, et le sciage des planches sur une plate-forme ad hoc, et la construction du bateau, de la barque ou du canot, avec son complément de rames, de mâts, de cordages et de voiles, le tout improvisé, et perfectionné suivant le génie créateur de l'Argonaute moderne, tout cela sera devenu choses du passé pour ne plus se reproduire que dans quelques cas isolés. Le pittoresque du voyage y perdra, mais le confort y gagnera. On ne redoutera pas plus d'aller à Dawson qu'à Madagascar ou au Japon.
De la traversée de l'Atlantique et de la ville de New-York, nous n'avons rien à dire ici. En 26 heures un train express transporte le voyageur de New-York à Chicago, couvrant une distance de 1 500 kilomètres, soit une distance moyenne de 60 kilomètres à l'heure, et traversant une contrée riche et bien cultivée, parsemée de beaux villages et de cités industrielles. C'est peut-être la partie la plus riche des États-Unis, comme aussi la plus peuplée. Pays de rivières, de collines, de bois, de champs, de pâturages, de fermes et d'usines. La nuit se passe dans un des confortables wagons-lits Pullman ou Wagner avec leurs portiers nègres.
Chicago, avec son million et demi d'habitants, se pose en rivale de New-York qui en a près de trois; sa situation à la porte des grands lacs et comme tête de ligne de tous les importants chemins de fer qui y convergent du Sud et de l'Ouest est unique; la ville elle-même est loin d'être aussi propre et aussi attrayante que New-York, mais la même activité y règne, et ce qu'il y a de plus rare à rencontrer, là ou ailleurs, c'est un Américain n'ayant pas l'air pressé.
Plus loin, les plaines n'ont rien de remarquable; elles sont assez bien cultivées et plantées de blé et de maïs. La voie ferrée circule ensuite au milieu des mauvaises terres du Dakota, sans herbes ni arbustes, aux ocres de couleurs vives sculptées en buttes, en tours, en bastions par l'incessante érosion des eaux: là des viaducs du chemin de fer audacieusement jetés par-dessus des précipices béants et à peine supportés, semble-t-il, par une frêle construction en troncs d'arbres dressés verticalement, semblent des araignées montées sur des jambes grêles et trop longues. Puis on arrive aux montagnes Rocheuses, qui offrent une série de scènes intéressantes, et des campements d'Indiens Sioux égrenés le long du Yellowstone et du Missouri.
Se succèdent alors paysages alpins, torrents mugissants, tunnels et ponts, bref la mise en scène habituelle d'une ligne de montagnes; puis de nouveau la plaine, c'est la vallée de la Columbia; une autre chaîne de montagnes appelées les Cascades; enfin, la côte du Pacifique.
Seattle, petite ville de 50 000 âmes, est un port américain commandant, en concurrence avec Victoria et Vancouver, ports canadiens, le commerce de l'Alaska, du Japon, de la Chine et des îles du Pacifique.
Elle était, l'hiver dernier, le siège d'une activité extraordinaire; les nombreux chercheurs d'or américains qui se rendaient au Klondyke s'y étaient donné rendez-vous, et la plupart s'y pourvoyaient de tout ce qui était nécessaire alors pour tenter l'entreprise. À un moment donné les marchandises à transporter s'étaient accumulées d'une façon si excessive que les vapeurs firent défaut, et qu'il fallut réquisitionner des trois-mâts, des barques et des goélettes, traînés par des remorqueurs. Pour les voyageurs ce fut bien pis; des spéculateurs sans scrupule frétèrent de vieux navires à vapeur, leur firent donner une couche de peinture et les mirent comme neufs à la disposition du public, moyennant des prix exagérés. Tel était alors l'engouement de la foule que tout semblait assez bon et que rien n'était trop cher, pourvu qu'on partît et qu'on arrivât vite. Hélas! beaucoup partirent qui n'arrivèrent pas, et d'autres s'estimèrent heureux de partir et de revenir la vie sauve. En effet, par une fatale coïncidence, une série de désastres marqua l'ouverture de la saison d'émigration dans les mois de janvier et février 1808. Ainsi le vapeur Clara Nevada se perdit corps et biens, en tout 65 personnes, à ce que l'on croit, car nul ne réchappa; il y eut une explosion à bord, puis le feu détruisit le navire en fort peu de temps, et tout ce qui en resta, ce furent quelques épaves jetées par les flots sur la plage.
Le vapeur Corona fit naufrage sur les côtes d'une île déserte et fut entièrement démoli et brisé par la fureur des vagues; les passagers se sauvèrent, mais ayant dû attendre là plusieurs jours, par un froid intense, l'arrivée des secours, quelques-uns d'entre eux, à demi vêtus, contractèrent des maladies de poitrine dont ils moururent peu après; en outre, tous les approvisionnements furent perdus, et beaucoup de ces infortunés se trouvèrent dépouillés de tout ce qu'ils possédaient.
Nous sommes quatre qui partons pour le Klondyke: un Français, moi-même; un fermier de Californie et un mineur, tous deux Américains; un étudiant en médecine d'origine allemande. En chemin, notre caravane se grossira de deux nouveaux membres, un Anglais et un Irlandais.
Nous nous embarquons sur la Queen; c'est un des meilleurs vapeurs de la flotte, il peut porter environ 600 passagers; inutile de dire que ce nombre est plutôt dépassé. Le mélange est curieux; deux compagnies du 14e d'infanterie des États-Unis envoyées pour faire respecter l'ordre qu'on dit gravement troublé à Skagway et Dyea par le fameux joueur Soapy Smith et sa bande; des chercheurs d'or, mineurs et prospecteurs de tous les pays du monde. Voici les Australiens, de grands et solides gaillards, de six pieds de haut en moyenne, musculeux, aux épaules carrées, larges, aux hanches étroites, ne perdant pas une occasion de dire avec orgueil que c'est en Australie que l'on a trouvé les plus grandes pépites d'or; l'une pesait quelque chose comme 200 kilos et valait environ 400 000 francs. Car, à bord, l'on ne parle que pépites et poudre d'or: il est entendu que c'est l'unique sujet digne de la conversation du moment.
Voici les Anglais et Canadiens, parmi lesquels les Canadiens Français surtout sont bien représentés; nous pouvons mentionner aussi quelques Africains blancs venant de la colonie du Cap et du Transvaal.
Ces cheveux jaunes révèlent indubitablement le Suédois, ces yeux bruns et vifs l'Irlandais. L'Américain, aux gestes nerveux, toujours alerte et impatient, va, vient, bouscule, n'est jamais en repos, s'assied pour ne pas rester debout, se lève parce qu'il ne peut tenir en place, a l'air de faire quelque chose, ne fait rien, et se rassied la minute suivante pour repartir aussitôt; d'ailleurs courtois, patient, gentleman. Quelques Français et Italiens, causeurs, gouailleurs, polis, empressés, écorchant l'anglais et les premiers à rire de leur baragouin. Ça et là des nationaux de diverses contrées lointaines. D'où viennent-ils? On n'a jamais pu le savoir, un mutisme concentré étant leur principale caractéristique. Des accords plaqués sur le piano du salon accompagnent une voix qui a dû être belle jadis, et qui roucoule la romance des «Deux petites filles en bleu». Cela nous rappelle que l'élément féminin est présent et, bien qu'en minorité, omnipotent. Il y a là des femmes d'officiers ou de commerçants d'Alaska, des aventurières, ex-prima donna cantatrices ou comédiennes, qui vont jouer le dernier acte de leur drame intime sous les cieux rigoureux de l'Arctique. Les artistes se succèdent au piano: voici un négociant russe habitant New-York qui s'en va avec sa famille à Dawson; il chante Faust, ses filles l'accompagnent; en confidence, il nous déclare qu'il a chanté l'opéra avec Mme X..., bien connue à Paris il y a nombre d'années; nous l'admettons. On trouve à bord une bibliothèque gratuite à l'usage des passagers, et, la navigation étant facile dans cette succession de baies et de canaux, le temps passe sans incident ni mal de mer.
Nous faisons escale à Victoria, capitale de la Colombie britannique, ville de 30 000 habitants située à l'extrémité sud de l'île de Vancouver et commandant le détroit de Juan de Fuca. C'est une ville anglaise, calme et sérieuse, aux maisons à un, deux, ou au plus trois étages, dans une situation exceptionnelle, d'où la vue s'étend sur la baie avec, au delà, les sommets perpétuellement neigeux de la chaîne Olympique. Un tramway électrique nous conduit à Esquimalt, port militaire, où stationnent à l'ordinaire quelques bâtiments de guerre anglais: on y trouve une cale sèche réputée la plus grande du monde.
C'est à Victoria qu'il faut se procurer des certificats de mineur. Force donc est de remplir les formalités administratives: au petit jour, la troupe des mineurs s'ébranle vers la ville et bientôt se forme en file indienne à la porte des bureaux. Il y a là près de 200 personnes battant la semelle sur le trottoir, pour se réchauffer. L'attente dure de 7 à 11 heures. C'est payer un peu cher le privilège de déposer 50 francs entre les mains d'un brave fonctionnaire, qui, en échange, il est vrai, vous remet une déclaration par laquelle le gouvernement canadien s'engage à ne pas mettre ses gardes champêtres à vos trousses lorsqu'il vous prendra fantaisie de couper du bois, de pêcher ou de chasser dans les déserts inexplorés du territoire du Nord-Ouest.
La navigation intérieure de ces détroits et canaux de la côte du Pacifique est assez délicate; on est presque toujours en vue de la côte, si près même qu'en beaucoup d'endroits le chenal semble laisser à peine assez d'espace pour le passage du bateau. On traverse successivement les détroits de Georgie, de la Reine-Charlotte, de Clarence, de Stephens, et finalement le canal de Lynn, qui est à proprement parler une baie longue et étroite enfermée, de chaque côté, par des montagnes; le paysage est tout à fait celui des fiords de la Norvège: des eaux bleues et généralement calmes, des colosses de granit s'élançant abruptement de la mer jusqu'aux nuages, portant sur leurs épaules massives et anguleuses des neiges et des glaciers, et les flancs couverts d'une végétation luxuriante et serrée, des îles innombrables et boisées, hantées par l'ours et le daim, tandis que l'aigle à tête blanche plane au-dessus des nombreuses bandes d'oies et de canards, peuplant les canaux et bras de mer. En été, des fleurs aux teintes éclatantes, mais presque toujours sans odeur, des baies de tous genres et de toutes les couleurs sont répandues de tous côtés et à profusion. Mais, en somme, en hiver, tout ce qu'on peut apercevoir du paysage, ce sont des sapins, des cèdres, des bouleaux couverts de neige, tandis que les sommets, hauts parfois de 2 000 à 3 000 mètres, se confondent en une teinte neutre avec les nuées flottant de l'un à l'autre. La ligne de direction est droit au Nord: il y a à peu près 10 degrés de latitude entre Seattle et Skagway, soit 1 500 kilomètres en suivant les sinuosités de la côte navigable.
Le 22 février, grand enthousiasme: c'est la fête de Washington, le patriote, dont la mémoire associée à celle de son ami La Fayette est toujours chère à l'Américain; les comités s'organisent, et la présence d'un ou deux artistes à bord ayant été remarquée, on les invite à dessiner au savon, sur la grande glace de l'escalier du salon, le portrait du grand homme. Après quelques tâtonnements, effaçages et retouches, le chef-d'œuvre est consommé et déclaré parfait par l'unanimité des femmes d'officiers, qui doivent s'y connaître et qui décorent le cadre avec le drapeau étoilé, des fleurs et des guirlandes. Un discours du président ouvre la soirée; l'orateur, après avoir complimenté les dames de leur intrépidité et de leur résolution, les félicite d'être assez courageuses pour consentir à supporter le froid, les frimas, les fatigues, les privations et ce qu'il y a de plus insupportable au monde, c'est-à-dire... l'homme!
Des chants patriotiques, des morceaux de musique, des déclamations se succèdent et se prolongent très tard dans la soirée; à la fin, chacun se retire dans sa cabine, pleinement satisfait, et le silence ne tarderait pas à régner, n'étaient les nombreux chiens de l'entrepont qui, surexcités par le vacarme inusité de la «célébration», se sont mis, eux aussi, à «célébrer» à pleine gueule et ne sont pas disposés à se restreindre aussi vite que leurs maîtres. Finalement, ils se calment à leur tour, et bientôt tout est tranquille à bord.
Outre l'inévitable «colonel» américain (d'ordinaire du Kentucky) que vous et moi prendrions simplement pour un avocat (ce qu'il est d'ailleurs le plus souvent), il y a à bord le chef de l'expédition de secours envoyée par le gouvernement des États-Unis à la rescousse des milliers de mineurs et propriétaires supposés en proie à la famine et au froid dans les vastes territoires du Yukon et particulièrement du Klondyke. Une somme d'un million de francs votée par le Congrès fut immédiatement employée à acheter des vivres, des vêtements, à se procurer, en Norvège, des Lapons et des rennes au nombre d'une centaine, enfin à construire une certaine quantité de locomobiles à glace. À l'instar de beaucoup d'autres lieux, les couloirs du Congrès sont pavés de bonnes intentions, mais, dans le cas particulier, le résultat fut désastreux. Les lichens devant servir à la nourriture des rennes ne furent pas préparés et emballés avec soin et se gâtèrent complètement en route, de sorte que les rennes, déjà très éprouvés par le mal de mer, refusèrent d'y toucher et périrent l'un après l'autre, longtemps avant d'avoir vu les côtes d'Alaska. Les Lapons, importés par contrat à raison de 5 000 francs par an et dépenses de voyage payées, durent être rapatriés. Quant aux locomobiles à glace, elles finirent par trouver un emploi dans les colonnes des journaux humoristiques, qui s'en firent des gorges chaudes, et le public avec! Joe Ladue, le fondateur de Dawson, a l'honneur d'être l'inventeur de ce projet grandiose, la prise d'assaut des glaces du Klondyke (et du Pôle) au moyen d'automobiles à patins!
Jack Dalton, le créateur de la Dalton Trail (piste), lui aussi est un inventeur, mais son idée est plus simple et plus pratique. Il se borne à construire un traîneau consistant en une boîte longue montée sur deux systèmes de glissoires indépendants l'un de l'autre, permettant de contourner les obstacles à angles assez aigus sans crainte de verser. Un cheval attelé à un brancard ordinaire peut, avec ce traîneau, tirer aisément de 1 000 à 1 500 kilos sur une surface de glace unie à pente modérée. Une centaine de ces voitures furent construites par le gouvernement et envoyées à un des ports d'Alaska, où elles demeurèrent empilées dans un hangar; les mules du convoi de l'armée régulière, au nombre de 110 à 120, furent aussi réquisitionnées et embarquées à Seattle, à bord d'un trois-mâts mis à la queue d'un remorqueur. Mais après un jour ou deux de navigation, le vapeur largua son amarre, planta là le navire, les mules et tout le reste et retourna au port! Seul et isolé dans sa dignité, le chef de l'expédition atteignit le port de Dyea, où, après quelques semaines d'attente vague, il rentra dans une obscure médiocrité. Les quelques marchandises qu'il avait amenées avec lui furent, dit-on, vendues à l'encan quelque temps après. Et ainsi finit cette expédition officielle, militaire et gouvernementale, flanquée de mules et de rennes, bardée de traîneaux et de locomobiles, et qui, heureusement pour eux, fut complètement ignorée des soi-disant affamés qui ne l'attendaient pas et n'eurent pas, par conséquent, à pleurer la ruine d'espérances qu'ils n'avaient jamais eues.
Le 58e degré de latitude est dépassé, et la Queen, après avoir laissé en arrière l'embouchure de la rivière Takou, s'engage dans l'étroit chenal qui sépare l'île Douglas du promontoire où est située la ville de Juneau.
À gauche on aperçoit les constructions et les cheminées de la grande mine d'or de Treadwell, s'avançant jusqu'au bord même de l'eau, car la veine de minerai aurifère sort de la mer ou s'y plonge.
C'est dans ce genre la plus grande mine du monde. Le minerai est de très basse qualité, mais se trouve en quantités si énormes que le roc est traité comme dans une carrière, c'est-à-dire exploité à la mine et par bancs de dimensions considérables; d'après le rapport annuel qui vient d'être publié, la mine est travaillée par 263 blancs et 24 Indiens. Les salaires moyens étaient de 12 fr. 50 par jour pour les mineurs, qui en outre sont logés et nourris. Dans l'année finissant le 31 mai 1898, il s'est miné 254 329 tonnes (de 1 000 kilogr.) et il y avait en vue 4 477 500 tonnes en réserve pour les pilons.
540 pilons écrasent le minerai et marchent jour et nuit; le coût pour extraire une tonne de minerai s'est élevé à 60 francs et le profit net pour l'année a été de 1 216 305 francs. Les travaux de développement de la mine se poursuivent sur les niveaux, respectivement, de 110, 220, 330 et 440 pieds, le puits le plus profond atteignant 458 pieds, où la veine fut trouvée exactement au point où les calculs l'avaient placée. De ce fait, ajoute le rapport, il n'est pas déraisonnable d'ajouter (aux 4 477 100 tonnes précédentes) 4 000 000 de tonnes de plus de minerai en vue dans la mine. «Comme le profit est en moyenne de 5 francs par tonne, il y a donc, en réserve et en vue, plus de 40 000 000 de francs à retirer de cette fameuse mine de Treadwell.»
Elle fut payée, dit-on, 2 000 francs par John Treadwell, qui l'acheta en 1882, environ deux ans après la fondation de Juneau par le Canadien Français Joseph Juneau. Ce dernier mène actuellement une existence précaire et misérable à Dawson.
Juneau, à 3 kilomètres de la mine Treadwell, est un petit port de 2 à 3 000 habitants, la plupart mineurs et prospecteurs, car toute cette partie de l'Alaska est riche en minéraux, on trouve des placers et des veines de quartz aurifères un peu partout: les mines de Silver Bow (l'arc d'Argent) sont bien connues. La ville est bâtie sur la pente d'un plateau formé par l'érosion de rochers presque à pic qui s'élèvent à une hauteur de plus de 1 000 mètres. Quelques hôtels, salons, restaurants, magasins, donnent un peu d'animation aux rues, tandis que de nombreuses Indiennes, squaws enveloppées de couvertures de laine aux couleurs vives s'accroupissent sur la neige au bord des trottoirs et étalent devant elles des bonnets en fourrure, des mocassins, des paniers, des colliers en verroterie, enfin une quantité d'objets de leur confection et que les voyageurs emportent comme souvenirs. Une couple d'heures suffit à visiter la ville, qui, à part le village indien, ses pirogues, une petite église avec clocher construite en troncs d'arbres superposés, n'offre rien de curieux.
Le paysage est sévère, grandiose, jusqu'à Skagway, à 150 kilomètres plus au Nord. Nous admirons les cimes dentelées et les glaciers plongeant dans l'Océan, par pente abrupte et sans transition; la nature, comme les conditions économiques, est ici toute en contrastes, ce que nous remarquons d'ailleurs en plus d'une occasion. Tout est matière à surprise dans ce pays étrange.
Par exemple, le coup d'œil au tournant du promontoire de rochers qui masque la vue de Skagway. Qui s'attendrait à voir soudain, dans ce coin de pays si sauvage et en apparence si désert, apparaître une série de jetées, de quais auxquels s'amarrent des vapeurs, des remorqueurs, des chalands et des voiliers de tout tonnage, gréement, trois-mâts, barques, goélettes, brigantins, etc., canots et pirogues, péniches et périssoires, en un mot le matériel naviguant de tout port de mer qui se respecte? Nous tombons donc en pleine civilisation, et, ce qui le prouve encore, c'est que voici le douanier et le courtier en douane avec lequel il va falloir négocier l'entrée de nos marchandises. Car nous avons dans nos bagages une foule de choses qui payent des droits; c'est un mauvais quart d'heure à passer, mais du moins l'on se dit que c'est le dernier ennui que cause l'excès de civilisation.
II
Skagway, le Sésame du Nord.—La Babel de l'Alaska.—Soapy Smith et sa bande.—Un grec fameux et sa fin.—Le Comité de vigilance des 101.—La foule.—Les restaurants.—Un Yankee entreprenant.—Pêche à travers la glace.—Le «Whitelaw» en flammes.—L'hôpital.
Le passager débarqué à Skagway vers la fin de l'hiver dernier arrivait, après avoir arpenté rapidement la jetée de bois qui relie l'embarcadère à la ville, devant quelques baraques en troncs superposés, mortaisés aux extrémités, ou encore en simples planches grossièrement façonnées, qui s'alignaient, flanquées d'un espèce de trottoir en planches, élevé de quelques centimètres au-dessus du sol. Le passager en question était dans l'une des artères de la ville. Il s'y trouvait tout à coup en présence d'un individu à mine peu engageante, mais dissimulée plus ou moins sous les touffes d'un immense bonnet en fourrure de rat musqué ou de renard, un manteau en poil de chien, des mitaines fourrées, des mocassins en peau de phoque ou des bottes en cuir jaune montant aux genoux, complétaient son accoutrement. Le Chi-Cha-Ko (c'est le nom indien signifiant «nouveau venu»; il est donné dans le Yukon aux chercheurs d'or venus pour la première fois en Alaska) répondait à l'invitation d'entrer se chauffer, non sans avoir jeté un regard investigateur sur ledit individu, sur la rue, et sur la baraque surmontée de l'inévitable enseigne Saloon, qui n'est ni salon, ni café, ni cabaret, ni tripot, mais qui combine les traits caractéristiques de ces trois derniers genres d'établissements. À l'intérieur, un comparse derrière le comptoir indiquait d'un geste l'énorme poêle en fonte, ronflant, gémissant, rugissant, craquant sous l'action des mille et une langues de feu jaillissant des bûches, des souches de bouleau et de pin qui se succèdent et se consument rapidement, car, au dehors le froid était intense, avivé par une bise du Nord qui pénétrait même les plus épais vêtements de laine.
La conversation s'engageait sur les sujets habituels, le froid, le temps, etc. Sur ces entrefaites, un autre comparse attifé à peu près comme le premier faisait son apparition, prenait place autour du poêle et racontait à ses auditeurs comment il venait d'arriver de Dawson, sur la glace, en vingt ou vingt-cinq jours, en preuve de quoi il faisait circuler un flacon rempli de poudre et de pépites d'or: cela venait d'un claim nº X sur Bonanza ou Eldorado Creek, valant des millions; il partait pour aller le vendre aux États-Unis et se disait fort satisfait de son séjour au Klondyke. Sans doute il y avait de légers inconvénients: ainsi il n'avait pas été heureux au jeu et avait perdu quelques milliers de dollars en quelques soirées au black Jack ou au poker, mais on ne pouvait tout avoir, et qu'est-ce que cinq ou dix mille piastres pour un homme qui ramasse l'or à la pelle sur son claim? Absolument rien. Et puis le jeu est si plaisant! Savez-vous comment il se joue? Non? Eh bien, tenez, vous allez voir! Alors on passait dans une chambre à côté, garnie d'une table et de quelques chaises; les cartes sortaient de la poche où retournait le flacon d'or, et le jeu commençait entre les deux gaillards à fourrures; si le nouveau venu n'était pas entièrement un greenhorn (un benêt), il trouvait une excuse pour se retirer aussi vivement que possible. Sinon il se mettait de la partie, et invariablement son apport allait grossir les millions du soi-disant mineur chanceux. Neuf fois sur dix, c'est ce dernier cas qui se produisait et le malheureux dépouillé s'esquivait d'ordinaire sans se plaindre: en guise de consolation il pouvait, une fois sur le trottoir, lire la proclamation du «Comité de vigilance des 101», laquelle était affichée sur la porte même du «Salon», ordonnant aux joueurs de profession, grecs, escrocs, filous, chevaliers d'industrie et leurs confrères, de quitter la ville immédiatement. Deux compagnies du 14e réguliers des États-Unis étaient là campées pour prêter main-forte à l'autorité, représentée en ce moment-là par ledit comité des 101, composé des citoyens les plus considérés de Skagway. Quelquefois aussi la dupe se fâchait tout rouge et faisait un tel vacarme qu'un rassemblement se formait aussitôt et que, devant son attitude menaçante, les escrocs rendaient à leur victime tout ou partie de son argent.
Ces filous faisaient partie d'une bande organisée par un homme fort intelligent et de bonne famille, qu'on nommait Soapy Smith; il avait une quantité d'acolytes pour son œuvre néfaste de pillage, et peu de jours avant la fin de sa carrière de crime (juillet), quelques-uns d'entre eux avaient dévalisé d'une somme de trois mille dollars en poudre d'or un mineur revenant de Dawson. Les autorités ouvrirent une enquête; Soapy prétendit que ses amis avaient gagné cet argent à un jeu honnête. Mais cette réponse ne satisfit personne. Son arrestation fut demandée. Le prévôt étant jugé incapable d'apaiser l'opinion publique, un corps de volontaires fut organisé afin de disperser la bande. L'un des volontaires, M. Reid, s'attaqua certain jour à Smith. Revolvers et fusils furent de la partie. Reid fut mortellement blessé. Smith fut emporté mort. La foule présente mit aussitôt la main au collet de deux Soapy, un nœud coulant leur fut prestement glissé sur les épaules et ils allaient être lynchés quand la police, prévenue, arriva juste à temps pour les délivrer. Les autres membres de la confrérie se dispersèrent aussitôt: quelques-uns allèrent à Dawson, mais là ils furent prévenus qu'à la moindre plainte contre eux, ils seraient expulsés en plein hiver et lâchés sur la glace, soit en haut, soit en bas de la rivière. L'avis fut compris, paraît-il, car jamais plus on n'entendit parler d'eux.
Libre de poursuivre sa route, notre Chi-Cha-Ko enfilait Broadway, la principale rue de la ville, à peine débarrassée des cadavres de chiens ou de chevaux qui encombraient encore les autres rues; il voyait des cabanes en bois, en toile ou en tôle de fer; partout des perches supportant les fils transmettant l'électricité pour la lumière et le téléphone; des tentes de toute forme, etc. Un bon nombre de ces constructions provisoires, de ce provisoire qui dure indéfiniment et jusqu'à ruine complète, étaient recouvertes d'une toile goudronnée noire fixée avec des pointes à large tête de métal blanc, ce qui donnait à l'ensemble une apparence de monument funèbre d'un effet sinistre; on voyait là des traîneaux, des chars, des canots traînés par des chiens, des chèvres, des chevaux, des bœufs, des ânes, des mules, montés, guidés, chassés par des individus de tout sexe, de tout âge, jurant, criant, hurlant, se disputant dans les langues les plus diverses. Cette foule était vêtue de costumes non moins divers, de ces costumes qui, à distance, font prendre un homme pour une femme et vice versa; ici, en effet, les dames portent des culottes et des bottes. Ajoutez à cela les odeurs, provenant de différentes causes, mais principalement de plats et de ragoûts inédits autant que singuliers, composés par les nombreux restaurants pour les goûts variés de l'Européen, de l'Australien, de l'Américain, de l'Asiatique; seul le prix était uniforme et assez raisonnable. Un repas passable consistant en une soupe, une viande rôtie avec pommes de terre, un morceau de gâteau ou un fruit, le tout arrosé d'une tasse de thé ou de café, valait 2 fr. 50. Les salles à manger offraient de simples bancs de bois blanc, des tables pareilles pas toujours recouvertes d'une nappe ou d'une toile cirée, des services en étain et des femmes pour servir aux tables, car la main-d'œuvre était trop élevée pour y employer des hommes. Généralement les hôtels n'étaient qu'une sorte de garni, à chambres divisées en compartiments en planches brutes, offrant chacun juste l'espace nécessaire à une personne pour y dormir; le plus souvent la literie, consistant en une paire de couvertures de laine, était fournie par le logeur. Vous aviez alors à payer de 2 fr. 50 à 3 francs par nuit; une très petite chambre à un lit, des plus simples, se payait 7 fr. 50 par jour; la vermine, par contre, était gratis et abondante. Les enseignes étaient d'autant plus prétentieuses que l'établissement était d'importance moindre; une foule affairée remplissait les boutiques, restaurants, et surtout faisait queue à la porte du bureau de poste. Car le titulaire, avec l'aide insuffisante qu'il avait à sa disposition, ne pouvait suffire à distribuer assez promptement, au gré du public, les milliers de missives qui, partant de tous les points du monde, s'étaient donné rendez-vous à Skagway. Et l'orthographe! quels outrages commis en son nom, s'étalant sur les enseignes, les bâtiments, les clôtures, les journaux, les circulaires, etc.! Quels noms et quelles professions, quelles réclames et quelles annonces! Le volapük serait nécessairement né de ce chaos linguistique, s'il n'avait été déjà inventé. Il y avait cependant un trait commun pour unir cette masse si disparate d'éléments humains: c'était la poursuite du même but, c'était la recherche de l'or. Et, croisés modernes, leur cri n'est plus «Jérusalem, Jérusalem!», mais «Eldorado, Eldorado!» Et, sous l'influence de ce terme magique, tous se tournent vers ce Nord mystérieux et terrible, ce Nord aux deux pôles, auquel il faut peut-être en ajouter un troisième, le pôle de l'or.
Voyez-les, ces fils d'Antée, portant sur leurs épaules non un monde, mais un fardeau de 20 à 50 kilos; ces épaules vont à la conquête d'un pays; leurs armes, c'est le fardeau qui contient la ration quotidienne de farine, de lard, de provisions de tout genre, tout un lot de vêtements, d'outils et d'ustensiles divers. Le terrain doit être conquis à pied, l'approvisionnement doit être transporté de la mer au lac, et, bien que beaucoup s'aident de chevaux, de chiens et d'autres moyens de transport, néanmoins un grand nombre n'ont que leurs bras et leurs muscles pour ce combat acharné où plusieurs perdront leurs biens ou même leur vie.
À cette époque, Skagway avait une formidable rivale dans la petite ville de Dyea, à environ 10 kilomètres plus au Nord et de l'autre côté d'un éperon de rochers qui sépare les deux localités. Dyea, en effet, commande le Chilkoot Pass, plus élevé de 300 mètres que le White Pass, offrant par contre une route moins longue jusqu'à Bennett. Mais depuis quelques mois, la construction d'une route carrossable et ensuite d'une voix ferrée de Skagway à Bennett par le White Pass a décidément fait pencher la balance en faveur de cette dernière roule; le chemin de fer, aux dernières nouvelles, marchait jusqu'au pied du sommet, et on s'attend à ce qu'il soit complété jusqu'à Bennett au printemps 1899; la distance de Skagway au sommet est de 25 kilomètres environ; de là au lac Bennett, de 26 à 27; la route de Dyea par le Chilkoot est de quelques kilomètres plus courte, mais comme nous l'avons dit, plus escarpée. Le Chilkoot Pass est de 1 200 mètres et le White Pass de 800 mètres de hauteur, mais sous cette latitude la limite de la végétation se trouve à la faible hauteur de 400 à 500 mètres, de sorte que ces deux cols sont entièrement dépourvus d'arbres sur plusieurs kilomètres à chaque versant.
Skagway, qui, il y a un an, ne comptait que quelques douzaines de baraques et de tentes, est maintenant une ville de 5 à 6 000 âmes régulièrement disposée, comme toutes les villes américaines, en rues et avenues se coupant à angle droit, un côté de l'angle représentant environ 75 mètres. Il y a quelques églises qui, le dimanche, réunissent un certain nombre de fidèles, pressés de se recommander à la protection divine pour leur voyage aventureux. Toutes les constructions sont en bois, et il y a encore bon nombre de tentes. L'eau se tirait de puits creusés en arrière des maisons, car Skagway est située sur l'ancien lit de la rivière; maintenant elle est amenée, par des conduites en fer, d'un réservoir naturel formé par un lac à 4 kilomètres de la ville et à une altitude de 150 mètres. C'est sur ce lac qu'en hiver on pêchait la truite; des trous étaient pratiqués à travers la glace, et quand le poisson venait respirer à la surface, il était harponné d'une main sûre.
Pour arriver au lac on se dirige vers la scierie plantée au pied de la côte, au point où la plage cesse d'être baignée par les eaux de la baie; un sentier pittoresque s'élance à l'assaut des hauteurs boisées, passant d'un côté du ravin à l'autre par de petits ponts rustiques en branches d'arbres, ensuite au pied d'une paroi de rochers verticale où un Yankee entreprenant a réussi à faire peindre une enseigne en lettres de plusieurs mètres de hauteur vantant les mérites du cigare «Général Arthur»; le portrait de cet ancien président (sans ressemblance garantie!) peut être aperçu à deux ou trois kilomètres de distance.
En passant on peut remarquer les jalons d'un claim de quartz aurifère dont les extrémités vont jusqu'à la baie. Une sorte de cadre en bois protège un avis écrit au crayon: ce n'est pas autre chose que la déclaration de la prise de possession de ce claim, dans le but de l'exploiter.
Il s'est ainsi trouvé plusieurs claims pareils dans le voisinage de Skagway, un placer même ayant été découvert non loin du petit lac, à 200 mètres d'altitude, mais il ne paraît pas que ce soit rien de considérable.
Si, après avoir parcouru le lac dans toute sa longueur, qui est de 2 kilomètres environ, non sans admirer la végétation fournie qui en orne les bords, les pics dentelés qui le surmontent et s'élèvent à une hauteur de près de 2 000 mètres, nous redescendons dans la vallée, nous passons rapidement devant les trois ou quatre jetées qui conduisent aux débarcadères auxquels sont amarrés des vapeurs canadiens, anglais, américains.
Plus loin des femmes indiennes arpentent la plage, courbées en avant, s'arrêtant de-ci de-là pour ramasser divers objets dont elles font un tas. Le terrain est jonché de débris, de poutres, de sacs éventrés, de balles de foin consumées, de boîtes entr'ouvertes. Des vêtements déchirés et brûlés en partie, des souliers dépareillés et des chapeaux défoncés, des outils, haches, scies, presque ensevelis dans le sable, annoncent un naufrage. En effet, dans la nuit précédente, la goélette Whitelaw venant des États-Unis a pris feu, et les malheureux qui passaient leur dernière nuit à bord se sont vu réveiller par le bruit strident des flammes ou par l'âcreté de la fumée. Ils n'ont eu que le temps de se jeter à l'eau sans rien pouvoir emporter, heureux de sauver leur vie: là, sous leurs yeux, se consument leurs approvisionnements et se dissipent leurs espérances. Car ils savent, les misérables, que sans un apport d'au moins 200 kilos de vivres, le passage de la frontière leur sera impitoyablement refusé par les autorités canadiennes. Et la plupart ont consacré leurs dernières ressources à s'équiper, comptant sur l'or des placers pour se refaire une bourse. Heureusement pourtant tout n'est pas perdu, une volonté énergique et des bras solides vont restaurer les fortunes un moment détruites.
En poursuivant notre promenade, nous arrivons à l'hôpital, qui abrite une vingtaine de patients dont la plupart sont atteints de fièvres typhoïdes, cérébrales, etc. Il y a souvent des cas de méningite aiguë, presque foudroyants; quelques heures d'inconscience, de fièvre intense, et le patient trépasse. Un jeune homme a eu les pieds gelés sur la sente. On lui a amputé tous les orteils et il maudit son sort. Nous rencontrerons plusieurs cas pareils, il faut dire que souvent la faute en est aux infortunés eux-mêmes qui ne prennent pas la peine de changer souvent leurs bas et chaussures humides et comptent sur l'exercice prolongé pour se maintenir les pieds au chaud. Quelques-uns aussi sont victimes de leur ignorance. Un fait curieux est que, par un froid très intense, rien n'avertit que vous êtes sur le point de geler. Aucun symptôme, aucune douleur; si vous voyagez en compagnie, peut-être un de vos compagnons s'apercevra-t-il que vos joues sont extraordinairement blanches, et alors il faut vous arrêter de suite et vous frictionner énergiquement la figure avec de la neige, ou, si vos pieds sont mouillés, il faut immédiatement faire halte, allumer un feu, vous déchausser, faire sécher bas, bandes, mocassins ou bottes, et ne vous remettre en route que lorsque le tout est parfaitement sec, autrement vous courez le plus grand risque de vous trouver les pieds et les jambes gelés sans le savoir, la réaction ne se produisant que quelques heures plus tard.
III
Campement sur la glace.—Une échauffourée.—Le défilé du Porc-Épic.—Encombrement.—Un crime sur le chemin.—Cruautés envers les animaux.—Le sentier des chevaux morts.—Cinq kilomètres en dix heures.—Un hôtel de première classe.—Difficultés de la route.
Vers fin mars, notre quartier général fut transféré de l'hôtel de Skagway à une tente plantée sur la glace au pied même du défilé du Porc-Épic, à 6 ou 7 kilomètres de la ville; la saison étant déjà avancée, le soleil chaud, il fallait se hâter de transporter les vivres et marchandises au moins au delà du défilé; nous résolûmes donc d'établir une cache dans la vallée au-dessus, à 5 kilomètres seulement du campement. Les chevaux furent munis de bâts, car les traîneaux ne pouvaient être utilisés avec avantage dans cette gorge si étroite et si accidentée; on chargeait 150 kilos sur chacun d'eux et l'on faisait un voyage par jour.
Un beau matin, au moment de se mettre en marche, une série de coups de feu éclata subitement à une petite distance, accompagnée d'exclamations, de menaces, d'imprécations furieuses; les chevaux dressèrent les oreilles, tous les hommes, moins un, s'enfuirent ou se cachèrent derrière les balles de foin qu'on était en train de charger; les balles sifflèrent, et bientôt, à quelques mètres sur le chemin, une petite troupe passa, battant en retraite dans la direction de Skagway et suivie à distance par une foule excitée et menaçante; la fusillade se ralentit et bientôt la bande disparut derrière un bouquet d'arbres; c'étaient les acolytes de Soapy Smith qui, ayant à leur jeu de bonneteau dévalisé quelque mineur récalcitrant, s'étaient attiré quelques coups de revolver comme appoint. Ils avaient riposté, d'autres mineurs étaient survenus et avaient pris part au sport, qui avec un fusil, qui avec une carabine ou un revolver, et bientôt tout le camp s'était mis en branle dans l'espoir de s'emparer de ces parasites détestés et de les lyncher, quand une prompte retraite les sauva à temps. L'émotion se calma bientôt; deux hommes blessés, peu grièvement, furent emportés et soignés; hommes et chiens rentrèrent dans le calme, oublièrent l'incident et, d'un pas tranquille et mesuré, s'engagèrent bientôt dans le défilé, dont les difficultés ne tardèrent pas à absorber leur attention sans partage. Mais on rit plus d'une fois par la suite du pas de course effréné de certain des nôtres dans la direction de la tente où il avait un immense revolver; ce jour-là, il avoua n'avoir pensé qu'à se cacher.
Le temps s'était mis au beau sur la côte, la neige fondait le jour, se durcissait la nuit et peu à peu diminuait dans cette lutte quotidienne avec le soleil et le souffle chaud du printemps; la rivière Skagway commençait à sourdre en des centaines d'endroits de dessous la couche de glace, épaisse, de plusieurs pieds, et la couvrait dans la journée d'un courant rapide et assez profond. La foule des chercheurs d'or se hâtait de pousser ses campements en avant et surtout de passer le défilé du Porc-Épic, car, dans cette gorge de quelques décimètres de largeur par places, les rocs gros comme des maisons s'entassent les uns sur les autres et ne livrent un passage incertain et dangereux qu'aussi longtemps que la glace et la neige en comblent les interstices et en quelque mesure en nivellent les aspérités. Des troncs d'arbres jetés ici et là, en guise de ponts, en travers des gouffres où le torrent roule ses eaux mugissantes, aidaient à la marche, mais il fallait se hâter, et dès avant le jour notre caravane se mettait en route pour ne se reposer qu'à la nuit.
De Skagway la vallée, sur environ 7 à 8 kilomètres, se dirige en ligne droite vers le Nord-Est avec une largeur moyenne de 1 kilomètre, puis tourne brusquement à l'Est, tandis que le défilé du Porc-Épic garde la direction originelle, mais entre des parois de rocs très resserrés et très escarpés; 4 ou 5 kilomètres de ce passage nous mènent à une autre vallée qui peu à peu s'élève vers le White Pass; le torrent en suit le fond, mais son cours n'est pas si accidenté, ni si tortueux qu'au Porc-Épic.
Nous étions en possession de traîneaux Dalton pour transporter nos tonnes de provisions et d'effets; mais bientôt l'expérience nous apprit que le seul moyen pratique d'opérer était de nous servir de nos animaux comme chevaux de bât; le passage des traîneaux, même avec une charge modérée, était trop difficile et trop long; la seule chose possible était de leur faire traverser une seule fois le défilé et de les laisser là temporairement, pour transporter à dos de cheval les caisses, sacs et colis. L'encombrement du sentier était tel qu'il fallait se résigner à le poursuivre à la file indienne et s'arrêter quelquefois une heure pour donner au convoi de retour le temps de passer; c'est ainsi que l'on s'estimait heureux de faire 1 kilomètre en une heure quand tout allait bien, mais souvent il arrivait des accidents qui occasionnaient de plus grands retards, et alors il fallait entendre les cris, les jurons, les imprécations et les blasphèmes en dix langues, qui s'élevaient de tous côtés, les hennissements des chevaux et des mules, les beuglements des bœufs et les aboiements des chiens, battus, terrassés, assommés par leurs maîtres.
Une mule vient de s'abattre sous un poids trop lourd d'au moins 150 kilos; son conducteur l'accable de coups de pied et de coups de poing, le sang jaillit. Nous nous avançons menaçants, l'homme se radoucit, essaye de s'excuser et nous demande de l'aider à relever sa bête; la charge est aussitôt soulevée par des bras robustes, et la mule soulagée se remet sur pied et reprend son rang et sa marche pour aller, peut-être, retomber vingt pas plus loin. Le sentier est souillé de sang par intervalles, et ce cramoisi sur la neige d'un blanc mat semble crier vengeance. Heureux encore quand ce n'est pas du sang humain, comme il arrive quelquefois; tel fut, entre autres, le cas de ce jeune homme trouvé sur la piste même, la poitrine trouée d'une balle et les poches retournées; il regagnait son abri, à la nuit, et fut ainsi tué à quelques pas de tentes remplies de gens.
Mais, en somme, les crimes ne furent pas nombreux, si l'on tient compte du nombre relativement considérable d'ex-forçats, repris de justice, aventuriers, pour la plupart armés jusqu'aux dents, qui grossissaient les rangs de cette invasion de civilisés. On doit reconnaître que la vie et la propriété ne couraient pas plus de risques sur ce chemin que dans une de nos grandes villes d'Europe ou d'Amérique, mais il semble que la bile de ces gens-là, surchauffée par un régime trop prolongé de lard et de haricots, trouvât à se déverser sur les animaux.
Fidèles bêtes, brutes confiantes, qu'avez-vous reçu en retour de vos efforts, de votre dévouement? Le plus souvent des coups et une nourriture à peine suffisante. Pauvres chiens, aux pattes ensanglantées par l'incessant contact avec la glace aiguë et la neige mordante, laissés sans pansement et condamnés au même supplice le lendemain! Et vous, pauvres chevaux, les flancs déchirés à coup de gaule ou de bâton ferré, puis une jambe cassée, abandonnés au bord du chemin, implorant d'un œil presque suppliant le coup de grâce que finalement un passant indigné vous donnait de son revolver! Ce sentier des chevaux morts sait quelque chose de ces atrocités, car là les interstices des rochers ont été comblés de leurs cadavres, au nombre, dit-on, de deux ou trois milliers dans l'automne de 1897. Faut-il s'étonner si, sur les milliers d'aventuriers qui essayèrent alors de forcer le passage, un très petit nombre seulement parvinrent à franchir le col?
Mais le temps manque pour s'apitoyer. Go ahead, «en avant», c'est le cri et le geste, et chacun pour soi, c'est la devise; ce n'est pas à dire cependant que l'on ait perdu tout sentiment.
Ici, tout à coup, la foule s'entr'ouvre; on laisse passer un traîneau bas en forme de panier d'osier, bondé de couvertures de laine d'entre lesquelles une tête sort, livide, les yeux clos, la bouche écumante; c'est un moribond ou un blessé que ses amis ont recueilli, soigné de leur mieux, et finalement décidé d'amener en ville, à l'hôpital, probablement sa dernière étape. Pas un mot; mais la pitié se lit sur ces visages solennels, car tous se disent: «Peut-être sera-ce mon tour demain». Puis march on (corruption du canadien français: marche donc!), crie-t-on aux chiens, et le torrent humain reprend sa course vers le Nord qui fascine et qui tue.
Enfin la caravane est en branle. La route se poursuit lentement, et les mêmes obstacles surgissent bientôt. Tout à coup, à un tournant du chemin, nous apercevons quelques cabanes surmontées d'énormes enseignes: Hôtel du White Pass, Hôtel du Klondyke. Nous nous arrêtons au premier, qui est, nous dit-on, strictly first class; c'est une construction longue et basse, à un seul étage en contre-bas de la rue. Nous appuyons sur une sorte de trébuchet, qui choit, comme dans l'histoire du Petit Chaperon Rouge, et la porte s'ouvre. Nous pénétrons dans la salle à manger, pièce de 15 mètres carrés, dont le centre est occupé par un fourneau en fonte de belle proportion, entièrement chargé de pots, de bouilloires, de cafetières que la vapeur fait danser et siffler en cadence, comme pour narguer l'atmosphère glaciale du dehors.
Deux côtés de la chambre sont occupés par une grande table de bois et des bancs de même longueur. Les autres extrémités sont garnies de chaises, de couvertures, de barils, tandis qu'aux murailles sont suspendus des vêtements, des chapeaux, des fourrures et que, sur des rayons fortement étayés, tout un entassement de sacs de farine s'élève jusqu'au toit qui fait plafond. Une voyageuse en bottes, en parka et en bonnet de fourrure se prélasse sur un rocker (chaise à balançoire), pendant que quelques mineurs dépêchent un repas composé d'un ragoût, de l'inévitable porc aux haricots, et d'un peu de fruits cuits de Californie, ce qui leur revient à 5 francs par tête.
Que si nous passons la ruelle qui sépare l'hôtel proprement dit du dortoir, le même genre de trébuchet cherra et nous nous trouvons dans une pièce haute de 6 mètres à peu près, le poêle au milieu comme toujours,—c'est le meuble le plus indispensable de toute habitation du Yukon,—et entouré d'une bande d'hommes aux visages mordus par la gelée, se chauffant les mains, séchant leurs bas et mocassins, causant, fumant, chiquant, assis, qui sur un bout de banc, qui sur une caisse vide ou une boîte en fer-blanc ayant contenu du pétrole. Les vêtements humides sont mis à sécher sur des cordes tendues en travers de la pièce à une hauteur de 3 mètres, pendant qu'il se fait un mouvement incessant d'ascension et de descente des bunks, compartiments ou casiers, divisant toute la hauteur du mur et recevant chacun un hôte pour la nuit; tous doivent fournir leur propre couverture, et, à raison de 2 fr. 50 par nuit, vous n'avez droit qu'aux planches qui forment votre case. Le plus grave inconvénient de ces dortoirs en commun est la vermine qui pullule, et dont il est fort difficile de se garder; une fois logée dans la fourrure ou la laine, elle est presque impossible à extirper.
À partir de ce point on arrive aux contreforts du massif neigeux qui forme le col du White Pass, et la vallée est laissée en arrière pour tout de bon. La pente est rapide, mais le chemin est bien battu et assez uni. D'ici au sommet on compte deux heures; le froid est plus vif à mesure que l'on monte, et à cette saison des tourmentes de neige ragent presque continuellement sur les pics qui couronnent le col. Elles sont parfois si violentes que le sentier est enseveli sous des amoncellements de neige et que le trafic est interrompu souvent pendant plusieurs jours. Ceci se passe également au Chilkoot, de 300 mètres plus élevé que le White Pass, mais par un temps ordinaire cette partie du voyage est la plus facile, à cause de la voie bien battue dans la neige durcie, et la plus uniforme, car le mouvement de va-et-vient se continue aussi plus régulièrement. En effet, le retour se fait par des dévaloirs à pente vertigineuse mais sans danger, la neige offrant un point d'appui suffisamment résistant.
Arrivés au sommet, les chevaux de bât sont déchargés et enfourchés pour le retour. On confectionne une bride et des étriers au moyen de cordes toujours à la main, et l'on se laisse dévaler en bas des pentes, hommes et bêtes, trébuchant, roulant, culbutant, finalement arrivant sains et saufs au pied du couloir. Pas toujours, cependant, ainsi que l'atteste la présence de quelques cadavres de chevaux dont les jambes se sont brisées à la descente et qu'il a fallu achever sur place.
IV
Le White Pass.—Un sergent diplomate.—Les caches au sommet.—Le drapeau.—Tempêtes de neige.—Pugilat.—La ville du Lever du Soleil.—Log Cabin.
«Non, il ne sert à rien de causer, partner (compagnon); il faut mettre la main à la poche et vivement, ou vous ne passerez pas.—Quant à vous, Jimmy, c'est all right; vous pouvez filer.»
Celui qui parle est un gaillard de 1m,90, le visage criblé d'engelures non cicatrisées, à veston rouge, caché sous un manteau de toile huilée qui lui descend jusqu'aux pieds, à culottes collantes noires à bande jaune canari et à bottes à la hussarde; un bonnet d'astrakan à oreilles couronne le tout. C'est un sergent de la police canadienne qui interpelle à la fois deux personnages se tenant en face de lui. L'un, un Chi-Cha-Ko évidemment, se confond en explications incompréhensibles. L'autre, Jimmy, qui a du flair, du savoir-vivre, vient de glisser quelque chose dans la main gauche du représentant de l'autorité, dont la droite proteste énergiquement de sa détermination à ignorer tout argument mal sonnant.
«Payez et vous serez considéré», ce mot est surtout vrai à la frontière: agents du fisc, de douane, de police, en tout temps et en tout pays, que feriez-vous, livrés aux seules ressources d'un maigre salaire? Comment résisteriez-vous aux intempéries sans le secours d'un cordial quelconque? Et comme chacun sait qu'elles sévissent plus fréquemment dans les environs des postes, c'est surtout là que le cordial doit être libéralement administré, autrement le service serait impossible, l'application des règlements boîteuse, et l'observation des lois titubante. On ne peut donc qu'approuver, soit au point de vue de l'intérêt privé desdits agents, soit à celui de l'intérêt public, cette sage coutume qui consiste à fermer l'œil et à ouvrir la main quand on a affaire à Jimmy l'intelligent et à changer légèrement d'attitude quand il s'agit d'un simple greenhorn.
Nous voici, en effet, au sommet du White Pass. Cet amas de neige d'où sort une hampe portant une loque, c'est la cabane des officiers de douane et de police, surmontée du drapeau anglais, mis en lambeaux par l'ouragan. Elle est complètement ensevelie dans les glaces et les neiges: telle la hutte du Club Alpin en montant à la Jungfrau de Grindelwald. Mais ici, au lieu de 3 000 mètres, nous ne sommes qu'à 800 mètres d'altitude. On descend à la hutte comme à une cave, par des escaliers taillés dans la neige; le jour pénètre dans l'unique pièce par une fenêtre à grand'peine maintenue en communication avec la lumière extérieure.
Deux hommes, l'un en uniforme rouge de lieutenant de police, l'autre en civil, écrivent à une table appuyée à la fenêtre, couverte de papiers, de documents, de billets de banque. Autour d'eux les chercheurs d'or s'exécutent et essayent de donner un œuf pour avoir un bœuf. Qu'est-ce que dix, cinquante, cent, deux cents piastres (écus de 5 francs), en regard des milliers et des millions en perspective au terme du voyage? Peu de chose. Aussi est-ce en souriant et plaisantant que la plupart des tondus déplient leurs billets de banque ou font sonner en les comptant ces belles pièces américaines de cent francs en or. Les officiers sont d'ailleurs courtois et bienveillants et ne paraissent pas abuser de leur position, qui leur laisse pleins pouvoirs et les fait seuls arbitres pour décider des droits à prélever. On a remarqué qu'ils étaient beaucoup plus coulants avec les petits et les pauvres, et certes il vaut mieux qu'il en soit ainsi que le contraire.
Suivons la foule qui s'éparpille pour regagner ses tentes et ses caches plantées des deux côtés du chemin. Ce vaste plateau éclatant de blancheur et couvert de caches, c'est un lac. Qui s'en douterait? Pris de glace, enseveli sous quelques mètres de neige durcie, on a déblayé la neige, par places, percé la glace et atteint l'eau, qui chaque nuit gèle et chaque matin est remise à l'état libre.—Comme depuis quatre à cinq kilomètres en arrière nous n'avons plus rencontré d'arbres, la place n'est pas très favorable pour un campement. Néanmoins de nombreuses caches se succèdent sur une distance d'un kilomètre en deçà et au delà du drapeau, qui est un point de ralliement, un phare de sauvetage pour les Argonautes en détresse, perdus sur ces hauts plateaux, alors que cabanes, tentes et caches, tout a disparu sous le linceul à cristaux étincelants que dépose presque chaque jour en hiver la tourmente boréale. Tous le connaissent; on ne parle guère du sommet, qui se déplace pour ainsi dire selon la capricieuse violence de l'ouragan, mais on dira: «Au drapeau», car lui reste immuable. La hampe en est déchiquetée, l'étoffe en est déchirée, et les couleurs déteintes; pourtant c'est le drapeau.
Mais nous voici en présence d'une de ces caches, et voyons de quoi elle se compose: en grande partie de lard et de jambon des États, empilés au centre et entourés d'une barricade de sacs de farine du Manitoba, car il faut se prémunir contre la voracité des chiens. Ceci, c'est une caisse de chandelles pour s'éclairer dans les longues nuits d'hiver du Yukon. Plus loin sont des boîtes de conserves, thon, sardines de France, etc.: voilà des légumes évaporés, pommes de terre, oignons, carottes, etc., puis des viandes en boîtes, rosbif, mouton, lapin d'Australie; de nouveau des sacs, ceux-ci remplis de fruits secs de Californie, pêches, pommes, prunes, abricots, raisins. Une bonbonne de vinaigre, un fromage en cercle, des cornichons en seau, et encore du sucre, du sel, des pois et des haricots en sacs, le tout enfermé sous une double enveloppe de toile forte et goudronnée.—En faisceaux, vous voyez les piques, les pelles, les haches, les avirons; dans un grand coffre de charpentier, des scies, des vrilles, des marteaux, des clous, des vis, et même du verre à vitre. Il serait trop long d'énumérer le tout; il ne faut cependant pas oublier le poêle, les tuyaux, les ustensiles de cuisine, la tente, les sacs-lits, les sacs à vêtements et souliers, voire même des malles, des coffres et des valises.—Une toile à voile est jetée sur la pile de marchandises, et c'est la seule protection jugée nécessaire dans ces parages inhospitaliers, mais honnêtes... Au début, c'est un chaos; au bout de quelques jours, l'ordre s'établit, on arrive facilement à transporter cette quantité d'objets sans rien perdre ni rien oublier.
Le drapeau est dépassé: bientôt les derniers vestiges humains disparaissent et l'obscurité s'épaissit, augmentée par les flocons serrés en suspension; les chevaux sont mis au trot sur la surface unie du lac glacé; bientôt le cagnon est atteint; c'est un défilé de 3 kilomètres entre des parois resserrées et verticales de rochers, au pied desquels, en été, se fait l'écoulement des eaux du lac. La nuit est noire; par une sorte d'instinct le cheval de tête choisit son chemin, les autres suivent, et c'est machinalement que la bande descend, remonte, contourne, verse, se ramasse et finalement, transie de froid et affamée, vers minuit, découvre les lumières d'un camp à la lisière du bois.
C'est la «ville du Lever de Soleil» (Sunrise City). Nous dressons notre tente, nous mettons en place le poêle et son tuyau, et, les chevaux ayant été pourvus, nous faisons un léger repas avant de nous faufiler entre nos couvertures, étendues sur la neige même.
Un beau soleil nous réveille, par une claire matinée; les fatigues de la veille sont oubliées et bientôt nous sommes en marche vers Log Cabin, qui n'est qu'à 5 ou 6 kilomètres; nous y arrivons vers midi, et, ayant choisi un emplacement convenable, nous y dressons la grande tente et établissons là notre quartier général pour plusieurs jours. Car, ici, nous sommes à peu près à mi-chemin entre le sommet où nos provisions sont restées et Bennett, où nous devons les transporter et établir la prochaine cache.
Comme c'est dimanche, et que la tente est debout, on se repose; Log Cabin était alors composée d'une demi-douzaine de huttes en troncs d'arbres, et de centaines de tentes disposées sans ordre sur la langue d'un promontoire couvert de pins et de sapins présentant une barrière efficace aux vents furieux qui désolent cette contrée; c'était une sorte d'oasis.
Le lendemain, changement de décor: de nouveau, tempête rageante. Cependant, en route pour le sommet! il faut prendre un chargement, le descendre à Log Cabin et recommencer le lendemain et le jour suivant, et ainsi de suite jusqu'au complet épuisement du stock; donc courage, et en avant.
Il y a une série de lacs du sommet à Log Cabin, reliés par des cagnons; mais à ce moment-là il est impossible de les distinguer, puisque tout est recouvert d'une glace épaisse et que la glace est recouverte d'une couche de neige profonde de plusieurs mètres et sans cohésion, excepté sur la voie bien battue, mais très étroite. La montée se fait sans encombre, les traîneaux étant vides. La descente est moins gaie; ce terrible cagnon (défilé) nous en fait voir de grises. En quelques instants le torrent a fait sa trouée à travers la glace, l'eau vive, courante, se montre au fond de certains entonnoirs; le sentier suit la pente, et la déclivité est si considérable par places qu'il est impossible de se tenir debout.
Alors, cheval et traîneau roulent en bas du talus, heureux quand ils ne plongent pas dans l'eau profonde; on en est quitte pour décharger le tout, relever l'animal, porter à dos au haut de l'escarpement, sacs, boîtes et caisses, et refaire le chargement pour recommencer le même jeu un peu plus loin. Et ce n'est pas tout; sur les lacs, le milieu du sentier se trouve plus élevé que ses côtés, de sorte que le traîneau a une tendance à le quitter et à aller s'enfoncer dans la neige molle. Son poids entraîne le cheval, et l'attelage disparaît dans cette masse sans cohésion: autre opération de sauvetage et nouvelle occasion de s'infiltrer une dose de petits cristaux blancs entre la peau et le vêtement. Enfin la rue de Log Cabin est criblée de trous profonds que bœufs et chevaux y ont formés en s'enfonçant et qui sont des plus dangereux; que de jambes brisées, et, par suite, que de bêtes abattues!
V
À Log Cabin.—Où le pain vaut son pesant d'or.—Terrible condition de la piste.—Difficultés en chemin.—Bennett.—Sa situation.—Tête de ligne.—Les hôtels.—Le lac et les rapides.—Les caches.—Une échappée au poste de Tagish.—Procession des chercheurs d'or sur le lac.—À la voile sur la glace.—Le gué de Caribou.
Log Cabin était, à la fin de l'hiver 1897-98, l'asile, le refuge des hardis pionniers du Yukon; là, en effet, le dur pèlerinage touchait à sa fin, du moins en ce qui concerne le halage des traîneaux et le portage à dos d'homme ou d'animal; c'était là aussi que le sentier se bifurquait, une branche portant droit au Nord sur Bennett à 12 kilomètres, l'autre directement à l'Est par le lac Too-shie sur Windy Arm, un bras du lac Bennett balayé par le vent. Cette dernière voie était plus facile que l'autre, mais plus longue.
Avant de joindre la file qui jour et nuit est en mouvement entre Log Cabin et Bennett, jetons un coup d'œil circulaire sur la place; quelques cabanes de troncs d'arbres (logs) s'élèvent de ci de là, au milieu des tentes de toutes formes, de toutes dimensions, quelques-unes servant d'écuries pour les chevaux et pouvant en abriter jusqu'à 50. D'autres contiennent des centaines de tonnes de foin en balles, des sacs d'avoine et d'orge, tandis que d'autres, encore plus petites, prennent le titre pompeux d'hôtels, restaurants, salons, etc.
Moyennant 2 fr. 50 on peut y savourer une tasse de café et une tranche de pâté, ou, pour une redevance plus forte, quelque obscure ratatouille ornée d'accessoires ratatinés qui ont dû être des pommes de terre, des navets, des oignons. Un prétendu dessert composé de pruneaux ou de pommes cuites, et vous en avez pour 5 francs et davantage.
Quelques professionnels, docteurs, horlogers, cordonniers, sont installés dans de petites tentes au bord du chemin et s'efforcent de gagner péniblement leur voyage dans l'intérieur. Pour qui aime à scruter les nébuleux mystères de cet itinéraire, il est probable que le docteur se trouvera être un charlatan, l'horloger un forgeron et le savetier un véritable disciple de saint Crépin.
Il est tard et, par suite d'un arrêt temporaire de la circulation sur l'unique rue du campement, la farine a été laissée en arrière. Impossible de faire le pain pour le repas du soir, et les hommes sont trop fatigués pour retourner la chercher. Nous visitons donc les principaux restaurants, hôtels, boulangeries, mais de pain nulle part; enfin une femme consent à en céder à peu près gros comme les deux poings et ne demande que 5 francs en retour: c'est presque au poids de l'or. Dorénavant nous aurons soin d'avoir toujours à proximité un sac de farine.
Un certain mardi, le voyage au sommet s'effectue par une tombée de neige aveuglante et humide, qui finalement nous mouille de part en part; notre premier traîneau, chargé de balles de foin, glisse sur une pente de verglas et roule sens dessus dessous au fond du ravin avec l'homme et le cheval: ce n'est pas sans peine que le sauvetage s'accomplit.
Plus loin Jack le mulet s'obstine à rester en arrière, et on a mille peines à lui faire rejoindre la colonne. Enfin, quand on a atteint le camp, à la nuit, transi, mouillé, affamé, épuisé, c'est pour trouver la tente aplatie sur le sol et recouverte d'une forte couche de neige. Donnant d'abord aux chevaux les soins qu'ils réclament, nous nous mettons à l'œuvre avec les pelles, et, après deux heures de dur travail, nous tirons sur les cordes pour retendre la toile, ce qui n'est pas petite affaire, la tente ayant 8 mètres de long sur 5 de large et de haut; puis il faut couper le bois imprégné d'eau et impossible à allumer. Après quelques jours de rude labeur, toute la cache du sommet est transférée à Log Cabin, et maintenant il va falloir la reporter plus loin, à Bennett, ou même plus loin encore, si la glace des lacs Lindeman et autres tient bon quelques semaines. La piste est encombrée, les fondrières sont nombreuses, en partie comblées par les cadavres de chevaux, dépecés, gluants, réduits en bouillie. C'est une série ininterrompue de fosses longues de 2 ou 3 mètres et profondes d'un mètre plus ou moins; la marche consiste à descendre ces cavités et à les gravir, de sorte que tantôt c'est le cheval qui y disparaît, tantôt le traîneau.
Ce qu'on y a brisé de traits, de timons, de traîneaux! et combien de chevaux s'y sont tués! Une rapide inspection de la route suffit à révéler le triste état de choses: on ne voit sur ses bords que lambeaux de chair éparpillés et débris de tous genres. Une forte journée de travail est nécessaire pour faire le voyage de Bennett et retourner à la nuit.
Bennett est et restera un des centres les plus actifs et les plus populeux de l'Alaska; sa position commande les deux principaux passages, le Chilkoot, le White Pass, et la navigation des lacs et rivières jusqu'à Dawson et Saint-Michel.
C'est le terminus d'un chemin de fer en construction depuis Skagway, qui est exploité déjà jusqu'au sommet du col et qui le sera, on le croit, jusqu'à Bennett au printemps de 1899. Comme tous les villages improvisés de la contrée, la localité consiste en une rue unique formée par l'alignement plus ou moins correct d'une douzaine ou deux de baraques et cabanes et d'un plus grand nombre de tentes: nous sommes à la mi-avril, le temps s'éclaircit, le soleil luit, le froid persiste, 15° à 20° au-dessous de zéro, mais il est si sec qu'il fait moins d'impression que certains 1° ou 2° au-dessus humides et pénétrants à Paris.
La neige couvre le sol de son tapis immaculé, et la glace est encore solidement établie sur toute la surface du lac, les caches aussi se sont multipliées, et le défilé d'allants et de venants affairés, pressés, poussés, ne cesse de jour ni de nuit.
Les milliers d'envahisseurs venus par les deux cols se réunissent ici; il leur faut désormais un bateau, un radeau ou une barque, qu'ils doivent se construire eux-mêmes; le bois de grosseur nécessaire se fait très rare à Bennett.
Les planches ne doivent pas avoir moins de 0m,12 à 0m,15; les plus gros fûts de pins ou de sapins qui croissent aux environs n'ont plus qu'un diamètre de 0m,15 à 0m,20 et sont très rares. Cependant on voit quelques fosses de scieurs de long, et des bateaux en cours de construction.
Mais une scierie est établie à quelque distance de Bennett, qui a accaparé les meilleures réserves de forêts et a vendu les planches sciées, d'abord à raison de 300 dollars les mille pieds carrés, puis qui les vend un peu moins cher depuis que la demande de bateaux est en décroissance. Comme la majeure partie des chercheurs d'or est trop pauvre pour acheter ces planches, il leur faut chercher ailleurs le bois avec lequel ils bâtiront leur arche. À cet effet, ils ont installé leurs caches sur la glace même du lac, pour les transporter de là à un point quelconque de ses rives, presque partout revêtues de belles forêts.
Laissons-les là pour le moment et faisons un tour en ville. Le sentier du White Pass pour chevaux aboutit presque à l'extrémité du lac Lindeman, que celui du Chilkoot a longé tout entier. Le lac Lindeman est relié au lac Bennett par une série de rapides dangereux appelés «Homans», qui n'ont pas plus d'un kilomètre et demi de long; l'eau a à peu près un mètre de profondeur, mais le courant y est si violent que la navigation est impossible.
Entrons maintenant, si vous voulez, à l'Hôtel du lac Bennett, cabane de troncs d'arbres non équarris n'ayant qu'une pièce au rez-de-chaussée, à une seule fenêtre donnant si peu de jour que la porte est constamment ouverte pour y suppléer. Une table flanquée de deux bancs grossiers court le long du mur au-dessous de la fenêtre: au milieu de la pièce bout un fourneau immense, couvert de marmites, pots, poêles à frire, tandis que la cuisinière et son homme remplissent les plats, versent le thé, se multiplient, courant de l'un à l'autre, ayant peine à satisfaire la foule d'affamés qui se pressent à la table.
Quelques-uns, forcés d'attendre, se tiennent en arrière, causant à voix basse, se chauffant les mains au tuyau presque rouge, pendant que d'autres font leur provision de tabac ou dégustent un petit verre, au comptoir là-bas, au fond, présidé par un vieux type de mercanti à barbe, à lunettes, à calotte.
Pour le menu, c'est toujours le même: en ce sens qu'on vous sert ce à quoi vous ne vous attendez pas et qu'on ne vous sert pas ce que vous attendez; mais ce qui ne manque pas, c'est l'augmentation de prix, à laquelle vous ne vous attendez que trop.
Comme une chandelle vient d'être placée sur la table, fichée dans le goulot d'une bouteille, on peut fermer la porte, et les hôtes commencent à grimper par l'échelle qui mène au dortoir, dans la soupente où chacun finit par trouver un casier avec ou sans couvertures. Les retardataires restent en bas et se racontent les dernières histoires des placers, autour d'un verre de grog, puis eux aussi s'en vont se coucher, et bientôt tout dort dans l'hôtel, pendant qu'au dehors il gèle par 25° centigrades.
Comme on nous annonce que la glace commence à devenir mauvaise en bas de la rivière, nous décidons d'aller nous renseigner exactement au poste de police, à 50 kilomètres de Bennett, à peu près à l'endroit où les eaux du lac entrent dans celles du lac Tagish. Là, pensons-nous, nous apprendrons quel est le point en aval qu'il est possible d'atteindre en sûreté.
Un beau matin donc, le 19 avril, par un temps superbe et clair, et un froid de 25 degrés, sec et exhilarant qui fouette le sang dans les veines et nous invite à des actes d'énergie et de vaillance, notre jument la Noire est harnachée au traîneau, aux gaies couleurs, bleu, blanc, et rouge. Assis sur un sac de foin, munis de quelques provisions de bouche et les jambes enveloppées de couvertures, nous voilà bientôt lancés au trot sur la belle glace du lac Bennett, long de 42 kilomètres.
Sur les vingt premiers, une couche de neige recouvre généralement la glace, mais elle disparaît près de l'île, là où le lac s'élargit à 7 ou 8 kilomètres, et les profondeurs vertes et noires de l'eau se révèlent à travers la limpidité de la carapace solide. C'est une véritable partie de plaisir; pas de chargement, un trot accéléré, deux amis heureux d'échapper pour une fois à la routine journalière qui dure depuis bientôt un mois, et puis cet air merveilleux, ce soleil glorieux, cette nature admirable et la bonté du Seigneur, tout cela ne provoque-t-il pas le chant et la louange! Aussi ne nous en faisons-nous pas faute, et c'est à gorge déployée que notre expédition franchit les distances, dépassant la masse mouvante des aventuriers attelés à leurs petits traîneaux chargés de 200 à 300 kilos, surmontés d'un mât et d'une voile, aidés de chiens, en tandem, la langue pendante.
De superbes montagnes aux cimes panachées de glaciers s'élancent presque à pic des rives aux pentes revêtues de forêts, excepté pourtant à l'extrémité Nord du lac, où l'accumulation des débris a formé un plateau élevé de quelques mètres au-dessus du niveau des eaux et distant de 5 à 6 kilomètres du pied des montagnes. Ce sont des dunes de sable et de terre végétale, recouvertes d'une magnifique forêt de pins, sapins et cèdres.
Ici une rivière, par endroits à eau courante, unit ce lac au suivant, en faisant un coude à angle droit qu'on appelle Caribou Crossing (le gué de Caribou), et, après un parcours de 6 à 8 kilomètres, pénètre dans le lac Tagish pour gagner l'autre rive.
Nous nous engageons sur un promontoire où l'eau court sur la glace, qui commence à fléchir et à osciller sous le poids. Jugeant l'endroit peu sûr, nous rétrogradons et pour la première fois nous apercevons un écriteau avertissant les voyageurs de ne pas s'aventurer sur la rivière, mais de suivre la rive, qui est sans danger. Suivant cet avis, nous arrivons vers les deux heures après midi en vue du poste, qui consiste en une hutte nichée dans les pins, à l'air confortable. Mettant pied à terre, nous sommes bientôt à la porte, ornée d'un thermomètre et d'une peau de lynx fraîchement écorché.
Nous entrons; comme de coutume, c'est une seule pièce qui sert de salle à manger, chambre à coucher, cuisine, salon et bureau. Un soldat de la police est transformé en cuisinier, tandis que l'agent des forêts M. W..., préside la table et en fait les honneurs à quelques voyageurs justement arrivés de l'intérieur.
M. W..., qui est un charmant causeur, plein de gaieté et d'obligeance, nous indique un emplacement pour camper, là-bas sur les dunes de sable, dans les bouquets d'arbres. Nous trouverons amplement de quoi construire notre barque; quant à descendre plus en aval, il ne le conseille pas, vu qu'il est hors de question d'atteindre le lac Laberge avant la débâcle des glaces. Il n'est que temps pour se préparer à la navigation.
Il est trop tard pour songer à retourner à Bennett ce jour-là; aussi restons-nous à souper et à causer. Notre agent est un enthousiaste; comme pays rien ne vaut le Canada, et comme ville rien ne peut se comparer à Ottawa. En parlant il se redresse de toute la hauteur de ses six pieds, ses yeux brillent, sa moustache se hérisse, et la main étendue, éloquent, il en énumère les beautés non pareilles. Quelle situation et quel climat! La rivière et les bâtiments du Parlement, et ses rues montantes, et ses rues descendantes! Et puis il s'y fait des expositions, sir, faut les voir.
Mais on se fatigue de tout, même de vanter le Canada; on étend donc un peu de foin sur les rondins qui forment le plancher; nous nous blottissons sous une paire de couvertures, et bonne nuit! Après un déjeuner frugal, pareil au dîner et au souper, nous repartons pour Bennett, non sans faire une halte à l'endroit qu'on nous a désigné pour y camper et d'où l'on découvre une vue superbe sur les montagnes. Nous avons avec nous deux chercheurs d'or venus de quelques centaines de kilomètres dans l'intérieur, du côté des montagnes de la rivière Pelly.
VI
De l'hiver à l'été en un jour.—Une catastrophe.—Caribou Crossing.—Comment on construit les bateaux.—Chasse aux poules de bruyère.—Pêche à l'ombre chevalier.—Préparatifs pour la navigation des lacs et rivières.—Lancement et départ.
Passer
de l'hiver à l'été en un jour semble incroyable; c'est pourtant
ce qui nous arriva le 22 avril. Par un ciel sans nuage et un soleil
brûlant, nous chargeons pour la
UN MINEUR EN TENUE D'ÉTÉ. D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M.
GOLDSCHMIDT. dernière fois nos traîneaux, à raison
d'une tonne chacun, puis nous laissons Bennett dans les frimas, la
neige, la glace.
De toutes parts l'œil, sous l'azur du ciel, ne découvre que les tons froids d'un paysage d'hiver, bleu, violet, lilas, gris. Une longue procession d'êtres humains de tous âges et de toute description se meut lentement sur la surface du lac, une masse grisâtre ici et là teintée du roux ou du noir des voiles hissées sur les traîneaux, car le vent souffle du Sud, descend des hauteurs avoisinant les cols et aide puissamment à la poussée en avant de tous ces gens-là.
Nous nous mettons en marche, et quand le gros de la colonne est dépassé, car elle s'éparpille bientôt dans toutes les directions vers les points des rives les mieux boisés, nous commençons à trotter gaiement, car c'est le dernier jour de la marche pénible dans la sente. Mais voici qu'un traîneau, celui de la Noire, s'arrête; son conducteur est jeté à terre; les compagnons l'entourent et s'enquièrent. Le choc a été rude, la clavicule droite est brisée, mais le bras se meut sans trop de peine. L'avis général est de déposer le patient dans une des nombreuses tentes bordant le rivage; il s'y refuse, se sentant, dit-il, la force de marcher de l'avant et d'atteindre les dunes de sable, libres de neige, où l'on va camper pour un séjour prolongé.
Donc, tous remontent sur leur siège, le trot est repris et accéléré, la glace devenant de plus en plus unie et mordante. Un peu après six heures le but est atteint, et nous voici à Caribou Crossing, dans un repli du terrain couvert d'un véritable tapis de bruyère verte, courte et serrée; quelques fleurettes commencent à ouvrir leur calice, les bourgeons apparaissent sur les branches d'aubépine, tandis que du côté du lac une rangée de pins et de bouleaux repousse l'assaut du vent. Mille insectes se poursuivent sur les feuilles, les oiseaux volètent discrètement, et l'air est doux et embaumé des senteurs résineuses des sapins.
C'est véritablement le printemps, ou plutôt l'été, car, sans transition, le changement s'opère de saison à saison dans ce Nord étonnant. Il fait encore grand jour, et bientôt la puissante corde qui supporte le faîte de la grande tente est passée dans la fourche d'arbres distants de 15 mètres et hâlée à force de bras. Quand elle est tendue et fixée au tronc, les piquets sont enfoncés, les cordelettes attachées, et bientôt sous le couvert hospitalier de la toile à voiles chacun s'occupe, soit à préparer le repas, soit à joncher le sol de rameaux de sapin, soit à faire un bandage pour l'estropié, au moyen d'une planchette et d'une écharpe qui maintiendront le bras immobile jusqu'à ce que le ressoudage de l'os se soit effectué. On fait donc sauter le couvercle d'une caisse à chandelles, on l'encoche aux extrémités, et en un clin d'œil notre patient est entortillé, lié, ficelé et mis par des mains rudes, mais bienveillantes, en voie de guérison. De docteur? Il n'y en a pas; on fait sans eux, et on s'en trouve.... Passons, cela leur ferait trop de peine.
Les traîneaux sont laissés sur la neige, au pied de la dune; les chevaux, mis en liberté, marquent leur joie de retrouver le vert et le sec par des gambades folles et se vautrent dans le sable, les quatre fers en l'air. La neige disparaît rapidement des pentes des montagnes sous l'action d'un soleil puissant et de la douceur de l'air; la glace des lacs seule va tenir bon pour un mois environ; d'ici là on a le temps de se préparer à la navigation.
Nous sommes bien installés à Caribou Crossing, avec abondance de bois sec à proximité. L'intérieur de la tente appelle notre attention immédiate. La place d'honneur est réservée au poêle, qui est monté sur quatre pieux fichés en terre. Juste en face, une table est improvisée au moyen de quatre piquets sur lesquels on ajuste, en la retournant, la caisse à rebords bas d'un des traîneaux, longue de trois mètres et large d'un mètre.
C'est parfait; comme sièges, des caisses, des barils et même des tabourets faits d'une section d'arbre, percés à la vrille de trois trous dans lesquels sont fichés des rondins. À loisir, un artiste en menuiserie fabrique deux ou trois chaises en branches de bouleau blanc et vert du plus bel effet; pour les lits, une couche de sable fin qui est d'abord lavé dans le pan pour s'assurer qu'il ne contient pas d'or, et là-dessus un amas de branchettes de sapin sur lesquelles le sac-lit est déposé; le tout est d'un confortable parfait: ce n'est pourtant pas le repos que nous allons trouver ici. Nous décidons de renvoyer les chevaux à Skagway pour les y vendre, attendu qu'à Bennett ils n'ont aucune valeur; comme le foin s'y vend à raison de 150 dollars la tonne de 1 000 kilos, peu de personnes peuvent se payer le luxe d'entretenir une écurie. D'ailleurs, la plupart de ces bêtes n'ont plus aucune utilité, le reste du voyage devant se faire par eau.
Donc, nous prenons congé, non sans émotion, des six fidèles animaux qui ont été nos compagnons pendant ces quelques semaines et qui sont en bonne condition, sans une égratignure, en dépit des culbutes, chutes et plongeons qu'ils ont exécutés, ce soir par exemple, quand, dans un des plus mauvais passages du Porc-Épic, la Noire disparaît tout à coup, la glace cédant sous son poids, et se débat entre les rocs et dans le courant rapide. Nous la croyons perdue; cependant avec quelque peu d'aide elle réussit à se sortir de ce mauvais pas, et nous la hissons sur la terre ferme, transie et haletante, mais saine et sauve. Et puis, ces braves bêtes ont été bien soignées, et la pensée qu'elles peuvent tomber en des mains brutales inspire un sentiment de pitié et de regret. Il semble que la souffrance soit la condition morale de la vie, et que plus on aime, plus on souffre. Mais qui voudrait aimer moins pour avoir moins à souffrir?
Le temps est sec et admirable: il gèle la nuit, quelques degrés au-dessous de zéro; c'est la fin avril, les bourgeons s'entr'ouvrent, les saules verdissent, les couleurs se corsent, le mica des sables étincelle aux rayons du soleil, la cascade gronde à quelque distance, les oiseaux se poursuivent en chantant, oiseaux bleus, oiseaux bruns et rouges, encore innomés; les pins balancent en rythme leur couronne au souffle de la brise, exhalant une senteur délicieuse, et sur le fond sombre de la forêt se détachent les troncs élancés et d'un blanc verdâtre du bouleau.
Mais il est temps de commencer l'inspection des arbres qui doivent fournir le matériel de notre embarcation: il les faut droits, avec un peu de branches, d'un diamètre suffisant, pas moins de 20 centimètres, en même temps qu'assez rapprochés les uns des autres pour réduire à un minimum la distance entre eux et l'échafaudage nécessaire pour le sciage de long.
Ces conditions ne sont pas faciles à trouver réunies; mais, finalement, les arbres sont choisis, et, pour nous en assurer la possession, nous faisons une entaille dans l'écorce et nous y écrivons le nom de l'expédition. Ayant calculé qu'une douzaine d'arbres feront à peu près l'affaire, nous retournons avec des haches et commençons à les abattre et à les ébrancher, ce qui est l'occupation d'une journée. Pour la plate-forme on choisit un endroit où au moins trois arbres, et si possible quatre, se trouvent disposés en un parallélogramme de dimensions convenables, par exemple 4 mètres sur 2. S'il n'y a que trois arbres, on remplace le quatrième en creusant un trou là où il devrait être par rapport aux autres et en y dressant une bille bien calée au moyen de terre et de pierres.
Sur ces quatre colonnes on cheville des traverses qui sont réunies l'une à l'autre par des mortaises, de sorte que tout l'échafaudage est solidement construit et compact. Du sommet de deux de ces piliers, des billes vont rejoindre le sol à 2 ou 3 mètres de leur base, ce qui servira au hissage des troncs sur la plate-forme, au moyen de cordes et de poulies. Les troncs de sapin blanc et de pin, coupés aussi longs que possible, pourvu que le moindre diamètre soit de 15 centimètres, sont amenés au pied de l'échafaudage et, là, écorcés et équarris grossièrement et à la hâte.
Un de ces troncs ainsi préparés est hissé sur l'échafaudage et solidement fixé dessus, puis un homme y grimpe avec une scie dont son compagnon tient l'autre bout. Le tronc a été marqué au préalable au moyen d'une ligne noircie au charbon, tendue d'un bout à l'autre.
On obtient ainsi une série de lignes parallèles, distantes de 5 ou 6 centimètres, donnant l'épaisseur des planches. La scie est mise ensuite en mouvement, et le travail se poursuit monotone; les planches sont entassées à l'ombre, pour sécher. Puis on scie encore des pièces carrées, de différentes dimensions, qui doivent servir à la charpente de la barque.
Il y a, en outre, à façonner le mât et les avirons pris à des arbres secs à cause de leur légèreté. C'est un travail considérable, qui dure quelques semaines, et c'est ainsi que tout le mois de mai se passe à cette besogne.
Il y avait dans notre voisinage immédiat une bande d'Argonautes d'environ 40 personnes, venant de l'Iowa, et possédant une machine à vapeur avec laquelle ils faisaient marcher une scierie; ils eurent assez de planches pour construire deux bateaux à vapeur, un grand et un petit.
Cette compagnie avait comme destination une rivière se jetant dans le Yukon inférieur à plus de 1 500 kilomètres au-dessous de Dawson; mais les avis s'étant partagés sur les chances de cette entreprise lointaine, l'association se rompit, et finalement le vapeur, construit pour 40 personnes, n'en portait que 10 ou 12 à son passage à Dawson.
Tout le reste s'était éparpillé le long de la rivière. Ce cas fut d'ailleurs très fréquent; on vit rarement une association de plus de 2 ou 3 personnes parvenir sans querelle à son terme; des couples d'amis même ne pouvaient s'entendre très longtemps, et cependant il était presque impossible de marcher seul; c'est là un des phénomènes les plus curieux à noter dans l'histoire morale de l'immigration.
Les bœufs qui avaient transporté les marchandises de leurs propriétaires servaient en ce moment à les nourrir; il y avait alors abondance de viande fraîche, un peu coriace mais saine, et reposant l'estomac du régime prolongé du lard et du jambon. Le prix en était assez modéré: 25 sous la livre. Puis dans les ruisseaux, maintenant à eau courante, les truites et les ombres chevaliers se pêchaient aisément au harpon, quand elles remontaient les rapides en bandes pour aller frayer; les canards et les oies aussi se voyaient en vols immenses, se dirigeant à tire-d'aile vers le Nord, et souvent s'abattant pour chercher leur proie dans les cours d'eau et les marais.
C'était à l'extrémité du lac que les campements étaient le plus nombreux. À la fin de mai les bateaux étaient presque tous achevés, et comme on n'avait pas autre chose à faire, une fusillade nourrie faisait rage dès l'aube, qui se montrait alors à 3 heures du matin, jusqu'à la nuit à près de 10 heures. On tirait les canards hors de portée, et quelquefois on relevait une touffette de plumes; on les tirait au pistolet et au revolver, au fusil de chasse et à la carabine, aux armes de chasse et aux armes de guerre, et finalement on allait acheter une tranche de bœuf. Les canards du Yukon sont les plus réfractaires qu'on ait jamais vus, et les oies ne leur cèdent en rien.
Quant au caribou et à l'élan, ils se font rares dans ces parages à présent si visités par l'homme. Il arrivait cependant assez fréquemment qu'on en rencontrât de solitaires; un de nos voisins, M. A..., chasseur de profession, remontant la rivière Wilson, qui, venant de l'Ouest, se jette dans le Yukon non loin de Caribou Crossing, aperçut un élan se baignant dans le courant, et réussit à l'abattre après lui avoir logé sept balles dans le corps.
Il revint au camp et avisa ses amis qu'ils pouvaient aller se pourvoir de chair fraîche moyennant une moitié du chargement à son profit. Comme l'animal se trouvait à quelque 35 ou 40 kilomètres de distance, la plupart des amis préférèrent se passer de cette aubaine, tandis que d'autres bravement s'en furent dépecer et rapporter à dos 30 à 40 kilos de bonne viande très pareille au bœuf, mais plus tendre et ayant un petit goût sauvage.
Les forêts, qui couvrent de vastes territoires le long de ces lacs, seraient magnifiques si elles n'étaient si souvent et si terriblement dévastées par les incendies que provoquent quelquefois la négligence des campeurs, mais plus fréquemment encore la combustion spontanée. Ce fait explique la rareté extraordinaire du gibier. Le chasseur peut parcourir des hectares de bois superbes, qui, semble-t-il, devraient pulluler de gibier de toute sorte, sans voir autre chose que çà et là un lièvre, et plus souvent un écureuil ou une poule de bruyère.
Les colonnades de sapins, de cèdres, de pins, sont parfois si serrées que la lumière a peine à éclairer les dessous, d'un noir verdâtre, de ces dômes de feuillage et de rameaux; l'air est immobile, le silence est terrible, il pèse sur vous et remplit l'âme d'une horreur inexplicable. En effet, on ne s'attend à rien d'effrayant, on réalise plutôt l'absence complète de tout être bon ou mauvais. Pas un son, pas un bruissement, pas le plus léger froissement de branches ou de feuilles; l'atmosphère est vide et la vie est éteinte; on se surprend à s'écouter marcher comme un autre soi-même, et oppressé on s'assied, l'arme entre les mains, prêt à faire feu sur l'apparition qui, on le sait, ne se produira pas.
Silence des bois, horreur des bois, mystérieuse forêt, majesté des antres impénétrables, fûts et colonnes, involontaires témoins de cette question muette qui reste sans réponse: on sort de là, comme d'un rêve, sans se souvenir.
La mousse est épaisse, on y enfonce quelquefois à mi-jambe, et l'eau est là partout, suintant, jaillissant, s'infiltrant, limpide, enfiévrée. L'espace se fait, la lumière revient; un sifflement à distance, vous avancez prudemment, puis vous apercevez bientôt un joli écureuil gris, au dos roux, vous regardant planté sur ses pattes de derrière, effaré, tremblant, redoublant ses cris aigus. Va, petit, ce n'est pas à toi qu'on en veut!
La variété des mousses est immense; par places, c'est un ouvrage de tapisserie qui ne déparerait pas le salon le plus élégant; c'est un fouillis de rameaux minuscules, crêpés, déliés et de teintes exquises, lilas, lie de vin, comme brodés sur un fond plus sombre d'émeraude et de vert pomme. On n'a garde de fouler aux pieds ces chefs-d'œuvre. Tout à coup un bruit sourd nous fait dresser l'oreille: c'est comme un roulement de camion à distance; après un arrêt de quelques secondes, il se fait de nouveau entendre; puis une masse noire traverse la clairière et s'abat sur le sol à une distance de quelques mètres; on peut distinguer un oiseau de la grosseur d'un poulet, l'infime cause de tout ce tracas. Il vient de quitter un sapin et se pose à terre en vous regardant fixement. Feu! le voilà mort: c'est une poule de bruyère de petite espèce, à chair excellente, au plumage d'un brun presque noir avec une frange blanche dessinant les petites plumes, et au-dessus de l'œil une cocarde demi-ronde d'un cramoisi très vif. C'est un fort bel oiseau, mais il est également stupide, car, au lieu de fuir, il se tourne vers le chasseur comme hypnotisé, l'observe et offre ainsi un but facile au fusil; il est assez commun en Alaska; le mâle se reconnaît à une aigrette.
Des pistes nombreuses de lynx se reconnaissent et traversent, ici et là, des bancs de sable.
Descendant un talus formé par l'érosion d'ardoises pourries, on arrive à un étang circulaire de 1 kilomètre de diamètre, recouvert d'herbe et de roseaux sur presque toute sa surface, excepté un petit bassin au centre, à eau plus profonde, où se cachent sans doute des palmipèdes. Avançant bravement dans l'eau glaciale qui monte bientôt au haut des jambes, l'intrépide chasseur voit s'envoler une bande de canards hors de portée, et par acquit de conscience il fait en l'air une décharge qui n'a pour résultat que d'éveiller des myriades de maringouins; ceux-ci, sonnant la charge, forcent l'imprudent à une retraite précipitée. De poules de bruyère qu'on peut prendre, il n'y en a pas; les canards, on les trouve en masse, mais on ne peut pas les avoir: curieux pays!
Revenons à notre bateau: il a été décidé qu'on le ferait carré, à fond plat, de dimensions plus que suffisantes pour porter six hommes et 6 tonnes de fret de toute nature; il aura donc 10 mètres de long, 2m,50 de large et 0m,50 de profondeur.
Les pièces de la charpente sont assemblées sur un chantier établi près de la tente et non loin du rivage; puis les planches, soigneusement rabotées, sont clouées sur place; enfin, le tout étant solidement chevillé et boulonné, on retourne le bateau pour le calfater en élargissant les fentes, en séparant les planches, et en bourrant les interstices de filasse sur laquelle on verse de la poix bouillante; après cela l'eau ne pénétrera pas.
Les ponts de l'avant et de l'arrière sont achevés, le mât mis en place; une cabine devant servir de cuisine et de chambre à manger reçoit le poêle; un puissant aviron est encastré en guise de gouvernail dans une fourche naturelle d'arbre et renforcé d'un boulon à l'extrémité; une pompe est placée de façon à pouvoir épuiser l'eau qui peut s'infiltrer; enfin la voile, faite d'une fraction de la grande tente, est attachée à ses vergues, et, en capitales rouges et bleues, les mots VILLE de PARIS s'étalent sur sa blanche étoffe.
Puis au moyen de rouleaux et de planches la pesante embarcation est lancée, car depuis quelques jours les glaces ont entièrement disparu, et l'ère de la navigation a été ouverte, ce dont témoignent les centaines de bateaux qui franchissent le Caribou Crossing.
Deux ou trois jours suffisent pour s'assurer que tout est en ordre, que la barque tient bien dans l'eau et que la pompe est une superfluité; alors on procède au chargement.
Les traîneaux sont démontés, et les parties les plus pesantes placées au fond, puis les sacs, caisses, boîtes, ballots, s'entassent méthodiquement et de façon que l'arrière soit tant soit peu plus chargé que l'avant. Enfin sur le tout se posent les longues caisses de 3m X 1m garnies des sacs-lits. Ainsi chargée la Ville de Paris a un tirant d'eau de 35 à 40 centimètres et peut naviguer dans les eaux les plus basses que nous soyons exposés à rencontrer en bas de la rivière.
Le vendredi 3 juin, le chargement est terminé, et le soir à 8 heures nous nous embarquons. Nous prenons d'abord un peu de repos, car le vent est faible, et nous attendons qu'il fraîchisse pour larguer l'amarre.
Un peu après minuit, le capitaine (c'est un de nos hommes qui s'entend quelque peu au maniement d'un bateau) nous réveille; nous nous mettons à l'eau chaussés de nos hautes bottes en caoutchouc et nous poussons la barque en pleine eau. La brise est encore trop légère pour que nous usions de la voile; aussi devons-nous avoir recours aux rames, et nous voilà partis au petit jour, car, à cette saison, déjà il ne fait plus nuit. Non sans regret nous disons adieu à ce camp dans les dunes et les pins, où nous avons passé un peu plus d'un mois par un beau temps presque continuel.
VII
Les lacs.—La rivière Six Mile.—Au poste de Tagish.—Un prêche en plein air.—Quatre assassins indiens.—Tragédie.—Le lac Marsh.—La flottille de bateaux.—Un violoniste hongrois.—Une truite saumonée.
En quelques minutes le chenal qui verse les eaux du lac Bennett dans le lac Tagish est atteint; mais, comme le courant n'est pas très rapide et que le vent est tombé, il nous faut ramer à force de bras; puis, là où la rivière fait un coude presque à angle droit avant d'arriver au second lac, le vent saute et nous souffle en face, de sorte qu'il nous est impossible de mouvoir la pesante masse; force est d'aborder et d'attendre que le vent tourne de nouveau et nous permette d'avancer.
Il est environ 6 heures du matin et on reste en panne jusqu'à 10 heures; enfin la saute favorable se produit et nous nous remettons en route. Nous entrons sans peine dans le lac Tagish, bien que le passage soit très étroit et abonde en bancs de sable où plusieurs bateaux s'échouent et dont ils sont quelquefois des heures à sortir. Les eaux sont couvertes d'embarcations de toutes grandeurs, formes et gréements; leur voilure est non moins pittoresque de formes et de couleurs, et le personnel aussi hétérogène qu'on peut le souhaiter d'une invasion de ce genre.
Mais bientôt il faut baisser la voile, l'air est calme et, pour ne pas rester tout à fait immobiles, deux hommes descendent à terre et au moyen d'une longue corde halent la barque, aidés par les camarades restés à bord et armés de gaffes.
On arrive ainsi en face du terrible Windy Arm (le bras du vent), qui est l'entrée d'une baie très étroite et longue de 18 à 20 kilomètres, très redoutée des navigateurs. De nombreux naufrages ont eu lieu à ce point, et il arrive souvent que la traversée de cette nappe d'eau est impossible pendant plusieurs jours; mais nous la faisons à la rame et bientôt à la voile, car une bonne brise s'est levée. Le lac Tagish est long de 30 kilomètres; sa largeur moyenne est de 2 à 3. Il est rejoint par le Taku Arm, venant du Sud, et qui doit être de longueur considérable si l'on en juge par la dépression entre les montagnes, qui peut se discerner à perte de vue.
Tous ces bras sont désignés par le Dr Dawson, le fameux géologue canadien, sous le nom de lac Tagish et sont les lieux de pêche et de chasse des Indiens de ce nom. De hautes montagnes de 2 000 à 3 000 mètres enserrent les lacs Bennett et Tagish et leur donnent une forme d'S renversée, la direction générale étant Nord, Est et Nord. Vers l'extrémité Nord du lac Tagish et sur le versant Ouest, les montagnes s'éloignent des rives, laissant de vastes plaines marécageuses entre leur pied et les eaux du lac, qui se déversent par la rivière Six Mile (9 kilomètres) dans le lac Marsh.
Des rochers à fleur d'eau à l'entrée de ce chenal exigent quelque attention; mais bientôt nous voici à Tagish Post, station de la police canadienne; c'est ici qu'il faut faire viser les papiers de douane délivrés au White Pass, et, comme c'est dimanche matin et que l'observation du jour dominical est rigoureuse au Canada, nous devons renvoyer à lundi la visite des bureaux. Nous en profitons pour faire un tour à travers le camp fourmillant de monde, tandis que des centaines de bateaux se suivent côte à côte sur la rive bordée de saules.
À quelques mètres de là les sombres sapins s'élèvent serrés, ombrageant des tentes et entourant d'une enceinte de verdure les spacieux parallélogrammes où se dressent les constructions officielles; ce sont des loghouses, ou maisons en troncs d'arbres longues et basses, percées de très petites fenêtres et de quelques portes aménagées pour la police, les douaniers, les officiers et leurs familles; elles contiennent des appartements, des réfectoires, des bureaux, des magasins.
Mais approchons-nous du centre de la place formée par les trois corps de bâtiment à angle droit: une foule s'est assemblée là, hommes, femmes, même quelques enfants; les uns se sont assis sur des bancs grossiers, faits d'une planche clouée sur des pieux enfouis dans la terre, d'autres sont accroupis sur le sol, d'autres encore ont improvisé des sièges avec des objets trouvés sur les lieux, traîneaux, baquets, barils, troncs d'arbres. Vis-à-vis des bancs une table très simple recouverte d'un tapis sur lequel repose une Bible: c'est le prêche. Chacun se recueille, et au milieu d'un silence solennel, le ministre, un jeune homme imberbe, à lunettes, en costume de mineur et nu-tête, prie, dirige le chant, et débite un sermon. Les hymmes sont chantées debout par toute l'assistance. Ce sont les mélodies et les cantiques populaires que tous les gens de race anglo-saxonne connaissent par cœur, les ayant appris dans leur jeunesse à l'école du dimanche. Le discours est plein d'allusions à la condition des émigrés, et les prières, la dernière surtout, dans laquelle le prédicateur recommande à la grâce divine les parents, les familles, les amis laissés en arrière, font se gonfler bien des cœurs et couler bien des larmes. Car, après tout, n'est-ce pas pour eux qu'on est parti? N'est-ce pas pour ce qu'on a de plus cher qu'on endure tant de privations, qu'on accepte tant de sacrifices? Et tous ne savent-ils pas, dans cette assistance, qu'avant longtemps leurs rangs seront décimés et que les bien-aimés pour lesquels ils se sacrifient, beaucoup d'entre eux ne les reverront pas? Comment l'émotion pourrait-elle être absente à l'évocation de tels souvenirs et de telles réflexions? C'est un fait remarquable que, parmi ces hommes rudes, de terribles jureurs souvent, la plupart prêts à verser le sang, il n'y en a pas un seul qui ne respecte la parole de Dieu. Ils sont indifférents peut-être, jamais moqueurs, et en présence d'une croyance sincère, ils s'inclinent avec déférence. Et aujourd'hui ces géants, tout en muscles et en énergie, qui semblent taillés à la hache dans la chair humaine, s'inclinent, humbles et confiants, comme de petits enfants. L'impression est profonde.
Après la quête faite par des officiers en uniforme écarlate, et recueillie dans leur chapeau en feutre gris à bords rigides, on se disperse pour aller déjeuner, car il est midi. Ceux qui ne sont pas pressés visitent le poste et, curieux, examinent une tente à l'entrée de laquelle un sergent fait bonne garde, la carabine à la main et le revolver muni d'une cartouchière pleine. Des piquets réunis par une corde tiennent à distance la foule, qui est évidemment dans l'attente de quelque chose.
Le sergent pénètre à l'intérieur de la tente et en ressort bientôt, conduisant quatre Indiens de 16 à 20 ans liés l'un à l'autre par une chaîne pesante rivée aux chevilles au moyen d'anneaux, terminée par une enclume énorme que porte en ses mains le dernier des prisonniers. Ce sont les assassins de Meehan et de Fox, deux prospecteurs qui au printemps furent, l'un tué, l'autre blessé, dans une embuscade dressée par ces vauriens.
Le cortège s'avance lentement, traverse la place et pénètre dans un des corps de logis que nous avons décrits.
Suivons-le: les prisonniers sont conduits dans une chambre assez vaste contenant deux tables le long des murs; à l'une sont assis, mangeant et buvant, une dizaine de soldats. Les nouveaux venus se placent seuls autour de l'autre et commencent à attaquer de fort bon appétit, et en plaisantant, ce qu'on peut deviner à leurs sourires, les plats de viande et de farineux qu'un soldat met devant eux. Ils se ressemblent comme tous les Indiens, et rien sur leur visage impassible ne dénote le criminel. Ils ont cru faire acte de braves, ils considèrent leur crime comme un honneur. Tout Indien en ferait de même s'il en avait l'occasion. Faudrait-il donc déclarer correct le mot cynique d'un Américain: «Il n'y a d'Indien bon que l'Indien mort»? Les vieux trappeurs, les coureurs des bois vous diront qu'il ne faut jamais se fier à cette race.
VIII
La rivière Fifty Mile.—Miles Canyon.—Un tramway en troncs d'arbres.—Les rapides du White Horse.—Nombreuses victimes.—Naufrages.—Un mariage en canot.—Le lac Laberge.—Trois jours sur une île.
La rivière Lewis, après avoir traversé les lacs Bennett, Tagish et Marsh, coule pendant 80 kilomètres avant d'atteindre le lac Laberge; dans cette partie de son cours, elle se nomme la rivière Fifty Mile. Sa largeur est de 200 mètres environ; elle forme de nombreux méandres, et son lit abonde en promontoires et en barres de sable. Les rives sont boisées et accidentées; les bancs d'argile s'élèvent par places à 100 mètres de hauteur et sont habités par des myriades de martinets qui s'y creusent des nids, dont les ouvertures innombrables font penser à une écumoire déroulée tout le long de la rivière. Le vent remonte la vallée et le courant est peu rapide. Nous prenons donc l'aviron, et vers 5 heures du soir nous accostons à un kilomètre au-dessus de Canyon Hôtel; ici la rivière fait un coude à angle droit et à l'Ouest, sur quelques cents mètres, pour en faire un second et reprendre la direction du Nord à l'entrée même du Canyon. Nous allons examiner les lieux, mais sans nous prononcer; au premier coude, où sont deux ou trois longs bâtiments en troncs d'arbres tout à fait pareils à ceux de Tagish Post et s'intitulant pompeusement Hôtel et Salon, il y a un tramway avec rails faits de troncs d'arbres écorcés et sur lesquels roulent, tirés par deux chevaux, des camions à roues de fer à très large bande concave destinées à emboîter la convexité des rails en bois. Ce tramway suit une ligne formant l'hypothénuse de l'angle dont le sommet est le commencement de Miles Canyon et va rejoindre la rivière juste au-dessous des rapides du White Horse, à 6 kilomètres de l'hôtel.
Ainsi les voyageurs prudents évitent le Cagnon et les rapides en prenant le tramway: leurs provisions sont transportées par la même voie, l'embarcation seule, «vidée», est abandonnée à la violence du courant et happée au passage en aval du White Horse. Seulement la taxe de trois sous par livre prélevée pour ce service est quelquefois cause que l'on préfère tenter la descente, gens, marchandises et barque, moyennant une rétribution raisonnable acceptée par un pilote d'expérience.
C'est ce qui nous arrive: rentrés à bord, nous sommes accostés par un de ces pilotes, qui nous persuade de louer ses services pour une somme de 45 dollars. Il propose de nous descendre ce jour-là jusqu'à l'entrée du Cagnon, car il a sa tente dressée là; nous acceptons et nous amarrons, passant une double corde autour d'un arbre solide, car le courant est déjà très fort, et entre les parois verticales de la brèche étroite par où se précipitent en mugissant les eaux refoulées de la rivière, nous voyons s'élever un dos d'âne d'écume blanche qui ne promet rien de bon. Comme nous dormons à bord, ainsi que d'habitude, nous tenons à ce que notre sommeil ne soit pas troublé par des cauchemars affreux où nous nous verrions, la chaîne brisée, partir en dérive comme une flèche, entrer dans ce Styx, chevaucher le dos d'âne et, arrivés au bassin central, être saisis dans le tourbillon du remous et fracassés contre les colonnes de basalte noir. Mais le matin nous retrouve, ô surprise, en sûreté à la même place, et bientôt notre pilote arrive avec son aide et prend place à l'avant, où un aviron est solidement fixé, tandis que le second s'empare du gouvernail, qui n'est, comme on le sait, qu'une puissante rame. On nous recommande, à nous quatre de l'équipage, de ramer avec autant de force qu'il est possible, afin de marcher plus vite que le courant, qui est de 24 kilomètres à l'heure, et de permettre ainsi au pilote de manœuvrer.
Après une prière mentale, courte mais éloquente, nous voilà partis; le Cagnon est entré, franchi, puis le bassin, puis encore le Cagnon, et nous voilà dehors; cela a pris un peu plus de deux minutes pour faire ce kilomètre. Nous avons ramé dur et n'avons vu qu'une masse noire, des rochers à droite et à gauche, qu'une masse blanche, l'écume, en avant et tout autour de nous, et nous n'avons entendu que le roulement de tonnerre de ces eaux violemment comprimées dans l'impasse, et le cri strident, dominant ce tonnerre, du pilote commandant la manœuvre. Son cri redouble d'intensité quand on tourne une colonne, sans la toucher heureusement, car un contact à ce moment-là serait fatal. Enfin, tout va bien, et nous continuons, encouragés par ce premier succès.
Cette course folle nous amène au rapide du White Horse, près de 3 kilomètres plus bas que le Cagnon; on y arrive par une succession de rapides peu dangereux; même on aborde pour changer d'hommes; les deux pilotes nous quittent ici et sont remplacés par un Sang-mêlé, à l'encolure puissante. Il nous recommande également de ramer à outrance pour gagner le courant de vitesse; en route donc et bon courage! Nous voici bientôt engagés dans les rapides, un peu moins longs que le Cagnon, mais plus dangereux peut-être; les eaux resserrées dans un étroit chenal bondissent en montagnes d'écume roulant sur d'énormes blocs de roche où se sont brisés maints esquifs, et où ont péri maints équipages. Voici ce qu'en dit M. Ogilvie, autrefois géomètre-arpenteur officiel et maintenant gouverneur du Yukon: «Vous pouvez descendre les rapides du White Horse, si vous voulez, du moins vous pouvez essayer. Pas moi. J'ai découvert que, dans une seule saison, treize hommes ont perdu la vie en les descendant, et, bien que je ne donne pas ceci comme certain, je crois que ce doit avoir été une forte proportion de ceux qui l'ont tenté.»