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Aventures extraordinaires d'un savant russe; III. Les planètes géantes et les comètes

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The Project Gutenberg eBook of Aventures extraordinaires d'un savant russe; III. Les planètes géantes et les comètes

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Title: Aventures extraordinaires d'un savant russe; III. Les planètes géantes et les comètes

Author: Georges Le Faure

H. de Graffigny

Illustrator: J. Cayron

Henriot

Release date: July 15, 2007 [eBook #22078]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif, Mireille Harmelin and the Online
Distributed Proofreading Team at http://dp.rastko.net
(Produced from images of the Bibliothèque nationale de
France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES EXTRAORDINAIRES D'UN SAVANT RUSSE; III. LES PLANÈTES GÉANTES ET LES COMÈTES ***
Note du transcripteur: l'orthographie de l'original est conservée.


Et durant des semaines, Ossipoff s'enthousiasmait,
Fricoulet inventait, Farenheit rageait,
Gontran et Séléna causaient de leur mariage.

 


G. LE FAURE et H. DE GRAFFIGNY

Aventures Extraordinaires

D'UN

SAVANT RUSSE;


III. Les Planètes géantes et les comètes


500 Dessins de J. CAYRON et d'HENRIOT.

PARIS

Edinger, ÉDITEUR, 34, RUE DE LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE, 34,

1891
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


TABLE DES MATIÈRES

I.Les naufragés de Mars
II.Où le génie de Gontran sauve encore la situation
III.Où Fricoulet se souvient qu'il est mécanicien-constructeur
IV.Comme quoi sir Jonathan perdit la raison
V.À travers la zone 28
VI.Jonathan Farenheit fait encore des siennes
VII.À travers l'atmosphère jovienne
VIII.Dans lequel, grâce à Séléna, Gontran peut augmenter ses connaissances astronomiques
IX.En route pour Neptune
X.Où nos héros brûlent Saturne
XI.Fédor Sharp en vue
XII.Un abordage dans l'espace
XIII.Où Fédor Sharp a plus de chance qu'il ne mérite
XIV.Le Robinson cométaire
XV.Comme la lumière!
XVI.Dans lequel nos voyageurs, croyant revenir sur Terre, partent pour l'Infini

Notre pensée se sent en communication
latente avec ces mondes inaccessibles.

Camille Flammarion.
Les Terres du Ciel.


Aventures Extraordinaires

D'UN

SAVANT RUSSE


CHAPITRE PREMIER

LES NAUFRAGÉS DE MARS

Nuit épouvantable, terrifiante, que celle pendant laquelle Ossipoff et ses compagnons, cramponnés à l'épave qui les portait, roulèrent avec elle à travers les eaux en démence.

Inondés par les vagues, fouettés par le vent qui hurlait à travers l'espace, les malheureux sentaient trembler sous eux le sol fragile qui leur servait de radeau; leurs yeux, dont la frayeur pourtant décuplait l'acuité, ne pouvaient parvenir à percer l'ombre épaisse qui les enveloppait ainsi qu'un suaire noir; mais ils avaient conscience que les flots rongeaient l'île neigeuse, l'attaquaient avec rage, comme des monstres carnassiers attachés à un cadavre auquel chaque coup de dent arrache un lambeau.

À tout moment, ils s'attendaient à voir leur fragile radeau se disloquer, s'émietter et les livrer au gouffre.

Soudain, Farenheit, qui avait pu se traîner jusqu'à une anfractuosité de rocher dans laquelle il se tenait tapi, sentit une main se poser sur son bras.

Il fit un brusque mouvement, pris de peur: cet homme flegmatique, imperturbable, que rien auparavant ne parvenait à émouvoir, avait les nerfs tellement surexcités par l'étrange aventure à laquelle il se trouvait mêlé, que cet attouchement le terrifia.

—Qui va là? grommela-t-il d'une voix étranglée.

—Eh! c'est moi, mon cher sir Jonathan! cria-t-on à son oreille.

—Qui ça, vous? hurla l'Américain qui ne reconnaissait pas l'accent de celui qui lui parlait.

—Moi, Fricoulet, pardieu! Qui voudriez-vous que ce fût?

—Je n'en sais, ma foi, rien, répliqua Farenheit dont les dents claquaient, en dépit des efforts qu'il faisait pour triompher de son inconsciente terreur.

Il ajouta:

—Je suis bien content que vous ne soyez pas mort, mon cher monsieur Fricoulet.

Sa main chercha dans l'ombre celle de l'ingénieur et la serra avec énergie.

—Merci du bon sentiment qui vous dicte ces paroles, riposta le jeune homme; j'aime à croire qu'il s'applique également à nos compagnons.

—Vivants aussi! s'écria l'Américain.

—Tout comme moi;... mais, pardon, au milieu de cette débâcle, avez-vous conservé votre chronomètre?

Farenheit se palpa avec anxiété: ce chronomètre était un merveilleux instrument indiquant, en même temps que les heures et les secondes, le jour de la semaine, le quantième du mois, les saisons, les changements de lune: il l'avait acheté, dès le début de ses opérations sur les suifs, avec les premiers bénéfices réalisés, et il ne l'avait pas payé moins de quatre cent cinquante dollars.

CARTE DE LA PLANÈTE MARS

La question de l'ingénieur lui avait causé une émotion bien naturelle, car il tenait à ce chronomètre duquel, depuis bien des années, il ne s'était jamais séparé et qu'il s'était accoutumé à considérer comme un fétiche.

Aussi, poussa-t-il un soupir de satisfaction en le sentant à sa place, dans la poche de son vêtement.

—Oui, répondit-il, je l'ai toujours;... mais en quoi cela peut-il bien vous intéresser?

—Vous allez comprendre... voudriez-vous bien faire sonner votre chronomètre?

L'Américain tira l'instrument de sa poche, l'approcha tout près de son oreille et pressa sur le ressort de la sonnerie.

Un coup tinta faiblement.

—C'est le quart, dit-il.

—Le quart de quoi? bougonna Fricoulet.

—C'est juste,... j'ai la tête tellement perdue que je ne pensais plus à l'heure.

Il pressa sur un autre ressort et, cette fois, le chronomètre fit entendre trois petits coups à peine distincts.

—Trois heures, dit l'Américain.

—Trois heures et quart, murmura Fricoulet comme se parlant à lui-même... encore deux heures à attendre.

—À attendre quoi?

—Le jour, parbleu.

Et l'ingénieur ajouta d'un ton plein de satisfaction:

—Dans deux heures, nous y verrons clair.

—La belle avance! grommela Farenheit... Qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, la situation ne changera pas.

—Assurément que le soleil ne peut avoir aucune influence sur le cataclysme qui bouleverse la planète,... cependant, comme il est inadmissible que les choses se poursuivent longtemps ainsi, peut-être y aura-t-il moyen d'aviser.

—Mais d'aviser à quoi?...

—Eh! vous en demandez trop! s'écria l'ingénieur impatienté,... le sais-je moi-même?... et quand la lumière du jour n'aurait d'autre conséquence que de nous permettre de nous voir les uns les autres, il me semble que ce serait là un résultat appréciable;... on se sentira moins seul.

Sur ces mots, Fricoulet, que le langage aigri de l'Américain énervait sensiblement, regagna, en rampant, la place qu'il occupait auparavant auprès de M. de Flammermont.

—Gontran! fit-il.

—Qu'y a-t-il? demanda le comte d'une voix morne.

—Il fera jour dans deux heures.

—Que m'importe! répliqua l'autre sur le même ton.

—Alors, toi aussi! bougonna l'ingénieur,... le jour ou la nuit te sont également indifférents!... tu ne réfléchis donc pas au parti que nous pouvons tirer du soleil?

Gontran riposta avec amertume:

—Penses-tu donc que le soleil puisse nous sortir d'ici?

—Qui sait?... peut-être!

M. de Flammermont eut un haussement d'épaules que l'obscurité déroba aux yeux de Fricoulet; à la suite de quoi, il retomba dans son mutisme désespéré. Serrée sur sa poitrine, il tenait la tête de Séléna.

L'épouvante avait fait tomber l'infortunée jeune fille dans un état comateux si complet, si absolu, que Gontran l'eût cru morte s'il n'eût senti, sous ses doigts, le faible battement du cœur; depuis de longues heures, elle n'avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole.

Quant à Ossipoff, toute la nuit M. de Flammermont et Fricoulet l'avaient entendu monologuer à haute voix.

Que disait le vieillard?

Ni l'ingénieur, ni son ami ne connaissaient le russe, et c'est dans sa langue natale que s'exprimait l'astronome.


Cependant, depuis quelque temps, la pluie torrentielle qui s'était mise à tomber dès le commencement de la tempête, avait cessé; le vent, ne hurlant plus d'aussi sinistre façon que précédemment, avait diminué de violence, et les vagues, plus douces, ne déferlaient plus voracement contre l'île qui servait de refuge aux naufragés.


Ce pic, haut de plusieurs kilomètres, s'était effrité dans l'Océan.

Fricoulet constata, par contre, un mouvement de balancement assez comparable au roulis d'un bâtiment, mais dont il ne put s'expliquer la cause.

En admettant, en effet, que l'île neigeuse, arrachée des assises qui la reliaient primitivement au fond de l'Océan, s'en allât à la dérive, sa superficie était telle que, tout en glissant à la surface des eaux, celles-ci ne devaient avoir aucune influence sur son centre de gravité.

Au surplus, l'ingénieur ne s'arrêta pas longtemps à cette idée, se réservant d'élucider la question dès qu'il ferait jour.

Les deux heures qui séparaient encore les Terriens du lever du soleil leur parurent longues comme deux siècles; et cependant, sauf Fricoulet, nul d'entre eux n'espérait que la clarté du jour pût apporter quelque amélioration à leur situation.

Enfin, comme un voile de gaze qui se lève, l'épais brouillard qui les enveloppait se dissipa, faisant succéder à l'ombre de la nuit la lueur indécise et sale de l'aube.

Puis, là-bas, tout là-bas, une ligne d'un rose pâle raya l'horizon et, avec une rapidité surprenante, l'orient s'enflamma sous les feux d'un soleil étincelant.

Un profond soupir s'échappa des poitrines de nos amis; Séléna sembla, comme par enchantement, revenir à la vie en apercevant l'astre radieux qu'elle et ses compagnons désespéraient de revoir jamais.

Au-dessus de leur tête, le ciel arrondissait sa coupole bleue, pure et sans tache, piquée de mille étoiles blanchissantes à la lumière du soleil.

Tout autour d'eux, aussi loin que leur vue pouvait s'étendre, une mer, une mer immense étalait sa nappe liquide, subitement plane et unie comme un miroir; c'est à peine si le vent qui continuait de souffler, en ridait légèrement la surface.

En jetant alors un regard sur le sol qui les portait, Fricoulet eut l'explication de ce balancement que la superficie de l'île neigeuse rendait pour lui inexplicable...

En une nuit, l'île avait été presque entièrement dévorée par les vagues acharnées à sa destruction.

L'immense pic couvert de neiges éternelles qui la dominait et lui avait valu le nom dont l'avaient baptisée les astronomes terrestres, ce pic, haut de plusieurs kilomètres, s'était effondré dans l'Océan; les bords de l'île, déchiquetés, effrités, émiettés, s'en étaient allés en lambeaux, si bien que l'ingénieur et ses compagnons se trouvaient maintenant emportés sur un îlot d'une superficie d'à peine quelques cents mètres carrés.

Seul de tous ses compagnons, Fricoulet avait conservé assez de sang-froid pour faire cette constatation qu'il conserva par devers lui, jugeant ses amis assez déprimés déjà, pour qu'il ne cherchât point à augmenter encore leur désespoir.

Farenheit, cependant, était sorti de son atonie et, s'approchant du vieux savant, lui demandait, la voix grondante d'une colère difficilement contenue:

—Eh bien! monsieur Ossipoff, depuis bientôt six mois que vous nous traînez à votre suite, avec l'espoir de nous mettre dans une situation inextricable, cette fois vous devez être satisfait,... car du diable si vous allez pouvoir nous tirer d'ici.

Le vieillard se contenta de hausser les épaules et ne répondit pas.

—Si encore vous pouviez nous dire où nous sommes, bougonna l'Américain! mais à voir les regards interrogateurs que vous lancez de tous côtés, il est facile de deviner qu'à ce point de vue-là, vous êtes aussi ignorant que nous...

—Dame! ça manque de points de repère, ricana Gontran.

—Peuh!

Et il ajouta:

—Ce n'est point de savoir où nous sommes qui m'intéresse, mais de savoir où nous allons.

Fricoulet dit alors en s'adressant à l'Américain:

—Sir Jonathan, si ce peut être un adoucissement à votre chagrin que de connaître la contrée martienne en laquelle la fatalité vous condamne à terminer une existence consacrée jusqu'à présent au commerce des suifs, soyez satisfait: nous devons nous trouver, en ce moment, au milieu de l'Océan Kepler, appelé, par Schiaparelli, mer Erythrée et—voyez si je précise—dans l'endroit désigné par lui sous le nom de Région de Pyrrhus.

Séléna qui, avec les rayons du soleil, avait repris son courage et sa bonne humeur, sortit alors du silence dans lequel elle s'était renfermée jusque-là.

—Monsieur Fricoulet, demanda-t-elle, vous seriez bien aimable de résoudre pour moi un problème que je me pose inutilement depuis un quart d'heure.

—Parlez, mademoiselle; et s'il est en mon pouvoir de répondre, je répondrai; autrement, je vous renverrai aux lumières de mon ami Gontran.

M. de Flammermont hocha la tête, d'un air mécontent, du côté d'Ossipoff.

Mais le vieillard était occupé à dévisser, pour la nettoyer, la lunette marine qu'il portait en bandoulière, et il était bien trop absorbé par ce travail pour songer à écouter ce qui se disait autour de lui.

—Monsieur Fricoulet, dit Séléna, le sol sur lequel reposent nos pieds en ce moment est, n'est-ce pas, de même composition que le sol terrestre?

—Absolument oui, mademoiselle, du moins c'est ce qu'il me semble à première vue.

—Cependant, il serait impossible, sur notre planète natale, de faire flotter à la surface de l'eau un carré de terre ou un quartier de roche.

—Effectivement.

—D'où vient alors que ce lambeau d'île puisse nous servir de radeau?

—De ceci, mademoiselle: que, dans le monde où nous sommes, la densité moyenne des matériaux est d'un tiers inférieure à celle des matériaux terrestres, et que la pesanteur y est trois fois plus faible... Il est donc à présumer que l'îlot qui nous porte a une densité un peu inférieure à celle de cet Océan,... tenez, peut-être une densité égale à celle de la glace...

En ce moment, le visage de la jeune fille se contracta péniblement, puis elle porta, dans un geste douloureux, les mains à sa poitrine, en même temps qu'elle devenait toute pâle.

—Qu'avez-vous, ma chère Séléna? s'écria Gontran en avançant les bras pour la soutenir.

—Je ne sais, balbutia-t-elle, mais je ressens là... une souffrance intolérable,... c'est peut-être la faim.

À peine Mlle Ossipoff eût-elle prononcé ces mots que Farenheit poussa un formidable juron.

—Eh! by God! grommela-t-il,... c'est cela, c'est bien cela!... voilà un quart d'heure que, sans en rien dire, j'éprouve un malaise inexprimable, incompréhensible,... j'ai faim.

Et il promena autour de lui des regards avides, semblables à ceux que roule un fauve affamé.

Fricoulet fronça les sourcils.

—Mon pauvre sir Jonathan, répliqua-t-il, votre appétit tombe mal, car le garde-manger est vide... ou à peu près...

—Ou à peu près, répéta l'Américain en se rapprochant.

L'ingénieur tira de sa poche une petite fiole.

—Mes amis, dit-il, il y a là-dedans douze doses de liquide nutritif que ma prévoyance m'avait fait emporter.

Farenheit fit mine de s'emparer de la bouteille; Gontran se jeta, menaçant, devant lui.

—Mlle Ossipoff, d'abord, déclara-t-il.

—Soit, riposta l'Américain; mais qu'elle se hâte, alors, car je défaille.

Comme M. de Flammermont tendait la main vers le précieux flacon.

—Un moment encore, dit l'ingénieur, entendons-nous bien pour qu'il n'y ait point ensuite de disputes entre nous: pour bien faire, il nous faudrait à chacun deux doses par jour; or, la fiole n'en contenant que douze, cela réduirait notre alimentation à vingt-quatre heures.

—Fort bien calculé, grommela Gontran, mais, de grâce, hâte-toi...

—Je propose, en conséquence, de nous contenter, pour aujourd'hui, d'une dose seulement,... de façon à pouvoir résister demain encore...

—La belle avance, gronda Farenheit,... cela ne servira qu'à prolonger notre agonie.

—En ce cas, ricana l'ingénieur, abandonnez dès à présent votre part aux autres, renoncez aux chances de sauvetage qui peuvent se présenter pendant quarante-huit heures, décidez-vous à trépasser de suite et fichez-nous la paix.

Ce langage logique, énergique, en même temps que peu parlementaire, produisit sur l'Américain un salutaire effet.

—Mais, dit-il d'une voix radoucie, en nous réduisant à une dose par jour pendant quarante-huit heures, cela ne fait que dix doses et, tout à l'heure, vous avez dit que cette fiole en contenait douze, que faites-vous des deux autres?

—Permettez, reprit Fricoulet en tendant le flacon à Gontran, je ne compte pas dans la réduction Mlle Séléna qui, plus faible de constitution, doit, moins que nous, souffrir des privations que nous sommes obligés de nous imposer.

D'un coup d'œil reconnaissant, M. de Flammermont remercia l'ingénieur de cette bonne pensée; puis, après avoir versé dans un gobelet la ration de Mlle Ossipoff, il la lui fit boire avec mille difficultés; la jeune fille mourait littéralement de faim et, sous l'empire de la souffrance, ses dents contractées refusaient de livrer passage au liquide.

Enfin, il y parvint et, peu à peu, le visage pâle de Séléna reprit ses couleurs.

Quant à Farenheit, ses crampes d'estomac étaient telles qu'il se précipita vers Fricoulet dans le but de s'emparer du précieux flacon.

Mais l'ingénieur, qui n'avait dans la délicatesse de l'Américain affamé qu'une médiocre confiance et qui craignait de le voir engloutir d'une seule lampée la nourriture de tous ses compagnons, le repoussa, disant:

—Allons-y doucement, mon cher sir Jonathan, j'ai lu dans des relations de voyage que des malheureux étaient trépassés pour avoir, mourants de faim, absorbé trop gloutonnement la nourriture que leur donnait leur sauveur... Gare aux indigestions.

Farenheit eut un haussement d'épaules formidable et, se saisissant du gobelet que lui tendait l'ingénieur, en fit lestement disparaître le contenu dans son gosier.

Quelques secondes, il demeura immobile, semblant jouir des sensations agréables produites par l'absorption de ce liquide régénérateur; mais soudain, une grimace tordit sa bouche, sa face s'apoplectisa, ses yeux roulèrent désespérément dans leur orbite, et les veines de son cou se gonflèrent sous une poussée de sang.

Ce que Fricoulet avait craint arrivait; la voracité de l'Américain produisait, non une indigestion, mais une mauvaise digestion.

—Marchez un peu, sir Jonathan, lui dit l'ingénieur, cela vous fera du bien.

Gontran prit Fricoulet à part.

—Qu'allons-nous faire, maintenant? demanda-t-il;... tout à l'heure tu as parlé des circonstances favorables qui pouvaient se présenter en quarante-huit heures,... comptes-tu véritablement que nous pouvons sortir d'ici?

Avant de répondre, l'ingénieur porta son index à sa bouche, l'y plongea tout entier et, ainsi humecté, l'éleva au-dessus de sa tête.

—Toujours du Nord, murmura-t-il.

Et son visage exprima une satisfaction profonde.

—Que fais-tu donc? demanda Gontran.

—Je vois d'où vient le vent.

—Et c'est cela qui paraît te causer un si sensible plaisir?

—Dame! je constate que le vent n'a pas changé et souffle toujours du Nord.

—Alors?

—Alors, le courant qui nous entraîne, se dirigeant toujours du même côté, je me dis que nous finirons bien par aborder quelque part.

—Raisonnement fort logique,... seulement tu oublies que dans quarante-huit heures, si nous n'avons pas rencontré quelque terre hospitalière, nous serons morts de faim...

Fricoulet fouilla dans ses poches, tira son inévitable petit carnet, l'ouvrit et, sur l'une des pages, traça à la hâte quelques calculs; ensuite, posant sa main sur l'épaule de son ami:

—Rassure-toi, dit-il en souriant, ce n'est pas encore cette fois-ci que nous irons dîner chez Pluton.

M. de Flammermont lui saisit les mains.

—En es-tu certain?

—À moins que quelque circonstance imprévue ne vienne nous barrer la route.

—Quelle route?

—Celle du continent de Secchi qui, ainsi que tu le sais, se trouve dans l'hémisphère austral de Mars et dont les rivages sont bordés par l'océan Kepler.

—L'océan qui nous porte! s'écria Gontran.

—Lui-même... Or, en supposant au courant qui nous entraîne une force de 300 mètres à la minute, cela nous donne 18 kilomètres à l'heure.

—Eh bien?

—Eh bien! ne sais-tu pas que, de l'île Neigeuse au continent de Secchi ou Noachis de Schiaparelli, l'océan Kepler mesure neuf cents kilomètres; admettons que, par suite de l'invasion des eaux, une certaine portion de cette dernière contrée ait disparu, mettons, si tu veux, huit cents kilomètres; tu vois bien qu'en quarante-huit heures, nous pouvons être sauvés...

—Pour cela, il ne faut pas que le courant diminue de vitesse, ni que quelque avarie survienne à notre îlot.

—Quelque avarie, répéta Fricoulet en regardant curieusement M. de Flammermont, que veux-tu dire?

Et il ajouta, en frappant du talon le sol de l'île neigeuse:

—Nous ne sommes point, comme de vulgaires naufragés, sur un radeau de planches et de cordes que les vagues peuvent disloquer, mais sur un amas de terre et de rochers.

En ce moment, Farenheit revenait vers eux, après avoir fait, autour du fragment d'île qui les portait, une petite promenade hygiénique.

—Eh bien! sir Jonathan, demanda l'ingénieur, comment va?

—Mieux... beaucoup mieux, répondit l'Américain.

Il se remit en marche, disant:

—Je vais faire encore un tour... alors, ça ira tout à fait bien.

Et il avait fait déjà plusieurs enjambées, lorsqu'il s'arrêta et fit volte-face, en s'entendant appeler par Fricoulet.

—Sir Jonathan, questionna celui-ci, quelle heure avez-vous?

L'Américain tira son chronomètre.

—Quatre heures, répondit-il.

L'ingénieur sursauta.

—Quatre heures! s'écria-t-il, quatre heures du matin ou du soir?

—Du matin... je pense...

Fricoulet parut pensif; puis, relevant la tête qu'il avait laissé tomber sur sa poitrine, il demanda encore:

—Quand avez-vous remonté votre chronomètre?

—À la Ville-Lumière; je l'ai remonté et mis à l'heure.

—C'est bien, sir Jonathan, je vous remercie.

L'Américain s'éloigna et les deux jeunes gens demeurèrent seuls, l'un en face de l'autre, Fricoulet réfléchissant, et Gontran le regardant avec curiosité.

Enfin, il entendit l'ingénieur, se parlant à lui-même, murmurer:

—Ville-Lumière... 270 degrés de longitude... quatre heures... hum!... hum!...

Il releva la tête et fixa un instant les yeux sur le soleil qui, déjà haut à l'horizon, laissait tomber sur les eaux resplendissantes, une pluie de rayons enflammés.

Ensuite, l'ingénieur reporta ses regards sur l'îlot.

Tout à coup, il dit à Gontran:

—Ne bouge pas.

L'autre s'immobilisa et Fricoulet le considéra attentivement.

—C'est bien cela, c'est bien cela, bougonna-t-il encore; les ombres, qui ont diminué depuis ce matin, deviennent stationnaires à présent... Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que, pour la contrée où nous nous trouvons, il fût midi... ou à peu près...

Il saisit les mains de M. de Flammermont et s'écria:

—Comprends-tu... hein? Comprends-tu?

Le jeune comte secoua la tête et, jetant un regard défiant vers Ossipoff, il répondit à voix basse:

—Pas un mot.

—C'est bien simple, cependant: le chronomètre de sir Jonathan marque, pour la Ville-Lumière, quatre heures et, pour cette contrée, le soleil marque midi... C'est donc une différence de huit heures entre la contrée ou nous sommes et la Ville-Lumière... soit 120 degrés environ de longitude.

Il s'interrompit et demanda brusquement:

—À propos, n'est-ce pas à toi, qu'avant de partir, Ossipoff avait confié une carte de Mars?

—C'est bien possible... Je ne m'en souviens pas.

—Cherche dans tes poches, peut-être bien l'y auras-tu glissée au moment de la débâcle.

Le jeune comte suivit le conseil de son ami et tira en effet, de son vêtement, une feuille de papier fripée, mouillée, dans un pitoyable état.

—Baste! fit l'ingénieur pour répondre à la mine piteuse de son ami, telle qu'elle est, elle nous rendra encore bien des services.

Il déplia la carte avec mille précautions, l'étendit sur le sol et, s'agenouillant, promena son doigt sur les indications, un peu confuses et brouillées par l'eau, qu'elle contenait.

—Tu vois, dit-il à Gontran qui s'était agenouillé à côté de lui, tu vois qu'il nous est impossible de supposer que le courant nous ait entraînés à l'ouest de la Ville-Lumière.

—Non, je ne vois pas cela...

—Comment! ne t'ai-je pas dit que nous nous trouvions à environ 120 degrés de longitude du 270 degré? et ne vois-tu pas qu'à cette distance, la carte de Mars ne porte trace d'aucun océan?

—Ah! si... je vois bien cela; seulement, permets-moi de te dire que cela ne prouve rien, car nous pouvons parfaitement bien naviguer, en ce moment, sur les terres tracées ici par Schiaparelli et inondées depuis.

Fricoulet réfléchit un moment et répondit:

—Si ton raisonnement, dont je reconnais la logique, était juste en l'espèce, nous aurions, depuis le temps que nous sommes entraînés à la dérive, abordé sur quelque terre; en outre, la violence du courant me pousse à supposer une grande profondeur à la masse liquide qui nous porte, profondeur non admissible si nous naviguions simplement sur des continents submergés... Je reprends donc mon raisonnement... ne pouvant nous trouver à l'ouest du 270° degré, c'est forcément à l'est que nous nous trouvons. Voilà pour la longitude; quant à la latitude, la hauteur du soleil, au-dessus de l'horizon, à midi, me la donne... malheureusement, je n'ai pas de sextant.

—Un sextant! Qu'est-ce que cela?

—L'instrument qui sert à mesurer la hauteur du soleil...

Tout en parlant, il pivotait sur ses talons, cherchant évidemment, autour de lui, de quoi remplacer l'instrument qui lui manquait.

Tout à coup, il avisa Ossipoff qui, renversé sur le dos, étudiait dans le ciel bleu, des astres invisibles pour ses compagnons, mais que sa lunette lui permettait sans doute d'apercevoir.

L'ingénieur s'avança vers lui.

—Pardon, monsieur Ossipoff, dit-il d'un ton fort aimable, pourriez-vous me prêter votre lunette quelques instants?

—Pourquoi faire? grommela le vieillard, furieux d'être dérangé dans ses études.

—Monsieur de Flammermont en aurait besoin pour remplacer un sextant.

Et, répondant au regard interrogateur que le vieux savant attachait sur lui, l'ingénieur ajouta:

—Il désire mesurer la hauteur du soleil, pour être fixé sur la latitude.

Le visage d'Ossipoff se dérida, comme toutes les fois qu'il était admis à constater les connaissances scientifiques de son futur gendre.

—C'est très bien, dit-il en tendant à Fricoulet la lunette demandée.

L'ingénieur revint vers le jeune comte en lui disant, assez haut pour être entendu du vieillard:

—Voici ce que tu désires.

Gontran prit machinalement l'instrument.

—Qu'est-ce que tu yeux que je fasse de cela? demanda-t-il à voix basse.

—Que tu mesures le soleil, répondit Fricoulet sur le même ton.

—Comment cela?

—Vise le Soleil avec la lunette, et l'angle formé par l'instrument et par l'horizontale te donnera la hauteur du Soleil... tout simplement.

Docilement, le jeune comte braqua l'instrument sur l'astre du jour, pendant que Fricoulet, sans en rien laisser paraître, prenait les mesures nécessaires.

Enfin, il lui murmura à l'oreille:

—La hauteur du Soleil est de 65 degrés.

—C'est donc par le 65e degré de latitude que nous nous trouvons, fit Gontran.

L'ingénieur eut un tressaut formidable.

—Malheureux, dit-il, tu veux donc te faire étrangler par le digne monsieur Ossipoff.

M. de Flammermont fixa un regard tellement ahuri sur son ami, que celui-ci ne put s'empêcher de sourire.

—Voici notre situation exacte, dit-il: 20 degrés de latitude sud et 30 degrés de longitude ouest... en prenant, comme point de repère, le méridien de la Ville-Lumière... Si tu veux communiquer ces résultats à M. Ossipoff, cela lui fera certainement plaisir, en même temps que cela te permettra de faire parade de tes connaissances scientifiques.

Gontran accueillit la moquerie de son ami par un haussement d'épaules; il allait cependant se diriger vers le vieillard, lorsque, se ravisant, il demanda:

—S'il lui prenait fantaisie de me questionner au sujet de ce que je pense de la situation?

—Tu lui répondrais que le vent souffle du Nord et que le Soleil semble indiquer que nous dérivons vers le Sud-Est.

—Alors, je puis dire hardiment que nous aborderons vers cette terre de Noachis dont tu parlais tout à l'heure.

—Absolument... à moins d'accidents imprévus.

—Et vous avez bien raison d'ajouter cela, monsieur Fricoulet, déclara Farenheit qui arrivait derrière les jeunes gens.

Tous les deux, d'un même mouvement, se retournèrent et poussèrent un cri de surprise.

Le visage de l'Américain exprimait une violente émotion, ses lèvres tremblaient et, sous les sourcils épais, hérissés, les yeux brillaient d'un éclat singulier.

—Qu'avez-vous, sir Jonathan, fit M. de Flammermont, et que signifient les paroles que vous venez de prononcer?

—Cela signifie que, si cela continue de la sorte, nous n'aurons bientôt plus rien sous la plante des pieds pour nous porter jusqu'à cette terre promise.

Fricoulet regarda l'Américain d'un air qui signifiait clairement qu'il commençait à concevoir des doutes sérieux sur le bon équilibre de sa cervelle.

Quant à Gontran, il demanda:

—Si cela continue, venez-vous de dire..., de quoi parlez-vous?

—De l'île sur laquelle nous sommes et qui va diminuant de surface.

Les yeux du comte s'arrondirent, il considéra Farenheit un moment, puis, se penchant à l'oreille de Fricoulet:

—Je crois que le pauvre homme devient fou, murmura-t-il.

—C'est également mon avis, répondit l'ingénieur sur le même ton.

Ensuite, s'adressant à l'Américain:

—Alors, fit-il, l'île neigeuse diminue?

—On dirait qu'elle fond.

—Nous serions sur un iceberg que cela pourrait s'admettre; mais des pierres, des roches et de la terre, cela ne fond pas.

—Non,... mais ça s'effrite.

—Et sur quoi vous basez-vous pour parler ainsi?

—Tout à l'heure, lorsque m'a pris ce singulier malaise que vous m'avez conseillé de combattre par une promenade hygiénique, j'ai marché jusqu'à ce que j'aie fait le tour complet de l'île.

—Nous savons cela,... nous vous avons vu.

—Mais ce que vous ne savez pas... c'est que, tout en marchant, je comptais mes enjambées.

—C'est la preuve d'un esprit méticuleux, fit plaisamment M. de Flammermont... et combien d'enjambées vous a donné ce tour complet de l'île neigeuse?

—Cinq cent vingt enjambées... plus deux de mes pieds, le talon de l'un mis à la pointe de l'autre.


Les Terriens finirent par se trouver serrés,
coude à coude, sur une sorte de promontoire.

—Eh bien?

—Comme vous l'avez vu également, j'ai fait un second tour; par curiosité, j'ai compté comme la première fois et...

—Vous avez trouvé moins d'enjambées?

—Non, j'ai trouvé le même nombre... cinq cents.

—Alors, qu'est-ce qui vous inquiète?

—Ce sont mes deux pieds qui manquent.

Fricoulet éclata de rire.

—En vérité! s'écria-t-il, voilà bien de quoi vous mettre la cervelle à l'envers! Vous ayez fait les enjambées plus longues au second tour qu'au premier,... voilà tout.

Farenheit secoua gravement la tête.

—Monsieur Fricoulet, déclara-t-il, avant d'entreprendre le commerce des suifs, j'étais arpenteur dans le Far-West; c'est moi qui ai mesuré la plupart des terrains occupés actuellement, dans le Nouveau-Monde, par les émigrants que nous envoie chaque année l'Ancien continent,... c'est vous dire que mes jambes se sont, depuis longtemps, rompues à un écartement qui ne varie pas d'une ligne... quatre-vingt-quinze centimètres... d'un talon à l'autre, j'en donnerais ma tête à couper.

—Je ne dis pas le contraire, monsieur Farenheit, riposta l'ingénieur, et loin de moi la pensée de vouloir nier la longueur constante de vos enjambées; seulement il peut parfaitement y avoir erreur dans votre compte, étant donné que la différence consiste seulement dans une longueur de deux pieds.

L'Américain désigna ses jambes.

—Savez-vous, monsieur, dit-il d'un air digne, que chacun de mes pieds ne mesure pas moins de trente-sept centimètres, ce qui, en les mettant bout à bout, donne une longueur de soixante-quatorze centimètres. Eh bien! jamais!... vous entendez bien!... jamais, dans ma vie d'arpenteur, je n'ai fait une erreur si considérable,... donc, du moment où je n'admets pas m'être trompé, c'est la surface qui a diminué.

Gontran haussa les épaules.

—C'est très logique, comme raisonnement, dit-il; mais c'est votre infaillibilité que je ne puis admettre.

Farenheit devint rouge de colère.

—Contrôlez mon calcul, dit-il, vous déciderez ensuite; quant à moi, je veux en avoir le cœur net.

Sur ces mots, il tourna les talons et se remit en marche.

Derrière lui, lui emboîtant exactement le pas, s'avança Gontran, puis Fricoulet; et tous les trois, à la queue leu leu, firent lentement le tour de l'île, s'ingéniant à faire les plus régulières possibles leurs enjambées qu'ils comptaient à voix basse.

Une fois arrivés à leur point de départ, ils s'arrêtèrent et l'Américain s'écria triomphalement:

—Quand je vous le disais! je n'en trouve plus que quatre cent quatre-vingt-dix-huit; c'est donc deux enjambées et deux pieds de moins qu'au tour précédent.

—Moi! j'en ai compté cinq cent trente-cinq, dit M. de Flammermont.

—Ah! moi! fit l'ingénieur en montrant ses petites jambes, si grand que j'aie pu ouvrir mon compas naturel, je n'ai pu faire moins de cinq cent soixante-dix enjambées...

Fricoulet avait tiré son carnet et inscrit sur une page blanche les chiffres fournis par ses deux compagnons et par lui-même; puis il dit:

—Maintenant, recommençons.

Et ils repartirent, mais en sens contraire; Gontran ayant affirmé qu'il devait en être de cette preuve comme de la preuve de l'addition qui se fait à rebours.

Au fur et à mesure que les deux amis avançaient dans cette seconde promenade, leur nez s'allongeait sensiblement et leurs traits exprimaient une inquiétude profonde.

Enfin, quand ils furent arrivés et qu'ils se regardèrent, Gontran s'écria:

—Toi aussi, hein!... tu as constaté une diminution.

Fricoulet répondit affirmativement par un signe de tête.

—Oui, dit-il, une diminution sensible; au lieu de cinq cent soixante-dix enjambées que me donnait le premier tour, je n'en trouve plus que cinq cent cinquante-neuf... et je suis certain de les avoir faites aussi longues que les autres.

—C'est comme moi, répondit Gontran, j'en ai compté seulement cinq cent vingt-huit.

—Et moi quatre cent quatre-vingt-dix-sept, dit Farenheit.

Les trois hommes se regardèrent longtemps en silence: leur face était grave et les plis profonds qui sillonnaient leur front prouvaient l'angoisse horrible qui leur étreignait le cœur.

La surface de l'île diminuait d'heure en heure; battu constamment par les vagues, ébranlé, disloqué par les horribles secousses de la tempête, le sol s'effritait peu à peu et il fallait envisager le moment où l'île neigeuse ne présenterait même plus assez de surface pour continuer à jouer ce rôle de radeau sauveur, grâce auquel les Terriens avaient échappé au cataclysme.

—Que faire? murmura Gontran dont, instinctivement, les yeux se dirigèrent vers Séléna pour l'envelopper d'un regard de tendresse.

—Rien, répondit Fricoulet; contre ce qui se passe, nous sommes impuissants; attendons et souhaitons que la rapidité du courant l'emporte sur l'émiettement de l'îlot.

—Mais plus le courant est fort et plus il me semble que les vagues doivent ronger le rivage avec violence.

—C'est parfaitement exact, riposta l'ingénieur; ne souhaitons donc rien et attendons... Mais surtout pas un mot de tout ceci à ce vieillard ni à cette jeune fille; il est inutile de les épouvanter à l'avance; il sera toujours temps de les prévenir lorsque le péril sera imminent.

Gontran et Farenheit indiquèrent, d'un mouvement de tête, qu'ils étaient d'accord sur ce point avec Fricoulet; puis chacun d'eux s'écarta pour se livrer en paix aux réflexions que lui suggérait son propre tempérament.

Fricoulet calculait, Farenheit rageait, Gontran se lamentait.

Et toute la journée se passa ainsi sans que rien vînt troubler la désespérante monotonie de cette navigation étrange; pas un être vivant ni dans l'air, ni dans l'eau; à l'horizon pas une voile, pas un vestige de terre qui pût donner espoir aux malheureux naufragés.

Ces régions paraissaient complètement désertes et, lorsqu'au soir, le soleil se coucha à l'Occident, le radeau semblait immobile, figé au centre d'une circonférence liquide infinie.

Fricoulet, cependant, estima que l'on avait parcouru une cinquantaine de lieues vers le Sud-Est; mais une nouvelle promenade autour de l'îlot lui démontra également que le nombre des enjambées avait diminué de près de cent.

—Fichtre! pensa-t-il, voilà qui devient inquiétant... Si cela continue dans les mêmes proportions, la journée de demain ne s'écoulera pas sans catastrophe.

Et il ajouta avec philosophie:

—Après tout, à quoi bon s'inquiéter? S'il est écrit là-haut que je ne dois point revoir le boulevard Montparnasse et que mes jours doivent se terminer au fond d'un océan martien... j'aurai beau dire et beau faire, il faudra bien que ma destinée s'accomplisse.

Et, sur cette belle pensée, il s'allongea aux côtés de Gontran et de Farenheit qui, accablés de fatigue, ronflaient déjà, insouciants du péril qui les menaçait.

D'ailleurs, n'était-il point sage à eux de mettre en pratique le proverbe d'après lequel «qui dort dîne»; la pénurie du garde-manger leur faisait un devoir de chercher dans le sommeil l'oubli de leurs tiraillements d'estomac.


Ils furent réveillés par un cri que poussa tout à coup Ossipoff.

—Terre! terre!

En un clin d'œil, ils furent sur pied et coururent au vieillard qui se tenait immobile, la lunette braquée sur l'horizon.

L'aube se levait et, au loin, à travers la brume légère qui flottait à la surface des eaux, une ligne grisâtre, indécise, barrait l'horizon.

—Sauvés!... nous sommes sauvés! hurla Farenheit en se jetant dans les bras de Fricoulet.

Celui-ci, peu sensible à l'étreinte formidable de l'Américain, le repoussa rudement, en disant d'un ton de mauvaise humeur:

—Vous me semblez vendre la peau de l'ours avant de l'avoir jeté à terre, mon cher sir Jonathan... la contrée que vous apercevez là-bas et qui ne peut être que le continent de Noachis, se trouve encore à une quarantaine de kilomètres d'ici.

—Et avant que nous ne l'ayons atteint, continua Gontran qui arrivait après s'être livré à un nouvel arpentage, l'îlot sera réduit à sa plus simple expression.

—Combien d'enjambées? demanda Fricoulet.

—Cent vingt-quatre, répondit le jeune comte.

—Et il n'est que cinq heures du matin, murmura l'ingénieur d'un ton accablé.

On absorba une dose de liquide nutritif, la dernière, puis on demeura immobile, figé dans une muette contemplation de cette terre vers laquelle on dérivait avec une désespérante lenteur.

Vers midi, on avait fait une vingtaine de kilomètres et déjà, à l'aide de la lunette d'Ossipoff, on distinguait vaguement la côte basse et déchiquetée du continent tant désiré.

—Il me semble que nous avançons plus rapidement, dit Farenheit.

—Preuve que notre îlot diminue de surface, répondit l'ingénieur.

Maintenant, en effet, les Terriens se trouvaient réunis sur une plate-forme rocailleuse qui ne mesurait pas plus de dix mètres de long sur quatre mètres de large.

—N'y aurait-il aucun moyen d'activer notre marche? demanda M. de Flammermont, une voile par exemple?

—Et avec quoi voudrais-tu fabriquer une voile? dit Fricoulet.

—Avec nos habits, notre linge...

—Il faudrait pouvoir les réunir les uns aux autres; et puis, le sol qui nous porte est encore trop lourd pour pouvoir obéir à l'impulsion du vent.

Farenheit frappa du pied avec fureur.

—Alors... quoi? gronda-t-il, il nous faut mourir, sans rien tenter pour nous sauver.

Et il dressait son poing fermé vers cette terre qui représentait la vie et à laquelle il semblait impossible d'aborder.

Fricoulet, tout à coup, se toucha le front du doigt et dit tout bas en s'adressant à Gontran et à Farenheit:

—J'ai une idée.

Ils s'empressèrent autour de lui.

—Une idée!... une idée qui peut nous sauver? demandèrent-ils.

—Qui peut nous sauver, répondit l'ingénieur avec assurance.

—Laquelle?

—Laissez-moi réfléchir encore... attendez et, lorsque le moment sera venu, je vous ferai part de mon projet.

Trois heures s'écoulèrent encore pendant lesquelles l'Américain mesura l'îlot plus de dix fois.

—Vous savez qu'il diminue toujours, revenait-il dire à Fricoulet.

Celui-ci haussait les épaules et répondait avec calme:

—C'est bon, laissez-le diminuer.

Enfin, vers cinq heures du soir, les Terriens finirent par se trouver serrés, coude à coude, sur une sorte de promontoire en roche grise, de deux mètres carrés tout au plus.

Fricoulet alors se décida à parler.

—Mes amis, dit-il, j'ai pensé à un moyen qui, tout en imprimant à notre radeau une vitesse plus grande, l'allégerait en même temps.

Farenheit ouvrit des yeux énormes et Gontran s'écria:

—Songerais-tu à adapter à notre îlot un moteur de ton invention?

—Précisément.

—Est-ce que?...

Et le jeune comte appuya l'extrémité de son index sur le front de son ami.

L'ingénieur secoua la tête en riant.

—Rassure-toi, répliqua-t-il, je ne suis pas fou.

—En ce cas, explique-toi... en quoi consiste ce moteur?

—Dans nos bras et dans nos jambes.

—Tu perds la tête!

—Non pas: Sir Jonathan, ainsi que nous en avons pu juger maintes fois, est un nageur émérite... moi-même, sans avoir la prétention d'égaler lord Byron, le plus fort nageur du siècle, je me tire d'affaire à mon honneur... Si donc, sir Jonathan n'y voit aucun inconvénient, il va se mettre à l'eau avec moi et tous les deux nous pousserons l'îlot.

—Mais c'est de l'insanité! s'écrièrent ensemble tous les Terriens...

—Une insanité qui diminuera de cinquante pour cent le poids du radeau et qui, par cela seul, augmentera sa rapidité dans les mêmes proportions, sans compter la vitesse que nous pourrons lui imprimer...

Les voyageurs se regardaient, ne sachant à quoi se résoudre.

Voyant leur indécision, Fricoulet s'écria:

—Essayons toujours... la tentative ne nous fera courir aucun risque; quant à sir Jonathan, je crois qu'il se soucie autant que moi de prendre un bain.

L'Américain examina d'un regard attristé ses vêtements que toute la journée précédente et toute la nuit avaient à peine suffi à sécher.

—Allons, bougonna-t-il enfin, si vous croyez que cela puisse être de quelque utilité...

Comme il achevait ces mots, un bruit se fit entendre derrière eux et, se retournant, ils constatèrent qu'un pan de l'îlot, miné sourdement par les vagues, venait de tomber à l'eau.

En même temps, le sol sembla s'abaisser sous la surface liquide et les voyageurs se trouvèrent avoir de l'eau jusqu'aux chevilles.

Séléna jeta un cri d'épouvante, Gontran courut à elle pour la rassurer et la prendre dans ses bras; mais, dans le brusque mouvement qu'il fit, il imprima à l'épave un balancement tel qu'elle faillit chavirer.

—Eh bien! demanda Fricoulet narquoisement, il est temps, je crois, de jeter du lest... allons, sir Jonathan...

Sur ces mots, il allongea les bras au-dessus de sa tête et, les mains réunies, piqua une tête dans l'Océan.

L'eau rejaillit en écume argentée; puis, la tête de l'ingénieur reparut presque aussitôt à la surface.

—Eh bien! demanda-t-il, constatez-vous un allégement?

—Nous avons les pieds presque à sec, répondit Ossipoff.

Farenheit hésitait toujours, promenant ses regards de ses vêtements secs à la nappe liquide dans laquelle il lui fallait s'immerger.

Déjà Fricoulet avait passé à l'arrière de l'îlot et, nageant d'un bras, le poussait de l'autre.

Alors, l'Américain eut honte de ses hésitations et, tout en mâchonnant entre ses dents un juron de mauvaise humeur, il fit comme l'ingénieur et se jeta à l'eau.

—Hurrah! s'écria Gontran, nous remontons de deux pieds.

—Parbleu! riposta gaîment Fricoulet, juste le poids de ceux de sir Jonathan... des pieds de trente-huit centimètres!

On navigua ainsi pendant trois heures; les deux nageurs se reposaient alternativement, l'un faisant la planche et se laissant traîner à la remorque, pendant que l'autre faisait fonctionner ses moteurs naturels, ainsi que l'ingénieur appelait ses bras et ses jambes.

La nuit, heureusement, était claire, bien que de légers nuages flottant au ciel empêchassent d'apercevoir les étoiles; Phobos n'avait point encore paru à l'horizon; Deimos seul éclairait Mars.

Perdue dans la brume, à quelques kilomètres à peine, la terre de Noachis apparaissait vaguement.

Mais, maintenant, l'épave semblait ne plus avancer, Fricoulet et son compagnon étaient épuisés de fatigue et mouraient de faim; tout ce qu'ils pouvaient faire était de lutter contre un courant dans lequel ils étaient tombés et qui tendait à les faire dériver vers l'Ouest.

—Je crois bien que nous sommes perdus, murmura l'ingénieur à l'oreille de l'Américain.

—Perdus... grommela celui-ci,... perdus, lorsque la terre est là... si près de nous! C'est sombrer au port, By God!

Puis, tout à coup, il poussa un gémissement et balbutia:

—À moi!—Monsieur Fricoulet,—il me semble que je m'évanouis.

Mais avant que l'ingénieur eut pu le saisir par le bras pour le soutenir, la tête de l'Américain avait disparu.

—Fichtre! grommela Fricoulet, est-ce qu'il va tourner de l'œil ainsi, sans dire gare.

Et il s'apprêtait à plonger, lorsque, de l'autre côté de l'îlot, à l'avant, une voix s'écria, vibrante de joie.

—Sauvés! nous sommes sauvés!

Cette voix était celle de l'Américain.

—On a pied ici, continua-t-il... arrivez donc.

En quelques brasses, l'ingénieur eut rejoint son compagnon et le vit qui se tenait debout, avec de l'eau jusqu'à la poitrine; doucement il se laissa couler et fut fort surpris de sentir le sol sous ses pieds; par exemple, comme il était plus petit que l'Américain, l'eau lui venait jusqu'au menton.

—Victoire!—victoire! s'écria-t-il.

Et s'adressant à Gontran et à Ossipoff.

—Si vous m'en croyez, vous ferez comme nous et vous vous mettrez à l'eau... c'est, je crois, le moyen d'arriver le plus tôt possible à la terre ferme.

Une discussion éclata entre le vieux savant et sa fille.

Séléna voulait faire comme ses compagnons, et quitter, elle aussi, l'épave.

—Je suis honteuse, disait-elle, d'augmenter encore la fatigue de ces braves amis... Je ne suis pas en sucre et je ne fondrai certainement pas en suivant votre exemple.

Ossipoff ne voulait pas entendre de cette oreille-là et exigeait que la jeune fille demeurât sur l'îlot.

—Mon Dieu, monsieur Ossipoff, dit alors Fricoulet, nous perdons là un temps précieux; quant à moi, je trouve que mademoiselle a raison, non pas tant à cause du surcroît de fatigue que nous cause la traction de ce bloc de terre, qu'à cause du retard que cela nous occasionne.

—Vous voyez, cher père, que j'ai raison! fit la jeune fille.

—Possible, gronda le vieillard, mais je ne veux point que tu te mettes à l'eau quand je devrais, à moi tout seul, tirer cette épave.

—Eh! mon cher monsieur, s'exclama Fricoulet, qui vous parle de mettre Mlle Séléna à l'eau.

—Alors, je ne comprends plus.

—Donnez-moi votre redingote.

Bien que continuant à ne pas comprendre, Ossipoff se dépouilla docilement de son vêtement.

Alors, l'ingénieur s'écria:

—Vous, sir Jonathan, empoignez-moi cette redingote par ici, et toi, Gontran, prends-la par là... Eh bien! est-ce que cela ne forme pas un confortable hamac dans lequel Mlle Séléna va pouvoir s'asseoir commodément?

Malgré ses répugnances à augmenter la fatigue de ses compagnons, la jeune fille dut prendre place sur ce brancard improvisé et la petite caravane se mit en marche, précédée de Fricoulet qui sondait prudemment le terrain; Ossipoff suivait, prêt à relayer celui des porteurs qui se sentirait fatigué le premier.

Ils avancèrent ainsi avec rapidité, pendant une demi-heure, le niveau de l'eau s'abaissant progressivement; tout à coup Fricoulet poussa un cri et s'arrêta, les autres, croyant à un accident, le rejoignirent au pas de course.

Ils aperçurent alors, dans l'espace, à quelque distance, noyés un peu dans les brumes de la nuit, une multitude d'astres brillants dont la lueur éclairait le sol.

—C'est à croire que la voie lactée tout entière s'est décrochée du ciel et est tombée sur Mars, ricana Gontran.

—Ne trouves-tu pas que cela donne la même impression que l'approche d'une grande ville terrestre? dit à son tour Fricoulet; si l'on ne jurerait pas voir là, à quelques centaines de mètres, le panorama nocturne de Paris, avec ses milliers de becs de gaz dont la réverbération fait rougeoyer le ciel sur une étendue de plusieurs lieues.

—Avec cette différence, fit Ossipoff, qu'ici la réverbération se produit de haut en bas.

—Allons! en route, reprit l'ingénieur; je ne sais pourquoi, mais un pressentiment me dit que cette grande lueur va être pour nous ce que fut, pour le petit Poucet, la lumière du charbonnier qu'il aperçut tout à coup dans la forêt.


 


D'immenses caissons métalliques, remplis d'un gaz plus léger que l'air...


CHAPITRE II

OÙ LE GÉNIE DE GONTRAN SAUVE
ENCORE LA SITUATION

Les Terriens s'étaient remis en marche, foulant avec volupté ce sol martien sur lequel ils avaient désespéré, durant de si longues heures, de jamais poser le pied; ils avaient oublié leurs membres brisés par la fatigue, leur estomac détraqué par la faim, leur cerveau alourdi par l'angoisse.

Ils se sentaient revivre et aspiraient avec volupté l'air frais et vivifiant de la nuit.

Prenant comme phare, pour se diriger dans leur course, cette lueur énigmatique qui augmentait d'intensité à mesure qu'ils avançaient, ils suivaient le bord d'une nappe liquide qui s'enfonçait, ainsi qu'une baie étroite ou l'estuaire d'un fleuve, dans l'intérieur des terres.

—Penses-tu, réellement, que ce soit là une ville? demanda Gontran à l'oreille de son ami;... tout insipide que soit le mode d'alimentation en usage sur cette planète, j'ai hâte de me restaurer... voilà les tiraillements d'estomac qui recommencent.

—Que veux-tu que je te dise? mon pauvre vieux, répliqua l'ingénieur; sur ce sujet, je suis aussi ignorant que toi et j'en suis réduit à des suppositions.

Tout à coup Séléna s'écria:

—Tiens! une étoile filante!

Tous levèrent la tête et aperçurent, en effet, un point lumineux qui, d'un rayon enflammé, zébrait l'espace assombri.

Ce point paraissait s'être détaché de cette agglomération brillante que M. de Flammermont avait pris tout d'abord pour la voie lactée; en outre, on eût dit qu'il se dirigeait vers les Terriens.

En entendant l'exclamation de sa fille, Ossipoff haussa les épaules.

—Une étoile! grommela-t-il; mais ma pauvre enfant, tu n'aurais pas eu le temps de la signaler, que déjà elle aurait disparu.

—Et non seulement elle ne disparaît pas, mais encore elle devient de plus en plus brillante, déclara Farenheit.

—Ne vous semble-t-il pas apercevoir une masse sombre qui se meut dans le sillage de ce point lumineux? demanda Gontran.

Fricoulet frappa joyeusement ses mains l'une contre l'autre.

—Bravo! s'écria-t-il,—cette étoile n'est autre chose que la lampe électrique d'un Martien.

—Puissiez-vous dire vrai, Monsieur Fricoulet, fit Séléna, à laquelle il tardait, comme à ses compagnons, de se reposer enfin d'aussi longues fatigues.

Comme elle achevait ces mots, un sifflement se fit entendre, assez semblable à un bruit d'ailes fendant l'espace et, presque aussitôt, un corps s'abattit près des voyageurs.

Ainsi que l'avait pronostiqué Fricoulet, c'était, en effet, un Martien qui dirigeait sur eux la lumière de la minuscule, mais éclatante lanterne fixée à son front.

Quand il les eut considérés attentivement, il poussa deux ou trois sons gutturaux.

L'ingénieur qui, on se le rappelle, avait servi jusqu'alors d'interprète à ses compagnons, s'avança vers l'indigène et échangea avec lui quelques monosyllables rapides.

Puis, le Martien reprit son vol et disparut, léger comme une flèche, dans la nuit.

Gontran poussa une exclamation désappointée.

—Eh bien! quoi, fit-il, il s'en va, comme ça!... et nous?

—Tranquillise-toi, dit alors Fricoulet, il va revenir avec un véhicule qui, dans la situation où nous nous trouvons, sera, je pense, accueilli joyeusement...

—Mais ces lumières?... demanda Ossipoff.

—... Sont celles d'une ville aérienne où nous allons nous rendre.

—Une ville aérienne! répéta Gontran... ah ça! dans ce maudit pays, c'est de plus fort en plus fort... comme chez Nicolet.

—Vous ne savez pas de quelle façon est construite cette ville? demanda Ossipoff.

—Je vous avouerai, mon cher Monsieur, répliqua l'ingénieur, que je n'ai point pris le temps de demander des explications à ce sujet,... d'autant plus que, pour le moment, cela m'intéresse fort peu.

—Pourvu que nous trouvions de quoi nous sustenter à notre suffisance et nous reposer en toute sécurité, le reste importe peu, déclara Farenheit.

Le vieux savant lui lança un regard de travers.

—Sauvage! grommela-t-il entre ses dents.

Sans doute la faim décuplait-elle les facultés acoustiques de l'Américain, car l'épithète lui frappa les oreilles et il allait la relever de façon certainement peu agréable pour Ossipoff, lorsqu'au-dessus de leur tête, l'ombre s'illumina soudain de lueurs vives et, presque aussitôt, tombant de l'espace aussi légèrement qu'un oiseau, vint se poser sur le sol, un appareil en tous points semblable à celui qui avait déjà transporté nos voyageurs à la Ville-Lumière.

À peine y eurent-ils pris place que cette sorte d'hélicoptère s'éleva avec une vélocité incroyable et, fendant les airs, vint, au bout de quelques minutes, s'arrêter sur une vaste plate-forme toute étincelante de lumières et autour de laquelle s'élevaient, assises sur des fondations invisibles, des habitations d'un type identique à celles que nos voyageurs avaient déjà rencontrées sur la planète.

Une fois débarqués, leur guide les conduisit dans un vaste bâtiment où, après leur avoir remis des fioles de liquide nutritif et leur avoir désigné un amas de duvet étendu sur le sol, leur souhaita le bonsoir et se retira.

À son réveil, qui fut bien étonné? ce fut Fricoulet en voyant Aotahà qui, debout auprès de son chevet, le considérait en souriant.

D'un bond il fut debout, enchanté de retrouver ce brave Martien qui s'était montré si complaisant pour lui et ses compagnons, depuis leur séjour sur la planète; et tout de suite il engagea la conversation.

Il apprit alors que la Ville-Lumière, entraînée par le grand courant équatorial, et après avoir traversé la mer Érythrée, avait abordé, deux jours auparavant, à l'endroit où les Terriens, emportés par le même courant, avaient atterri la veille.

Les habitants de Tôouh, la ville aérienne, prévenus par voie télégraphique du cataclysme qui s'était produit à la suite de la bataille dans les plaines de la Lybie et avisés de la route suivie par la Ville-Lumière, arrachée de ses fondations, avaient mis à la disposition de ses compatriotes les moteurs nécessaires pour les remorquer eux et leurs habitations jusqu'à l'emplacement qu'ils occupaient primitivement dans la région de l'Équateur.

—Mais vous, demanda Fricoulet à Aotahà, lorsque le récit de celui-ci fut terminé, comment se fait-il que vous soyez encore ici.

—Je me préparais à aller à votre recherche, répondit simplement le Martien.

Après l'avoir remercié chaudement de cette bonne intention, Fricoulet demanda des explications sur le lieu singulier en lequel il se trouvait ainsi que ses amis; et le Martien lui fournit complaisamment tous les renseignements capables de satisfaire la curiosité du Terrien.

Cette terre de Noachis étant, plus que toutes les autres contrées de la planète, sujette à des inondations formidables susceptibles de durer pendant plusieurs années, les habitants avaient songé à utiliser les progrès étonnants réalisés par la science, pour se mettre à l'abri de ce fléau terrible.

Une seconde raison les empêchait d'asseoir les assises de leurs maisons sur le sol même: les miasmes pestilentiels qui se dégageaient des terrains marécageux de cette île immense.

Aussi avaient-ils suspendu leur ville dans l'espace par un moyen des plus simples: d'immenses caissons métalliques, remplis d'un gaz plus léger que l'air, jouaient le rôle de ballons et servaient de fondations aux maisons; quant aux matériaux employés à la construction, ils étaient, presque tous, composés de cellulose pure, rendue, par des procédés spéciaux, aussi dure que l'acier, quoique demeurant très mince et imperméable.

Le gaz qui remplissait les caissons était produit par la réaction de substances chimiques les unes sur les autres; au moyen des câbles rattachant la cité aérienne à la terre ferme et contenant intérieurement des fils métalliques, l'électricité produite à terre arrivait jusqu'aux habitations pour fournir la lumière, la chaleur et la force motrice, indispensables aux besoins journaliers.

Les Terriens auxquels Fricoulet émerveillé transmettait les explications du Martien sur ces admirables travaux, demeuraient immobiles d'ébahissement.

Farenheit lui-même, qui écoutait sans comprendre grand chose, était stupéfait de tant d'ingéniosité; au fond, bien qu'il n'en laissât rien paraître, il était quelque peu humilié dans son amour-propre national; les Américains lui semblaient bien petits et bien arriérés auprès de ces gens-là.

Aussi se promit-il, si la Providence lui faisait remettre les pieds sur les États-Unis, de ne jamais toucher un mot de la planète Mars à ceux qui lui demanderaient le récit de ses extraordinaires voyages.

—Ce serait, assurément, le meilleur moyen de me faire blackbouler à la réélection présidentielle de l'Excentric-Club, pensait-il.

En ce moment, Aotahâ désigna de la main une machine singulière amarrée au ponton aérien sur lequel reposait l'habitation où se trouvaient les Terriens.

—Qu'est-ce que cela? demanda Fricoulet.

—Le véhicule qui doit nous transporter dans les régions de l'Équateur.

—Ça? exclama Gontran auquel l'ingénieur venait de traduire la réponse du Martien.

L'exclamation stupéfaite et quelque peu méprisante du jeune comte, s'expliquait par la forme bizarre du véhicule?

C'était une sorte de cigare métallique, long d'environ trente mètres, terminé en pointe à chaque extrémité et paraissant avoir, à son plus fort renflement, un diamètre de quatre à cinq mètres.

À chacun de ses flancs et perpendiculairement à l'horizontale se dressait une manière de mât métallique lui aussi, servant de support à de vastes plans de toile et terminé par une double hélice; à l'avant et à l'arrière de ce véhicule se trouvaient des propulseurs actionnés par des moteurs invisibles.

Fricoulet s'était approché et examinait cet appareil avec un intérêt considérable.

—Singulière machine, hein! fit-il à Gontran.

—Si je n'avais déjà expérimenté la civilisation extraordinaire de ces gens-là, répondit M. de Flammermont, j'hésiterais à monter là-dedans, ma parole d'honneur.

Ossipoff, sa fille et Farenheit avaient déjà embarqué; l'ingénieur fit comme eux et, tout en bougonnant, le jeune comte suivit son ami.

Alors, une sorte de sonnerie électrique retentit, les attaches furent larguées, et les propulseurs furent mis en mouvement.

Après s'être élevé dans l'espace, droit comme une flèche, le bateau aérien fila un instant horizontalement; puis, à un signal, les deux mâts s'inclinèrent vers l'arrière, présentant à l'air une vaste surface de plans inclinés.

—Eh! parbleu! s'écria Fricoulet, c'est tout simplement une façon d'aéroplane à plusieurs plans superposés.

Ossipoff, en ce moment, serra énergiquement les mains de M. de Flammermont.

—Eh! qu'avez-vous donc, mon cher monsieur? demanda le jeune homme tout surpris de ce brusque attendrissement.

—Ce véhicule me rappelle mon évasion d'Ekaterimbourg, répondit le vieillard.

Et il ajouta:

—N'êtes-vous pas fier, mon cher enfant, de vous être rencontré, dans l'invention de cet ingénieux aéroplane auquel je dois ma liberté et peut-être ma vie, avec ces Martiens, les plus civilisés et les plus instruits de l'Univers.

Gontran eut un petit haussement d'épaules insouciant.

—Mon Dieu! répondit-il, pas plus fier que cela, je vous assure, monsieur Ossipoff.

Le vieux savant l'enveloppa d'un regard attendri.

—Quelle modestie, murmura-t-il.

Au-dessous d'eux, les nuages filaient avec une rapidité vertigineuse, laissant apercevoir, par leurs déchirures, le sol de Mars uniformément plat, avec ses canaux miroitant au soleil qui semblaient former autour de la planète une résille de métal étincelant.

Par moments, des points sombres, d'inégale dimension, apparaissaient; c'étaient des villages, des bourgs, des villes; mais la hauteur à laquelle planait l'appareil empêchait de les distinguer bien nettement; Ossipoff, seul, pouvait en apercevoir les détails, grâce à la lunette de l'Américain qu'il avait accaparée et à laquelle son œil demeura vissé toute la journée.

Lorsque le Soleil se coucha, on arriva à une ville aérienne en tous points semblable à Tôouh et que Ossipoff déclara être située au centre de la Terre de Secchi, appelée aussi Hellade par Schiaparelli.

Au point du jour, on se remit en marche; on longea, pendant quelques heures, le canal Alphée, on s'engagea au-dessus de l'océan Newton, et l'on coupa l'Équateur à midi précis.

Le cap fut alors mis sur l'Est et les Terriens se trouvèrent au-dessus de la Lybie; mais de la mer du Sablier au lac Mœrjs, les eaux avaient envahi le continent, et jusqu'aux confins de l'horizon l'œil des voyageurs n'aperçut, pendant de longues heures, qu'une nappe liquide, étincelant au soleil comme un immense miroir d'acier.

Cependant, la marche du navire aérien avait été activée et Fricoulet calcula que l'on ne faisait pas moins de 200 kilomètres à l'heure—la vitesse de la tempête sur terre; mais, malgré le prodigieux déplacement d'air produit par cette course vertigineuse, ni lui, ni Gontran ne voulurent quitter le pont supérieur de l'appareil, ce qui leur permit d'apercevoir, à plusieurs centaines de mètres au-dessous d'eux, les quatorze canaux signalés par Schiaparelli entre le 200e et 250e degré de longitude.

Successivement, l'ingénieur les nommait à son ami qui, penché sur la rambarde, la tête entre ses deux mains, faisait d'incroyables efforts pour contraindre sa mémoire à retenir ces noms bizarres: Lethé, Amenthès, Aethiops, Fainestos, Cyclops, Hephaestis, Galaxias, Cerberus.

Arrivé à ce dernier, le navire dévia de sa route, suivant, dans l'espace, le tracé du canal jusqu'au Trivium Charontis; puis, brusquement au loin, un faisceau de feux étincelants illumina la nuit: c'était la Ville-Lumière.

—Eh bien! sir Jonathan, dit Fricoulet en débarquant, savez-vous quelle distance nous avons parcourue depuis hier?

L'Américain secoua négativement la tête.

—Deux mille cinq cents kilomètres; pas un de plus, pas un de moins; en quarante-huit heures, c'est assez gentil. Voilà qui laisse bien loin en arrière vos fameux railroad!... qu'en pensez-vous?

Farenheit répondit par un grognement; toutes les fois qu'il était obligé de convenir d'une infériorité des États-Unis, son amour-propre national ressentait une souffrance aiguë.

Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le retour des Terriens à la Ville-Lumière: Ossipoff s'était plongé dans une suite d'études astronomiques, que lui facilitaient les merveilleux instruments d'optique réunis dans l'observatoire martien; Fricoulet suivait de près les travaux des indigènes, prenant des notes, enregistrant chaque jour, avec un surprise croissante, les progrès réalisés sur la planète, par l'art de la mécanique; Séléna et Gontran, livrés à eux-mêmes, passaient des heures entières à parler de l'avenir, à bâtir des châteaux en Espagne pour loger leur amour; et à cette occupation, les heures paraissaient fuir avec une vertigineuse rapidité: le soir arrivait qu'ils ne s'étaient point dit le quart de ce qu'ils avaient à se dire en se levant.


LA RÉGION DES EAUX MARTIENS

Quand on s'aime, la conversation n'est qu'un continuel recommencement.

Seul, Jonathan Farenheit ne savait à quoi employer ses journées et, à défaut d'autres occupations, il passait son temps à maugréer contre Mars et les explorateurs de planètes.

Ce retour vers la cinquième avenue, auquel il aspirait depuis si longtemps, devenait de plus en plus problématique et une fureur épouvantable s'emparait de lui à la pensée que, depuis le 31 août dernier, jour de la liquidation semestrielle, les actionnaires de la Moon's diamantal Company le considéraient comme un voleur.

Si ses regards eussent été des revolvers, Mickhaïl Ossipoff fût mort depuis longtemps, car, toutes les fois que l'Américain se rencontrait avec le savant, sa haine lui jaillissait par les yeux.

Mais heureusement pour le vieillard, le regard humain est inoffensif et Ossipoff continuait paisiblement ses études.

Restaient Fricoulet et Gontran, avec lesquels Farenheit eût pu s'entendre pour concerter un retour vers la Terre; mais le premier était presque tout le temps par monts et par vaux, à l'affût de quelque étrange application scientifique et il était peu facile de lui mettre la main dessus; en outre, au point de vue astronomique, l'Américain n'avait qu'une confiance limitée dans l'ingénieur.

Il n'y avait donc plus que M. de Flammermont, sur lequel sir Jonathan pût compter: celui-là était un savant véritable, et il offrait, sur ses autres compagnons, cet incomparable avantage d'avoir un intérêt direct à rejoindre sa planète natale.

Mais, avec celui-là non plus, il n'était guère commode d'avoir une conversation secrète: il ne lâchait pas d'une semelle Mlle Ossipoff et, sitôt qu'il s'éloignait un peu, tout de suite elle accourait lui prendre le bras pour continuer le duo interrompu, toujours le même et toujours plein de charme pour eux.

Un soir, cependant, que Séléna appelée brusquement par M. Ossipoff avait quitté Gontran, l'Américain, aux aguets, tomba sur sa proie.

—Monsieur de Flammermont, dit-il à voix basse, j'aurais quelques mots à vous dire.

Surpris du ton tragique de Farenheit, le jeune homme s'écria:

—Eh! parlez, mon cher sir Jonathan, de quoi s'agit-il?

—Pas si haut, je vous prie, monsieur de Flammermont, fit l'autre en posant la main sur le bras du jeune comte, et tirons à l'écart, s'il vous plaît; nul ne doit entendre ce que j'ai à vous confier.

—Savez-vous que vous m'inquiétez véritablement, répliqua Gontran en suivant cependant, avec docilité, son compagnon.

Celui-ci enfin, s'arrêta et, plantant ses regards dans ceux du jeune homme, il demanda, de ce même ton tragique que prit don Diégue à demander à Rodrigue s'il avait du cœur:


C'était une sorte de cigare métallique, long d'environ trente mètres.

—Monsieur le comte de Flammermont, quelle valeur a votre parole quand vous la donnez?

Gontran fixa sur l'Américain un regard stupéfait.

—Est-ce que vous parlez sérieusement? demanda-t-il, doutant encore qu'il eût bien entendu.

—Ai-je donc l'air de plaisanter? répliqua Farenheit.

Les sourcils du jeune comte se froncèrent.

—C'est que, dit-il lentement, votre question constitue, par elle-même, une insulte grave.

—N'y voyez point autre chose que ce que j'ai voulu y mettre, riposta l'Américain, et répondez-moi par un oui ou par un non...

—Si nous étions sur terre, gronda M. de Flammermont, je ne vous répondrais que par l'envoi d'une paire d'amis...

—Chargés de demander réparation ou rétractation, n'est-ce pas?... heureusement nous ne sommes pas sur terre, car le moyen dont vous parlez n'a jamais servi à élucider aucune question.

—Enfin, me direz-vous au moins où vous voulez en venir?

—À savoir, tout simplement, si vous vous rappelez certaine phrase prononcée par vous, dans un élan de reconnaissance, lorsque, croyant votre fiancée à jamais perdue, vous l'avez retrouvée, sur l'Île Neigeuse, saine et sauve par mes soins.

—Je me souviens, sir Jonathan, que vous m'avez rendu le plus grand service qu'un homme puisse rendre à un autre et que ma reconnaissance sera éternelle.

—Je sais,... je sais... répliqua Farenheit, mais nous autres, fils du Nouveau-Monde, nous sommes gens pratiques et, comme vous m'avez promis que votre reconnaissance se traduirait par autre chose que par des paroles...

—Moi! s'écria le jeune homme surpris.

—«Sir Jonathan, m'avez-vous dit, vous avez sauvé la vie de ma fiancée et vous venez de sauver la mienne; c'est moi qui me chargerai d'acquitter la dette de reconnaissance de M. Ossipoff en même temps que la mienne...» vous rappelez-vous ces paroles?

Gontran prit la main de l'Américain et, la serrant avec énergie:

—Si je me les rappelle! s'écria-t-il,... elles sont gravées dans mon cœur.

—Vous souvenez-vous aussi que je vous répondis: «Si vous croyez me devoir un peu de reconnaissance, vous pourrez vous acquitter en me rendant, le plus tôt possible, à mon pays natal.»

Le visage de M. de Flammermont s'assombrit, car il prévoyait la suite, et il garda le silence.

—Ce à quoi, poursuivit Farenheit, vous répondîtes: «Je ferai tout ce qui dépendra de moi.»

Le jeune homme inclina, à plusieurs reprises, la tête de haut en bas.

—Oui,... oui... je me souviens maintenant.

L'Américain poussa un profond soupir, en même temps, les traits de son visage se détendirent et exprimèrent une satisfaction très vive.

—En ce cas, dit-il, quand comptez-vous mettre votre promesse à exécution?

Gontran tressaillit.

—Ma promesse,... ma promesse,... grommela-t-il; ma promesse consiste à faire tout ce qui dépendra de moi.

Farenheit lui frappa amicalement sur l'épaule.

—En ce cas, dit-il avec un sourire aimable, je foulerai bientôt du pied le sol des États-Unis; car, du moment qu'un savant tel que vous...

—Permettez,... voulut dire le jeune homme.

—Du moment qu'un savant tel que vous se met en tête de réussir, il réussit.

Il ajouta en faisant claquer ses doigts d'un air de souverain mépris.

—D'ailleurs, si je me souviens bien de ce que j'ai entendu dire par M. Ossipoff, il n'y a pas plus, entre la Terre et Mars qu'une distance de 15 millions de lieues... et pour des gens comme nous...

—Pardon, fit Gontran,... c'était il y a deux mois que la distance entre les deux planètes n'était que de 15 millions de lieues, mais, depuis ce temps-là, chacune d'elle a couru sur son orbite, et maintenant... c'est une fière enjambée qu'il faudrait faire pour passer de l'une sur l'autre.

C'est subitement que cet argument s'était présenté à l'esprit du jeune comte pour le tirer de la situation difficile où venait de le mettre Farenheit et il considérait, d'un air très satisfait, le nez visiblement allongé de l'Américain.

—Alors, grommela ce dernier, rien à faire?

—Pour le moment, pas grand chose, répondit M. de Flammermont en secouant la tête.

—Savez-vous bien que j'ai peur de devenir enragé! hurla Farenheit en secouant les bras de son compagnon à les lui briser.

Puis, soudain, se penchant vers lui et le regardant avec des yeux furieux.

—Savez-vous une chose? dit-il,... eh bien! je commence à croire que, vous aussi, vous n'êtes qu'un faux savant... comme votre ami Fricoulet.

Et il ajouta avec un soupir de regret.

—Ah! si Fédor Sharp était ici!

Gontran tressaillit et le regarda avec stupéfaction.

—C'était un savant, celui-là, un vrai savant, murmura Farenheit; d'ailleurs, pour être nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Pétersbourg, il ne faut pas être un crétin... comme cet Ossipoff de malheur qui n'a jamais eu aucun titre.

—Excepté à votre ressentiment, dit M. de Flammermont en plaisantant.

—Oh! celui-là, rugit l'Américain, je l'étranglerai un jour ou l'autre.

—Est-ce de moi que vous parlez? demanda une voix joyeuse derrière les deux causeurs.

Ils se retournèrent et virent Fricoulet qui avait disparu depuis deux jours, pour aller, en compagnie de son ami Aotahâ, visiter des chantiers où l'on construisait des véhicules aériens d'un nouveau modèle et dans lesquels l'électricité jouait un rôle surprenant.

Il répéta sa question; Farenheit lui répondit d'un ton bourru:

—Vous, je ne puis vous en vouloir,... car vous n'êtes point cause si je me trouve aujourd'hui si loin de mon pays natal.

—Je puis même vous apprendre, articula Fricoulet que, s'il n'avait tenu qu'à moi, vous seriez resté dans le Cotopaxi.

Farenheit le regarda d'un air interrogateur.

—Oui, répéta l'ingénieur, le matin même de notre départ, je suis venu trouver M. Ossipoff et l'ai vivement encouragé à ne point vous donner place dans notre obus... Je craignais que cette surcharge n'entraînât des difficultés... Il a traité mes craintes de puériles... et vous êtes parti.

—Ah! plût au ciel qu'il vous eût écouté! s'écria l'Américain, je ne serais pas ici à me morfondre, si loin de mon pays natal.

Fricoulet haussa les épaules pour indiquer qu'à cela il ne pouvait rien, et il allait rejoindre sa couchette, lorsque l'espace, assombri par les voiles de la nuit, se trouva soudain rayé d'une fusée lumineuse qui s'évanouit presque aussi rapidement qu'elle avait apparu.

—Une étoile filante! s'écria l'ingénieur.

Et, s'adressant à Séléna qui était accourue, il lui dit en plaisantant:

—Faites un vœu, mademoiselle.

—Un vœu, répéta-t-elle surprise.

—Les jeunes filles russes n'ont-elles donc point, comme nos jeunes filles françaises, cette charmante superstition qui leur fait former un vœu, lorsque brille au ciel une étoile filante... on prétend que le vœu se réalise rapidement.

Séléna répondit en souriant:

—Non, monsieur Fricoulet; nous ne connaissons point cela en Russie; mais ne suis-je pas, depuis longtemps, Française par le cœur?

—Formez donc vite un vœu, dit Gontran.

—C'est déjà fait, répondit-elle.

—Et sans indiscrétion, demanda le jeune homme, pourrais-je savoir?

La jeune fille le menaça du doigt:

—Ne vous en doutez-vous pas un peu? dit-elle.

—Monsieur Fricoulet, fit Farenheit en s'adressant à l'ingénieur, avez-vous entendu dire que des vœux formés, en de semblables circonstances par des hommes, se fussent réalisés.

—Je vous avouerai, mon cher sir Jonathan, que je ne possède aucun renseignement à ce sujet... mais, pour ce que cela coûte, vous pouvez toujours essayer.

Et il ajouta:

—Je n'ai pas besoin de vous demander...

—Certes non; je le dis bien haut: je souhaite de revoir les États-Unis le plus tôt possible.

Comme il achevait ces mots, l'ombre se trouva zébrée soudain d'une, véritable pluie de feu, sans cesse éteinte et sans cesse renaissante, qui dura plusieurs secondes.

—Eh! s'écria Fricoulet, ce doit être aujourd'hui, sur Terre, le 24 novembre.

Il tira de sa poche un vieux calendrier qu'il avait emporté dans son portefeuille, et, après l'avoir consulté, il murmura:

—Oui, c'est bien cela.

Alors, se tournant vers l'Américain.

—Mon cher sir Jonathan, votre vœu est exaucé.

Farenheit regarda l'ingénieur d'un air incrédule.

—Vous vous moquez de moi, murmurait-il.

—Non pas.

Et, étendant la main vers un nouveau rayon lumineux qui venait de traverser l'espace.

—Enfourchez une de ces étoiles filantes et vous avez beaucoup de chance de revoir les États-Unis.

L'Américain haussa les épaules:

—Je pense à des choses sérieuses, maugréa-t-il, et vous me parlez de choses absurdes.

—Pas si absurdes que cela, répondit Fricoulet; ne savez-vous donc pas qu'un savant compatriote à vous, Simon Newcomb, a calculé que, par an, il ne tombe pas moins de quarante-six milliards d'étoiles filantes sur la Terre.


L'ombre se trouva zébrée soudain d'une véritable pluie de feu.

—Quarante-six milliards! répétèrent les compagnons de l'ingénieur, véritablement ahuris par ce chiffre.

—Pour vous prouver que cela n'a rien d'exagéré, sachez qu'en 1883, un astronome qui observait, à Boston, une pluie d'étoiles, les a assimilées à la moitié du nombre de flocons qu'on aperçoit dans l'air pendant une averse de neige ordinaire; en un quart d'heure, et, bien qu'il eut limité son observation au dixième de l'horizon, il n'en compta pas moins de six cent cinquante, ce qui, pour tout l'hémisphère visible, donnait un total de huit mille six cent soixante, soit, pour une heure, trente-quatre mille six cent quarante étoiles... le phénomène ayant duré plus de sept heures, c'est donc deux cent quarante mille étoiles qui se montrèrent à Boston.

—Mais, monsieur Fricoulet, demanda Séléna, sait-on, au juste, ce que c'est qu'une étoile filante?

—Tout d'abord, on prétendait que c'était un corps gazeux, une sorte de nébuleuse; mais on a été amené à conclure que, pour avoir la force de pénétrer dans notre atmosphère, il fallait que ce corps fût solide.

By God! s'exclama l'Américain, et vous croyez que cent quarante-six milliards de corps solides peuvent ainsi tomber sur la terre sans occasionner aucun dégât?

—Permettez-moi de vous demander, sir Jonathan, ce qui arriverait d'un essaim de moucherons traversé par un boulet de canon?

Farenheit se contenta de rire en haussant les épaules.

—Il n'y aurait pas à craindre, n'est-ce pas, que le boulet de canon fût endommagé... de même, si un éléphant s'amusait à piétiner sur une fourmilière; ce n'est assurément pas la vie du pachyderme qui vous inspirerait aucune crainte... Eh bien! ces deux comparaisons sont la meilleure réponse que je puisse faire à ce que vous venez de dire.

—Cependant, objecta Gontran, sans vouloir pousser, comme sir Jonathan, les choses à l'extrême, la rencontre de la Terre avec une étoile filante doit lui occasionner un choc quelconque.

—Quand je parle de la Terre, j'entends la Terre et son atmosphère; or, lorsqu'une étoile pénètre dans notre atmosphère, sa vitesse est telle que, son mouvement se transformant en chaleur, elle s'enflamme, se volatilise pour ainsi dire, et n'arrive à la surface du sol que sous forme de poussière.

—Comment peut-on savoir alors, demanda Séléna, que les étoiles sont des corps solides?... car, tout à l'heure, vous m'avez dit que c'étaient des corps solides.

—Et je ne m'en dédis pas, mademoiselle, car c'est la vérité; mais ce phénomène d'inflammation et de volatilisation se produit seulement pour les astéroïdes minuscules; ceux, au contraire, dont le poids varie de quelques hectogrammes jusqu'à des milliers de kilos, ceux-là résistent; mais sous l'influence de la chaleur, leur surface se fond et se couvre d'une couche de vernis et cette même chaleur les retardant dans leur course, ils n'arrivent sur Terre qu'avec une vitesse insignifiante.

—Mais cela doit finir par augmenter le volume de notre planète natale, fit observer Séléna.

—Oh! si peu et surtout si lentement; songez qu'en donnant à tous ces astéroïdes une dimension moyenne de un millimètre cube environ, nos quarante-six milliards d'étoiles annuels, représentent 146 mètres cubes et 8,760 kilos; en une série de cent siècles, cet accroissement de volume serait de 1,460,000 mètres cubes, lesquels, répandus à la surface de notre globe qui ne mesure pas moins de 510,000 kilomètres carrés, formeraient une couche de 1 centimètre d'épaisseur... vous voyez que ce n'est vraiment pas la peine d'en parler.

Il se tut et se prit à considérer les rayons lumineux qui recommençaient à zébrer le manteau sombre de la nuit.

Gontran, qui se trouvait à côté de lui, se pencha à son oreille.

—Pourquoi donc, tout à l'heure, en te frappant le front, t'es-tu écrié que ce devait être aujourd'hui, sur Terre, le 24 novembre?

—À cause de cette pluie d'étoiles...

—Elle se produit donc à dates fixes?

—Parbleu!... tu n'avais jamais remarqué cela?

—Je dois t'avouer que non... jusqu'à ce que je fisse la rencontre de M. Ossipoff, toute mon attention était portée vers la diplomatie, et le concert européen...

—... T'intéressait beaucoup plus que l'harmonie des mondes: je conçois cela. Mais, pour le moment, bénis Ossipoff que ses études astronomiques maintiennent cramponné à son télescope; autrement, tu peux être certain qu'il t'aurait déjà poussé une «colle».

—Au lieu de m'adresser ce petit discours, fit Gontran d'un ton maussade, tu ferais bien mieux de me donner quelques explications.

—Eh bien! en deux mots, voici la chose: jusqu'en ces dernières années, on attribuait aux étoiles filantes une origine planétaire; c'est-à-dire qu'on supposait qu'elles formaient des anneaux circulant autour du Soleil avec une vitesse presque égale à celle de la Terre et suivant des orbites à peu près circulaires... mais tout récemment, Schiaparelli, frappé de leur vitesse analogue à celle des comètes, soupçonna que, comme ces dernières, elles devaient avoir une vitesse parabolique et, conséquemment, appartenir à un système céleste étranger à notre système solaire; en outre,...

Gontran, qui écoutait son ami avec une profonde attention, l'interrompit brusquement.

—Si je te comprends bien, dit-il, ce serait une façon de comète dont le noyau, au lieu d'être comme celui de la comète de Halley, Biéla et autres, formé d'un corps unique, considérable, serait composé par la réunion d'infinités de corpuscules, détachés les uns des autres et circulant de conserve dans l'immensité?

Fricoulet secoua la tête.

—Tu n'y es pas, répondit-il; la théorie de Schiaparelli établit que cette agglomération de corpuscules forme une chaîne non interrompue qui court, suivant une forme parabolique, dans un plan perpendiculaire à celui dans lequel se meut la Terre...

—Mais alors, s'écria Gontran dont le visage exprima tout à coup une agitation extrême, il arrive un moment où la Terre traverse cette chaîne?

—Parfaitement logique; cette sorte de fleuve corpusculaire est même si considérable, que la Terre, bien que le traversant perpendiculairement, met quatre ou cinq jours à s'en dégager.

M. de Flammermont poussa un cri de joie qui fit accourir Farenheit et Séléna qui, voyant les deux jeunes gens causer à voix basse, s'étaient retirés un peu à l'écart.

—Ah! ma chère Séléna, dit le jeune comte en pressant dans les siennes, les mains de la jeune fille, le vœu que vous avez formé tout à l'heure va peut-être pouvoir se réaliser.

—Que voulez-vous dire? exclama Mlle Ossipoff en attachant sur son fiancé un regard plein de curiosité.

—Je veux dire que la Terre nous reverra sans doute plus tôt que nous le pensions.

L'Américain ne trouva pas d'autre moyen, pour manifester sa joie, que de jeter en l'air sa casquette de voyage.

—Hurrah! s'écria-t-il, hurrah pour le comte de Flammermont.

Séléna regarda Fricoulet pour lui demander s'il comprenait quelque chose au langage de son ami; mais le jeune ingénieur, secouant la tête, mit son index sur son front, pour indiquer qu'il n'était pas sans concevoir des doutes sérieux concernant la raison de Gontran.

Celui-ci aperçut le geste de l'ingénieur et souriant d'un sourire indéfinissable.

—Non, dit-il, je ne suis pas fêlé... mais avant de vous exposer le plan qui vient de se former soudainement dans mon cerveau, j'ai besoin de coordonner mes idées et c'est à quoi je vais employer la nuit.

Sur ce, il souhaita le bonsoir à Mlle Ossipoff, serra la main de Farenheit et se retira dans le logement qu'il partageait avec Fricoulet.


CHAPITRE III

OÙ FRICOULET SE SOUVIENT QU'IL EST
MÉCANICIEN-CONSTRUCTEUR

Toute la nuit, l'ingénieur entendit Gontran qui se remuait, sur sa couchette, ainsi que font les gens obsédés par une idée fixe.

À l'aube, enfin, voyant son ami assis sur son séant, les yeux vagues et la mine pensive.

—À quoi songes-tu? demanda-t-il.

Comme sortant d'un rêve, M. de Flammermont tressaillit, passa la main sur son front et répondit:

—Je songe à quitter Mars et à rejoindre la Terre.

—Ah! c'est ton idée d'hier qui te reprend?

—Elle ne m'a pas quitté.

—C'est donc sérieux?

—Tout ce qu'il y a de plus sérieux.

—Et Ossipoff, tu le planteras là?

Gontran tressauta:

—Y penses-tu? demanda-t-il... n'aurai-je pas besoin de lui, une fois là-bas,... pour donner son consentement.

—Mais, jamais il ne consentira à interrompre sa circumnavigation céleste!

—Aussi, pour éviter toute discussion, toute récrimination, ne le préviendrons-nous pas; nous lui assurerons qu'il s'agit de continuer le voyage planétaire entrepris et, une fois en vue de la Terre...

Gontran compléta sa phrase par un geste signifiant clairement qu'à ce moment-là il se soucierait peu de la colère du vieux savant.

—Mais, s'il se base sur cette trahison de ta part pour refuser son consentement.

—Baste! tu es assez mon ami pour prendre cette trahison à ton compte.

Fricoulet serra plaisamment la main de son ami.

—Merci d'avoir pensé à moi, répondit-il.

Puis, affectant un sérieux qui était loin de sa pensée:

—Alors, tu as réellement un moyen de nous emmener d'ici?

—Oui, un moyen merveilleux et cependant d'une simplicité... Je m'étonne qu'un garçon intelligent comme toi n'y ait pas pensé.

—On ne saurait penser à tout, répliqua l'ingénieur avec un petit sourire,... voyons ce moyen.

Gontran prit un air grave.

—Avant de te répondre, je te demanderai d'ajouter quelques explications à celles que tu m'as fournies hier au sujet de ce grand courant d'astéroïdes qui circule dans l'espace et que la Terre traverse, as-tu dit, à certaines époques déterminées.

—Parle.

—Ce sont ces «époques déterminées» que je ne puis concilier avec «la chaîne non interrompue» se déroulant dans l'espace... faut-il comprendre que, par moments, cette chaîne a des brisures?

—Pas le moins du monde; je me suis mal expliqué... Ce fleuve d'astéroïdes coule sans interruption... mais à certaines époques, il a, comme un véritable fleuve, des crues formidables et ce sont de celles-là que je parlais hier en disant que notre planète mettait plus de cinq jours à passer d'une rive à l'autre.

—Et quelle est la périodicité de ces crues?

—Trente-trois ans!

M. de Flammermont tressaillit.

—Oui, ajouta Fricoulet, tous les trente-trois ans, au mois de novembre, il y a une marée gigantesque d'étoiles...

Le visage de Gontran exprima un abattement profond.

—Qu'as-tu donc? demanda l'ingénieur surpris du changement subit survenu dans la physionomie de son ami.

—J'ai,... que ces trente-trois ans détruisent tout mon plan.

—Parce que?...

—Parce que c'est cette marée que je comptais utiliser pour regagner la Terre et que, maintenant, il va nous falloir attendre la prochaine.

—Pardon, répliqua Fricoulet, le phénomène qui se produit sur Terre au mois de novembre, ne se produit ici que plus tard; la pluie d'étoiles que nous avons aperçue hier n'est que l'avant-garde de la grande marée qui va envahir Mars prochainement.

Gontran sauta au cou de son ami.

—Ah! mon cher Alcide, tu me sauves la vie, dit-il.

Après s'être dégagé de cette cordiale étreinte, l'ingénieur reprit:

—Tu sais que tu ne m'as encore rien dit et que je ne serais pas fâché de connaître ce plan merveilleux grâce auquel je cours chance de revoir enfin mon cher boulevard Montparnasse.

Tout en disant cela, il attachait sur Gontran ses petits yeux gris allumés d'une lueur un peu moqueuse.

—Mon cher ami, fit alors M. de Flammermont, j'ai lu, cette nuit, très attentivement les Continents célestes et j'y ai retrouvé, longuement détaillés, les quelques renseignements que tu m'as donnés hier. Une chose surtout m'a causé un plaisir extrême: c'est cette déclaration d'un certain Vorman Lockyer, astronome terrestre qui s'est beaucoup occupé des pierres météoriques: «Dans le plan où se meut l'anneau des astéroïdes du 20 novembre, le vide de l'espace a disparu et il est remplacé par le plein météorique.»

—Oui, répondit Fricoulet en approuvant d'un signe de tête, la densité de cet anneau est plus de mille fois supérieure à celle de l'espace intersidéral, je sais cela... et après?...

Gontran leva les bras au-dessus de sa tête et les agita désespérément.

—Comment! et après?... s'écria-t-il; ne comprends-tu donc pas que nous avons là, à notre disposition, un fleuve... un véritable fleuve et qu'il nous suffira de nous abandonner à son courant...

—Tu oublies une chose, c'est que ce fleuve coule de la Terre vers Mars, pour n'y revenir qu'après avoir passé par Saturne, Uranus et autres lieux...

—Eh bien! répondit le jeune comte nullement déconcerté, nous remonterons le courant,... ce sera un peu plus long, voilà tout.

—Tu parles sérieusement?

—Tout ce qu'il y a de plus sérieusement... que vois-tu d'impossible à cela?... qu'est-ce qui s'oppose à ce qu'on navigue dans l'espace? c'est le vide, n'est-ce pas, le vide absolu... eh bien! voilà une route dont la densité, dis-tu, est mille fois supérieure à celle de l'espace, le hasard veut que, précisément, cette route passe par la Terre, où nous voulons nous rendre...

Il suspendit sa phrase et regarda fixement Fricoulet, attendant son avis...

—Soit, dit l'ingénieur après un assez long silence, je t'accorde la praticabilité de cette route... en principe; mais tu n'as pas, que je pense, l'intention de t'y engager en touriste, la canne à la main et le sac sur l'épaule?

—Bien entendu,... il faut un véhicule,... mais cette partie-là te regarde.

—Moi! exclama Fricoulet en roulant des yeux énormes.

—Dame! répondit tranquillement M. de Flammermont, ce n'est pas mon affaire à moi... je suis inventeur, ce qui demande du génie;... je ne suis pas ingénieur, ce qui ne demande que des études spéciales.

Le pauvre Fricoulet était littéralement abasourdi par l'aplomb de son ami.

—Comment! murmura-t-il, tu veux que je construise...

—Quelle impossibilité vois-tu à cela? n'as-tu pas construit l'obus qui nous a emportés vers la Lune?... la sphère de sélénium grâce à laquelle nous avons abordé sur Mercure n'est-elle pas ton fait, comme aussi le ballon métallique qui nous a amenés ici?... ton effroi provient seulement de ta modestie extrême; moi j'ai le ferme espoir qu'en te torturant la cervelle, tu trouveras quelque chose...

—Ma parole d'honneur! s'écria l'ingénieur, il n'y a que les ignorants pour ne douter de rien.

—Et pour donner confiance aux savants, riposta Gontran.

—Mais, malheureux! dit Fricoulet, tu ne sais donc pas que cette armée d'astéroïdes dont nous avons aperçu hier l'avant-garde, va défiler devant Mars dans trois semaines.

—Raison de plus pour mettre les bouchées doubles, répliqua le jeune comte, et ne pas perdre de temps;... je te laisse à tes calculs.

Et, tournant les talons, il s'en fut rejoindre Séléna, à laquelle Farenheit voulait absolument arracher des détails sur le plan de son fiancé.

La jeune fille avait beau lui assurer qu'elle n'était au courant de rien, l'Américain n'en persistait pas moins à l'interwiever.

—Ah! ma chère âme, dit Gontran en pressant la main de sa fiancée, je crois que nous touchons enfin au bonheur.

—Serait-il possible! murmura-t-elle en fixant sur lui des regards noyés de tendresse.

—C'est comme je vous l'affirme, répondit-il, dans quinze jours nous partons d'ici?

Un flot de sang empourpra le visage de Farenheit qui demanda:

—Et dans combien de temps pensez-vous que je serai à New-York?

M. de Flammermont parut réfléchir, puis enfin il répliqua:

—Un mois après notre départ.

—Mais, mon père? interrogea timidement Séléna.

—Ah! votre père, fit Gontran d'un ton plein de désinvolture,... nous lui ferons croire qu'on file sur Jupiter, Saturne et compagnie, tout en leur tournant le dos. Il se consolera de n'avoir pas vu les Mondes Géants, en contemplant le bonheur de ses enfants.


Aussitôt que M. de Flammermont l'eût quitté, Fricoulet tira son carnet et se mit à le noircir de chiffres et de croquis, pendant près d'une demi-journée; après avoir recommencé plus de vingt fois ses calculs et ses plans, il s'en fut trouver le complaisant Aotahâ avec lequel il eut une conférence qui dura jusqu'au soir.

Le lendemain, au point du jour, nouvel entretien entre l'ingénieur et le Martien, dont la conséquence fut le plan de construction d'une sorte de navire destiné à transporter, sur le fleuve astéroïdal, Fricoulet et ses compagnons de voyage.

Suivant les conseils d'Aotahâ, le jeune ingénieur avait adopté, comme propulseur, l'hélice, et comme force motrice l'électricité, dont l'application était des plus communes à la surface de la planète Mars.

Mais l'hélice n'était pas destinée à agir directement sur les corpuscules cosmiques, c'est-à-dire à prendre sur eux son point d'appui, suivant le rôle joué par l'hélice dans un véritable navire.

Dans l'appareil de Fricoulet, elle devait agir seulement comme intermédiaire: c'est-à-dire qu'elle aspirait les astéroïdes par un tube de faible diamètre et les refoulait à l'arrière par une ouverture plus large.

La forme extérieure adoptée était celle d'un cylindre de cinq mètres de diamètre et de six mètres de long; ce cylindre était intérieurement traversé, dans le sens de sa longueur, par un tuyau concentrique d'un mètre et demi de diamètre et de longueur triple, dans lequel se mouvait la vis d'Archimède à trois filets, jouant le rôle d'hélice propulsive.

À l'extrémité antérieure, ce tuyau se terminait en tronc de cône; l'autre extrémité affectait la forme évasée d'un tuyau de cheminée de locomotive.

Le logement des voyageurs devait être formé par l'espace annulaire séparant le tuyau intérieur du grand cylindre qui constituait la coque même du navire. Cet espace fut divisé, en deux parties égales, dans le sens de la hauteur, par une cloison horizontale tenant lieu de plancher, et aussi dans le sens de la longueur, par une autre cloison percée d'une porte; de cette façon, l'appareil se trouvait composé de quatre cabines, accouplées deux par deux et superposées.

Celles du premier étage furent consacrées, l'une au carré, c'est-à-dire à la salle commune, et l'autre, divisée en deux parties, à Ossipoff et à sa fille; l'une des deux de l'étage inférieur devait être partagée entre Farenheit et Gontran; l'autre devait servir tout à la fois de cuisine, de logement pour le moteur, de réserve, de soute; en outre, Fricoulet se proposait de s'organiser une petite encoignure, tout contre le moteur, afin de le surveiller de plus près.

Une fois ce plan bien examiné et bien discuté entre Fricoulet et Aotahâ, ce dernier ce chargea de la mise en œuvre, et le jeune ingénieur eut le loisir de s'extasier à son aise sur les merveilles de l'industrie martienne.

Il avait été décidé que tout l'appareil serait en métal.

Le cylindre extérieur, d'abord fait en bois, fut moulé dans le sable, suivant les procédés métallurgiques en usage sur la Terre; puis, le moule une fois terminé, et l'âme mise en place, on fondit du même coup tout le cylindre.

Pendant que le métal refroidissait, une autre équipe de Martiens fabriquait, au moyen d'un immense tour fonctionnant à l'électricité, le tuyau du milieu destiné à servir d'enveloppe à la vis; quant à l'hélice, on la construisait en enfonçant, dans une rainure hélicoïdale tracée sur l'arbre du moteur, de minces tiges métalliques réunies ensuite les unes aux autres par des plaques également métalliques.

Cependant, le cylindre refroidi avait été démoulé et tourné.

Alors, il fallut procéder à l'ajustage.

Plus de neuf jours avaient été employés à ces différents travaux; ce qui, avec trois jours consacrés à l'étude préparatoire de l'appareil, ne laissait plus que trois jours de répit avant l'arrivée, dans la région de Mars, de la grande armée d'astéroïdes avec laquelle devait coïncider le départ des Terriens.

Trois jours! et Fricoulet calculait qu'il faudrait au moins ce laps de temps rien que pour boulonner les planchers et les cloisons.

Mais cette méthode primitive n'était point celle en usage chez les Martiens, et la surprise du jeune ingénieur fut aussi grande que sa joie, lorsqu'il put se rendre compte du moyen expéditif employé par les habitants de la planète pour ajuster les pièces entre elles.

Aussitôt tournées, les pièces à rejoindre furent mises en contact, chauffées à blanc par un chalumeau voltaïque d'une puissance énorme et soudées, sans le secours d'aucune brasure; en moins de quelques heures, les différentes parties de l'appareil furent mises en place.

Plus de deux jours restaient pour l'installation du moteur électrique, et c'était largement suffisant.

Alors, on s'occupa de transporter l'appareil dans une des grandes sales de l'observatoire de la Ville-Lumière; c'est de là que les hardis voyageurs devaient s'élancer de nouveau à la conquête de l'espace, en présence de toutes les sommités scientifiques de la planète, convoquées à cette occasion.

D'un avis unanime, Ossipoff avait été laissé dans une ignorance absolue des projets de ses compagnons; on craignait de sa part une résistance basée sur ses observations astronomiques non terminées et que ce départ allait brusquement interrompre.

En le prévenant seulement au dernier moment, on avait cet avantage d'empêcher d'abord que la lutte s'éternisât, ensuite, d'enlever le vieux savant en faisant miroiter à ses yeux la perspective de Jupiter, de Saturne, d'Uranus, de Neptune, qu'une occasion unique s'offrait de pouvoir visiter.

Il était comme toujours, plongé dans ses études télescopiques, lorsque Gontran, lui touchant l'épaule, le força à quitter son instrument et à le regarder.

—Eh bien! mon cher monsieur, demanda le jeune homme, avancez-vous un peu et pensez-vous avoir fini bientôt vos observations?

Ossipoff secoua la tête d'un air désespéré.

—C'est véritablement effrayant, mon cher ami, répondit-il, plus je vais et plus je me rends compte de la tâche gigantesque que j'ai entreprise.

Il se fit un silence après lequel M. de Flammermont reprit:

—Mais, savez-vous bien que de ce train-là, nous risquons fort de nous éterniser ici.

—Vous y trouvez-vous donc mal? demanda le vieillard surpris.

—Non pas,... mais la vie est un peu monotone,... et puis...

—Et puis? questionna Ossipoff.

—Il avait été convenu que nous ne nous arrêterions, sur chaque planète, que le temps de reprendre haleine,... et dame, je ne serais pas fâché d'aller voir sur Jupiter ce qui s'y passe,... Vous n'oubliez pas que d'ici à Jupiter, nous avons un nombre respectable de lieues à parcourir.

Le vieux savant leva les bras en l'air.

—Jupiter! s'écria-t-il avec un éclair dans les yeux, le géant des mondes! oh! voir!... contempler!... étudier de près l'ossature de ce monstre!...

Mais l'éclair de son regard s'éteignit, et il murmura tristement:

—Malheureusement,... c'est un rêve, et Mars est bien notre dernière étape dans ce grand voyage que nous avons entrepris.

—Notre dernière étape! s'exclama M. de Flammermont, plaisantez-vous, monsieur Ossipoff? Vous nous avez promis de nous faire visiter tout le système solaire,... il faut tenir votre promesse... Voir Jupiter!... mais c'est notre rêve à tous, à Mlle Séléna, à Fricoulet, jusqu'à Farenheit lui-même...

Et il ajouta:

—Vous ne pouvez vous dérober ainsi à vos engagements...

—Mais le moyen de les tenir?... vous l'avez dit vous-même tout à l'heure,... ce sont des millions et des millions de lieues qui nous séparent de Jupiter!... comment franchir une si effroyable distance?...

—Retournons sur la Terre, en ce cas, insinua Gontran.

Le vieux savant tressaillit et répliqua d'une voix nette:

—Pour cela, rien ne presse,... nous avons, pour y songer, tout le temps qu'il nous plaira.

Le jeune comte dissimula le sourire qui, malgré lui, venait plisser ses lèvres, et répondit:

—Je plaisantais, mon cher monsieur Ossipoff;... ma devise, vous le savez bien, depuis que j'ai entrepris ce grand voyage, est «en avant toujours en avant»,... eh bien! je viens vous dire aujourd'hui, fidèle à cette devise: «monsieur Ossipoff, ne nous immobilisons pas ici,... en avant!»

Le jeune homme avait prononcé ces mots d'une voix vibrante qui parut faire sur Ossipoff une profonde impression; ses lèvres s'agitèrent dans un tremblement nerveux, et ses regards s'attachèrent avec curiosité sur Gontran.

Celui-ci ajouta:

—Savez-vous quel jour marque le calendrier terrestre, monsieur Ossipoff?

Le vieillard secoua la tête négativement.

—La Saint-Michel, repondit Gontran; c'est-à-dire, monsieur Ossipoff, que c'est aujourd'hui votre fête...

—C'est ma foi vrai, murmura le savant, c'est ma fête; absorbé dans ces intéressantes études, je l'avais complètement oublié!

Puis, après un moment, il demanda, tout étonné:

—Pourquoi me dites-vous cela?

—Parce que, si vous l'aviez oublié, vous, nous nous en sommes souvenus... pour vous la souhaiter...

Un air de contentement se répandit sur le visage du vieillard.

—Ça, c'est gentil, dit-il.

Et il serra cordialement la main du jeune comte.

—Devinez un peu, fit celui-ci d'un ton mystérieux, ce que nous vous offrons?

—Vous êtes donc plusieurs?

—Pour le cadeau dont il s'agit, il a fallu nous cotiser; Mlle Séléna s'est rappelé que c'était aujourd'hui votre fête.

—Chère enfant, murmura le vieillard attendri.

—Farenheit a déclaré qu'il fallait vous la souhaiter.

—C'est un brave homme, au fond, cet Américain, quoique violent.

—Moi, j'ai trouvé le cadeau qu'il fallait vous faire.

Une nouvelle poignée de main remercia le jeune homme de ses paroles.

—Quant à Fricoulet, termina Gontran, il m'a aidé.

—Peuh!... aidé à quoi?

—À vous faire le cadeau en question.

Le vieillard hocha la tête d'un air qui montrait en quelle piètre estime il avait l'aide de Fricoulet; puis il demanda:

—Et ce cadeau, qu'est-ce que c'est?

—Jupiter!

Ossipoff fit un bond en arrière, fixant sur son futur gendre un regard un peu inquiet.

—Vous dites? s'écria-t-il.

—Je dis: Jupiter.

—Vous m'offrez Jupiter en cadeau?

—Mais oui,... Jupiter lui-même,... et ipse, comme disait le bon proviseur du lycée Henri IV.

—Vous perdez la tête, riposta le vieillard dont l'inquiétude allait croissant.

Comme Gontran allait répondre, une nuée de Martiens envahit l'observatoire au milieu d'un bruit d'ailes assourdissants: c'était l'appareil que l'on apportait sous la direction de Fricoulet.

Ossipoff examinait d'un œil ébahi ce singulier instrument.

—Qu'est-ce que cela? murmura-t-il.

—Le véhicule qui va nous transporter dans Jupiter.

—Est-ce possible? balbutia Ossipoff,... mais par quel moyen?

—Par le moyen du courant parabolique d'astéroïdes qui forme un fleuve naturel sur lequel nous allons naviguer...

Le vieillard poussa une exclamation indéfinissable et, se précipitant sur M. de Flammermont, le saisit dans ses bras et le tint longtemps serré sur sa poitrine.

—Ah! mon enfant!... mon cher enfant! balbutia-t-il tout ému, il y en a dont les statues de bronze se dressent sur les places publiques, qui l'ont moins mérité que vous.

Pendant que le jeune comte faisait visiter en détail l'appareil au vieux savant, Farenheit exprimait à Fricoulet la stupéfaction profonde en laquelle venait de le jeter la légèreté de l'appareil.

—Il est pourtant construit tout entier en métal? observa-t-il.

—Tout entier...

—Si je ne me trompe,... il y a là au moins quinze cents kilos de fonte?

Fricoulet se mit à rire.

—À peine six cents... sur terre; car ici, en vertu des lois particulières de la pesanteur, ces six cents kilos sont réduits à deux cents seulement.

L'Américain tournait et retournait autour de l'appareil, ne pouvant se convaincre que l'ingénieur lui disait la vérité.

—Quel est donc le métal dont le poids est si faible?

—Le lithium.

—Le lithium, répéta l'Américain,... je ne connais pas ça.

—Il y a bien d'autres choses que vous ne connaissez pas, répliqua plaisamment Fricoulet.

Puis, tout à coup, il se mit à rire.

—Qu'avez-vous donc? demanda Farenheit d'un ton sec, car il croyait que l'autre se moquait de lui.

—Je pense à votre quartier de diamant que j'ai été obligé de jeter comme un vulgaire sac de lest, lors de mon brusque départ de Phobos,... et dont la perte vous a tant désespéré.

—Et c'est cela qui vous fait rire? grommela l'Américain, il n'y a vraiment pas de quoi...

—Quand vous saurez ce qui m'égaye ainsi, vous partagerez mon hilarité,... j'en suis certain.

—En ce cas, hâtez-vous de parler...

—Vous croyiez remporter une fortune, n'est-ce pas, avec votre morceau de carbone cristallisé?

—Dame! un million environ.

Les lèvres de Fricoulet s'allongèrent dans une moue dédaigneuse.

—Peuh! fit-il, un million, la belle affaire!

—Cela vaut toujours mieux que de revenir gueux comme Job.

D'un hochement de tête, l'ingénieur indiqua l'appareil.

—Savez-vous, dit-il, ce que vaut ceci?

—Ça... ça n'a pas d'autre valeur que le prix de la fonte.

—Quel prix, selon vous?

—Eh! comment voulez-vous que je sache cela? Je n'ai jamais été dans la ferraille, moi... je ne me connais que dans les suifs...

Fricoulet insista, en riant.

—Mais, enfin, à votre avis, quelle valeur cela peut-il avoir?

Farenheit réfléchit quelques secondes.

—Je crois, dit-il, être au-dessus de la vérité en estimant le kilog. à... à...

Et, se grattant le bout du nez, hésitant à citer un chiffre.

—Allons, s'écria l'ingénieur, dites-le donc... à soixante-dix-sept mille francs.

L'Américain fit un bond formidable.

—Soixante-dix-sept mille francs! répéta-t-il... le kilog!

—Oui,... le kilog... c'est le prix du lithium en Europe.

—Mais alors, il y a là une fortune gigantesque!

—Oui... à peu près quarante-six millions.

Farenheit n'en pouvait croire ses oreilles.

—Vous êtes bien sûr de ce que vous dites? demanda-t-il.

—Vous verrez là-bas à notre arrivée, répondit l'ingénieur que l'ahurissement de son compagnon amusait beaucoup.

L'Américain tournait autour de l'appareil, l'enveloppant d'un regard attendri, passant, avec la volupté d'un avare, sa main sur le métal poli et brillant.

Soudain une ombre inquiète assombrit son front.

—Savez-vous, dit-il en s'arrêtant devant Fricoulet, que c'est une belle chose que d'être savant.

—Pourquoi cela?

—Dame! c'est une véritable fortune que vous allez remporter en France...

—Je parie que, dans toute votre vie, répondit l'ingénieur en plaisantant, vous n'avez pas fait une seule opération sur les suifs aussi avantageuse.

—Quarante-six millions! répéta l'Américain sur un ton de regret.

Fricoulet crut comprendre le sentiment qui attristait son compagnon, et il dit en lui frappant amicalement sur l'épaule.

—Bien que partagé en cinq morceaux, l'Éclair,—car c'est ainsi que j'ai baptisé l'appareil—l'Éclair représentera encore, pour chacun de nous, une jolie somme.

—En cinq morceaux! s'écria Farenheit... quoi! vous seriez assez généreux pour...

—Il n'y a, de ma part, aucune générosité, mais de la justice simplement... nous sommes ici cinq individus qui avons partagé et partagerons encore—c'est à craindre—bien de la mauvaise fortune; ne devons-nous pas partager la bonne?

L'Américain se précipita sur les mains de l'ingénieur.

—Mais quarante-six millions, divisés par cinq, cela donne pour chaque part un peu plus de neuf millions, dit-il d'une voix vibrante.

—Mon cher sir Jonathan, vous calculez à merveille, déclara Fricoulet.

Et se débarrassant de l'étreinte de son compagnon, il se dirigea vers Ossipoff qui sortait de l'Éclair suivi de Gontran et de Séléna.

—Eh bien! demanda l'ingénieur, êtes-vous satisfait, monsieur Ossipoff.

Le vieillard jeta sur son futur gendre un regard plein d'orgueil.

—Avouez, dit-il à Fricoulet, que c'est là un des cerveaux les plus admirablement organisés de notre époque... Cet appareil est un pur chef-d'œuvre.

Puis, tout à coup, se souvenant d'un détail qu'il avait négligé de demander.

—Pendant combien de temps, mon cher enfant, dit-il, ce moteur peut-il fonctionner?

Gontran, qui avait parfaitement bien entendu, mais qui était incapable de répondre à cette question, fit mine de redoubler d'animation dans sa conversation avec Séléna.

Fricoulet comprit l'embarras de son ami, et aussitôt:

—Le moteur peut fonctionner pendant six mois, sans interruption, dit-il; il y a également, dans les soutes, pour six mois d'air respirable et de vivres.

Le visage du vieux savant était radieux.

—Dans combien de temps le départ? interrogea-t-il.

Fricoulet se tourna vers Farenheit.

—Quelle heure a votre chronomètre, sir Jonathan? demanda-t-il.

—Onze heures quarante-cinq minutes.

—Monsieur Ossipoff, dit alors l'ingénieur, nous avons encore un quart d'heure à rester ici,... le départ est pour midi précis...

Depuis quelque temps l'espace était rayé en tous sens de longues traînées de Martiens qui, prévenus du départ des étranges voyageurs, accouraient de tous les points de la région de l'Équateur.

Déjà, la grande salle de l'Observatoire était pleine de notabilités scientifiques réunies en congrès et, au dehors, on entendait le bruissement d'ailes de la foule qui s'impatientait.

À un signal d'Aotahâ, la coupole de l'Observatoire se sépara en deux et se rabattit de chaque côté, formant ainsi une large baie par laquelle l'Éclair pût prendre son essor.

—Midi moins cinq, monsieur Fricoulet, dit Farenheit qui avait conservé son chronomètre à la main.

—Mes amis, dit l'ingénieur en se tournant vers ses compagnons, il est temps d'embarquer.

L'appareil avait été dressé verticalement, son extrémité conique pointée vers le ciel, en sorte que c'étaient les cloisons séparant les cabines qui servaient de plancher.

—Y sommes-nous? demanda Fricoulet après avoir jeté autour de lui un regard rapide pour s'assurer que tout était paré.

All right! répondit Farenheit d'une voix vibrante.

Et il ajouta, sans songer à Ossipoff qui pouvait l'entendre.

Go ahead for the United States!

En route, pour les États-Unis!


CHAPITRE IV

COMME QUOI SIR JONATHAN PERDIT LA RAISON

A l'aide d'un sextant, Fricoulet mesurait exactement la hauteur du soleil, pendant que Gontran et Ossipoff s'empressaient de fermer le «trou d'homme» par lequel les voyageurs avaient pénétré dans l'appareil.

Tout à coup, l'ingénieur murmura:

—Midi!

En même temps un petit timbre argentin résonna dans le silence: c'était le chronomètre de Farenheit qui sonnait l'heure.

—Nous partons, dit simplement Fricoulet.

Il poussa un commutateur: aussitôt un crépitement se fit entendre, suivi presque immédiatement d'une légère vibration qui ébranla les parois intérieures du cylindre et l'ingénieur ajouta:

—Nous sommes partis.

—Farceur! s'exclama l'Américain en se précipitant à l'un des hublots.

Mais, aussitôt, il poussa un retentissant By God qui attira auprès de lui les autres voyageurs.

On était parti et l'Éclair justifiait à merveille le nom dont il avait été baptisé, car déjà, en moins de quelques secondes, il avait emporté ceux qui le montaient à plusieurs milliers de mètres au-dessus de la surface martienne qui s'étendait au-dessous de lui comme une immense carte géographique.

Les canaux, dont les eaux miroitaient aux rayons du soleil, formaient comme une résille étincelante dont eût été enveloppée la planète tout entière et les océans semblaient de gigantesques miroirs d'argent bruni qui renvoyaient jusqu'aux voyageurs la lueur intense que dardait sur eux le soleil, alors au Zénith.

Et, de seconde en seconde, l'Éclair poursuivant sa marche rapide ainsi qu'une flèche lancée par un arc monstrueux, filait à travers l'espace, emportant ses voyageurs plus haut, toujours plus haut.

Farenheit, dont les enthousiasmes duraient peu et dont le caractère bougon trouvait toujours matière à récriminations, dit tout à coup:

—Savez-vous bien, mon cher monsieur Fricoulet, que cette position verticale de l'appareil n'a rien d'agréable,... l'homme n'est pas bâti pour marcher à la façon des mouches sur les cloisons,... les planchers ne sont pas faits pour les chiens...

—Baste! répliqua Gontran, tout cela n'est qu'une question de principe... car, en ce moment, je voudrais bien savoir quelle différence vous trouvez entre les murs et le plancher?... une boîte carrée, parfaitement identique sur toutes les faces, n'a ni haut... ni bas...

—Au surplus, cher sir Jonathan, ce n'est qu'une question d'heures; du train dont marche l'Éclair, nous pourrons, avant dix heures, reprendre la position horizontale qui vous est si chère.

—Avant dix heures! répéta Ossipoff en fronçant légèrement les sourcils.

—Alcide a raison, mon cher monsieur, dit alors Gontran d'un ton dégagé... il ne nous faudra certainement pas plus pour atteindre le grand courant astéroïdal dont nous voulons nous servir pour rejoindre... pour atteindre, veux-je dire, les autres mondes vers lesquels nous entraîne notre curiosité.

Il avait prononcé ces mots avec un si imperturbable sérieux que l'Américain s'y laissa prendre et, tirant l'ingénieur à part, il lui grommela à l'oreille ces mots d'une voix menaçante:

By God! monsieur Fricoulet, il avait été convenu que nous tentions de regagner la Terre et voilà M. de Flammermont qui parle de continuer ce maudit voyage!—Qui trompe-t-on ici?

Fricoulet lui frappa amicalement sur l'épaule et répondit d'un ton gouailleur:

—Que vous importe, du moment que ce n'est pas vous?

Et il souligna sa phrase d'un coup d'œil à l'adresse du vieux savant.

Cette réponse dérida Farenheit qui laissa entendre un petit ricanement moqueur suivi bientôt d'un «pauvre homme» rempli de commisération.

—Et, dites-moi, mon cher monsieur Alcide—lorsqu'il était content, l'Américain appelait volontiers l'ingénieur par son petit nom—dites-moi, savez-vous avec quelle vitesse nous allons naviguer sur ce fleuve céleste vers lequel nous nous dirigeons, en ce moment?

—C'est là une question à laquelle il m'est impossible de répondre, en ce moment du moins, mon cher sir Jonathan, répliqua l'ingénieur; notre vitesse dépendra de la rapidité même de ce fleuve aérien; je vous ai dit qu'il nous fallait remonter le courant et vous comprendrez sans peine que, plus la vitesse en sera grande, plus lente sera notre marche puisque une partie de notre force sera employée à lutter contre ce courant qui tendra à nous emporter dans une direction opposée à celle dans laquelle nous voulons aller.

L'Américain hocha la tête d'un air approbatif.

—Je comprends, dit-il,... mais, encore une question,... cette force, dont vous venez de parler, êtes-vous certain de la posséder en quantité suffisante pour faire le voyage?... Cette hélice, qui nous pousse en avant, quel est le moteur qui la fait tourner? et ce moteur pourra-t-il la faire tourner jusqu'à ce que nous soyons arrivés?

Fricoulet se mit à rire.

—Votre question en contient plusieurs, dit-il; quoi qu'il en soit, je vais tenter d'y répondre... Vous avez remarqué, n'est-ce pas, ou tout au moins vous avez été, comme moi, à même de remarquer que les Martiens sont parvenus à un état intellectuel bien supérieur à celui auquel nous sommes arrivés nous-mêmes; ils ont perfectionné à un haut degré les moyens que nous connaissons d'utiliser la puissance presque infinie des forces naturelles... Bien plus, ils ont arraché leur secret à certaines de ces forces dont nous connaissons l'existence, tout en ignorant leur nature intime, par exemple la lumière, le son, l'électricité, les vents, les courants...

Se laissant emporter par ce sujet qui lui était si familier, Fricoulet menaçait de s'y étendre longuement et d'entrer dans des détails dont l'Américain bâillait à l'avance.

—Mais, en ce qui concerne plus particulièrement le véhicule qui nous transporte, dit-il pour couper court aux explications qu'il pressentait, quel procédé avez-vous appliqué?

—Le principe de l'électricité.

Farenheit parut étonné.

—J'ai cependant visité l'Éclair en détail, murmura-t-il, et je n'ai aperçu ni machines, ni piles...

Fricoulet sourit.

—C'est que les Martiens, répondit-il, gens expéditifs en toutes choses, au lieu de fabriquer le fluide, se contentent de recueillir l'électricité naturelle, toujours en action dans la nature, et de l'emmagasiner dans des sortes de réservoirs d'où ils la tirent à volonté, au fur et à mesure de leurs besoins...

L'Américain secoua la tête.

—Je n'ai pas vu de réservoir semblable, ici, dit-il.

—L'électricité nous est fournie par une sorte de batterie d'accumulateurs,... c'est le seul nom que je puisse donner à cet appareil; seulement, au lieu de lames de plomb, plongeant dans des dissolutions acidulées, ce sont des sortes de cartouches qui se dissolvent par un effet moléculaire.

—Mais alors, c'est de l'électricité solidifiée.

—En quelque sorte;... ce qui nous permet de disposer, sous un fort petit volume, d'une formidable quantité de fluide... du reste, si vous voulez me suivre, vous allez vous rendre compte, par vos yeux, du fonctionnement de l'appareil.

—Vous suivre! ricana l'Américain... c'est fort joli à dire,... mais la porte se trouve au plafond et, pour y atteindre...

—Pour y atteindre, riposta Fricoulet, vous n'avez qu'à m'imiter...

Ce disant, il plia légèrement sur les jarrets et, sans effort apparent, s'éleva jusqu'à la porte qu'il ouvrit et par laquelle il disparut.

—Toujours l'effet de la pesanteur qui diminue à mesure qu'on s'éloigne du centre d'attraction, cria-t-il en passant sa tête par l'ouverture et en riant à la vue de la mine stupéfaite de l'Américain.

Celui-ci, revenu de sa surprise, imita l'ingénieur et, au bout de quelques minutes, tous les deux se trouvaient dans un compartiment spécial de l'Éclair, arrêtés devant une rangée de tubes établis dans un coffre et que l'ingénieur déclara être remplis d'électricité.

À la sortie du coffre, tous les courants produits étaient mesurés et régularisés pour, de là, être dirigés, par des conducteurs ordinaires, vers un moteur actionnant, au moyen d'une transmission de leviers, l'axe de l'hélice.

Ce moteur, réduit à la dernière puissance, comme volume et simplicité, était, en même temps, un transformateur, car il multipliait la puissance de l'électricité, à la manière d'une bobine d'induction de Rhumkorff, tout en utilisant cette électricité par l'attraction que des aimants artificiels d'une grande force—des électro-aimants, pour être juste—exerçaient sur des pièces disposées à cet effet.

L'Américain écoutait en silence toutes les explications que lui fournissait l'ingénieur.

—Savez-vous bien, dit-il, quand Fricoulet eut terminé, qu'il y a toute une fortune dans ce système si simple et si puissant... By God! si nous sommes revenus à temps pour la grande Exposition de Philadelphie, le diable m'emporte si nous n'obtenons pas, avec ça, la grande médaille d'or...

Et, supputant à l'avance les sommes considérables que pouvait rapporter l'exploitation de ce moteur nouveau modèle, l'Américain se frottait les mains.

—Eh bien! sir Jonathan, lui dit Fricoulet, êtes-vous toujours fâché d'avoir entrepris cette petite pérégrination aérienne?

—Je vous répondrai lorsque j'aurai réintégré mon domicile de la cinquième avenue, répliqua Farenheit;... car, voyez-vous, je crains toujours un accident qui recule le moment où je mettrai le pied sur la libre Amérique...

—J'aime à croire que, cette fois, vos craintes sont vaines, cher sir Jonathan, et qu'avant un mois vous pourrez être rendu aux douceurs du commerce des suifs et aux honneurs de l'Excentric-Club.

—Que le Seigneur vous entende! répondit gravement l'Américain en soulevant sa casquette.

Ils regagnèrent la grande salle où se trouvaient leurs compagnons: Ossipoff, installé à l'un des hublots, examinait, à l'aide d'un télescope, Mars dont la surface diminuait avec une étonnante rapidité; dans un coin, à l'écart, Gontran et Séléna, assis côte à côte, causaient à voix basse, la main dans la main.


Séléna et Gontran, assis dans un coin, causaient à voix basse.

Fricoulet, une lunette à la main, alla se poster à un hublot vacant, pendant que, pour passer le temps, Farenheit rédigeait un projet d'acte de société entre lui et l'ingénieur, tendant à l'exploitation du fameux moteur.

Les heures s'enfuirent ainsi, rapides pour les voyageurs, et l'Américain s'aperçut tout à coup que le temps avait marché, à sa tête lourde de sommeil et à ses yeux tout gonflés.

By God! grommela-t-il avec un bâillement sonore, est-ce qu'il n'est pas bientôt l'heure de se coucher.

—Pour se coucher, riposta Gontran, il faudrait pouvoir tendre les hamacs et tant que nous serons dans la position verticale...

—Un peu de patience, que diable! dit Fricoulet, nous approchons...

Et il désignait l'espace d'un noir intense que rayaient mille traits de feu.

—Le fameux anneau, n'est-ce pas? lui demanda Gontran tout bas à l'oreille.

—Que veux-tu que ce soit? répondit l'ingénieur sur le même ton.

Et, à l'Américain:

—Quelle heure avez-vous, sir Jonathan? demanda-t-il.

—Onze heure cinquante-cinq minutes, monsieur Fricoulet.

—C'est bien, dans cinq minutes vous pourrez dire deux mots à votre oreiller.

—Sommes-nous donc déjà dans le fleuve d'astéroïdes? questionna Mlle Ossipoff.

—Oui, mademoiselle,... mais j'attends que nous y soyons entrés plus avant pour nous laisser aller au courant et reprendre notre position normale...

Il s'élança vers la salle des machines et, la main sur le levier, attendit.

—Quelle heure? cria-t-il de nouveau à Farenheit.

—Minuit! répondit celui-ci.

Fricoulet arrêta le propulseur et l'Éclair, abandonné à la seule force du courant météorique, en travers duquel il se trouvait, évolua lentement sur lui-même, comme fait une barque placée en travers d'un fleuve et que le courant replace dans le fil de l'eau; l'effroyable distance, qui séparait maintenant de Mars le véhicule des Terriens, annulait toute pesanteur, si bien que l'Éclair était devenu un nouvel astre de l'infini, et non plus un appareil inerte comme l'était l'obus, au sortir du Cotopaxi.

En quelques minutes, l'évolution fut accomplie et le moteur remis en action, l'Éclair fila avec le courant.

—Sapristi, murmura Gontran à l'oreille de l'ingénieur, qu'est-ce que tu viens de faire là?

—Tu le vois bien, ce me semble.

—C'est précisément parce que je le vois que je te demande si tu n'es pas fou?

—Pourquoi cette question?

Le jeune comte amena son ami à l'arrière du bateau et lui montrant, par le hublot, un astre lumineux dont les rayons irradiaient l'espace.

—Qu'est-ce que c'est que cela? fit-il.

—Tiens,... cette question!... mais c'est le Soleil.

—Très bien, et ce petit point à peine perceptible qui semble une tache sur le disque solaire,... qu'est-ce que c'est?

—La Terre.

—De mieux en mieux... et dans quel sens marchons-nous, je te prie?

Fricoulet étendit le bras vers l'avant du bateau.

—Dans ce sens-ci, répondit-il.

—C'est-à-dire qu'au lieu de nous diriger vers la Terre, comme il avait été convenu,... nous lui tournons le dos... Ai-je raison de te demander si tu sais ce que tu fais.

Fricoulet haussa les épaules et, enveloppant son ami d'un regard plein de commisération.

—Et voilà un garçon qui se prétend né pour la diplomatie! ricana-t-il.

—Réponds; tu te moqueras de moi après.

—Penses-tu, demanda l'ingénieur, que M. Ossipoff soit tellement absorbé par la contemplation des choses célestes, qu'il ne puisse se rendre compte de la direction que nous suivons? et penses-tu que, lui voulant se rendre sur Jupiter, il ne se serait pas aperçu que nous n'en prenons pas le chemin?

—Alors?...

—Alors, j'ai mis le cap sur Jupiter, mais en même temps j'ai mis le moteur en petite vitesse afin de ne pas faire trop de chemin inutile, et sitôt que l'honnête et crédule vieillard,—de la confiance duquel nous abusons outrageusement,—sera plongé dans les douceurs du sommeil, je vire de bord, donne au moteur toute sa force, nous nous élançons vers notre planète natale, et demain, à son réveil, lorsque ton futur beau-père s'apercevra de ce changement de route, il sera trop tard pour revenir sur nos pas...

Et, in petto, le jeune ingénieur ajouta:

—Si, après une farce semblable, Ossipoff persiste à vouloir donner la main de sa fille à Gontran, je veux que le diable me croque.

M. de Flammermont serra énergiquement la main de son ami.

—En effet, dit-il, voilà ce qui s'appelle de la diplomatie.

—Mais ce n'est pas tout, ajouta Fricoulet, tu vas voir.

Et quittant le petit coin dans lequel tous deux chuchotaient si mystérieusement depuis quelques minutes, l'ingénieur s'approcha des autres voyageurs.

—Mes amis, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien, établir les quarts; nous avons tous besoin de repos et maintenant que nous voici dans la bonne route, nous pouvons, sans danger, prendre quelques heures de sommeil; donc, étendez-vous sur vos hamacs, quant à moi, je prends le quart immédiatement.

—Pourquoi vous plutôt que moi? demanda Ossipoff.

—Parce que j'ai besoin d'étudier le moteur, de voir s'il fonctionne avec régularité, de noter sa dépense de forces.

Ce disant, il adressait à Gontran un coup d'œil d'intelligence.

—Je demande à prendre le quart après toi, fit le jeune comte.

—C'est entendu... à toi le numéro deux... le numéro trois sera pour sir Jonathan... Quant à M. Ossipoff, il prendra le quart avec la fin de la nuit.

Sur ce, l'ingénieur se retira dans la machinerie, tandis que Gontran et Farenheit, après avoir souhaité une bonne nuit à Ossipoff et à sa fille, regagnaient leur hamac respectif.

L'Américain n'eut pas plutôt la tête sur l'oreiller qu'il s'endormit profondément comme le témoigna un ronflement sonore et semblable à un soufflet de forge.

Fut-ce ce ronflement, fut-ce pas plutôt l'inquiétude qui empêcha le jeune comte d'imiter son compagnon; toujours est-il qu'il ne put fermer l'œil.

À la fin, lassé de se tourner sur son matelas comme une carpe dans une poêle à frire, furieux de voir le sommeil le fuir obstinément, M. de Flammermont se leva doucement et, sans bruit, se dirigea vers la machinerie.

—Puisque je ne dors pas, pensa-t-il, mieux vaut que je prenne le quart tout de suite, et que Fricoulet aille se coucher; sans doute aura-t-il plus de chance que moi.

Il ouvrit la porte, mais l'ingénieur, penché sur une feuille de papier qu'il noircissait de chiffres, était tellement absorbé dans ses calculs qu'il n'entendit point entrer son ami.

Gontran s'avança jusqu'à lui et, sans mot dire, lui mit la main sur l'épaule.

Fricoulet tressaillit et, relevant la tête, montra au jeune comte son visage, qu'un voile d'inquiétude assombrissait.

—Ah! c'est toi! fit-il d'un ton singulier.

—Oui,... c'est moi... pas moyen de dormir... alors je viens te relever... mais qu'as-tu donc?... ce front plissé... ces sourcils froncés... qu'arrive-t-il?

L'ingénieur haussa furieusement les épaules.

—Il arrive, grommela-t-il entre ses dents, que le fleuve dans lequel nous sommes immergés, marche dans un sens tout à fait contraire à la direction que nous voulons suivre; au lieu de couler vers la Terre, il en vient.

—Tu ne m'apprends rien de nouveau,... je sais cela tout comme toi; mais c'était prévu cela, il était convenu que nous remonterions le courant.

—Seulement il n'était pas prévu que la vitesse de ce courant serait égale à notre vitesse propre.

—En sorte?

—En sorte que, depuis plus d'une heure que l'Éclair a viré de bord, il est aussi immobile qu'une pierre... il ne recule pas, c'est vrai, mais il n'a pas avancé d'un millimètre.

—Je croyais cependant que ce moteur pouvait imprimer à notre bateau une vitesse considérable.

—En effet, 42,570 mètres par seconde, ce n'est pas peu de chose, j'imagine, riposta l'ingénieur avec amertume.

—Mais quelle est donc la rapidité des corpuscules qui nous environnent?

—Elle est égale à la vitesse de la translation de la Terre multipliée par la racine carrée de 2.

—Pourquoi? demanda Gontran qui n'avait conservé que des réminiscences très vagues des cours de cosmographie suivis autrefois au Lycée Henri IV.

—Pourquoi?... pourquoi?... fit l'ingénieur impatienté; te l'expliquer nous entraînerait trop loin... Qu'il te suffise de savoir que la vitesse orbitale de la Terre est de 29 kilomètres et demi par seconde, que la racine carrée de 2 est 1,414 et que ces deux nombres, multipliés l'un par l'autre, donnent un total de 42,570 mètres par secondes... As-tu compris, maintenant?

Le jeune comte agita ses bras en l'air désespérément.

—Ah! dit-il, pourquoi ce maudit courant ne tourne-t-il pas aussi bien en sens contraire?

—Il nous aurait fallu quinze jours à peine pour gagner la Terre.

—Tu avais dit un mois?

—Oui, en nous abandonnant au courant, comme un train de bois; mais en ajoutant notre propre vitesse à celle du fleuve aérien dans lequel nous nous trouvons... la durée du voyage se trouvait diminuée de moitié.

Puis, montrant à son ami les calculs au milieu desquels il venait d'être interrompu, il lui dit:

—Je viens de relever notre route depuis que nous avons quitté Mars; nous n'avons pas franchi plus de douze cents lieues... cent lieues à l'heure! quelle dérision!... Sais-tu combien de temps, de ce train-là, nous mettrions à gagner la Terre?... trois cent mille heures,... et sais-tu combien cela fait, trois cent mille heures?... Non, n'est-ce pas? eh bien! cela fait un peu plus de mille ans.

Un poids de mille kilos se serait soudainement abattu sur la tête du malheureux Gontran, qu'il n'eut certainement pas paru plus déprimé.

—Mille ans!... répéta-t-il, mille ans!... jamais je ne vivrai assez pour épouser Séléna.

—C'est peu probable, ricana Fricoulet, une semblable longévité n'est plus de nos jours, et Mathusalem lui-même n'a guère vécu plus de sept cents et quelques années.

—Mais alors, nous sommes perdus.

—Qui sait? peut-être y a-t-il un moyen de sauver la situation.

M. de Flammermont se jeta sur la main de son ami.

—Ah! ce moyen, supplia-t-il, trouve-le, Alcide, je t'en conjure.

—Pas en ce moment, par exemple, je tombe de sommeil et mes yeux papillotent tellement que tout danse devant moi;... demain, j'aurai la vue plus nette et les idées aussi.

—Mais d'ici demain, que va-t-il se passer?

—Absolument rien... La force du courant étant neutralisée exactement par notre propre force, l'Éclair va demeurer aussi immobile que s'il était à l'ancre.

Tout en parlant, l'ingénieur donnait un dernier coup d'œil au moteur, assujettissait solidement le levier qui correspondait avec le gouvernail; puis, souhaitant le bonsoir à son ami, gagna le petit logement qu'il s'était aménagé dans un coin de la machinerie.

Force fut bien à M. de Flammermont de rejoindre, lui aussi, son hamac où le sommeil se décida enfin à le visiter, en dépit des préoccupations terribles que venait de faire naître dans son esprit la révélation de Fricoulet.


Pénétrant par les hublots, les rayons du soleil emplissaient déjà la machinerie d'une lueur éclatante, lorsque l'ingénieur se réveilla en sursaut.

—Parbleu! fit-il en se frottant les paupières encore toutes gonflées de sommeil, voilà qui est singulier,... j'aurais juré que je venais d'entendre rire...

Et il demeurait là, assis sur son séant, tout hébété de ce brusque réveil, lorsqu'en effet, derrière lui, un éclat de rire moqueur retentit.

Il se retourna et vit, à la tête de sa couchette, debout, les bras croisés sur la poitrine et le considérant d'un air railleur, Mickhaïl Ossipoff.

—Bonjour, monsieur Ossipoff, dit-il; il est tard, hein?

—Quelque chose comme neuf heures du matin.

En un bond, Fricoulet fut à bas de sa couchette murmurant:

—Je suis véritablement honteux de m'être attardé ainsi.

—Il est autre chose dont vous auriez plus raison d'être honteux, monsieur Fricoulet, répliqua railleusement le vieillard.

—Et de quoi donc, je vous prie? demanda le jeune homme.

—Mais... de votre étourderie inqualifiable.

L'ingénieur attacha sur Ossipoff un regard interrogateur.

—Pouvez-vous qualifier autrement, demanda le savant, l'action d'un pilote qui dirige le bâtiment, à lui confié, dans une direction diamétralement opposée à celle qu'il doit suivre.

Fricoulet eut un geste effaré:

—Que voulez-vous dire? murmura-t-il, tout en ayant cependant le pressentiment de ce qu'allait lui répondre le vieillard.

—Il avait été convenu hier soir, n'est-ce pas, que je prenais le quatrième quart, c'est-à-dire que je devais m'éveiller vers six heures du matin; or, vous savez, n'est-ce pas, que lorsqu'on s'endort avec l'idée bien arrêtée de s'éveiller à heure fixe, il est bien rare que le sommeil ne vous abandonne pas précisément vers cette heure-là... C'est ce qui m'est arrivé à moi;—il était cinq heures et demie environ lorsque je suis sorti de ma couchette.. et bien m'en a pris, car en passant par la cabine de nos amis, je les ai vus ronflant tous les deux, à qui mieux mieux,... quant à vous, vous dormiez non moins profondément qu'eux...

—Les forces humaines ont des limites, dit Fricoulet en manière d'excuse.

Ossipoff haussa les épaules et continua:

—Cela, d'ailleurs, n'avait pas une grande importance, et je pris la direction de la machine... mais, alors, savez-vous de quoi je m'aperçus?...

L'ingénieur ne répondit pas, mais il lança au vieillard un regard inquiet.

—Je m'aperçus, poursuivit Ossipoff triomphant, que la proue de notre appareil était dirigée vers la Terre... ah! pour un pilote, vous êtes un bon pilote, monsieur Fricoulet.

Et il se prit à ricaner.

—Alors, qu'avez-vous fait? demanda l'ingénieur d'une voix tremblante.

—Vous le demandez!—mais ce que vous eussiez fait à ma place en vous apercevant d'une si complète méprise... J'ai changé notre direction, bord pour bord... j'ai forcé le moteur à donner toute sa puissance et, en quelques heures, nous avons regagné tout le temps que votre incurie nous avait fait perdre... en ce moment, nous sommes à plus d'un million de lieues de Mars... Fricoulet se croisa les bras sur la poitrine et, enveloppant le vieillard d'un regard mi-furieux, mi-railleur.

—Eh bien! dit-il, vous avez fait de la belle besogne.

Ces mots plongèrent Ossipoff dans un ahurissement profond.

—Que voulez-vous dire par là? demanda-t-il.

À peine avait-il prononcé ces paroles que Fricoulet le regretta; mais il était trop tard.

Sans répondre à la question du vieillard, l'ingénieur s'écria:

—Alors, vous nous emmenez sur Jupiter?

—Assurément... et de là sur Saturne,... sur Uranus,... sur Neptune.

—C'est de la folie,... il nous faudra des années pour parvenir jusqu'aux dernières planètes du système solaire?

—Des années!... pourquoi cela?—nous franchissons 85,000 mètres par seconde, soit 76,620 lieues à l'heure, ou 1,850,000 lieues par 24 heures... Allez, dans deux mois, nous serons sur Jupiter et, avant cinq mois, nous atteindrons Saturne.

Comme il achevait ces mots, Farenheit apparut sur le seuil de la machinerie, il était tout pâle et ses joues tremblaient de colère.

—Monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix où l'on devinait une colère difficilement contenue, j'aime à croire que ce que je viens d'entendre n'est qu'une plaisanterie.

—Une plaisanterie!... et pourquoi cela?

—Parce que je me moque de Saturne et de Jupiter autant qu'un poisson d'une pomme... s'écria-t-il;... parce que j'entends rejoindre au plus tôt la cinquième avenue... et que vos planètes du diable n'en sont nullement le chemin.

Ce disant, il s'était avancé et se tenait devant le vieillard, menaçant, les poings convulsivement serrés.

—Mon cher sir Jonathan, répliqua Ossipoff avec beaucoup de calme, je suis véritablement fâché de ce qui arrive; mais ce que vous demandez est de toute impossibilité.

L'Américain se tourna vers Fricoulet.

—Vous m'avez donc trompé? grommela-t-il furieusement.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Pouvais-je prévoir, répondit-il, que la vitesse de l'Éclair serait égale à celle de ce maudit courant.

—On ne promet pas, quand on n'est pas sûr de tenir, répliqua Farenheit.

—Eh! je ne vous ai rien promis, moi, s'écria l'ingénieur, que l'entêtement de Farenheit commençait à énerver, adressez-vous à Gontran...

Celui-ci, attiré par les éclats de voix, entrait dans la machinerie.

—Pourquoi mon nom? demanda-t-il.

—Ah! vous voilà! hurla Farenheit en se précipitant vers lui,... m'avez-vous, oui ou non, promis de me faire rejoindre la Terre?

Stupéfait, le jeune comte demeura un moment sans répondre; puis, d'un coup d'œil il désigna Ossipoff à l'Américain.

Mais celui-ci s'écria:

—Eh! à quoi bon tant de mystère?... il sait tout maintenant; on peut parler devant lui.

Les sourcils du vieillard se froncèrent.

—Alors, c'était un complot? demanda-t-il, en promenant autour de lui un regard inquisiteur.

Gontran courba la tête.

—Nous voulions faire votre bonheur malgré vous, murmura-t-il; il ne faut pas nous en vouloir.

—Mon bonheur, à moi, c'est de satisfaire ma curiosité scientifique.

—Vous êtes un mauvais père... vous n'aimez pas votre fille, répliqua Gontran,... vous la sacrifiez froidement à votre égoïsme de savant.

—C'est-à-dire que si elle était votre complice en cette circonstance, c'est elle qui se conduirait comme une mauvaise fille;... elle a, pour être heureuse, toute sa vie devant elle: moi, quelques années à peine me restent,... je suis condamné à mourir bientôt.

Fricoulet que, même dans les cas graves, sa manie de plaisanter n'abandonnait jamais, ajouta:

—Et l'usage est d'accorder aux condamnés à mort tout ce qu'ils demandent... sauf la vie, bien entendu...

Séléna accourut, et, le visage tout en larmes, se jeta au cou du vieillard en murmurant:

—Pardon, père... mais je l'aime tant!

—L'aimes-tu donc plus que moi? répliqua Ossipoff dans le cœur duquel venait de se glisser subitement un sentiment de jalousie paternelle.

Cependant Farenheit ne devait pas tenir Gontran quitte à si bon compte.

—Vous m'avez dit que vous étiez un homme d'honneur! gronda-t-il: ce serait, je crois, le moment de le prouver,... vous m'avez promis de me reconduire à la Terre—reconduisez-m'y et allez ensuite au diable... si cela vous convient.

—Mon cher sir Jonathan, répliqua le jeune comte, je vous ai fait, il est vrai, cette promesse... mais je l'ai faite un peu à la légère.

By God!... un homme de votre valeur ne s'engage pas à la légère—je vous somme de tenir votre promesse.

—Je ne m'y refuse pas, répliqua M. de Flammermont, mais je vous demande un délai.

L'Américain respira et demanda, d'un air un peu plus satisfait:

—Un délai de combien?

—De mille à douze cents ans.

À peine Gontran avait-il prononcé ces mots, que Farenheit poussant un rugissement terrible, se précipita sur lui, les mains grandes ouvertes, prêtes à la strangulation.

Mais, tout à coup, il s'arrêta net, fixa, sur le jeune homme, des yeux démesurément agrandis; puis l'expression farouche du visage disparut pour faire place à une expression niaise.

By God! dit-il, tandis que sa bouche se fendait dans un large éclat de rire,... Jupiter,... Saturne,... voilà de belles planètes,... des mondes nouveaux, où il doit y avoir beaucoup à faire au point de vue industriel et commercial,... qu'en pensez-vous, mon cher Gontran?...

Et il s'avançait, la main tendue vers M. de Flammermont qui ne comprenait rien à ce brusque revirement.

Fricoulet appuya le doigt sur son front, pour indiquer qu'à son avis l'équilibre cérébral de l'Américain venait de se déranger soudainement.

—Vous pourrez dire que celui-là est bien une de vos victimes, murmura-t-il à l'oreille d'Ossipoff.

—Pourquoi cela? demanda le vieillard.

—Parce que c'est assurément la rage qui lui a détraqué la cervelle.

Comme il achevait ces mots, Farenheit poussa un cri strident, et portant ses deux mains à son front, recula jusqu'à la cloison, avec tous les signes de la plus profonde terreur; en même temps, ses yeux, injectés de sang, paraissaient vouloir sortir de sa tête, une légère écume blanchâtre frangeait ses lèvres, et tous les muscles de sa face étaient agités de tressaillements convulsifs.

Enfin, il s'affaissa sur le plancher où il demeura étendu sans connaissance.

—Vite, dit Fricoulet à Gontran, prenons-le, moi par les pieds, toi par les épaules et enfermons-le dans sa cabine,... qui sait si ce n'est point un cas de folie furieuse.


Qui sait si ce n'est pas un cas de folie furieuse?


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