Aux mines d'or du Klondike: du lac Bennett à Dawson City
À 6 kilomètres en aval de Cudahy, le Coal Creek, venant de l'Est, se jette dans le Yukon; on a trouvé sur son parcours de nombreuses veines de charbon, lignite de bonne qualité; quelques morceaux en ont été traités par la fournaise à Dawson et ont donné un assez bon coke. On peut se figurer la valeur de ces dépôts carbonifères si l'on pense que le bois est cher, qu'il se fait de plus en plus rare, que sa consommation par tête d'habitant est considérable, puisque c'est l'unique matière employée pour la construction des maisons et des bateaux, qu'il est indispensable à la mise en œuvre des claims et à leur outillage, et qu'enfin il se vendait l'été dernier, à Dawson, à raison de 20 dollars la corde (environ 4 stères); or, on estime qu'une tonne du charbon découvert sur le Yukon et quelques affluents équivaut à au moins 2 cordes du meilleur bois de la région. Les dernières nouvelles de Dawson annoncent que le bois est en ce moment (novembre) à 40 et 50 dollars la corde prise sur le quai. En dépit de ces hauts prix, plusieurs négociants en bois n'ont pas fait d'argent parce que leurs hommes ont perdu beaucoup de radeaux sur les barres de sable. Presque sur chaque barre, entre Dawson et Fort Selkirk, on voit échoués un ou deux radeaux de troncs d'arbres.
L'Alaska Commercial Company a maintenant une équipe de 12 ou 15 hommes sur Nation Creek, extrayant du charbon pour les steamers de la Compagnie qui naviguent en été sur le Yukon; on comptait empiler de 2 000 à 3 000 tonnes de ce combustible au bord du fleuve pendant l'hiver.
Sur la rivière Forty Mile, à 12 kilomètres de son embouchure, les collines se rapprochent et forment un cagnon ne livrant qu'un passage assez étroit aux eaux tourbillonnant sur les rochers du lit; de fréquents accidents se sont produits à cet endroit. On trouve sur la rivière de riches barres aurifères: l'une d'un kilomètre de long, appelée «la Pâte aigre» (Sour Dough), se trouve juste au sortir du cagnon. Depuis de longues années elle a été la ressource in extremis des mineurs malheureux qui venaient y refaire leurs fortunes entamées. Ils y gagnaient jusqu'à 20 dollars par jour.
Une autre barre aurifère aussi riche, dit-on, et plus considérable, est la barre de Roger, située sur la rive gauche du Yukon, à 90 kilomètres de Dawson et 20 de Forty Mile. Elle est de 3 kilomètres de long et sa largeur est à peu près la même. Elle avance en promontoire au pied d'un groupe de rochers connu sous le nom de «Roc du Vieux», et faisant face à un massif semblable de l'autre côté de la rivière et appelé le «Roc de la Vieille». Une légende indienne nous explique ces deux noms:
Il y avait une fois un puissant tshaumen. C'est le nom du médecin des tribus du Sud; il occupe une position et exerce une influence pareilles à celles des sages ou mages des anciens temps dans l'Orient.
Dans la même localité que ce personnage influent vivait un pauvre homme qui avait le malheur d'avoir une mégère pour femme. Il l'endura très longtemps sans murmures, espérant qu'elle s'adoucirait, mais au contraire le temps ne sembla qu'aggraver le mal. À la fin, étant absolument las de cette torture incessante, il se plaignit au tshaumen, qui le réconforta et le renvoya chez lui en lui promettant que tout irait bientôt pour le mieux. Peu après, il s'en alla à la chasse et resta plusieurs jours absent, dans l'espoir de rapporter du gibier, mais sans succès. Il revint éreinté et affamé au logis, et il y fut reçu par la virago avec une explosion d'injures plus violente que jamais. Cette réception l'exaspéra à ce point que, rassemblant toute sa force et son énergie, le galant mari allongea à son épouse un coup de pied qui l'envoya promener par-dessus la rivière, où elle fut changée en une masse de roc qui a subsisté depuis lors, souvenir éloquent de sa méchanceté et leçon solennelle à toutes les mégères futures. Comment il se fait que l'inoffensif époux fut, lui aussi, métamorphosé en pierre sur l'autre bord du fleuve, on ne nous l'explique pas; peut-être faut-il supposer que le résultat inespéré de son action le pétrifia d'étonnement.
Quoi qu'il en soit de la légende, les deux rocs sont là, et l'on pense qu'autrefois ils étaient reliés par une barrière de pierre que le Yukon a usée et détruite à la longue: la barre a été formée par les eaux tombant en cataracte de cette écluse naturelle.
La rivière de Seventy Mile a aussi des placers et des barres aurifères de valeur et de vaste étendue qui ne demandent qu'à être exploités pour donner un bon rendement. Mais il faut pour cela des pompes et un certain équipement de matériel très coûteux à transporter, tandis que la main-d'œuvre est encore chère. Il est vrai que, chaque année, les prix s'abaissent un peu. Le temps n'est donc pas éloigné où toutes ces richesses seront mises en valeur et ajouteront au stock monétaire, au bien-être universel.
Le Yukon franchit le Cercle Arctique à Fort Yukon, à 550 kilomètres de Dawson, après avoir suivi dans son cours une direction généralement Nord-Ouest; il reçoit en ce point l'apport des eaux de la rivière du Porc-Épic, qui vient du Nord-Est, et puis redescend vers le Sud-Ouest pour se jeter dans la mer de Bering, après un parcours de 2 420 kilomètres depuis Dawson. De son embouchure, où se trouve le poste de Kutlik, on compte 150 kilomètres jusqu'à Saint-Michel. Ce port, situé sur une île, est le lieu de rendez-vous des vapeurs océaniques qui viennent de tous les points de la côte du Pacifique et des vapeurs fluviaux qui naviguent exclusivement dans les eaux du Yukon, de Kutlik à Dawson ou même au White Horse, sur une distance totale de 2 940 kilomètres. À ce dernier point, un transbordement a lieu, à cause des rapides, jusqu'à la tête du cagnon, d'où un autre vapeur navigue jusqu'à Bennett, éloigné de 126 kilomètres, de sorte que la longueur totale des eaux navigables du Yukon s'élève à 3 066 kilomètres.
Il y avait, en juillet, à Saint-Michel, des milliers de personnes cherchant à remonter le Yukon. Les rives du fleuve étaient littéralement bordées de tentes, et, bien que plus de 40 steamers neufs eussent passé la barre, venant des ports du Pacifique, un grand nombre de ces aventuriers ne pouvaient, faute de bateaux, s'embarquer à temps pour atteindre Dawson avant la fermeture de la saison par la glace.
Toutes sortes d'embarcations remontaient le fleuve, remorquées, halées, poussées à la perche, et portant toute espèce de gens et de marchandises. Une barque longue de 30 mètres était chargée de whisky et d'autres boissons. Le nombre des femmes sur cette route égalait presque celui des hommes. De fréquents accidents ont eu lieu sur la côte avant d'arriver à Saint-Michel. Ainsi le Cormorangh perdit un remorqueur à vapeur et deux chalands en acier. Le Portland perdit aussi deux chalands; la flottille des steamers Moran était endommagée, et l'on réparait ses bateaux dans un des ports de la côte. On rapporte également que l'Oil City, le vapeur de la Standard Oil Company, a été mis en pièces.
Les steamers du Yukon sont allongés et étroits; ils ont de 15 à 50 mètres de long, sur 7 à 10 de large; quelques-uns peuvent porter 500 tonnes. Ils sont bâtis sur le modèle des steamers naviguant sur le Mississipi et ont deux étages: l'inférieur contenant la machine, les chaudières, les marchandises et un espace libre pour y entasser le bois coupé le long des rives et chargé au fur et à mesure des besoins; le supérieur, où sont les cabines, les salles à manger, le salon, le fumoir, etc. La guérite du capitaine et du pilote surmonte le tout et est placée tout à fait à l'avant. Généralement ces bateaux portent deux cheminées jumelles et une roue à aubes à l'arrière. Leur vitesse peut atteindre 12 ou 13 nœuds à l'heure dans les eaux sans courant, leur tirant d'eau est de moins d'un mètre.
À la date du 17 septembre dernier, il en était arrivé déjà 57 de Saint-Michel à Dawson, ayant remonté le fleuve en 15 à 20 jours. L'un deux, le Yukoner, commandé par le capitaine Irwin, de Victoria, ne mit que huit jours et dix heures, établissant ainsi le record de vitesse. Il espérait faire en moins de temps encore la descente du fleuve, mais diverses causes le firent rester une dizaine de jours en route.
Les prix sont encore très élevés à Dawson, et il est certain que le nombre actuel des habitants de la ville est hors de proportion avec la demande de bras. Voici ce que disait, à ce sujet, au printemps 1898, le juge Mac Guire, qui venait de retourner au Canada:
«Je me hasarderai sans crainte à avancer que des 16 000 habitants de Dawson, sur lesquels 13 000 sont arrivés ce printemps, 3 000 seulement auraient dû venir. De ceux qui sont venus, bien peu se rendent compte des difficultés de la route, et quand ils s'en rendront compte il sera trop tard. Le prochain hiver peut être bien plus rigoureux que le dernier, et il est probable que beaucoup périront sur la glace.»
M. Mac Guire, il convient de l'ajouter, doit être un pessimiste, qui ne voit pas en beau les choses du Klondyke. En effet, il a donné sa démission parce qu'il ne considérait pas son salaire, de 5 000 dollars par an, comme suffisant. Pour justifier sa demande de mise à la retraite, il écrivit ce qui suit: «Le Juge du Territoire du Yukon devrait être mieux rétribué qu'un simple manœuvre; or il n'y a pas de travailleur ordinaire, à Dawson, qui ne gagne plus de 5 000 dollars par an.»
Au sujet de la valeur probable de l'or extrait au Klondyke en 1898, voici encore deux opinions:
Le major Walsh l'estime à 11 000 000 de dollars, et M. Mac Question, à 8 000 000.
Il faut dire que le premier de ces messieurs, ayant été gouverneur du Yukon jusqu'en septembre dernier, est peut-être le mieux à même de formuler un jugement sur la question. D'un autre côté, le chef du bureau d'essais de l'or des États-Unis à Seattle a publié un rapport officiel constatant que son bureau a reçu du Klondyke de l'or pour une valeur de 4 300 000 dollars, et il déclare qu'une lettre du bureau d'essais de San Francisco annonçait une recette de 3 600 000 dollars de la même source, soit ensemble 7 900 000. Si l'on tient compte du fait qu'une fraction du produit aurifère du Klondyke, pour 1898, est restée dans le pays pour des opérations ultérieures ou des achats de claims, qu'une autre fraction a été absorbée par la taxe gouvernementale et qu'enfin une autre fraction encore a été débarquée directement à Victoria et Vancouver, on concluera que ces évaluations sont plutôt au-dessous qu'au-dessus de la réalité.
Il est probable que le prix de transport des marchandises par le fleuve subira une modification, si l'on en juge par la concurrence qui se prépare. Les diverses compagnies annoncent, en effet, qu'elles vont augmenter le nombre des vapeurs et développer le service. Il se construit, en ce moment, à San Francisco, un grand steamer dont le capitaine assure qu'il sera de force à remonter les rapides du White Horse. Un autre, l'Aquila, sera transporté par le tramway au-dessus des rapides et naviguera dans les eaux des lacs supérieurs, l'été prochain.
Une centaine de rennes appartenant au gouvernement des États-Unis sont en route, par le Dalton Trail, pour Circle City. On attend avec intérêt le résultat de cette expérience pour juger de leur utilité en Alaska.
On annonce que la «royauté» (royalty) ou taxe de 10 pour 100, prélevée par le gouvernement canadien sur le produit brut des placers du Territoire du Yukon (elle n'existe que là), va être réduite à un taux strictement suffisant pour payer les dépenses dans ce territoire. Cette taxe a été attaquée avec violence par les mineurs, qui prétendaient qu'elle était surtout injuste comme impôt. Eux seuls, disaient-ils, en étaient atteints, alors que les tenanciers et propriétaires de «salons», de tripots, de jeux, d'hôtels, de restaurants, etc., à Dawson, qui font tous des affaires sinon plus lucratives, du moins plus sûres que les mineurs, en étaient exempts. De plus, ajoutaient-ils, beaucoup de claims qui, sans cela, pourraient être exploités avec profit, cessent de l'être à cause de la «royauté», car un bénéfice de 10 pour 100 ne tentera que fort peu de capitalistes, qui se décideraient à travailler s'ils retiraient 20 pour 100. C'est ainsi que plusieurs prospecteurs de claims ont renoncé à les faire opérer cet hiver, espérant que cette taxe inique serait abolie avant longtemps, ou tout au moins grandement réduite. Ils se sont contentés de faire «représenter» leurs claims, c'est-à-dire qu'ils ont payé des individus pour les occuper personnellement pendant trois mois et empêcher ainsi le bail de devenir nul et sans effet.
La loi minière canadienne ne donne pas le droit de propriété sur le terrain du claim au mineur qui le jalonne, mais seulement sa possession pour une année à partir du jour où il est enregistré et à condition que le mineur l'habite et l'occupe au moins trois mois dans cette période ou se fasse représenter par une autre personne. La loi américaine, sur ce point, est plus libérale et n'exige que trois semaines. Il y a un an, il en coûtait 1 000 dollars à quelqu'un pour obtenir un représentant; cet été on en pouvait embaucher à raison de 500 dollars et même à moins. Cette mesure a été imaginée dans le but d'empêcher la spéculation sur les claims et d'obliger le détenteur provisoire à travailler ou à faire travailler le sien sans retard, soit l'année même de son obtention.
XVII
À bord du Columbian.—Incendie à Dawson.—Ruines à Selkirk.—Le colonel Evans.—Les pommes de terre de Sixty Mile.—Produits agricoles du Yukon.—Les autres routes.—La barre de Cassiar.—Un campement d'Indiens.—Amour maternel.
Mais le moment approche où il faut prendre congé de Dawson et de ses placers. C'est le commencement de septembre, et les gelées peuvent, d'une nuit à l'autre, transformer la nappe liquide du fleuve en une feuille de glace assez forte pour interrompre la navigation sur le Yukon. En effet, les affiches portent que les derniers vapeurs vont partir dans quelques jours, et tous les mineurs, spéculateurs, mercantis qui n'ont pas à passer l'hiver au Klondyke, s'empressent d'acheter leurs billets de retour, soit en descendant le fleuve par Saint-Michel, soit en le remontant par Skagway ou Dyea. La première route est la moins chère, mais la plus longue; le prix de la cabine est de 160 dollars, repas compris, de Dawson à Seattle ou San Francisco, et le voyage dure environ 25 jours: 10 jours pour descendre le Yukon, et une quinzaine de Saint-Michel jusqu'à destination; la mer de Bering est généralement orageuse, et le trajet est par conséquent assez pénible.
La seconde route est plus courte; il faut 9 à 10 jours par vapeur jusqu'à Bennett; le prix du billet est de 140 dollars sans les repas, qu'il faut payer en sus, à raison de 2 dollars chacun. Puis de Bennett à Dyea ou à Skagway, il faut au moins une forte journée ou mieux deux à pied ou à cheval par-dessus les cols; le bagage, s'il y en a, doit être porté à dos de mulet par le White Pass ou par le tramway aérien de Chilkoot Pass. Dans l'un et l'autre cas, c'est une grosse dépense. Enfin, de Dyea ou Skagway à Victoria ou à Seattle, il faut de nouveau payer le passage à bord d'un steamer quelconque faisant le service régulier de l'Alaska, traversée qui demande environ 4 ou 5 jours. Dans ces conditions, le voyage complet de Dawson à l'un des ports du Pacifique est de 15 à 16 jours, si la correspondance se fait sans retard entre vapeurs, ce qui est généralement le cas. Par suite de la concurrence entre lignes rivales, le passage de Skagway à Victoria ou à Seattle ne coûtait en septembre 1897 que 12 dollars.
Donc, au revoir Dawson, et au printemps prochain, s'il plaît à Dieu! Peut-être te retrouverons-nous à la même place, mais cela n'est pas certain, car un incendie toujours à craindre peut te faire transporter tes pénates ailleurs, par exemple de l'autre côté du fleuve, où l'emplacement serait certainement plus salubre.
Déjà, du reste, le bruit a couru que, le 14 octobre dernier, la ville avait été réduite en cendres. Mais c'était un bruit exagéré; il n'y avait guère eu qu'une quarantaine de bâtiments détruits par le feu, ce qui avait occasionné une perte évaluée à 500 000 dollars.
Il y a quelques mois, une pompe à vapeur et une pompe à composition chimique (qui éteint instantanément un feu, même très violent), des dévidoirs et un char à échelles avaient été commandés par la North American Trading Co, sur les instances de quelques personnes qui avaient offert de fonder une compagnie de pompiers volontaires. Ces appareils arrivèrent à Dawson en août, mais pour un motif quelconque ils ne furent pas délivrés ni mis en état de fonctionner, de sorte que deux mois plus tard, lors du grand incendie, rien n'était prêt. Une demi-douzaine de citoyens ayant précédemment fait partie du corps des pompiers sur la côte du Pacifique s'offrirent pour prendre le commandement de la manœuvre et réussirent à faire fonctionner la pompe chimique et le char à échelles en peu de temps et avec de bons résultats.
Quant à la pompe à vapeur, il fallut d'abord la décrasser, du vernis et de la graisse s'étant introduits dans les portées. Finalement, après deux heures de ce nettoyage, elle fut en état de servir, et grâce à elle les ravages du feu furent circonscrits.
Plusieurs hommes furent blessés en combattant l'incendie, mais non grièvement; d'autres eurent les sourcils et la barbe brûlés, mais personne ne fut tué. La ville tout entière y eût passé sans l'intervention et l'énergique défense de plus de 2 000 hommes armés de couvertures mouillées, de seaux et de haches. On a dit qu'il n'y avait pas à Dawson assez de bois en planches ni de verre à vitres pour refaire le quartier brûlé, que les incendiés étaient en grande détresse et qu'ils devraient habiter sous la tente le reste de l'hiver.
Nous nous embarquons le 6 septembre à 4 heures de l'après-midi, sur le steamer Columbian, bateau neuf et bien aménagé. Ses dimensions sont moyennes: 40 mètres sur 8; sa machine est de la force de 400 chevaux. Officiellement il peut transporter 235 personnes. Il y en avait certainement quelques-unes de plus, mais on n'y regarde pas de si près, et la Compagnie entasse le plus possible de passagers sur ses bateaux. Les inspecteurs ne sont pas gênants dans le Yukon: ils n'existent pas. À 5 heures, le steamer fait rugir la sirène, et, au milieu des acclamations d'une foule considérable entassée sur le quai et la jetée, la roue à aubes fixée à l'arrière bat lentement l'eau du fleuve. Que d'yeux humides, que de mains agitant les mouchoirs, que de cœurs palpitants d'émotion! Pour quelques-uns c'est l'au revoir, pour beaucoup c'est l'adieu final.
Les îles boisées du Yukon, depuis Dawson jusqu'à la rivière Stewart, sont bordées d'interminables piles de bois en stères, appartenant pour la plupart à une association de spéculateurs qui ont obtenu du gouvernement le monopole du bois du Yukon, ou à des coupeurs de bois qui, en cédant la moitié du produit aux titulaires, ont obtenu le privilège d'exercer leur profession. En amont du confluent de la Stewart et surtout après Fort Selkirk, ces piles se rencontrent moins fréquemment et sont beaucoup moins grandes. Elles sont préparées par des particuliers qui les vendent aux steamers de passage et seulement dans des endroits où ceux-ci peuvent aborder facilement. Elles viennent même à manquer tout à fait par places, et alors, comme le vapeur doit renouveler sa provision de combustible (il n'y a pas de charbon pour les steamers) au moins une fois par jour, on atterrit à un point favorable, vingt ou trente volontaires s'arment de haches et de scies, et bientôt la forêt retentit du cri strident de la scie, de la cadence résonnante de la hache, du craquement formidable de l'arbre qui s'abat en brisant ses membres dans sa chute. On l'ébranche, on le tronçonne, pendant que d'autres hommes font la navette entre le bois et le bateau, portant les bûches sur leurs épaules. Ceux-ci, en retour de leur travail, sont nourris gratuitement à bord.
Les passagers, pour la plupart, sont heureux de retourner au pays. Quelques-uns ont fait une fortune raisonnable; d'autres, ayant perdu leurs illusions et leur argent, sont contents néanmoins d'aller reprendre dans leurs foyers l'occupation qu'ils avaient délaissée pour la recherche séduisante de l'or. Tous cependant, si vous les interrogez, vous diront qu'ils ont des claims à vendre, et semblent fonder sur leurs propriétés de grandes espérances, flairant sans doute en vous un acheteur possible.
Le Bonanza et l'Eldorado, après deux ans de travaux d'exploitation, donnent à peine la mesure de leur capacité; il n'y a pas de doute que la partie inférieure du Bonanza, par exemple, ne soit riche, mais elle est encore à travailler.
Hunker, Dominion, Sulphur et d'autres creeks sont à peine prospectés; c'est cet hiver qui déterminera avec quelque degré de certitude leur valeur, et il est certain que les premiers résultats de leur exploitation correspondront aux prospects préliminaires qui ont été obtenus. En outre, comme nous l'avons vu, les barres aurifères, le long du Yukon et sur les creeks du territoire américain, tels que le Forty Mile supérieur, le Seventy Mile, le Birch, etc., sont riches et payeront de forts dividendes dès qu'elles pourront être attaquées par des moyens mécaniques à l'aide de «géants», de «moniteurs», de pompes et d'élévateurs, comme cela se pratique sur les placers à minage hydraulique de la Californie et de la Colombie Britannique. Mais ce genre de mines ne peut être exploité avec succès que par des compagnies possédant le capital nécessaire pour se procurer l'outillage, qui est coûteux et dont le transport sur les lieux double le prix d'achat original. En dépit de ces difficultés les opérations ont été commencées sur les différents placers, et l'année 1899 verra probablement un déploiement d'activité extraordinaire et rémunérateur. Le capitaliste pourra alors juger ces mines en connaissance de cause, et la spéculation trouvera moins à s'exercer, devant le mouvement d'affaires légitimes et sensées qui ne peut manquer de se produire.
L'automne colore les feuilles en orange et les bords du fleuve présentent un coup d'œil fantastique, le même ton se répétant sans interruption pendant des centaines de kilomètres. Il doit y avoir très peu de vent, car les arbres ont leur feuillage aussi fourni qu'au commencement de l'été; les eaux très hautes, venant des lacs, annoncent que les pluies doivent avoir été abondantes dans la région des montagnes de la côte, mais ici, dans la vallée du Yukon, le beau temps continue, l'air est doux et léger, et nous avons la perspective d'un voyage facile et agréable; mais l'absence de toute note verte dans le paysage, ainsi que les vols innombrables de cygnes, d'oies, de cigognes, prouvent que l'hiver est imminent.
Quelques bateaux et barques retardataires sont rencontrés en route; nous invitons les hommes qui les montent à rebrousser chemin en leur disant qu'il n'y a plus rien à faire au Klondyke. Ils répondent en riant et en hochant la tête et passent outre.
Echoué sur la rive, un petit vapeur dont nous ne pouvons apprendre le nom témoigne du danger de la navigation. Il sert d'habitation temporaire à quelques prospecteurs qui explorent le voisinage.
À Fort Selkirk, où l'on s'arrête une demi-heure, nous faisons la connaissance du colonel Evans, commandant en chef des troupes de la milice canadienne envoyées là pour y tenir garnison.
La région possède des richesses minérales; outre les placers cités, on trouve des dépôts aurifères sur plusieurs rivières et ruisseaux; les plus connus sont les Sixty Mile et Forty Mile, tandis que de nombreux cours d'eau charrient de l'or très fin. Plusieurs barres sur le Yukon payent assez bien; l'une d'elles, nommée Cassiar Bar, entre la rivière Teslin et le Big Salmon, fut travaillée en 1886 par quatre mineurs qui en tirèrent quelques milliers de dollars en un mois.
Des fouilles sur le Stewart ont aussi été exécutées sur les barres. Le seul gros or trouvé dans cette région l'a été sur la rivière Forty Mile, la plus grosse pépite ramassée valant environ 200 francs. Elle fut perdue, le mineur qui la possédait s'étant noyé en descendant le cagnon.
Quant à l'or en filons, on n'a rien trouvé de bien jusqu'à présent, seulement çà et là quelques veines peu importantes et en général du quartz aurifère très pauvre. Du cuivre natif a aussi été obtenu en quelques endroits, ou échangé par les Indiens, qui se refusent à désigner les emplacements où ils l'ont découvert.
Après avoir quitté Selkirk, nous ne tardons pas à rencontrer quelques barques et canots montés par plus de 120 soldats et officiers de la milice canadienne venant rejoindre leur colonel, après avoir descendu la rivière Teslin (l'Hootalinqua des mineurs).
Les miliciens, reconnaissant parmi les passagers du Columbian la présence du populaire major T..., font retentir leurs acclamations en son honneur et le saluent en poussant leurs «Hip! hip! hurrah!», auxquels on répond du bord avec enthousiasme.
Leur exode à partir de Telegraph Creek, sur la rivière Stikine, sous le 58e parallèle, a été pénible et a duré près de quatre mois. Cette route avait été préconisée par les autorités comme étant plus courte et plus facile que les autres et aussi parce qu'elle était «toute canadienne», c'est-à-dire ne traversant pas le territoire américain. Mais l'expérience de milliers d'infortunés est là pour attester son impraticabilité; c'est ce qu'admit l'aimable et courtois major T..., qui fait route avec nous de Selkirk à Victoria.
Mais reprenons le récit du voyage de retour. Le passage des Five Fingers ne se fait pas sans quelque difficulté; le steamer doit forcer la vapeur pour pouvoir vaincre la résistance du courant; l'espace entre les rochers est étroit et ne laisse que juste la place nécessaire à notre bateau; l'eau comprimée entre les piliers de rocher acquiert une vitesse vertigineuse.
Pendant quelques minutes, le vapeur reste immobile, il est même sur le point de reculer, tandis que sa double cheminée halète et vomit des torrents de fumée. L'anxiété est grande parmi les passagers, et les yeux se fixent sur les rochers, qu'on toucherait presque de la main, pour savoir s'il y a mouvement et dans quelle direction. Mais tout est sauvé: imperceptiblement, le point fixé semble se mouvoir fort lentement, il bouge à peine, mais enfin il bouge; tout à coup il marche rapidement: l'obstacle est vaincu!
Plus haut, on passe la barre de Cassiar, où quelques boîtes à laver et des cabanes indiquent des travaux faits par des mineurs dans le gravier aurifère. Des boys, qui vendent leurs cordes de bois au commissaire du bateau, nous disent qu'ils y ont lavé de l'or, mais n'ont pas pu faire plus de 2 à 3 dollars par jour, ce qui est absolument insuffisant dans cette contrée; ils ont préféré couper du bois et le vendre aux bateaux à raison de 8 dollars par corde, dont ils peuvent faire aisément deux par jour, soit 16 dollars. Cette barre, longue de plus d'un mille, pourrait être exploitée avec succès au moyen de machines hydrauliques, mais pas autrement.
Non loin de l'embouchure de la Teslin, nous apercevons échoué le steamer Anglian, qui s'est brisé sur les rochers de la rivière, en essayant de la remonter. Ce vapeur fut construit l'hiver dernier au lac Teslin; les machines avaient été transportées à grands frais de la rivière Stikine, sur des traîneaux attelés de chevaux et de chiens. Il mesure 26 mètres de long et a un tirant d'eau de 1 mètre. Il a mené 77 soldats et plus de 30 passagers à Fort Selkirk. Il est probable que les glaces le démoliront entièrement.
Arrivés au White Horse nous quittons le Columbian, qui ne peut remonter les rapides, et, laissant nos bagages aux soins de l'agent des tramways, nous prenons le chemin de l'hôtel, en longeant à pied les rapides et le cagnon. Non loin de là est un petit campement indien dont les tentes abritent quelques familles: un ou deux hommes seulement, plusieurs squaws, un bon nombre d'enfants et quelques huskies (chiens-loups). Nous entrons dans la tente de Skookum (bon) Jim, qui baragouine quelques mots d'anglais.
Sitôt que j'essaye de faire un croquis de l'intérieur de la tente et de ses personnages, les femmes détournent la tête ou se couvrent la figure de longues couvertures, ou même s'étendent tout du long sur les peaux de bouquetin et de mouton de montagne qui sont étendues sur le sol. Imperturbable, je m'accroupis et patient j'attends, le crayon à la main, que le calme et la confiance se rétablissent. Enfin les têtes reparaissent; je happe au vol, pour ainsi dire, un nez, une oreille, une ride; après une séance qui dure tout l'après-midi, je réussis enfin à obtenir un tout assez complet de l'anatomie du Siwash et de ses squaws. Des voisines curieuses (les dames squaws le sont aussi) entrent, se pelotonnent sur les peaux de bêtes, répètent le même manège et s'en vont. Pour se venger de mon indiscrétion, la femme de Skookum, Kitty, saisit un morceau de papier et un crayon que je lui prête obligeamment, et elle se met à faire mon portrait ou plutôt ma caricature.
C'est une série de figures assurément bizarres, mais où l'on distingue fort bien la tête, le corps et les principaux membres. Ce n'est vraiment pas trop mal pour une Indienne qui n'a jamais fait d'académies. Bientôt la glace se rompt tout à fait, lorsque nous déployons un foulard de soie et qu'une mimique expressive fait comprendre que nous désirons l'échanger contre quelque ouvrage en verroterie ou quelque objet en corne de bouquetin. Pendant ce temps, Jim s'empare d'une plaque que l'on dirait être un morceau d'étoffe grossière; c'est de la viande de chèvre sauvage séchée au soleil et dure comme de la pierre.
Il en émince quelques copeaux avec son couteau et replace le reste sur un tas de peaux d'écureuils fraîchement écorchés que prépare l'aïeule de la famille, vieille, ratatinée, mais coquette encore, témoin l'anneau suspendu à la cloison du nez et le cube d'argent qui décore sa lèvre inférieure, où il est à demi incrusté.
Elle a devant elle un gros caillou sur lequel elle étend les peaux d'écureuil qu'elle aplatit à coups de pierre, de la main droite. Près d'elle une jeune fille, du nom de Kitty, vend à des prix exorbitants quelques bracelets, anneaux, bijoux en argent qu'on croit être fabriqués par les Indiens, mais qui, probablement, sont le produit du génie inventif yankee, à qui l'on doit tant de merveilles, entre autres la noix de muscade en liège.
C'est dans ces tentes que ces pauvres gens vont passer l'hiver, et sans feu encore, car les feux qu'ils, allument pour se chauffer et faire cuire l'eau et certains aliments sont toujours en dehors. Ils n'ont donc guère que leurs couvertures de laine et leurs fourrures pour se défendre du froid. Aussi les maladies de poitrine sont-elles fréquentes parmi eux et causent-elles une grande mortalité.
Ces Indiens sont de taille moyenne et rappellent le type des Indiens du Nord de l'Amérique. On suppose qu'ils se rapprochent très exactement, comme type, du Peau-Rouge tel qu'il apparut à nos ancêtres, lors de la conquête. C'est principalement à eux qu'ont affaire les voyageurs pour le transport du Klondyke. Ayant eu de fréquents rapports avec les négociants en fourrures, ils connaissent si bien toutes les roueries du commerce, la loi de l'offre et de la demande, la valeur des services qu'ils rendent, qu'ils demandent 100 francs et souvent plus pour porter 100 livres. Pour les besoins de leur négoce, ils se servent d'un patois mélangé de français et d'anglais.
Leur recensement, en 1890, a fait connaître qu'ils étaient une trentaine de mille répartis dans toute la région. Mais depuis la découverte de l'or, ils se sont portés en grand nombre sur tout le parcours de Juneau à Dawson, en quête de voyageurs à exploiter.
Ils n'ont d'autres moyens d'existence que la chasse et la pêche. Les fourrures sont pour eux une source de grands bénéfices; la pêche, surtout celle du saumon, leur procure une nourriture à eux et à leurs animaux.
Il n'y a dans l'intérieur de leurs demeures que des peaux entassées sans ordre dans les coins ou déployées sur le sol, un coffre ou deux curieusement décorés de dessins originaux, et peints de couleurs gaies, des ustensiles, surtout des cuillers faites en corne de bouquetin bouillie et quelques ornements de broderie et de verroterie.
La musique est presque inconnue parmi les Siwashs; cependant nous remarquons chez Jim une sorte de guitare faite d'une vieille boîte à cigares ornée d'un manche et garnie de clefs et de 2 ou 3 cordes; quelques harpons et flèches et une carabine complètent le mobilier.
Autour de la tente sont dressées des perches chargées de pièces de viande séchant au soleil, morceaux informes, déchiquetés, souillés de sang, dégoûtants à voir: c'est la provision d'hiver. Tout près veillent les malamouses, mi-chiens, mi-loups; ils sont immobiles à l'approche de l'homme. Mais, se présente-t-il un chien étranger, ils entonnent leur péan de guerre, qui consiste en glapissements plaintifs, et, se jetant sur l'intrus, lui livrent une bataille en règle; même ils le dévoreraient sans l'intervention du maître.
Pendant que les hommes vont chasser ou se reposent, les femmes confectionnent les vêtements d'hiver, les gilets de chasse doublés de fourrure, les mocassins, les pantoufles brodées de grains de couleur; les jeunes gens ne possédant pas de fusil fabriquent des lacets faits de filaments détachés de la corne des bouquetins et au moyen desquels ils étranglent en quantité des écureuils dont ils mangent la chair et préparent la peau pour des bordures de vêtement.
Les enfants vont et viennent sans soins ni surveillance, excepté dans les endroits où il y a une mission. L'ignorance de ces Indiens est phénoménale, leur saleté sans pareille: leurs vêtements exhalent une odeur rance repoussante, et les marmots sont recouverts d'une épaisse couche de crasse; ils ne se lavent pas et ne paraissent pas se douter que l'eau peut servir à des usages de propreté.
Ils n'ont aucune croyance religieuse et, à part un certain culte qu'ils paraissent rendre aux morts, on pourrait supposer qu'ils sont rebelles à tout sentiment désintéressé.
Les efforts des missionnaires russes et anglais ont eu cependant des résultats marqués, et, sans eux, ces pauvres Indiens seraient à ranger parmi les êtres les plus dégradés de la race humaine. L'amour maternel brille pourtant chez eux de tout son éclat. On raconte l'histoire d'une pauvre Indienne qui, étant enceinte, mit au monde et éleva une espèce de monstre couvert de poils et à l'allure d'ours. Une épidémie ayant décimé sa tribu, la superstition populaire attribua le fléau au pauvre être déshérité, et il fut décidé qu'on le sacrifierait à la divinité irritée, afin de l'apaiser.
À cet effet, une bande de sauvages armés fit irruption dans la tente habitée par la mère et l'enfant; sitôt que l'Indienne comprit le but de cette visite, elle se jeta au-devant des agresseurs et déclara qu'ils ne passeraient outre que sur son cadavre.
Et, joignant le geste à la parole, elle se précipita sur les hommes stupéfaits, qui prirent la fuite.
XVIII
Le Nora.—Une fausse alerte.—Le lac Lindeman.—Tempête sur le Chilkoot Pass.—Une catastrophe.—Les échelles.—Sheep Camp.—Canyon City.—Chien indien péchant le saumon.—Les Glaciers.—Dyea.—Sitka.—Le retour.—Sir Wilfrid et le planton.—Les Canadiens français.
Des rapides du White Horse, un vapeur, le Nora, fait le service jusqu'à Bennett en une vingtaine d'heures. La correspondance entre les bateaux est rarement régulière, et cette fois-ci nous eûmes à attendre jusqu'au lendemain. Un certain nombre de passagers s'embarquèrent sur un autre petit steamer, remorquant un chaland, qui partit la veille au soir, mais qui fut dépassé par le Nora avant d'atteindre Bennett. Notre Nora était surchargé, et il n'y avait pas même assez de bunks (cases) pour la moitié des voyageurs. Cependant nous nous arrangeâmes du mieux que nous pûmes; la traversée n'était pas longue, et chacun mit du sien pour ne pas se montrer trop exigeant ou trop difficile. L'espace servant de salle à manger pouvait contenir à peu près une douzaine de personnes, mais si serrées à la table les unes contre les autres que leur bras droit seul avait la liberté de ses mouvements; c'était pitié de voir à quels exercices pénibles et baroques on était forcé de se livrer pour porter à sa bouche le morceau qui n'y arrivait pas toujours; de plus il fallait se presser, car il n'y avait pas moins de 200 affamés attendant de passer par la même filière, douze par douze, jusqu'à extinction. Dans cette position gênée on savait à peine ce que l'on mangeait: cela devait pourtant être bon, cela surtout ne ressemblait en rien à l'ordinaire de porc et de haricots dont on s'était rassasié pendant des mois.
Il fait nuit noire quand le Nora, accoste à Bennett; un instant auparavant l'animation la plus grande avait régné à bord. Les hommes, chargés de leurs bagages, se mettaient en devoir de débarquer. Là-dessus quelques retardataires, en sortant de leurs bunks, renversent la lampe à pétrole dans le passage étroit; elle se brise, l'huile enflammée se répand sur le plancher; quelqu'un saisit bravement la lampe et court la lancer par-dessus bord, tandis que d'autres jettent leurs couvertures à terre et, après quelques efforts, réussissent à maîtriser l'incendie. On se félicite de cet heureux résultat, et l'on débarque satisfait d'en avoir fini avec cette navigation lacustre et fluviale qui n'est pas sans dangers et qui a duré 10 jours depuis Dawson.
Ici la troupe des rapatriés se sépare. Une partie prend la route de Skagway par le White Pass, l'autre celle de Dyea par le Chilkoot. Connaissant déjà le premier col, nous nous décidons pour le second. Donc, dès que parait le jour, nous chargeons les bagages sur un char qui va les transporter, à un kilomètre de là, au bord du lac Lindeman. Quelques chaloupes à vapeur font la navette entre cette place et le village de Lindeman, situé à la tête du lac, à 9 kilomètres. Puis, ayant laissé nos effets à la charge de la compagnie du tramway aérien qui promet de nous les envoyer à Dyea le jour même, nous nous mettons en route pour le Chilkoot, à pied et par petits groupes. On part vers 9 heures par un soleil brillant, mais à mesure que l'on gravit les escarpements du col, le temps, de beau qu'il était, devient mauvais, puis affreux, et au bout d'une heure de marche la pluie, chassée par un vent impétueux, commence à transpercer les vêtements. Quelques voyageurs cherchent un abri dans les tentes assez nombreuses qui bordent le chemin et se posent en hôtels et restaurants. Bientôt nous sommes réduits à deux, et héroïquement nous persistons à aller de l'avant. Finalement M. de L... reste en arrière pour se sécher dans un hôtel quelconque. Je continue seul.
Le chemin, qui rappelle tout à fait un sentier alpin, monte de Lindeman au col en longeant d'abord à mi-côte le versant puis le fond même de la vallée, occupé par des lacs de peu d'importance et appelés Deep Lake, Long Lake, Crater Lake, et les torrents qui les relient. On gravit ainsi un défilé entre des montagnes dénuées de végétation, et l'on arrive à une sorte d'amphithéâtre formé par les déclivités très escarpées du Chilkoot, piles énormes de rochers entassés dans le plus grand désordre et dont le bassin est rempli par les eaux du lac. On escalade les rochers au pied desquels s'élèvent les quelques baraques contenant la machine du tramway aérien, dont les câbles, supportés par des échafaudages puissants, se détachent sur le ciel au sommet du col. Si la montée est pénible, la descente l'est encore davantage; un vent à décorner les bœufs souffle en tempête là-haut; la pluie rend glissants les énormes blocs de granit empilés en une confusion chaotique sur une pente presque verticale de 300 mètres de hauteur. Je me risque cependant en bas des couloirs, des dévaloirs et des cheminées, perdant souvent l'équilibre, me déchirant les ongles aux aspérités, escaladant des pointes de rocs au sommet desquels l'ouragan a lancé mon couvre-chef, après lui avoir fait décrire en l'air, à quelques mètres, des paraboles fantaisistes...
Tout au fond est la dépression où serpente le torrent, alimenté par les glaciers, qui mettent pour ainsi dire le nez à la fenêtre. Leur masse, sillonnée de crevasses glauques, s'avance en effet avec une sorte de précaution par-dessus les remparts de granit qui bordent la vallée. Le col est haut de 1 050 mètres environ, et est couronné de pics dentelés et dénudés.
La descente amène aux Échelles (scales), au pied même du col, ainsi appelées parce qu'en hiver des marches sont taillées dans la neige et la glace pour faciliter l'ascension des porteurs de charges. Ce trajet se fait ainsi plus aisément qu'en toute autre saison sur les rocs mêmes. Un peu plus loin se trouvent d'autres constructions en bois pour les services du tramway, dont les câbles, portant de grands paniers ou baquets suspendus, font passer les marchandises d'un versant à l'autre du col.
C'est près d'ici que, le dimanche 3 avril 1898, une avalanche détachée du flanc occidental de la montagne couvrit une centaine de malheureux qui étaient en route pour le sommet ou qui en descendaient; les trois quarts à peu près furent tués et asphyxiés; la plupart étaient des Américains. Cette catastrophe eut pour effet de jeter la défaveur sur le Chilkoot Pass, qui dès lors, et aussi pour d'autres raisons, a été déserté par la majorité des voyageurs.
La pluie cependant cesse, et, comme rien ne presse, puisque notre bagage est resté en arrière, nous nous arrêtons à Sheep Camp (Camp des moutons), qui n'est qu'à 5 kilomètres du sommet et rappelle tout à fait, par son style de construction et sa position à cheval sur le torrent, certains villages des hautes vallées du Valais. À partir d'une petite distance au-dessus des Scales la forêt a reparu, et dans ces riches terrains d'alluvion elle prend de belles proportions, recouvrant le fond et les pentes de la vallée d'un épais manteau de feuillage d'un vert exquis, brillant, uniforme, qui présente un contraste parfait avec les teintes rousses automnales de la vallée du Yukon, admirées quelques jours auparavant. La nature artiste procède dans ce pays par grandes masses; c'est tout orange, ou tout vert, ou tout gris; le paysage gagne en grandiose ce qu'il perd en variété, mais il n'est cependant jamais monotone.
Après nous être séchés, restaurés, reposés à l'Hôtel du Great Northern, nous poussons le matin suivant à 7 kilomètres en aval jusqu'à Canyon City, groupe d'habitations pareilles à celles de Sheep Camp et situé à la jonction des vallées de Dyea et de Chilkoot. D'ici à Dyea il y a environ 10 kilomètres sur une route carrossable plus ou moins ballastée et longeant le bord de la rivière. Le paysage est ravissant, l'eau bouillonnante roule sur un lit de galets parsemé de rocs, et les flancs des hauteurs, de 2 000 à 2 500 mètres environ, sont revêtus à une grande élévation de forêts magnifiques, tandis que leurs têtes sont couronnées de glaciers immenses dont les moraines se frayent un chemin jusqu'en bas des déclivités. L'un d'eux surtout, le glacier d'Irène, est superbement azuré par les crevasses qui le sillonnent. Cette gamme de verts, de blancs, de gris et de bruns est relevée et pour ainsi dire éthérisée par un ciel d'une pureté, d'une transparence admirables. Et nous sommes en septembre.
En approchant de Dyea, la rivière se divise en une quantité de bras et de criques qui présentent un spectacle remarquable. En effet, ces cours d'eau grouillent de saumons de taille respectable, pesant de 10 à 20 kilos, qui cherchent à les remonter aussi haut que possible pour frayer; dans ce but, ils luttent, se tordent, sautent hors de l'eau, se meurtrissent sur les cailloux et finalement périssent. Les Indiens armés de gaffes et de harpons les amènent au bord sans difficulté, et, dans l'espace de quelques heures, ils en capturent des centaines. Nous sommes témoins d'une pêche intéressante opérée par un chien huskie. Il se jette à l'eau, saisit un saumon entre ses mâchoires et l'entraîne sur le rivage. Sa victime se débat, joue de la queue avec vigueur et réussit à regagner l'élément liquide. De nouveau le chien se précipite pour le ressaisir et bientôt le ramène victorieusement sur le sec. Le saumon épuisé cesse sa résistance, et le fidèle quadrupède court en long et en large comme pour avertir son maître de sa bonne aubaine.
Enfin nous voici à Dyea, agglomération de huttes en bois maintenant désertes pour la plupart; des Indiens et seulement quelques blancs s'y trouvent encore. Les Peaux-Rouges y ont un camp assez considérable et une flottille de pirogues échouées sur le sable. Ils n'ont plus, pour le moment, la ressource des portages à dos de marchandises par le Chilkoot, et la pêche le long de la rivière se fait sans le secours des canots. Ils vivent donc à ne rien faire, si ce n'est à trafiquer, tandis que leurs femmes confectionnent mille petits objets en étoffe bordés de verroterie, tels que pelotes, mocassins, pantoufles, vêtements de bébés, etc. À cette industrie elles ne sont pas si habiles que leurs sœurs des îles et de la côte inférieure. Néanmoins leur travail est curieux et leurs prix sont raisonnables. Nous passons la journée et le lendemain à attendre nos bagages laissés à Lindeman, et finalement le dimanche soir on nous annonce qu'ils sont arrivés.
Le lundi matin, nous faisons une dernière visite aux tentes indiennes et à quelques «magasins», si dépourvus de toute animation que les propriétaires eux-mêmes, effrayés de la solitude, se retirent dans leurs appartements privés. À plusieurs reprises il nous faut faire un tintamarre effroyable pour les obliger à sortir de leur antre. Puis nous quittons cette plage pittoresque et nous nous embarquons à bord d'un remorqueur qui va nous conduire à bord du steamer City of Topeka, en rade de Skagway.
Une demi-heure plus tard nous touchons le quai de cette dernière ville, et, comme nous sommes en avance de quelques heures, nous en profitons pour faire une courte promenade. Peu de changements dans ces six mois d'absence; le seul important est la construction du chemin de fer qui longe la rue principale et fonctionne jusqu'à petite distance du sommet du White Pass. On assure qu'il ira à Bennett au printemps prochain. Ainsi, dans quelques mois on n'aura pas à marcher du tout de Paris à Dawson: tout le trajet s'effectuera par vapeur et par chemin de fer, et, comme nous l'avons déjà dit, le voyage demandera 25 jours environ.
Nous avons quelque peine à nous habituer à la modicité des prix. En effet, sur l'espace de quarante et quelques kilomètres nous avons payé pour le même genre de repas: 5 francs à Bennett, 3 fr. 75 à Crater Lake, 2 fr. 50 à Sheep Camp, et enfin 25 sous à Dyea et à Skagway.
Le retour n'offrit plus rien de remarquable; le steamer touche à Killisnoo, sur l'île de l'Amirauté, station de pêche où une usine à vapeur occupe quelques blancs et passablement d'Indiens. Un certain nombre de chaloupes, également à vapeur, partent chaque matin pour les parages peu éloignés où les harengs sont rassemblés par millions, et le soir elles reviennent pleines jusqu'aux bords. De ces poissons on extrait l'huile dont on remplit des barils, et on fait du résidu une sorte de guano qui, paraît-il, est très riche en matière fertilisante. Cette industrie ne s'exerce que pendant 2 ou 3 mois de l'année. Un vieux mortier, portant l'aigle à double tête, rappelle qu'il y a plus de 30 ans les Russes possédaient le pays.
Sitka, dans l'île Baranoff, capitale de l'Alaska, est une ville bâtie par les Russes, et compte près de 3 000 habitants. Lors de la domination russe, le gouverneur général habitait une magnifique résidence sur une pointe de rocher à l'entrée du port. Il n'en reste plus aujourd'hui que quelques pierres. Mais on trouve encore quelques maisons d'agréable apparence et de style européen, et la ville subventionne une école industrielle. La pêche du saumon et sa mise en boîtes forment la principale industrie des habitants; ceux-ci, pour la plupart Indiens, chassent en outre le daim, très abondant dans ces îles.
Une visite intéressante à faire est celle de l'église russe, avec son dôme peint en vert d'émeraude et sa tour à coupole renfermant la cloche.
L'intérieur est orné de peintures de saints entourés de cadres et de décors d'or et d'argent, tandis que les sculptures de l'œuvre en bois sont remarquablement riches; des candélabres en argent massif, des bannières en soie somptueusement brodées, et des tapis de prix complètent le mobilier.
Sitka occupe une situation ravissante; de hauts sommets s'élèvent en arrière de la ville; en avant se trouve le port, petit, mais sûr. Une quantité d'îles en masquent l'entrée, et des forêts les revêtent, ainsi que les pentes des montagnes, jusqu'à une grande hauteur.
Ici le climat est fort humide, la chute de pluie étant de 2m,10 annuellement; il est par conséquent très doux aussi. La température moyenne de janvier n'est que très légèrement au-dessous de 0° centigrade.
Le traité de cession de l'Alaska aux États-Unis par le gouvernement russe en 1867 fut conclu moyennant une indemnité de 7 millions de dollars payés à la Russie, plus 200 000 dollars à deux compagnies, jouissant, l'une du monopole des fourrures, l'autre de celui de la glace.
Peu après l'annexion de ce territoire, une controverse quant à la délimitation des frontières s'éleva entre les gouvernements américain et britannique, et elle n'est pas encore terminée. Cependant une convention pour un arrangement final a été déposée devant le Sénat des États-Unis.
Le reste du voyage se fit sans incident par Metlakahla, Victoria, Vancouver, Seattle, San Francisco, Chicago, et enfin Ottawa.
Dans cette dernière ville, quand nous arrivâmes, on était en train de banqueter en l'honneur de lord Aberdeen, le gouverneur du Canada, justement sur le point de quitter le pays. Le lendemain, ayant affaire dans les bureaux de l'administration, nous nous enquîmes, auprès d'un planton qui gardait la porte, où nous pouvions voir sir Wilfrid Laurier. Ayant donné l'information nécessaire, il ajouta: «Sir Wilfrid! mais il est naïf comme un bébé, n'y a pas le moindre brin d'orgueil en lui!» Cet éloge rassurant nous encouragea, et nous le trouvâmes bien mérité. Le président du conseil privé se montra fort aimable et empressé; il est Canadien Français et a conquis par ses talents et son énergie la position éminente qu'il occupe, avec l'assentiment de la nation, qui a pour lui les sentiments les plus profonds d'estime et de respect.
Cette petite mais vigoureuse nation canadienne française, qui compte maintenant plus d'un million et demi d'âmes, a fourni de nombreux immigrants au Klondyke. Ils sont réputés pour leur force et leur honnêteté, et n'ont pas de rivaux dans le maniement des bateaux ou l'exploitation des forêts; ils font d'excellents mineurs et se sont fait une réputation universelle comme trappeurs, chasseurs et coureurs des bois.
XIX
Conclusion.
Nos lecteurs ont pu voir que le territoire du Yukon est une grande et rude contrée, riche en minéraux et appelée sous ce rapport à un grand avenir.
Ils ont pu conclure aussi de ce que nous avons raconté que ce n'est pas le premier venu qui peut s'y rendre dans l'espoir d'y faire fortune en ramassant les pépites sur les placers.
Il faut, pour y aller: de l'argent, de la santé, de l'énergie, surtout de l'énergie et encore de l'énergie.
Le voyage à lui seul exige une somme assez ronde. Le prix du passage de l'Atlantique n'est qu'une faible fraction du total; il y a ensuite à traverser le continent américain, puis à prendre un vapeur jusqu'à Skagway, de là à aller par chemin de fer ou train d'animaux de bât à Bennett, et finalement de Bennett à Dawson par bateau; tous ces frais réunis peuvent s'élever à 1 750 francs en voyageant en seconde classe et à plus de 2 000 francs en première. Puis le retour coûtera une somme égale. Mais ce n'est pas tout: il faut des vêtements, des vivres, des outils, du moins si l'on va là-bas comme prospecteur ou mineur. Sans doute, tout maintenant se trouve en abondance sur place, à Dawson; mais à quels prix? Nous en avons donné des exemples. Et puis, une fois là, même muni de tout ce qu'il faut pour prospecter, on doit s'attendre à beaucoup de mécomptes, de travaux pénibles, de perte de temps.
Supposez qu'un jeune homme plein de vigueur et d'enthousiasme parte de Dawson à la recherche de l'or; il découvrira bien vite que, sur un rayon de 100 kilomètres, tous les creeks sont occupés et que le terrain a déjà été très bien fouillé. Ce n'est pas à dire qu'on n'y puisse plus rien trouver, mais c'est difficile.
S'il veut aller plus loin, il lui faut emporter ses vivres, ses outils et ses couvertures. Un très robuste gaillard peut porter jusqu'à 50 kilos sur son dos, mais c'est exceptionnel. La moyenne des chercheurs d'or ne peut prendre que la moitié de cette charge, soit 25 kilos, car il faut bien se rendre compte qu'on ne suivra pas une route départementale, ni même un chemin vicinal, mais un sentier gravissant et descendant sans les contourner toutes les aspérités du terrain, quelque abruptes qu'elles puissent être. Une fois en route, il faut plonger dans des fondrières d'une boue épaisse qui s'attache comme de la glu à vos jambes, franchir des torrents ou des bras de rivière sur un tronc d'arbre frêle et oscillant jeté en travers du courant et sur lequel on doit s'aider des pieds et des mains, traverser la forêt si dense que les branches vous fouettent le visage jusqu'à l'ensanglanter, à moins que vous ne préfériez vous tailler un passage un peu plus libre à coups de hache ou de machete. Si de ces 25 kilos on déduit le poids des couvertures et des instruments du mineur, il ne restera que peu de chose pour les aliments. Avec cela on ne va pas loin, peut-être 4 ou 5 jours, mettons 10 au maximum. Dans cet intervalle-là on ne fait pas grande avance, car il faut calculer le temps du retour aussi bien que celui de l'aller, et alors que reste-t-il pour prospecter? Absolument rien. D'aucuns obvient à cette difficulté en faisant une cache à une certaine distance et en l'approvisionnant amplement, quitte à repartir de là comme d'une base d'opérations pour s'avancer plus loin dans l'intérieur, en établissant d'autres caches plus en avant et ainsi de suite.
Mais la saison est courte: trois mois environ. Aussi, après toutes ces marches et contre-marches, il reste fort peu de temps pour travailler aux fouilles. Et ceci non plus n'est point facile, le sol étant partout recouvert d'une couche épaisse de mousse qui en masque entièrement la surface, de sorte que les indices sont presque entièrement absents. Il faut tâtonner et deviner, puis débarrasser le terrain de son manteau de végétation, et alors on trouve le sol gelé à une grande profondeur. Nous avons montré par quels procédés on le dégèle. Souvent, après avoir beaucoup peiné pour creuser un puits profond de 5, 10 ou 20 mètres, on trouve des «couleurs», c'est-à-dire des parcelles d'or, mais en quantité insuffisante pour exploiter le claim avec profit. Il faut alors pousser plus loin et recommencer les mêmes opérations avec la même difficulté, sans être sûr d'avoir plus de succès.... On doit avouer que, pour mener cette existence le plus souvent solitaire (car un parti de prospecteurs se disperse généralement dans toutes les directions afin d'augmenter les chances de découvertes), il faut une dose peu ordinaire de patience obstinée et de force d'endurance.
Que si vous avez 2 000 ou 3 000 francs disponibles, vous pouvez les placer sur un cheval de bât qui portera 100 à 125 kilos de votre bagage, et alors vous pourrez cheminer plus à votre aise et racheter le temps, car il vous sera possible de voyager en ligne droite et sans arrêt dans la région déjà explorée. Mais les obstacles habituels subsistent.
Une santé de fer et un cœur bardé de l'œs triplex des anciens sont donc de toute nécessité pour affronter les périls de ce pays où tout est extrême: aride, désert, désolé, là où il est pauvre, et livrant des trésors incalculables et inépuisables là où il est riche, excessivement froid et excessivement chaud. Le thermomètre parcourt la gamme la plus étendue connue, de 40° au-dessus en été jusqu'à 50° et davantage au-dessous en hiver. Il y a peu de neige, excepté sur les montagnes. Pourtant, dans ces froids extrêmes, l'air est très sec et calme, ce qui permet de les supporter avec une facilité relative. L'hiver commence d'ordinaire après la mi-septembre et continue jusqu'à fin mai; on dit que les mineurs ne possédant pas de thermomètre laissent leur mercure dehors toute la nuit. Si au matin ils le trouvent gelé, c'est un signe qu'il vaut mieux rester à la maison ce jour-là, le froid étant trop intense pour permettre de travailler.
De la mi-juin aux premiers jours d'août il n'y a pas de nuit, et les travaux ou les marches peuvent se poursuivre sans interruption; par contre, en hiver, il n'y a guère qu'un peu plus de 4 heures de jour dans les 24 heures; le reste du temps, on est illuminé par l'éclat d'une chandelle à l'intérieur, des étoiles et de la neige au dehors.
Voici maintenant quelques détails sur la manière de travailler les placers du Klondyke; il est évident que la nature du climat et l'éloignement des lieux suffisent à eux seuls pour fixer le caractère et les conditions d'exploitation des claims. D'abord quant à la façon de jalonner un claim: le prospecteur mesure 250 pieds (autrefois c'étaient 500 pieds) dans la direction de la vallée; la largeur en est déterminée par les bancs du ruisseau, de telle sorte que le claim court d'une base à l'autre des collines ou des montagnes le long d'une ligne imaginaire aérienne à trois pieds au-dessus du niveau de l'eau. S'il n'y a pas encore de claims jalonnés sur ce creek, le claim est connu sous le nom de «découverte», et le piquet porte le nº 0. Le claim suivant jalonné en amont est marqué nº 1, et s'appelle nº 1 au-dessus; celui à côté du nº 0, en aval, est aussi marqué nº 1, mais est nommé nº 1 au-dessous, et ainsi de suite. Il ne peut donc y avoir deux claims avec le même numéro sur chaque creek (ruisseau). Un claim situé à une distance de moins de 15 kilomètres du bureau du commissaire de l'or doit être enregistré dans les trois jours qui suivent sa location, et si c'est une «découverte», la preuve doit être fournie par la présentation de l'or qu'on y a trouvé. Un jour additionnel est accordé par chaque 15 kilomètres de distance du bureau. Le droit d'enregistrement d'un claim est de 15 dollars. Une taxe de 10 pour 100 sur l'or miné est levée par des officiers nommés à cet effet.
Dès que le prospecteur a piqueté un claim, il fait une épreuve expérimentale au pan. Cela peut donner très peu d'abord, mais si l'on considère que du gravier livrant 5 sous d'or au pan est une quantité payante, on verra que l'étalon du mineur n'est pas si élevé, après tout.
M. Ogilvie dit: «Quant à la quantité qui donne des résultats satisfaisants, on considère que 10 sous le pan avec une épaisseur de 3 ou 4 pieds de gravier aurifère est une affaire excellente.»
Après qu'on s'est ainsi assuré que le claim vaut la peine d'être travaillé, il faut préparer les boîtes à laver (sluice-boxes). Au Klondyke, cet article est fort rare et fort cher, si on se le procure à la scierie. Le mineur industrieux abattra lui-même assez d'arbres pour se faire les planches nécessaires à la construction des boîtes. Les boîtes ainsi obtenues sont mises en position et tout est prêt pour l'opération du lavage, mais il faut maintenant jeter le gravier aurifère, qui repose toujours sur le bed rock; or le plus souvent une autre couche de gravier (celui-ci non aurifère) existe entre la couche payante et la surface. Il arrive quelquefois qu'il faut enlever dix ou quinze mètres de terrain avant d'atteindre l'aurifère. Comme il serait trop long et coûteux de déplacer cette tranche improductive, on fore des puits jusqu'au fond du gravier, et on perce des galeries souterraines le long de la couche payante. Le moyen dont on se sert est intéressant, vu que c'est en hiver seulement qu'on peut l'employer: en effet, pendant l'été, et jusqu'à la fonte des neiges, la surface est couverte de torrents bourbeux. Plus tard, la neige étant partie, les sources commencent à geler, les courants se dessèchent et bientôt toute la masse de la surface jusqu'au lit de roche est congelée solidement; c'est alors qu'il est possible de pénétrer à l'intérieur du sol en faisant des feux sur l'aire où l'on veut creuser et en maintenant ces feux allumés pendant plusieurs heures. Au bout de ce temps, le terrain se sera dégelé et amolli à une profondeur de six pouces peut-être. On enlève cette tranche aisément; un autre feu est allumé sur le même emplacement et ainsi de suite jusqu'à ce que le gravier aurifère soit atteint. Quand le puits est foré à cette profondeur, des galeries sont ouvertes dans plusieurs directions, toujours au moyen des feux. Le sautage à la mine n'aurait pas d'effet à cause de la dureté du terrain. Le gravier contenant l'or est sorti des galeries au moyen de treuils établis à l'ouverture du puits et mis en tas jusqu'en été, c'est-à-dire jusqu'au moment où les torrents recommencent à couler; alors il est jeté à la pelle dans les sluices-boxes et lavé.
Pour les claims de bancs ou de collines où l'eau est très rare, il faut faire usage du rocker (berceuse), qui est une simple boîte longue d'un mètre et un peu moins large, faite de deux compartiments posés l'un sur l'autre. Le supérieur étant très peu haut, ayant pour fond une feuille de tôle percée de trous d'un centimètre et demi de diamètre, l'inférieur contient un plan incliné à peu près au milieu de sa hauteur et sur lequel est une épaisse couverture de laine. L'appareil est monté sur deux morceaux de bois en arc de cercle ressemblant à ceux d'un berceau. Quand on veut en faire usage, on le pose sur une couple de grosses branches ou planches, afin qu'il soit balancé aisément. Pour s'en servir, il faut creuser un trou dans lequel une quantité suffisante d'eau s'amasse, puis le mineur trie et met de côté les cailloux et le gros gravier, rassemblant en un tas le fin gravier et le sable près du rocher. Il en remplit la boîte supérieure, et imprime d'une main le mouvement de balancement au rocker, tandis que de l'autre il arrose copieusement le gravier. Les petits fragments passent à travers les trous dans le compartiment du dessous, sur la couverture, qui arrête et retient les fines particules d'or, tandis que les sables et la terre roulent par-dessus et tombent au fond sur le plan incliné de la boîte, de manière que cette matière sans valeur est rejetée à l'extérieur.
En travers du fond de la boîte sont fixées de minces baguettes le long desquelles on place du mercure qui s'amalgame à l'or ayant glissé de la couverture. Si l'or est en pépites, les plus larges restent dans le compartiment supérieur, leur poids les retenant jusqu'à ce que la matière plus légère ait passé outre, et les plus petites sont retenues par une baguette placée à l'extrémité extérieure du fond de la boîte. La couverture est sortie de temps à autre et rincée dans un tonneau. Si l'or est fin, on met du mercure au fond du baril pour qu'il puisse s'amalgamer à l'or.
L'usage des «boîtes à laver» (sluices) est préféré, quand il y a ample provision d'eau avec une chute suffisante.
Des planches sont assemblées de façon à former une boîte de dimensions convenables, soit d'environ 2 mètres de long, 50 centimètres de large et 30 de haut. Des baguettes sont fixées en travers du fond à intervalles réguliers, ou bien encore des trous ne traversant pas la planche sont pratiqués dans le fond et disposés de telle sorte qu'une parcelle d'or voyageant en ligne droite ne pourrait manquer de se loger dans un de ces trous. Plusieurs de ces boîtes sont mises en place, s'emboîtant l'une dans l'autre, et inclinées. Un courant d'eau est alors dirigé dans la boîte supérieure; puis le gravier amassé tout près des boîtes est jeté par pelletées dans la boîte supérieure, et est lavé par l'eau courante.
L'or est retenu par son poids et arrêté par les baguettes ou les trous mentionnés plus haut. S'il est fin, on place du mercure dans la boîte pour le saisir. De cette façon on peut dans le même temps laver trois fois plus de gravier qu'avec le rocker, et par conséquent on recueille trois fois plus d'or.
Les boîtes ayant fini leur service sont brûlées, et leurs cendres sont lavées pour leur faire rendre l'or qu'elles contiennent.
C'est donc l'hiver qui est la saison active du travail sur les placers, comportant surtout des claims de rivières et partant impossibles à exploiter en été.
Mais outre ces claims de ruisseaux, du bancs et de ravins qui se trouvent au fond de la vallée et sur ses flancs immédiats, on a découvert vers le mois de mars 1898 une série phénoménale de claims à des hauteurs variant de 100, 200, 300 mètres au-dessus du niveau du ruisseau sur Eldorado et Bonanza Creek. Il paraîtrait qu'elles marquent les bords de l'ancien lit de la rivière; l'eau s'est depuis creusé un lit de plus en plus profond, mais l'or a été déposé sur les bancs comme il l'est aujourd'hui à plusieurs centaines de pieds plus bas. Le premier de ces claims de montagnes fut découvert par Bourke, qui, pauvre manœuvre sans argent et sans autre ressource que ses bras, s'était vu obligé de travailler à gages sur un claim de l'Eldorado.
Au mois de mars donc, il vit scintiller de l'or dans le sillon tracé par les troncs d'arbre qu'il charriait. Il retourna là pour fouiller le terrain, mais ne trouva rien d'abord. Bientôt ensuite, à plus de 20 pieds de profondeur, il trouva une couche de gravier fort riche, qui lui rapporta, dit-on, plus de 25 000 dollars; puis il vendit son claim 50 000 dollars. C'était à French Gulch, en face du nº 17 Eldorado, et à 300 ou 400 pieds au-dessus du creek. Quelques-uns de ces claims se trouvèrent être extrêmement riches, et leurs dimensions furent réduites à 100 pieds de côté, puis on les reporta à 250 pieds. Des investigations ultérieures firent retrouver l'ancien chenal en face du nº 31 de l'Eldorado, sur la rive droite et au-dessus de l'embouchure du creek d'Oro Grande. Ces claims s'étendent tout le long de la vallée d'Eldorado, sur un niveau à peu près uniforme et dans la vallée de Bonanza. Ils commencent vers le nº 60 au-dessous, sur la rive gauche, à environ 150 mètres de haut, dans la direction des Fourches. Les claims, sans motif apparent, passent la rivière et occupent ainsi les deux rives. Au nº 17, l'Adams Creek vient de l'Ouest, et entre l'Adams et l'Eldorado, et longeant le Bonanza, se voient les fameux claims de montagne de Petit Skookum et de Grand Skookum, qui ont livré jusqu'à 100 dollars par heure et par homme.
Une scène de grande activité minière a pour théâtre les rives de ces ruisseaux sur tout leur parcours, qui est de 30 kilomètres pour Bonanza et de 12 pour Eldorado. Le sol est couvert de huttes, de monceaux de gravier, de fossés, de boîtes à laver. Au-dessous de sa surface le terrain est littéralement criblé de trous de puits, de tranchées, de tunnels, de galeries latérales, tandis que sur la première et la seconde rangée des bancs et le long de la roche, des fouilles et des tunnels mettent à découvert de grandes quantités d'or grossier reposant sur le fond pierreux.
La méthode aujourd'hui en usage pour travailler les claims de ruisseau (creek), de ravin (gulch), de bancs (bench) et de collines (hill claims), est de creuser des puits et des galeries, bien que dans certains cas on ait ouvert des tranchées jusqu'au lit de roche (bed rock); des pompes refoulant l'eau d'infiltration et de surface, le gravier aurifère est jeté par pelletées sur des tables d'où on le rejette dans les boîtes à laver. La lenteur du courant est une grande entrave à l'application du minage rapide et facile. Les puits et les tranchées se remplissent bien vite d'eau; le plan incliné en général n'offre pas un degré suffisant pour le lavage en boîtes, et de plus il n'y a pas d'espaces où entasser les énormes amas de gravier, à moins qu'on ne les laisse sur son propre claim ou qu'on ne les emprunte à celui du voisin.
Les puits creusés jusqu'au bed rock, avec leurs galeries latérales, sont opérés pendant les mois d'hiver, alors que le sol est gelé, compact, et qu'il n'y a pas d'eau de surface. Comme le terrain est trop dur pour être attaqué avec succès, même avec la meilleure pique, on le dégèle au moyen de grands feux de bois qu'on allume le soir. En quelques heures, il est devenu assez friable, sur une profondeur de quelques centimètres, pour être creusé sans difficulté le jour suivant, et on procède ainsi à tour de rôle, avec le feu d'abord, puis avec le fer. Il en est de même quand on est arrivé à la couche «payante» (pay streak), qui se trouve de 3 à 7 mètres de profondeur, et dont l'épaisseur varie de quelques centimètres à 1 mètre ou 1m,50.
Pour l'extraire de la base des puits, on ouvre des galeries courant dans toute l'épaisseur de la couche payante, qu'on hisse à la surface au moyen de treuils placés au-dessus de l'ouverture des puits. Elle est mise en tas et laissée là jusqu'au printemps suivant pour être lavée. Ce lavage est effectué au moyen de sluices et de rockers. On ne fait presque pas de puits ni de galeries dans les mois d'été, ou plutôt on n'en fait que si les claims sont secs et élevés, ce qui est rarement le cas. En quelques endroits le gravier est recouvert de détritus et de marne, parfois sur une épaisseur de 20 pieds ou davantage, et forme une masse congelée toute l'année.
Une autre raison pour laquelle il est presque impossible et souvent dangereux de prospecter en été, c'est la présence dans le sol de gaz délétères qui tuent parfois d'imprudents mineurs. L'été dernier, il y a eu, sur les creeks, plusieurs cas d'asphyxie mortelle dus à cette cause.
On estime que la production d'or du Klondyke en 1897 a été de 6 000 000 de dollars, soit 30 000 000 de francs; trois des experts les plus compétents, et que nous avons déjà cités, donnent pour 1898 une évaluation moyenne de 10 000 000 de dollars ou de 50 000 000 de francs, tandis que pour cette même année la production de l'or du monde entier a été de 237 504 800 dollars, soit en francs 1 187 500 000, les trois principaux producteurs étant l'Afrique avec 58 306 000 dollars, soit 291 500 000 francs, les États-Unis avec 57 363 000 dollars, soit 286 800 000 francs, et l'Australie avec 55 684 200 dollars, soit 278 400 000 francs.
On le voit, le Klondyke est encore bien en arrière, mais si l'on tient compte du petit nombre d'années d'exploitation, deux ou trois ans au plus, du mode primitif et absolument insuffisant de l'extraction, si de plus on réfléchit que le terrain des creeks même les plus rapprochés de Dawson, par conséquent les plus faciles à exploiter, n'a pour ainsi dire été qu'effleuré et que, selon les prévisions de gens compétents, on retirera l'an prochain 30 000 000 de dollars, soit 150 000 000 de francs du Klondyke, tandis que la production totale des deux creeks seulement du Bonanza et de l'Eldorado est évaluée de 300 à 400 millions de francs, on concluera que ce territoire a en perspective le plus brillant avenir minier.
Mais encore un coup, pour arracher ses richesses à cette terre marâtre, il faut un assemblage peu commun de qualités physiques et morales avec le concours de ressources financières assez importantes.
Le mineur ou le prospecteur a dans ces régions-là des obstacles presque surhumains à surmonter, des ennemis terribles à vaincre, entre lesquels, pour n'en citer que quelques-uns, il y a le froid intense, la nuit presque continuelle d'un long hiver, les moustiques, l'humidité, la fièvre, le scorbut qui, après une saison ou deux, attaque presque invariablement quiconque a été privé, comme c'est le cas général, de viande et de légumes frais. Et puis, comme on l'a vu plus haut, si quelques-uns ont la chance de découvrir le claim qui «paye», il y en a des centaines et des milliers qui voient leurs cheveux blanchir, leur échine se voûter, leurs illusions s'envoler, sans avoir réussi qu'à vivoter bien chétivement pendant les longues et pénibles années de leurs pérégrinations à la recherche de l'or.
Après tout, n'est-ce pas Dieu qui fait le riche et le pauvre, qui abaisse et qui élève?
FIN
Levallois-Perret.—Imp. Crété de l'Arbre, 55, rue Fromont.