Avant et Après: Avec les vingt-sept dessins du manuscrit original
N’essayez pas, vous peintre observateur, de vous rebiffer, on vous écrasera.
Ou si l’on ne connaît pas le cliché, l’un dira: «Ce sont des Papoues», et l’autre: «Ce sont des nègres.»
A quelle époque a eu lieu le déluge? Seule la Bible a osé l’affirmer.
Des plus hautes montagnes les eaux se sont retirées, notre belle France est sortie de la mer.
Les eaux de l’autre côté ont envahi l’Océanie. Qu’importe! Seule la Malaisie a fourni des hommes. L’ancienne terre océanienne, fabriquer des hommes. Fi donc!
A quelle époque les hommes ont-ils commencé à exister sur notre globe? Qu’importe, puisque je vous dis que seule la Malaisie...
A quelle époque la pensée dégagée de son animalité a-t-elle eu quelques éléments rudimentaires et par suite fait un commencement de langage dont les premiers sons rudes sortis du gosier ont fourni les premiers éléments?
Réflexion faisant n’y aurait-il pas lieu de supposer que le premier mode de penser ainsi que celui du langage ont été les mêmes, à peu près les mêmes.
Rien d’extraordinaire alors à ce que tous les serins sur cette terre chantent tous l’air des Noces de Jeannette. Rien d’extraordinaire que même plus tard, beaucoup plus tard, on retrouve aussi bien en Malaisie qu’en Océanie et en Afrique, etc., les quelques mots génériques que selon le gosier l’être primitif a pu prononcer, de même le mode de penser.
Ce qu’il voit, ce qu’il touche, ce qu’il sent sont d’abord, avant tout et pour tout, ce que l’homme a dû penser, le désir de prendre ensuite avec sa désignation du moi, et le moyen de prendre qui est la main.
De là ce mot rima ou lima qui veut dire main et qu’on retrouve dans presque toutes les langues, en Malaisie comme partout ailleurs, plus ou moins transformé comme prononciation. Le mot rama en latin n’y ressemble-t-il pas. De même pour le chiffre 5 qui représente une main et 10, deux mains. De tous temps connus les sauvages se sont servis de la brasse comme mesure du pied aussi.
Comme dans la Lettre volée d’Edgard Poë, notre esprit moderne ne peut voir ce qui est trop simple et trop visible, perdu dans les détails d’analyse. Comme dans la Bible, l’esprit des hommes monte en haut et l’esprit des hommes descend en bas. Nous ne saurions voir si bas et, malgré toutes nos recherches, nous n’arrivons pas à percevoir le mode de penser des animaux quand, hirondelles par exemple, elles arrivent à revenir à leur endroit de naissance. Soit avec la voix, soit avec leur queue, les chiens expriment leurs sentiments.
Nous nous en tirons, il est vrai, avec un cliché qui est l’instinct.
Cette question de langue a été une des grandes causes qui ont fait adopter ce cliché. Malaisie-Maoris.
Vaut mieux ne pas savoir que de savoir à tort.
Et j’affirmerai que pour moi, les Maoris ne sont pas des Malais, des Papoues ou des Nègres.
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* *
Quand vous arrivez aux Marquises, vous vous dites, voyant ces tatouages qui couvrent et le corps et la figure tout entière: ce sont de terribles gaillards. Et puis ils ont été anthropophages.
On se méprend complètement.
L’indigène marquisien n’est point un gaillard terrible; c’est même au contraire un homme intelligent et tout à fait incapable de ruminer une méchanceté. Doux à en être bête et timoré envers tout ce qui commande. On dit qu’il a été anthropophage et l’on se figure que c’est fini: c’est une erreur. Il l’est toujours, sans férocité: il aime la chair humaine comme un Russe aime le caviar, comme un Cosaque aime la chandelle. Demandez à un vieillard endormi s’il aime la chair humaine et réveillé cette fois, l’œil brillant, il vous répond avec une douceur infinie: «Oh! que c’est bon.»
Naturellement il y a quelques exceptions, mais tellement exceptionnelles qu’elles inspirent à tous les autres une grande terreur.
A propos du vieux Père Orans qui est mort, il y a fort peu de temps, je me suis laissé raconter une histoire qui va peut-être vous intéresser. Le missionnaire, père Orans, jeune alors, s’en allait gaillardement sur le sentier vers un district où il avait affaire; il fut suivi par quelques mauvais diables, les exceptions dont je viens de parler, qui décrétèrent que le missionnaire était tout à fait à point pour être mangé. Et ils se préparaient à exécuter leur dessein lorsque le Père Orans qui avait l’oreille fine se retourna subitement, et avec beaucoup de sang-froid leur demanda ce qu’ils désiraient. L’un d’eux intimidé comme tous demanda s’il avait des allumettes pour allumer sa pipe. Le missionnaire sortit de sa poche une grosse lentille et avec le bord de sa soutane il fit du feu. Étonnés de la puissance du Blanc, ils s’inclinèrent respectueusement, mais la lentille devint la propriété de l’indigène.
Une autre histoire, celle-là beaucoup plus récente.
Un jeune homme américain, séduit par les femmes probablement, débarqua de son navire et resta aux Marquises. Il était installé dans un district de Hivatroa et forcé par la nécessité essaye de faire un peu de commerce pour le compte des autres. Il eut un jour la malheureuse idée de revenir d’Atuana avec un sac de piastres visiblement attaché sur le pommeau de la selle. La nuit était proche: il disparut.
Les soupçons se portèrent immédiatement sur un Chinois, et comme en toutes choses le gendarme est un malin, il dit: c’est lui, et cela suffit. Ce n’est que 3 mois après, c’est-à-dire 3 courriers, que la justice revint à Papeete avec le Chinois et quelques témoins. Naturellement le Chinois fut acquitté d’emblée.
Ce mot naturellement demande une explication.
C’est d’ailleurs la règle aux Marquises quand il s’agit d’un crime. Le gendarme fait son instruction, la tête creuse et toujours à côté, quels que soient les avertissements des hommes intelligents d’alentour. Le juge d’instruction arrive longtemps après et son opinion devient aussitôt semblable à celle du gendarme. D’ailleurs, la mesure n’est pas commode aux Marquises.
Les indigènes ont pour règle de baser leur conduite sur la terreur que leur inspirent les méchants. Un seul qui ne se conformerait pas à la règle serait aussitôt condamné à mourir. Le crime commis, tout le monde le sait; mais devant la justice, personne ne sait rien.
Les témoins embrouillent la question, leur langue toujours mal interprétée leur en donne toutes les facilités; puis il sait avec une remarquable intelligence et un sang-froid imperturbable arranger toutes les contradictions. «Mais pourquoi as-tu dit une chose tout à l’heure et maintenant juste le contraire?
—C’est que la justice me fait peur, et quand j’ai peur, je ne sais ce que je dis.»
Ils sont deux: ils s’accusent réciproquement, et chacun de répondre invariablement: «J’accuse mon voisin, parce que sinon le juge dira que c’est moi!»
Je me souviens de cette naïveté d’un président du tribunal à Papeete.
—Interprète, dites à cet homme qu’à toutes mes questions il répond très intelligemment: c’est donc qu’il a songé à toutes mes questions avant de les avoir entendues.
R.—Cet homme dit qu’il ne comprend pas pourquoi on lui demande cela, et qu’il répond comme il peut.
Pour en revenir à notre Chinois il était clair pour quiconque réfléchit et connaît les habitudes des indigènes que ce Chinois ne pouvait commettre son crime seul et surtout faire disparaître le cadavre malgré la proximité de la mer. Un Chinois est trop intelligent pour cela, car il sait (Dieux maories président peut-être à tout ce qui se passe), que rien ne peut être fait sans que les indigènes le sachent et que par suite il serait immédiatement dénoncé, lui étranger.
Il était donc clair que ce Chinois avait des complices, d’autant plus que l’amant d’une de ses filles était connu parmi les exceptions méchantes et criminelles. Mais le brigadier de gendarmerie ne voulut rien écouter.
Voici ce qui s’était passé et d’après tous les renseignements qu’on m’a fournis à moi comme à tout le monde. Tous disent la même chose, sauf une. L’heure et l’endroit où le crime a été commis: il y a différentes versions à ce sujet, mais je soupçonne que ce sont des contradictions volontaires.
Aussitôt son arrivée dans le district près de sa case, le fameux sac de piastres fut aperçu et notre jeune Américain vigoureux et résolu, confiant comme en général la jeunesse, ne prit garde de le cacher.
Notre jeune Américain aurait été tué par un vigoureux coup de bâton sur le cou, tout comme le ferait une guillotine.
Ils étaient deux, le Chinois et son gendre. Ceux-ci se seraient battus pour le partage des piastres.
Puis après, le gendre et deux autres indigènes se seraient livrés à leur gloutonnerie. L’Américain fut mangé.
Je passe bien des détails qui ne sont pas intéressants pour l’importance de ce récit.
Ici, le lecteur va me poser une question à laquelle je vais répondre immédiatement.
D.—Pourquoi, maintenant que tous ces faits sont connus ne pas revenir à la charge en ce qui concerne tous les complices?
R.—Parce qu’immédiatement le silence se ferait et que tous ces racontars affirmés deviendraient de la fable inventée pour s’amuser du crédule Européen.
La langue indigène marquisienne est très peu riche, on le sait: par suite, l’indigène s’exerce à manier habilement la périphrase. Ainsi, par exemple, les gendarmes se présentent en quête de renseignements, et très ostensiblement on continue à causer sans aucune gêne.
L’un dit: «Je crois que la lune sera très claire et que par suite on ne prendra pas du poisson.»
Cela veut dire: «Prenons garde et faisons l’obscurité: il faut se défier de la clarté de la lune.»
Les Européens n’y voient que du feu. Et verraient-ils que ce serait de l’incertitude.
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En Océanie une femme dit: «Je ne peux savoir si je l’aime puisque je n’ai pas encore couché avec lui.» La possession vaut titre.
En Europe, la femme dit: «Je l’aimais, depuis que j’ai couché avec lui, je ne l’aime plus.» Une autre encore dit: «Je ne l’aime que quand il est là.»
Même dix minutes avant le mariage une femme ne sait se donner: vous pouvez être sûr qu’elle se vend.
Mais elle n’a pas confiance. C’est alors à votre tour de ne plus avoir confiance.
Une femme riche se fait faire un enfant par son domestique. Encore un qui abandonne son enfant. Pauvre femme! Tant que ça. Et le domestique dit qu’il a été abandonné.
Une femme un peu folle dit qu’elle ne veut pas se marier désirant avoir un enfant pour elle seule. Égoïsme d’amour maternel.
C’est très facile de dire: ceci est à moi, mais qu’il en coûte de dire: c’est à vous.
D.—Comment? Vous avez-vu quelqu’un se noyer et vous ne lui avez pas porté secours.
R.—Mais il ne me l’a pas demandé.
Les maximes! ce n’est pas pratique, c’est fait pour jaser et faire dire: «Tiens... voilà un philosophe!»
Savoir donner, c’est très bien.
Savoir recevoir, c’est encore mieux.
Ah! la vanité de l’argent...
Avoir de la volonté, c’est vouloir en avoir.
On dit: le fils à papa... Les enfants ne sont pas responsables des fautes de leur père. J’ai pas le sou... c’est la faute à mon père.
Et la chanson dit: «Si mon père est cocu, c’est que ma mère l’a bien voulu...»
Il y a de ces dit-on de morale qui évitent d’en avoir. Laissez-moi vous raconter un instant quelque chose de Bretagne. D’Océanie en Bretagne il n’y a pas loin quand on est tranquille la plume à la main: imagination qui vagabonde... Pourquoi pas? Du reste rien n’arrive par hasard.
Un journal que je parcours me signale qu’il y a certains hommes avec Déroulède qui viennent de découvrir la vraie République, patriotique. Parmi ceux-là un certain nom qui me rappelle un triste personnage que nous avons connu à Pont-Aven, c’est d’ailleurs celui-là même Marcel H..
Très distingué, le monsieur, quand tapant sur les épaules de sa femme il nous disait: «Voilà de la belle viande.» C’était en effet de la viande, rien que de la viande.
Et son petit œil de porc humain ajoutait, «Cette viande est à moi, moi seul.»
Pendant la première semaine il allait régulièrement au-devant du coche qui faisait le courrier et demandait: «Il y a-t-il un colis pour moi?»
Nous étions très intrigués et nous nous demandions: «Quel peut être ce colis?»
Le fameux colis arriva.
Dès le lendemain on put voir notre Marcel H... installé dans la rivière qui coudoie la propriété du meunier David. Une grande toile devant lui sur le chevalet et plus loin sur un superbe caillou le fameux colis. Un grand cygne empaillé. Le monsieur faisait son tableau pour le Salon prochain (une Léda).
La belle viande qu’on connaît—mais sans tête—peinte à Paris. Il ne restait plus qu’à peindre le cygne.
Assise à côté de lui, mais avec tête et vêtements, la belle viande tricotait une paire de bas.
«Pour le blanc de cygne, disait-il, je n’emploie que le blanc de zinc, et pour la belle viande j’emploie la laque bitume.»
A la table d’hôte s’adressant à son voisin un peintre impressionniste, il disait: «Manet, voyez-vous, fait tous les jours une pochade, et quand il en trouve une qui lui convient il l’envoie au Salon. Et puis c’est fait de chic...»
Quand le mois de septembre arrivait, il disait: «Je suis obligé de rentrer à Paris, car c’est l’époque où arrive mon marchand qui fait l’exportation de tableaux pour les îles du Guano.»
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Croquis japonais, estampes d’Hokusaï, lithographies de Daumier, cruelles observations de Forain, groupés en un album, non par hasard, de par ma bonne volonté tout à fait intentionnée. J’y joins une photographie d’une peinture de Giotto. Parce que d’apparences différentes je veux en démontrer les liens de parenté.
Les conventions imposées par les critiques (ceux qui classent) ou par la foule ignorante, classeraient ces différentes manifestations d’art parmi les caricatures ou les choses d’art léger.
Les artistes ne font pas de caricatures. Suivant le bœuf gras, un mousquetaire reste un chienlit.
Voltaire a écrit Candide. Daumier a modelé Robert Macaire.
Dans Sagesse, Gaspard ne me fait pas rire.
Louis Veuillot méprise. Forain aussi.
Chez ce guerrier d’Hokusaï, Saint-Michel de Raphaël se japonise, de lui encore un dessin. Michel-Ange se devine. Michel-Ange le grand caricaturiste! Lui et Rembrandt se donnent la main.
Hokusaï dessine franchement.
Dessiner franchement, c’est ne pas mentir à soi-même.
De cette petite Exposition, Giotto est le morceau capital.
La Magdalena et sa compagnie arrivent à Marseille dans une barque, si toutefois une section de calebasse figure une barque. Les anges les précèdent, les ailes déployées. Aucune relation à établir entre ces personnages et la tour minuscule où entrent des hommes encore plus minuscules.
D’apparence taillés dans du bois, ces personnages dans la barque sont immenses ou bien légers puisque la barque ne sombre pas, tandis qu’au premier plan une figure drapée, beaucoup plus petite, se tient invraisemblablement sur un rocher, on ne sait par quelle prodigieuse loi d’équilibre.
Devant cette toile, j’ai vu Lui, toujours Lui, l’homme moderne qui raisonne ses émotions comme les lois de la Nature, sourire de ce sourire d’homme satisfait et me dire: «Vous comprenez cela!»
Certainement, en ce tableau, les lois de beauté ne résident pas en des vérités de la nature; cherchons ailleurs.
Dans cette merveilleuse toile on ne peut nier une immense fécondité de conception. Qu’importe! si la conception est naturelle ou invraisemblable. J’y vois une tendresse, un amour tout à fait divins.
Et je voudrais passer ma vie en si honnête compagnie.
Giotto avait des enfants très laids. Quelqu’un lui ayant demandé pourquoi il faisait de si jolis visages dans ses tableaux, et en nature de si vilains enfants, il répondit: «Mes enfants: c’est le travail de nuit... et mes tableaux, travail de jour.» Giotto connaissait-il les lois de perspective? je ne veux pas le savoir. Ses procédés d’éclosion ne sont pas à nous, mais à lui; estimons-nous heureux de pouvoir jouir de ses œuvres.
Avec les maîtres je cause, leur exemple fortifie. En tentation de péché je rougis devant eux.
Trois caricaturistes:
Trois genres d’amour.—L’amour moral, l’amour physique, l’amour manuel. Moralité, Débauche, Prudence.
A un homme qui n’a pas réussi on dit: «Vous vous êtes trompé.»
A celui qui n’a pas gagné à la loterie: «Vous n’avez pas de chance.»
A vingt ans deux choses sont bien difficiles à faire. Choisir une carrière, choisir une femme. Toutes les carrières sont bonnes, mais on ne peut pas dire: «Toutes les femmes sont bonnes.»
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Anomalies.—De tous les animaux, l’homme est certainement celui qui a le moins de logique, celui qui sait le moins ce qu’il veut et aussi celui qui commet le plus d’extravagances. A quoi cela tient si ce n’est qu’il sait mieux raisonner. Cela donnerait beaucoup à réfléchir sur l’importance du raisonnement et de l’instruction.
Sans être un Buffon on saurait cependant observer un tant soit peu. Tous les jours à l’heure du repas, pas mal de chats s’invitent à ma table et je leur fais honneur régulièrement avec abondance de riz à la sauce.
Tous sont à peu près sauvages. Ils veulent leur pitance, sans caresse, du regard seulement. Une chatte cependant, la seule civilisée, à tel point que je ne saurais aller sur la route sans qu’elle suive à mes côtés, est féroce en tous points, égoïste, jalouse.
La seule qui grogne en mangeant et tous la craignent même les mâles, à moins que pour l’un d’eux elle ait un caprice. Mais alors, elle mord, elle griffe et le mâle subit les coups s’inclinant devant celle qui porte si bien les culottes. Tous les animaux savants deviennent stupides sachant à peine trouver d’eux-mêmes leur nourriture, incapables de chercher les médicaments qui guérissent. Les chiens finissent par avoir de mauvaises digestions, font des incongruités, le sachant, mais ne se doutant pas qu’ils sentent mauvais.
Les hommes ont à se plaindre et l’on décrète de faire une pétition. Le plus courageux rédige, mais quand il s’agit de trouver des signatures, les moineaux s’envolent. La foule est réunie, le plus imbécile de tous se mouche par trop extraordinairement et la foule au même instant sans invite aux signatures, tous sans hésiter, se met en mouvement et assassine. Les braves ont marché bravement devant la mitraille, puis un repos dans le camp, la sentinelle de garde se met à péter criant: «Les Prussiens!» Ces mêmes braves foutent le camp jusqu’à ce que l’aide de camp, arrivant au galop, leur crie: «C’est rien, mes amis, c’est un fusil qui a permuté.»
Je me trouvais en rade de Rio-de-Janeiro. J’étais pilotin. Chaleur extrême, tout le monde couchait sur le pont. Qui derrière, qui devant. Le mousse endormi, rêva trop brusquement, brusquement aussi il tomba dans l’eau. «Un homme à la mer!» et tout le monde réveillé regardait imbécilement le mousse entraîné par le courant qui défilait le long du navire vers l’arrière. Un matelot nègre s’écria: «Lui foute, qué tonnerre, il va se noyé.» Sans raisonnement le terre-neuve se jeta à la mer et conduisit le petit mousse à l’échelle de l’arrière.
Hier c’était le Congrès en faveur de la paix; on connaît le résultat. Que demain cent mille Français animés d’un je ne sais quoi, et entraînés par un imbécile quelconque qui ne serait pas Déroulède, refusent le service militaire et tout le monde suivra l’exemple.
Deux locomobiles suivent le 0 degré de longitude, mais en sens inverse. Que va-t-il se passer, et le choc sera-t-il terrible?
Je ne le pense! Faute de charbon elles ne se rencontreront pas.
C’est cela en ce moment. Les deux machines sont en route vers l’Avenir (roman de Zola). Faute d’argent, sans Congrès, la guerre sera terminée. Ce sera la paix. A force de raisonner, les engins de guerre devenus beaucoup trop chers, le charbon manquera. Ce sera le moment de réunir de nouveaux
Congrès pour rétablir la guerre à bon marché. Que deviendront tous ces hommes de devoir pénétrés de l’honneur militaire; que deviendront ces fameuses consciences élastiques selon qu’elles sont juives ou chrétiennes. Que deviendront les panaches, les médailles; que deviendront les fournitures de l’armée, toutes les retraites (pâtée du fonctionnaire).
Non, cela ne sera pas, car le monde qui raisonne se révoltera.
Les mathématiques, c’est fatalement juste. Que serait-ce si ce n’était pas fatalement? Le colonel n’est pas de cet avis, car il dit que de sa maison à celle de son soldat, il y a beaucoup, beaucoup plus loin que de la maison de son soldat à la sienne.
Quelqu’un parlant d’une réunion dit: «Ils étaient là vingt imbéciles.» Un fumiste ajoute: «vous compris!»
Oh! Non. Sans nous comprendre. Question de mathématiques. Combien il y avait-il d’imbéciles dans cette réunion?
Je voudrais donc vous demander si ayant appris le calcul nous sommes si fatalement juste. Justes au pluriel n’aurait pas le même sens. D’ailleurs je n’aime pas les jeux de mots, ne sachant pas les faire.
J’avais remarqué, sans toutefois bien m’expliquer la raison, qu’en général les ânes avaient beaucoup de succès près des femmes. Ce n’est que très longtemps après je lus une traduction de: la Luciade et l’âne, et je compris alors les raisons sérieuses qui animent le beau sexe.
Citons ce passage: «C’était bien la peine de changer pour te réduire en ce point, et le beau profit pour moi d’avoir un pareil magot au lieu de ce tant plaisant et caressant animal.»
La Bible a raison. La chair est chair, l’esprit est esprit. C’est ce que le docteur Faust comprit un peu tard, disant: «Fi donc, l’esprit! et laissons là tous ces travaux inutiles. Monseigneur le diable, venez à mon aide.» Et le diable en fit un âne chargé, de trésors, il est vrai. C’est que Faust voulait une pucelle. Or les pucelles sont des âmes pures et ne changent pas facilement leurs trésors de candeur sans de vrais trésors.
Très observateur, Monseigneur le diable.
Prenez garde aux âmes pures, et si vous faites quelqu’un cocu ne surveillez pas le mari, mais votre escarcelle.
Il s’agit de déboucher une bouteille qui fait son étroite.
Sans y parvenir chacun exerce ses forces préparant la besogne, le dernier, un malin, sans effort débouche la bouteille.
Intentionnellement, plutôt par traîtrise que par instinct, par-ci par-là, je gauloise. C’est que je veux interdire la lecture de ce recueil aux bégueules. Ces insupportables bégueules qui ne savent s’habiller qu’avec une livrée.
«Tu comprends, mon ami, que je ne puis aller avec ma femme légitime à tes réceptions où il y a ta maîtresse.»
Quand Madame est là (c’est une femme honnête, puisque mariée), personne ne grivoise. La soirée finie, tout le monde rentré chez soi, Madame la femme honnête qui a bâillé toute la soirée, cesse de bâiller et dit à son mari: «Si nous disions des cochonneries avant d’en faire.» Et le mari de dire: «Disons des cochonneries seulement (car ce soir j’ai trop mangé).»
Une jeune femme célibataire qui a passé brillamment son doctorat en médecine n’ose être spécialiste pour les maladies secrètes et dit, en rougissant: le machin.
A propos du machin, aujourd’hui que c’est la mode d’envoyer les jeunes filles pures étudier la peinture dans les ateliers en même temps que les hommes, il est à remarquer que toutes ces vierges dessinant le modèle mâle tout à fait nu font avec beaucoup de soin le machin plus ressemblant que la figure. Sorties de l’atelier, ces jeunes vierges, étrangères pour la plupart, toujours respectables, l’œil pudique légèrement baissé, le regard entre les cils, vont se soulager à Lesbos.
Curieuse anomalie...
Je me souviens de l’une d’elles, très jolie Écossaise. Elle venait manger à une petite crémerie fréquentée par des artistes. Survint un beau jour une jeune Belge très fadasse, dont le corset très plat semblait une cuirasse. Notre Écossaise vint se placer à côté d’elle et avec beaucoup de minauderie l’interrogea sur son arrivée à Paris, sur ce qu’elle comptait faire; si l’on aurait le plaisir de la voir à l’atelier. Et l’œil très enflammé, les pommettes rosées, elle ajouta: «Venez chez moi!» Sèchement la Belge cuirassée répondit: «Je vous remercie.» Ce que la fameuse Minna en a rigolé!!!
Le grand savant, le fameux misogyne, tremblait devant elle. Ce qu’il y a de misogynes qui sont misogynes pour trop aimer les femmes et trembler devant elles...
Moi aussi j’aime les femmes, comme on sait, quand elles sont grosses et qu’elles sont vicieuses; mais je ne suis pas misogyne et je ne tremble pas devant elles. Je crains cependant en pareil cas de ne pas avoir un penny en poche. Et que m’importe celle-là plus qu’une autre. Malheureusement, c’est moi et non les femmes qui dis: «il n’y a pas mèche.» Tant que le cerveau reste fort, qu’importe le machin.
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Lettre de Paul-Louis Courier:
«Vous devriez songer, Madame, à ce que je vous ai dit hier, et vous souvenir un peu de moi. Je veux que la chose en elle-même vous soit indifférente; mais le plaisir de faire plaisir, n’est-ce donc rien? Entre nous, allons, j’y consens... Cela ne vous fait ni chaud ni froid, ni bien ni mal, plaisir ni peine; belle raison pour dire non, quand on vous en prie. Fi! n’avez-vous point de honte de vous faire demander deux fois des choses qui coûtent si peu, comme disait Gaussin, et pour lesquelles, après tout, vous n’avez aucune répugnance?»
Une autre lettre, un passage seulement:
«Sans m’apercevoir elle ouvrit, et moi, en deux pas et un saut me voilà entré avec elle: grand débat, scène de théâtre: elle veut me chasser; je reste, elle se désolait, je riais:
Salvat pouvait venir, il venait même; c’était l’heure, le danger augmentait à chaque instant. Je lui dis, sans finesse et sans fleur de langage, le prix que je mettais à ma retraite. Dunque fa presto, dit-elle; je fis presto et je partis. J’en pourrais prendre désormais avec elle tant que j’en voudrais, car elle est à ma discrétion, ou bien lui faire quelque noirceur, et vous autres vauriens vous n’y manqueriez pas. Mais vous savez que je ne me pique pas de vous imiter: je la vois, je lui parle tout comme auparavant: même ton, mêmes manières, etc...»
Fi donc! monsieur Courier: j’aime mieux l’autre lettre.
Moi, si une femme me dit: «Fais vite» ou me demande cent sous de plus... Ça me la coupe.
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* *
Catherine la grande, Catherine de Russie n’avait plus qu’un désir, elle aurait voulu qu’un simple soldat beau et fort soit assez amoureux et hardi pour oser pénétrer dans son appartement, et la violer.
Ce que voyant, l’amant, le grand favori, alla trouver le plus beau de l’armée et lui dit: «Voici une petite clef qui t’ouvrira la porte de l’appartement de Catherine. Va et viole avec force et rudesse. Si tu le fais, tu seras récompensé: si tu ne le fais pas tu auras cent coups de knout.»
Catherine eut une jouissance extrême.
Un beau jour le favori avoua sa supercherie. Il fut tué, ordre de Catherine. Est-ce une anomalie et le favori ne fut-il pas cruellement stupide?
L’auteur ajoute à son récit une réflexion.
Est-il vraiment permis d’appeler la grande une pareille femme.
Stupide l’auteur.
Je te crois qu’elle était grande! A cause de cela même.
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Les Chinois dans une redoute protégée par des grands bambous taillés en pointe.
Les assaillants, un bataillon français, ne s’attendaient pas à pareille résistance et ils furent obligés de reculer presqu’en panique. Seul, le porte-drapeau piqua son drapeau en terre et mourant de peur se cacha parmi les bambous.
Le bataillon reprit l’offensive: ce que voyant notre porte-drapeau toujours en tête fit son arrivée dans la redoute. Ce que voyant aussi le Gouvernement lui donna la croix, la fameuse croix. Ce que voyant aussi, tous dirent: «Celui-là, c’était un brave.»
Aux Invalides, les vaincus, les drapeaux glorifient le vainqueur à la tête de bois. C’est drôle; sur ce bois les cheveux blanchissent. Glorification des morts, glorification des vivants.
J’eus pour maître d’études le père Baudoin, grenadier survivant de Waterloo. Il culottait admirablement les Jean Nicot. Au dortoir la chemise levée, irrespectueusement nous disions: «Garde à vous! Portez arme!» Et le vieux, la larme à l’œil, se souvenait du grand Napoléon. Le grand Napoléon savait les faire mourir: il sut aussi les faire vivre. «Des soldats, disait le père Baudoin, il n’y en a plus.» A l’étude Lui c’était l’enfant et nous les hommes. L’un dit: «Je serai Mirabeau,» et ce fut Gambetta; moi je dis: «Je serai Marat...» Sait-on bien ce que l’on sera?
A Taravas, le père Lucas dit à sa femme: «Lillia, sois aimable avec le gouverneur quand il arrivera; notre congé en dépend.»
Et fièrement le missionnaire ravi dit: «C’est nous qui avons marié le père Lucas. N’est pas maquereau qui veut.» Cette phrase a été prononcée par Manet à qui on reprochait d’avoir fait le portrait de Pertuiset. Dans toutes les branches il y a des forts et des faibles.
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Depuis quelque temps trois navires baleiniers naviguent dans nos eaux et la gendarmerie est sur les dents. Pourquoi tout ce brouhaha, ces sourdes colères. Des baleiniers!... Des baleiniers.
Mais enfin, que veut dire tout cela? Les baleines sont-elles porte-malheur, arrivent-elles avec le choléra, ou bien encore la peste baleine qui dégénère en peste humaine? Toujours est-il que le gendarme me dit: «Monsieur..., les baleines c’est la peste.»
Voyons voir, dit l’un, ou tâchons moyen de savoir, dirait l’autre et l’un et l’autre racontent une histoire. Moi je vais vous la raconter l’histoire... mais la vraie.
Or, en ce temps qui est de tous les temps, les baleiniers ont pour habitude de ne pas emporter de monnaie sachant très bien qu’en mer la monnaie ça ne se mange pas et qu’à terre il y a des philosophes qui méprisent le vil métal.
C’est ainsi, imbus de ces fausses idées, qu’ils arrivèrent aux Marquises, notamment à Tasata. Ils comptaient faire leur provision d’eau et échanger de la bimbeloterie et flanelles légères contre bananes, bestiaux et autres provisions de bouche.
Que nenni! descendre à terre des marchandises qui n’ont pas payé l’octroi de mer! mais les indigènes contents de livrer des productions de la terre dont ils ne savent que faire contre des objets qui leur plaisent, se demandent vraiment si nous leur voulons du bien ou du mal. Mais trois ou quatre pelés et un tondu, marchands de morue s’écrient: «Que c’est de la concurrence déloyale.»
Somme toute, le gendarme est essoufflé et le navire nuitamment, de gauche et de droite, soulagé de ses marchandises. Bien approvisionné, il repart.
L’île de Tasata se trouve enrichie de quelques produits Européens. Où est le mal? et pourquoi tous ces cris? Quand donc l’homme comprendra ce que Humanité veut dire!
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Différents épisodes, maintes réflexions, certaines boutades, arrivent en ce recueil, venant d’on ne sait où, convergent et s’éloignent; jeu d’enfant, figures de kaléidoscope. Sérieux quelquefois, badin souvent au gré de la nature si frivole; l’homme traîne, dit-on, son double avec lui. On se souvient de son enfance: se souvient-on de l’avenir? Mémoire d’avant. Peut-être mémoire d’après, je ne saurais préciser. Dire: «Il fera beau demain.» N’est-ce pas se souvenir d’auparavant; expériences qui déterminent une raison.
Je me souviens d’avoir vécu; je me souviens aussi de ne pas avoir vécu. Pas plus tard que cette nuit j’ai rêvé que j’étais mort, et chose curieuse c’était le moment vrai où je vivais heureux.
Rêver réveillé, c’est à peu près la même chose que rêver endormi. Le rêve endormi est souvent plus hardi, quelquefois un peu plus logique.
Je veux en venir à ceci, que je vous ai dit déjà.
Ceci n’est pas un livre.
Et puis aussi, je crois que vous tous, vous êtes comme moi bien moins sérieux que vous voulez bien le dire, tout aussi pervertis, les uns plus intelligents, les autres moins.
On le sait bien, direz-vous! Il est bon de le dire encore, sans cesse, toujours... Comme les inondations, la morale nous écrase, étouffe la liberté, en haine de fraternité.
Morale du cul, morale religieuse, morale patriotique, morale du soldat, du gendarme... Le devoir en l’exercice de ses fonctions, le Code militaire, dreyfusard ou non dreyfusard.
La morale de Drumont, de Déroulède.
La morale de l’instruction publique, de la censure.
La morale esthétique; du critique assurément.
La morale de la magistrature, etc...
Mon recueil n’y changera rien, mais... ça soulage.
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20 janvier 1903.
Degas
Qui connaît Degas? Personne, ce serait exagéré. Quelques-uns seulement. Je veux dire le connaître bien.
Même de nom, il est inconnu pour les millions de lecteurs des journaux quotidiens. Seuls, les peintres, beaucoup par crainte, le reste par respect admirent Degas. Le comprennent-ils bien?
Degas est né... je ne sais, mais il y a si longtemps qu’il est vieux comme Mathusalem. Je dis Mathusalem parce que j’estime que Mathusalem à cent ans devait être comme un homme de 30 ans de notre époque.
En effet, Degas est toujours jeune.
Il respecte Ingres, ce qui fait qu’il se respecte lui-même. A le voir, son chapeau de soie sur la tête, ses lunettes bleues sur les yeux, il a l’air d’un parfait notaire, d’un bourgeois du temps de Louis-Philippe, sans oublier le parapluie.
S’il y a un homme qui cherche peu à passer pour un artiste c’est bien celui-là; il l’est tellement. Et puis il déteste toutes les livrées, même celle-là.
Il est très bon, mais spirituel il passe pour être rosse.
Méchant et rosse. Est-ce la même chose?
Un jeune critique qui a la manie d’émettre une opinion, comme les Augures prononcent leurs sentences, a dit: «Degas, un bourru bienfaisant!» Degas un bourru! Lui qui dans la rue se tient comme un ambassadeur à la cour. Bienfaisant! c’est bien trivial. Il est mieux que cela.
Degas avait autrefois une vieille bonne hollandaise, relique de famille, qui, malgré cela, ou peut-être, à cause de cela, était insupportable. Elle servait à table; Monsieur ne causait pas. Les cloches de Notre-Dame de Lorette devenaient assourdissantes et elle de s’écrier: «C’est toujours pas pour votre Gambetta qu’elles sonneraient comme ça.»
Ah! je vois ce que c’est. Bourru. Degas se défie de l’interview. Les peintres cherchent son approbation, lui demandent son appréciation et lui, le bourru, le rosse, pour éviter de dire ce qu’il pense, vous dit très aimablement: «Excusez-moi, mais je ne vois pas clair, mes yeux...»
En revanche, il n’attend pas que vous soyez connu. Chez les jeunes, il devine, et lui le savant ne parle jamais d’un défaut de science. Il se dit (assurément plus tard il saura) et vous dit tel un papa comme à moi au début: «Vous avez le pied à l’étrier.»
Parmi les forts, personne ne le gêne.
Je me souviens aussi de Manet. Encore un que personne ne gênait. Il me dit autrefois ayant vu un tableau de moi (au début...) que c’était très bien, et moi de répondre avec du respect pour le maître: «Oh! je ne suis qu’un amateur.» J’étais en ce temps employé d’agent de change et je n’étudiais l’art que la nuit et les jours de fête.
«Que non, dit Manet... Il n’y a d’amateurs que ceux qui font de la mauvaise peinture.» Cela me fut doux.
Pourquoi aujourd’hui me remémorant tout l’autrefois jusqu’à maintenant, suis-je obligé de voir (cela crève les yeux) presque tous ceux que j’ai connus, surtout les derniers jeunes que j’ai conseillés et soutenus ne plus me connaître.
Je ne veux pas comprendre.
Je ne peux pas cependant me dire en fausse modestie:
Car j’ai travaillé et bien employé ma vie; intelligemment même, avec courage. Sans pleurer. Sans déchirer: j’avais cependant de très bonnes dents.
Degas dédaigne les théories d’art, nullement préoccupé de technique.
A ma dernière exposition chez Durand Ruel, Œuvres de Tahiti, 91, 92, deux jeunes gens bien intentionnés ne pouvaient s’expliquer ma peinture. Amis respectueux de Degas ils lui demandèrent, voulant être éclairés, son sentiment.
Avec ce bon sourire paternel, lui si jeune, il leur récita la fable du Chien et du Loup.
«Voyez-vous, Gauguin, c’est le loup.»
Voilà l’homme. Quel est le peintre?
Un des premiers tableaux connus de Degas c’est un magasin de coton. Pourquoi le décrire: voyez-le plutôt, et surtout voyez-le bien et surtout ne venez pas nous dire: «Nul ne sut mieux peindre le coton.» Il ne s’agit pas de coton, pas même de cotonniers.
Lui-même le sut si bien qu’il passa. D’autres exercices, mais déjà les défauts s’affirmaient, imprimaient leur marque et on put voir que jeune il était un maître. Bourru déjà. Peu visibles les tendresses des cœurs intelligents.
Élevé dans un monde élégant, il osa s’extasier devant les magasins de modistes de la rue de la Paix, les jolies dentelles, ces fameux tours de main de nos Parisiennes pour vous torcher un chapeau extravagant. Les revoir aux Courses campés crânement sur des chignons et des pardessus ou pour mieux dire à travers tout cela un bout de nez mutin au possible.
Et s’en aller le soir pour se reposer de la journée à l’Opéra. Là, s’est dit Degas, tout est faux, la lumière, les décors, les chignons des danseuses, leur corset, leur sourire. Seuls vrais, les effets qui en découlent, la carcasse, l’ossature humaine, la mise en mouvement, arabesques de toutes sortes. Que de force, de souplesse et de grâce, à un certain moment le mâle intervient avec série d’entrechats, soutient la danseuse qui se pâme. Oui elle se pâme, ne se pâme qu’à ce moment-là. Vous tous qui cherchez à coucher avec une danseuse n’espérez pas un seul instant qu’elle se pâmera dans vos bras. C’est pas vrai: la danseuse ne se pâme que sur la scène.
Les danseuses de Degas ne sont pas des femmes. Ce sont des machines en mouvement avec de gracieuses lignes prodigieuses d’équilibre. Arrangées comme un chapeau de la rue de la Paix avec tout ce factice si joli. Les gazes légères aussi se soulèvent et l’on ne songe pas à voir les dessous, pas même un noir qui dépare le blanc.
Les bras sont trop longs à ce que dit le monsieur qui le mètre à la main calcule si bien les proportions. Je le sais aussi, en tant que nature morte. Les décors ne sont pas des paysages, ce sont des décors. De Nittis en a fait aussi et c’était beaucoup mieux.
Des chevaux de course, des jockeys, dans des paysages de Degas.
Très souvent des haridelles montées par des singes.
Dans tout cela il n’y a pas de motif: seulement la vie des lignes, des lignes, encore des lignes. Son style c’est lui.
Pourquoi signe-t-il. Nul n’en a moins besoin que lui.
En ces derniers temps, il fit beaucoup de nus.
Les critiques en général virent la femme. Degas voit la femme... Mais il ne s’agit pas de femmes pas plus qu’autrefois il ne s’agissait des danseuses; tout au plus certaines phases de la vie connues par indiscrétion.
De quoi s’agit-il? Le dessin était à terre. Il fallait le relever, et regardant ces nus, je m’écrie: «Maintenant il est debout.»
Chez l’homme, comme chez le peintre, tout est exemple. Degas est un des rares maîtres qui n’ayant qu’à se baisser pour en prendre, a dédaigné les palmes, les honneurs, la fortune, sans aigreur, sans jalousie. Il passe dans la foule si simplement! Sa vieille bonne hollandaise est morte, sinon elle dirait: «C’est toujours pas pour vous qu’on sonnerait les cloches comme ça.»
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Un de ces peintres qui figurent comme tant d’autres aux Indépendants pour se dire indépendant dit à Degas:
«Voyons, monsieur Degas, est-ce que nous n’aurons pas le plaisir un jour de vous voir parmi nous aux Indépendants?»
Degas a souri aimablement... et vous dites que c’est un bourru!
Dans la pièce d’Ibsen, l’Ennemi du peuple, la femme (seulement à la fin), devient à la hauteur de son mari. Aussi banale et intéressée,—si ce n’est plus,—que la foule durant toute son existence, elle a juste une minute qui fond toute la glace du Nord qui est en elle. Et elle va au pays où vivent les loups.
C’est peut-être très observé, quoique je le conteste étant, moi aussi, humainement de la partie. Il faut bien peu de chose pour faire tomber une femme, tandis qu’il faut soulever tout un monde pour la relever.
Je connais un autre ennemi du peuple dont la femme non seulement n’a pas suivi son mari, mais encore a si bien élevé les enfants qu’ils ne connaissent pas leur père; que ce père toujours au pays des loups n’a jamais entendu murmurer à son oreille:... «Cher père.» A la mort s’il y a héritage ils se présenteront.
Suffit.
Quoi qu’il en soit, par cette fin le drame croule subitement. Une œuvre littéraire, un drame au théâtre, n’est pas œuvre de hasard soumis aux nécessités de convention et d’observation, pesée avec prudence au degré sentimental de vraisemblance.
Dans Pot-Bouille de Zola, Mme Josserand reste toujours Mme Josserand.
En cette matière je suis peu compétent, et sans contester en aucune façon le génie d’Ibsen je voudrais dire ceci que nous autres Français nous sommes peut-être aussi sérieux: moins lourds cependant.
Dans cette mythologie du Nord les vents me paraissent bien rudes et me mettent en quête d’un rayon de soleil.
Tous ces pasteurs, ces professeurs, ces jeunes filles, qui, pour sentimentales qu’elles soient, n’oublient pas cependant force repas, poissons fumés et jambons sans oublier le gibier; tout ce monde-là nous arrive sur la scène française, comme de lourdes statues, solidement construites il est vrai, mais qu’un statuaire grec voudrait affiner.
Entre les mains d’un Rodin, je commencerais à les aimer. Ibsen les observe avec son œil. Il est bon qu’à notre tour nous les observions aussi, en crainte d’un envahissement protestant, de ces fiançailles au sens pratique où l’on joue avec le tout mais pas ça, de toute cette boueuse philosophie à cheval sur les convenances.
Dans la balance du Nord le cœur le plus vaste ne résiste pas contre une pièce de cent sous. Moi aussi j’ai observé le Nord, et ce que j’y ai trouvé de meilleur ce n’est pas assurément ma belle-mère mais le gibier qu’elle cuisinait si admirablement. Le poisson aussi est excellent. Avant le mariage tout est familial, mais après, gare dessous, tout est dissolvant.
A Copenhague une grande dame oublie dans un magasin son porte-monnaie marqué à son chiffre. Dans le porte-monnaie il y avait un préservatif en baudruche. Mais dans ma maison, dans une mansarde, un couple vivait en concubinage; il fut bel et bien conduit en prison.
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A propos d’Ibsen, parlons du théâtre. Il y a là, il me semble, un futur cadavre qu’on ne peut sauver mais qu’on voudrait empailler pour le montrer à la foule, à distance, pour lui faire croire toujours à son existence.
Certainement l’art littéraire du théâtre demande droit à la vie et je le lui accorde grandement. Dieu merci, il y a encore des lecteurs. Mais des lecteurs seulement. Je crois même que l’art du théâtre dégagé du théâtre y gagnerait. Il y a là au théâtre des exigences scéniques qui gênent l’auteur. Tout d’abord le style gêne les acteurs et le public.
Sur la scène trois choses existent seulement, les acteurs, le décor et l’intérêt ou l’amusement. Là tout est truc, trompe-l’œil.
Quand une mère a perdu son enfant et le retrouve, ce ne sont pas les paroles qui précèdent qui amènent la larme au coin de l’œil, pas même ce cri: «Ciel! ma fille,» mais l’arrivée de la chère petite qui dit: «Maman.»
Un Sardou et de bons acteurs, voilà tout ce qu’il faut au théâtre.
Ne criez pas après Sardou, lui seul est dans le vrai.
Par maints détours, trucs aussi, on veut prouver le contraire.
L’éducation du public... un public éclairé, etc...
Dites un public-lecteur éclairé... vous serez dans le vrai.
A la scène dans le théâtre de Labiche, le bourgeois est un atroce bouffon; à la lecture le bourgeois est ma foi très respectable et très bon. Il s’en dégage une certaine philosophie bonne et aimable autant que familiale.
Mais, dira-t-on, à la scène l’acteur fortifie l’émotion, éclaire la situation. Un public éclairé a-t-il besoin de cela?
Et si l’auteur est vraiment grand, pourquoi demander à autrui, et qui nous dit quoique éclairés, que notre émotion ne vient pas uniquement de l’acteur et du décor.
Avouez plutôt que le théâtre est une grande source de fortune. Faites alors comme Sardou qui a eu le talent d’avoir du talent au théâtre. Le langage parlé est-il vraiment œuvre littéraire, et s’il l’est, n’est-il pas assommant d’invraisemblance et de pédantisme? Jouez la pièce de théâtre de Remy de Gourmont, je n’ai mémoire du titre, pièce publiée dans le Mercure, et vous verrez si le vieux roi père n’est pas un déplorable gaga, les filles d’atroces goules et tous les combattants des chevaliers de mardi-gras. Et cependant à la lecture c’est bien autre chose.
Le directeur du théâtre de l’Œuvre nous dit avec juste raison: «Donnez-moi des bonnes pièces, mais qui soient jouables.»
Paul Fort qui a commencé ce théâtre, beaucoup trop artiste pour ne pas voir la mort prochaine du théâtre littéraire a abandonné la partie pour écrire d’admirables écrits qui ne sont pas jouables.
Je pourrais accumuler des exemples en plus grand nombre sans toutefois convaincre personne. Je le sais. Mais amoureux d’art littéraire à ma façon, je dis ici ma façon de penser.
Mon théâtre, à moi, c’est la vie: j’y trouve tout, l’acteur et le décor, le noble et le trivial, les pleurs et le rire.
En émotion souvent, d’auditeur je deviens acteur. On ne saurait croire comme dans la vie sauvage on change d’opinion et combien le théâtre s’agrandit. Rien ne trouble mon jugement, pas même le jugement des autres. Je regarde la scène à mon heure, à moi, à moi seul, sans contrainte, sans même une paire de gants.
J’ai écrit quelque part, et je ne m’en repens pas, que lire à Paris ce n’était pas la même chose que de lire dans les forêts.
A Paris on se presse. Au restaurant en mangeant je ne saurais lire autre chose que le Journal. Poste restante je lis les lettres séance tenante, quitte à les relire après. En chemin de fer, sur les rapides, je lis invariablement les Trois Mousquetaires. Je lis le dictionnaire chez moi. En revanche je ne lis jamais les livres dont j’ai lu une critique auparavant. Là, en ce qui me concerne, la réclame se fout dedans.
Tout au plus si je goûterai la moutarde Bornibus pour en avoir vu les affiches. Ici je vous mens atrocement car je n’aime pas la moutarde, mais un homme prévenu en vaut deux.
Ne vous avisez pas de lire Edgar Poë autrement que dans un endroit très rassurant. Quoique très brave, ne l’étant guère (comme dit Verlaine), il vous en cuirait. Et surtout, après n’essayez pas de vous endormir avec la vue d’un Odilon Redon.
Laissez-moi vous raconter une histoire vraie.
Ma femme et moi nous lisions tous deux devant la cheminée. Dehors il faisait froid. Ma femme lisait le Chat noir d’Edgar Poë et moi, Bonheur dans le crime de Barbey d’Aurevilly.
Le feu allait s’éteindre et dehors il faisait froid. Il fallut aller chercher du charbon. Ma femme descendit à la cave d’une petite maison que nous avait sous-louée le peintre Jobbé Duval.
Sur les marches, un chat noir bondit effrayé: ma femme aussi. Elle continua cependant son chemin après hésitation. Deux pelletées de charbon, lorsque se détacha du bloc de charbon une tête de mort. Transie de peur ma femme laissa le tout dans la cave et remonta au galop l’escalier, finalement s’évanouit dans la chambre. Je descendis à mon tour et voulant continuer à reprendre du charbon je mis à jour tout un squelette.
Le tout était un ancien squelette articulé servant au peintre Jobbé Duval qui l’avait jeté à la cave lorsqu’il fut tout démantibulé.
Comme vous le voyez, c’est d’une simplicité extrême; mais cependant la concordance est bizarre. Défiez-vous d’Edgar Poë, et moi-même reprenant ma lecture, me souvenant du chat noir, je me pris à songer à cette panthère qui sert de prélude à cette extraordinaire histoire qui est: Bonheur dans le crime, de Barbey d’Aurevilly.
Souvent aussi on retrouve dans une lecture semblable un même événement que celui que l’auteur raconte.
J’allais quelquefois aux mardis de cet admirable homme et poète qui se nommait Stéphane Mallarmé. Un de ces mardis on parla de la Commune, j’en parlai aussi.
Revenant de la Bourse quelque temps après les événements de la Commune, j’entrai au café Mazarin. A une table se trouvait un monsieur, air militaire, qui me rappelait sûrement un ancien camarade de collège et comme je le regardais par trop attentivement, il me dit hautainement, tirant sa moustache: «Est-ce que je vous dois quelque chose?—Excusez-moi, lui ai-je dit, n’auriez-vous pas été à Lorial, je me nomme Paul Gauguin.» Et lui: «Je me nomme Denneboude.»
La reconnaissance fut faite aussitôt et mutuellement se raconter ce qu’on était devenu. Lui officier sorti de Saint-Cyr avait été fait prisonnier par les Prussiens et à l’entrée des troupes de Versailles à Paris il commandait un bataillon. Avec son bataillon, arrivant par les Champs-Élysées, place de la Concorde, puis remontant jusqu’à la gare Saint-Lazare, il rencontra une barricade, fit des prisonniers. Parmi ces prisonniers se trouvait un brave gamin de Paris d’environ 13 ans, pris le fusil à la main.
«Pardon, mon capitaine, s’écria le gamin, je voudrais avant de mourir aller dire adieu à ma pauvre grand’mère qui habite, là-haut, dans la mansarde que vous voyez là; mais soyez tranquille ce ne sera pas long.
—Fous-moi le camp!»
J’allais serrer la main de ce brave Denneboude, un camarade d’enfance: je ne le fis pourtant et il continua.
Nous remontâmes la rue jusqu’à la barrière Clichy, mais avant d’arriver, le gamin arrivait essoufflé s’écriant: «Me voilà, mon capitaine.»
Et moi, Gauguin, anxieux, de dire: «Qu’en as-tu fait?—Eh bien! dit-il, je l’ai fusillé. Tu comprends, mon devoir de soldat...»
De ce moment je crus comprendre ce qu’était cette fameuse conscience de soldat, et le garçon passant, sans mot dire, je payai les bocks, me sauvant presto, illico, le cœur en désordre.
Stéphane Mallarmé alla chercher un superbe volume de Victor Hugo et avec cette voix de magicien qu’il maniait si bien, il se mit à lire cette histoire que je viens de raconter: seulement, à la fin, Hugo, trop respectueux de l’humanité, ne fait pas fusiller le jeune héros.
J’étais confus en peur de passer pour un mystificateur. Heureusement qu’entre gens comme il faut, on se comprend. N’est-ce pas!
Rien que la reliure portant le nom de Lamartine me rappelle mon adorable mère qui ne perdait jamais une occasion de lire son Jocelyn.
Les livres! que de souvenirs!
Le marquis de Sade, ça ne m’intéresse pas, je vous assure, mais grand Dieu, ce n’est point par vertu.
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Devant moi une photographie d’après un tableau de Degas.
Lignes de parquet se dirigeant au point d’horizon planté là-bas, très loin, très haut, ligne de danseuses les croisant, marche cadencée, maniérée, d’avance ordonnée. Leur regard étudié s’adresse au mâle du premier plan, au coin de gauche. Arlequin un poing sur la hanche, l’autre main tenant un masque. Il regarde aussi. Où est le symbole; est-ce l’éternel Amour, les traditionnelles singeries qu’on appelle coquetteries? Rien de tout cela. C’est de la chorégraphie.
Dessous: un portrait de Holbein, musée de Dresde. De toutes petites mains, des mains trop petites, sans os et sans muscles. Ces mains me chiffonnent et je dis: «Ces mains ne sont pas de Holbein.»
Une chose en amène une autre, ce qui me fait dire qu’autre chose me chiffonne: c’est l’expertise de tableaux entre les mains de gens qui en aucun cas ne peuvent être experts.
Ainsi toutes les ventes de tableaux à l’hôtel des Ventes sont faites par un Commissaire-priseur doublé d’un expert qui est un marchand. Il en est du marchand comme du critique (surtout du marchand); c’est-à-dire qu’il parle de ce qu’il ne connaît pas. Quelquefois le marchand a du flair au point de la hausse ou de la baisse, et encore, il ne voit que le moment, car dans l’avenir, il se fourre toujours le doigt dans l’œil: mais en ce qui concerne le vrai ou le faux tableau il n’en sait rien. Sait-il si c’est un bon ou un mauvais tableau? Jamais. C’est ce qui fait d’ailleurs le malheur du peintre qui n’a pas un marchand capable de reconnaître son talent.
Ceci admis, et il faut l’admettre tellement c’est évident, que dire de ce titre: Expert!!! expert qui s’impose et qu’il faut bel et bien payer.
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L’allégorie, le symbole, les attributs. En ce qui concerne les monuments de sculpture, en notre bonne ville de Paris, on patauge considérablement.
L’écrivain ne saurait se passer de son bouquin et de sa plume d’oie. A l’inventeur d’un clysopompe il faut un clysoir.
Si jamais on élève à Londres une statue à Wells, je réclame pour lui son rayon ardent. Mais demain si l’on élève une statue à Dumont Santos, faudra-t-il sculpter un ballon. Par contre comment indiquera-t-on pour Pasteur la culture des microbes?
Autre chose qui n’a l’air de rien et qui est quelque chose. C’est la glorification de toutes les allégories, agriculture, pisculture, etc., à 50 mètres au-dessus du sol. Au Trocadéro tout le haut se trouve ainsi garni sans qu’on puisse dire: «Ce sont des chefs-d’œuvre ou des navets,» puis où est la signature? Il est question de Mécénat; c’est qu’il faut récompenser les artistes... admettons-le aussi, mais alors descendez-moi tout cela et ornez les galeries d’en bas. Mais voilà, voilà... il y aurait des artistes parmi ceux-là dont la réputation descendrait encore plus bas.
Il y a des gens qui se disent Espagnols et qui ne sont que de faux Espagnols...
A l’hôtel de ville, c’est la même chose. Dans des niches, les prévôts de Paris nous regardent de là-haut et nous trouvent bien petits. Nous les regardons aussi, histoire de voir si le temps est beau, et nous les trouvons encore plus petits.
Quelquefois en regardant en l’air on voit des choses curieuses. Une jeune Danoise en ballade dans notre capitale passait un jour près de Notre-Dame de Paris. Les corbeaux se mirent à croasser, ce qui lui fit lever la tête. Elle vit se détacher d’une des deux tours un singulier drapeau noir en forme de flamme.
Étrangement ce drapeau zigzagua. C’était une jeune femme qui resta suspendue sur la grille, le fer de lance lui ayant traversé la poitrine (souvenirs de la Morgue).
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Au Concours, les monuments de sculpture: un sculpteur et un architecte pour le piédestal. Le sculpteur trouve qu’un grand piédestal abîme sa statue, et l’architecte trouve que son piédestal doit surtout être important.
Dans ce monument où est le gibier et quelle est la sauce?
Oh! les Concours...
Heureusement que Saint-Pierre de Rome n’a pas été décoré au Concours.
Au Concours du fameux char qui devait orner l’arc de triomphe je vis la maquette de Falguière. C’était comme on dit crânement torché. Les chevaux avaient une souplesse de reins qui nous enchantait.
Une fois le monument en place je ne vis plus que le ventre des chevaux. Un sculpteur de renom, à qui j’en fis l’observation, me répondit: «Après tout, une figure placée là-haut doit être identique à ce personnage vivant placé là-haut! Hum! hum!»
Je dînais un jour avec Dalou chez ce sculpteur en renom, et il me dit: «Monsieur, la sculpture sera républicaine ou ne sera pas...»
Enfoncé Déroulède.
Les jeunes gens qui se destineront à l’art ne trouveront pas le lait nourricier dans les boîtes à conserve. Ici la boîte à conserve c’est l’école.
Ne soyez avare que du titre d’ami, et gardez-vous de prodiguer vos sottises.
On emprunte beaucoup à Degas et il ne s’en plaint pas. Dans son escarcelle à malices il y en a tellement qu’un caillou de plus ou de moins, ça ne l’appauvrit pas.
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D’Albert Wolff dans le Figaro.
«La postérité remet toujours les hommes à leur rang, en faisant descendre les uns du piédestal où ils se sont hissés par surprise, pour faire de la place aux autres qui y ont droit. De la sorte, les grands méconnus peuvent continuer leur route dans la conviction de la justice éternelle, souvent tardive, mais toujours certaine, à un moment donné.»
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Ma grand’mère était une drôle de bonne femme. Elle se nommait Flora Tristan. Proudhon disait qu’elle avait du génie. N’en sachant rien je me fie à Proudhon.
Elle inventa un tas d’histoires socialistes, entre autres l’Union ouvrière. Les ouvriers reconnaissants lui firent dans le cimetière de Bordeaux un monument.
Il est probable qu’elle ne sut pas faire la cuisine. Un bas bleu socialiste, anarchiste. On lui attribue d’accord avec le père Enfantin le Compagnonnage, la fondation d’une certaine religion, la religion de Mapa dont Enfantin aurait été le Dieu Ma et elle, la déesse Pa.
Entre la Vérité et la Fable je ne saurai rien démêler et je vous donne tout cela pour ce que cela vaut. Elle mourut en 1844: beaucoup de délégations suivirent son cercueil.
Ce que je peux assurer cependant c’est que Flora Tristan était une fort jolie et noble dame. Elle était intime amie avec Mme Desbordes-Valmore. Je sais aussi qu’elle employa toute sa fortune à la cause ouvrière, voyageant sans cesse, entre temps elle alla au Pérou voir son oncle le citoyen Don Pio de Tristan de Moscoso (famille d’Aragon).
Sa fille qui était ma mère fut élevée entièrement dans une pension, la pension Bascans, maison essentiellement républicaine.
C’est là que mon père Clovis Gauguin, fit sa connaissance. Mon père était à ce moment-là, chroniqueur politique au journal de Thiers et Armand Marast le National.
Mon père, après les événements de 48 (je suis né le 7 juin 48), a-t-il pressenti le coup d’État de 1852? je ne sais; toujours est-il qu’il lui prit la fantaisie de partir pour Lima avec l’intention d’y fonder un journal. Le jeune ménage possédait quelque fortune.
Il eut le malheur de tomber sur un capitaine épouvantable ce qui lui fit un mal atroce, ayant une maladie de cœur très avancée. Aussi lorsqu’il voulut descendre à terre à Port-Famine dans le détroit de Magellan, il s’affaissa dans la baleinière. Il était mort d’une rupture d’anévrisme.
Ceci n’est pas un livre, ce ne sont pas des mémoires non plus, et si je vous en parle ce n’est qu’incidemment ayant en ce moment dans ma tête un tas de souvenirs de mon enfance.
Le vieux, le tout vieil oncle, Don Pio, devint tout à fait amoureux de sa nièce, si jolie et si ressemblante à son frère bien-aimé, Don Mariano. Don Pio s’était remarié à l’âge de 80 ans et il eut de ce nouveau mariage plusieurs enfants, entre autres Etchenique qui fut longtemps président de la République du Pérou.
Tout cela constituait une nombreuse famille et ma mère fut au milieu de tout cela une véritable enfant gâtée.
J’ai une remarquable mémoire des yeux et je me souviens de cette époque, de notre maison et d’un tas d’événements; du monument de la Présidence, de l’église dont le dôme avait été placé après coup, tout sculpté en bois.
Je vois encore notre petite négresse, celle qui doit selon la règle porter le petit tapis à l’Église et sur lequel on prie. Je vois aussi notre domestique le Chinois qui savait si bien repasser le linge. C’est lui d’ailleurs qui me retrouva dans une épicerie où j’étais en train de sucer de la canne à sucre, assis entre deux barils de mélasse, tandis que ma mère éplorée me faisait chercher de tous les côtés. J’ai toujours eu la lubie de ces fuites, car à Orléans, à l’âge de 9 ans, j’eus l’idée de fuir dans la forêt de Bondy avec un mouchoir rempli de sable au bout d’un bâton que je portais sur l’épaule.
C’était une image qui m’avait séduit, représentant un voyageur, son bâton et son paquet sur l’épaule. Défiez-vous des images. Heureusement que le boucher me prit par la main sur la route et me reconduisit au domicile maternel en m’appelant polisson. En qualité de très noble dame espagnole, ma mère était violente et je reçus quelques giffles d’une petite main souple comme du caoutchouc. Il est vrai que quelques minutes après, ma mère, en pleurant, m’embrassait et me caressait.
Mais n’anticipons pas et revenons à notre ville de Lima. A Lima en ce temps, ce pays délicieux, où il ne pleut jamais, le toit était une terrasse et les propriétaires étaient imposés de la folie, c’est-à-dire que sur la terrasse se trouve un fou attaché par une chaîne à un anneau et que le propriétaire ou locataire doit nourrir d’une certaine nourriture de première simplicité. Je me souviens qu’un jour, ma sœur, la petite négresse et moi, couchés dans une chambre dont la porte ouverte donnait sur une cour intérieure, nous fûmes réveillés et nous pûmes apercevoir juste en face, le fou qui descendait l’échelle. La lune éclairait la cour. Pas un de nous n’osa dire un mot, j’ai vu et je vois encore le fou entrer dans notre chambre, nous regarder puis tranquillement remonter sur sa terrasse.
Une autre fois je fus réveillé la nuit et je vis le superbe portrait de l’oncle pendu dans la chambre. Les yeux fixes, il nous regardait et il bougeait.
C’était un tremblement de terre.
On a beau être très brave, et même très malin, on tremble avec le tremblement de terre. Il y a là une sensation commune à tout le monde et que personne nie l’avoir ressentie.
Je le sus plus tard quand je vis en rade d’Iquique une partie de la ville s’effondrer et la mer jouer avec les navires comme des balles maniées par une raquette.
Je n’ai jamais voulu être franc-maçon, ne voulant faire partie d’aucune Société par instinct de liberté ou défaut de sociabilité. Je reconnais pourtant l’utilité de cette institution quand il s’agit des marins; car sur cette même rade d’Iquique, je vis un brick de commerce, traîné par un très fort raz de marée, forcé d’aller se briser sur les rochers. Il hissa au haut des mâts son guidon de franc-maçon et de suite une grande partie des navires sur rade lui envoya des embarcations pour le remorquer à la bouline. Par suite il fut sauvé.
Ma mère aimait à raconter ses gamineries à la Présidence, entre autres.
Un officier supérieur de l’armée qui avait du sang indien dans les veines s’était vanté d’aimer beaucoup le piment.
Ma mère, à un dîner où cet officier était invité, alla commander aux cuisines deux plats de piment doux. L’un était ordinaire, l’autre extraordinaire, assaisonné à tout casser avec des piments forts. Au dîner ma mère se fit inscrire sa voisine et tandis que tout le monde était servi du plat ordinaire, notre officier était servi du plat extraordinaire. Il n’y vit que du feu surtout quand s’en étant servi une énorme assiette il sentit le sang lui monter à la figure. Et ma mère très sérieuse de lui dire: «Est-ce que le plat est mal assaisonné et ne le trouvez-vous pas assez fort?»
«Au contraire, Madame, ce plat est excellent!» et le malheureux eut le courage de vider l’assiette rubis sur l’ongle.
Ce que ma mère était gracieuse et jolie quand elle mettait son costume de Liménienne, la mantille de soie couvrant le visage et ne laissant voir qu’un seul œil: cet œil si doux et si impératif, si pur et caressant.
Je vois encore notre rue où les gallinaças venaient manger les immondices. C’est que Lima n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, une grande ville somptueuse.
Quatre années s’écoulèrent ainsi lorsqu’un beau jour des lettres pressantes arrivèrent de France. Il fallait revenir pour régler la succession de mon grand-père paternel. Ma mère si peu pratique en affaires d’intérêt revint en France à Orléans. Elle eut tort, car l’année suivante 1856, le vieil oncle fatigué d’avoir taquiné avec succès Mme la Mort se laissa surprendre.
Don Pio de Tristan de Moscoso n’existait plus. Il avait 113 ans. Il avait constitué, en souvenir de son bien-aimé frère, à ma mère une rente de 5.000 piastres fortes, ce qui faisait un peu plus de 25.000 francs. La famille, au lit de mort, contourna les volontés du vieillard et s’empara de cette immense fortune qui fut engloutie à Paris en folles dépenses. Une seule cousine est restée à Lima, vit encore très riche à l’état de momie. Les momies du Pérou sont célèbres.
Etchenique vint l’année suivante proposer un arrangement à ma mère qui, toujours orgueilleuse, répondit: «Tout ou rien.» Ce fut rien.
Quoiqu’en dehors de la misère ce fut désormais d’une très grande simplicité.
Beaucoup plus tard, en 1880 je crois, Etchenique revint à Paris comme ambassadeur chargé d’arranger avec le Comptoir d’escompte la garantie de l’emprunt péruvien (affaire du Guano).
Il descendit chez sa sœur qui avait rue de Chaillot un splendide hôtel et en ambassadeur discret, il raconta que tout allait bien. Ma cousine joueuse comme toutes les Péruviennes s’empressa d’aller jouer à la hausse sur l’emprunt péruvien dans la maison Dreyfus.
Ce fut le contraire, car quelques jours après, le Pérou était invendable. Elle but un bouillon de quelques millions.
«Caro mio! m’a-t-elle dit, je souis rouinée; je n’ai plus maintenant que 8 chevaux à l’écurie. Que vais-je devenir?»
Elle avait deux filles admirables de beauté. Je me souviens de l’une d’elles enfant de mon âge, que j’avais—il paraît—essayé de violer. J’avais à ce moment 6 ans. Le viol ne dut pas être bien méchant, et nous eûmes probablement tous deux l’idée des jeux innocents.
Comme on le voit, ma vie a été toujours cahin-caha, bien agitée. En moi, beaucoup de mélanges. Grossier matelot. Soit. Mais il y a de la race, ou pour mieux dire, il y a deux races.
Je pourrais me passer de l’écrire, mais aussi, pourquoi ne l’écrirais-je pas: sans autre but que celui de me divertir.
*
* *
Et j’ai eu ces jours-ci besoin de me divertir, enfermé dans un petit îlot par suite d’inondation, comme je vous l’ai raconté plus haut. L’inondation et l’orage sont à peine terminés, chacun se débrouille comme il peut, coupant les arbres déracinés, installant de tous côtés des petites passerelles pour circuler de voisin à voisin. On attend le courrier qui n’arrive pas et en admettant une chance énorme nous avons l’espoir que dans un an l’Administration voudra bien réparer nos désastres et nous envoyer un peu d’argent.
Le courrier doit nous envoyer par extra un juge pour faire l’instruction d’un crime. Voici une lettre que j’ai préparée pour le juge, lettre qui vous mettra un peu au courant de la façon qu’on emploie pour administrer les colonies françaises.
«Atuana, janvier 1903.
«Monsieur le Juge d’instruction,
«Permettez-moi, en ce qui concerne cette affaire de meurtre dont vous allez faire l’instruction, de vous donner quelques éclaircissements.
«Il s’agit d’un homme qui, peut-être, faute de renseignements à sa décharge, serait condamné à tort pour meurtre.
«Nous, public, ne saurions connaître qu’imparfaitement ce que le brigadier de gendarmerie a pu déclarer: par contre, nous savons tout ce qui n’a pas été fait. Et cela parce que nous nous sommes donné la peine de faire la besogne, nous-mêmes.
«Est-ce donc à nous de faire la police?
«Le brigadier aurait interrogé le nègre, puis sommairement la victime et l’amie. C’est tout, c’est-à-dire presque rien.
«Cela fait, la victime a été remise à l’examen et aux soins d’un infirmier qui, pour avoir fait un petit apprentissage à l’hôpital de Papeete, n’en est pas moins un tout jeune homme léger et sans expérience.
«Deux jours après, la rumeur publique m’apprit que cette femme avait une horrible blessure au vagin qui se trouvait en pleine décomposition.
«Ne pouvant soupçonner un seul instant que cette blessure puisse avoir passé inaperçue, je n’y fis pas attention et ce n’est que 15 jours après l’affaire que le pharmacien vint me demander conseil déclarant que, tout à fait à bout de souffrances, cette femme avouait avoir une grave blessure faite au vagin. Les vers de mouche circulaient en grande quantité et il s’en dégageait une telle puanteur qu’il était suffoqué, prêt à s’évanouir, ne pouvant donner des soins que très imparfaitement. Le tout était déchiré. Déjà la gangrène s’était déclarée et survint la mort.
«On peut d’ores et déjà assurer que cette dernière blessure est l’unique cause de la mort de cette femme.
«Le nègre en est-il l’auteur?
«Et qu’a-t-on fait pour le savoir?
«A qui incombe la responsabilité de cette négligence? Ce n’est pas assurément à vous, Monsieur le Juge, qui arrivant ici très longtemps après, n’êtes pas à même d’être renseigné.
«La gendarmerie s’est contentée d’interroger presqu’au hasard, dès le début, le nègre, la victime et l’amie.
«Depuis elle n’a fait aucune enquête, ignorant ou voulant ignorer quand même cette dernière blessure; ignorant l’amant, tandis que le public s’en inquiétait, à tel point qu’un colon avertit le brigadier que l’amant, malgré son habitation très éloignée de celle du nègre, se trouvait à 3 heures de l’après-midi à cet endroit en compagnie de la victime et de son amie.
«Le parti pris de sauver cet amant apparaît presqu’en évidence.
«Le brigadier savait pertinemment, comme tout le monde ici, que le pasteur Vernier et moi (surtout M. Vernier), nous avions des notions étendues en médecine.
«Pourquoi ne nous a-t-il pas consultés en cette occasion? Par vanité, sans doute: cette vanité d’un gendarme sot et autoritaire.
«Je déclare sans crainte que si j’avais été appelé, cette troisième plaie n’aurait pu passer inaperçue et qu’il m’aurait été facile de voir si elle avait été faite avec un couteau.
«Je reconnais cependant que les deux autres blessures ont été examinées et sondées: examen qui a établi qu’elles avaient été faites toutes deux avec un couteau de moyenne grandeur et non avec un coutelas à débrousser.
«Ce couteau aurait été retrouvé dans la brousse. Si toutefois il y a contradiction entre les déclarations des deux femmes et le fait observé, n’y aurait-il pas lieu de soupçonner un mensonge intéressé, fait pour dérouter la justice?
«Mais ce qui n’est pas douteux, c’est le mutisme complet, avant et après, au sujet de cette troisième plaie qui a entraîné la mort; ne voulant accuser personne, pas même le nègre.
«Son amant tous les jours à son chevet avec force protestations d’amour entremêlées de menaces, l’entraînant au silence. Silence que fit la pauvre victime jusqu’à sa dernière heure.
«On doit reconnaître forcément qu’il y a là un grand intérêt passionnel (qui est l’amour), à sauver un meurtrier qui est l’amant. Et ce qui vient donner encore de la force à cette supposition, c’est que la blessure horrible faite au vagin, avec acharnement, a été faite avec un morceau de bois, déchirant en tous sens et dont quelques éclisses (selon l’aveu de la victime) ont été par elle retirées de la plaie.
«Cela est le fait d’un indigène, de nombreux précédents nous ont éclairés sur les habitudes et mœurs marquisiennes. Le sauvage reparaît quand la passion est en jeu et qu’il est possédé du démon de la jalousie. Il s’acharne sur cette partie, imaginant un coït cruel et meurtrier.
«La rumeur publique ainsi que la logique indiquaient cependant que c’était là qu’il fallait chercher l’éclaircissement du mystère. Et c’est justement ce qui n’a pas été fait.
«L’amant n’a jamais été interrogé et inquiété par la gendarmerie et personne questionné à son sujet.
«Je dis bien: la gendarmerie, intentionnellement, car le nouveau brigadier suivant les errements de son prédécesseur, ne veut rien, rien savoir.
«Aujourd’hui, trop tard, cet indigène trouverait autant qu’il le voudrait des faux témoins qui lui constitueraient un alibi, selon la règle des Marquises.
«Où est notre sécurité dans l’avenir si la gendarmerie toujours couverte par ses chefs doit continuer cette funeste tradition, tracasser le colon et l’indigène sans jamais les défendre?
«Je dis bien: cette funeste tradition, car avec cette façon de procéder, tous crimes commis aux Marquises ont toujours été considérés par la justice comme obscurs, et par suite impunis; tandis que le public toujours indirectement informé arrivait à connaître immédiatement la vérité.
«Quand un crime est commis, le coupable menace de mort les indiscrets et cela suffit. Tous, sinon officieusement, se taisent officiellement, et ils ont la partie belle avec les gendarmes si volontairement peu clairvoyants.
«Paul Gauguin.»
*
* *
Permettez que je vous présente une classe d’individus que vous ne soupçonnez pas. Ce sont des inspecteurs coloniaux. Chacun nous coûte en moyenne de 50 à 80.000 francs par an.
Ils arrivent dans la colonie, charmants au possible, avec ordre d’écouter tous ceux qui auront quelque chose à dire, distribuant à chacun l’eau bénite de cour.
A leur départ chacun s’écrie: «Enfin! cela va changer, le ministre va savoir ce qui se passe.»
Turlututu, chapeau pointu.
Il y a, en effet, quelquefois des changements, mais c’est pire, et le colon dit: «On ne m’y repincera plus,» ce qui n’empêche qu’à nouveau il se fait repincer.
Moi aussi je veux m’y faire pincer.
Deux inspecteurs nous arrivent aux Marquises annoncés comme libéraux charmants, intelligents, bref des merles blancs.
Et je leur écris.
A Messieurs les Inspecteurs des Colonies, de passage aux Marquises.
«Messieurs,
«Vous venez nous demander, nous engager même à venir vous dire par écrit tout ce que nous connaissons concernant la colonie; vous faire part des réformes que nous pourrions désirer. Tout cela avec les commentaires qui en découlent dans notre pensée.
«En ce qui me concerne personnellement je ne voudrais pas vous présenter le schéma éternel de la situation financière, de l’administration, agriculture, etc..., ce sont là de graves questions déjà longtemps débattues et qui ont cette particularité que plus on les agite avec fortes réclamations, mettons même avec violentes polémiques—plus elles aboutissent à une augmentation de tous les maux signalés et finalement à la ruine de la colonie et à la nécessité qui s’impose à bref délai, celle pour le colon maltraité d’aller à la recherche d’une autre terre meilleure, moins arbitraire et plus féconde.
«Je veux simplement vous prier d’examiner par vous-mêmes quels sont les indigènes ici dans notre colonie des Marquises, et le fonctionnement des gendarmes à leur égard; et en voici la raison.
«C’est que la justice, pour raisons d’économie, nous est envoyée tous les 18 mois environ.
«Le juge arrive donc pressé de juger, ne connaissant rien... rien de ce que peut être l’indigène; voyant devant lui un visage tatoué, il se dit: «Voilà un brigand cannibale,» surtout quand le gendarme intéressé le lui affirme. Et voici pourquoi il le lui affirme. Le gendarme dresse un procès-verbal à une trentaine d’individus qui jouent, dansent, et dont quelques-uns ont bu du jus d’oranges. Les trente individus sont condamnés à 100 francs d’amende (ici 100 francs représente 500 francs pour tout autre pays), soit 3.000 francs plus les frais, soit aussi pour ce gendarme 1.000 fr., son tiers d’amende.
«Ce tiers d’amende vient tout dernièrement d’être supprimé, mais qu’importe! la tradition est là, puis aussi la basse vengeance: quand cela ne serait que pour prouver qu’ils font leur devoir malgré cette suppression.
«Je tiens aussi à faire remarquer que rien que cette somme de 3.000 francs avec les frais, dépasse tout ce que peut rapporter la vallée dans une année, à plus forte raison quand il y a encore d’autres contraventions pour cette même vallée; et c’est toujours le cas.
«Je ferai remarquer aussi que cette condamnation vient après le désastre du cyclone qui a brûlé toutes les pousses du maiore (l’arbre à pain), c’est-à-dire qu’ils vont être privés pendant 6 mois de leur unique nourriture.
«Est-ce humain, est-ce moral?
«Le juge arrive donc, et, de par sa volonté, s’installe à la gendarmerie, y prend ses repas, ne voyant personne autre que le brigadier qui lui présente les dossiers avec ses appréciations: «Un tel, un tel... tous des brigands, etc. Voyez-vous, monsieur le Juge, si l’on n’est pas sévère avec ces gens-là, nous serons tous assassinés...» Et le juge est persuadé.
«Je ne sais si intelligence il y a.
«A l’audience, l’accusé est interrogé de par l’intermédiaire d’un interprète qui ne connaît aucune des nuances de la langue et surtout de la langue des magistrats, langage très difficile à interpréter dans cette langue primitive, sinon avec beaucoup de périphrases.
«Ainsi, par exemple, on demande à un indigène accusé s’il a bu. Il répond non et l’interprète dit: «Il dit qu’il n’a jamais bu.» Et le juge s’écrie: «Mais il a déjà été condamné pour ivresse!»
«L’indigène très timide de par sa nature devant l’Européen qui lui paraît plus savant et son supérieur, se souvenant aussi du canon d’autrefois, paraît, devant le tribunal, terrifié par le gendarme, par les juges précédents, etc..., et préfère avouer, même quand il est innocent, sachant que la négation entraînera une punition beaucoup plus forte. Le régime de la terreur.
«Dire qu’il y a eu un gendarme qui a dressé procès-verbal à plusieurs indigènes qui n’avaient pas voulu envoyer leurs enfants à l’école de Monseigneur, école congréganiste, inscrite sur l’annuaire, École libre.
«Dire aussi que le juge les a condamnés!
«Est-ce légal?
«En regard de ces indigènes nous avons des gendarmes dans des postes ayant un pouvoir absolu, dont la parole fait foi en justice, n’ayant aucun contrôle immédiat, intéressés à faire fortune, à vivre sur le dos des indigènes généreux, quoique pauvres. Le gendarme fronce le sourcil et l’indigène donne poules, œufs, cochons, etc..., sinon gare la contravention.
«Quand par hasard, ce qui est difficile, un colon un peu courageux pince un gendarme en délit, immédiatement, tout le monde tombe sur ce colon. Et le pire qui puisse arriver c’est un petit sermon soi-disant de la part de son lieutenant (à huis clos) et un changement de poste. Ici le gendarme est grossier, ignorant, vénal et féroce dans l’exercice de ses fonctions, très habile cependant à se couvrir. Ainsi s’il reçoit un pot-de-vin, vous pouvez être sûr qu’il possède en main des factures. Comment dire officiellement ce que tout le monde dit officieusement?
«Et sans y réfléchir il est ici nommé en outre de son poste de gendarme... notaire, sous-agent spécial, percepteur, huissier, maître de port... tout enfin sauf la garantie du savoir et de l’honnêteté.
«Il est à remarquer cependant qu’il est toujours marié, sans compter les nombreuses maîtresses, qui se donnent, toujours par peur de contraventions pour avoir été vues dans la rivière sans la feuille de vigne réglementaire.
«Il est à remarquer aussi que la femme, quoique de très basse condition, ne peut se passer de domestique et pour ce on prend tout ce qu’on trouve sous la main, soit un prisonnier, soit le gardien de prison, le tout aux frais du contribuable.
«Mais s’il s’agit de crime, assassinat... le tout change de face. Le gendarme qui tient à sa personne s’empresse de favoriser le silence en allant
à gauche au lieu d’aller à droite, n’interrogeant personne, même prévenu par les colons, et disant «Quand le juge d’instruction viendra, il verra.»
«Consulter crimes et en particulier le dernier (affaire en instruction à Atuana, février 1903).
«A côté des crimes, très rares heureusement, la population est très douce en général, il ne reste donc uniquement que les contraventions délits de boisson.
«Les naturels n’ayant rien, rien pour se distraire, ont en tout et pour tout le recours à la boisson fournie gratis par la nature, c’est-à-dire le jus d’oranges, de fleurs de coco, bananes, etc., fermenté quelques jours et qui sont moins nuisibles que nos alcools en Europe.
«Depuis cette défense de boire qui est toute récente et qui supprime un commerce rémunérateur pour les colons, l’indigène ne pense plus qu’à une chose, c’est de boire et pour cela il fuit les centres pour aller se cacher ailleurs, et de là l’impossibilité de trouver des travailleurs. Autant leur dire de retourner à la sauvagerie. Et qui plus est, la mortalité augmente.
«Le gendarme se trouve à son affaire. La chasse à l’homme. C’est comme on voit d’une haute moralité.
«Je demande donc à Messieurs les inspecteurs d’examiner sérieusement la question afin de demander aux autorités en France, aux hommes qui s’occupent de justice et d’humanité, ce que je vais leur demander à eux.
«1º Afin que la justice aux Marquises soit respectable et respectée, je demande que les juges ne communiquent avec la gendarmerie que rigoureusement pour les affaires, logeant et mangeant tout ailleurs (on les paye pour cela).
«2º Il faudrait que le juge n’accepte les rapports de gendarme qu’après un contrôle sérieux, sollicitant même chez les colons les renseignements officieux qui lui seraient utiles, et surtout qu’il n’applique la loi que lorsque le gendarme a agi régulièrement. Et pour cela, je demande que les règlements concernant la gendarmerie soient affichés dans le bureau de cette gendarmerie: que toute infraction à ces règlements commise par le gendarme soit un cas de cassation immédiate en justice et punie sévèrement.
«3º Je demande que les amendes concernant la boisson soient proportionnelles à la fortune du pays, car il est immoral et inhumain qu’un pays qui rapporte 50.000 francs par exemple de produit soit imposé en contraventions de 75.000 francs plus les impôts, les prestations et les octrois de mer qui, entre parenthèses, rentrent dans une autre caisse que celle de la colonie, à la disposition fantaisiste d’un gouverneur.
«Et c’est le cas, Messieurs les inspecteurs, vérifiez les chiffres pendant que vous êtes ici.
«Je demande aussi que le rapport du gendarme ne fasse pas foi en justice jusqu’au jour où il pourra avoir un contrôle sérieux comme dans nos pays, jusqu’au jour aussi où la population indigène sera susceptible (connaissant la langue française) de témoigner contre ce gendarme sans être terrorisée, sans passer aussi par les mains d’un interprète si sujet à caution, attendu qu’il est à la disposition complète du gendarme (sa position en dépend) et qu’en sorte il ne connaît que très imparfaitement le français, comme on peut le vérifier.
«Si d’une part vous faites des lois spéciales qui les empêchent de boire, tandis que les Européens et les nègres peuvent le faire; si d’autre part leurs paroles, leurs affirmations en justice deviennent nulles, il est inconcevable qu’on leur dise qu’ils sont électeurs français, qu’on leur impose des écoles et autres balivernes religieuses.
«Singulière ironie de cette considération hypocrite de Liberté, Égalité, Fraternité, sous un drapeau français en regard de ce dégoûtant spectacle d’hommes qui ne sont plus que de la chair à contributions de toutes sortes, et à l’arbitraire gendarme. Et cependant on les oblige à crier: «Vive monsieur le Gouverneur, vive la République.»
«Vienne le 14 Juillet, on trouvera dans la caisse pour eux 400 francs, tandis qu’ils auront payé en outre de leurs contributions, directes ou indirectes, plus de 30.000 francs d’amendes.
«De ce fait, nous colons, nous pensons que c’est un déshonneur pour la République française et ne vous étonnez pas si ici un étranger vous dit: «Je suis bien heureux de ne pas être Français,» tandis que le Français vous dira: «Je voudrais que les Marquises soient à l’Amérique!»
«Que demandons-nous, en somme? Que la justice soit la justice, non en vaines paroles, mais effectivement et pour cela qu’on nous envoie des hommes compétents et animés de bons sentiments afin d’étudier sur place la question et ensuite agir énergiquement... Au grand jour.
«Quand par hasard les gouverneurs passent par ici c’est pour faire de la photographie et quand quelqu’un d’honorable ose leur parler, leur demander de réparer une injustice, c’est une grossièreté et une punition qui sont la base d’une réponse.
«Voilà, Messieurs les inspecteurs, tout ce que j’ai à vous dire si toutefois cela vous intéresse, à moins que vous ne disiez comme Pangloss:
«Tout est pour le mieux, dans le meilleur des mondes.»
*
* *
Il y en a qui rient et d’autres qui sourient.
Au présent on peut dire jamais.
Pour l’avenir ce serait présomptueux.
Dire toujours, c’est de la fidélité.
Aurélien Scholl se désespérait de ne plus trouver un lorgnon qui lui permette d’apercevoir. Un ami lui dit: «C’est très simple, prenez un numéro plus fort.»
—C’est que, répondit tristement Aurélien: «Il n’y a plus que le caniche.»
C’est le mot fidélité prononcé plus haut qui me remet en mémoire le mot d’Aurélien.
Je voudrais dire par là que tout s’enchaîne, et qu’on est jamais sûr d’avoir inventé. Savoir voir et savoir écouter.
On ne connaît bien la sottise qu’après l’avoir expérimentée sur soi-même. On se dit quelquefois: «Mon Dieu! que j’ai été bête.» C’est justement pour cela même qu’on s’aperçoit qu’on aurait pu faire autrement. Malheureusement on est déjà vieux quand on s’aperçoit qu’il est temps de réfléchir.
Laissons donc les choses comme elles sont, faute de pouvoir faire autrement, laissons-nous vivre sans école par conséquent sans contrainte.
En ce moment, le brigadier s’évertue à dire aux indigènes que c’est lui le chef et non M. Gauguin.
Ce qu’il se fout dedans!!!
Lui et Pandore font la paire.
La petite Taia qui le blanchit n’est pas bête.
Quand elle veut lui carotter dix sous elle lui dit: «Vous êtes beaucoup savant» et il les donne.
C’est moi le chef, ce n’est pas M. Gauguin.
Comment trouvez-vous la petite Taia? je vous la sers pour une vraie Marquisienne. Des gros yeux ronds, une bouche de poisson et une rangée de dents capables de vous ouvrir une boîte de sardines. Ne la lui laissez pas longtemps, car elle la mangerait. En tous cas elle connaît déjà par cœur son brigadier.
Ce brigadier ce fut celui-là même qui eut une fois aux îles basses à recueillir un noyé involontairement ayant eu la jambe coupée par un requin. Il hésitait à le mettre dans le cercueil et le lieutenant impatienté lui dit: «Qu’attendez-vous?
—Pardon, mon lieutenant, mais il manque une jambe!
—Eh bien, mettez-le sans sa jambe.
—Pardon, mon lieutenant, mais il y a des vers.
—Eh bien, mettez-le avec les vers.»
C’est lui le chef et non M. Gauguin.
Sur sa poitrine, les médailles brillent de tout leur éclat.
Sur sa rubiconde face l’alcool brille sans éclat.
En foi de quoi, conséquemment, subséquemment, lui avons délivré son certificat d’identité, suivi de son signalement.
Saluez-le car c’est un chef. En avant marche, par file à droite, hue Coco! prenez garde il rue avec ou sans bottes.
*
* *
Me remémorant certaines études théologiques de jeunesse; plus tard certaines réflexions à leur sujet; quelques discussions aussi, l’esprit des autres... j’eus la fantaisie d’établir un certain parallèle entre l’Évangile et l’Esprit moderne scientifique: de là la confusion entre l’Évangile et son interprétation dogmatique et absurde par l’Église catholique. Interprétation qui amène et le scepticisme et la haine à son égard.
Une centaine de pages ayant pour titre:
L’esprit moderne et le catholicisme.
Indirectement, très indirectement je fis parvenir ces feuillets manuscrits à l’évêque.
Pour m’écraser sans doute, toujours indirectement, on me fit parvenir en réponse un énorme livre richement illustré d’après photographies, très documenté en histoire de l’Église depuis son début.
Toujours très indirectement, je fis parvenir avec le livre en retour, mes appréciations critiques si l’on veut.
Ce fut la fin de la discussion.
Voici ma réponse à ce livre.
Devant nous, à notre soin, à la lecture d’un profane un livre saint.
La France, au dehors. Hum!! Rome serait plus exact.
Les missions catholiques françaises au dix-neuvième siècle sont-elles françaises? Cela est douteux. Quoi qu’il en soit, la France protège, et Rome commande... Doux Concordat.
430 pages éditées avec luxe, photographies à l’appui et la collaboration de 12 vénérables.
Avant de parler des 96 pages d’introduction, le seul point contestable du livre, nous voulons exprimer ici notre profonde admiration, notre dégoût aussi pour l’œuvre considérable (celle-là incontestable) signalée par la deuxième partie du livre. Le lecteur édifié peut parcourir l’Orient sans le secours de la géographie Élisée Reclus, sans le livret Chaix.
Le collège de la Sainte famille au Caire.
Saint François Xavier à Alexandrie.
Voilà deux monuments qui, à eux seuls, sont suffisants pour prouver que ce n’est pas l’Église, mais bien la République française qui a fait vœu de pauvreté.
N.-Dame de Sion à Ramleh et surtout les Sœurs de Nazareth à Beyrouth éclipsent tous les palais.
Espérons qu’un nouveau sardanapale ne viendra pas transformer ces palais en maisons de plaisir et prendre pour esclaves de chair toutes ces charmantes nonnes.
Quel meilleur argument contre cette Église que l’étalage de tout cet or, de cette puissance presque sans égale entre les mains d’un seul homme revêtu, par lui-même, du manteau de l’infaillibilité.
Deux mille ans d’ère chrétienne, et arriver à un pareil résultat avec le secours de tous les souverains, des torrents de sang et de larmes versés pour la cupidité de quelques-uns, prenant de gré ou de force l’or des fidèles, au nom de la Charité!
N’est-ce pas significatif? On ne dit plus aujourd’hui: nous sommes grands, mais on dit: «Nous sommes riches.»
L’histoire politique de l’Église catholique et surtout de l’œuvre des Congrégations, troupes régulières, très documentée et admirablement décrite en ce livre, nous met presque brutalement en face d’une machine infernale avec des rouages bien organisés et presque insaisissables. Nous le savions, mais il était bon que l’Église vienne nous le préciser et l’affirmer.
Cette histoire politique se trouve former la majeure partie de l’Introduction, et elle ne nous intéresse que médiocrement: ne laissant place à la théologie que quelques lignes, si toutefois on peut appeler théologie, une série d’arguments pour expliquer la raison d’être de cette Église. Série d’arguments tout à fait extraordinaires et contradictoires pour un lecteur attentif et habitué à ces exercices, mais qui, détournés de leur vrai sens par cet esprit filandreux de rhétorique si particulier aux disciples de Loyola, ont un semblant très trompeur de vérité.
Examinons-les quelques instants.
Page 4. La philosophie a pour guide la Raison.
Page 8. La troisième forme de l’idolâtrie, la foi aux dieux publics et nationaux détruit un autre élément essentiel de la civilisation, la paix.
La civilisation ne peut avoir pour fondements le mensonge.
Page 10. Or les idolâtries, impuissantes à maintenir les sociétés et les individus en ordre par des lois morales ont dû assurer cet ordre par l’Artifice d’une hiérarchie forte et qui tint les peuples immobiles.
Conclusion contradictoire et artificieuse.
Mais continuons. D’autre part, Platon disait: «Connaître le Créateur et le père de toutes choses est une entreprise difficile, et quand on l’a connu, il est impossible de le dire à tous.»
Page 12. Au lieu d’appartenir à une caste de nobles, la Chine appartint à une caste de lettrés et tous les droits appartiennent à l’intelligence.
Ici nous venons compléter les renseignements. En Chine tous les droits en effet appartiennent à l’intelligence et toutes les places se donnent au concours entre ces lettrés. Mais ces lettrés ne peuvent être une caste pas plus qu’aujourd’hui en Europe les savants forment une caste. Tout le monde y a droit.
Il est à remarquer que Platon, Confucius et l’Évangile sont tout à fait d’accord sur ce point d’une société conduite par une aristocratie intellectuelle animée du sentiment du juste et basée sur la raison et la science, n’enseignant aux autres incapables que des préceptes très simples d’honnêteté, telles les lois de Moïse que les docteurs de la loi maintenaient publiques; soit par la clarté de l’enseignement parlé, soit par la simplicité d’une écriture facile à comprendre.
L’Évangile sur ce point est plus explicite, et semble apporter la conclusion de toutes les philosophies. Il semble, avec une lucidité extrême, entrevoir l’avenir et ne cesse de mettre en garde contre une Église qui ne serait pas basée sur la science et la raison. «Mettez le sceau sur ce que je vous dis, à nous seuls appartient le Royaume des cieux; quant aux autres, il ne leur sera parlé qu’en paraboles, afin que...»
Recommandant la simplicité, la pauvreté même, le mépris des richesses.
En face de cela, si nous mettons en regard ce qui précède, il en résulte que cette Église vient par la négation complète de ces préceptes les invoquer d’une part et d’autre part avouer qu’il fallait l’Artifice d’une hiérarchie forte et qui tînt les peuples immobiles.
Et elle ajoute: «C’est alors quand toutes les philosophies et toutes les religions se sont montrées impuissantes à expliquer la vie et à commander le devoir, que le Christ paraît. Par lui, la foi apparaît fondée sur la raison, et la raison s’élève aux certitudes de la foi.»
Aimez votre prochain, comme vous-mêmes.
Faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fît.
Pardon: ceci n’appartient pas à l’Évangile, mais à Confucius (livre Tchoung-youngow). Quand l’auteur dit: «C’est alors que le Christ paraît,» il commet sciemment une erreur, car la christolâtrie après avoir été longtemps purement astronomique devint terrestre au moins 3.000 ans avant l’ère chrétienne.
Le Christ de l’Évangile n’est donc que la continuation de Iatu l’ancien messie avec cette différence (différence que l’Église s’efforce de nier) qu’il devient essentiellement fils de l’homme, ce qui est d’ailleurs la seule base compréhensible, raisonnable, humaine, quand la science vient tuer tout surnaturalisme, base de superstition anticivilisatrice.
Superstition qui est l’Artifice.
L’Église catholique du début de l’ère chrétienne durant cinq siècles n’en comprenant ou n’en voulant comprendre la portée s’est efforcée, malgré les efforts de quelques-uns, à remplacer par l’artifice toute la grandeur de la nouvelle philosophie. Et elle y a réussi. C’est ce qu’elle veut dire.
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Page 18. L’effort accompli depuis lors pour substituer à l’erreur des crédulités, à l’inimitié des races et à l’égoïsme des passions, cette morale civilisatrice est devenue le plus grand fait de l’histoire. Depuis le Christ jusqu’à l’heure présente, il s’est, à travers les siècles, continué sans arrêt par l’Apostolat.
Page 21. Le Christ était l’étude de toutes ces écoles et la plupart ne reconnaissaient en lui qu’un homme: c’était ne reconnaître à l’Église qu’un caractère humain.
Voilà donc nettement indiquée la situation qu’a voulu établir l’Église catholique, c’est-à-dire repousser la raison de tous, continuer l’ancienne idolâtrie, fouler aux pieds la nouvelle philosophie humaine si apte au bonheur de tous dans l’avenir, comprenant tous les progrès que l’homme appuyé sur la science peut acquérir avec l’exemple de Jésus, fils de l’homme.
Mais pure excuse, la nécessité d’un artifice, pour conduire à leur guise les peuples soumis, tandis que (ce qui en est le contre-sens), elle prend pour fondation de cette Église... «Sur cette pierre, je bâtirai mon Église.» Sur cette pierre qui est la raison même et non la superstition.
Et pourquoi aussi cet étrange et filandreux argument apte à tromper tout le monde.
Par le Christ, la foi apparaît fondée sur la raison, et la raison s’élève aux certitudes de la foi. En français, cela ne veut rien dire, mais intentionnellement c’est tout un monde.
Cette raison, qui en s’élevant ne devient raisonnable qu’en prenant pour certitude la superstition, superstition artificieuse, la seule qui puisse conduire les peuples.
Tous les collaborateurs ont raison de noyer ces quelques pages trompeuses dans l’histoire documentée et politique de cette Église devenue puissante à la conquête du monde, par la terreur, le sang répandu, l’appui de tous les rois.
Dans tout cela où est la Raison, la Foi même, sinon l’accumulation de tous les pouvoirs et de toutes les richesses.
En somme, ce livre étale devant nous (en outre de leurs procédés infâmes), un édifice somptueux de marbre et d’or, et non l’édifice de Saint-Pierre, celui de l’Évangile.
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Dans l’histoire politique de ces missions, décrite en ce livre, un passage est à noter à cause de l’actualité qu’il comporte aujourd’hui.
Parlant de Confucius, l’auteur dit: «Comme ils trouvaient en lui une partie des vérités chrétiennes ils avaient considéré que son autorité leur deviendrait une caution. La majorité des Jésuites estima excessif d’interdire sous prétexte de danger possible des manifestations qui pouvaient être innocentes et auxquelles 400 millions d’hommes ne renonceraient pas.
«Les Jésuites vivaient à la cour ou dans les provinces; faisaient parmi les mandarins les plus utiles conquêtes.
«Dans cette élite les doctrines de Confucius s’étaient conservées plus pures.
«Enfin le 11 juillet 1742, Benoit XIV par la bulle Ex quo singulari, annule toutes les dispenses, condamne définitivement les cérémonies chinoises. A dater de ce moment l’expansion de la foi s’arrête. Elle n’a plus en Chine qu’à souffrir.»
Ainsi donc ce sont eux-mêmes qui l’avouent, la Chine leur avait ouvert toutes les portes jusqu’au jour où les missionnaires, par ordre du pape, peu reconnaissants de la riche hospitalité qu’ils avaient reçue, commencent à exercer leur pouvoir arbitraire et autoritaire, condamnant les cérémonies adoptées par plus de 400 millions d’hommes pour les remplacer par des cérémonies nouvelles.
Et ce serait pour une pareille œuvre que nous enverrions nos enfants combattre en Chine ceux qui veulent redevenir maîtres de leur pays et de leurs croyances!
Voilà cette fameuse conscience de l’armée chrétienne.
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Pour nous résumer et en finir avec cette fumisterie, au vingtième siècle, l’Église catholique est une riche église ayant extorqué pour les dénaturer tous les textes philosophiques et l’enfer prévaut. La parole reste.
Rien de cette parole n’est mort. Les Vedas, Brahma, Bouddha, Moïse, Israël, la philosophie grecque, Confucius, l’Évangile.
Tout est debout.
Sans une larme, sans associations d’accaparement, la Science, la Raison, les seules, ont conservé la tradition: hors l’Église.
Religieusement l’Église catholique n’existe plus. Pour la sauver, il n’est plus temps.
Fiers de nos conquêtes, sûrs de l’avenir, nous venons dire à cette Église cruelle et artificieuse: «Halte-là.» Par suite lui dire quelle est notre haine, et pourquoi cette haine.
Le missionnaire n’est plus un homme, une conscience. C’est un cadavre entre les mains d’une confrérie. Sans famille, sans amour, sans aucun des sentiments qui nous sont chers.
On lui dit: «Tue.» et il tue: c’est Dieu qui le veut.
«Empare-toi de cette région,» et il s’en empare.
«Empare-toi de cet héritage, l’hostie à la main,» et il s’en empare.
Tes richesses? Pas un centimètre de terre que tu n’aies extorqué aux fidèles avec la promesse du ciel, te faisant donner tout ce qui se vend, jusqu’à la prostitution.
Pauvres plongeurs qui vont au fond de la mer, au risque des requins, chercher des perles. Un signe de croix en est le payement.
On comprend, Messieurs, vos artifices.
L’homme moderne n’aime pas la saleté et le missionnaire qui a sanctifié Labre le pouilleux, se fait appeler généralement Barbe à poux.
Châtré en quelque sorte par son vœu de chasteté, il nous donne le spectacle navrant d’un déformé impuissant, ou d’un homme en lutte stupide et inutile avec les besoins sacrés de la chair, lutte qui sept fois sur dix le conduit à la sodomie, la Trappe et le bagne.
L’homme aime la femme s’il a compris ce que c’était une mère.
L’homme aime la femme, s’il a compris ce que c’était aimer un enfant.
Aimer son prochain.
Avec tristesse et dégoût aussi je vois passer ce troupeau de vierges malsaines et mal propres—des bonnes sœurs—rejetées avec violence, soit par la misère, soit par la superstition de la société, pour entrer au service d’un pouvoir envahisseur.
Cela une mère! Cela une fille... Jamais.
Et artiste, amoureux de beauté, des belles harmonies, je m’écrie: «Cela une femme! Oh! non!»
Cerveaux impropres aux recherches intellectuelles, n’ayant d’autre conscience de la vie que le boire et le manger, sans autre but réel qu’obéir à une règle, recouvertes d’un manteau hypocrite, menées avec mépris par d’autres vierges mâles.
En admettant que l’histoire, riche cependant en documents et que la police soient calomnieuses tel que l’état des couvents au moment où Jeanne la prostituée des moines devenue Jeanne la papesse: telle aussi l’histoire de la religion de Diderot à l’époque de la Révolution; telle aussi la découverte des nombreux cadavres d’enfants tués à leur naissance lorsqu’on eut à remuer de fond en comble la terre des jardins d’anciens couvents de femmes. En admettant tout cela comme pures calomnies, il n’en reste pas moins un état lamentable, hors nature, cruel: inhumain par conséquent.
Hors de nous cette sentimentalité qui est le masque du sentiment, ce faux respect d’un habit, l’habit religieux. Examinez de près les sœurs dans les hôpitaux des colonies et ceux qui leur commandent, les mâles. Il faut en général plus de monde pour les servir que pour les malades. Près du lit d’un malade, elles semblent la mouche du coche. Quelques-unes cependant sont de braves filles de campagne capables tout au plus d’exciter la compassion, donnant, par-ci par-là, quelques gâteaux aux soldats pour figurer à la messe. Quant aux mâles ramassés de toutes les nations (missions françaises), ils font la quête pour les petits Chinois, pour réparations et entretien des églises, pour souscription à la publication la Propagation de la Foi. Lu dans cette publication:
«X... 50 francs pour la réussite d’une affaire!»
Comme on le voit c’est édifiant et cela nous donne une idée de la grandeur de l’Église (Missions françaises au vingtième siècle).
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Les écoles, les élèves.
Paul est élève de Rembrandt. Henri est élève de Paul. Bonnat est élève de Henri. Voir la suite...
Une caricature de Daumier. En plein air s’alignent quelques peintres. Le premier copie la nature, le deuxième copie, le troisième copie le deuxième... Voir la suite.
Un décalque, un décalque du décalque... et l’on signe.
La nature est moins indulgente: après le mulet il n’y a plus rien.
Paul meurt de faim avec des économies.
Son frère Henri meurt d’indigestion sans économies. Quel est le plus sage? Jean qui pleure, Jean qui rit.
Lui et elle s’aimaient d’amour tendre et cela dura autant que possible, jusqu’au jour où l’amant, moins naïf, lassé, la passion refroidie, s’aperçut que l’amante n’était peut-être qu’une affreuse goule.
Les goules n’aiment pas qu’on les lâche.
Lui, l’abbé Combes s’avisa un beau jour, obéissant à la volonté du peuple de signifier à son ancienne amante, quelques détails de cette volonté.
De nombreux souteneurs têtus comme des Bretons, préposés à la garde de la belle défendirent leur marmite: reconnaissance du ventre assurément. Ils se chargèrent de la vidange et toutes les matières fécales des sœurs inondèrent avec tous leurs parfums les envoyés de l’abbé Combes. Chassez les ordures, et elles reviennent au galop.
Ce fut désolant, et dans toute la contrée on pleura, on injuria.
La Bretagne, la Vendée allaient se soulever: ce ne serait plus le pot de chambre mais le canon. Hélas! trois fois, hélas! Non bis in idem.
Pourtant! il ne faudrait pas s’y fier... l’armée... la conscience chrétienne.
Tu as voulu faire ton malin avec ton ancienne amante, la goule que tu aimais tant: vois maintenant il ne s’en est fallu que d’un cheveu. Tu ne savais pas que dans l’armée il y a plusieurs genres de conscience.
Une conscience qui permet, ordonne même, de tuer sans pitié des hommes, des femmes sans défense, des enfants même, quand ils sont communards.
Et une autre conscience qui défend d’arrêter des souteneurs qui vident les pots de chambre sur la tête des gendarmes.
Tous prêts à partir en Chine massacrer les Chinois qui ne veulent pas se laisser faire par les chrétiens.
Cette bonne France si généreuse et si chevaleresque toujours prête à partir en guerre pour faciliter aux Anglais la vente de l’opium; repartir en guerre pour la vente de l’Ancien et Nouveau Testament.
Et le pape, qui n’a plus que cette stupide France pour soutenir ses missions, ne veut pas se fâcher. Et il dit: «Nous pourrions demander le divorce, mais par principe nos principes ne nous y autorisent pas.» Nous ne reconnaissons pas le divorce.
Et la goule reste toujours la goule.
C’est un malin notre Saint-Père le petit Léon: c’est même le seul.
A tous ceux qui lui demandent de faire des concessions, de se mettre dans le train, il répond invariablement: «Des concessions! mais c’est notre mort: il nous faut le temps de sauver la caisse.»
Et pour gagner du temps il invente quelques dogmes.
Le saint Suaire photographe qui trempé dans l’eau de Lourdes donne des centaines d’exemplaires, par radiation sans doute, comme le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
On s’attend prochainement à une grande souscription aux Marquises pour posséder un de ces extraordinaires exemplaires. Les piastres vont ronfler.
Les indigènes qui me prennent pour un savant viennent tous les jours me demander des renseignements. Que leur répondre? il me faudrait reprendre des études complètes de chimie cléricale et à mon âge je n’en ai pas la force.
Et je leur réponds: «Demandez cela au brigadier, c’est lui le chef.»
Encore un qui en a une conscience! comme de la gomme élastique. Faut voir comme il est beau quand il dit: «Mon devoir.» Et son importance quand il dit: «Mon cher, je viens de coucher avec une vierge...» Il est vrai que le mois suivant à l’hôpital le major dit: «Qu’est-ce que c’est que ça... donnez-lui du proto-iodure de mercure.» De ces petites vierges, comme les peint Pissarro, qui vendent du poison.
Vous allez dire, lecteur parisien, que je vous monte un bateau avec les gendarmes. Venez aux colonies, surtout aux Marquises, et vous verrez si c’est un bateau. Vous ferez mieux si vous êtes influent d’en dire quelques mots au ministre.
Je n’ai d’ailleurs pas fini et je vous en reparlerai encore quelques fois.
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J’ai oublié, tout à l’heure, vous parlant de mon enfance à Lima, de vous raconter quelque chose qui a trait à l’orgueil espagnol. Cela peut vous intéresser.
Il y avait autrefois à Lima un cimetière genre indien; des casiers et des cercueils dans ces casiers; inscriptions de toutes sortes. Un industriel français, M. Maury eut l’idée d’aller trouver des familles riches et de leur proposer des tombeaux de marbre sculpté. Cela réussit à merveille. Un tel était général, un autre un grand capitaine, etc... tous des héros. Il s’était muni pour cela d’un certain nombre de photographies d’après des monuments sculptés en Italie. Il eut un succès fou. Pendant quelques années de nombreux navires arrivaient remplis de marbres sculptés, en Italie, à très bon marché et qui faisaient beaucoup d’effet.
Si vous allez maintenant à Lima, vous verrez un cimetière comme il n’y en a pas deux, et vous apprendrez tout ce qu’il y a d’héroïsme dans ce pays.
Le père Maury fit avec cela une très grosse fortune. Son histoire, quoique très simple, mérite d’être racontée. Une très grosse maison de Bordeaux eut un jour une très grosse affaire qu’elle considérait comme perdue. Dans cette maison il y avait un tout jeune employé, le jeune Maury, qui avait été remarqué comme un garçon d’une grande intelligence.
Elle envoya à Lima ce jeune homme avec tous pouvoirs pour rentrer dans les créances et lui fit à cet effet un engagement avec un tant pour cent sur les rentrées qui à son idée ne seraient jamais très importantes. Elle se trompait, car le jeune Maury s’y prit si bien qu’il sauva presque tout.
Il se trouva dès lors à la tête d’un très joli capital, au courant des affaires à Lima et ne demanda qu’à rester. Il commença à installer un hôtel convenable puis deux, puis plusieurs autres; c’est lui qui commanda sur mesure un dôme en bois sculpté pour l’église avec pièces qui n’avaient plus qu’à être remontées sur l’ancien dôme. Ma mère qui avait appris en pension le dessin, fit à la plume un dessin admirable, c’est-à-dire atroce, de cette église avec son jardin entouré de grilles.
Enfant je trouvais ce dessin très joli; puis c’était de ma mère: vous me comprendrez sûrement.
J’ai revu à Paris ce tout vieux père Maury entouré de ses deux nièces, ses uniques héritières. Il possédait une très belle collection de vases (céramique des Incas) et beaucoup de bijoux en or sans alliage faits par les Indiens.
Qu’est-ce que tout cela est devenu?
Ma mère aussi avait conservé quelques vases péruviens et surtout pas mal de figurines en argent massif tel qu’il sort de la mine. Le tout a disparu dans l’incendie de Saint-Cloud, allumé par les Prussiens. Une bibliothèque assez importante, et dans tout cela presque tous nos papiers de famille.
A propos de papiers de famille: lorsque je me suis marié, on me demanda à la mairie les actes mortuaires de mes parents. Je ne possédais que celui de ma mère, significatif cependant puisqu’il était dit: Mme Veuve Gauguin. L’employé prétendait que je ne pouvais me marier sans avoir l’acte de décès de mon père.
Mais puisque ma mère était veuve Gauguin, cela ne prouve-t-il pas que mon père était mort?
Rien de plus têtu qu’un employé de mairie.
Heureusement que le maire était un homme intelligent et tout fut arrangé.
A la naissance de mon fils j’allai aussi à la mairie déclarer cette naissance.
Lorsque je dictai à l’employé «un garçon du nom de Émil sans e,» il écrivit: «Émile Sanzé.»
Ce fut un quart d’heure inénarrable pour rétablir l’orthographe. J’étais un farceur qui se moquait des employés, etc... Un peu plus j’aurais eu une contravention.
Comme on le voit jamais je n’ai été sérieux, et ne vous offensez pas de mon style badin.
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La vieille Môo sans préambule est venue s’installer chez moi. Ayant chaud elle quitte sa chemise. Elle est très maigre, et vous savez que j’aime les femmes grosses. La peau est nacrée, pensez donc, elle a eu onze maternités. A part cela elle serait mieux si on la passait tout entière à la chaux. Elle a bien eu onze enfants, mais si vous lui demandez combien de pères, elle est très étonnée. Elle compte sur ses doigts, encore sur ses doigts, bien longtemps, mais arrivée au chiffre de 100 elle perd la mémoire.
Elle possède quelques terres et chaque jour à ce qu’elle dit il se présente un mari pour de vrai. Mais elle a l’œil à ce qu’elle dit.
Qu’importe elle se couche et offre comme la plus belle fille du monde ce qu’elle a. Rien de plus, rien de moins. Mais je n’aime pas les femmes maigres.
Pour lors j’ai mal à la tête... cela va être la rougeole. La conversation cesse et elle s’endort.
J’ose alors la regarder; décidément il faudrait la blanchir à la chaux.
Plusieurs nuits elle revient. J’ai toujours la rougeole quand elle vient, ma chasteté en dépend. Et puis je n’ai plus de feu.
Enfin elle ne revient plus et comme on lui en demande la cause, elle dit qu’elle ne peut pas résister, tellement c’est fatigant. Montrant tous les doigts... elle dit: «Oui... comme ça toutes les nuits.»
Voilà comment se font les mauvaises réputations: ne vous y trompez pas.
Il y a eu un temps où seuls les tableaux que j’avais donnés pouvaient se vendre.
Un bon petit jeune homme à qui j’en avais donné trente, après les avoir copiés et étudiés, s’est empressé de les vendre à la maison Vollard. Il est vrai que pour s’excuser il a publié que c’était moi qui lui avait volé toutes ses recherches.
Excellent jeune homme.
Ne donnez jamais vos tableaux sinon à votre cuisinière.
Van Gogh avait aussi cette manie. Qui ne se rappelle, ce café bouzin tenu par l’ancien modèle, la Siccatore, une Italienne. Vincent décora gratis entièrement ce café (le Tambourin).
Il me raconta pendant son séjour à Arles une histoire assez curieuse à ce sujet, histoire dont je n’ai jamais su le fin mot. Très amoureux de la Siccatore toujours belle, malgré son âge, il aurait eu de sa part pas mal de confidences à propos de Pausini.
La Siccatore avait avec elle pour tenir son café un mâle. Dans ce café se réunissaient un tas de gens tout à fait louches. Le patron eut vent de toutes ces confidences faites par cette femme et un beau jour sans rime ni raison il jeta à la figure de Vincent un bock qui lui fendit la joue.
Vincent tout ensanglanté fut jeté hors du café. Un sergent de ville passait à ce moment et lui dit sévèrement: «Circulez!»
D’après Van Gogh, toute l’affaire Pausini, comme beaucoup d’autres, aurait été mûrie en cet endroit de connivence avec Siccatore et l’amant.
Il est à remarquer que presque tous ces établissements sont au mieux avec la police.
De cette affaire Pausini, une autre affaire en découle, toujours conçue à ce fameux café, d’après Vincent, c’est l’affaire Prado, cet homme qui pour la voler, assassina une courtisane puis la bonne, puis la petite fille, qu’il aurait violée. Ce n’est que bien plus tard que la police fatiguée des cris de la presse trouva un soi-disant assassin qui se trouvait réfugié à la Havane. Il fut presque impossible de découvrir le vrai nom de cet homme extraordinaire. On trouva une femme qui déposa contre lui tout ce que la police voulut lui faire déposer et cependant elle fut considérée comme complice. Personne n’y comprit rien, ni la presse, ni la justice, ni l’assassin qui s’écriait: «Je suis, c’est vrai, un bandit et j’ai tué auparavant, mais je ne suis pas coupable de ce crime.»
Cette affaire en ce cas rappellerait l’affaire ténébreuse de Balzac. Qu’importe, il fallait que la police ait le dernier mot. Cet homme fut condamné à mort.
Moi et un ami nous fûmes prévenus par dépêche adressée au café de la Nouvelle Athènes par un capitaine de la garde municipale.
A 2 heures et demie du matin, nous étions, place de la Roquette, à attendre l’exécution, battre la semelle, car il faisait un grand froid cette nuit très sombre. Tout au plus, pour tuer le temps, l’arrivée de la machine et son montage. Il ne fallait pas songer un instant entrer dans la petite enceinte réservée qui se trouvait à côté de la machine car elle était déjà pleine de gens qui sans bouger, pressés les uns sur les autres, étaient là à attendre le matin. Enfin le moment était proche; les quelques lueurs qui annoncent le lever du soleil me permirent d’entrevoir l’aspect de la place. Un grand demi-cercle autour de la guillotine, des troupes, la police. D’un côté la voiture de la guillotine et le fourgon au cadavre: de l’autre, la place réservée.
Devant la guillotine, au centre, cinq gendarmes à cheval.
Et soudainement la police, brutalement, se mit à nous pousser, nous promeneurs, vers l’extrémité du cercle.
Impossible de voir, ou si peu.
Les portes de la prison s’ouvrirent et l’escorte se mit en marche. Les gendarmes avaient tiré leur sabre et un silence extraordinaire se fit immédiatement (comme un mot d’ordre), beaucoup enlevèrent leurs chapeaux. Seuls, en habit noir, la police de sûreté, le bourreau. En blouse bleue les aides-bourreaux.
Je voulais voir cependant et quand je veux, je suis très obstiné: je traversai au galop la place et je vins (troublant le respect du moment), au centre, me fourrer entre deux bottes de gendarme.
Personne n’osa bouger.
Je vis alors l’escorte s’avançant péniblement et entre deux poteaux de la guillotine une tête abominable, inclinée, désolée, comme affolée par la terreur.
Je me trompais, c’était l’aumônier. Quel extraordinaire acteur celui qui contrefait ainsi les assassins, la douleur!
L’assassin, tout petit, mais de forte encolure, avait une belle tête non résignée et malgré toute la mauvaise apparence de ses cheveux coupés ras et de sa grossière chemise de toile, il était convenable.
La planchette bascula si bien qu’au lieu du cou ce fut le nez qui porta. De douleur l’homme fit des efforts et brutalement deux blouses bleues pesèrent sur ses épaules, ramenant le cou à la place désignée. Ce fut une longue minute et enfin le couteau fit son devoir.
Je fis mes efforts pour voir sortir la tête de sa boîte; trois fois je fus repoussé. On allait à quelques mètres chercher de l’eau dans un seau pour inonder la tête.
On se demanda pourquoi juste au-dessous de la boîte il n’y aurait pas un robinet tout préparé à cet effet. Je me suis demandé pourquoi on ne prenait pas la mesure du prisonnier de façon que la planchette au moyen d’un pas de vis puisse être juste à la distance voulue de l’échancrure qui reçoit le cou du supplicié?
Voilà donc ce fameux spectacle qui donne satisfaction à la société.
Dehors on entendait des cris: «Vive Prado!»
A Berbère, la frontière; sur la plage je dessine. Un gendarme du Midi qui me soupçonne d’être un espion me dit à moi qui suis d’Orléans:
«Vous êtes Français?
—Mais certainement!
—C’est drôle, vous n’avez pas l’accent (lakesent) français!»
Raphaël est élève de Perugin. Bouguereau aussi. Et Bouguereau s’écrie: «Devant la nature, je ne vois que la couleur.»
Raphaël ne met pas les valeurs; dans ses tableaux ça ne s’éloigne pas. Juge un peu, s’il connaissait les valeurs.
Dans une Exposition sur le boulevard des Italiens je vis une étrange tête. Je ne sais pourquoi en moi il se passait quelque chose et pourquoi devant une peinture j’entendis d’étranges mélodies. Une tête de docteur très pâle dont les yeux ne vous fixent pas, ne regardent pas mais écoutent.
Je lus au catalogue Wagner par Renoir.
Ceci se passe de commentaires.
Il y en a qui disent: «Rembrandt et Michel-Ange sont grossiers, j’aime mieux Chaplin.»
Une très vilaine femme me dit: «Je n’aime pas Degas parce qu’il peint des femmes laides.» Puis elle ajoute: «Avez-vous vu mon portrait au Salon par Gervex?»
L’habillé de Carolus Duran est cochon. Le nu de Degas est chaste. Mais elles se lavent dans des tubs! c’est justement pour cela qu’elles sont propres. Mais on voit le bidet, le clyso, la cuvette! c’est tout comme chez nous.
La critique déshabille. Mais c’est tout autrement.
Un critique chez moi voit les peintures, et la poitrine oppressée me demande mes dessins. Mes dessins! que nenni: ce sont mes lettres, mes secrets. L’homme public, l’homme intime.
Vous voulez savoir qui je suis: mes œuvres ne vous suffisent-elles pas? Même en ce moment où j’écris je ne montre que ce que je veux bien montrer.