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Avant et Après: Avec les vingt-sept dessins du manuscrit original

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En famille PG.

Mais vous me voyez souvent tout nu; ce n’est pas une raison, c’est le dedans qu’il faut voir. Au surplus, moi-même, je ne me vois pas toujours très bien.

 

Le dessin, qu’est-ce que c’est cela? Ne vous attendez pas de ma part à un cours à ce sujet. Le critique veut dire probablement, un tas de choses sur papier avec du crayon pensant sans doute que c’est encore là où l’on reconnaît si un homme sait dessiner. Savoir dessiner ce n’est pas dessiner bien. Se doute-t-il, ce critique, cet homme compétent, que décalquer le contour d’une figure peinte donne un dessin d’aspect tout autre. Dans le portrait du voyageur de Rembrandt (galerie Lacazes) la tête est carrée. Prenez-en le contour et vous verrez que la tête est deux fois plus haute qu’elle n’est large.

Je me souviens du temps où le public jugeant le dessin des cartons Puvis de Chavannes, tout en accordant à Puvis de grands dons de composition, affirmait que Puvis de Chavannes ne savait pas dessiner. Et ce fut un étonnement quand un beau jour il fit chez Durand-Ruel une Exposition exclusivement de dessins-études, au crayon noir, à la sanguine.

«Tiens, tiens..., se dit ce charmant public, mais Puvis sait dessiner comme tout le monde; il connaît l’anatomie, les proportions, etc... Mais alors, pourquoi sur ses tableaux ne sait-il pas dessiner?» Dans une foule, il y a toujours un plus malin que les autres. Et ce malin dit: «Vous ne voyez pas que Puvis se fout de vous?... encore un qui veut faire son original et ne pas faire comme tout le monde...»

Mon Dieu, qu’allons-nous devenir?

C’est probablement ce qu’a voulu comprendre ce critique qui me demandait mes dessins, se disant: «Voyons un peu s’il sait dessiner.»

Qu’il se rassure. Je vais le renseigner. Je n’ai jamais su faire un dessin proprement, manier un tortillon et une boulette de pain. Il me semble qu’il manque toujours quelque chose: la couleur.

Devant moi une figure de Tahitienne... Le papier blanc me gêne.

Carolus Durand se plaint des impressionnistes, de leur palette surtout. C’est si simple, dit-il: «Voyez Vélasquez.» Un blanc, un noir...

Si simples que cela, les blancs et les noirs de Vélasquez.

J’aime à entendre ces gens-là. Ces jours terribles où l’on se croit bon à rien, où l’on jette ses pinceaux: on se souvient d’eux et l’espoir renaît.

 

Les vrais ambassadeurs sont ceux qui n’ont pas trop confiance dans leur intelligence, répondent évasivement, s’habillent et reçoivent très bien.

Au musée du Louvre, les conservateurs semblent aussi être dans le même cas. Cependant, cependant... ne pourrait-on pas trouver mieux?

*
* *

Je vous parle beaucoup d’un tas de choses, malgré ma promesse de vous parler des Marquises. Ce serait de la traîtrise, vous alléchant par un titre pompeux en espoir d’un tout autre chose qu’à Paris, mais qu’on m’excuse moi-même y ayant été pincé. J’y suis, avalons la pilule. En revanche, mon pinceau peut se rattraper. Il y a bien de superbes montagnes que je pourrais vous décrire plus ou moins mensongèrement, mais il me faudrait le talent descriptif avec un tas d’adjectifs que je ne connais pas et qui sont si familiers à Pierre Loti.

Bien des choses étranges et pittoresques ont existé autrefois, mais aujourd’hui il n’y a plus de traces, tout a disparu.

La race disparaît chaque jour, disséminée par les maladies européennes; jusqu’à la rougeole qui a atteint les grandes personnes.

Les tracasseries de l’Administration, l’irrégularité des courriers, les charges d’argent qui écrasent la colonie, rendent tout commerce impossible. Par suite, les commerçants font leurs malles.

Rien à dire si ce n’est parler des femmes et coucher avec.

Pas mûres, presque mûres, tout à fait mûres.

C’est tellement de la prostitution que cela n’en est pas. Nous le disons, mais eux ils ne le pensent pas.

Or on ne connaît qu’une chose que par le contraire et le contraire n’existe pas.

Un drôle de juge aux Marquises... Une jeune fille vient se plaindre que douze mâles venaient de la violer, sans la payer.

«C’est affreux, s’écria le juge», et de suite il fut le treizième, mais il paya. «Tu comprends, ma petite, maintenant je ne peux juger cette affaire-là.»

Ce même juge, le gendarme était absent, reçut une jeune fille, une enfant pour mieux dire, qui venait réclamer son bulletin de sortie de l’école, ce qui veut dire, bonne à...

Mon juge, lui dit: «C’est bien, donne-m’en l’étrenne», et il dépucela. Maintenant la carte était signée.

Maints détails, croustillants quelquefois, suffiront à vous faire connaître les Marquises, beaucoup mieux que les voyageurs. Les voyageurs aujourd’hui voient si peu.

En ce moment, l’île de Tasata a été ravagée par un raz de marée épouvantable qui a soulevé des blocs énormes de corail et beaucoup de coquillages pour les collectionneurs.

Avec le corail on fera de la chaux. Les baleiniers qui sont de fins marins voyant leur baromètre faire des farces ont prévu l’accident et sont partis, non sans laisser au gendarme de très jolis cadeaux. Des pots-de-vin... fi donc... des cadeaux (avec factures!!!).

Que voulez-vous, ont dit les capitaines, la contrebande doit être toujours bien avec les gendarmes.

Ceci se passe encore de commentaires.

*
* *

La pire des souffrances c’est la dernière.

Après le café au lait du matin, dans le temple, les sexes rapprochés la nuit se séparent: formalité nécessaire pour permettre à l’âme de secouer la matière qui la subjugue.

Après le bidet, le bénitier; le corps et l’âme sont nettoyés. On prie.

Seigneur, donnez-nous le pain quotidien.

Business is business.

 

Chez le crémier, je mange une crépinette aux choux. Mon voisin, un Anglais, me demande comment ça s’appelle. Et moi: «Qu’est-ce que tu dis?» Le garçon passe et le jeune homme demande un qu’est-ce que tu dis.

Je ne me savais pas si farceur.

*
* *

Il ne s’agit plus de peinture, ni même de littérature: il s’agit d’armes. C’est qu’en ce moment nous avons ici un gendarme... Vous savez... il sort de Joinville-le-Pont! c’est un gaillard terrible. Joinville est en quelque sorte le prix de Rome des exercices physiques.

Il y a beaucoup à en prendre et en laisser. Pour mon compte personnel, je laisserai.

Les maîtres d’armes brevetés de Joinville-le-Pont sont en général des gaillards très exercés: exercés à coups de triques. Très forts assurément, mais acrobates, et font en général de très mauvais élèves.

On dit: «Ayez une bonne main, vous toucherez quelquefois.»

«Ayez une bonne main et de bonnes jambes, vous toucherez souvent». Ajoutez-y une bonne tête et vous toucherez toujours.

Une bonne tête... c’est ce qu’à Joinville on ne donne pas. Là on professe sans discernement.

Le jeu de fleuret consiste à se servir de deux mouvements; les quelques autres en découlent ou sont du supplément.

Un mouvement de va-et-vient et un mouvement tournant, à l’attaque ils se nomment un, deux, trois, et doublez...; à la défense... opposition et contre.

Quoique très simples ces mouvements donnent lieu à énormément de combinaisons. Qui les comprend bien est déjà fort.

Le maître d’armes de régiment excelle à vous fatiguer, vous fait faire durant toute l’année en temps décomposés des une, deux, des doubles et finalement quand l’élève veut faire le moindre petit assaut, il perd la carte. «Que vais-je faire», se dit-il? Tiens une, deux. Il presse et il dégage; l’adversaire prend le contre. Ça ne biche pas. Naturellement... vos mouvements doivent correspondre à la parade.

Il est donc essentiel que le professeur le fasse comprendre à l’élève, en lui donnant la leçon doucement et contrecarrant par sa parade le mouvement commandé. Ainsi par exemple il commande une, deux, mais au lieu d’une opposition, il pare doucement avec un contre, de façon que l’élève suive attentivement la parade et exécute d’après cela.

Maintenant en tant qu’exécution on a un principe à Joinville-le-Pont dont on ne veut démordre. Allongez le bras, fendez-vous. De cette façon il est impossible de tromper les distances, et l’adversaire attentif au mouvement du genou se trouve prévenu constamment.

Tandis que les bons maîtres d’armes civils agissent tout autrement: le bras ne s’allonge qu’au fur et à mesure et la fente souvent inutile ne vient que par-dessus le marché.

Nous aimons aussi la correction s’il se peut, mais intelligemment nous prétendons qu’il faut faire des armes, comme on est bâti.

Ainsi par exemple ayant le poignet faible et la main délicate je m’étais habitué à me servir des muscles du bras, toute la force concentrée à la saignée.

Étant très large de poitrine et n’ayant fait des armes que très tard il m’était impossible à moins d’une gêne extrême de me tenir réglementairement, couvert presque dans les deux lignes. Aussi sans aucune gêne, poitrine découverte, je me suis habitué à n’offrir à l’adversaire qu’une seule ligne en prenant l’engagement toujours en tierce (aujourd’hui on dit en sixte).

Il vaut mieux être correct... Voyez Mérignac. Halte-là, tout le monde n’est pas Mérignac.

Je me souviens, à la salle Hyacinte à Paris, d’un instituteur de première force aux armes. Cet instituteur avait des bras, et des jambes surtout très petites, aussi il s’était habitué à se servir de ses jambes comme s’il avait eu des roulettes sous la plante des pieds. Il ne se fendait pas, mais par une série de petits pas, soit en arrière, soit en avant, il était hors d’atteinte ou immédiatement sur vous. De la tête... toujours de la tête.

Vous avez le poignet fort, fatiguez votre adversaire par des engagements et des pressions solides de force contenue: mais si vous avez la main faible, qu’elle se dérobe sans résistance avec agilité à toutes les pressions. En armes il n’y a pas de dogmes, non plus de bottes secrètes.

Durant mon séjour à Pont-Aven, il y avait un maître de port et garde-pêche, Breton de l’endroit, marin en retraite, maître d’armes breveté de cette fameuse école de Joinville-le-Pont. D’accord avec lui nous installâmes une petite salle d’armes, ce qui, malgré le bon marché, lui faisait des petits bénéfices dont il était très satisfait. C’était d’ailleurs un brave garçon, assez bon tireur mais inintelligent comme tireur et comme professeur. Il n’entendait en rien la science des armes. Tout cela lui était entré par entêtement et force exercices.

Dès le premier jour, je vis que ce pauvre garçon avait des jambes très courtes: aussi je m’amusais entre temps, moi qui suis grand et bien jambé, à lui tromper les distances de sorte que malgré sa finesse de main, il n’arrivait jamais qu’à quelques centimètres du but. Je lui en parlai et cela parut être de l’hébreu. Le pauvre garçon heureusement n’était pas fier et je devins quelque temps son professeur pour bien des choses. Ainsi je lui fis donner des leçons en faisant comme je l’ai dit plus haut, c’est-à-dire en contrecarrant l’élève à la leçon par des parades autres que celles annoncées.

Au bout de quelque temps nous eûmes un excellent professeur, et les élèves firent de rapides progrès.

Tromper les distances. Il est évident que si vous vous disposez à attaquer, il faut sans qu’on s’en aperçoive, par des allongements de bras et un certain piétinement, être le plus près possible de l’adversaire, les coudes au corps. De cette façon, le bras en s’allongeant, traîtreusement, c’est-à-dire au fur et à mesure de ses mouvements, touche le but sans avoir recours aux jambes. De même dans le cas contraire votre bras doit être allongé, vous devez être penché légèrement en avant; de cette façon vous avez pour vous toute la longueur de bras et une certaine distance que vous gagnez en reprenant la position droite.

Avec les maîtres d’armes de l’armée on ne doit faire assaut que très tard, c’est-à-dire quand l’élève est découragé. Au civil, presque dès le début, le professeur termine la leçon par une leçon d’assaut en faisant certaines invites à la valse, certaines incorrections, tout cela très doucement pour qu’en aucun cas, l’élève prenne l’habitude de bafouiller. Comment je vous ai fait une pression et vous n’avez pas dégagé? Comment je vous ai paré avec une opposition et vous avez essayé de doubler? Comment après avoir doublé mon contre, j’ai essayé de changer de ligne et vous n’avez pas dédoublé (doublez, dédoublez)... ainsi de suite. L’élève ainsi intéressé dès le début apprend la science des armes, s’habitue dès le début à appliquer la leçon dans un assaut et fait de très rapides progrès sans pour cela se fatiguer comme un acrobate.

Les différents assauts qu’on donne à Paris tous les ans sont la preuve de ce que je viens de dire, car on voit des maîtres d’armes battus par des civils qui ont dix fois moins d’exercices qu’eux.

De la tête, toujours de la tête...

 

Notre excellent professeur de Pont-Aven fut très étonné lorsqu’un beau jour d’automne il nous arriva dans la salle une paire d’épées, un cadeau d’un élève américain, qui avait pas mal de galette.

Là encore faisant l’assaut avec le professeur, je lui fis voir que c’était un jeu différent.

Certainement il faut toujours étudier à fond les armes avec le fleuret c’est là la grande base; mais il faut appliquer en duel cette science tout autrement.

Il ne s’agit pas en duel de toucher proprement en certains endroits spécifiés: là tout compte.

Il faut penser que sur le terrain les coups dangereux sont aussi dangereux pour soi.

Un homme qui pare bien et qui riposte savamment est une fine lame.

Il n’y a pas de position réglementaire: c’est l’adversaire qui vous indique la position que vous devez avoir. Tout est imprévu, tout est irrégulier. C’est en quelque sorte une partie d’échecs. C’est à celui qui trompera l’autre, se fatiguera le dernier. Méfiez-vous d’avoir les ongles en dessous, car un froissé solide vous désarmera sûrement. Vos allongements de bras doivent être mous et faits dans la ligne de tierce, sinon un liement est à craindre. Le contraire si vous avez affaire à un gaucher.

Étudiez bien votre adversaire. Savoir quelles sont ses parades favorites à moins qu’il soit intelligent et joue ce jeu qu’on joue au collège. Pair ou impair. Il faut donc avoir des mouvements très irréguliers, inattendus, faire croire à son adversaire tout autre chose que ce que vous voulez.

Je pourrais en écrire long sur ce sujet, mais j’espère que le lecteur comprendra suffisamment.

En fin de compte, si vous avez affaire à un adversaire beaucoup plus fort que vous, gardez-vous bien, et au moindre mouvement en avant, de sa part, présentez votre bras contre sa pointe. Vous en êtes quitte pour une blessure sans conséquence et l’honneur est satisfait.

Par contre, si vous avez devant vous quelqu’un qui n’a jamais fait d’armes, prenez garde, il est dangereux. Il ne se sert d’une épée que comme d’un bâton, en travers, allant de haut en bas. N’hésitez pas, faites de la contrepointe et un coup de tête ou coup de figure vous arrange convenablement l’individu.

J’ai rencontré en ma vie, bien des vantards, surtout en voyage et aux colonies: avec ceux-là il suffit de causer quelques instants pour savoir à quoi s’en tenir.

Ainsi, un petit procureur que je vous ai déjà présenté me dit un jour qu’il était terrible, ayant quinze ans de salle d’armes. Lui! un mal bâti dont on ne saurait préciser le sexe et la nature.

Je profitai d’un jour où j’étais avec lui à déjeuner sur une goélette de guerre pour remettre la conversation sur ce sujet, et je lui dis: «Je n’ai pas quinze ans de salle d’armes et cependant je vous fais un pari de 100 francs et je vous en rends huit sur dix.» Naturellement il ne tint pas le pari.

Au régiment, à la salle d’armes, les officiers n’y viennent pas, ils préfèrent aller au cercle jouer à la manille. Quant aux soldats, ennui de part et d’autres, eux et le professeur.

Quelques-uns montrent des dispositions, on les nomme prévôts.

Toujours avec l’enseignement militaire, c’est-à-dire, le corps sans la tête.

J’ai eu souvent l’occasion de tirer avec ces prévôts. Tous des mazettes et inintelligents.

Au collège, c’est presque la même chose, il faut un peu d’armes pour entrer à Saint-Cyr, et le professeur cherche à gagner son argent en douceur.

Je me souviens de ce temps: nous avions pour maître le fameux Grisier qui envoyait son prévôt (je ne me souviens pas de son nom, il doit encore exister ayant une salle d’armes à Paris), ce prévôt était célèbre par ses coupés.

Le père Grisier venait quelquefois, engageait le fleuret de la main droite et avec la main gauche nous donnait une légère tape sur la joue. J’en ai reçu.

C’était d’ailleurs un honneur qu’il nous faisait, appelant cela la botte Grisier. Il avait été maître d’armes de l’empereur de Russie.

 

Assez causé d’armes et qu’on m’excuse: c’est ce fameux gendarme qui sort de Joinville-le-Pont. Mais je ne vous lâche pas pour cela, car je vais de ce pas vous ennuyer avec une petite leçon de boxe. Là encore histoire de me vanter.

Mes premières leçons de boxe ne sont pas de première jeunesse. Mon professeur fut un amateur, un peintre qui se nommait Bouffard, à Pont-Aven. Quoique amateur, il était passablement fort: j’ai continué depuis et cela m’a servi quelquefois, quand cela ne serait que pour se donner de l’assurance. Mais il s’agit de boxe anglaise, tandis qu’à Joinville-le-Pont on fait ce qu’on appelle de la boxe française ou pour mieux dire de la savate. Étant marin, j’avais fait de la savate, mais histoire de rire.

Charlemont fils, aujourd’hui le grand champion de la boxe française, a composé une vraie boxe, et non exclusivement la savate. Bien loin, bien loin de cela, l’École de Joinville-le-Pont.

En tant qu’imparfaitement l’école anglaise est meilleure.

La boxe de Joinville-le-Pont n’a de valeur que pour un homme très agile, acrobate, et très exercé: de première force. Sinon elle est un vrai danger qui vous met vite à la merci d’un boxeur très médiocre de la boxe anglaise.

Voilà toute ma leçon de boxe qui consiste à vous mettre en garde contre l’École de Joinville et s’il vous prend fantaisie de vous y adonner, ayez des jambes agiles, pratiquez tous les jours, quittez toute lecture et devenez une brute.

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* *

Autrefois la chanson était (toujours un souvenir d’enfance): «Maman, les petits bateaux qui vont sur l’eau...»

Aujourd’hui les bateaux vont sous l’eau: que devient la chanson?

Les vieux ronchonnent et disent: «De notre temps!»

Mais à la mer, les gros poissons mangent les petits. Ici ce n’est pas le cas, puisque les petits bateaux, ils mangent les gros.

Et je me plais à voir la tête d’un gros Anglais de quelques tonnes littéralement transformé en chair à saucisse.

Charcuterie à la dynamite.

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Donner, ce n’est pas savoir donner. Pour savoir donner, il faut savoir recevoir.

On dit qu’il faut savoir obéir pour savoir commander. Ce n’est pas très exact. Voyez les rois. Voyez aussi les gendarmes. Plats comme des valets, ils savent obéir. Savent-ils commander? Grand Dieu non. Et pourtant ils aiment commander; ils appellent cela se rattraper ou se venger.

C’est moi le chef!...

Et la femme dit: «Je suis la maréchale (maréchale tout court)—au logis».

Chez moi je suis en chemise, dans mon atelier je suis en blouse: le soir dans le monde je suis en habit.

Dans la rue j’entends une dispute, j’approche et j’écoute.

Un maigre vieillard, sa fille desséchée, une grosse femme avec des tétons, des mamelons, des monstres, avec éloquence, cette éloquence du peuple naturelle, s’écriait: «Oui, Monsieur, je ne connais pas d’expression assez vile pour exprimer ma pensée... Quant à vous, Mademoiselle, je vous dis merde!»

Une cuvette, de l’eau, un peu de savon, et tout est nettoyé. Et ses mains tapaient sur les mamelons caoutchoutés, son ventre mamelonnait. Je

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P.G. Rengaines classiques

m’en souviens, et ma foi, pardonnez-moi, je ris.

Dans cette impasse un peu cour des miracles, l’impasse Frémin donnant sur la rue des Fourneaux. 5 heures du matin, je ne dors pas et j’entends la mère Fourel, la femme du charretier qui s’écrie: «Au secours, mon mari s’est pendu.»

Je saute du lit, j’enfile un pantalon (les mœurs!). Je prends en bas un couteau et je coupe la ficelle. Le pendu était mort, tout chaud, tout bouillant. Je voulus le faire porter sur un lit. Halte-là, il faut attendre la justice...

De l’autre bord, ma maison surplombe de quinze mètres un terrain de maraîchers. Je crie au maraîcher: «Avez-vous un melon-cantalou?»

Justement, en voilà un de mûr, et à mon déjeuner je mange mon cantalou, sans songer au pendu. Comme on le voit, dans la vie il y a du bon. A côté du poison, il y a du contrepoison. Et le soir dans le monde en habit, croyant émotionner, je raconte l’histoire, et tout le monde, en souriant, sans émotion, me demande quelques morceaux de la corde de pendu.

Une histoire en amène une autre. Je me souviens qu’une fois, un soir, j’avais un peu bu et à minuit je rentrais dans une rue du Havre; j’étais marin de commerce à cette époque. Je faillis me casser le nez contre un volet qui, entr’ouvert, débordait. «Cochon!» m’écriai-je, et je tapai sur le volet qui ne voulut pas se refermer... Je te crois, il y avait là un pendu qui ne voulait pas. Cette fois je ne dépendis pas, continuant mon chemin (j’avais un peu trop bu) me disant sans cesse à haute voix: «Le cochon! c’est se fouttt’ des passants, il y a de quoi vous casser la figure.» Heureux ceux qui sont toujours comme il faut.

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J’ai connu à Tahiti un brave garçon, très naïf, domestique chez un riche colon. Il voulait à toute force coucher avec la fille du patron, et pour ce... tous les jours la famille buvait du lait spermatisé. Il ne réussit pas, je crois, car ce fut le patron qui voulut faire des caresses. Horreur... cela donne beaucoup à penser. Défiez-vous des «on dit».

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Les histoires en Océanie sont nombreuses et intéressantes. En voici une qui n’est pas mienne, étant d’autres, mais que je garantis.

A mon premier voyage de pilotin sur le Luzitano, voyage à Rio-de-Janeiro, j’avais, comme apprentissage, à faire la nuit le quart avec le lieutenant.

Il me raconta.

Il était mousse sur un petit navire qui faisait de très longs voyages en Océanie; chargements et pacotilles de toutes sortes.

Un beau matin au lavage du pont, il se laissa tomber à l’eau sans qu’on s’en aperçût. Il ne lâcha pas son balai, et grâce à son balai, l’enfant resta quarante-huit heures sur l’Océan. Par extraordinaire, un navire vint à passer et le sauva. Puis quelques temps après, ce navire ayant atterri dans une petite île hospitalière, notre mousse s’en alla se promener un peu trop longtemps. Il resta pour compte.

Notre petit mousse plut à tout le monde et le voilà installé à ne rien faire, forcé de perdre sur-le-champ son pucelage, nourri, logé, choyé et chatouillé de toutes façons. Il était très heureux. Cela dura deux ans, mais un beau matin un autre navire vint à passer et notre jeune homme voulut rentrer en France.

«Mon Dieu que j’ai été bête, me disait-il, me voilà obligé de bourlinguer... J’étais si heureux!»

Chez les sauvages il y a du bon, mais voilà le mal du pays.

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Si vieillesse pouvait; ça ne compte pas.

Si jeunesse savait... Voilà qui compte.

 

Je n’ai jamais si bien fait que quand je voulais mal faire.

Tout ceci dit et écrit pour les gens qui n’ont pas de morale. Je fus amené un jour dans une famille honnête, ma sœur était avec moi où l’on ne parlait que des vertus familiales et surtout des devoirs en ménage. Ce fut pour moi un trait de lumière et je vis, sans me tromper, que j’étais dans une boîte à mariage. Rien de terrible comme la vertu.

Une veuve promène ses trois filles. Voyez la mère, vous saurez ce que deviendront les filles. Et ce n’est pas engageant.

Aujourd’hui un père doit dire à son futur gendre.

D.—Avez-vous eu la vérole?

R.—Non.

D.—Très bien, mais vous n’aurez pas ma fille, car vous êtes sujet à être malade et à pourrir ma fille.

Il y a de ces nécessités qu’il faut avaler. Avaler est dur; mettons, se résigner.

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Les hommes vieux n’ont pas de dents; les vieux loups en ont de fameuses.

Une femme ne devient vraiment bonne que quand elle devient grand’mère. En Océanie... je ne dis pas cela pour vous, Mesdames de la Métropole... Sinon de conviction, par politesse.

Turlututu, mon chapeau pointu.

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Et lui de me dire: «Tout homme doit servir sa patrie.

—Et vous pourquoi n’avez-vous pas servi?

—Moi c’est autre chose, je suis exempt étant des colonies.»

Patriotisme!

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Bon! voilà mon esprit qui voyage; nous ne sommes plus en Océanie, mais en Afrique, ce bon continent que tout le monde veut se partager ou plutôt se disputer, si propice aux héros aventuriers comme Marchand; ce pays où, sous prétexte de civiliser, on égorge. Ennuyé de tirer sur les lapins, on tire sur la chair noire. Les Boërs tirèrent sur la chair noire disant: «Ote-toi de là, que je m’y mette.» Mon Dieu, les Anglais ne firent pas pire. Un jeu sur le sentiment. On vendait des esclaves; aujourd’hui c’est défendu. Non! c’est que je tousse: allez-y voir.

Or donc en Afrique maints manuscrits arabes nous renseignent. On me l’a dit, et je l’ai cru, j’ai donc prêté toute oreille, faites comme moi si vous voulez savoir ce qui s’y dit.

Au désert, tout n’est pas sable, par-ci par-là, riants paysages, à tel point qu’il y a des girofles le nez en l’air.

C’était donc un jour que le manuscrit arabe ne nous indique pas, un lion et un âne se rencontrèrent. «Mes compliments d’abord,» s’écria maître Aliboron, et notre orgueilleux roi du désert de répondre: «Je les tiens pour bon.»

Le lion n’aime pas beaucoup l’eau et arrivés près d’une rivière il dit à l’âne: «Es-tu assez fort pour me porter sur ton dos, traverser la rivière, ce qui m’évitera une bronchite assurément.»

Notre âne, heureux de plaire à un aussi dangereux compagnon, se mit avec complaisance à sa disposition, lorsque... tout à coup, il se sentit les fesses labourées méchamment. Il hiâna, s’écriant: «Mon Dieu! qu’é que c’est que ça!—Oh rien, s’écria le lion, c’est ma griffe.»

Plus loin, arrivés contre un monticule, notre âne avisa son roi du désert: «Es-tu capable avec moi sur ton dos de monter en courant sur ce monticule.» Sobre de parole, le manuscrit nous dit seulement que le lion exécuta facilement la besogne lorsque... tout à coup le lion sentit un extraordinaire instrument, une arme naturelle, sans doute un pal qui lui perforait cruellement l’intestin. Cette fois ce fut un rugissement: «Mon Dieu! qu’é que c’est que ça!» Et notre baudet, avec cet air jovial et fumiste particulier à sa race de dire: «Oh! c’est rien, c’est ma griffe.»

Il y a deux genres de griffes, et n’est pas la plus terrible celle qu’on pense. Ne pas confondre avec le coup de pied de l’âne. La philosophie arabe est tout autre.

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Mordioux! Cap de Dioux! une main tirait la moustache, l’autre sur la garde de l’épée.

Aujourd’hui. De quoi, e, e! et on se crache dans les mains.

On dit évoluer.

J’ai un Mardi-Gras en Espagne, par Goya. J’ai copié, mais j’ai changé, mettant les gens en habit et le chapeau tuyau. C’était moins bien, mais plus mascarade.

Devant moi un vieux bambou: il est gravé par un sauvage. C’est une figure de géométrie, le carré de l’hypothénuse. Une géométrie naufragée sans doute, et cela m’intéresse. J’aurais voulu savoir ce qui s’est passé dans le cerveau de cet indigène artiste, mais l’artiste est mort.

J’ai aussi un livre de voyages, avec forces illustrations. L’Inde et la Chine, les Philippines, Tahiti, etc... Toutes les figures copiées avec soin, avec idée de portrait, ressemblent à Minerve ou à Pallas. C’est beau l’École.

Jean Dolent, dans son livre les Monstres, fait dire à sa cuisinière: «Avec un gigot on ne met pas de navets,» et il ajoute: «Le Conservatoire!»

Si vous avez des enfants qui ne sont bons à rien, mettez-les ronds-de-cuir: c’est encore le meilleur moyen de devenir quelque chose.

Ici un fonctionnaire me dit: «Est-ce que vous connaissez Huysmans? il paraît que c’est un grand littérateur; il vient d’être décoré.»

Oui, mais Huysmans a été décoré comme employé de ministère. Et notre fonctionnaire réjoui me dit: «C’est donc ça que je ne le connaissais pas.» La vraie gloire c’est d’être connu par les conducteurs d’omnibus.

Le père Corot à Ville-d’Avray. «Eh bien! père Mathieu, ça te plaît-il, ce tableau?—Oh que oui, les rochers y sont bien ressemblants.» Les rochers étaient des vaches.

In populo veritas.

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Au restaurant de très grands peintres discutent et ça n’en finit pas et l’on demande à Degas son avis. Tout ça, dit-il, c’est une affaire de cimaise. Jérôme me dit: «Voyez-vous la grande affaire en sculpture, c’est de bien calculer son armature...» Qu’en dis-tu, Rodin?

 

Ce qui est remarquable dans la grande Révolution, c’est que les meneurs ont été des menés. Un troupeau qui en mène un autre. Tout commence bien pour finir mal. Marat me paraît être le seul qui ait su ce qu’il voulait. Naturellement il devait être tué par une femme. Le grain de sable qui arrête la machine. La fatalité serait-elle par hasard consciente. Oh! alors le mot ne se comprend pas, ou plutôt je ne le comprends pas. J’ai été élevé par des gens qui considéraient l’histoire comme un sage enseignement. Renseignement peut-être, car je n’ai jamais vu aucun résultat qui concorde. J’espère bien que si demain nous avions la guerre avec l’Angleterre, nous ne nous laisserions pas mener par une vraie pucelle d’Orléans.

J’estime que les historiens sont de braves gens, mais qu’ils doivent être embarrassés pour agir s’il faut choisir dans le tas. Quant à moi, si je consultais l’histoire, il me semble que je ne ferais que des bêtises. Il est vrai qu’en politique je suis comme presque tous les artistes: «Je n’y comprends rien.»

Ainsi depuis quelque temps je vois que toutes les nations s’embrassent à qui mieux. Je bois à la santé!... les Rois, les Empereurs, les Présidents de la République. Et comme un serin, je me dis: «Ça sent mauvais.»

Dans un salon, presque un cornichon, le monsieur qui lit tous les bulletins politiques (l’Esprit des autres) pérore gravement. Quand il prononce la Triple-Alliance, son poing serré, symbole de puissance, se met en évidence.

Dans un coin, un épaté quelconque demande à son voisin: «Quel est donc ce monsieur?»

C’est un attaché d’ambassade, un garçon qui ira loin. Voulez-vous être sérieux, parlez politique, de la Triple-Alliance si bien conclue que depuis trente ans elle est toujours à refaire.

«Maman les petits bateaux qui vont sous l’eau ont-ils des jambes.

—Petit bêta, s’ils en avaient ils marcheraient sur l’eau.»

 

Zola avait ses haines. Sans être comme lui un grand homme, on peut, il me semble, avoir aussi ses haines. Je suis de ceux-là.

Je hais profondément le Danemark. Son climat, ses habitants.

Oh! il y a en Danemark du bon, c’est incontestable.

Ainsi depuis vingt-cinq ans, tandis que la Norvège et la Suède ont envahi les salons de peinture en France pour plagier dans tous les sentiers qui sentent mauvais, mais ont de belles apparences, le Danemark honteux de son échec à l’Exposition universelle de 1878, se mit à réfléchir, à se concentrer en lui-même. De là est sorti un art danois, très personnel et auquel il faudra faire sérieusement attention, et je suis heureux ici d’en faire les éloges. Il est bon de regarder l’art français, et même celui de tous les autres pays, mais uniquement pour être plus à même de regarder en soi.

On me fit autrefois à Copenhague une singulière niche. Moi qui ne demandais rien, je fus vivement engagé et invité par un monsieur au nom d’un Cercle d’art à exposer mes œuvres dans une salle ad hoc. Je me laissais faire.

Le jour de l’ouverture, je me disposai l’après-midi seulement à aller jeter un coup d’œil et quel fut mon étonnement lorsque arrivé on me dit que l’Exposition avait été fermée d’office à midi.

Inutile de chercher un renseignement quelconque; de toutes parts bouche close. Je ne fis qu’un saut chez le monsieur important qui m’avait invité. «Le monsieur était, dit le domestique, parti pour la campagne et ne rentrerait pas de sitôt.»

Comme on le voit, le Danemark est un charmant pays. Il faut reconnaître aussi qu’en Danemark on sacrifie beaucoup à l’éducation, aux sciences, et tout particulièrement à la médecine. L’hôpital de Copenhague peut être considéré comme un des plus beaux établissements de ce genre, par son importance et surtout par sa tenue intérieure qui est de premier ordre.

Rendons-leur cet hommage, d’autant plus qu’après je ne vois plus rien que de néfaste. Pardon, j’oubliais encore ceci, c’est que les maisons sont admirablement construites et installées soit pour le froid, soit pour l’aération en été, et que la ville est jolie. Il faut dire aussi que les réceptions en Danemark sont en général dans la salle à manger où l’on mange admirablement. C’est toujours ça et ça fait passer le temps. Par exemple ne vous laissez pas trop ennuyer par ce genre uniforme de conversation: «Vous, un grand pays, vous devez nous trouver bien en retard. Nous sommes si petits. Comment trouvez-vous Copenhague, notre musée, etc... c’est bien peu de chose?» Tout cela dit pour que vous disiez juste le contraire: et vous le dites assurément par politesse.

Les usages!!

Le musée! parlons-en. A vrai dire il n’y a pas de collection de peinture, sinon quelques tableaux de la vieille école danoise, des Meissoniers paysagistes et faiseurs de petits bateaux. Espérons que cela a changé aujourd’hui. Il y a un monument construit exprès pour leur grand sculpteur Torwaldsen, un Danois qui a vécu et est mort en Italie. J’ai vu cela, très bien vu, et ma tête a bourdonné. La mythologie grecque devenue Scandinave, puis avec un autre lavage devenue protestante. Les Vénus baissent leurs yeux et pudiquement se drapent dans le linge mouillé. Les nymphes qui dansent la gigue. Oui, Messieurs, elles dansent la gigue, voyez leurs pieds.

On dit en Europe, le grand Torwaldsen, mais on ne l’a pas vu. Son fameux lion, le seul visible pour les voyageurs en Suisse! un dogue danois empaillé.

Disant cela je sais qu’en Danemark on va brûler du sucre dans tous les coins pour m’apprendre à en casser sur le dos du plus grand sculpteur danois.

Beaucoup d’autres choses me font haïr le Danemark, mais ce sont des raisons particulières qu’il faut garder pour soi.

Laissez-moi vous introduire dans un salon comme on en voit aujourd’hui rarement. Le salon d’un comte, de très grande noblesse danoise.

Le vaste salon est carré. Deux énormes panneaux de tapisserie allemande, exécutés spécialement pour la famille, merveilleux autant que vous puissiez l’imaginer. Deux dessus de porte, vues de Venise, par Turner. Le mobilier, en bois sculpté avec armes de la famille, tables de marqueterie, étoffes du temps, le tout une merveille d’art.

Vous êtes introduit et l’on vous reçoit. Vous vous asseyez sur un pouff, forme colimaçon, en velours rouge, et sur la table merveilleuse, un dessus de quelques francs venant du Bon Marché, album de photographies et vases de fleurs du même genre. Vandales!!!

A côté du salon une très jolie salle de musée. La collection des tableaux; le portrait de l’aïeul par Rembrandt, etc...

Ça sent le moisi... personne n’y va.

La famille préfère le temple où on lit la Bible et où tout vous pétrifie.

Je reconnais qu’en Danemark le système des fiançailles a du bon en ce sens que ça n’engage à rien (on change de fiancé comme de chemises), puis cela a toutes les apparences de l’amour, de la liberté et de la morale. Vous êtes fiancés, allez vous promener, en voyage même; le manteau des fiançailles est là qui couvre tout. On joue avec le tout, mais pas ça, ce qui a l’avantage des deux parts, d’apprendre à ne pas s’oublier et faire des bêtises. L’oiseau à chaque fiançaille perd un tas de petites plumes qui repoussent sans qu’on s’en aperçoive. Très pratiques les Danois... goûtez-y, mais ne vous emballez pas. Vous pourriez vous en repentir et souvenez-vous que la Danoise est une femme pratique par excellence... Comprenez donc, c’est un petit pays; il faut qu’il soit prudent. Jusqu’aux enfants à qui on apprend à dire: «Papa, il faut de la galette, sinon mon pauvre père tu peux te fouiller.» J’en ai connu.

Je hais les Danois.

 

Leur littérature: on dit qu’elle est bien. Je ne la connais pas. Je me souviens pourtant d’avoir vu jouer une pièce de Brandès! Mais non, mais si, je n’en suis pas sûr. Il s’agissait d’un homme qui, en voyage, à l’hôtel, avait profité d’un de ces moments si dangereux pour une femme. Il la retrouve plus tard tranquille près de son mari. L’homme menace, sinon rupture du silence, et la femme se résigne.

Comme on voit, c’est touchant et toujours nouveau. J’ai vu jouer aussi Othello. Le grand tragédien en tournée, Rossi, jouait Othello en italien, la répartie ou contre-partie était en danois. Yago le traître était souple comme la barre de la justice et Desdemona, malgré tous ses efforts pour simuler une chaude Espagnole, n’arrivait qu’à zéro de chaleur (glace fondante).

J’ai vu jouer aussi Pot-Bouille de Zola. Là les acteurs étaient dans leur élément. La lavure de vaisselle, la crasson bourgeoisie. Les Josserand étaient parfaits, Trublot un peu moins.

A part cela, les Danoises dansent très bien; faut croire que tout leur esprit est par là. Ne jugez pas les Danois à Paris, mais chez eux. Chez nous ils sont doux comme sucre: chez eux du vrai vinaigre.

Ce peuple a de très curieuses pudibonderies. Ainsi dans le Sund les propriétés sont voisines et chacun a sa cabine pour s’habiller ou se déshabiller au bain de mer. La route surplombe.

Les femmes se baignent à part et les hommes aussi, mais à leurs heures. On se baigne nu, et il est de règle que le passant sur la route ne doit rien voir.

J’avoue que de ma nature très curieux, j’allais contre la règle, un jour où la femme d’un ministre marchait dans la mer s’en allant en pente douce. J’avoue aussi que ce corps tout blanc nu jusqu’à mi-mollet faisait assez bon effet. La petite fille suivait et se retournant m’aperçut. «Maman!» La maman se retourna effrayée reprenant le chemin de la cabine, me montrant ainsi tout le devant après m’avoir montré l’arrière. J’avoue encore que le devant faisait à distance assez bon effet.

Ce fut un scandale. Comment! avoir regardé!!!

 

Aux bains de mer, en France, une Danoise, après s’être revêtue d’un costume de bain selon nos usages, sortie de la cabine hésitait, pudibonde Danoise, à aller se baigner avec tout le monde, hommes et femmes. Et la garde-cabine interrogée répondit: «Madame ne voit donc pas la mer,» de même le maître baigneur s’écrie: «En voilà encore une qui me tend les fesses, et qui dans le monde ne me donnerait pas la main.»

Encore une drôle de pudibonde cette jeune Danoise dans un atelier libre de sculpture que je vis avec un énorme compas, prenant avec précaution la distance... du machin à la cheville du modèle.

Le modèle très froid fut convenable.

Cette jeune Danoise prenait ses repas à la crèmerie d’en face sans jamais quitter ses gants. Une

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P.G Fantaisies religieuses

portion, quarante centimes, deux sous de pain. Comme on le voit, la sagesse même, l’économie, et l’élégance et par-dessus tout elle ne se trompait pas d’un centimètre du machin à la cheville: elle voulait faire juste, c’est la probité de l’art. Elles finissent toutes par avoir une médaille au Salon.

*
* *

Mon premier voyage de pilotin fut à bord du Luzitano (Union des chargeurs; voyages du Havre à Rio-de-Janeiro). Quelques jours avant le départ, un jeune homme vint à moi, me disant: «C’est vous mon successeur comme pilotin: tenez, voici un petit carton et une lettre que vous serez bien aimable de faire parvenir à son adresse.»

Je lus: «Madame Aimée Rua d’Ovidor.»

«Vous verrez, me dit-il, une charmante femme à laquelle je vous recommande d’une façon toute particulière. Elle est comme moi de Bordeaux.»

Je vous fais grâce, lecteur, du voyage en mer, cela vous ennuierait.

Je vous dirai pourtant que le capitaine Tombarel était un quart de nègre tout à fait charmant papa, que le Luzitano était un joli navire de 1.200 tonneaux, très bien aménagé pour passagers, et qui filait par belle brise ses 12 nœuds à l’heure.

La traversée fut très belle, sans tempête.

Comme vous le pensez, ma première occupation fut d’aller avec mon petit carton et la lettre à l’adresse indiquée. Ce fut une joie...

«Comme il est gentil d’avoir pensé à moi, et toi, laisse-moi te regarder, mon mignon, comme tu es joli.» J’étais à cette époque tout petit et j’avais, malgré mes dix-sept ans et demi, l’air d’en avoir quinze.

Malgré cela, j’avais fauté une première fois au Havre avant de m’embarquer, et mon cœur battait la breloque. Ce fut pour moi un mois tout à fait délicieux.

Cette charmante Aimée, malgré ses trente ans, était tout à fait jolie, première actrice dans les opéras d’Offenbach. Je la vois encore richement habillée partir dans son coupé attelé d’une ardente mule. Tout le monde la courtisait, mais à ce moment-là l’amant en titre était un fils de l’empereur de Russie, élève sur le vaisseau-école. Il fit de telles dépenses que le commandant du navire alla trouver le consul de France pour que celui-ci intervînt adroitement.

Notre consul fit venir Aimée dans son bureau et lui fit maladroitement quelques remontrances. Aimée sans colère se mit à rire et lui dit: «Mon cher consul, je vous écoute avec ravissement et je crois que vous devez être un très fin diplomate, mais... mais je crois aussi qu’en matière de cul vous n’y entendez rien.»

Et elle partit en chantant: «Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu à faire ainsi cascader ma vertu.»

Et Aimée fit cascader ma vertu. Le terrain était propice sans doute, car je devins très polisson.

Au retour nous eûmes plusieurs passagères, entre autres une Prussienne tout à fait boulotte.

Ce fut au tour du capitaine d’être pincé, et il chauffait dur, mais inutilement. La Prussienne et moi nous avions trouvé un nid charmant dans la soute aux voiles dont la porte donnait sur la chambre près de l’escalier.

Menteur au possible, je lui racontais un tas d’absurdités et la Prussienne tout à fait pincée voulut me revoir à Paris.

Je lui donnai comme adresse la Farcy, rue Joubert.

C’était très mal et j’eus du remords quelque temps, mais je ne pouvais pas cependant l’envoyer chez ma mère.

Je ne veux pas me faire meilleur ni pire que je suis. A dix-huit ans on a en soi bien des graines.

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Roujon, homme de lettres, directeur des Beaux-Arts.

Une audience m’est accordée et on m’introduit.

A cette même direction, j’avais été introduit deux années auparavant avec Ary Renan, devant aller étudier à Tahiti; et pour m’en faciliter l’étude, le ministre de l’Instruction publique m’avait accordé une mission. C’est à cette direction qu’on me dit: «Cette mission est gratuite, mais selon nos usages et comme nous l’avons fait précédemment, pour la mission du peintre Dumoulin au Japon, nous vous dédommagerons au retour par quelques achats.—Tranquillisez-vous, M. Gauguin, quand vous reviendrez, écrivez-nous, et nous vous enverrons le nécessaire pour le voyage.»

Des paroles, des paroles...

Me voilà donc chez l’auguste Roujon, directeur des Beaux-Arts.

Il me dit délicieusement: «Je ne saurais encourager votre art qui me révolte et que je ne comprends pas; votre art est trop révolutionnaire pour que cela ne fasse pas un scandale dans nos Beaux-Arts, dont je suis le directeur, appuyé par des inspecteurs.»

Le rideau s’agita et je crus voir Bouguereau, un autre directeur (qui sait? peut-être le vrai). Certainement il n’y était pas, mais j’ai l’imagination vagabonde et pour moi il y était.

Comment! moi, révolutionnaire; moi qui adore et respecte Raphaël.

Qu’est-ce qu’un art révolutionnaire? à quelle époque cesse sa révolution?

Si, ne pas obéir à Bouguereau ou à Roujon constitue une révolution, alors là j’avoue être le Blanqui de la peinture.

Et cet excellent directeur des Beaux-Arts (centre droit) me dit aussi, en ce qui concernait les promesses de son prédécesseur: «Avez-vous un écrit?»

Les directeurs des Beaux-Arts seraient-ils encore moins que les plus simples mortels des bas-fonds de Paris pour que leur parole, même devant témoins, ne soit valable qu’avec leur signature?

Pour tant soit peu qu’on ait conscience de la dignité humaine on n’a plus qu’à se retirer; c’est ce que je fis immédiatement, pas plus riche qu’auparavant.

Un an après mon départ pour Tahiti (deuxième voyage), ce très aimable et délicat directeur ayant appris par quelqu’un de naïf—sans doute—que mon admirateur croyait encore aux bonnes actions, que j’étais à Tahiti cloué par la maladie et dans une atroce misère, m’envoya très officiellement une somme de deux cents francs... à titre d’encouragement.

Comme on le pense, les 200 francs sont retournés à la direction.

On doit à quelqu’un et on lui dit: Tenez, voici une petite somme dont je vous fais cadeau, à titre d’encouragement.

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* *

J’ai eu l’intention de haïr Bouguereau, puis c’est devenu de l’indifférence. Plus tard même, ce fut même le sourire, quand à Arles, allant au grand numéro, chez le père Louis, celui-ci, très fier, me fit faire connaissance avec son salon extra. En qualité d’artiste, je ne pouvais être bon juge, disait-il.

Dans ce salon deux très belles éditions Goupil. Une vierge de Bouguereau et en pendant—du même, une Vénus.

Le père Louis, en cette occasion, se montra homme de génie. En très splendide maquereau qu’il était, il avait compris l’art peu révolutionnaire de Bouguereau, et quelle était sa place.

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Cabanel! c’est une autre affaire.

Je l’ai haï de son vivant, je l’ai haï après sa mort et je le haïrai jusqu’à la mienne.

Et voici pourquoi.

Je fis, jeune homme, un voyage dans le Midi, et à Montpellier je visitai ce fameux musée construit et donné avec toute la collection par M. Brias. Inutile de raconter quel était ce fameux Brias peintre et l’ami des peintres, ce qui fit le désespoir de Raoul de Saint-Victor.

Dans ce musée, le fond de la collection était une très belle collection de peintres italiens, Giotto, Raphaël, etc... Intermédiairement des Millet, des bronzes de Barye. De là on arrivait à une très grande salle dont le tiers se trouvait en surélévation de quelques marches. La collection intime de Brias, c’est-à-dire la sélection (à une époque), des peintres révolutionnaires. O Roujon!

Le portrait de Brias par lui-même, par Courbet, par Delacroix et d’autres...

De Courbet nombreuses toiles, entre autres son grand tableau des baigneuses.

De Delacroix nombreuses études et maquettes pour ses grandes décorations, entre autres un Daniel dans la fosse aux lions. Beaucoup de Corots, des Tassaërts, etc...

Une toile magistrale de Chardin. Un grand portrait d’une noble dame assise devant une table et faisant de la tapisserie. L’ensemble de tout cela, quoique révolutionnaire, était pour moi une source de joie, quand tout à coup mon œil se fixa sur un point tout à fait désharmonieux. Une petite toile représentant une tête de jeune homme, joli garçon comme un merlan. Stupidité et fatuité. Cabanel peint par lui-même...

J’ai fait un oubli dans cette nomenclature. Plusieurs choses de Ingres, entre autres un tableau fameux dont (ma mémoire me faisant défaut) j’ai oublié le titre.

C’est un jeune roi couché dans un lit et qui va mourir avec son secret. Dans l’alcôve, le médecin a la main placée sur le cœur du jeune homme.

Les jeunes servantes défilent, et le cœur, à la vue de l’une d’elles, tressaillit.

C’est un morceau de Ingres de premier ordre.

 

Bien des années plus tard, je revins en compagnie de Vincent visiter à nouveau ce musée.

Quel changement!

La plupart des dessins anciens avaient disparu et de toutes parts à leur place, des Acquisitions de l’État, 3ᵉ médaille.

Cabanel et toute son école avaient envahi le musée. Il faut vous dire que Cabanel était de Montpellier.

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Je hais la nullité, la demi-route.

Et dans les bras de l’aimée qui me dit: «O mon beau Rolla, tu me tues,» je ne veux pas être obligé de lui dire: «Non, je te rate.»

Il me faut tout. Je ne peux, mais je veux la conquérir. Laissez-moi prendre haleine et remis, m’écrier:

«Verse, verse encore; courir, m’essouffler et mourir follement. Sagesse... que tu m’ennuies, bâillant sans cesse.

La philosophie est lourde, si d’instinct elle n’est en moi. Douce au sommeil avec le rêve qui lui donne parure. Ce n’est pas science... tout au plus en germe. Multiple comme tout dans la nature, évoluant sans cesse, elle n’est pas une conséquence comme de graves personnages voudraient nous l’enseigner, mais bien une arme qu’en sauvages nous seuls fabriquons par nous-mêmes. Elle ne se manifeste pas comme une réalité, mais comme une image: tel un tableau: admirable si le tableau est un chef-d’œuvre.

L’art comporte la philosophie comme la philosophie comporte l’art. Sinon, que devient la beauté?

Le Colosse remonte au pôle le pivot du monde; son grand manteau réchauffe et abrite les deux germes, Séraphitus, Séraphita, âmes fécondes s’alliant sans cesse qui sortent de leurs vapeurs boréales pour aller sur tout l’univers apprendre, aimer et créer.

Vous voulez m’apprendre ce qui est en moi: apprenez d’abord ce qui est en vous. Vous avez résolu le problème, je ne saurai le résoudre avec vous. Et il nous appartient à tous de le résoudre.

Labeur sans fin; sinon, que serait la vie?

Nous sommes ce que nous avons été de tous les temps et nous sommes ce que nous serons dans tous les temps, une machine ballottée par tous les vents.

Les marins adroits et prévoyants évitent le danger là où les autres succombent, tenant compte cependant d’un je ne sais quoi qui fait vivre l’un au même endroit où un autre agissant pareillement meurt.

Les uns veulent, d’autres se résignent sans combat.

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* *

J’estime que la vie n’a de sens que quand on la pratique volontairement ou tout au moins en son degré de volonté. La vertu, le bien, le mal sont des mots. Si on ne les broie pour construire un édifice, ils n’ont leur vrai sens que si l’on sait les appliquer. Se remettre entre les mains de son créateur, c’est s’annuler et mourir.

Saint Augustin et Fortunat le manichéen en présence ont raison et tort tous deux, car là rien ne se constate.

Le pouvoir du bien et le pouvoir du mal!

Se remettre entre leurs mains, c’est grave et bien peu digne. C’est l’excuse...

Personne n’est bon, personne n’est méchant; tout le monde l’est semblablement et autrement. Inutile à dire si les roublards ne disaient le contraire.

C’est si peu de chose la vie d’un homme et il y a cependant le temps de faire de grandes choses, morceaux de l’œuvre commune.

Je veux aimer et je ne peux pas.

Je veux ne pas aimer et je ne peux pas.

On traîne son double et cependant les deux s’arrangent. J’ai été bon quelquefois: je ne m’en félicite pas. J’ai été méchant souvent; je ne m’en repens pas.

Sceptique, je regarde tous ces saints et ne les vois vivants. Aux niches de cathédrale ils ont un sens, là seulement.

Gargouilles aussi, monstres inoubliables: mon œil en suit les accidents sans effroi, bizarres enfantements.

L’ogive gracieuse allège la pesanteur du monument: les grandes marches invitent les passants curieux à voir le dedans. Le clocher. Croix d’en haut. Le grand transept. Croix du dedans. Dans sa chaire le prêtre bafouille de l’enfer; sur leurs chaises, ces dames causent de modes: et j’aime mieux cela.

Comme on le voit, tout est sérieux, ridicule aussi. Les uns pleurent, les autres rient. Le château féodal, la chaumière, la cathédrale, le bordel.

Qu’y faire?

Rien.

Il faut que cela soit et après tout ça n’a pas de conséquence. La terre tourne toujours. Tout le monde chie. Zola seul s’en occupe.

Mon grand-père me disait: «De notre temps!» et à mon tour, grand’père, je dirai: «De mon temps.» Notre et mon, il y a une nuance. C’est la marche ascendante du moi sur le vous.

On nous parle d’Abraham, de la famille, de César, de Brutus, etc... C’est qu’on a du temps à perdre. Abraham est là-bas, et les enfants qu’on ne sacrifie plus sont aux cinq parties du monde. L’un est ministre et son frère est maquereau. Le fils à Brutus c’est aujourd’hui le fils à papa. Allez donc philosopher avec tout ça, à moins qu’on veuille dire par là Chi va piano va sano.

Les gens graves regardent un hareng sec, sec, sec pendu à un clou de la muraille, lui disant: «Hareng saur de là» tout comme les augures dans la belle Hélène qui font aussi leurs calembourgs.

Soyons tous dans le train, soyons bécarres, demi-bécarres, très snobs.

Sinon, nous courons le risque qu’un nouveau Roujon, directeur de la vie, nous dise que nous sommes trop révolutionnaires.

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Ces nymphes, je les veux perpétuer... et il les a perpétuées, cet adorable Mallarmé; gaies, vigilantes d’amour, de chair et de vie, près du lierre qui enlace à Ville-d’Avray les grands chênes de Corot, aux teintes dorées, d’odeur animale, pénétrantes; saveurs tropicales ici comme ailleurs, de tous les temps, jusque dans l’éternité.

Les tableaux et les écrits sont des portraits de l’auteur. La pensée n’a d’œil que pour l’œuvre. Regardant le public, l’œuvre s’effondre.

Quand l’homme me dit: «Il faut,» je me révolte.

Quand la nature (ma nature), me le dit, je ne transige que vaincu.

On dit verse, verse encore; cela n’a de valeur que si l’on souffre.

Sur une intelligence qui est mienne j’ai voulu édifier une intelligence supérieure qui deviendra celle de mon voisin si cela lui convient.

L’effort est cruel, mais il n’est pas vain. C’est de l’orgueil et non de la vanité.

Sur un fond d’azur, une couronne seigneuriale, une couronne d’orties et pour devise:

«Rien ne me cuit.»

C’est trivial mais hautain. On monte en riant son calvaire; les jambes flageolent sous le poids de la croix; arrivé on grince des dents et alors redevenu souriant on se venge. Verse encore... Femme qu’y a-t-il de commun entre nous: les enfants!!! ce sont mes disciples, ceux de la deuxième renaissance.

Racheter les péchés des autres quand ils sont des pourceaux? Et pour cela s’immoler? On ne s’immole pas, on se fait vaincre.

Civilisés! vous êtes fiers de ne pas manger de chair humaine.

Sur un radeau vous en mangeriez... devant Dieu qu’enfin tremblant vous invoquez.

En revanche tous les jours vous mangez le cœur de votre voisin.

Contentez-vous donc de dire: «Je n’ai pas fait» n’étant pas sûr de dire: «Je ne ferai.»

Mais tout cela est triste? Oui, si vous ne savez pas en rire. Chez l’Indien au supplice, l’orgueil de savoir sourire devant la douleur rachète grandement la souffrance. Et... pourquoi forger les pleurs pour en pleurer.

On raisonne, mais libre.

C’est peut-être là la force du peuple.

Chez l’enfant aussi, l’instinct régit la raison.

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J.-Jacques Rousseau se confesse. C’est moins un besoin qu’une idée. L’homme du peuple est sale, mais apte à se nettoyer. On ne voulait pas le croire et cependant il a fallu le croire. C’est autre chose que Voltaire qui a dit à la caste noble: Vous êtes ridicules, nous sommes ridicules, restons ridicules.

Candide est un naïf enfant, il en faut... Restons ce que nous sommes.

Jacques le fataliste reste fatalement le serviteur.

Jean-Jacques Rousseau, c’est autre chose.

L’éducation d’Émile!! celle qui révolte un tas de braves gens. C’est encore la plus lourde chaîne qu’un homme ait essayé de briser. Moi-même dans mon pays je n’ose y penser. Ici, désormais éclairé, tranquillement je regarde. J’ai vu un chef indigène, celui qui sans la domination française serait devenu roi, demander à un colon blanc marié avec une blanche, lui demander un de ses enfants. L’adoptant il lui aurait donné presque toutes ses terres et 500 piastres d’économie en payement au père.

Ici l’enfant est pour tous le plus grand bienfait de la nature, et c’est à qui l’adoptera. Voilà la sauvagerie des Maoris: celle-là je l’adopte.

Tous mes doutes se sont dissipés. Je suis et je resterai ce sauvage.

Le christianisme ici ne comprend rien.... Heureusement que malgré tous ses efforts, conjointement avec les lois civilisées de succession, le mariage n’est qu’une cérémonie d’amusement. Le bâtard, l’enfant adultérin, seront comme par le passé des monstres imaginaires de notre civilisation.

Ici l’éducation d’Émile se fait au grand soleil qui éclaire, adopté de choix par quelqu’un et adopté par toute la société.

Souriantes, les jeunes filles librement, peuvent enfanter autant d’Émiles qu’elles voudront.

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Les subterfuges de la parole, les artifices du style, brillants détours qui me conviennent quelquefois en tant qu’artiste, ne conviennent pas à mon cœur barbare, si dur, si aimant. On les comprend et l’on s’exerce à les manier; luxe qui concorde avec la civilisation et dont je ne dédaigne pas les beautés.

Sachons nous en servir et nous en réjouir, mais librement; douce musique qu’à mon heure j’aime à entendre jusqu’au moment où mon cœur réclame le silence.

Il y a des sauvages qui s’habillent quelquefois.

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J’ai peur que la jeunesse sortant d’un même moule, trop joli à mon idée, ne puisse, quoiqu’elle fasse, en effacer la trace.

L’art pour l’Art. Pourquoi pas.

L’art pour Vivre. Pourquoi pas.

L’art pour Plaire. Pourquoi pas.

Qu’importe. Si c’est de l’art.

Alors à vingt ans on dit: «Ce sera.»

J’en ai déjà tellement lus qui l’ont dit.

Quelle veine!!

Et si un jour le nuage se dissipe, il faudra s’entêter, ou dire à nouveau «ce n’est plus cela», mais maintenant ce sera. Ainsi de suite jusqu’au vieil âge.

J’en ai vu, tellement vu, de ces Chrysostomes qui parlent d’or, un tas de fronts plissés. Ça me rapetissait, mais je me disais: «Je me rattraperai.»

L’artiste, à dix ans, à vingt ans, à cent ans, c’est toujours l’artiste, tout petit, un peu grand et très grand.

N’a-t-il pas ses heures, ses moments: jamais impeccable, puisqu’homme et vivant. Le critique lui dit: «Voilà le nord,» un autre lui dit: «Le nord c’est le sud», soufflant sur un artiste comme sur une girouette.

L’artiste meurt, les héritiers tombent sur l’œuvre; classent les droits d’auteur, l’hôtel des Ventes, les inédits et tout ce qui s’ensuit. Le voilà déshabillé complètement.

Pensant à cela, je me déshabille auparavant, ça soulage.

Cézanne peint rutilant paysage fonds d’outremer, verts pesants, ocres qui chatoient; les arbres s’alignent, les branches s’entrelacent, laissant cependant voir la maison de son ami Zola aux volets vermillon qu’orangent les chromes qui scintillent sur la chaux des murs. Les véronèses qui pétardent signalent la verdure raffinée du jardin, et en contraste le son grave des orties violacées au premier plan, orchestre le simple poème. C’est à Médan.

Prétentieux, le passant épouvanté regarde ce qu’il pense être un pitoyable gâchis d’amateur et souriant professeur il dit à Cézanne: «Vous faites de la peinture.»

—Assurément, mais si peu.

—Oh! je vois bien: tenez, je suis un ancien élève de Corot et si vous voulez me permettre avec quelques habiles touches je vais vous remettre tout cela en place. Les valeurs, les valeurs... il n’y a que ça.»

Et le vandale impudemment étale sur la rutilante toile quelques sottises. Les gris sales couvrent les soieries orientales.

Cézanne s’écrie: «Monsieur vous avez de la chance, et faisant un portrait vous devez sans doute mettre les luisants sur le bout du nez, comme sur un bâton de chaise.»

Cézanne reprend sa palette, gratte avec le couteau toutes les saletés du monsieur.

Et après un temps de silence, il lance un formidable pet, se retourne vers le monsieur, disant: «Hein!» ça soulage.

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Je viens de lire...

Les mains assorties... (au besoin ça se comprend), mais, main assortie!!

Désormais je n’achèterai plus une paire de gants, mais un gant assorti.

J’aime la critique quand elle m’instruit. J’aime aussi l’esprit quand il fleure bon, mais la Blague: est-ce de la critique?

Mais on fait son métier. Tous les métiers ne sont pas nécessaires.

Nous, sauvages, nous nous défions des fatras, et si l’on cogne c’est la masse et non la perfide épingle assortie.

Pesanteur et féminine distinction... au choix.

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Il s’agit d’un livre que je n’ai pas lu. Chez l’auteur si cela est, il y a une autre chose qui le fait comprendre. Le critique n’en parle pas, c’est donc qu’on nous mystifie, nous et l’auteur. L’auteur dit que de près ce serait ridicule de craindre l’homme, mais on le craint de loin. C’est peut-être très fin, mais assurément ce n’est pas vrai.

 

Mon bon oncle d’Orléans qu’on appelait Zizi parce qu’il se nommait Isidore et qu’il était tout petit, m’a raconté que lorsque j’arrivais du Pérou nous habitions la maison du grand-père: j’avais sept ans.

On me voyait quelquefois dans le grand jardin, trépignant et jetant le sable tout autour de moi...

«Eh bien, mon petit Paul, qu’est-ce que tu as?» Je trépignais encore plus fort, disant: «Bébé est méchant.»

Déjà enfant je me jugeais et j’éprouvais le besoin de le faire savoir. D’autres fois on me voyait immobile, en extase et silencieux sous un noisetier qui ornait le coin du jardin ainsi qu’un figuier.

«Que fais-tu là, mon petit Paul?

—J’attends que les noisettes, elles tombent.»

En ce temps, je commençais à parler français et par habitude sans doute de la langue espagnole, je prononçais avec affectation toutes les lettres.

Un peu plus tard je taillais avec un couteau et sculptais des manches de poignard sans le poignard; un tas de petits rêves incompréhensibles pour les grandes personnes. Une vieille bonne femme de nos amies s’écriait avec admiration: «Ce sera un grand sculpteur.» Malheureusement cette femme ne fut point prophète.

On me mit externe dans un pensionnat d’Orléans. Le professeur dit: «Cet enfant sera un crétin ou un homme de génie.» Je ne suis devenu ni l’un ni l’autre.

Je revins un jour avec quelques billes de verre colorié. Ma mère furieuse me demanda où j’avais eu ces billes. Je baissai la tête et je dis que je les avais changées contre ma balle élastique.

«Comment? toi mon fils, tu fais du négoce.»

Ce mot négoce dans la pensée de ma mère devenait une chose méprisante. Pauvre mère! elle avait tort et avait raison en ce sens que déjà enfant je devinais qu’il y a un tas de choses qui ne se vendent pas.

A onze ans j’entrai au petit Séminaire où je fis des progrès très rapides.

Je lis dans le Mercure quelques appréciations de quelques littérateurs sur cette éducation de séminaire dont ils ont eu à se débarrasser plus tard.

Je ne dirai pas comme Henri de Régnier que cette éducation n’entre en rien dans mon développement intellectuel: je crois, au contraire, que cela m’a fait beaucoup de bien.

Quant au reste, je crois que c’est là où j’ai appris dès le jeune âge à haïr l’hypocrisie, les fausses vertus, la délation (Semper tres); à me méfier de tout ce qui était contraire à mes instincts, mon cœur et ma raison. J’appris là aussi un peu de cet esprit d’Escobar qui, ma foi, est une force non négligeable dans la lutte. Je me suis habitué là à me concentrer en moi-même, fixant sans cesse le jeu de mes professeurs, à fabriquer mes joujoux moi-même, mes peines aussi, avec toutes les responsabilités qu’elles comportent.

Mais c’est un cas particulier, et en général je crois que l’essai en est dangereux.

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Il y a quelque temps un jeune homme, M. Rouart, fit en Belgique une conférence. J’aime assez que les jeunes, quitte à se tromper, bien intentionnés, soient à la recherche d’un meilleur, affirment leurs opinions.

Sa parole fut éloquente sans rien prouver, en ce sens que la vie intellectuelle d’artiste ou autre ne se règle qu’avec les nécessités si diverses qui existent à chaque époque. Et si je croyais, en pareil cas, l’utilité de la parole, je ferais une conférence qui s’adresserait aux non artistes leur disant: «Faites vivre les artistes.»

Mais de quel droit dire à son voisin: «Fais-moi vivre.» Il faudra se résigner à ce qu’il y ait des riches et des pauvres. Voilà plus de trente ans que je vois des efforts de toute espèce en groupes et sociétés et je n’ai jamais vu que l’effort individuel qui puisse compter.

Que dire de cette extraordinaire fumisterie, le Champ de Mars.

A l’Exposition universelle de 1889, les gens de la haute, dans les Beaux-Arts, allaient souvent se rafraîchir au café d’en face, le café Volpini. Sur mon instigation les murs du café avaient été décorés avec des tableaux d’un petit groupe; j’en faisais partie.

C’est là que le plus grand des peintres, Meissonier, se frappa le front et dit:

«Messieurs, il est grand temps de devenir des peintres libres et libéraux; lâchons cette ignoble boîte où il y a des jurys, des médailles, des récompenses comme au collège. Plus de médailles, désormais, maintenant que nous les avons toutes. Il nous faut élargir le centre de notre clientèle et pour cela faire une grande part aux artistes étrangers. A nous les dollars.»

Ce fut une société splendide.

La Norvège, la Suède, l’Amérique. Les Paulsen, les Henrysen, les Harrisson, tous les Mediocrisen enfin. Une vraie invasion, impressionniste, synthétiste, libéraliste, symboliste. Liberté, égalité, fraternité. Chacun sa cimaise. On crut à une renaissance.

Les Puvis de Chavannes, les Carrière, les Cazin, quelques autres mêlés avec les Carolus, les Besnard, les Frappa! Tous également, sociétaires, s’écriant: «Place aux jeunes, mais pour ceux-là plus de médaille.»

C’était très malin, et les recettes devinrent extraordinaires...

M. Rouart, si je l’ai compris, a été préoccupé d’une chose qui perce malgré lui dans sa conférence. C’est la défense de la bourgeoisie. Pourquoi faire?

Drumont défend-il le catholicisme en attaquant les Juifs?

Voyez-vous, je crois que nous sommes tous des ouvriers. Les uns s’encrapulent, les autres s’anoblissent.

Nous avons tous devant nous l’enclume et le marteau: c’est à nous de forger.

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Enquête sur l’influence allemande.

Nombreuses réponses que je lis avec intérêt, et tout à coup je me mets à rire. Brunetière!

Comment? La Revue du Mercure a osé s’adresser, interroger la Revue des Deux Mondes.

Brunetière, si long à réfléchir qu’il ne sait pas encore à qui il devra s’adresser pour lui faire sa statue.

Rodin. Peut-être! cependant son Balzac était si peu réussi et ses bourgeois de Calais... si peu savants.

Et il dit: «Tout le monde aujourd’hui parle de tout sans rien avoir appris.»

Il me semble là que tout le monde a son paquet au Mercure.

Pauvres Rodin et Bartholomé qui croyaient avoir appris la sculpture.

Pauvre Remy de Gourmont qui croyait avoir appris quelque peu de la littérature.

Et nous pauvre public qui avons cru qu’il y avait d’autres artistes que M. Brunetière. Il est évident que la foule s’incline devant celui qui est chargé de reliques, mais si j’en crois la fable, quelquefois les reliques sont trop lourdes et l’on se noie.

Heureusement que je n’ai pas été interrogé, car sans modestie, moi qui n’ai rien appris, j’aurais été tenté de répondre que Corot et Mallarmé étaient bien français. Je serais alors aujourd’hui singulièrement mortifié.

Je ne suis pas savant, mais je crois qu’il y a des savants: je crois aussi qu’un savant trouvera un jour le principe exact de pondération entre le génie et le talent.

Il me semble qu’en ce moment, plus le génie baisse, plus le talent monte.

Je vais faire comme M. Brunetière, je vais me mettre à réfléchir; réfléchir si longtemps que je n’oserai plus tenir un pinceau, et écrire quoi que ce soit. Il faut être prudent.

Ne quittez pas le chapeau, sinon le génie s’envole.

A ma fenêtre ici, aux Marquises, à Atuana, tout s’obscurcit, les danses sont finies, les douces mélodies se sont éteintes. Mais ce n’est pas le silence. En crescendo le vent zigzague les branches, la grande danse commence; le cyclone bat son plein. L’Olympe se met de la partie; Jupiter nous envoie toutes ses foudres, les Titans roulent les rochers, la rivière déborde.

Les immenses maiore sont renversés, les cocotiers ploient leur échine, et leur chevelure frise la terre; tout fuit: les rochers, les arbres, les cadavres entraînés vers la mer. Passionnante orgie des Dieux en courroux.

Le soleil revient, les cocotiers altiers relèvent leur panache, l’homme aussi; les grandes douleurs sont passées, la joie est revenue, la mère sourit à l’enfant.

La réalité d’hier devient la fable et on l’oublie.

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Il est temps de cesser tout ce bavardage, le lecteur s’impatiente: et je termine non sans écrire à la fin une petite préface.

J’estime (autrement que Brunetière), qu’aujourd’hui on écrit beaucoup trop. Entendons-nous sur ce sujet.

Beaucoup, beaucoup, savent écrire, c’est incontestable, mais très peu, excessivement peu, se doutent de ce que c’est que l’art littéraire qui est un art très difficile.

La même chose se passe pour les arts plastiques, et cependant tout le monde en fait.

Il est cependant du devoir de chacun de s’essayer, de s’exercer.

A côté de l’art, l’art très pur, il y a cependant, étant donné la richesse de l’intelligence humaine, et de toutes ses facultés, beaucoup de choses à dire et il faut les dire.

Voilà toute ma préface; je n’ai pas voulu faire un livre qui ait la plus petite apparence d’œuvre d’art (je ne saurais): mais en homme très informé de beaucoup de choses qu’il a vues, lues et entendues dans tous les mondes, monde civilisé et monde barbare, j’ai voulu en pleine nudité, sans crainte et sans honte, écrire... tout cela.

C’est mon droit. Et la critique ne saura empêcher que cela soit, même si c’est infâme.

Marquises. Atuana, janvier, février 1903.

FIN

5406.—Tours, Imprimerie E. Arrault et Cⁱᵉ.


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