Avant et Après: Avec les vingt-sept dessins du manuscrit original
The Project Gutenberg eBook of Avant et Après
Title: Avant et Après
Author: Paul Gauguin
Release date: June 8, 2020 [eBook #62340]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
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AVANT ET APRÈS
21, RUE HAUTEFEUILLE, PARIS-VIᵉ
PAUL GAUGUIN
| Lettres de Paul Gauguin à Daniel de Monfreid. Hommage liminaire de Victor Segalen. Avec huit phototypies d’après des tableaux de Paul Gauguin. | |
| Un volume in-16 7 | fr. 50 |
En préparation:
N O A N O A
PAR
PAUL GAUGUIN
ORNÉ DE BOIS GRAVÉS PAR DANIEL DE MONFREID
D’APRÈS LES DESSINS DU MANUSCRIT ORIGINAL
Un volume in-16 soleil, imprimé sur beau papier, couverture en couleurs.
Prix: 25 francs.
IL SERA TIRÉ:
Cent exemplaires sur Japon impérial, tous numérotés.
Prix: 75 francs.
PAUL GAUGUIN
AVANT ET APRÈS
AVEC LES VINGT-SEPT DESSINS
DU MANUSCRIT ORIGINAL
PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cⁱᵉ
21, RUE HAUTEFEUILLE, VIᵉ
MCMXXIII
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET
OUVRAGE CENT EXEMPLAIRES
SUR VÉLIN PUR
FIL DES PAPETERIES DU
MARAIS, NUMÉROTÉS DE
1 A 100.
Copyright by LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cⁱᵉ, 1923.
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
pour tous pays.
A ANDRÉ FONTAINAS
PAUL GAUGUIN
AVANT ET APRÈS
Ceci n’est pas un livre. Un livre, même un mauvais livre, c’est une grave affaire. Telle phrase du quatrième chapitre excellente serait mauvaise au deuxième, et tout le monde n’est pas du métier.
Un roman. Où cela commence-t-il: où cela finit-il. Le spirituel Camille Mauclair en donne la forme définitive: c’est entendu jusqu’à ce qu’un nouveau Mauclair vienne à son heure nous annoncer une forme nouvelle.
Prise sur le vif, la réalité n’est-elle pas suffisante pour qu’on se passe de l’écrire? Et puis on change.
Autrefois je haïssais George Sand, maintenant Georges Ohnet me la rend presque supportable. Dans les livres d’Émile Zola, les blanchisseuses comme les concierges parlent un français qui ne m’enthousiasme pas. Quand elles cessent de parler, Zola, sans s’en douter, continue sur le même ton et dans le même français.
Je ne voudrais en médire, je ne suis pas du métier. Je voudrais écrire comme je fais mes tableaux, c’est-à-dire à ma fantaisie, selon la lune, et trouver le titre longtemps après.
Des mémoires! c’est de l’histoire. C’est une date. Tout y est intéressant. Sauf l’auteur. Et il faut dire qui on est et d’où l’on vient. Se confesser: après Jean-Jacques Rousseau c’est une grave affaire. Si je vous dis que par les femmes je descends d’un Borgia d’Aragon, vice-roi du Pérou, vous direz que ce n’est pas vrai et que je suis prétentieux. Mais si je vous dis que cette famille est une famille de vidangeurs, vous me mépriserez.
Si je vous dis que du côté de mon père ils se nommaient tous des Gauguin, vous direz que c’est d’une naïveté absolue: m’expliquant sur ce sujet, voulant dire que je ne suis pas un bâtard, sceptiquement vous sourirez.
Le mieux serait de se taire, mais se taire quand on a envie de parler, c’est une contrainte. Les uns dans la vie ont un but, d’autres n’en ont pas. Depuis longtemps on me rabâche la Vertu: je la connais, mais je ne l’aime pas.
La vie c’est à peine une division d’une seconde.
En si peu de temps se préparer une Éternité!!!
Je voudrais être un cochon: l’homme seul peut être ridicule.
Jadis les grands fauves ont rugi; aujourd’hui ils sont empaillés. Hier j’étais du 19ᵉ, aujourd’hui je suis du 20ᵉ et je vous assure que vous et moi nous ne verrons le 21ᵉ. A force de vivre on rêve une revanche, et il faut se contenter du rêve. Mais le rêve s’est envolé, le pigeon aussi, histoire de jouer.
Je ne suis pas de ceux qui médisent quand même de la vie. On a souffert, mais on a joui et si peu que cela soit c’est encore de cela qu’on se souvient. J’aime les philosophes, pas trop cependant, quand ils m’ennuient et qu’ils sont pédants. J’aime les femmes aussi quand elles sont vicieuses et qu’elles sont grasses: leur esprit me gêne, cet esprit trop spirituel pour moi. J’ai toujours voulu une maîtresse qui fût grosse et jamais je n’en ai trouvé. Pour me narguer elles sont toujours avec des petits.
Ce n’est pas à dire que je sois insensible à la beauté, mais ce sont les sens qui n’en veulent pas. Comme on voit, je ne connais pas l’amour et pour dire: je t’aime, il me faudrait casser toutes les dents. C’est vous faire comprendre que je ne suis point poète. Un poète sans amour!!! Et en cette raison, les femmes qui sont malignes le devinent: aussi je leur déplais.
Je ne m’en plains pas, et comme Jésus je dis: «La chair est chair, l’esprit est Esprit.» Grâce à cela pour quelque menue monnaie ma chair est satisfaite et mon esprit reste tranquille.
Me voilà donc présenté au public comme un animal dénué de tout sentiment, incapable de vendre son âme pour une marguerite. Je n’ai pas été Werther, je ne serai pas Faust. Qui sait? les vérolés et les alcooliques seront peut-être les hommes de l’avenir. La morale m’a tout l’air d’aller comme les sciences et tout le reste vers une morale toute nouvelle qui serait peut-être le contraire de celle d’aujourd’hui. Le mariage, la famille, et un tas de bonnes choses dont on me corne les oreilles m’ont tout l’air de voyager considérablement en locomobile à grande vitesse.
Et vous voulez que je sois de votre avis?...
Le couche avec est une grosse affaire.
En mariage le plus cocu des deux est l’amant, ce qu’une pièce du Palais-Royal dit: «Le plus heureux des trois.»
J’avais acheté à Port-Saïd quelques photographies. Le péché commis, ab ores, chez moi, sans détours, dans l’alcôve, elles figuraient. Les hommes, les femmes, les enfants en ont ri; presque tout le monde enfin: cela fut un instant et l’on n’y pensa plus. Seuls, les gens qui se disent honnêtes ne vinrent pas chez moi et seuls toute l’année ils y pensèrent.
Monseigneur, à confesse, dans maints endroits, se fit renseigner: quelques sœurs même devinrent de plus en plus pâles, les yeux cernés.
Méditez cela, et clouez visiblement une indécence sur votre porte: vous serez désormais débarrassé des honnêtes gens, les personnes les plus insupportables que Dieu ait créées.
A l’hôtel du père Thiers, ce fut un soir, la foule brisa les vitres. Le père Thiers illumina tant qu’il put la fenêtre et montra son cul. La foule ébahie n’osa envoyer un caillou dans le mille. D’ailleurs avec les imbéciles il n’y a pas à raisonner; il n’y a qu’à dire: «Vous me faites chier.»
J’ai su, tout le monde aussi, tout le monde le saura: que deux et deux font quatre. Il y a loin de la convention, de l’intuition à la compréhension: je me soumets, et comme tout le monde je dis: «Deux et deux font quatre»... mais... cela m’embête, et cela dérange beaucoup de mes raisonnements. Ainsi par exemple, vous qui admettez que deux et deux font quatre comme une chose certaine qu’il aurait été impossible de faire autrement, pourquoi admettez-vous que c’est Dieu qui est le créateur de toutes choses. Ne serait-ce qu’un instant! Dieu n’aurait pu faire autrement?
Drôle de Tout-Puissant.
Tout cela dit pour parler des pédants. Nous savons, et nous ne savons pas.
Le saint Suaire de Jésus-Christ révolte M. Berthelot: en tant que savant chimiste Berthelot a peut-être raison; mais en tant que pape... Voyons charmant Berthelot, que feriez-vous si vous étiez pape, un homme dont on baise les pieds. Des milliers d’imbéciles demandent la bénédiction de toutes les bourdes. Or on est Pape, or un Pape doit bénir et satisfaire ses fidèles. Tout le monde n’est pas chimiste: moi-même je n’y comprends rien et peut-être que si j’ai jamais des hémorroïdes, j’irai intriguer pour avoir un morceau de ce saint Suaire afin de me le fourrer quelque part, en conviction de guérison.
Ceci n’est pas un livre.
*
* *
D’ailleurs, à défaut de lecteurs sérieux, il faut que l’auteur d’un livre soit sérieux.
J’ai devant moi, des cocotiers, des bananiers; tout est vert. Pour faire plaisir à Signac je vous dirai que des petits points de rouge (la complémentaire) se disséminent dans le vert. Malgré cela, ce qui va fâcher Signac, j’atteste que dans tout ce vert on aperçoit de grandes taches de bleu. Ne vous y trompez pas, ce n’est pas le ciel bleu, mais seulement la montagne dans le lointain. Que dire à tous ces cocotiers? Et cependant, j’ai besoin de bavarder; aussi j’écris au lieu de parler.
Tiens! voilà la petite Vaitauni qui s’en va à la rivière; je la connais pour avoir remarqué une matière cornée qui remplissait l’antichambre. Cette bisexuelle n’est pas comme tout le monde et
ça vous émoustille quand piéton lassé on se sent impuissant. Elle a les seins les plus ronds et les plus charmants que vous puissiez imaginer. Je vois ce corps doré presque nu se diriger vers l’eau fraîche. Prends garde à toi, chère petite; le gendarme poilu, gardien de la morale, mais faune en cachette, est là qui te guette. Sa vue satisfaite, il te donnera une contravention pour se venger d’avoir troublé ses sens et par suite outragé la morale publique. La morale publique. La force des mots.
Oh! braves gens de la métropole, vous ne connaissez pas ce que c’est qu’un gendarme aux colonies. Venez-y voir et vous verrez un genre d’immondices que vous ne pouvez soupçonner.
Mais d’avoir vu la petite Vaitauni, pensant à cette matière cornée, je sens mes sens qui battent la campagne, je prends mes ébats dans la rivière. Tous deux nous avons ri sans feuille de vigne et...
Ceci n’est pas un livre.
*
* *
Pour être d’accord avec mon titre avant et après, permettez-moi de vous raconter quelque chose d’auparavant.
Le général Boulanger, vous en souvient-il, se trouvait à Jersey en cachette.
Or, en ce temps, c’était l’hiver, je travaillais au Pouldu, limite du Finistère sur la côte isolée, loin, très loin des chaumières.
Survint un gendarme qui avait ordre de surveiller la côte pour empêcher un soi-disant débarquement du général Boulanger déguisé en pêcheur.
Je fus interrogé avec finesse, pressé dans tous les replis de mon individu à tel point que très intimidé je m’écriai: «Est-ce que par hasard, vous me prendriez pour le général Boulanger?
Lui.—On a vu plus fort que ça.
Moi.—Avez-vous son signalement?
Lui.—Son signalement! je me le fourre quelque part, et que subrepticement vous vous foutez de moi, et que conséquemment je vous fous dedans.
Moi.—Je fus obligé d’aller à Quimperlé m’expliquer et le brigadier me prouva aussitôt que n’étant pas le général Boulanger je n’avais pas le droit de me faire passer pour un général et me moquer d’un gendarme dans l’exercice de ses fonctions.
Comment! moi me faire passer pour un général...
Vous êtes bien obligé de l’avouer, me dit le brigadier, puisque le gendarme vous a pris pour Boulanger.
Pour moi ce ne fut pas de la stupéfaction, mais de l’admiration pour les grandes intelligences. Ce serait comme pour dire qu’on est plus facilement roulé par les imbéciles. Je ne veux pas qu’on me dise que je répète La Fontaine quand il parle du pavé de l’ours. Ce que je dis a un autre sens. Ayant fait mon service militaire, j’ai remarqué que les sous-officiers, voire même quelques officiers, se fâchaient quand on leur parlait français, pensant sans doute que c’était un langage soit pour se moquer, soit pour humilier.
Ce qui prouve que pour vivre en société il faut se défier surtout des petits. On a souvent besoin de plus petit que soi. Pas vrai! il faut dire qu’on a souvent à craindre plus petit que soi. Dans l’antichambre, le larbin se trouve avant le ministre. Recommandé par un homme bien élevé, un jeune homme demandait une place à un ministre et se trouva bel et bien éconduit.
Son cordonnier était le cordonnier du ministre. Rien ne lui fut refusé.
Avec une femme qui jouit, je jouis double.
La censure.—Pornographe!
L’auteur.—Hypocritographe!
D.—Connais-tu le grec?
R.—Pourquoi faire? Je n’ai qu’à lire Pierre Louys.
Mais Pierre Louys écrit bien le français... c’est justement pour cela qu’il connaît bien le grec.
Mais les mœurs... cela vaut bien les écrits des Jésuites.
Digitus tertius, digitus diaboli.
Que diable! sommes-nous des coqs ou des chapons, et faudra-t-il à en arriver à la ponte artificielle. Spiritus sanctus.
Ici, en ce pays, le mariage commence à mordre: c’est d’ailleurs une régularisation. Chrétiens d’exportation s’acharnent à cette œuvre singulière.
Le gendarme remplit les fonctions de maire. Deux couples convertis aux idées matrimoniales tout de neuf habillés écoutent la lecture des lois matrimoniales et le «oui» prononcé ils sont mariés. A la sortie l’un des deux mâles dit à l’autre: «Si nous changions?» Et très gaiement chacun partit avec une nouvelle femme, se rendit à l’Église où les cloches remplirent l’atmosphère d’allégresse.
Monseigneur avec cette éloquence qui caractérise les missionnaires tonna contre les adultères et bénit la nouvelle union qui déjà en ce saint lieu commençait l’adultère.
Une autre fois, à la sortie de l’Église, le marié dit à la demoiselle d’honneur: «Que tu es belle.» Et la mariée dit au garçon d’honneur: «Que tu es beau.» Ce ne fut pas long, et couple nouveau obliquant à droite, couple obliquant à gauche, s’enfoncèrent dans la brousse à l’abri des bananiers où là devant le Dieu tout-puissant il y eut deux mariages au lieu d’un. Monseigneur est content et dit: «Nous civilisons...»
Dans un îlot, dont j’ai oublié le nom et la latitude, un évêque exerce son métier de moralisation chrétienne. C’est, dit-on, un lapin. Malgré l’austérité de son cœur et de ses sens, il aima une enfant de l’école, paternellement, purement. Malheureusement, le diable se mêle quelquefois de ce qui ne le regarde pas, et un beau jour notre évêque se promenant sous bois aperçut son enfant chérie qui, nue dans la rivière, lavait sa chemise.
Lavait sa chemise au courant de l’eau,
Elle était tachée par un accident
Qui arrive aux fillettes douze fois par an.
«Tiens, se dit-il; mais elle est à point.»
Je te crois qu’elle était à point: demandez plutôt aux 15 vigoureux jeunes gens qui le même soir en eurent l’étrenne. Au seizième elle renâcla.
L’adorable enfant fut mariée à un bedeau logeant dans l’enclos. Alerte et proprette elle balayait la chambre de Monseigneur, classait les parfums. Au service divin, le mari tenait la chandelle.
Comme le monde est vilain..., les mauvaises langues jasèrent, à tort assurément, et j’en eus la conviction profonde, lorsqu’un jour une femme archicatholique me dit:
«Vois-tu (et en même temps elle vidait sans sourciller un verre de rhum), vois-tu, mon petit, tout ça c’est des blagues, Monseigneur ne couche pas avec Thérèse, il la confesse seulement pour tâcher d’apaiser sa passion.»
Thérèse c’est la reine haricot. N’essayez pas de comprendre, je vais vous l’expliquer.
Le jour des Rois, Monseigneur avait fait faire chez le Chinois une superbe galette. La part que Thérèse avait eue contenait un haricot et de ce fait elle devint la reine, Monseigneur étant le roi. De ce jour, Thérèse continua à être la reine, et le bedeau, le mari de la reine. Calchas, vous m’entendez bien.
Mais, hélas, le fameux haricot a vieilli et notre lapin, très malin, a trouvé quelques kilomètres plus loin un nouveau haricot.
Figurez-vous un haricot chinois, grassouillet au possible, on en mangerait.
Et toi, peintre en quête de sujets gracieux, prends tes pinceaux et immortalise ce tableau.
Alezan brûlé, harnachements épiscopaux. Notre lapin campé vigoureusement sur la selle et son haricot dont les rondeurs devant et derrière seraient capables de ressusciter un chanteur du pape. Encore une dont la chemise... vous savez... inutile de répéter. Quatre fois ils descendirent de cheval: seule la vallée était en rut.
La caisse de Picpus fut soulagée de dix piastres. Voilà beaucoup de potins... mais.
Voilà bien longtemps que j’ai envie d’écrire sur Van Gogh et je le ferai certainement un beau jour que je serai en train: pour le moment je vais raconter à son sujet, ou pour mieux dire à notre sujet, certaines choses aptes à faire cesser une erreur qui a circulé dans certains cercles.
Le hasard, sûrement, a fait que durant mon existence plusieurs hommes qui m’ont fréquenté et discuté avec moi sont devenus fous.
Les deux frères Van Gogh sont dans ce cas et quelques-uns mal intentionnés, d’autres avec naïveté m’ont attribué leur folie. Certainement quelques-uns peuvent avoir plus ou moins d’ascendant sur leurs amis, mais de là à provoquer la folie, il y a loin. Bien longtemps après la catastrophe, Vincent m’écrivit de la maison de santé où on le soignait. Il me disait:
«Que vous êtes heureux d’être à Paris. C’est encore là où se trouvent les sommités, et certainement vous devriez consulter un spécialiste pour vous guérir de la folie. Ne le sommes-nous pas tous?» Le conseil était bon, c’est pourquoi je ne l’ai pas suivi, par contradiction sans doute.
Les lecteurs du Mercure ont pu voir dans une lettre de Vincent, publiée il y a quelques années, l’insistance qu’il mettait à me faire venir à Arles pour fonder à son idée un atelier dont je serais le directeur.
Je travaillais en ce temps à Pont-Aven en Bretagne et soit que mes études commencées m’attachaient à cet endroit, soit que par un vague instinct je prévoyais un quelque chose d’anormal, je résistai longtemps jusqu’au jour où, vaincu par les élans sincères d’amitié de Vincent, je me mis en route.
J’arrivai à Arles fin de nuit et j’attendis le petit jour dans un café de nuit. Le patron me regarda et s’écria: «C’est vous le copain; je vous reconnais.»
Un portrait de moi que j’avais envoyé à Vincent est suffisant pour expliquer l’exclamation de ce patron. Lui faisant voir mon portrait, Vincent lui avait expliqué que c’était un copain qui devait venir prochainement.
Ni trop tôt, ni trop tard, j’allai réveiller Vincent. La journée fut consacrée à mon installation, à beaucoup de bavardages, à de la promenade pour être à même d’admirer les beautés d’Arles et des Arlésiennes dont, entre parenthèse, je n’ai pu me décider à être enthousiaste.
Dès le lendemain nous étions à l’ouvrage; lui en continuation et moi à nouveau. Il faut vous dire que je n’ai jamais eu les facilités cérébrales que les autres sans tourment trouvent au bout de leur pinceau. Ceux-là débarquent du chemin de fer, prennent leur palette et, en rien de temps, vous campent un effet de soleil. Quand c’est sec cela va au Luxembourg, et c’est signé Carolus Duran.
Je n’admire pas le tableau mais j’admire l’homme...
Lui si sûr, si tranquille.
Moi si incertain, si inquiet.
Dans chaque pays, il me faut une période d’incubation, apprendre chaque fois, l’essence des plantes, des arbres, de toute la nature enfin, si variée et si capricieuse, ne voulant jamais se faire deviner et se livrer.
Je restai donc quelques semaines avant de saisir clairement la saveur âpre d’Arles et ses environs. N’empêche qu’on travaillait ferme, surtout Vincent. Entre deux êtres, lui et moi, l’un tout volcan et l’autre bouillant aussi, mais en dedans il y avait en quelque sorte une lutte qui se préparait.
Tout d’abord je trouvai en tout et pour tout un désordre qui me choquait. La boîte de couleurs suffisait à peine à contenir tous ces tubes pressés, jamais refermés, et malgré tout ce désordre, tout ce gâchis, un tout rutilait sur la toile; dans ses paroles aussi. Daudet, de Goncourt, la Bible brûlaient ce cerveau de Hollandais. A Arles, les quais, les ponts et les bateaux, tout le midi devenait pour lui la Hollande. Il oubliait même d’écrire le hollandais et comme on a pu voir par la publication de ses lettres à son frère, il n’écrivait jamais qu’en français et cela admirablement avec des tant que quant à à n’en plus finir.
Malgré tous mes efforts pour débrouiller dans ce cerveau désordonné une raison logique dans ses opinions critiques, je n’ai pu m’expliquer tout ce qu’il y avait de contradictoire entre sa peinture et ses opinions. Ainsi, par exemple, il avait une admiration sans bornes pour Meissonier et une haine profonde pour Ingres. Degas faisait son désespoir et Cézanne n’était qu’un fumiste. Songeant à Monticelli il pleurait.
Une de ses colères c’était d’être forcé de me reconnaître une grande intelligence, tandis que j’avais le front trop petit, signe d’imbécillité. Au milieu de tout cela une grande tendresse ou plutôt un altruisme d’Évangile.
Dès le premier mois je vis nos finances en commun prendre les mêmes allures de désordre. Comment faire? la situation était délicate, la caisse étant remplie modestement par son frère employé dans la maison Goupil; pour ma part en combinaison d’échange en tableaux. Parler: il le fallait et se heurter contre une susceptibilité très grande. Ce n’est donc qu’avec beaucoup de précautions et bien des manières câlines peu compatibles avec mon caractère que j’abordai la question. Il faut l’avouer, je réussis beaucoup plus facilement que je ne l’avais supposé.
Dans une boîte, tant pour promenades nocturnes et hygiéniques, tant pour le tabac, tant aussi pour dépenses impromptu y compris le loyer. Sur tout cela un morceau de papier et un crayon pour inscrire honnêtement ce que chacun prenait dans cette caisse. Dans une autre boîte le restant de la somme divisée en quatre parties pour la dépense de nourriture chaque semaine. Notre petit restaurant fut supprimé et un petit fourneau à gaz aidant, je fis la cuisine tandis que Vincent faisait les provisions, sans aller bien loin de la maison. Une fois pourtant Vincent voulut faire une soupe, mais je ne sais comment il fit ses mélanges. Sans doute comme les couleurs sur ses tableaux. Toujours est-il que nous ne pûmes la manger. Et mon Vincent de rire en s’écriant: «Tarascon! la casquette au père Daudet.» Sur le mur, avec de la craie, il écrivit:
Je suis sain d’esprit.
Combien de temps sommes-nous restés ensemble? je ne saurais le dire l’ayant totalement oublié. Malgré la rapidité avec laquelle la catastrophe arriva; malgré la fièvre de travail qui m’avait gagné, tout ce temps me parut un siècle.
Sans que le public s’en doute, deux hommes ont fait là un travail colossal utile à tous deux. Peut-être à d’autres? Certaines choses portent leur fruit.
Vincent, au moment où je suis arrivé à Arles, était en plein dans l’école néo-impressionniste, et il pataugeait considérablement, ce qui le faisait souffrir; non point que cette école, comme toutes les écoles, soit mauvaise, mais parce qu’elle ne correspondait pas à sa nature, si peu patiente et si indépendante.
Avec tous ses jaunes sur violets, tout ce travail de complémentaires, travail désordonné de sa part, il n’arrivait qu’à de douces harmonies incomplètes et monotones; le son du clairon y manquait.
J’entrepris la tâche de l’éclairer ce qui me fut facile car je trouvai un terrain riche et fécond. Comme toutes les natures originales et marquées au sceau de la personnalité, Vincent n’avait aucune crainte du voisin et aucun entêtement.
Dès ce jour mon Van Gogh fit des progrès étonnants; il semblait entrevoir tout ce qui était en lui et de là toute cette série de soleils sur soleils, en plein soleil.
Avez-vous vu le portrait du poète?
La figure et les cheveux jaunes de chrome.
Le vêtement jaune de chrome 2.
La cravate jaune de chrome 3 avec une épingle émeraude vert émeraude sur un fond jaune de chrome nº 4.
C’est ce que me disait un peintre Italien et il ajoutait:
—Mârde, mârde, tout est jaune: je ne sais plus ce que c’est que la pintoure.
Il serait oiseux ici d’entrer dans des détails de technique. Ceci dit pour vous informer que Van Gogh sans perdre un pouce de son originalité a trouvé de moi un enseignement fécond. Et chaque jour il m’en était reconnaissant. Et c’est ce qu’il veut dire quand il écrit à M. Aurier qu’il doit beaucoup à Paul Gauguin.
Quand je suis arrivé à Arles, Vincent se cherchait, tandis que moi beaucoup plus vieux, j’étais un homme fait. A Vincent je dois quelque chose, c’est, avec la conscience de lui avoir été utile, l’affermissement de mes idées picturales antérieures puis dans les moments difficiles me souvenir qu’on trouve plus malheureux que soi.
Quand je lis ce passage: le dessin de Gauguin rappelle un peu celui de Van Gogh, je souris.
Dans les derniers temps de mon séjour, Vincent devint excessivement brusque et bruyant, puis silencieux. Quelques soirs je surpris Vincent qui levé s’approchait de mon lit.
A quoi attribuer mon réveil à ce moment?
Toujours est-il qu’il suffisait de lui dire très gravement:
«Qu’avez-vous Vincent,» pour que, sans mot dire, il se remît au lit pour dormir d’un sommeil de plomb.
J’eus l’idée de faire son portrait en train de peindre la nature morte qu’il aimait tant des Tournesols. Et le portrait terminé il me dit: «C’est bien moi, mais moi devenu fou.»
Le soir même nous allâmes au café. Il prit une légère absinthe.
Soudainement il me jeta à la tête son verre et le contenu. J’évitai le coup et le prenant à bras le corps, je sortis du café, traversai la place Victor-Hugo et quelques minutes après Vincent se trouvait sur son lit où en quelques secondes il s’endormit pour ne se réveiller que le matin.
A son réveil, très calme, il me dit: «Mon cher Gauguin, j’ai un vague souvenir que je vous ai offensé hier soir.
R.—Je vous pardonne volontiers et d’un grand cœur, mais la scène d’hier pourrait se produire à nouveau et si j’étais frappé je pourrais ne pas être maître de moi et vous étrangler. Permettez-moi donc d’écrire à votre frère pour lui annoncer ma rentrée.»
Quelle journée, mon Dieu!
Le soir arrivé j’avais ébauché mon dîner et j’éprouvai le besoin d’aller seul prendre l’air aux senteurs des lauriers en fleurs. J’avais déjà traversé presque entièrement la place Victor-Hugo, lorsque j’entendis derrière moi un petit pas bien connu, rapide et saccadé. Je me retournai au moment même où Vincent se précipitait sur moi un rasoir ouvert à la main. Mon regard dut à ce moment être bien puissant car il s’arrêta et baissant la tête il reprit en courant le chemin de la maison.
Ai-je été lâche en ce moment et n’aurais-je pas dû le désarmer et chercher à l’apaiser? Souvent j’ai interrogé ma conscience et je ne me suis fait aucun reproche.
Me jette la pierre qui voudra.
D’une seule traite je fus à un bon hôtel d’Arles où après avoir demandé l’heure je retins une chambre et je me couchai.
Très agité je ne pus m’endormir que vers 3 heures du matin et je me réveillai assez tard vers 7 heures et demie.
En arrivant sur la place je vis rassemblée une grande foule. Près de notre maison des gendarmes, et un petit monsieur au chapeau melon qui était le commissaire de police.
Voici ce qui s’était passé.
Van Gogh rentra à la maison et immédiatement se coupa l’oreille juste au ras de la tête. Il dut mettre un certain temps à arrêter la force de l’hémorragie, car le lendemain de nombreuses serviettes mouillées s’étalaient sur les dalles des deux pièces du bas. Le sang avait sali les deux pièces et le petit escalier qui montait à notre chambre à coucher.
Lorsqu’il fut en état de sortir, la tête enveloppée d’un béret basque tout à fait enfoncé, il alla tout droit dans une maison où à défaut de payse on trouve une connaissance, et donna au factionnaire son oreille bien nettoyée et enfermée dans une enveloppe. «Voici, dit-il, en souvenir de moi,» puis s’enfuit et rentra chez lui où il se coucha et s’endormit. Il eut le soin toutefois de fermer les volets et de mettre sur une table près de la fenêtre une lampe allumée.
Dix minutes après toute la rue accordée aux filles de joie était en mouvement et on jasait sur l’événement.
J’étais loin de me douter de tout cela lorsque je me présentai sur le seuil de notre maison et lorsque le monsieur au chapeau melon me dit à brûle pourpoint, d’un ton plus que sévère: «Qu’avez-vous fait, Monsieur, de votre camarade.»—Je ne sais...
—Que si... vous le savez bien... il est mort.»
Je ne souhaite à personne un pareil moment, et il me fallut quelques longues minutes pour être apte à penser et comprimer les battements de mon cœur.
La colère, l’indignation, la douleur aussi, et la honte de tous ces regards qui déchiraient toute ma personne, m’étouffaient et c’est en balbutiant que je dis: «C’est bien, Monsieur, montons et nous nous expliquerons là-haut.» Dans le lit Vincent gisait complètement enveloppé par les draps, blotti en chien de fusil: il semblait inanimé. Doucement, bien doucement, je tâtai le corps dont la
chaleur annonçait la vie assurément. Ce fut pour moi comme une reprise de toute mon intelligence et de mon énergie.
Presqu’à voix basse je dis au commissaire de police: «Veuillez, Monsieur, réveiller cet homme avec beaucoup de ménagements et s’il demande après moi dites-lui que je suis parti pour Paris: ma vue pourrait peut-être lui être funeste.»
Je dois avouer qu’à partir de ce moment, ce commissaire de police fut aussi convenable que possible, et intelligemment il envoya chercher un médecin et une voiture.
Une fois réveillé, Vincent demanda après son camarade, sa pipe et son tabac, songea même à demander la boîte qui était en bas et contenait notre argent. Un soupçon sans doute! qui m’effleura étant déjà armé contre toute souffrance.
Vincent fut conduit à l’hôpital où aussitôt arrivé, son cerveau recommença à battre la campagne.
Tout le reste, on le sait dans le monde que cela peut intéresser et il serait inutile d’en parler, si ce n’est cette extrême souffrance d’un homme qui soigné dans une maison de fous, s’est vu par intervalles mensuels reprendre la raison suffisamment pour comprendre son état et peindre avec rage les tableaux admirables qu’on connaît.
La dernière lettre que j’ai eue était datée d’Auvers près Pontoise. Il me disait qu’il avait espéré guérir assez pour venir me retrouver en Bretagne, mais qu’aujourd’hui il était obligé de reconnaître l’impossibilité d’une guérison.
«Cher maître (la seule fois qu’il ait prononcé ce mot), il est plus digne après vous avoir connu et vous avoir fait de la peine, de mourir en bon état d’esprit qu’en état qui dégrade.»
Et il se tira un coup de pistolet dans le ventre et ce ne fut que quelques heures après, couché dans son lit et fumant sa pipe, qu’il mourut ayant toute sa lucidité d’esprit, avec amour pour son art et sans haine des autres.
Dans les monstres Jean Dolent écrit:
«Quand Gauguin dit: «Vincent,» sa voix est douce.»
Ne le sachant pas, mais l’ayant deviné. Jean Dolent a raison. On sait pourquoi.
*
* *
Notes éparses, sans suite comme les rêves, comme la vie, toute faite de morceaux.
Et de ce fait que plusieurs y collaborent, l’amour des belles choses aperçues dans la maison du prochain.
Choses parfois enfantines écrites, tant de délassement personnel, tant de classement d’idées aimées—quoique peut-être folles—en défiance de mauvaise mémoire, et tout de rayons jusqu’au centre vital de mon art. Or si œuvre d’art était œuvre de hasard, toutes ces notes seraient inutiles.
J’estime que la pensée qui a pu guider mon œuvre ou une œuvre partielle est liée très mystérieusement à mille autres, soit miennes, soit entendues d’autres. Quelques jours d’imagination vagabonde je me remémore longues études souvent stériles, plus encore troublantes: un nuage noir vient obscurcir l’horizon: la confusion se fait en mon âme et je ne saurais faire un choix. Si donc à d’autres heures de plein soleil, l’esprit lucide, je me suis attaché à tel fait, telle vision, telle lecture, ne faut-il pas en mince recueil, prendre souvenance.
Quelquefois je me suis reculé bien loin, plus loin que les chevaux du Panthéon... jusqu’au dada de mon enfance, le bon cheval de bois.
Je me suis attardé aux nymphes de Corot dansant dans les bois sacrés de Ville-d’Avray.
Ceci n’est pas un livre.
J’ai un coq aux ailes pourpres, au cou d’or, à la queue noire. Dieu qu’il est beau! Et il m’amuse.
J’ai une poule grise argentée, au plumage hérissé; elle gratte, elle picote, elle abîme mes fleurs. Ça ne fait rien, elle est drôle sans être bégueule: le coq lui fait signe des ailes et des pattes et aussitôt elle offre son croupion. Lentement, vigoureusement aussi, il monte dessus.
Ah! c’est bientôt fait! Est-ce donc de la chance. Je ne sais.
Les enfants rient: je ris. Mon Dieu que c’est bête. Quelle disette, rien à boulotter. Si je mangeais le coq? et j’ai faim. Il serait trop dur. La poule alors? mais je ne m’amuserais plus à voir mon coq aux ailes pourpres, au cou d’or, à la queue noire, monter sur la poule; les enfants ne riraient plus. J’ai toujours faim!
Le déluge. Jadis la mer irritée monta aux cimes élevées. Et maintenant la mer apaisée lèche les rochers. Autrement dit: «Vois-tu, ma fille, autrefois on montait, aujourd’hui on descend.» On descend en sachant s’élever.
Vous vous devez à la société.
Combien?
Que me doit la société.
Beaucoup trop.
Payera-t-elle?
Jamais (Liberté, Égalité, Fraternité).
Sur la véranda, douce sieste, tout repose. Mes yeux voient sans comprendre l’espace devant moi; et j’ai la sensation du sans fin dont je suis le commencement.
Moorea à l’horizon; le soleil s’en approche. Je suis sa marche dolente, sans comprendre, j’ai la sensation d’un mouvement désormais perpétuel: une vie générale qui jamais ne s’éteindra.
Et voilà la nuit. Tout repose. Mes yeux se ferment pour voir sans comprendre le rêve dans l’espace infini qui fuit devant moi; et j’ai la sensation douce de la marche dolente de mes espérances.
On mange. Une longue table. De chaque côté s’alignent les assiettes, les verres. Ainsi alignés, ces verres, ces assiettes, par la perspective rendent cette table longue, très longue. C’est d’ailleurs un banquet.
Stéphane Mallarmé préside: en face Jean Moréas symboliste. Les convives sont symbolistes. Peut-être aussi les larbins. Là-bas, très loin, au bout Clovis Hugues (Marseille). Là-bas aussi, à l’autre bout Barrès (Paris).
On mange. Des toasts. Le président commence: Moréas répond. Clovis Hugues, sanguin, chevelu, exubérant, en vers naturellement, parle longuement.
Barrès, mince et long, glabre, sèchement, en prose, cite Baudelaire. On écoute, le marbre se glace.
Mon voisin, tout jeune mais gras (superbes boutons de diamant étincelant sur la chemise à mille plis), m’interroge tout bas.
«Est-ce que M. Baudelaire est parmi nous à ce banquet?»
Je me gratte le genou et je réponds:
«Oui, il est ici, là-bas, parmi les poètes: du reste Barrès en parle.
Lui.—Oh! je voudrais bien lui être présenté.»
Dans un ordre d’idées quelconques, un saint quelconque dit à une de ses pénitentes. «Défiez-vous de l’orgueil de l’humilité.»
Lettre de Strindberg.
Vous tenez absolument à avoir la préface de votre catalogue écrite par moi, en souvenir de l’hiver 1894-95, que nous vivons ici derrière l’Institut, pas loin du Panthéon, surtout près du cimetière Montparnasse.
Je vous aurais volontiers donné ce souvenir à emporter dans cette île d’Océanie, où vous allez chercher un décor en harmonie avec votre stature puissante et de l’espace, mais je me sens dans une situation équivoque dès le commencement, et je réponds tout de suite à votre requête par un «Je ne peux pas» ou, plus brutalement, par un «Je ne veux pas».
Du même coup, je vous dois une explication à mon refus qui ne vient pas d’un manque de complaisance, d’une paresse de la plume, quoique il m’eût été facile d’en rejeter la faute sur la maladie de mes mains, laquelle d’ailleurs n’a pas encore laissé au poil le temps de pousser dans la paume.
Voici: je ne peux pas saisir votre art et je ne peux pas l’aimer. (Je n’ai aucune prise sur votre art, cette fois exclusivement tahitien.) Mais je sais que cet aveu ne vous étonnera ni ne vous blessera, car vous me semblez surtout fortifié par la haine des autres: votre personnalité se complaît dans l’antipathie qu’elle suscite, soucieuse de rester intacte.
Et avec raison peut-être, car de l’instant où, approuvé et admiré, vous auriez des partisans, on vous rangerait, on vous classerait, on donnerait à votre art un nom dont les jeunes avant cinq ans se serviraient comme d’un sobriquet désignant un art suranné qu’ils feraient tout pour vieillir davantage.
J’ai tenté moi-même de sérieux efforts pour vous classer, pour vous introduire comme un chaînon dans la chaîne, pour amener à la connaissance de l’histoire de votre développement, mais en vain.
Je me souviens de mon premier séjour à Paris, en 1876. La ville était triste, car la nation portait le deuil des événements accomplis et avait l’inquiétude de l’avenir; quelque chose fermentait.
Dans les cercles suédois d’artistes, on n’avait pas encore entendu le nom de Zola, car l’Assommoir n’était pas publié: j’assistai à la représentation au Théâtre-Français de «Rome vaincue» où Mme Sarah-Bernhardt la nouvelle étoile était couronnée une seconde Rachel, et mes jeunes artistes m’avaient entraîné chez Durand-Ruel voir quelque chose de tout à fait neuf en peinture. Un jeune peintre alors inconnu me conduisait, et nous vîmes des toiles très merveilleuses signées principalement Manet et Monet. Mais comme j’avais autre chose à faire à Paris que de regarder des tableaux (je devais, en qualité de secrétaire de la bibliothèque de Stockholm, rechercher un vieux missel suédois à la bibliothèque Sainte-Geneviève) je regardais cette nouvelle peinture avec indifférence calme. Mais le lendemain je revins sans trop savoir comment, et je découvris «quelque chose» dans ces bizarres manifestations. Je vis le grouillement de la foule sur un embarcadère, mais je ne vis pas la foule même; je vis la course d’un train rapide dans un paysage normand, le mouvement des roues dans la rue, d’affreux portraits de personnes toutes laides qui n’avaient pu poser tranquillement. Saisi par ces toiles extraordinaires, j’envoyai à un journal de mon pays une correspondance dans laquelle j’avais essayé de traduire les sensations que je croyais que les impressionnistes avaient voulu rendre; et mon article eut un certain succès comme une chose incompréhensible.
Lorsqu’en 1883, je revins pour la deuxième fois à Paris, Manet était mort, mais son esprit vivait dans toute une école qui luttait pour l’hégémonie avec Bastien Lepage; à mon troisième séjour à Paris en 1885 je vis l’exposition de Manet. Ce mouvement s’était alors imposé; il avait produit son effet et maintenant il était classé. A l’exposition triennale, même année, anarchie complète. Tous les styles, toutes les couleurs, tous les sujets: historiques, mythologiques et naturalistes. On ne voulait plus entendre parler d’écoles, ni de tendances. Liberté était maintenant le mot de ralliement. Taine avait dit que le beau n’était pas le joli et Zola que l’art était une parcelle de nature vue à travers un tempérament.
Cependant, au milieu des derniers spasmes du naturalisme, un nom était prononcé par tous avec admiration, celui de Puvis de Chavannes. Il était là, tout seul, comme une contradiction, peignant d’une âme croyante, tout en tenant légèrement compte du goût de ses contemporains pour l’allusion. (On ne possédait pas encore le terme de symbolisme, une appellation bien malheureuse pour une chose si vieille: l’allégorie.)
C’est vers Puvis de Chavannes qu’allaient hier soir mes pensées, quand, aux sons méridionaux de la mandoline et de la guitare, je vis sur les murs de votre atelier ce tohu-bohu de tableaux ensoleillés, qui m’ont poursuivi cette nuit, dans mon sommeil. J’ai vu des arbres que ne retrouverait aucun botaniste, des animaux que Cuvier n’a jamais soupçonnés et des hommes que vous seul avez pu créer. Une mer qui coulerait d’un volcan, un ciel dans lequel ne peut habiter un Dieu.
«Monsieur, disais-je dans mon rêve, vous avez créé une nouvelle terre et un nouveau ciel, mais je ne me plais au milieu de votre création: elle est trop ensoleillée pour moi qui aime le clair-obscur. Et dans votre paradis habite une Ève qui n’est pas mon idéal, car j’ai vraiment moi aussi un idéal de femme ou deux!
Ce matin je suis allé visiter le musée du Luxembourg pour jeter un regard sur Chavannes qui me revenait toujours à l’esprit. J’ai contemplé avec une sympathie profonde le pauvre pêcheur, si attentivement occupé à guetter la proie qui lui vaudra l’amour fidèle de son épouse cueillant des fleurs, et de son enfant paresseux. Cela est beau! Mais voilà que je me heurte à la couronne d’épines, Monsieur, je les hais, entendez-vous bien! Je ne veux point de ce Dieu pitoyable qui accepte les coups. Mon Dieu, plutôt alors (le vitsliputsli qui, au soleil, mange le cœur des hommes).
Non, Gauguin n’est pas formé de la côte de Chavannes, non plus de celles de Manet ni de Bastien Lepage!
Qu’est-il donc? Il est Gauguin, le sauvage qui hait une civilisation gênante, quelque chose du Titan qui, jaloux du créateur, à ses moments perdus, fait sa petite création, l’enfant qui démonte ses joujoux pour en refaire d’autres, celui qui renie et qui brave, préférant voir rouge le ciel que bleu avec la foule.
Il semble, ma foi, que, depuis que je me suis échauffé, en écrivant, je commence à avoir une certaine compréhension de l’art de Gauguin.
On a reproché à un auteur moderne de ne pas dépeindre des êtres réels, mais de construire tout simplement lui-même ses personnages. Tout simplement!
Bon voyage, Maître: seulement, revenez-nous et revenez me trouver. J’aurai peut-être alors appris à mieux comprendre votre art, ce qui me permettra de faire une vraie préface pour un nouveau catalogue dans un nouvel hôtel Drouot, car je commence aussi à sentir un besoin immense de devenir sauvage et de créer un monde nouveau.
Auguste Strindberg.
Par Achille Delaroche. D’un point de vue esthétique à propos du peintre Paul Gauguin.
Il ne me siérait d’étudier, sous le rapport technique la peinture de Paul Gauguin. C’est affaire aux peintres, ses émules. Mais, outre que souvente fois l’artiste est moins impartialement apprécié de ses pairs que d’un étranger, il y aurait un intérêt, ce semble, à s’entendre entre ouvriers d’arts voisins sur les grandes lignes d’une esthétique générale.
Et ceci n’est point par dilettantisme. J’édifierai donc cette simple causerie sur des assises imaginaires, certes, de telle vision de couleur et de dessin idéalement surgies, mais aussi en tant que signes éminents d’une méthode nous intéressant tous, rêveurs ou artistes.
Il est hors de doute, aujourd’hui, que les divers arts, peinture, poésie, musique, après avoir suivi séparément des routes longtemps glorieuses, pris d’un soudain malaise qui fait éclater leurs mornes séculaires désormais trop étroits, tendent, comme pour mélanger leurs flots en un lit primitif commun, élargi, à déborder sur les territoires prochains.
Sur les ruines de vénérables édifices et de leur synthèse dont un monde esthétique se lève, inouï, paradoxal, sans règles définies, sans classifications, aux frontières flottantes et imprécises, mais riche, intense, puissant, d’autant qu’il est sans limites, idoine à émouvoir jusqu’aux fibres les plus mystérieuses de l’être humain.
Les gardiens stricts du temple, perdus en ce cataclysme et impuissants à utiliser les petites étiquettes qu’ils aimaient coller sur le dos de chaque manifestation intellectuelle, s’en affligent: mais qu’y faire? mesure-t-on la vague et définiton la tempête? D’aucuns, croyant l’enrayer, mais qui témoignèrent ainsi de peu d’aptitude à se spiritualiser, essayèrent quelques airs de flûte bien pauvres et puérils: car le ridicule n’a que faire en art. Au reste, les artistes n’eurent point à s’en plaindre: on ne raille que les forts, le reste inspire plutôt la pitié. D’autres invoquèrent lamentablement l’esprit gaulois, les races latines, l’éducation grecque, etc... qui n’étaient pas en cause, et pensèrent avoir démontré par A + B l’illégitimité et l’avortement final de cette évolution. Cependant, les réponses leur arrivaient de tous côtés, irréfragables: par le lyrisme musical de Wagner et de son école, par les poèmes des écrivains symbolistes, par les toiles, pleines de merveilleux, des peintres récents.
Entre ceux-ci, une place très haute et bien à part doit être faite à Paul Gauguin, non seulement pour la priorité, mais pour la nouveauté de son art. Ce fut en les enchantements d’une féerie de lumière que l’on marchait lors de la récente exposition où il nous convia. Lumière si intensément éblouissante qu’il semble impossible, au sortir, de regarder, autrement que comme pénombre antithétique, les toiles de nos imagiers habituels.
Gauguin est le peintre des natures primitives: il en aime et possède la simplicité, l’hiératisme suggestif, la naïveté un peu gauche et anguleuse. Ses personnages participent de la spontanéité inapprêtée des flores vierges. Il était donc logique qu’il exaltât pour notre fête visuelle les richesses de ces végétations tropicales où luxurie, sous des astres heureux une vie édénique et libre: traduite ici, avec une prestigieuse magie de couleurs, sans pourtant aucun ornement inutile, ni redondance, ni italianisme.
C’est sobre, grandiose, imposant. Et comme elle écrase la vanité de nos fades élégances, de nos agitations puériles, la sérénité de ces naturels! Tout le mystère des infinis est en marche en la perversité naïve de leurs yeux ouverts sur la nouveauté des choses.
Qu’il y ait, en ces peintures, exacte reproduction au nom de la réalité exotique, peu me chaut. Gauguin se servit de ce cadre inouï pour y localiser son rêve, et quel plus favorable décor impollué encore par nos mensonges de civilisés! Mais de ces figures humaines, de ces flores ardentes, l’irréel et le merveilleux se dégagent aussi bien et mieux que des chimères ou attributs mythologiques de tels autres. Il fut de mode alors, de se pâmer de rire au scandale de ces anatomies vraiment par trop simiesques et si peu vivantes! devant ces paysages verticaux qui ne s’aèrent pas de suffisante perspective. Pouvait-on déformer ainsi la nature? Et l’on invoqua à plaisir l’habituelle eurythmie de la plastique grecque, de la peinture italienne. Mais outre qu’il serait facile de rappeler l’art égyptien, le japonais, le gothique qui tinrent peu de compte de ces lois soi-disant imprescriptibles, l’école hollandaise, en pleine floraison du classique, démontra, certes, que le laid aussi saurait être esthétique. Il conviendrait donc de laisser à la porte les préjugés de nos Académies avec leurs lignes convenues, leurs décors clichés, leur rhétorique de torses, si l’on veut apprécier justement cet art étrange.
Tant que l’art plastique, d’accord en cela avec l’art littéraire et la métaphysique, se cantonne en son domaine strict de définition formelle et objective: immémorialiser les traits du héros ou du bourgeois, illustrer tel paysage, rendre sensibles et distinctes les forces naturelles ou supérieures, cela fut bien et ne pouvait être que par un ensemble de lignes préconçues, traduisant cette catégorie d’idéal. Nous eûmes alors les Discoboles, les Vénus génitrix, les Apollons au geste harmonieux, les madones de Raphaël, etc... qui peuplent nos musées et que déshonorent les incohérentes dissertations des professeurs en esthétique. Mais aujourd’hui qu’une vie plus subtile de la pensée a pénétré les diverses manifestations créatrices, le point de vue anecdotique et spécial cède la place au significatif et au général. Un torse gracieux, un pur visage, un paysage pittoresque, nous apparaissent comme les efflorescences magnifiques et multiformes d’une même force inconnue et indéfinissable en elle-même, mais dont le sentiment s’affirme irrésistiblement à notre conscience. L’artiste nous intéressera donc par une vision tyranniquement imposée et circonscrite, si harmonieuse soit-elle par sa vertu suggestive, propre à aider l’essor imaginatif ou comme décorateur de notre rêve, ouvrant une porte nouvelle sur l’infini et le mystère.
Gauguin, mieux que tout autre, jusqu’ici, nous paraît avoir compris ce rôle du décor suggestif. Il procède éminemment par raccourci de traits, par synthèse d’impressions. Chacun de ses tableaux est une idée générale, sans que, pourtant n’y soit observé assez de réalité formelle pour solliciter la vraisemblance. Et en nulle œuvre d’art ne s’extériorise mieux la concordance constante de l’état d’âme et du paysage si lumineusement formulée par Baudelaire.
S’il nous représente la jalousie, c’est par un incendie de roses et de violets où la nature entière semblait participer comme être conscient et tacite; si l’eau mystérieuse jaillit pour des lèvres altérées d’inconnu, ce sera dans un cirque aux teintes étranges, tels les flots d’un breuvage diabolique ou divin, on ne saurait. Ailleurs, un irréel verger offre ses flores insidieuses au désir d’une Ève édénique dont le bras se tend peureusement pour cueillir la fleur du mal, tandis que susurre sur ses tempes le battement des ailes rouges de
la Chimère. Puis, c’est la forêt luxuriante de vie et de printemps: des passagers s’y dessinent, lointains en le calme fortuné de leur insouciance, des paons fabuleux y font rutiler leurs plumes de saphir et d’émeraude: mais s’interpose la cognée fatale du bûcheron qui frappe les branchages, et derrière lui un mince filet de fumée s’élève, qui avertit du transitoire destin de cette fête. Là, en des paysages légendaires, se dresse, hiératique et formidable, l’idole: et le tribut des végétations rejaillit en laves de couleurs sur son front, et d’idylliques enfants chantent sur la flûte pastorale le bonheur infini des édens, tandis qu’à leurs pieds s’apaisent comme les génies du mal qui veillent, les héraldiques chiens rouges, charmés. Plus loin, un vitrail lumineux de riches fleurs végétales et humaines; son enfant divin à l’épaule, une apparition auréolée de femme, devant laquelle deux autres joignent les mains parmi les fleurs, au geste d’un séraphin d’où s’exhalent, ainsi que d’un calice miraculeux, les paroles mystiques. Flore surnaturelle qui prie et chair qui fleurit, sur le seuil indécis du conscient et de l’inconscient.
Toutes ces toiles et les autres encore, sur lesquelles même remarque peut être instituée, dénote assez, chez Gauguin, la corrélation intime du thème et de la forme. Mais l’harmonisation savante de couleurs, surtout, y est significative et parachève le symbole. Les tons se fondent ou s’opposent en dégradations qui chantent comme une symphonie aux chœurs multiples et variés et jouent leur rôle vraiment orchestral.
Traitée ainsi, la couleur, qui est vibration, de même que la musique, atteint ce qu’il y a de plus général et, partant, de plus vague dans la nature: sa force intérieure. Il était donc logique, dans l’état actuel du sentiment esthétique, qu’elle envahît peu à peu la place du dessin, dont l’utilité suggestive passe désormais au second plan.
Et ici, se précise le but où tendent les divers arts et quasi le lieu de leur rencontre: édifier la cité future de la vie spirituelle, dont la poésie qui est état d’âme serait le geste ordonnateur, la musique, l’atmosphère et la peinture, le décor merveilleux. En effet, les essais épars, tentés jusqu’ici, ne signifient rien, s’ils ne sont les ébauches premières et comme la divination de cette ère de construction idéale. L’humanité sent plus ou moins obscurément que son état actuel de réalité besogneuse et quotidienne n’est que transitoire; et le craquement sourd des vieilles formes sociales est l’indice significatif de cette impatience à établir enfin, après la sécurité des instincts de nutrition, le jeu désintéressé d’une vie cérébralement sensitive.
En son enfance émerveillée au mirage nouveau des choses elle situa, parmi les lianes inextricables de ce monde extérieur, les palais enchantés où règnent les fées. Puis vint la période d’abstraction où se formulèrent les méthodes scientifiques riches en divisions, classifications et catégories de toute sorte. Chaque objet fut pris à part, étudié, pesé, disséqué, défini. Fier de sa dialectique, l’Esprit humain en vint à la considérer en elle-même et, sophistiquement, à la croire, comme fit Kant, seule réelle. Mais l’illusion dura peu. Des penseurs hautains rejetèrent loin d’eux ce vain instrument, dont la stérilité est comparable à celle d’une machine qui fonctionne à vide. Les mystiques déjà, pour leur compte ne trouvant point en cette sécheresse des syllogismes la satisfaction du sentiment, s’étaient rejetés vers l’extase comme voie plus directe de connaissance et plus sûre. Mais, outre que cet état est peu accessible aux âmes vulgaires, et, dangereux vertige, la passivité contemplative laisse sans objet toute la part d’action qui est en nous.
L’art, tel qu’il est considéré aujourd’hui, l’art orphique semble donc de venir à point pour succéder à la faveur des modes discursifs de la pensée discrédités et nous conduire à la belle conquête, lui qui attendrit les fauves et fait se mouvoir en cadence harmonieuse les môles informes. L’art, en effet, symbolise avec la nature, étant création: et cette création équivaut à une idée, puisque créer, c’est comprendre. Il renferme donc en lui le trait d’union du conscient et de l’inconscient. D’où il est permis d’espérer que, par un processus analogue à l’intuition de Schelling, qui entrevit le vrai, se formulera une sorte d’agnosticisme esthétique, magnifiant l’Olympe suprême de nos rêves, dieux ou héros.
Entre tous autres, la peinture est l’art qui préparera les voies en résolvant l’antinomie du monde sensible et de l’intellectuel. Et, en présence d’une œuvre telle que celle de Gauguin, on se prend à imaginer quelque des Esseintes, non le maniaque gâteux que nous savons, collectionneur de bibelots inanes, pourvoyeur d’hystéries ou artificier chinois, mais bellement intellectuel qui de libre fantaisie édifierait la haute lice de ses rêves. Les fresques lumineuses d’un Gauguin y figureraient le paysage mural, où chanteraient en mystère les symphonies d’un Beethoven ou d’un Schumann, tandis que les paroles sacrées des lyrismes scanderaient solennellement la légende spirituelle de l’odyssée humaine.
A. Delaroche.
Les crevettes roses.
(Avant.) Hiver 86.
La neige commence à tomber, c’est l’hiver; je vous fais grâce du linceul, c’est simplement la neige. Les pauvres gens souffrent. Souvent les propriétaires ne comprennent pas cela.
Or, ce jour de décembre, dans la rue Lepic, de notre bonne ville de Paris, les piétons se pressent plus que de coutume, sans aucun désir de flâner. Parmi ceux-là un frileux, bizarre par son accoutrement, se dépêche de gagner le boulevard extérieur. Peau de bique l’enveloppe, bonnet de fourrure,—du lapin sans doute,—la barbe rousse hérissée. Tel un bouvier.
Ne soyez pas observateur à demi et malgré le froid ne passez pas votre chemin sans examiner avec soin la main blanche et harmonieuse, l’œil bleu si clair, si enfant. C’est un pauvre gueux assurément.
Il se nomme Vincent Van Gogh.
Hâtivement il entre chez un marchand de flèches sauvages, vieille ferraille et tableaux à l’huile à bon marché.
Pauvre artiste! tu as donné une parcelle de ton âme en peignant cette toile que tu viens vendre.
C’est une petite nature morte, des crevettes roses sur un papier rose.
—Pouvez-vous me donner pour cette toile un peu d’argent pour m’aider à payer mon loyer?
—Mon Dieu, mon ami, la clientèle devient difficile, elle me demande des Millet bon marché: puis vous savez, ajoute le marchand, votre peinture n’est pas très gaie, la renaissance est aujourd’hui sur le boulevard. Enfin, on dit que vous avez du talent et je veux faire quelque chose pour vous. Tenez, voilà cent sous.
Et la pièce ronde tinta sur le comptoir. Van Gogh prit la pièce sans murmure, remercia le marchand et sortit. Péniblement il remonta la rue Lepic; arrivé près de son logis, une pauvre, sortie de Saint-Lazare, sourit au peintre, désirant sa clientèle. La belle main blanche sortit du paletot; Van Gogh était un liseur, il pensa à la fille Élisa et sa pièce de 5 francs devint la propriété de la malheureuse. Rapidement, comme honteux de sa charité, il s’enfuit l’estomac creux.
INDD
(Après).
Un jour viendra et je le vois comme s’il était venu. J’entre à la salle nº 9 de l’hôtel des Ventes; le commissaire-priseur vend une collection de tableaux, j’entre. «400 francs les Crevettes roses, 450, 500 francs. Allons, Messieurs, cela vaut mieux que cela.»
Personne ne dit mot. Adjugé les Crevettes roses par Vincent Van Gogh.
*
* *
Au dix-septième de latitude sud, là comme ailleurs, conseillers généraux, juges, fonctionnaires, gendarmes, et un gouverneur. Toute l’élite de la société. Et le gouverneur dit: «Voyez-vous, mes enfants, dans ce pays, il n’y a pas d’autre chose à faire que de ramasser des pépètes.»
Un conseiller général, très sage du reste, propose d’incarner entre deux chapitres du rapport un petit aléa (ne cherchez pas): il veut dire incarcérer un petit alinéa concernant l’argent chilien.
Un gros procureur, procureur de la République, après avoir interrogé deux jeunes voleurs, me rend visite. Dans ma case, il y a des choses bizarres, puisque non coutumières: des estampes japonaises, photographies de tableaux, Manet, Puvis de Chavannes, Degas, Rembrandt, Raphaël, Michel-Ange, Holbein.
Le gros procureur (un amateur qui a un très joli coup de crayon, dit-on), regarde, et devant un portrait de femme de Holbein du musée de Dresde, il me dit: «C’est d’après une sculpture... n’est-ce pas?
—Non. C’est un tableau de Holbein, école allemande.
—Eh bien, ça ne fait rien, ça ne me déplaît pas, c’est gentil.»
Holbein? gentil.
Sa voiture l’attend, et il va plus loin en vue de l’Orofena déjeuner gentiment, sur l’herbe, entouré d’un gentil paysage.
Est-il gentilhomme? je ne sais.
Le curé aussi (la classe instruite), me surprend en train de peindre un paysage.
«Ah Monsieur! vous tirez là une bien belle perspective!»
Rossini disait: «Je sais bien que ze ne souis pas un Bach, mais ze sais aussi que ze ne souis pas un Offenbach.»
Je suis le plus fort joueur de billard, dit-on, et je suis Français. Les Américains enragent et me proposent un match en Amérique. J’accepte. Des sommes énormes sont engagées.
Je prends le paquebot pour New-York, tempête affreuse; tous les passagers sont affolés. Je dîne parfaitement, je bâille et je m’endors.
Dans une grande salle luxueuse, luxe américain, la fameuse partie s’engage: mon partner joue le premier. 140 points! l’Amérique se réjouit.
Je joue. Toc, tic et toc, et toujours comme cela, lentement, également. L’Amérique se désespère. Soudain une fusillade bien nourrie assourdit la salle. Mon cœur n’a pas sursauté: toujours lentement, également, les billes zig-zaguent. Toc tic et toc: deux cents, trois cents.
L’Amérique est vaincue.
Et toujours je bâille; lentement, également, les billes zigzaguent. Toc, tic et tac.
On dit que je suis heureux... Peut-être.
Le grand tigre royal, seul avec moi dans sa cage: nonchalamment il demande la caresse, me faisant signe de sa barbe et de ses crocs que les caresses suffisent. Il m’aime, je n’ose le battre; j’ai peur et il en abuse: je supporte malgré moi son dédain. Et cette peur me rend heureux.
La nuit ma femme cherche mes caresses, elle sait que j’en ai peur et elle en abuse: et tous deux, des fauves aussi, nous menons la vie, avec peur et bravoure, avec joies et douleurs, avec force et faiblesse, regardant le soir à la lueur des quinquets, suffoqués des puanteurs félines, la foule stupide et lâche, affamée de mort et de carnage, curieuse du spectacle horrible des chaînes de l’esclavage, du fouet et de la pique, à jamais assouvie des hurlements des patients. A la sortie, mon vieux perroquet, intelligemment dit aussi son mot: «As-tu déjeuné, Jacquot?»
A ma gauche, la baraque aux animaux savants. L’orchestre cacophone pour entretenir l’harmonie: deux pauvres pitres, des hommes. Les rois de la création se donnent des giffles, des coups de pied. Les singes si instruits ne veulent les imiter.
A ma droite, la modeste baraque des mineurs. Les enfants jolis, innocents entrent là-dedans et suivent de leurs yeux si doux des créatures humaines en fer et en miniature grattant la terre et c’est noir. Au sortir les bébés émerveillés disent que c’est bien joli.
Le marchand de journaux passe en criant: «Demandez la grève des mineurs.»
Image de la vie et de la société.
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Critiques anodines.
Dans des sentiers convergents des figures campagnardes, nulles de pensées, cherchent on ne sait quoi.
Cela pourrait être de Pissarro.
Sur le bord de la mer un puits: quelques figures parisiennes de rayures habillées et bigarrées, assoiffées d’ambition sans doute, cherchent dans ce puits tari l’eau qui pourrait les désaltérer. Le tout de confetti.
Cela pourrait être de Signac.
Les belles couleurs, sans qu’on s’en doute, existent et se devinent derrière le voile que la pudeur a tiré. D’amour conçues les fillettes évoquent la tendresse, les mains saisissent et caressent.
Sans hésiter je dis que c’est de Carrière.
La vidangeuse, le vin à quatre sous, la maison du pendu.
Impossible à décrire. Faites mieux, allez les voir.
D’un compotier les raisins mûrs dépassent la bordure: sur le linge, les pommes vert pomme et celles rouge prune se marient. Les blancs sont bleus et les bleus sont blancs. Un sacré peintre que ce Cézanne.
Avec un camarade devenu célèbre il se rencontre en se croisant sur le pont des Arts. «Tiens, Cézane, où vas-tu?—Comme tu vois, je vais à Montmartre et toi à l’Institut.»
Un jeune Hongrois me dit qu’il était élève de Bonnat. Mes compliments, lui ai-je répondu, votre patron vient de remporter le prix au Concours du Timbre-Poste avec son tableau au salon.
Le compliment fit son chemin; vous pensez si Bonnat fut content et le lendemain le jeune Hongrois faillit me battre.
X un pointilliste. Ah! oui celui qui les fait le plus rond.
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Les vases cloisonnés.
Là bas, bien loin de mon patelin, la campagne niponne est couverte de neige; tout le monde est dans les fermes.
Pour vous éviter d’entrer par la cheminée, les portes étant fermées, je vais vous introduire par le seul fait d’une narration au milieu d’une famille niponne. Paysans neuf mois de l’année, artistes les trois mois d’hiver. Et ce que vous aurez vu dans une maison suffira à votre enseignement; toutes sont pareilles, animées de la même vie, des mêmes travaux, et surtout de la même gaieté. L’intérieur est tout ce qu’on veut, une petite fabrique, un dortoir, un réfectoire, etc... rappelant par la petite boîte si bien décrite par notre grand académicien Pierre Loti.
Vous ne trouverez pas non plus la petite Chrysanthème sœur de Rarahu la Tahitienne; toutes deux incapables de comprendre un cœur distingué de jeune homme déjà blasé et pourri. Pourri aussi le jeune homme japonais, mais pas encore désillusionné. Il n’a d’ailleurs pas encore à côté de lui son frère Yves pour pouvoir s’épancher. Dans une maison japonaise tout est simple et composé, la nature et l’imagination. On fonctionne et l’on mange à tous les fruits et la nature est riche en fruits. Vous m’entendez bien, Loti, mais il faut savoir y goûter, oublier qu’on est officier. Que diable! on ne couche pas avec ses épaulettes.
Le sucre et le poivre. Goûtez-y, ce n’est pas si mauvais que cela.
Ah! que le thé a un bon parfum quand on le boit dans une tasse qu’on a faite soi-même, si librement décorée.
Et ces adorables petits paniers que chacun prépare pour la cueillette des cerises au beau temps revenu: tressés par des doigts agiles: arabesques japonaises leur donnent une signature.
Et ces merveilleux vases cloisonnés qui demandent tant de patience, d’adresse et de goût. Chaque paysan japonais fabrique son vase pour y mettre à la belle saison des bouquets.
Paysan! en dehors des lettrés, gens de la campagne, gens de la ville, c’est la même chose.
Voulez-vous que nous assistions à l’opération? ce sera l’affaire de deux ou trois mois pour ceux-là, et quelques instants pour vous et moi. Je ne mettrai pas votre patience à l’épreuve par de longues narrations (histoire de remplir des pages). Les éditeurs n’aiment pas cela quand le livre ne rapporte pas des billets de mille.
D’ailleurs ceci n’est pas un livre, tout au plus un bavardage.
Tout d’abord le paysan nipon fait avec soin son dessin et sa composition sur un morceau de papier qui déroulé est de même surface que celle du vase. Il sait dessiner, pas précisément comme chez nous d’après nature, mais à l’école tout enfant on lui a appris un schéma général établi d’après les maîtres.
Les oiseaux au vol, au repos, les maisons, les arbres, tout enfin dans la nature, a une forme invariable que l’enfant arrive vite à posséder au bout des doigts. La composition seule ne lui est point enseignée et l’imagination la plus vagabonde est encouragée.
Voilà donc notre habitant nipon installé avec un vase de cuivre devant lui, son dessin bien en vue à côté de lui.
Des pinces, des cisailles, fil de cuivre aplati: voilà son outillage.
Avec dextérité il donne à son fil de cuivre placé sur champ toutes les formes exactement semblables au dessin qui est devant lui, puis, au moyen du borax, il soude tous ces contours sur le vase en cuivre, bien entendu à leur place, correspondant au dessin sur le papier. Cette opération terminée, non sans un soin extrême et une grande habileté, remplir tous les vides avec des pâtes céramiques de couleurs différentes n’est plus qu’un jeu d’enfants. Toutefois, avec réflexion et un sens tout particulier des harmonies infiniment variées sans le souci des complémentaires. Le progrès n’est pas encore là: je ne sais si technique il y a. L’artiste a terminé son œuvre d’art et il devient habile céramiste. Il n’a plus qu’à cuire son vase. Le four en terre réfractaire se trouve chez tous les marchands: les paysans en ont toujours de différentes grandeurs. Une petite porte y est ménagée pour y introduire et retirer l’indicateur du degré de cuisson. Les femmes, les enfants entrent en lice: on entoure le four et son contenu avec du charbon qu’on allume doucement, tout doucement. Chacun avec son éventail attise progressivement le feu, et ce sont les jeux innocents.—Monsieur le curé n’aime pas les O—non point des paroles, mais avec des gestes, jeu auquel tous sont très exercés.
Les enchères sont les bijoux, les peignes, tout cela dit et enlevé rapidement. On s’échauffe, l’éventail va, toujours de plus en plus activé: l’œuvre infernale s’accomplit dans la cornue; les rires, les chants accompagnent ce simulacre de Sabbat. Les gages sont vite épuisés et les combattants finissent par être comme au premier âge dans la belle nudité. Pas une seule feuille de vigne. N’ayant plus rien à donner, on se donne, et je vous promets que ni le notaire, ni M. le maire ne régularisent des amours d’un instant qui ne sauraient être éternelles.
Il est tard, et tout se refroidit, les jeunes gens et la terrible cornue, doucement, tout doucement. Le repos après l’œuvre accomplie.
Le matin tout est calme, et sur un de ces petits bahuts japonais incrusté de nacre, le vase fait son apparition première car il n’est pas encore terminé. Mais on veut déjà en jouir un tant soit peu. S’éloignant, se rapprochant, l’artiste examine son œuvre.
S’il gronde, les enfants trouvent le vase très laid, tandis que s’il est gentil et qu’il donne des bonbons, le plus petit, le bébé, dit Oui et se tait; le plus grand admire et dit: «Papa qu’il est beau!» bien entendu il dit cela en japonais.
Pour terminer le vase on travaille chaque jour pour le polir avec soin.
Et au printemps on va par couples gais et heureux, s’égarer dans des forêts de fleurs où au parfum aphrodisiaque les sens reprennent de la vigueur; on fait des bouquets qui vont si bien dans les vases cloisonnés.
P.-S.—Autrefois je racontai cela à quelqu’un que je croyais intelligent et quand j’eus terminé il me dit:
«Mais vos Japonais sont de rudes cochons!»
Oui, mais dans le cochon, tout est bon.
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A ce propos, Remy de Gourmont dans le Mercure dit:
«C’est vraiment un spectacle unique dans l’histoire que cette furieuse préoccupation de la morale sexuelle qui abrutit sous nos yeux indifférents tant d’hommes doux et tant de femmes aimables.»
Bébé youtre va aux Tuileries jouer; sa bonne l’y conduit.
Bébé youtre aperçoit un petit chrétien bien las aussi de jouer avec son superbe cheval de bois: il s’approche et regardant avec dédain le cheval de bois, il dit: «Bien laid ton dada!» puis il joue avec son ballon rouge avec des éclats de joie.
Croquis de toutes sortes, au hazard de la plume, au
hazard de l’imagination; tendances folles. Mais ce n’est pas de
l’illustration. Pourquoi de l’illustration? n’avez-vous pas la
photographie. Mais ce n’est pas sérieux? Vous vous trompez, c’est ce
qu’il y a de plus sérieux; le reste c’est de l’exécution. L’instrument
ne vient qu’après.
Notes de l’auteur—
Les effets ça existe où ça fait bien; ça fait de l’effet. Ne pas trop en abuser cependant si ce n’est pour éviter le dessin et la couleur.
Quand je doute de l’orthographe l’écriture devient illisible. Que de gens usent de ce stratagème en peinture—si le dessin et la couleur les embarrassent.
Chez les Japonais les valeurs n’y sont pas et ma foi tant mieux. Tout cela dépend du point de vue où on se place—Dans les tirs il y a une décoration de perspective. Les tapisseries s’en passent:
Les peintures murales sont dans le même cas. On doit toujours sentir le mur.
D’agréable compagnie sans apprêts. Ce ne sont pas des négresses ce sont
des Maories. L’auteur a soin de le dire histoire de renseigner la
critique.
P.G
Bébé chrétien pleure, puis en soupirant, timidement il dit: «Veux-tu changer.»
Bébé youtre rentre triomphalement à la maison avec le cheval de bois; et le père s’écrie: «Mamour d’enfant, c’est tout mon portrait. Il ira loin.»
Ne conseillez, ni gourmandez quelqu’un qui vient vous demander un service, surtout si vous ne le lui rendez pas.
Prenez garde de marcher sur le pied d’un imbécile instruit: sa morsure est inguérissable.
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Ce fut à l’époque des Tamerlan, je crois, en l’an X avant ou après Jésus-Christ. Qu’importe? Souvent précision nuit au rêve, décaractérise la Fable. Là-bas du côté où le soleil se lève ce qui fit appeler cette contrée le Levant, en un bosquet odorant quelques jeunes gens au teint basané, mais cheveux longs contrairement aux usages de la foule soldatesque, indice de leur future profession se trouvaient réunis.
Ils écoutaient, je ne sais si respectueusement, le grand professeur Vehbi-Zunbul-Zadi, le peintre donneur de préceptes. Si vous êtes curieux de savoir ce que pouvait dire cet artiste en des temps barbares, écoutez:
Il disait:
«Employez toujours des couleurs de même origine. L’indigo est la meilleure base; il vient jaune traité par l’esprit de nitre et rouge dans le vinaigre. Les droguistes en ont toujours. Tenez-vous-en à ces trois colorations. Avec de la patience vous saurez ainsi composer toutes les teintes. Laissez le fond de votre papier éclaircir vos teintes et faire le blanc, mais ne le laissez jamais absolument nu. Le linge et la chair ne se peignent que si l’on a le secret de l’art. Qui vous dit que le vermillon clair est la chair et que le linge s’ombre de gris? Mettez une étoffe blanche à côté d’un chou ou à côté d’une touffe de roses et vous verrez si elle sera teintée de gris.
«Rejetez le noir et ce mélange de blanc et de noir qu’on nomme gris.
«Rien n’est noir et rien n’est gris. Ce qui semble gris est un composé de nuances claires qu’un œil exercé devine. Qui peint n’a point pour tâche comme le maçon de bâtir, le compas et l’équerre à la main, sur le plan fourni par l’architecte. Il est bon pour les jeunes gens d’avoir un modèle, mais qu’ils tirent le rideau sur lui pendant qu’ils le peignent. Mieux est de peindre de mémoire, ainsi votre œuvre sera vôtre, votre sensation, votre intelligence et votre âme survivront alors à l’œil de l’amateur.
«Il va dans son écurie quand il veut compter les poils de son âne, voir combien il en a à chaque oreille et déterminer la place de chacun.
«Qui vous dit que l’on doit chercher l’opposition de couleur?
«Quoi de plus doux à l’artiste que de faire discerner dans un bouquet de roses la teinte de chacune. Deux fleurs semblables ne pourraient donc jamais être feuille à feuille?
«Cherchez l’harmonie et non l’opposition, l’accord et non le heurt. C’est l’œil de l’ignorance qui assigne une couleur fixe et immuable à chaque objet; je vous l’ai dit, gardez-vous de cet écueil. Exercez-vous à le peindre accouplé ou ombré, c’est-à-dire voisin ou mis derrière l’écran d’objets, d’autres ou semblables couleurs que lui. Ainsi vous plairez par votre variété et votre vérité, la vôtre. Allez du clair au foncé, du foncé au clair. Votre travail ne sera jamais trop long, l’œil cherche à se récréer par votre travail, donnez-lui joie et non chagrin. C’est au faiseur d’enseignes qu’appartient la reproduction de l’œuvre d’autrui. Si vous reproduisez ce qu’un autre a fait, vous n’êtes plus qu’un faiseur de mélanges: vous émoussez votre sensibilité et immobilisez votre coloris. Que chez vous tout respire le calme et la paix de l’âme. Aussi évitez la pose en mouvement. Chacun de vos personnages doit être à l’état statique. Quand Oumra a représenté le supplice d’Ocraï il n’a point levé le sabre du bourreau, prêté au Khakhan un geste de menace et tordu dans les convulsions la mère du patient. Le sultan assis sur son trône plisse sur son front la ride de la colère: le bourreau debout regarde Ocraï comme une proie qui lui inspire pitié, la mère appuyée sur un pilier témoigne de sa douleur sans espoir, par l’affaissement de ses forces et de son corps. Aussi une heure se passe-t-elle sans fatigue devant cette scène plus tragique dans son calme que si la première minute passée l’attitude impossible à garder eût fait sourire de dédain.
«Appliquez-vous à la silhouette de chaque objet; la netteté du contour est l’apanage de la main qu’aucune hésitation de volonté n’affadit.
«Pourquoi embellir à plaisir et de propos délibéré; ainsi, la vérité, l’odeur de chaque personne, fleur, homme ou arbre disparaît; tout s’efface dans une même note de joli qui soulève le cœur du connaisseur. Ce n’est point à dire qu’il faille bannir le sujet gracieux, mais il est préférable de rendre comme et tel que vous voyez que de couler votre couleur et votre dessin dans le moule d’une théorie préparée à l’avance dans votre cerveau.»
Quelques murmures se font entendre dans le bosquet: si le vent ne les eût emportées, on aurait peut-être entendu quelques paroles malsonnantes: Naturaliste, Pompier, etc... Mais le vent les emporta, cependant Mani fronça le sourcil, appela ses élèves anarchistes puis continua.
«Ne finissez point trop, une impression n’est point assez durable pour que la recherche de l’infini détail faite après coup ne nuise au premier jet: ainsi vous en refroidissez la lave et d’un sang bouillonnant vous en faites une pierre. Fût-elle un rubis rejetez-la loin de vous.
«Je ne vous dirai point quel pinceau vous devez préférer, quel papier vous prendrez et à quelle orientation vous vous mettrez. Ce sont là choses que demandent les jeunes filles à longs cheveux et à esprit court qui mettent notre art au niveau de celui de broder des pantoufles et de faire de succulents gâteaux.»
Gaiement la jeunesse s’envola.
En l’an X tout ceci se passa.
Jugements contemporains.
Une pétulante dame, mûre, trop mûre, une femme qui m’avait effrayé et que moi, Joseph, n’avais pas osé comprendre, dit à ma fiancée: «Voyez-vous, mon enfant, vous allez épouser un honnête garçon, mais ce qu’il est bête! ce qu’il est bête!»
Un peu plus tard, un jeune peintre fraîchement débarqué, dit:
«Gauguin, voyez-vous, c’est un grossier matelot, très adroit à faire des petits bateaux, toutes voiles dessus, et bien encadrés: un tel peut-être le dégourdira.»
Voilà, ce me semble, de quoi se préserver du péché d’orgueil.
Encore plus tard, un autre tout jeune homme précoce écrivit:
«Ardent pionnier j’ai remué la terre, le cerveau plein d’idées, et je n’ai rien trouvé, ce que voyant, Gauguin, plus savant ramassa toutes les richesses.»
De ce chercheur un amoureux d’art a dit: «Il décalque un dessin, puis il décalque ce décalque, ainsi de suite jusqu’au moment où, comme l’autruche la tête dans le buisson il trouve que ça ne ressemble plus et alors!! il signe.
Pour se venger de Gauguin, ce charmant jeune homme entretenu par un mécène croyant écrivit à un ami de Gauguin:
«Mon cher et tendre ami, Gauguin vous a fait cocu.»
Cet ami, convaincu à juste titre de la calomnie répondit: «Que nenni.» Et notre charmant jeune homme pour se venger de cet ami incroyant qui était peintre aussi, mit sur une lettre à son adresse: «Monsieur Z, propriétaire,» ce que voyant l’ami écrivit au Caire: «Monsieur Zéro, locataire.»
Voilà de quoi vous apprendre à ne pas fréquenter les impudents. De tout cela je n’ai garde; le chemin se fait de plus en plus rude, on vieillit. Le souvenir du mal en fumée s’évanouit, le velours sur la conscience cache les épines, adoucit les morsures.
La gloire est peu de chose si le piédestal mal construit s’effondre au moindre souffle. D’ailleurs, les vrais l’évitent; c’est si bon la solitude, si rassérénant l’oubli quand consciencieux du péché, on désire la délivrance tout en redoutant l’Après inconnu.
Géant tu es mortel, cela suffit à t’humilier. Problème qu’on cherche à résoudre, facile au début, sphinx à la mort.
Poignée de menues pièces de monnaie jetées au vent par un Crésus et qu’après dispute le plus fort ou le plus adroit ramasse en minime partie, glorieux de sa victoire. Il doit vite en rabattre quand chez le marchand de tabac il en demande pour sa piécette de deux sous qu’il a si difficilement ramassée.
Mon voisin dit: «C’est quelque chose, la philosophie du Monsieur tant mieux, c’est beaucoup, et moi qui ne suis qu’un serin, je dis c’est bien peu de chose.»
«Mon Dieu, disait-elle, il est très honnête: mais... ce qu’il est bête!!
Ceci n’est pas un livre.
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Dans le sentier muletier, bleus tous deux, rayés argentés deux braves ondulent devant eux, car la ligne courbe certainement est la plus courte: le vin de l’administration dérigide les jarrets, empâte la langue. Que ce serait la même chose que dans la chanson si ce n’était aux Marquises, quand apercevant une petite frimousse dorée que vous ne sauriez appeler Grille d’Égoût ou la Goulue, le brigadier, s’écria: «Pour moi!» et que subséquemment le gendarme répondit: «Brigadier vous n’avez pas raison.»
Et la petite frimousse de répondre aussi sans se fâcher.
Le premier payera deux piastres: le second n’en payera qu’une.
Cette fois le gendarme pensant que la petite était aussi bécarre qu’à Paris répondit: «Brigadier, vous avez raison. Mais non... mais non, à vous monsieur le gendarme de tirer le premier, tout comme les Anglais.»
Mais un gendarme ne saurait passer devant son brigadier. On a beau être aux Marquises, ces dames sont dans le train; d’ailleurs les missionnaires leur disent. Le péché doit avoir son excuse. La monnaie c’est l’excuse...
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Lisant le Journal des Voyages, un homme pense quitter Paris, une civilisation qui l’obsède; il prend le train et le bateau à Marseille, navire somptueux.
Déjà sur le navire, quelques jours de marche et il commence à connaître ce monde colonial qu’il ne soupçonnait pas.
Oh! les délices de vivre en troupe sous une férule avec la sécurité de la pâtée et la possible auréole d’une palme!
Remy de Gourmont.
Tous les jours, brillants festins, longues tables de mets succulents: un officier préside chaque table.
«Maître d’hôtel! qu’est-ce que c’est que cela: croyez-vous que je sois habitué à manger une pareille nourriture. Le gouvernement paye et j’en veux pour mon argent. Chez lui l’employé déjeune avec deux sous de figues et un sou de radis. Le dimanche la salade et une trempette dans le vinaigre rehaussé d’ail, à bord c’est différent, on est en congé et aux frais de la princesse on veut gobeloter en grognant.»
Palais délicats de ruffian, souvent mari complaisant: des enfants en veux-tu en voilà, boutonneux, scrofuleux, tout le portrait de leurs parents; déjà marqués du sceau de la médiocrité: bienfaits de l’instruction publique et obligatoire.
A travers le grand Océan un navire vient de toucher la terre et c’est un îlot qui n’est pas marqué sur la carte. Trois habitants cependant: un gouverneur, un huissier et un marchand de tabac avec timbres-poste. Déjà!!!
Ah! lecteurs, vous croyez que c’est commode de trouver un coin tranquille à l’abri des méchants. Pas même l’île du docteur Moreau: pas même la planète de Mars. On vient de s’en apercevoir depuis que les Marsiens (histoire de venger les Boërs) sont descendus à Londres afin d’organiser la panique de tous ces braves Anglais.
Arrivée à Tahiti. Les voyageurs pour le retour changent de train. L’arrivée doit une visite (inénarrable le chapeau Gibus), le gouverneur, les balayeurs aussi. On susurre... finalement mais gracieusement, on vous demande: «Avez-vous de l’argent?»
Ne vous désespérez pas cependant: le soir arrive et vous allez enfin goûter l’oubli de la civilisation. Au centre du petit square un petit kiosque à peine suffisant pour contenir tous les membres de la Société philharmonique et les lampions allumés, charmante musique moderne, vous enchantent. Avisant un employé à casquette qui distribue des billets pour les chevaux de bois, vous vous méprenez et vous demandez votre billet d’omnibus Madeleine-Bastille. Toujours distrait, vous prenez place dans un véhicule traîné par des chevaux de bois. Ça tourne, ça tourne encore. Ce n’est pas la Bastille. Erreur!! c’est Tahiti.
Et si jamais pareille mésaventure vous arrive, ne vous avisez pas de faire la connaissance d’un procureur de la République française. Comme à moi, il vous en cuirait.
Au surplus, que je vous raconte l’aventure, non au début. Ce serait vous ennuyer, mais au moment où plus rageur que Meissonier je voulus me fâcher.
Tout le monde, même le commandant du navire de guerre, voulut me dissuader d’une pareille escapade. «Vous ne savez pas ce que c’est qu’un procureur et un gouverneur aux colonies, me disait-on: autant arrêter la marche d’une comète en lui mettant un grain de sel sur la queue.»
Voilà comment je devins journaliste, polémiste si vous voulez. Mais naviguer au milieu de ces récifs sans s’y briser, n’est pas une petite affaire. Il me fallut étudier les détours pour ne pas aller en prison.
Un petit spécimen de mon savoir-faire: «Quant à X... les dit-on sont si formidables que par respect de l’humanité je m’impose le devoir de croire que c’est Peut-être de la calomnie.»
Encore un spécimen: celui-là dans le ridicule.
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Anecdotes traduites du grec souvent divertissent: en raconter une sans garantir la fidélité de la traduction ne me paraît pas une hardiesse hors de mes moyens mais plutôt un jeu de joyeux compagnon. En l’an X de la XVIIIᵉ dynastie Ramsès, il se passait bien d’étranges choses à Cythère, mais Cythère au peuple crétois n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Cythère cédée à la Suisse en échange de la fameuse arbalète de Guillaume Tell et de sa pomme qui devint plus tard la pomme Cythère, Cythère devenue suisse perdit son beau temple de Vénus et un semblant d’austérité genevoise la rendit morne, insupportable.
Autrefois donc à Cythère au peuple crétois, le ciel était pur, les femmes adorables et adorées ayant la joie nue de vivre dans la clémence de l’air, dans la caresse des herbes douces, dans la volupté du bain. Et c’était une perpétuelle fête, une ignorance parfaite du travail que les générosités de la nature font inutile.
Rien de plus riant que son port, avec ses boutiques ensoleillées, ses pirogues; et ce fut un jour fameux que le 6ᵉ jour de la XVIIIᵉ dynastie de Ramsès en l’an X. La société commerciale venait d’ouvrir son vaste magasin lorsque se présenta un client, un tout petit jeune homme microscopique, mignon au possible, si bien habillé, pommadé ciré depuis en haut jusques en bas.
D.—Avez-vous du cold-cream à la cannelle?
R.—Oui, certes et du tout frais.
D.—Donnez-m’en un kilo. Et le commis empressé, de fournir la marchandise, de proposer plusieurs articles, entre autres la fameuse découverte du biberon Pastoros contre la rage des dents.
«Figurez-vous que le vaccin a été pris sur un morse tout particulier qui réside seulement au 90ᵉ degré de latitude. On en a fait une expérience concluante sur l’éléphant bleu d’Amsterdam. Cet animal était devenu extrêmement dangereux par suite d’une rage de dents: un cancrelat s’était installé dans une de ses défenses pour y faire son nid.
Or le biberon Pastoros possède une tétine à aspérités. L’éléphant biberonna, se piqua, se vaccina.
O merveilleuse découverte: l’éléphant bleu devint rouge aussitôt, puis ses défenses tombèrent au pied du cornac.
Comme le petit mignon sortait du magasin, les vitres s’assombrirent; la belle, l’immense Toutoua dit tout bas: «A ce soir.»
8 heures sonnaient au beffroi. Bien heureux, le petit mignon suivi de ses deux chiens noirs montait (cette fois avec majesté, les marches de la grande construction).
D.—Tout le monde est à son poste? demanda-t-il.
R.—Oui, Seigneur archonte.
D.—Qu’on me laisse tranquille ce matin, je n’y suis pour personne.
Dans son élégant cabinet capitonné, Mignon est seul, se mire, se pomponne, puis étend une couche de cold-cream sur son petit museau adoré. Il se déculotte (un peu seulement... les convenances!...) et allant on ne sait où, un peu de ce cold-cream à la cannelle s’engloutit aux profondeurs mystérieuses du chérubin.
8 heures du soir. L’immense, la belle Toutoua en son logis gazouille, chemise entr’ouverte, laissant voir de mystérieuses choses aux âcres senteurs dont la vue aurait en des vieillards éteints rallumé le feu de Vénus et particulièrement échauffait son mignon. Tous deux d’amour brûlaient à la recherche des extases suprêmes. Ce fut une nuit superbe.
Le sommeil depuis quelques heures avait engourdi nos deux belles créatures lorsque les voitures du laitier annoncèrent l’heure proche du marché. L’immense Toutoua se réveilla, voulut à gauche, à droite, embrasser son adoré. Oui-da, elle ne trouva rien. Peau de balle, balai de crin. Une sueur froide inonda ses puissants mamelons lorsqu’elle sentit sous elle son cher mignon. L’insecte ne donnait plus signe de vie, tout à fait endommagé.
Que faire? toutes prolonges dehors et pas un verre de ratafia. Toutoua tristement mit l’insecte entre ses deux mamelons et le porta au logis seigneurial. Le docteur fut appelé et trouva que l’insecte devait être mal à son aise. Le grand Hippocrate lui-même n’aurait pas trouvé mieux que son disciple lorsque celui-ci prenant un soufflet d’insecticide Vicat l’introduisit dans les profondeurs mystérieuses car aussitôt l’insecte respira.
En l’an X de la 18ᵉ dynastie Ramsès, tout ceci se passa.
Traduction s.-g.-d.-g.
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Au café, au grand 9, sur le boulevard, je vais: tout le monde y va, la belle race arienne circule. Au café, au grand 9, sur le boulevard, je dessine, je regarde, j’écoute sans attrait. Au café, les tables de marbre invitent le crayon, les glaces agrandissent la foule: le monde est là sans choix. Sans choix aussi je dessine; tout est beau, tout est laid.
Tiens!!! voilà une tête que je connais; où diable l’ai-je vue. Le profil est anguleux, et je cherche qui cela peut être. Ah! j’y suis, c’est moi, je me résigne sans tristesse. Je me croyais mieux. La vérité!! Au grand 9, Madame dit: «Que prenez-vous? du champagne. N’est-ce pas?» Et moi, plus modeste, je réponds: «Donnez-moi du pippermint!»
Elle, parée, odorante, crasse verveine prend une chopine. Là aussi les glaces renvoient le visage des hommes, des femmes. Ce n’est pas beau. Et je figure à côté de l’hétaïre. L’amour embellit, dit-on. Je m’efforce d’être convaincu; impitoyablement mon crayon s’y refuse. La vérité!!!
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Souvent, très souvent, le nègre, demi-nègre, quart de nègre, capre même gouverne aux colonies qui ne les ont pas vu naître. Instruits souvent, intelligents même, ils restent nègres, demi-nègres, quart de nègre, capre même. Le coq de la Gaule, l’ancien maître devient esclave et ne chante plus son cocorico d’autrefois; à son tour devient souverain maître le corbeau d’Éthiopie qui croasse.
Allons enfants de la Patrie, le jou... de gloi...e é pa...mi nous!
Durant mon séjour à la Martinique, un nègre, demi-nègre, quart de nègre, capre même, vint à se disputer avec un Bordelais, de là insultes. Le Bordelais exigea le duel qui fut accepté par notre nègre, demi-nègre, etc... et rendez-vous fut pris dans la canne à sucre. Les témoins étaient de part et d’autre des quinbois, c’est-à-dire des porte-chance.
Notre Bordelais sur le terrain eut la colique et excuses faites de l’accident il alla dans la canne à sucre déboucler son pantalon. L’opération (il faut croire?) fut assez longue, car les témoins impatientés vinrent à la rescousse.
«Comment! dit notre Bordelais, le nègre, demi-nègre... n’est pas encore parti? Dites-lui bien: «Cinquante ans, il restera, cinkanttt ans je chierai.»
Les Bordelais n’aiment pas les nègres, demi-nègres, quart de nègre, capres même.
Un journal à Tahiti qui ne serait pas politique ne serait pas respectable. Élections à Tahiti c’est synonyme de Picpus contre l’ours de Berne. Me voilà donc (qui l’aurait cru), devenu picpus pour ne pas être suisse.
D’un bord, sale calotin, de l’autre vil sectaire. Parpaillot, jamais... jamais de ma vie, même lorsque je fis ma première communion, je ne fus aussi catholique et j’eus raison. Vous allez savoir comment.
J’en étais là, lorsque je me dis qu’il était temps de filer vers un pays plus simple et avec moins de fonctionnaires. Et je songeai à faire mes malles pour aller aux Marquises. La terre promise, des terres à ne savoir qu’en faire, de la viande, de la volaille et pour vous conduire, par-ci, par-là, un gendarme doux comme un mérinos.
De ce pas, le cœur à l’aise, confiant comme une pucelle qui serait barrée je pris le bateau et j’arrivai tranquillement à Atuana chef-lieu de Hivaoa.
Il me fallut singulièrement en rabattre. La fourmi n’est point prêteuse, c’est là le moindre défaut: et j’avais l’air d’une cigale qui aurait chanté tout l’été.
Tout d’abord, les nouvelles à mon arrivée furent qu’il n’y avait point de terres à louer ou à vendre, sinon à la mission et encore. L’évêque était absent et il me fallut attendre un mois; mes malles et un chargement de bois de construction restaient sur la plage.
Durant ce mois j’allais comme vous le pensez tous les dimanches à la messe, forcé de jouer mon rôle de vrai catholique et de polémiste contre les protestants. Ma réputation était faite et Monseigneur sans se douter de mon hypocrisie voulut bien (parce que c’était moi), me vendre un petit terrain rempli de cailloux et de brousse, au prix de 650 francs. Je me mis courageusement à l’œuvre et grâce encore à quelques hommes sous la recommandation de l’évêque je fus installé rondement.
L’hypocrisie a du bon.
Ma case finie, je ne songeai guère à faire la guerre au pasteur protestant qui d’ailleurs est un jeune homme bien élevé et d’un esprit très libéral: je ne songeai pas non plus à retourner à l’Église.
Une poule survint et la guerre fut allumée.
Quand je dis une poule je suis modeste, car toutes les poules arrivèrent sans aucune invitation.
Monseigneur est un lapin, tandis que moi je suis un vieux coq, bien dur et passablement enroué. Si je disais que c’est le lapin qui a commencé je dirais la vérité. Vouloir me condamner au vœu de chasteté! c’est un peu fort: pas de ça Lisette.
Couper deux superbes morceaux de bois de rose et les sculpter genre marquisien ne fut qu’un jeu pour moi. L’un représentait un diable cornu (le père Paillard). L’autre, une charmante femme, fleurs dans les cheveux. Il suffit de l’avoir appelée Thérèse pour que tous, sans exception, même les enfants de l’école, y vissent une allusion à ces amours si célèbres.
Si c’est une légende ce n’est toujours pas moi qui l’ai créée.
Mon Dieu que voilà des potins, et si jamais je retourne à Paris je pourrai d’emblée me présenter comme concierge et lire tous les matins le feuilleton du Petit Journal.
D’ailleurs ici, nulle conversation n’est possible, si ce n’est potiner et dire des cochonneries: dès le berceau, l’enfant se tient au courant. C’est, à vrai dire, toujours la même chose, comme le pain quotidien.
Pas toujours spirituel, mais cela repose des travaux d’art; la pensée folâtre, le corps aussi. Les femmes sont simoniennes sans discuter. Puis cela vous préserve de l’ennuyeuse austérité, et de la vilaine hypocrisie qui rend les gens si méchants. Une orange et un regard de côté. Cela suffit.
L’orange dont je parle varie de 1 franc à 2 francs; ce n’est vraiment pas la peine de s’en priver. On peut à son aise faire son petit sardanapale sans se ruiner.
Le lecteur doit sans doute chercher l’idylle, car il n’y a pas de livre sans idylle. Mais...
Ceci n’est pas un livre.
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A l’interprète indigène j’ai dit: «Mon garçon, comment dis-tu, en langue marquisienne: Une idylle.» Et il m’a répondu: «Que vous êtes rigolo!» Poussant plus loin mes investigations, je lui ai dit: «Quelle est l’expression pour dire vertu?» Et en riant, ce brave garçon m’a répondu: «Vous me prenez donc pour un imbécile?»
Le pasteur lui-même raconte que c’est un péché.
Et les femmes comme des biches étonnées, au regard velouté, semblent dire: «C’est pas vrai.» Une Parisienne dirait: «Cause toujours!»
Je sais bien que là-bas, à Paris comme en province, les fonctionnaires en congé vous en racontent d’extraordinaires. N’en croyez rien: ici, les monstres sont naturels. Ils voient bien, sans en avoir l’air, que nos casques sont ridicules et que nous vantant du contraire nous sommes de fiers cochons.
Ils promettent, disent-elles, et ils ne tiennent pas. Autrement dit, ça ne biche pas.
A part cela ils se foutent de nous comme Colin à Tampon.
Si vous rencontrez jamais au Helder ou un autre bouzin, un gouverneur qui s’appelle Ed. Petit, admirez-le, car c’est un rude serin.
Figurez-vous qu’autrefois! Commissaire à bord du Hugon il vint aux Marquises, fit pas mal de mariages comme celui de Loti, et fier de l’une d’elles il voulut se payer la tête de sa belle-mère qui résidait à quelques pieds sous terre dans cette charmante île qu’on nomme Taoata.
On gratta, on déterra et comme notre commissaire voulait emporter la fameuse tête, le beau-père s’écria: «Combien de piastres?»
«Ça n’a pas de prix,» répondit notre spirituel commissaire. Rien de plus entêté qu’un beau-père qui veut des piastres et la fameuse tête réintégra son domicile éternel.
Comme le petit Poucet notre commissaire par mégarde sema des petits cailloux sur sa route et la nuit déroba la tête convoitée.
Le missionnaire (vigie qui ne laisse rien passer), fit une plainte écrite et le commandant du Hugon, tout à fait courroucé apprit à notre commissaire qu’une belle-mère, c’est sacrée...
A son examen, à l’École coloniale on lui fit cette demande:
D.—Quel est le moyen d’équilibrer un budget?
R.—C’est très simple, il faut le ruiner.
Allez donc coloniser!
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Un journal américain nous apprend que le président Mac Lean assassiné est mort, d’après l’avis des médecins, par faute de vitalité!!
Ici se pose une question de procédure. Manque de vitalité: n’est-ce pas un vice de forme? et alors dans ce cas n’aurait-on pas chance de gagner en allant en Cour de cassation.
Cet extraordinaire gouverneur qu’on nomme Ed. Petit écrit au ministre.
«Aux Marquises, la race disparaît de plus en plus. N’y aurait-il pas lieu de nous envoyer le trop-plein de la Martinique.»
Ceci écrit après la catastrophe du volcan.
Cela ressemble un peu à cet aide de camp qui vient trouver l’empereur Napoléon Iᵉʳ.
«Sire! cent mille hommes vous attendent en bas. N’y aurait-il pas lieu de les faire monter par le petit escalier dérobé?» Et Napoléon Iᵉʳ de répondre. «Dites-i qu’ils entrent, mon bon!»
Si au Helder ou autre bouzin, voire même aux Folies-Bergère, vous rencontrez Ed. Petit, dites-lui qu’il n’a pas son pareil.
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Dieu, que j’ai si souvent offensé, m’a cette fois épargné: au moment où j’écris ces lignes un orage tout à fait exceptionnel vient de faire des terribles ravages.
Dans l’après-midi d’avant-hier, le gros temps qui s’accumulait depuis quelques jours prit des proportions menaçantes. Dès 8 heures du soir, c’était la tempête. Seul, dans ma case, je m’attendais à chaque instant à la voir s’écrouler: les arbres énormes qui au tropique ont peu de racines sur un sol qui une fois détrempé n’a plus de consistance, craquaient de toutes parts et tombaient sur le sol avec un bruit sourd. Surtout les maiore (arbre à pain qui ont un bois très cassant). Les rafales ébranlaient la toiture légère en feuilles de cocotier, s’introduisaient de tous côtés, m’empêchant de tenir la lampe allumée. Ma maison démolie avec tous mes dessins, matériaux accumulés depuis vingt ans, c’était ma ruine.
Vers 10 heures un bruit continu, comme un édifice de pierre qui s’écroulerait attira mon attention. Je n’y tins plus et je sortis dehors de ma case, les pieds aussitôt dans l’eau.
A la pâle lueur de la lune qui venait de se lever, je pus voir que j’étais ni plus ni moins au milieu d’un torrent qui charriait les cailloux venant se heurter aux piliers de bois de ma maison. Je n’avais plus qu’à attendre les décisions de la Providence et je me résignai. La nuit fut longue.
Aussitôt le petit jour je mis le nez dehors. Quel étrange spectacle que, dans cette nappe d’eau, ces blocs de granit, ces énormes arbres venant d’on ne sait où. La route qui était devant mon terrain avait été coupée en deux tronçons: de ce fait je me trouvais sur un îlot enfermé moins agréablement que le diable dans un bénitier.
Il faut vous dire que ce qu’on nomme la vallée d’Atuana est une gorge très resserrée en certains endroits où la montagne forme muraille. En pareil cas toutes les eaux des plateaux du haut descendent à pic dans le torrent. L’Administration toujours peu intelligente a fait là, juste le contraire de ce qu’il y avait à faire. Au lieu de faciliter l’écoulement des grandes eaux, elle a fait juste le contraire barrant de toutes parts avec un amoncellement de cailloux. De plus, sur les bords, même au milieu du torrent, elle laisse pousser des arbres, qui naturellement sont renversés par les eaux et forment autant d’instruments de démolition, renversant tout sur leur passage. Les maisons dans ces pays chauds et pauvres sont de construction légère et un rien les renverse: autant d’éléments de désastre. La raison n’est donc rien, pour qu’on la foule de pareille façon; déjà il n’est plus question que de reboucher sommairement les trous faits par le torrent. Mais des ponts! où est l’argent, l’éternelle question. Où est l’argent?
Qu’on nous laisse, nous simples colons, gérer nos affaires, employer nos fonds à des ouvrages utiles, au lieu d’entretenir tous ces employés insolents et médiocres. On verra alors ce que peut devenir une petite colonie. Je dis... Une petite colonie, comme celle des Marquises.
Ma case a résisté et lentement nous allons tâcher de réparer les dégâts. Mais à quand la prochaine inondation?
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Le Journal des Voyages (auteurs autorisés), la géographie de Élisée Reclus nous ont fait la description des Marquises avec leurs côtes inaccessibles, leurs montagnes à pente rapide, granitiques. Je ne veux rien ajouter de mon cru; ce ne serait pas scientifique.
Je veux vous parler des Marquisiens ce qui sera assez difficile aujourd’hui. Rien de pittoresque à se mettre sous la dent. Jusqu’à la langue, qui aujourd’hui, est abîmée par tous les mots français mal prononcés. Un cheval (chevalé), un verre (verra), etc...
On ne semble pas se douter en Europe qu’il y a eu soit chez les Maories de la Nouvelle-Zélande, soit chez les Marquisiens un art très avancé de décoration. Il se trompe, Monsieur le fin critique quand il prend tout cela pour un art de Papoue!
Chez le Marquisien surtout, il y a un sens inouï de la décoration.
Donnez-lui un objet de formes géométriques quelconques, même de géométrie gobine, il parviendra,—le tout harmonieusement,—à ne laisser aucun vide choquant et disparate. La base en est le corps humain ou le visage. Le visage surtout. On est étonné de trouver un visage là où l’on croyait à une figure étrange géométrique. Toujours la même chose et cependant jamais la même chose.
Aujourd’hui même à prix d’or on ne retrouverait plus de ces beaux objets en os, en écaille, en bois de fer qu’ils faisaient autrefois. La gendarmerie a tout dérobé et vendu à des amateurs collectionneurs et cependant l’Administration n’a pas songé un seul instant, chose qui lui aurait été facile, à faire un musée à Tahiti de tout l’art océanien.
Tous ces gens qui se disent cependant si instruits n’ont pu se douter un instant de la valeur des artistes marquisiens.
Il n’y a pas la moindre femme de fonctionnaire qui devant cela ne se soit écrié: «Mais c’est horrible! c’est de la sauvagerie!» De la sauvagerie! elles en ont plein la bouche.
Modes surannées, tourtes depuis les pieds jusqu’à la tête, communes de hanche, corset tripaillant, bijouterie en toc, coudes ou menaçant ou saucissonnant, elles déparent une fête dans ces pays. Mais elles sont blanches, et leur ventre bedonne.
Toute élégante, la population qui n’est pas blanche. Monsieur le critique se trompe considérablement quand il dit avec dédain... des Négresses... à moins que ce soit moi qui me sois trompé, les décrivant, les dessinant aussi.
L’un dit: «Ce sont des Papoues;» l’autre: «Ce sont des négresses.» Voilà de quoi sérieusement me donner des doutes sur ma valeur artistique. Loti! à la bonne heure; c’est charmant.
Rétablissons un instant dans mon sens la désignation de cette race et nommons-la la race Maorie, quitte à un autre, plus tard, plus ou moins photographe, à la décrire et la peindre avec un art plus civilisé et plus vrai.
Je dis bien, toute élégante. Toute femme fait sa robe, tresse son chapeau, et lui met des rubans à en remontrer à n’importe quelle modiste de Paris, arrange des bouquets avec autant de goût que sur le boulevard de la Madeleine. Leur joli corps sans contrainte sous la chemise de dentelle et de mousseline, ondule gracieusement. Des manches, sortent des mains essentiellement aristocratiques: en revanche les pieds larges et solides, sans bottine, nous offusquent quelque temps seulement, car plus tard ce serait la bottine qui nous offusquerait. Autre chose aussi aux Marquises qui révolte quelques bégueules c’est que toutes ces jeunes filles fument la pipe, sans doute, le calumet, pour ceux qui voient dans tout la sauvagerie.
Quoi qu’il en soit, envers et contre tout, le voulant même, la femme Maorie ne saurait être fagotée et ridicule, c’est qu’il y a en elle ce sens du beau décoratif que j’admire dans l’art marquisien après l’avoir étudié. Puis ne serait-ce que cela? n’est-ce donc rien qu’une jolie bouche qui, au sourire, laisse voir d’aussi belles dents. Cela des négresses! allons donc.
Et ce joli sein au bouton rosé si rebelle au corset. Ce qui distingue la femme Maorie d’entre toutes les femmes et qui souvent la fait confondre avec l’homme, ce sont les proportions du corps. Une Diane chasseresse qui aurait les épaules larges et le bassin étroit.
Si maigre que soit le bras d’une femme il est toujours d’une ossature peu visible, et souple, et joli de lignes. Avez-vous remarqué dans un bal les jeunes filles de l’Occident, gantées jusqu’au coude: bras maigres, coudés, archicoudés, vilains en somme, ayant l’avant-bras plus fort que l’arrière-bras.
J’ai dit intentionnellement les femmes d’Occident, car le bras de la Maorie est le même que celui de toutes les femmes d’Orient: plus fort cependant.
Avez-vous remarqué aussi, au théâtre, les jambes des figurantes. Ces cuisses énormes (les cuisses seulement), le genou énorme et en dedans. Cela tient probablement à un écartement exagéré de l’emmanchement du fémur.
Tandis que chez la femme d’Orient, et surtout chez la Maorie la jambe depuis la hanche jusqu’au pied donne une jolie ligne droite. La cuisse est très forte, mais non dans la largeur, ce qui la rend très ronde et évite cet écart qui a fait donner pour quelques-unes dans nos pays la comparaison avec une paire de pincettes.
Leur peau est d’un jaune doré, c’est entendu et c’est vilain pour quelques-uns, mais tout le reste, surtout quand il est nu, est-ce donc si vilain que cela; et ça se donne pour presque rien.
Une chose cependant m’ennuie aux Marquises c’est ce goût exagéré pour les parfums; car c’est alors que le marchand leur vend une parfumerie épouvantable de musc et de patchouli. Réunis dans une église, tous ces parfums deviennent insupportables. Mais là encore, la faute en est aux Européens.
Quant à l’eau de Lavande vous ne la sentirez pas parce que l’indigène, à qui il est défendu de vendre une goutte d’alcool, la boit aussitôt qu’il peut mettre la main dessus.
Revenons à l’art marquisien. Cet art a disparu grâce aux missionnaires. Les missionnaires ont considéré que de sculpter, décorer, c’était le fétichisme, c’était offenser le Dieu des chrétiens.
Tout est là, et les malheureux se sont soumis.
La nouvelle génération, depuis le berceau, chante en un français incompréhensible les cantiques, récite le catéchisme et puis encore...
Rien. Vous m’entendez bien.
Si une jeune fille ayant cueilli des fleurs fait artistement une jolie couronne et la met sur sa tête, Monseigneur se fâche!
Bientôt le Marquisien sera incapable de monter à un cocotier, incapable d’aller dans la montagne chercher les bananes sauvages qui peuvent le nourrir. L’enfant retenu à l’école, privé d’exercices corporels, le corps (histoire de décence), toujours vêtu, devient délicat, incapable de supporter la nuit dans la montagne. Ils commencent à porter tous des souliers, et leurs pieds, désormais fragiles, ne pourront courir dans les rudes sentiers, traverser les torrents sur des cailloux.
Aussi nous assistons à ce triste spectacle qui est l’extinction de la race en grande partie poitrinaire, les reins inféconds et les ovaires détruits par le mercure.
Voyant cela, je suis amené à penser, rêver plutôt; à ce moment où tout était absorbé, endormi, anéanti dans le sommeil du premier âge, en germes.
Principes invisibles, indéterminés, inobservables alors, tous par l’inertie première de leur virtualité, sans un acte perceptible ou percevant, sans réalité active ou passive, sans cohésion par là même n’offraient évidemment qu’un caractère, celui de la nature entière sans vie, sans expression, dissoute, réduite à rien, engloutie dans l’immensité de l’espace, qui sans forme aucune et comme vide et pénétrée par la nuit et le silence dans toutes ses profondeurs devait être comme un abîme sans nom. C’était le chaos, le néant primordial, non de l’Être, mais de la Vie, qu’après on appelle l’empire de la Mort, quand la vie qui s’en était produite y revient.
Et mon rêve avec la hardiesse de l’inconscience tranche bien des questions que ma compréhension n’ose aborder. Soudainement je suis sur la terre et au milieu d’animaux étranges; je vois des êtres qui pourraient bien être des hommes, mais que peu ils nous ressemblent. Sans crainte je m’en approche: vaguement, sans étonnement ils me regardent. Un singe à côté semblerait de beaucoup supérieur.
Et tirant une pièce de monnaie de ma poche je la présente à l’un d’eux. C’est tout ce que j’ai trouvé de plus intelligent à ce moment. Il s’en empare, la porte à sa bouche, puis, sans colère, il la rejette. A-t-il pensé, je n’ose l’espérer.
Par moments quelques sons rauques sortent de sa gorge comme d’une caverne.
Et dans mon rêve, un ange aux ailes blanches vient à moi souriant. Derrière lui un vieillard tenant dans sa main un sablier.
«Inutile de m’interroger, me dit-il, je connais ta pensée. Apprends que ces êtres sont des hommes comme tu étais autrefois lorsque Dieu a commencé à te créer. Demande au vieillard de te conduire à l’infini plus tard et tu verras ce que Dieu veut faire de toi et tu trouveras qu’aujourd’hui tu es singulièrement inachevé. Que serait l’œuvre du créateur si elle était d’un jour; Dieu ne se repose jamais.»
Le vieillard disparut, et réveillé, levant les yeux au ciel, j’aperçus l’ange aux ailes blanches qui montait vers les étoiles. Sa longue chevelure blonde laissait dans le firmament comme une traînée de lumière.
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Laissez-moi vous faire part d’un cliché qui existe ici et qui a le don de m’énerver.
Les Maoris viennent de la Malaisie.
Sur les bateaux qui circulent dans l’océan Pacifique, et à leur débarquement à Tahiti, les fonctionnaires toujours instruits vous disent: «Monsieur, les Maoris sont d’exportation malaise.—Mais pourquoi?» vous écriez-vous!
Il n’y a pas de pourquoi. C’est le cliché, vu, revu et corrigé par tous les photographes.