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Aventures extraordinaires d'un savant russe; III. Les planètes géantes et les comètes

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CHAPITRE X

OÙ NOS HÉROS BRÛLENT SATURNE

Chaque jour, la distance qui séparait l'Éclair de la planète saturnienne allait diminuant et les voyageurs, Gontran lui-même, empoignés par la majesté du spectacle qui s'offrait à eux, s'immobilisaient, durant des heures entières, devant les télescopes.

Ossipoff ne pouvait contenir son admiration qui se trahissait par des exclamations brusques lancées d'une voix brève au milieu du silence.

Par prudence et pour tenter d'esquiver les questions dangereuses, M. de Flammermont s'était installé tout à l'autre bout de la pièce, le plus loin possible du vieux savant, à côté de son ami Fricoulet, sur l'aide duquel il comptait pour sortir d'embarras.

Les heures cependant s'écoulaient et Ossipoff, absorbé dans sa contemplation, semblait avoir oublié la présence de ses compagnons lorsque, tout à coup, repoussant son télescope il se leva et jetant ses bras au plafond dans un geste de satisfaction profonde.

—Parbleu! s'écria-t-il, cela, je le savais bien.

Gontran eut un serrement de cœur et baissa la tête; Fricoulet, au contraire, redressa la sienne et demanda:

—Qu'est-ce que vous saviez bien, monsieur Ossipoff?

Celui-ci jeta, sur l'ingénieur, un regard méprisant et répondit, s'adressant à M. de Flammermont:

—Mon cher Gontran, vous rendez-vous compte exactement de la constitution des anneaux?

—Mais ils me semblent être gazeux, répliqua le jeune comte avec une certaine hésitation dans la voix.

Ossipoff tressaillit et ses sourcils eurent un froncement significatif, tandis qu'il prononçait ces deux mots d'un ton agressif:

—Pourquoi, gazeux?

—Parce que le dernier anneau permet d'apercevoir le disque de la planète.

—D'abord, qu'appelez-vous le dernier anneau?

Gontran jeta un regard suppliant sur Fricoulet qui arriva à la rescousse.

—Le dernier anneau, dit-il, est l'anneau intérieur, celui qui est le plus rapproché de la planète et qui a été découvert par l'astronome américain Bond en 1850.

—Je suis fâché de vous donner un démenti sur ce dernier point, repliqua sèchement Ossipoff, l'anneau intérieur de Saturne, obscur et transparent tout à la fois, a été découvert par un astronome allemand, Galle, de Berlin; et ce, en 1838.

—Cela se peut, répondit Fricoulet énervé par cet acharnement du vieillard à le prendre en défaut.

—Comment! cela se peut... je vous dis, moi, que cela est.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Pardon, nous ne sommes pas ici pour faire un cours d'histoire astronomique; donc, que cet anneau ait été découvert en 1850 ou en 1838, cela ne change rien à sa transparence.

Ossipoff eut un ricanement railleur.

—Eh bien! voyez comme vous êtes dans l'erreur, dit-il, depuis sa découverte, l'anneau a changé d'aspect; au lieu d'être entièrement transparent comme en 1850, il ne l'est plus que dans sa moitié intérieure.

—Peut-être, objecta Gontran, sont-ce les premiers observateurs qui se sont trompés.

Ossipoff sursauta.

—Pourquoi supposer cela, fit-il, alors que tous les observateurs constatent dans le système saturnien des changements surprenants... Ne vous rappelez-vous plus cette analyse faite en 1852 par M. O. Strune, d'après laquelle le bord intérieur des anneaux paraît s'approcher peu à peu de la planète, tandis que leur largeur totale s'accroît...

—Dites donc, monsieur Ossipoff, s'écria Gontran, il n'y aurait rien d'impossible à ce que nous assistassions, un de ses jours, à la dislocation des anneaux et à leur chute sur la planète.

Le vieillard fit la moue.

—Un de ces jours!... comme vous y allez!...

—C'est une façon de parler... il est certain qu'un semblable spectacle ne pourra avoir pour spectateurs que nos arrière-petits-neveux.

—En admettant que notre mondicule existe encore à cette époque, grommela Ossipoff, avec le pessimisme qui lui était habituel. Puis, changeant de ton:

—Mais pour en revenir à notre point de départ, dit-il, vous supposez que ces anneaux sont gazeux.

—Je suppose... oui,... c'est-à-dire qu'il me semblait, à cause de la transparence de ce dernier...

—Et c'est précisément parce que ce dernier seul est transparent que vous ne pouvez attribuer cette transparence à un état gazeux, car les autres sont assurément de la même matière que celui-là et ils sont opaques.

—Les croyez-vous donc liquides? murmura M. de Flammermont.

—Vous oubliez que le mouvement se transformerait en chaleur et que, le mouvement venant à diminuer, les anneaux ne tarderaient pas à tomber sur la planète.

Séléna qui, jusqu'alors n'avait pas pris part à la discussion, demanda:

—Mais, pourquoi chercher si loin?... n'est-il pas plus naturel de supposer ces anneaux de la même constitution que la planète même,... c'est-à-dire solides.

Pour le coup, Ossipoff éclata.

—Comment! s'écria-t-il, c'est toi qui parles ainsi, toi que j'ai élevée au milieu de mon laboratoire, entourée de mes livres, de mes instruments, toi qui m'as entendu traiter toutes ces questions, vingt, cinquante, cent fois peut-être!... tu as donc perdu la mémoire?

Séléna courba la tête, honteuse; le vieillard poursuivit:

—Mais, malheureuse enfant, si ces anneaux étaient solides, il y a beau jour que les variations constantes de l'attraction de la planète combinées avec celle des huit satellites, les auraient disloqués, pulvérisés, jetés aux quatre coins de l'espace;... et d'abord, elles auraient commencé par les empêcher de se former... Non, ces anneaux sont élastiques—ou ils ne seraient pas.


M. Ossipoff, muni d'une paire d'ailes, comme les anges, et armé d'un télescope.

—Dame! grommela Fricoulet, à moins de les supposer en caoutchouc, je ne vois pas trop comment...

Le vieillard haussa les épaules.

—Vous ne voyez pas comment! répliqua-t-il, cela prouve que la nature ne vous a pas doué d'une grande dose d'observation et de réflexion... Et si ces anneaux étaient composés d'un nombre infini de particules distinctes, tournant autour de la planète avec des vitesses différentes, selon leurs distances respectives—verriez-vous comment?...

—Oui, je verrais comment ces anneaux ont assez d'élasticité pour se prêter aux exigences des attractions diverses qui les sollicitent,... mais je ne verrais pas comment l'un d'eux peut permettre d'apercevoir le disque de la planète, alors que les autres s'y opposent.

Ossipoff eut un sourire de pitié.

—Pour une raison toute simple: c'est que les deux anneaux extérieurs sont composés de particules en assez grand nombre pour que, serrées les unes contre les autres, ces particules empêchent toute transparence.

—Vous avez réponse à tout, monsieur Ossipoff, déclara Fricoulet, et je me déclare satisfait.

—Si j'ai bien compris, dit Séléna, ces anneaux seraient comparables, par leur composition, au courant astéroïdal dans lequel nous naviguons?

—Absolument.

—Sauf, fit la jeune fille, que notre agglomération des molécules est toujours en mouvement... tandis que les anneaux...

Ossipoff bondit, la main en avant:

—Pas un mot de plus! s'écria-t-il, tu vas dire une énormité!

Et comme Séléna le regardait stupéfaite...

—Comment! petite malheureuse! s'écria-t-il, comment voudrais-tu que ces anneaux se tinssent en équilibre s'ils étaient immobiles?... mais, ce n'est qu'à condition de tourner, et même de tourner plus vite que la planète elle-même, que tous ces astéroïdes dont sont formés les anneaux, arrivent à lutter victorieusement contre l'attraction saturnienne.

—Or, commença Gontran, le globe de Saturne tourne sur lui-même en 10 heures 16 minutes.

—L'anneau intérieur, poursuivit le vieillard, tourne donc sur lui-même en une période qui varie de 5 heures 50 à 7 heures 11; la rotation de l'anneau central s'effectue entre 7 heures 11 et 11 heures 9 et celle de l'anneau extérieur entre 11 heures 36 et 12 heures 5.

Séléna, qui avait baissé la tête, pensive, la releva tout à coup, demandant:

—Mais ces anneaux, quelle est leur origine?

—La planète même; ils se sont échappés de l'équateur saturnien comme s'en sont échappés les satellites... et à proprement parler, ils nous sont une image de la formation des mondes.

—Alors interrogea Séléna, d'où vient que ces corpuscules ont conservé cette forme annulaire, au lieu de se condenser en des globes comme les satellites?

—Parce que les huit satellites, déjà formés avant eux, changent à chaque instant, par leurs révolutions, l'équilibre de ces corpuscules, et s'opposent à tout travail continu d'agrégation.

Ossipoff se tut un moment, attendant de Gontran une approbation quelconque; mais le jeune comte, qui fuyait à dessein ce terrain de discussion, avait repris position devant sa lunette et paraissait absorbé dans sa contemplation.

Ce que voyant, le vieillard rejoignit son télescope et reprit la suite de ses études.

Alors M. de Flammermont se pencha à l'oreille de Fricoulet:

—Il est toujours convenu, n'est-ce pas, que nous nous arrêtons sur Saturne? lui dit-il tout bas.

—Avant quarante-huit heures nous foulerons le sol saturnien, répondit l'ingénieur.

—Et, dis-moi, crois-tu que nous ayons chance de rencontrer sur ce monde une humanité quelconque?

—Mon cher ami, répondit l'ingénieur, mes principes, en matière de philosophie générale, me poussent à croire que toute création a été faite dans un seul but: la vie. Supposer que l'Univers céleste soit peuplé d'astres qui sont autant de mondes et que ces mondes soient déserts, est aussi éloigné de mon esprit que l'Éclair est, en ce moment-ci, éloigné de notre planète natale.

—Alors, tu crois à une humanité saturnienne?

—Certes, oui; mais ne va pas augurer de ma réponse que nous nous trouverons, là-bas, face à face avec des êtres similaires aux Terriens,... la constitution de Saturne est tellement différente de celle de la Terre que les êtres auxquels cette merveilleuse planète a donné naissance,—que ce soit dans le règne animal ou dans le règne végétal,—que ces êtres doivent n'avoir, avec nous, aucun point de ressemblance; pour moi, je considère la légèreté spécifique des substances saturniennes et la densité de l'atmosphère comme deux causes primordiales pour que l'organisation vitale se soit faite dans des conditions extra-terrestres; c'est pourquoi je ne crois pas possible à l'esprit humain d'imaginer les formes sous lesquelles la vie se sera manifestée.

—Il se pourrait alors, fit observer Gontran, que nous nous trouvions, sans nous en douter, en présence de spécimen de l'humanité saturnienne.

—Cette supposition est absolument logique; admets, pour un moment, que la loi qui régit cette planète soit l'instabilité, qu'à sa surface il n'y ait rien de fixe, que cette surface soit liquide, que la planète elle-même n'ait pas de squelette, et que toutes les manifestations de vie soient gélatineuses...

—Cette supposition est du domaine de la fantaisie pure, répondit Gontran.

—Pas autant que tu pourrais le croire, mon cher ami; considère, en effet, que sur ce monde étrange, non seulement les conditions de pesanteur sont tout autres que sur la Terre, mais encore qu'elles varient d'une latitude à l'autre.

—J'ai lu, dans les Continents célestes, certains détails sur les Saturniens et leur mode d'existence.

Fricoulet se prit à sourire.

—Ah! oui, dit-il, je me rappelle: les Saturniens seraient des êtres à corps transparents, au travers duquel on voit circuler la vie; ils ne sentiraient pas le poids de la matière et voleraient, sans air, au sein d'une atmosphère nutritive qui les dispenserait de la grossièreté de l'alimentation terrestre et de ses grossières conséquences.

—Ô poésie! s'écria plaisamment M. de Flammermont, l'auteur ne suppose-t-il pas aussi que les Saturniens jouiraient, dans un état quasi angélique, d'une longévité qui rendrait des points à celle de Mathusalem, naissant avec la science infuse et passant leur temps à étudier les mystères des mondes et des cieux.

—Tu as une mémoire excellente, risposta l'ingénieur.

Puis, tout à coup:

—Crois-tu à la métempsycose?

—C'est selon la façon dont tu la comprends.

—Je la comprends comme l'existence sur un nouveau monde, d'un être qui a déjà vécu sur une autre planète...

—Eh bien?

—Eh bien! j'imagine que, si le Créateur est juste, il doit envoyer dans Saturne l'âme de tous les humains férus d'astronomie...

Et, éclatant de rire:

—Vois-tu d'ici M. Ossipoff, muni d'une paire d'ailes comme les anges et armé d'un télescope.

—Sans compter que de là-bas, on doit jouir d'un panorama féerique... les Continents célestes contiennent des détails qui vous font venir l'eau à la bouche.

Fricoulet hocha la tête.

—Eh! eh! fit-il, je ne sais si l'ensemble des suppositions de ton célèbre homonyme est exact, en ce qui concerne le spectacle céleste auquel assistent les Saturniens; mais je sais que je me métempsycoserais volontiers pour en voir seulement la moitié...

Le jeune comte regarda son ami, doutant qu'il parlât sérieusement.

—Oui, oui, fit l'ingénieur, c'est comme je te le dis.

Puis changeant de ton.

—Mais, malheureux ignorant que tu es, fit-il, songe donc que là-bas durant l'été, l'anneau apparaît sous la forme d'un gigantesque arc-en-ciel dont le sommet est sur le méridien et dont les extrémités reposent sur l'horizon, à des points également distants du méridien.

—Ce doit ressembler à un gigantesque pont suspendu, dit M. de Flammermont.

—Oui, quelque chose comme le pont jeté par l'ingénieur Eiffel sur le Douro; seulement le pont saturnien, au lieu de mesurer, comme le pont portugais, 166 mètres d'écartement, mesure plusieurs centaines de kilomètres; en outre, au lieu d'être construit en fer, il paraît être bâti en argent, puisqu'il offre, aux yeux saturniens, une teinte assez semblable à celle de la face lunaire.

M. de Flammermont se passa, d'un air gourmand, la langue sur les lèvres.

—Et dire que c'est grâce à nous que M. Ossipoff jouira d'un semblable spectacle; après avoir vu cela, il pourra se consoler de ne pas visiter Uranus et Neptune.

L'ingénieur eut un petit claquement de langue.

—Reste à savoir, murmura-t-il, si nous pourrons le lui faire voir ce merveilleux spectacle.

Gontran regarda son ami tout ébahi.

—Mais, puisqu'il est convenu que nous abordons sur Saturne, objecta-t-il.

—Tout dépend du point où aura lieu notre descente.

—Qu'importe?

—Il importe tellement que si, au lieu d'aborder sur l'équateur, nous abordons dans les parages de l'un ou de l'autre pôle, par exemple, vers le 63e degré de latitude nord ou sud, bonsoir le pont suspendu!

—Ah! bah!... et pourquoi cela?

—Parce que c'est à l'équateur seulement que les anneaux apparaissent ainsi, semblables à un arc gigantesque, ayant son point culminant le plus large au zénith, et s'abaissant vers l'est et vers l'ouest, en diminuant progressivement de largeur, suivant les lois de la perspective.

Si tu quittes l'Équateur pour aller vers l'un ou l'autre pôle, tu sors du plan des anneaux dont le sommet s'abaisse vers l'horizon progressivement jusqu'à ce qu'il se trouve au même niveau et disparaisse totalement du ciel. Comprends-tu?

—À merveille, c'est simple comme tout; mais alors, ceux des Saturniens qui habitent les régions polaires et que la nature n'a pas doués du goût des voyages, ignorent jusqu'à l'existence de cette merveille?

—Bien entendu, et ils se trouvent en savoir moins sur leur propre planète que nous n'en savons nous, placés à un million de lieues de Saturne.

L'entretien se termina là; Fricoulet reprit ses observations télescopiques et Gontran alla s'étendre sur son hamac où maintenant il passait la plus grande partie de son temps.

Quand il s'éveilla, quelques heures plus tard, il vit l'ingénieur debout à côté de lui.


L'anneau apparaît sous la forme d'un gigantesque arc-en-ciel.

Surpris, il s'élança hors de sa couchette, mais, à sa grande surprise, il tomba lourdement sur le plancher, et son étonnement fut si considérable, qu'il demeura dans la position où il se trouvait, sans même songer à se relever.

—T'es-tu fait mal? demanda Fricoulet.

—Non, balbutia-t-il, mais je me sens lourd comme du plomb, et puis cette chute... mais d'où cela vient-il?

—Tout simplement que pendant ton sommeil nous avons pénétré dans la zone d'attraction de Saturne et que la puissance de cette planète géante se fait sentir sur le fleuve cosmique dans lequel nous naviguons, et sur le morceau de métal qui nous porte. Voilà pourquoi la pesanteur qui était nulle depuis notre départ de Jupiter, est redevenue subitement aussi forte qu'à la surface de la Terre.

—Ah! dit Gontran, encore tout étourdi de sa chute, nous avons pénétré dans la zone d'attraction de Saturne?

—Oui, répondit flegmatiquement l'ingénieur; c'est même à ce sujet que je t'ai éveillé;... nous allons probablement toucher le sol saturnien avec une vitesse de quatorze kilomètres dans la dernière seconde.

—Tu dis! s'exclama Gontran en tressaillant.

—Je dis: quatorze kilomètres dans la dernière seconde.

Ces mots firent, sur le jeune comte, l'effet d'un coup de fouet. Il bondit et considérant son ami avec une inquiétude visible:

—J'espère, dit-il, que tu trouveras le moyen d'atténuer le choc.

L'ingénieur ne put s'empêcher de rire de la mine effarée de M. de Flammermont.

—Tu oublies que nous pouvons faire machine en arrière, répondit-il, et, par conséquent, ralentir notre chute jusqu'à ce qu'elle devienne presque insensible.

Et il ajouta:

—Encore l'espace d'un jour et nous respirerons l'air pur des campagnes saturniennes.

—Campagnes liquides, à t'en croire, riposta Gontran; mais peu m'importe,... du moment que c'est le point terminus de notre voyage, je suis décidé à tout trouver charmant.

Fricoulet lui posa la main sur le bras.

—Parle moins haut, lui murmura-t-il à l'oreille; si ce pauvre Ossipoff t'entendait...

—C'est juste,... mais ne m'as-tu pas éveillé parce que tu avais besoin de moi?

—En effet; il devient indispensable, vu notre proximité de la planète, de surveiller attentivement la marche de l'appareil.

—Alors, tu veux que je prenne le quart?

—Dame! tu viens de te reposer,... tandis que moi, je ne te cacherai pas que je me sens très fatigué.

En prononçant ces mots, l'ingénieur se dirigea droit vers le hamac que venait de quitter son ami, tandis que celui-ci, sortant de la cabine, gagnait la machinerie.

Une fois installé devant le moteur, il appliqua son œil au télescope de vigie, saisit d'une main les commutateurs de la machine, et se mit à surveiller attentivement le fleuve blanchâtre au sein duquel l'Éclair naviguait depuis tant de mois.

Devant l'appareil, circulant à travers l'espace assombri comme une gigantesque coulée de lave, le fleuve coupait au loin l'orbite de Saturne, pour s'enfoncer ensuite dans les noires profondeurs de l'infini.

N'ayant rien de mieux à faire, et pour se tenir éveillé, Gontran remarqua que le courant astéroïdal englobait tout entière la planète géante, ses multiples anneaux et jusqu'à sa constellation de satellites.

Saturne, maintenant, avait envahi la moitié du ciel de son disque aux teintes bleuâtres, et, malgré lui, le jeune comte ne pouvait s'empêcher d'admirer les évolutions multiples et variées des huit satellites qui passaient et repassaient à l'horizon saturnien, enchevêtrant leurs routes, ainsi que les balles avec lesquelles jouent les jongleurs, pour le grand ébahissement des badauds.

Et l'admiration de M. de Flammermont était si profonde qu'il en oubliait et l'Éclair et la mission qui lui était confiée.

Subitement, et sans qu'il s'en aperçût, le ciel s'obscurcit, ou plutôt prit une apparence laiteuse qu'il n'avait pas eu jusqu'alors, une pluie de feu zébra l'atmosphère saturnienne, en même temps que le courant cosmique parut avoir doublé de compacité.

Le soleil avait encore diminué d'éclat et ses rayons ne donnaient plus qu'une faible lueur que combattait l'irradiation de la planète elle-même.

Mais, tout à son étude des satellites saturniens, Gontran ne remarquait aucun de ces changements surprenants. Autrement, en dépit de son ignorance, il eût eu le pressentiment que quelque chose d'anormal venait de se passer.

—Déjà, fit-il, en entendant entrer dans la machinerie Fricoulet qui venait le remplacer.

—C'est donc bien intéressant? demanda l'ingénieur.

—Tu vas en juger toi-même, répondit le jeune comte, en abandonnant à regret son télescope.

—Et rien de nouveau? fit Fricoulet, qui s'approcha pour appliquer son œil à l'oculaire.

—Absolument rien.

Il achevait à peine cette réponse que l'ingénieur, jetant une exclamation stupéfaite, bondit en arrière:

Un coup d'œil lui avait suffi pour constater la brusque transformation de l'horizon sidéral.

—Les anneaux! s'écria-t-il en secouant M. de Flammermont, où sont les anneaux?

Tout interloqué par cette brusque et brutale interrogation, le jeune comte riposta:

—Tu me la bailles belle avec tes anneaux!—est-ce que tu me les avais donnés à garder?

—Non, répondit d'une voix ferme l'ingénieur, mais ce sont nos existences à nous que je t'avais donné à garder!

—Eh bien?

—Eh bien! Dieu veuille que par ta coupable négligence, elles ne se trouvent sérieusement compromises.

Gontran pâlit.

—Que veux-tu dire?

—Que tu t'es endormi et que, pendant ton sommeil, le wagon s'est égaré.

—Je le jure sur ce que j'ai de plus sacré, riposta gravement Gontran, que mon œil n'a pas quitté un seul instant l'oculaire du télescope.

—Alors, tu n'as pas remarqué ce qui se passait autour de nous?

Le jeune comte secoua négativement la tête.

Fricoulet se croisa les bras.

—Sais-tu ou nous sommes?

—Ma foi!... je n'en sais rien.

—Eh bien! tu as laissé tout simplement l'Éclair dévier de la route qu'il devait suivre.

—C'est-à-dire?...

—Que nous ne sommes plus dans le courant cosmique.

Gontran jeta un cri d'effroi.

—Grand Dieu! fit-il,... et où sommes-nous donc?

—Dans les anneaux de Saturne! cria l'ingénieur d'une voix furieuse.

Au moment où il prononçait ces mots, Ossipoff apparut sur le seuil de la machinerie.

Il avait le visage tout pâle, tout bouleversé; ses yeux brillaient d'un feu étrange, et ses lèvres tremblantes balbutiaient d'incompréhensibles exclamations...

—Ah! mes amis, dit-il, mes enfants!

Les deux jeunes gens s'approchèrent du vieux savant, ne comprenant rien à ces paroles.

Il saisit les mains de Fricoulet et les serra avec énergie, en disant:

—Quel bien vous venez de me faire!

—Moi? riposta l'ingénieur, ébahi.

—Ne venez-vous pas de dire que nous étions dans les anneaux de Saturne? demanda le vieillard.

—En effet,... mais je ne comprends pas...

—Comment! vous ne comprenez pas que de la sorte nous allons pouvoir étudier, dans son ensemble, la configuration de la planète, bien mieux que nous n'eussions pu le faire, en demeurant dans le courant astéroïdal.

L'ingénieur lança à Gontran un regard d'intelligence.

—Eh bien! monsieur Ossipoff, dit-il, ce n'est pas moi qu'il faut remercier.

Et désignant Gontran.

—C'est lui,... oui, c'est lui qui, étant de quart cette nuit, a eu cette excellente idée.

Ossipoff se précipita, prit le jeune homme entre ses bras et le pressa sur sa poitrine, en disant:

—Oh! mon fils,... mon fils!... seul, un savant tel que vous pouvait avoir cette sublime inspiration et l'audace nécessaire pour l'exécuter...

Tout confus, Gontran se dérobait aux remerciements chaleureux du vieillard.

Celui-ci, enthousiasmé, s'écria:

—Ne trouvez-vous pas que ce serait un crime que de passer ainsi à portée de ce monde merveilleux et de n'y point aborder?

Gontran jeta à Fricoulet un regard qui voulait dire:

«Eh! eh! ma bévue n'est déjà pas si blâmable, puisqu'elle a pour résultat de faire changer d'avis ce vieil entêté.»

Mais, comprenant que pour mieux engager le vieux savant dans cette voie, le mieux était de lui faire un peu d'opposition, le jeune homme répliqua:

—Certes, mon cher monsieur Ossipoff, ce serait mon plus ardent désir; mais comment ferions-nous pour gagner le sol saturnien, entre les anneaux et la planète?...

—Il existe une atmosphère dans laquelle nous pourrons naviguer à notre fantaisie, répondit triomphalement le vieillard; ainsi donc rien ne s'oppose à ce que nous mettions un si beau projet à exécution.

—Rien, en effet, répondit Fricoulet, rien, excepté votre propre parole...

Le savant se recula.

—Ma parole! dit-il.

—Oui, répondit l'ingénieur; avez-vous oublié déjà notre dernière discussion au sujet de notre voyage, discussion qui s'est terminée par l'engagement formel, pris par vous, de ne plus nous arrêter sur aucun monde nouveau et de revenir vers notre planète natale en suivant le courant cosmique...

—À moins, dit M. de Flammermont, que vous ne préfériez faire une halte sur Saturne et regagner la Terre immédiatement après...

—Sans avoir vu ni Uranus ni Neptune? gémit le vieillard.

Fricoulet leva les bras au plafond.

—Ce sont les termes mêmes de votre engagement, répondit-il.

—Mais, puisque nous avons abandonné le fleuve cosmique...

—Baste! dit l'ingénieur, ne vous tourmentez pas outre mesure;... du train dont nous marchons, nous aurons fait le tour de la planète en cinq heures; c'est-à-dire que dans une vingtaine de minutes nous arriverons au point d'intersection des anneaux et du fleuve cosmique...

Il ajouta:

—Au lieu de gémir, vous auriez mieux fait d'employer votre temps à étudier la configuration de la planète.

—Malheureusement, fit Gontran, qui regardait par un hublot, il y a une telle épaisseur de nuages qu'il est impossible de rien distinguer.

Ossipoff, en proie à un désespoir profond, s'arrachait véritablement les cheveux.

—Père, implora Séléna, je vous en supplie, ne vous chagrinez pas ainsi.

—Eh! gémit le vieillard, tu ne peux comprendre cela, toi!... passer si près...

Et se tournant vers Gontran, auquel il lança un regard chargé de reproche.

—Mais vous, un savant! oh! c'est un crime!

M. de Flammermont prit la main de Séléna.

—Voici près de quatre ans que je la délaisse pour l'astronomie... Je trouve juste qu'aujourd'hui l'astronomie cède le pas à l'amour.

Ossipoff courba la tête.

—Allons, dit Fricoulet, qui, l'œil au télescope de vigie, surveillait l'espace, il faut prendre une décision, monsieur Ossipoff: ou brûler Saturne et continuer notre voyage par le fleuve cosmique,... ou bien aborder sur Saturne et nous en retourner directement vers la Terre.

Et il ajouta en consultant sa montre.

—Vous avez cinq minutes pour vous décider.

Le vieux savant hésita, puis, à voix basse, avec un accent plein de regret, il répondit:

—Continuons le voyage!


CHAPITRE XI

FÉDOR SHARP EN VUE

Alors, fit l'ingénieur en jetant sur ceux qui l'entouraient un regard circulaire, alors c'est bien décidé, nous «brûlons» Saturne?

—Oui, déclara Gontran avec fermeté.

—Oui, répéta Séléna d'une voix plus douce, mais non moins assurée.

—Oui, dit à son tour Ossipoff en poussant un profond soupir.

—Et il courut s'enfermer dans sa cabine pour cacher sa rage et son désespoir.

—Pauvre père, murmura la jeune fille en le suivant d'un œil attendri.

M. de Flammermont eut un haussement d'épaules significatif.

—Il est encore temps, dit Fricoulet, de revenir sur notre décision.

—Et sur nos pas, bougonna Gontran.

—C'est ce que je voulais dire.

Séléna secoua la tête.

—Non, monsieur Fricoulet, répondit-elle, poursuivons notre route... puisque c'est la volonté du plus grand nombre. Elle soupira et s'en fut s'asseoir, toute triste, dans un coin de la machinerie.

—Allons, c'est fait, déclara l'ingénieur en pesant de toutes ses forces sur les commutateurs.

Le véhicule frémit dans toute son ossature et sembla bondir en avant.

—Tu ne crains pas de tout faire sauter? demanda le jeune comte, un peu ému de la trépidation terrible qui agitait l'Éclair.

—Baste! nous en avons vu bien d'autres, lorsqu'il s'est agi de sortir de l'atmosphère jovienne, riposta insoucieusement l'ingénieur.

Il avait ses regards attachés sur la boussole, tenant d'une main ferme la barre du gouvernail.

—Nous quittons les anneaux, déclara-t-il au bout d'un quart d'heure de silence.

—Alors, tout va bien? nous sommes en bonne route? demanda le jeune comte.

Fricoulet ne répondit pas; penché sur les accumulateurs, il les considérait attentivement, les sourcils froncés et les lèvres contractées d'une façon qui lui était familière lorsque se produisait un incident incompréhensible.

—Gontran! fit-il d'une voix brève.

Le jeune comte s'approcha.

—Tiens un moment la barre du gouvernail.

Et il alla rapidement vers l'arrière, colla son visage à un hublot et demeura quelques minutes, examinant attentivement le fonctionnement de l'hélice.

Il revint ensuite et pesa de nouveau sur les leviers des accumulateurs.

—Que fais-tu donc? demanda M. de Flammermont.

—Je cherche à parer aux conséquences de ton erreur d'hier, répondit sèchement l'ingénieur.

—Et ces conséquences... quelles sont-elles?

—Pendant que nous faisions le tour de Saturne, le gros du bataillon des astéroïdes défilait avec sa rapidité ordinaire,... si bien que les corpuscules, qui nous servent de point d'appui se font plus rares et que, si nous avions tardé seulement de quelques heures, nous nous trouvions dans le vide.

—Alors? demanda Gontran.

—Alors, tu le vois; je force d'électricité pour rattraper le temps perdu et rejoindre, si possible, le centre du fleuve cosmique dans lequel nous avons navigué jusqu'à présent.

Puis, voyant que son ami dissimulait avec peine sa formidable envie de dormir.

—Tiens! tu me fais de la peine, dit-il... va-t-en te coucher.

—Mais, c'est mon tour de quart.

Fricoulet, malgré son inquiétude, se mit à rire.

—Merci bien, fit-il, pour que tu commettes quelque nouvelle erreur, ou que tu t'endormes, le nez sur le levier du gouvernail; non, je préfère veiller toute cette nuit s'il le faut; comme cela, je serai certain de la marche de l'Éclair.

—Si tu préfères cela, bougonna le jeune comte d'un ton un peu piqué, moi aussi.

Et, sans serrer la main de son ami, il tourna les talons et fut s'étendre sur son hamac où le sommeil ne tarda pas à s'emparer de lui.


Lorsque M. de Flammermont s'éveilla le lendemain, son chronomètre marquait dix heures.

Il se précipita hors de sa cabine, honteux de sa paresse, mais espérant que les émotions et les fatigues de la veille avaient prolongé dans les mêmes proportions, le sommeil de ses compagnons de voyage.

Quand il entra dans la machinerie, il trouva Ossipoff et Fricoulet, debout devant l'un des hublots et discutant avec animation.

—Je vous affirme que si, disait le vieillard.

—Je ne nie point la chose, ripostait l'ingénieur, mais je ne puis, en conscience, vous dire que je vois, lorsque je ne vois pas.

À cette réponse, le vieux savant frappa du pied avec impatience et s'écria, en apercevant Gontran.

—Ah! monsieur de Flammermont, vous ne pouvez arriver plus à propos!

Et lui tendant la lunette qu'il tenait à la main.

—Examinez avec soin la constellation de Cassiopée!

Une légère grimace crispa les lèvres du jeune comte.

—Vous voulez, balbutia-t-il, que je...

—Que vous vérifiiez, lequel a raison, de M. Fricoulet ou de moi?

L'ingénieur se récria.

—Permettez, mon cher monsieur, fit-il, je ne prétends point que vous ayez tort; je dis seulement que je ne vois pas... Et s'adressant au jeune comte:

—M. Ossipoff, dit-il, prétend apercevoir, dans la constellation de Cassiopée, un astre nouveau, non marqué sur les cartes célestes, et dont il ignore la nature.

—Je ne prétends pas, monsieur, gronda le vieillard, tout rouge de colère, j'affirme...

—En ce cas, murmura Gontran, il n'est nullement besoin que je contrôle le bien fondé de votre affirmation.

Et il rendait la lunette à Ossipoff qui la repoussa en disant:

—Permettez: de savant à savant, ces choses-là se font, surtout en astronomie, où l'on est si souvent victime d'illusions d'optique.

Force fut bien au jeune homme d'obéir à l'injonction du vieux savant; il prit la lunette et, absolument ignorant de la situation occupée dans le ciel par Cassiopée, il braqua son instrument sur un point quelconque de l'espace.

—Je ne vois rien, déclara-t-il hardiment, après quelques instants d'examen.

Ossipoff se mit à ricaner.

—Cela ne m'étonne pas, dit-il, je vous parle de Cassiopée et vous cherchez dans le baudrier d'Orion.

Gontran se frappa le front.

—Je ne sais vraiment où j'ai la tête, murmura-t-il.

Et, tout de suite, il ajouta:

—D'ailleurs, l'oculaire n'est pas à mon point, et je ne distingue que très vaguement.

Fricoulet, une fois encore, se dévoua.

—Eusses-tu le grand télescope de l'observatoire de Nice, dit-il en riant, que cela ne t'avancerait pas beaucoup; là où il n'y a rien, les lunettes les plus puissantes ne peuvent rien faire apercevoir.

Ossipoff lança au jeune ingénieur un regard furieux et, arrachant l'instrument des mains du comte:

—Nous verrons dans quelques heures, grommela-t-il.

Et il reprit sa place au hublot, duquel il lui était permis de contempler, en toute facilité, la fameuse constellation.

Fricoulet retourna à son gouvernail.

—Eh bien! lui demanda Gontran à voix basse, où en sommes-nous? Nous avons marché un train d'enfer toute cette nuit et nous avons rejoint la grande marée astéroïdale; aussi, tu le vois, l'Éclair a repris son allure normale.

Le jeune comte se pencha à l'oreille de son ami.

—Et cet astre nouveau qu'il prétend avoir découvert, qu'y a-t-il de vrai là-dedans?

Fricoulet hocha la tête.

—Je n'en sais trop rien, répondit-il; on a de si singulières surprises avec ces satanées étoiles.

—Si vous, des savants, vous vous laissez surprendre, comment voulez-vous qu'un ignorant comme moi...

Fricoulet se mit à rire:

—Il y a une chose très simple à faire, dit-il; rends à Ossipoff ton tablier astronomique.

—Et il me répondra, comme dans le Chapeau de paille d'Italie: «Mon gendre, reprenez votre myrte, tout est rompu.»

L'ingénieur fixa sur son ami un regard singulier.

—Franchement, cela te ferait-il grand peine, s'il te rendait ton myrte?

Gontran coula vers Séléna un regard rapide; puis, se penchant encore davantage à l'oreille de son ami.

—Ce que c'est que la nature humaine, murmura-t-il; il y a quelques mois, tu m'eusses posé cette question que, pour toute réponse, je t'aurais sauté à la gorge!

—Tandis qu'aujourd'hui... répliqua l'ingénieur avec un petit sourire.

—Tandis qu'aujourd'hui, sans être affirmatif...

—Tu es dubitatif, n'est-ce pas? continua Fricoulet.

Et posant sa main sur l'épaule de son ami.

—Mais sois tranquille, ajouta-t-il, avant quelques semaines, tu ne conserveras plus aucun doute à ce sujet et, de toi-même, si cela est possible, tu restitueras ton myrte...

Gontran prit un air offensé.

—Alcide, déclara-t-il, c'est là une chose que je ne ferai jamais; j'ai engagé ma parole et, à moins qu'on ne me la rende... Je suis gentilhomme, mon cher...

—Tu ferais bien mieux d'être astronome, mon vieux, riposta l'ingénieur, car, si je ne me trompe, voici Ossipoff qui va te retomber sur le dos.

Le vieillard, en effet, qui, depuis quelques secondes, donnait toutes les marques d'une agitation extrême, quitta tout à coup le hublot auprès duquel il était installé et, brandissant triomphalement sa lunette, s'écria d'une voix vibrante:

—Victoire... Victoire!... je la tiens!

—Qui ça? demanda Fricoulet.

—Eh! mon étoile, parbleu!... ma planète nouvelle!... celle que j'avais aperçue tout à l'heure, déjà, dans la constellation de Cassiopée et dont vous avez nié l'existence.

—Permettez, dit l'ingénieur, je n'ai rien nié,... j'ai déclaré, simplement, que je ne voyais pas...

Et s'emparant de la lunette que le vieux savant offrait à M. de Flammermont, il la braqua dans l'espace.

—Quelle est sa situation? demanda-t-il.

—Par XII heures d'ascension droite et 30 degrés de déclinaison boréale, répliqua l'astronome.

Tout aussitôt Fricoulet s'orienta.

Mais, après quelques instants d'observation, il eut un brusque haut-le-corps et murmura:

—Certes, voilà quelque chose de très curieux.

Il quitta le hublot, et courut à une carte céleste pendue à l'une des cloisons de la machinerie; puis, après l'avoir consultée attentivement, il revint au hublot et, de nouveau, examina le ciel.

—Eh bien! avais-je raison? demanda Ossipoff en se croisant les bras et en laissant tomber sur l'ingénieur un regard dédaigneux.

—Assurément, répondit Fricoulet, il y a quelque chose, mais quoi?

—Eh! que voulez-vous que ce soit, sinon une étoile?

—Ce pourrait être une planète, déclara Gontran, qui crut prudent de placer son mot dans la conversation.

Le vieillard hocha la tête.

—C'est douteux, murmura-t-il.

—Parce que?...

—Parce qu'il ne me paraît pas qu'une planète puisse exister au point de l'espace où nous nous trouvons, à une si grande proximité de Saturne.

Ossipoff regardait M. de Flammermont.

Celui-ci crut bien faire en paraissant ne pas partager l'opinion du vieux savant, sans doute pour lui faire supposer qu'il en avait une personnelle.

Il allongea les lèvres dans une moue dubitative.

—Peuh! fit-il laconiquement.

—Vous en penserez ce que vous voudrez, répondit le vieillard d'un ton un peu sec, comme toutes les fois qu'il rencontrait une contradiction; quant à moi, je persiste à croire que Saturne eût empêché la formation d'un semblable monde; en outre, en admettant même qu'il ne s'y fût pas opposé, il y a longtemps que les astronomes connaîtraient cette planète.

—En ce cas, que supposez-vous?

Ossipoff leva les bras au plafond.

—Jusqu'à présent, je ne suppose rien,... j'attends...

—Vous attendez! quoi?

—Que nous nous soyons assez rapprochés de cet astre pour pouvoir l'étudier plus en détail.

—Voici une idée sage, déclara Fricoulet, et si tous les savants de la Terre raisonnaient ainsi, il y aurait bien moins de temps perdu en discussions oiseuses.

—Avant quelques heures, nous saurons à quoi nous en tenir, monsieur Ossipoff.

-Si nous les consacrions à baptiser cet astre nouveau, proposa Gontran.

—Voilà une bonne idée, dit Séléna en intervenant.

—Eh bien! demanda Fricoulet, puisque tu as eu l'idée, c'est à toi que doit revenir l'honneur de désigner le nom dont on va affubler le nouveau-né...

—Ce nom ne doit-il pas être celui du savant qui l'a découvert?

Ossipoff, tout ému, serra les mains du jeune homme.

—Merci, mon cher Gontran, balbutia le vieillard, mais je n'accepte pas le grand honneur que vous me faites...

Il ajouta avec un sourire:

—Il y a déjà, sur les cartes du ciel, une quantité assez grande de noms difficiles à écrire et à retenir, sans en mettre un de plus; désignons tout simplement cet astre, et jusqu'à plus ample informé, par une lettre de l'alphabet grec.

—Soit, dit Gontran, va pour Omicron.

—Ou Oméga, ajouta Fricoulet.

Le vieux savant secoua la tête.

—Cela n'est pas possible, répondit-il; vous oubliez que des étoiles de cette même constellation de Cassiopée portent déjà ces noms sur les cartes astronomiques.

—C'est juste, observa l'ingénieur.

—Mais rien ne prouve que ce corps brillant appartienne à la constellation de Cassiopée, fit observer Gontran qui en revenait à son idée première.

Ossipoff haussa les épaules et retourna à son hublot; Fricoulet rejoignit ses leviers; quant à Gontran, il fut s'étendre dans un coin et les yeux mi-clos, il se mit à rêvasser, tout en sifflotant une réminiscence de la dernière opérette à laquelle il avait assisté avant son départ de la Terre.

Un cri poussé par Ossipoff l'arracha aux douceurs de son farniente; il bondit sur ses pieds et se précipita vers le savant.

Celui-ci avait le visage tout bouleversé.

—Vous aviez raison, dit-il d'une voix rauque au jeune comte.

—Raison!... moi!... à quel sujet?

—Au sujet de ce corps nouveau découvert par moi dans la constellation de Cassiopée.

—Il n'existe pas?... une illusion d'optique?

—Il existe parfaitement, seulement...

—Seulement?

—Il n'appartient pas à la constellation.

Le jeune comte eut un sourire victorieux.

—Quand je vous le disais? s'écria-t-il,... c'est une planète!

—Jamais de la vie...

—Alors... quoi?

—C'est un bolide.

Fricoulet et Séléna accoururent et s'écrièrent en même temps.

—Un bolide!

—Qui traverse l'infini et se dirige vers le Soleil.

—Eh bien! demanda M. de Flammermont, je ne vois là rien qui vous puisse causer une semblable émotion.

—Mais songez donc que c'est la première fois, depuis nos voyages successifs, qu'il nous est donné d'étudier ces corps étranges.

Gontran sentit qu'il pourrait, par une trop grande indifférence, éveiller les soupçons de son futur beau-père: il étendit donc la main vers la lunette en disant:

—Puis-je voir aussi?

Ossipoff changea l'oculaire de l'instrument.

—Regardez, dit-il après avoir terminé cette petite opération.

L'ancien diplomate commençait à avoir l'habitude des instruments, il régla donc la lunette suivant sa vue et augmenta le grossissement de l'objet encadré dans l'oculaire jusqu'à ce qu'il en distinguât nettement les contours.

Alors, intéressé malgré lui, par le spectacle qui s'offrait à sa vue, il poussa un cri de surprise.

—En effet, murmura-t-il; ce n'est pas une étoile,... mais pas une planète non plus,... c'est un morceau, un débris,... tiens, vois plutôt.

Et il s'apprêtait à se retirer pour céder sa place à Fricoulet; mais la main d'Ossipoff, s'appuyant sur son épaule, le maintint immobile.

—Attendez quelques instants encore, dit le vieux savant.

Le bloc rocheux, qui scintillait comme une étoile, sur le fond noir du ciel, pivotait rapidement autour d'un axe qui paraissait fortement incliné et le jeune homme distinguait à merveille les irrégularités de ce polyèdre lancé dans l'infini, comme une flèche.

—Si j'ai bien vu, disait Ossipoff, cet astéroïde doit mesurer, suivant son grand axe, près d'un kilomètre et demi de large et un kilomètre suivant sa plus petite dimension... n'est-ce pas votre avis?

—Cela dépend de sa rotation sur lui-même, répondit Gontran.

—Elle est d'une heure et demie,... je l'ai calculée grâce à une tache extrêmement lumineuse qui s'aperçoit presque au pôle boréal.

—Une tache lumineuse? murmura M. de Flammermont qui écarquillait vainement les yeux.

—Ne la cherchez pas inutilement, répondit Ossipoff,... elle se trouve sur la face actuellement invisible.

—Avez-vous remarqué la rapidité avec laquelle marche ce corpuscule? demanda Gontran au bout de quelques minutes.

—J'ai calculé que nous nous précipitions au devant l'un de l'autre avec une vitesse de 130,000 mètres par seconde.

—130,000 mètres! s'écria Séléna.

—Dame! ma chère enfant, le calcul est simple à faire; notre vitesse à nous est de 85,000 mètres, la sienne est de 45,000,... cela nous donne plus de 40,000 lieues à l'heure.

M. de Flammermont s'étant écarté, Fricoulet prit sa place à l'oculaire de la lunette pour examiner, lui aussi, ce monde étrange.

Tout à coup, il poussa une exclamation étouffée.

Ossipoff, qui rédigeait ses observations, releva la tête et demanda d'un ton narquois:

—Auriez-vous fait, par hasard, quelque constatation intéressante?

L'ingénieur ne répondit pas tout de suite; il était plongé dans une attentive contemplation.

—Il se pourrait, dit-il enfin avec une légère émotion dans la voix.

—Et quel est votre avis? fit Ossipoff, toujours narquois... sommes-nous en présence d'une étoile,... d'une planète,... ou d'un bolide?

—D'un bolide, assurément.

—Ah! vous me voyez tout joyeux de me rencontrer avec vous,... et, sur la nature de ce bolide, avez-vous quelque opinion?

L'ingénieur, qui feignait de ne pas s'apercevoir du ton de persifflage qu'employait, pour lui parler, le vieux savant, répondit avec un grand calme.

—D'une nature cométaire.

Le vieillard éclata de rire.

—En vérité,... et pourriez-vous préciser, s'il vous plaît?

—Qu'entendez-vous par préciser?

—Mais... indiquer, par exemple, à quelle comète appartiendrait, selon vous, ce fragment?

—À la comète de Tuttle, répondit l'ingénieur sans hésiter.

Ossipoff haussa les épaules.

—Quoi d'impossible à cela? riposta Fricoulet; serait-ce le premier exemple que nous aurions d'une fragmentation cométaire?... pareille aventure n'est-elle pas arrivée, en 1846, à la comète de Biéla? la comète se brisa en deux parties qui naviguèrent pendant quelques temps de conserve, mais qui ne revinrent jamais au périhélie, depuis l'époque de la catastrophe;... il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce que semblable accident fût survenu à la comète de Tuttle.

Le vieux savant frappa du pied avec impatience.

—L'imagination vous emporte, mon cher monsieur Fricoulet, dit-il,... en admettant que votre supposition fût exacte, comment expliqueriez-vous que nous rencontrions ici un fragment de Tuttle?

—Mais de la manière la plus simple du monde, mon cher monsieur Ossipoff!... l'aphélie de Tuttle ne se trouve-t-il pas précisément au delà de Saturne et juste au point de l'espace où nous sommes actuellement?

—D'accord, vous oubliez seulement que la comète n'y parviendra que dans plusieurs années, la durée de sa révolution étant de treize ans,... elle ne passera à son aphélie qu'en 1890; ce ne peut donc être elle...

Et, certain d'avoir écrasé l'ingénieur sous cet argument sans réplique, Ossipoff enveloppait Fricoulet d'un regard triomphant.

Fricoulet se redressa et regardant le vieillard bien en face.

—Quant à moi, dit-il, sans avoir la prétention de vouloir vous expliquer comment, ni à quel point de l'espace a pu avoir lieu la fragmentation, je vous affirme que c'est bien un fragment de la comète Tuttle que nous avons là sous les yeux.

Ossipoff ricana.

—Une affirmation de vous ou rien, dit-il, c'est à peu près la même chose.

—Et si je vous donnais une preuve?

—Une preuve! fit le vieux savant en écarquillant les yeux,... et laquelle?

—Ce point brillant qui vous a servi à établir la durée de rotation de ce mondicule, savez-vous ce que c'est?

—Quelque pic neigeux, sans doute!...

Fricoulet secoua la tête.

—Erreur, monsieur Ossipoff, erreur, répondit-il, c'est... l'obus que nous avait volé Sharp sur la Lune.

—L'obus! s'écrièrent plusieurs voix.

—Oui, répéta l'ingénieur, l'obus qui nous a servi d'habitation pendant les longs mois que nous avons vécus sur la planète.

Ossipoff s'était précipité vers la lunette et l'avait braquée sur le bolide.

Longtemps il demeura immobile, comme pétrifié, le visage collé à l'oculaire, les membres agités d'un tremblement nerveux.

—C'est vrai, murmura-t-il enfin.

Puis, après un nouveau silence.

—Mais comment se peut-il faire?

Fricoulet leva les bras au plafond, en signe d'ignorance complète.

—Il suffit que cela soit, répondit-il.

Gontran poussa un cri.

—Mais si l'obus se trouve là, dit-il, il n'y aurait aucune impossibilité à ce que Fédor Sharp s'y trouvât également.

Ossipoff eut un haussement d'épaules significatif.

—Il doit être mort depuis longtemps, répondit-il.

L'ingénieur avait sorti son carnet de sa poche et, rapidement, sur une page blanche, avait jeté quelques calculs.

—Je ne sais, dit-il en s'adressant à Ossipoff, si vous avez raison en ce qui concerne le décès—probable, en effet—de Fédor Sharp; mais, en tout cas, vos calculs sont exacts.

—Avaient-ils donc besoin d'être vérifiés? demanda railleusement le vieillard.

—Je ne pense pas,... en tout cas, j'ai pensé, moi, à une chose à laquelle vous n'avez pas pensé, vous!

—Laquelle?

—C'est que ce bolide coupe notre route en biais.

—Et après?

—Après!... mais que diriez-vous, s'il nous heurtait au passage?

—Peuh!... c'est improbable...

—Si peu improbable, mon cher monsieur, que nous sommes, en ce moment, éloignés de lui de six cent mille lieues et que, comme nous courons l'un sur l'autre, à raison de 460,000 lieues à l'heure, le choc aura lieu dans une heure vingt minutes.

Gontran étouffa un juron, Séléna poussa une exclamation et Ossipoff pâlit légèrement.

—Mais nous serons réduits en miettes! murmura M. de Flammermont.

L'ingénieur secoua la tête.

—Je crois, plutôt, répondit-il avec un imperturbable sang-froid, que nous nous en irons en fumée, tout simplement.

Il se frotta les mains et ajouta, avec une satisfaction admirablement simulée:


L'Américain avait entrebâillé la porte de sa cabine.

—Le mouvement brusquement anéanti et transformé en chaleur fera de nous un petit soleil.

Gontran se tourna vers Ossipoff dont le visage avait repris sa placidité accoutumée:

—Vous avez entendu, monsieur? demanda-t-il.

—M. Fricoulet a parfaitement raison, répondit le vieillard; mais il oublie que nous avons un moyen bien simple d'éviter la mort.

—Et ce moyen, dit le comte, c'est?...

—C'est de ne pas aller au devant d'elle; répondit l'ingénieur, nous n'avons qu'à stopper et à laisser passer devant nous ce train express dont la rencontre ne laisserait pas que de nous endommager radicalement!

—On peut encore forcer d'électricité et devancer l'astéroïde, suggéra Ossipoff.

—Ce serait dangereux; les accumulateurs débitent le maximum d'électricité, et nous ne pouvons aller plus vite, déclara l'ingénieur. Le propulseur est lancé à toute vitesse, nous franchissons 80 kilomètres par seconde, soit la largeur de l'Atlantique en une minute, 72,000 lieues à l'heure.

—En ce cas, s'écria Gontran, nous n'avons qu'à faire ce que tu disais tout à l'heure,... c'est-à-dire à stopper.

Ossipoff murmura d'un air résigné:

—Stoppons, quoique, cependant, cela m'eût fait un sensible plaisir de m'approcher de ce bolide le plus près possible.

—Au risque de nous casser le nez,... comme une chauve-souris qui s'aplatit contre un mur.

—Ou encore de nous transformer en Soleil, reprit gaiement Fricoulet.

—Je ne sais si Mlle Séléna aspire beaucoup au rôle d'étoile, dit le comte, quant à moi, je n'ai aucun goût pour celui que me réserve une rencontre avec Fédor Sharp.

—Alors, dit l'ingénieur,... c'est bien décidé, nous stoppons?

Il promena un regard circulaire autour de lui, pour interroger ses compagnons.

--- Une fois,... deux fois,... trois fois,... ajouta-t-il,... rien ne va plus?... Eh bien! stoppons.

Et pendant qu'Ossipoff, suivi de Séléna et de Gontran, quittaient la machinerie et remontaient sur le carré, Fricoulet se dirigea vers le moteur.

—C'est dommage, dit-il à mi-voix, j'eusse éprouvé un grand plaisir à revoir ce coquin de Sharp,... seulement pour savoir comment il faisait pour vivre...

Penché sur l'appareil, le jeune ingénieur ne s'apercevait pas que, derrière lui, une porte s'entr'ouvrait imperceptiblement.

Cette porte était celle de la cabine dans laquelle était enfermé Jonathan Farenheit.


CHAPITRE XII

UN ABORDAGE DANS L'ESPACE

Depuis plus d'un mois, c'est-à-dire depuis sa tentative folle et criminelle pour faire sauter l'Éclair et ceux qu'il portait, l'Américain vivait enfermé dans une cabine de l'arrière, où ses compagnons lui portaient régulièrement la dose de liquide nutritif indispensable à sa misérable existence. Misérable, en effet, que la vie de cet homme, encagé ainsi qu'une bête fauve, respirant à peine, et condamné à ne revoir jamais, avant sa mort, la lumière du Soleil et l'espace étoilé.

En souffrait-il? C'était peu probable.

Il était tombé dans un état physique quasi-comateux, et il semblait que son intelligence eût sombré dans un anéantissement complet, où ne survivraient que les seuls instincts de la brute.

La plupart du temps, il demeurait accroupi dans un coin—le plus sombre de sa cellule,—il y demeurait des journées entières sans faire un mouvement, comme s'il était mort.

Puis, brusquement, il se levait et arpentait sa cabine à grandes enjambées, marchant sans discontinuer durant de longues heures en poussant des cris rauques et des gémissements; après quoi, épuisé par la fatigue de cet exercice inaccoutumé, il se jetait sur son hamac où il restait étendu plusieurs jours de suite, sans faire un geste, sans proférer une parole.

La veille du jour où Ossipoff croyait avoir découvert une nouvelle étoile dans la constellation de Cassiopée, Farenheit avait fait, autour de son logement, une promenade acharnée qui l'avait jeté, au bout de quelques heures, harassé sur son hamac, et il somnolait, lorsque tout à coup le nom de Fédor Sharp, prononcé à quelques pas de lui, derrière la porte de sa cellule, l'avait fait tressaillir.

Il sembla que le nom de son ennemi, frappant soudainement ses oreilles, eût galvanisé son intelligence. Il passa la main sur son front d'un air égaré.

—Sharp! balbutia-t-il. Sharp!

Ce nom évoquait, dans son esprit, tout un monde de souvenirs; peu à peu son visage perdit l'expression de bestialité qu'il avait depuis plusieurs semaines, le regard devint moins fixe, moins terne, la bouche, continuellement tordue dans un tiraillement nerveux, reprit son immobilité première.

Il se redressa sur son coude et prêta l'oreille. Pour la première fois, depuis longtemps, il écoutait et il comprenait.

By God! grommela-t-il, que se passe-t-il donc?... il me semble que je m'éveille d'un long sommeil... Si je n'ai point été fou, je n'ai pas dû en être loin.

Les voix, dans la cabine à côté, s'élevaient un peu, et maintenant le bruit de la conversation parvenait presque distinctement à l'Américain.

Tout à coup, il se coula hors de son hamac et rampant sur le plancher, vint coller son oreille contre la porte.

—Oui, murmura-t-il au bout d'un instant, je ne m'étais pas trompé, ils parlent de Sharp,... mais à quel sujet?

Tout à coup un rire muet lui fendit largement la bouche.

—Eh! eh! fit-il, ils le voient... il est près de nous.

Et il se frottait les mains l'une contre l'autre avec une évidente satisfaction.

Mais presque aussitôt son visage se rembrunit subitement et ses sourcils se froncèrent.

By God! grommela-t-il, le laisser passer devant!... Nous arrêter! Mais ces gens de l'Ancien continent n'ont décidément pas de sang dans les veines!...

Ses joues tremblaient de colère et un feu sombre brûlait au fond de ses prunelles.

—Ah! by God! ajouta-t-il avec un hochement de tête furieux, ils ont peur de mourir!... Comme si l'existence que nous menons depuis plusieurs mois était une existence... Comme si la mort n'était pas cent fois préférable à cette réclusion idiotisante!... et puis mourir en se vengeant... mais c'est vivre en quelques instants tout ce qui vous reste à vivre... Ah! by God! non, il ne s'échappera pas, et, dussions-nous...

De nouveau, il se mit à ricaner.

—Oui, oui... continua-t-il d'une voix sifflante, stoppez tant que vous voudrez, de peur de culbuter cet honorable coquin!... Vous le culbuterez quand même, et que vous le veuillez ou non, je vengerai, sur la peau de ce misérable, toutes mes tribulations, tous mes déboires...

Il prêta l'oreille, et ses joues, hâves et décavées, se colorèrent d'un flot de sang.

—En Soleil, murmura-t-il, ce Fricoulet dit que nous pourrions nous transformer en Soleil.

Il fit claquer ses doigts avec impatience et grommela:

—C'est cela qui assurerait mon élection à la présidence de l'Excentric-Club, si l'on savait, à New-York, que sir Farenheit est un de ces astres devant lesquels les savants de la Terre se pâment d'admiration! En ce moment, la conversation avait cessé entre les voyageurs, puis Ossipoff ayant quitté la machinerie avec Séléna et Gontran, le silence s'était fait.

C'est alors que l'Américain avait entrebâillé la porte de sa cabine, que l'on négligeait de fermer depuis qu'il était tombé dans cet état comateux qui le rendait inoffensif, et, sans que l'ingénieur s'en doutât, il surveilla tous ses mouvements.

Il le vit s'approcher des appareils producteurs de l'électricité et du système qui composait le moteur, puis consulter attentivement les indications de débit du générateur, calculer la vitesse du propulseur, examiner les divers instruments de précision; après quoi, il se dirigea vers l'appareil moteur.

Contre des tablettes se trouvaient disposées une série de poignées, se mouvant à la façon de leviers ordinaires.

L'ingénieur repoussa une de ces poignées et abaissa verticalement un levier horizontal qui commandait la distribution de force motrice.

Aussitôt la vibration continue du propulseur dans son tambour diminua d'intensité, alors Fricoulet repoussa successivement toutes les poignées et progressivement le moteur se ralentit jusqu'au moment où il s'arrêta tout à fait.

Après quoi, l'ingénieur donna à l'ensemble de l'appareil un dernier coup d'œil et sortit de la machinerie.

En haut, Ossipoff, l'œil de nouveau vissé à sa lunette, examinait l'astéroïde qui s'avançait dans l'espace avec une rapidité vertigineuse.

—Eh bien! mon cher monsieur, demanda Fricoulet, avez-vous fait d'intéressantes découvertes? demanda l'ingénieur.

—Mon père cherche Sharp, dit Séléna.

L'ingénieur eut un petit sourire.

—Cette recherche est peut-être prématurée, répondit-il; songez que nous sommes à quatre cent mille lieues...

—D'autant plus, dit à son tour Gontran, que la présence de notre obus sur ce caillou n'implique nullement la présence de ce coquin!

—En tout cas, observa Fricoulet, ce doit être un séjour bien singulier que cet astéroïde dont l'équateur mesure à peine trois quarts de lieues de tour...

Il ajouta:

—Si j'ai bien calculé, les méridiens ne doivent pas avoir plus de cinq kilomètres d'un pôle à l'autre.

—Un caillou, quoi! ajouta M. de Flammermont avec dédain.

—Eh! eh! riposta Ossipoff en se retournant vers eux, un caillou qui a une surface de vingt kilomètres carrés et cube plusieurs centaines de mille mètres, est un caillou encore fort respectable.

—Peuh! répliqua le jeune comte avec une moue fort accentuée, la dixième partie de Phobos.

—La millionnième de la Lune, ajouta Fricoulet.

—Pour un homme seul, cela me paraît suffisant, répliqua le vieillard.

Et il reprit ses observations.

—Une chose qu'il m'intéresserait de savoir, dit Séléna, ce sont les moyens employés par Sharp pour prolonger sa misérable existence.

—Au moment où nous avons abandonné la Comète, poursuivit Fricoulet, les soutes du wagon étaient à peu près vides; quant aux réserves d'air respirable, il s'en fallait de peu qu'elles ne fussent épuisées.

—Eh! répliqua le comte, Sharp n'est pas un imbécile, et s'il est là-dessus, c'est qu'il a certainement trouvé le moyen d'y subsister.

Fricoulet éclata de rire.

—Voilà, où je ne m'y connais pas, une vérité de La Palisse: si Sharp n'est pas mort, c'est qu'il a réussi à vivre.

L'hilarité devint générale; l'ingénieur ajouta:

—En ce qui concerne Sharp, je suis entièrement de l'avis de Gontran. Je vais même plus loin, je déclare que c'est un homme supérieur. Malheureusement, si son intelligence est vaste, sa conscience est nulle et ses scrupules sont en raison absolument inverse de ses capacités. Aussi, si dans le cataclysme qui a engendré la fragmentation cométaire de Tuttle, il n'a pas péri, je parierais ma tête qu'il vit encore,... C'est un gaillard énergique et d'un entêtement dont rien n'approche, comme nous avons pu le constater d'ailleurs... S'il a mis dans sa tête de rejoindre la Terre et de déposer, avant M. Ossipoff, sur le bureau de l'Académie des sciences de Pétersbourg, la relation de ses voyages, rien ne l'en empêchera...

À ces dernières paroles prononcées par l'ingénieur, le vieux savant se redressa et, faisant brusquement volte-face, montra à ses compagnons son visage tout pâle et tout bouleversé.

—Je n'avais point songé à cela, dit-il d'une voix rauque.

—À quoi n'aviez-vous pas songé, père? demanda Séléna qui, la première, fut frappée de l'altération des traits du vieillard.

—Que le bolide que nous apercevons et qui, dans moins d'une heure, va couper notre route, atteindra l'atmosphère terrestre avant cinq mois, en sorte que si Fédor Sharp a trouvé le moyen d'échapper à la mort...

—Il sera le premier à recueillir la gloire de ce voyage merveilleux dont j'ai eu la pensée, et dont il m'a volé les moyens d'exécution...

Fricoulet haussa les épaules.

—À cela il n'y avait qu'un remède, dit-il.

—Lequel?

—Risquer le tout pour le tout et poursuivre notre route; nous heurtions le bolide, c'est vrai, et nous courrions la chance d'être mis en pièces, volatilisé même, mais nous risquions aussi de disloquer le monticule sur lequel nous supposons notre ennemi, et peut-être la Providence eût-elle permis le triomphe de la justice...

Gontran hocha la tête.

—Tu es bon, toi! murmura-t-il, j'estime ma vie un peu plus que la vaine gloriole terrestre, et je ne donnerais pas le bout de mon petit doigt pour le rapport d'un secrétaire, fut-il aussi perpétuel que tu voudras...

—Cependant, murmura Séléna avec un regard suppliant du côté du jeune comte.

Ossipoff saisit la main de sa fille.

—Brave petite, dit-il, tu te dévouerais, toi, tu te sacrifierais;... mais je serais un monstre d'ingratitude si j'acceptais...

Il poussa un profond soupir, et, se retournant, remit son œil à l'oculaire de la lunette.

—Dévouement filial et abnégation paternelle tout platoniques murmura Fricoulet gouailleur, le voulût-on que, maintenant, il serait trop tard pour tenter de rencontrer ce fragment de Tuttle.

Et il ajouta, après un instant de silence:

—Il n'y a plus qu'une chose à souhaiter.

—Laquelle?

—Que Sharp ait rendu sa vilaine âme au diable.

Amen, dit Gontran.

—D'ailleurs, poursuivit l'ingénieur, le bolide va passer à une assez courte distance, pour que rien de ce qui se trouvera à sa surface n'échappe aux investigations de M. Ossipoff.

Il tira sa montre.

—Dans quatre heures et vingt minutes, il coupera exactement notre route, dit-il.

—À combien de kilomètres sera-t-il alors? demanda Séléna.

—À huit cents environ, mademoiselle, soit deux cents lieues; la lunette de votre père ramènera cette distance à moins de deux kilomètres.

—Pensez-vous que, si Sharp existe, interrogea Mlle Ossipoff, il puisse nous apercevoir?

L'ingénieur allongea les lèvres dans une moue dubitative.

—Voilà qui est moins que certain, répondit-il; nous marchons à l'opposé du Soleil et nous nous en éloignons, tandis que le bolide s'en rapproche en suivant une direction absolument contraire. Si nous le distinguons aussi parfaitement, c'est parce qu'il est éclairé en plein par la lumière solaire: pour lui, au contraire, notre appareil se confond avec l'obscurité de l'espace, puisque la face éclairée n'est pas tournée de son côté: Si Sharp est là-bas, il est probable, il est même certain qu'il ne s'est aucunement aperçu de la présence de notre wagon.

—C'est égal, répliqua Gontran en secouant la tête, j'aurai bien de la peine à admettre qu'un être humain puisse exister à la surface d'un corps aussi microscopique.

—Il est certain, fit l'ingénieur, que ce doit être là, pour un être humain, un séjour des plus singuliers et que la vie, sur un si petit monde, ne doit pas marcher sans des particularités étranges. La pesanteur y doit être infiniment plus faible que sur les satellites de Mars; et tu sais cependant si elle s'y fait peu sentir. Sharp ne doit pas peser, là-dessus, plus de quelques grammes et il doit s'abstenir du moindre mouvement un peu trop brusque, qui l'enverrait en dehors de la zone d'attraction de sa planète. Au besoin, si cette fantaisie le prenait, il pourrait jongler avec le wagon-obus qui lui sert d'habitation.

—Mais pour vivre, il faut respirer, et un morceau de roche tel que celui-là doit manquer totalement d'atmosphère.

—Totalement! non, mais il doit y en avoir fort peu, aussi, s'il s'aventure hors de l'obus, ne peut-il le faire que casqué d'un respirol.

—Par exemple, dit Séléna, une chose à laquelle je ne pourrais m'habituer, c'est à la courte durée des jours et des nuits.

—En effet, leur durée est à peu près dix fois moindre de celle qu'elle est sur Terre, mais, s'il veut se donner le luxe des nuits et des jours terrestres, rien n'est plus facile à Sharp.

—Ah bah! et de quelle façon?

—En habitant près du pôle, et en se déplaçant au fur et à mesure que la rotation s'accomplit; il a même ce grand avantage de pouvoir régler, à sa fantaisie, la longueur de ses jours et de ses nuits.

Pendant cet entretien, Ossipoff avait gardé le plus profond silence.

—Eh bien! lui demanda tout à coup Gontran, apercevez-vous quelque vestige humain?

Le vieillard secoua négativement la tête.

—Tu es par trop impatient, fit alors Fricoulet; nous ne sommes point encore assez près;... songe, qu'à cette distance, le bolide ne doit pas mesurer plus de 15 à 20'.

Comme si ces mots l'eussent rappelé à la réalité, le vieux savant s'écria:

—Vous êtes dans l'erreur, monsieur Fricoulet, l'arc sous-tendu mesure au moins le double.

—Ce n'est pas possible!

—Si vous voulez vous en convaincre par vous-même, murmura le vieillard, un peu piqué que l'on se permît de mettre en doute une affirmation de lui.

Et il s'écarta de la lunette pour donner sa place au jeune ingénieur.

À peine celui-ci eut-il appliqué son œil à l'oculaire, qu'il fit un bond en arrière, en poussant une exclamation de surprise.

—Fichtre! dit-il, voilà qui est singulier.

—Si singulier que cela? demanda Gontran...

—Dame! à moins que je n'aie la berlue... et M. Ossipoff également!

Il fouilla dans sa poche, prit un micromètre qu'il ajusta à l'instrument et dit à M. de Flammermont:

—Mets-toi là, vise le bolide, et fais jouer la vis du micromètre.

Au bout de quelques minutes, Gontran s'écarta en disant:

—C'est fait...

Fricoulet examina le micromètre et son visage, soucieux déjà, se rembrunit davantage encore.

—Trente-trois minutes, dit-il.

—Eh bien! demandèrent ses compagnons?

—Je n'y comprends rien, j'ai fait machine en arrière, et la force du moteur neutralisant la force du courant, nous maintient immobile dans l'espace, en sorte que ce bolide, marchant avec une vitesse normale devrait être à 200 kilomètres encore de nous,... or, le micromètre marquant 31', il en faut conclure que nous ne sommes séparés que par une distance moitié moindre de celle qui devrait exister.

Il réfléchit quelques secondes et murmura:

—C'est absolument comme si le moteur fonctionnait à toute vitesse.

—Peut-être, insinua Mlle Ossipoff, vos calculs sont-ils faux?

—Qu'entendez-vous par là, mademoiselle?

—J'entends que, peut-être, le bolide marche plus rapidement que vous ne l'aviez établi tout d'abord.

Le vieux savant secoua la tête.

—Si les calculs avaient été faits par M. Fricoulet seulement, dit-il, on pourrait mettre en doute leur exactitude...

—Mais du moment que vous les avez contrôlés,... ajouta l'ingénieur aucune erreur ne peut s'y être glissée; l'errare humanum est ne vous est pas applicable.

Alors, Gontran qui, de nouveau, avait appliqué son œil à l'oculaire s'écria:

—Si les calculs sont exacts et si l'on fait bien machine en arrière, il se produit un phénomène inexplicable.

Et il ajouta d'une voix un peu émue:

—Le bolide a grossi prodigieusement depuis cinq minutes, il semble que nous nous précipitions dessus.

Un éclair de joie passa dans la prunelle d'Ossipoff.

—Si cela pouvait être vrai! murmura-t-il entre ses dents, nous aurions au moins la chance d'empêcher ce misérable Sharp d'arriver avant nous sur Terre et de déflorer la gloire qui nous attend...

Mais secouant la tête:

—Hélas! ajouta-t-il avec un accent de regret dans la voix; nous sommes certainement victimes d'une illusion d'optique.

—Vous êtes, en vérité, d'un égoïsme féroce, mon cher monsieur Ossipoff, gronda Gontran;... pour satisfaire votre futile amour-propre de savant, vous préférez nous briser les os!...

Séléna, qui s'était approchée d'un hublot, joignit les mains dans un geste terrifié.

—Messieurs, implora-t-elle, c'est effrayant!... monsieur Fricoulet,... mon père,... je vous en supplie, sauvez-nous, sauvez-moi!..

Et se précipitant vers son père, elle l'enlaça de ses bras, gémissante et tremblante.

—J'ai peur,... j'ai peur de mourir!...

M. de Flammermont, ému par cet appel désespéré de sa fiancée, s'élança hors de la cabine et, se précipitant par la petite échelle qui reliait l'un à l'autre les deux étages du véhicule, arriva à la porte de la machinerie.

Il voulut l'ouvrir, elle résista.

—Morbleu! gronda-t-il, que se passe-t-il donc?

Il fit un nouvel effort qui rencontra la même résistance.

Alors, comme un éclair rapide, une idée subite traversa la cervelle du jeune homme.

—C'est ce damné Américain, murmura-t-il.

Puis se ruant contre la porte avec toute la violence du désespoir, il tenta de l'enfoncer.

Mais la cloison de lithium ne bougea pas; Gontran ne fit que se meurtrir inutilement.

—Farenheit! rugit-il, Farenheit.

De l'autre côté de la porte, une voix calme demanda.

—Que me voulez-vous?

—Ouvrez... au nom de Dieu!... ouvrez sans perdre un instant.

Farenheit eut un sourire moqueur.

—En vérité! fit-il, vous êtes si pressé que cela?

—Sir Jonathan, je vous en supplie, écoutez-moi!... comprenez-moi, il y va de votre vie,... de notre vie à tous... ouvrez, ouvrez! vous ne savez pas que chaque minute de retard nous rapproche de la mort!

Gontran eut un cri de désespoir.

—Je ne sais qu'une chose, c'est que chaque minute nous rapproche de ce gredin de Sharp!

—Ah! gronda-t-il,... nous sommes perdus!... sa folie n'a pas cessé!

—Pardon, riposta très flegmatiquement Farenheit, je ne suis plus fou,... j'ai parfaitement compris que ce misérable qui, après m'avoir volé, a tenté de m'assommer, que ce gredin de Sharp est près de nous et je veux le rejoindre...

—Mais vous n'y pensez pas,... si vous avez entendu cela, vous avez entendu également que nous serions brisés, si l'Éclair venait à se rencontrer avec ce bolide! et d'ailleurs, rien ne prouve que Sharp s'y trouve,... vous risquez donc votre vie,... la nôtre, pour une vengeance chimérique... et d'ailleurs, cette vengeance, vous n'avez plus le droit de l'exercer, nous avons pardonné...

—Vous peut-être, répliqua Farenheit,... mais moi, non pas...

Gontran ne savait plus quel argument invoquer.

—Sir Jonathan! implora-t-il, sir Jonathan,... ouvrez, je vous en conjure,... le bolide est à moins de quarante lieues de nous,... chaque minute écoulée nous rapproche de deux lieues, au nom du ciel, ouvrez...


même instant, un craquement formidable se fit entendre, secouant, à le briser, le wagon de lithium.

—Ce serait au nom du diable que je n'ouvrirais pas, répondit l'Américain.

En ce moment, Fricoulet et Ossipoff, étonnés de la longue absence de M. de Flammermont, apparurent en haut de l'escalier.

—À moi, Fricoulet! à moi! cria Gontran... Farenheit a fermé la porte de la machinerie.

—C'est lui qui a touché aux leviers! hurla l'ingénieur.

Et, en deux bonds il fut près de son ami.

—Mais il faut enfoncer la porte, dit-il.

—Enfoncer, riposta Gontran... je l'ai tenté.

L'ingénieur regardait autour de lui, semblant chercher un instrument quelconque,... un outil,... mais rien.

Tout à coup, il poussa un cri de joie, tira son revolver et, ajustant les gonds, fit feu successivement trois fois...

—À nous, maintenant, cria-t-il.

Et il se rua, en même temps que Gontran, sur la porte qui, cédant sous le choc, se rabattit brusquement dans l'intérieur de la pièce.

Farenheit avait bondi en arrière et se tenait devant le moteur, replié sur lui-même, les poings en avant, prêt à repousser celui qui oserait s'avancer.

—Gontran!... monsieur Fricoulet, cria Mlle Ossipoff, restée seule dans la pièce du haut,... hâtez-vous!... hâtez-vous!... le bolide se précipite sur nous!...

Et, véritablement affolée, elle cria d'une voix étranglée:

—Au secours!... au secours!...

Il est, dans la vie, certains moments critiques, où la parole est inutile pour communiquer la pensée, un regard suffit.

Ce regard, Fricoulet le jeta sur Gontran et sur Ossipoff; puis, il se précipita sur l'Américain.

Celui-ci l'attendait et, tandis que sa main gauche empoignait l'ingénieur par le collet de son vêtement, le poing droit se levait et terrible comme un maillet, s'abattait. Mais Fricoulet, entre autres qualités physiques, possédait une étonnante souplesse; d'un mouvement du torse, il évitait le coup qui allait lui fracasser le crâne et aussitôt, avant que le poing se fût relevé, il s'y cramponnait des deux mains.

À ce moment, Ossipoff arriva à la rescousse et se suspendit au bras gauche, pendant que Gontran, passant lestement derrière l'Américain, lui jetait au cou sa ceinture de cuir et lui faisait le «coup du père François» si connu des voleurs à la tire; c'est-à-dire qu'il se suspendait de tout son poids au licol improvisé.

L'effet fut instantané, un flot de sang empourpra le visage de Farenheit, les yeux semblèrent sortir de l'orbite, la bouche se tordit, écumante.

D'un effort surhumain, il envoya rouler, à l'autre bout de la pièce, Ossipoff et Fricoulet; mais étranglé, à demi asphyxié, il dressa ses bras au-dessus de sa tête, battit l'air désespérément, comme cherchant quelque point d'appui auquel se raccrocher, puis ses genoux se dérobant sous lui, il s'abattit en arrière, râlant.

Fricoulet, qui s'était relevé, enjamba le corps de l'Américain, arriva au moteur et abattit les leviers; toute trépidation cessa aussitôt.

—Il était temps, dit-il.

Gontran et Ossipoff avaient étendu Farenheit sur son hamac, et, après lui avoir enlevé la courroie qui l'étranglait, s'occupaient à lui faire reprendre connaissance.

—Mon cher Gontran, dit l'ingénieur en souriant, toutes mes félicitations... ton coup du père François nous a sauvés!

En ce moment Séléna arriva toute défaillante:

—Nous sommes perdus, gémit-elle,... le bolide est sur nous!

Gontran se précipita vers un hublot.

—Tonnerre! gronda-t-il.

En ce moment, par les hublots, la lumière que reflétait l'astéroïde entrait à flots dans la machinerie, jetant des panaches bleuâtres, d'un sublime, mais sinistre effet.

Le rocher semblait se précipiter avec une rapidité vertigineuse sur l'Éclair qui, bien qu'ayant son moteur arrêté, tremblait dans toute son ossature, comme aspiré par un souffle de géant.

Fricoulet ne perdit pas la tête: il bondit vers le moteur et mit les leviers sur la marche en arrière, forçant d'électricité pour que le véhicule pût tenir tête un instant au courant astéroïdal qui l'emportait.

—Si nous pouvons demeurer immobiles pendant deux minutes, cria-t-il, nous sommes sauvés!

Anxieux, immobiles à leur place, se regardant avec des regards pleins de terreur, les Terriens attendaient.

Mais l'élan du véhicule était trop grand pour pouvoir être enrayé par la manœuvre désespérée de l'ingénieur.

Comme ces papillons qui, pendant les soirées d'été, pénètrent par les fenêtres dans les appartements éclairés et viennent, dans une course folle, se brûler les ailes à la flamme des bougies et des lampes, l'Éclair, emporté dans une vitesse vertigineuse, se précipitait à travers l'espace, sur la masse rocheuse qui l'attirait.

—Perdus! dit Fricoulet, qui avait jeté un rapide coup d'œil au dehors.

Au même instant, un craquement formidable se fit entendre, secouant à le briser, le wagon de lithium: les ferrures des cloisons volèrent en éclats, le moteur et le générateur furent projetés dans toutes les directions et les Terriens, renversés par la violence du choc, demeurèrent étendus sur le plancher métallique, sans mouvements, peut-être bien sans vie.

Pendant une seconde, une lumière étrange, totalement différente de celle rayonnée par le bolide éclaira le wagon; puis, brusquement, sans transition, comme un rideau qui s'abaisse, la nuit se fit, intense, absolue, la nuit de la mort et du néant, en même temps qu'une odeur singulière envahissait la machinerie.

Durant plusieurs minutes, un silence profond régna dans la cabine; puis, un bruit imperceptible se fit entendre: c'était comme le grattement d'une allumette que l'on frotte contre un corps dur; enfin, une faible lueur rompit l'obscurité et Fricoulet apparut, étendu sur le sol, le buste relevé sur une main, l'autre main dressée au-dessus de sa tête et brandissant un bâton de magnésium.

—Ah! ah!... balbutia-t-il d'une voix pâteuse, après avoir jeté autour de lui un regard circulaire, tous ces gens-là paraissent bien malades!

Il fit un effort et réussit à se mettre sur ses pieds.

—Pourvu, ajouta-t-il, en se traînant le long des cloisons, que l'Éclair ait pu résister!... mais, d'abord, où sommes-nous?

Il s'approcha d'un hublot, mais il eut beau écarquiller les yeux, il ne vit que du noir... rien que du noir... le noir le plus prodigieux qu'il eût jamais aperçu...

—Étrange! murmura-t-il laconiquement.

Il porta les mains à son front, chancela, s'appuya contre une paroi.

—On étouffe ici,... balbutia-t-il... l'air ne manque pas,... mais on se croirait dans un four...

Intrigué et poussé par son naturel investigateur, il revint au hublot, fit flamber une nouvelle allumette, l'approcha tout contre la vitre et recula tout surpris en constatant, au dehors, une sorte de scintillement produit par la lumière sur des corps paraissant appartenir au règne minéral ou végétal.

Quelques secondes de réflexions suffirent à l'ingénieur pour approfondir ce mystère.

—Parbleu! fit-il, l'Éclair, emporté par sa prodigieuse vitesse, aura donné de l'avant contre le bolide et aura perforé sa masse friable, sans doute, comme une aiguille pénètre dans une motte de beurre, seulement...

Fricoulet n'acheva pas sa phrase: mais il fit entendre un Brrr! singulier qui eut certainement communiqué quelques appréhensions à M. de Flammermont, s'il eût été en mesure d'entendre quoi que ce fût.

L'ingénieur hocha la tête.

—Malheureusement, murmura-t-il, notre force n'a pas été suffisante pour nous faire traverser de part en part le bolide sur lequel chevauche ce coquin de Sharp et nous nous trouvons ensevelis dans sa masse, ni plus ni moins qu'un fossile antédiluvien.

Il eut un ricanement qui n'avait rien d'humain, et ajouta:

—Cette fois, nous sommes bien perdus.

Il se reprit et poursuivit, avec un regard jeté sur ses compagnons:

—Quand je dis nous, j'ai tort, car ceux-là me paraissent avoir déjà accompli le grand voyage... donc, je suis...

Il s'interrompit, se toucha le front du doigt et murmura:

—Mais comment se fait-il que je n'aie pas suivi leur exemple?... un méchant génie m'aurait-il condamné à vivre éternellement ici, en compagnie de ces cadavres?... que je suis bête!... est-ce que ça existe, les génies?... non, il n'y a pas de miracles, il n'y a que les conséquences naturelles de faits...

Il s'interrompit, se traîna jusqu'à Ossipoff qui se trouvait être le plus près de lui, posa la main sur sa poitrine; le cœur du vieux savant battait d'une façon normale.

L'ingénieur examina successivement Gontran, Séléna, Farenheit.

Tous les trois semblaient, comme le vieillard, dormir d'un sommeil calme et paisible.

—Ça, c'est trop fort! s'exclama Fricoulet,... mais comment font-ils pour respirer?

Alors, seulement, il constata la singulière odeur qui régnait dans la machinerie.

—Ah! ah! fit-il, voilà qui est bizarre!

Il frotta une troisième allumette, la dernière, et inspecta minutieusement les parois de la cabine.

L'une de ces parois, celle de la soute où se trouvait emmagasiné le liquide nutritif emporté de la planète Mars, avait, dans sa partie supérieure, une large fissure qui faisait communiquer cette soute avec le réservoir d'air respirable.

L'ingénieur laissa échapper un petit rire.

—Parbleu! fit-il, nous sommes dans une atmosphère nutritive, et nous allons vivre, respirer et manger par la peau, jusqu'à ce que...

Il s'arrêta, se saisit la tête à deux mains et balbutia:

—Eh! eh! que me prend-il donc?... on dirait que j'étouffe!... est-ce que je m'en vais faire comme ces braves amis?... est-ce que...

La voix lui manqua, il tomba sur les genoux, la face légèrement convulsée, les membres agités dans un tremblement nerveux.

Néanmoins, par l'horreur instinctive des moribonds pour les ténèbres, il tenait, dans ses doigts crispés, l'allumette de magnésium, dont la lueur vacillante jetait une clarté sinistre.


Au milieu de plaines, dont le sol moins aride se veloute en une mousse d'un vert sombre.

Mais, bientôt, Fricoulet n'eut même plus la force de se tenir sur les genoux, il tomba à la renverse et lâcha l'allumette qui continua de brûler sur le plancher, éclairant, comme un cierge funéraire, la machinerie de l'Éclair, semblable à un caveau emportant, dans les profondeurs sidérales, les cadavres des hardis explorateurs des contrées planétaires.


CHAPITRE XIII

OÙ FÉDOR SHARP A PLUS DE CHANCE QU'IL NE MÉRITE

A la surface du bolide, dans l'ombre vague qui enveloppe ce mondicule, un être étrange se meut, lentement, péniblement, rampant sur le sol qu'il inspecte minutieusement.

Courbé en deux, difforme, gonflé comme ces bonshommes de baudruche que lâchent les aéronautes, pour la plus grande joie des badauds de fêtes foraines, cet être paraît avoir des formes humaines: ses jambes, longues, sont couvertes de guenilles; les bras, longs également, sont terminés par des mains aux doigts osseux; l'une tient une lampe bizarre—petite ampoule de verre dans laquelle brille une blanche, étincelante lumière, semblable à une étoile—l'autre se crispe sur un levier d'acier, qui paraît servir à assurer la marche de cet être innommable.

Est-ce un homme?... fait-il partie de cette humanité bizarre dont l'imagination des poètes et la philosophie des penseurs se sont plues à peupler ces mondes étincelants qui parsèment l'azur profond des cieux?

Il va, vient, s'arrête, repart, pour s'arrêter plus loin encore, il se meut sans bruit et ses pieds, qui semblent ne pas toucher le sol, n'éveillent aucun écho dans le froid silence de la nuit.

Par moments, il se courbe, penchant vers le sol, comme pour l'examiner plus attentivement, sa tête énorme, monstrueuse, faite d'un cuir rugueux, et dont la face s'éclaire de deux points scintillants à la lueur de la lampe; il brandit le levier métallique qu'il tient à la main, en frappe vigoureusement le sol qui s'écaille sous le choc, s'effrite en impalpable poussière ou jaillit dans l'espace en blocs énormes, qui semblent aussi légers que des flocons de neige.

L'être secoue la tête, et, se traînant, va plus loin faire une nouvelle halte et recommencer le même manège.

L'astéroïde qui lui sert d'habitation est nu, désert, morne, désolé; pas un souffle de vent ne court à travers son atmosphère raréfiée; pas un animal n'anime du bruit de ses pas ou de son vol cette solitude plus sombre, plus désespérante que celle dont sont enveloppées les plaines lunaires.

Par moments, cependant, l'être traverse des contrées couvertes d'une végétation luxuriante, et au milieu de plaines dont le sol, moins aride, se veloute en une mousse d'un vert sombre, des arbres majestueux, d'une essence inconnue et d'un aspect bizarre, dressent vers le ciel noir leur tête chevelue, d'où tombent des rameaux flexibles.

Mais, chose singulière, incompréhensible, cette apparence de vie est plus attristante, plus terrifiante encore que les contrées désolées de tout à l'heure, car elle semble avoir été frappée de mort par la main d'un malfaisant génie.

Ces arbres, dont les troncs paraissent de marbre, répandent sur le sol une ombre glacée, et leur feuillage immobile a une rigidité métallique.

Un ruisseau a tracé son lit à travers la plaine, mais aucun susurrement ne s'élève de ses rives, on dirait que ses eaux ont été soudain pétrifiées au milieu de leur course.

Peu à peu, cependant, le soleil a émergé de l'horizon, dissipant, sous ses rayons empourprés, les ténèbres de la nuit; en quelques minutes, le jour a fait place à l'aube, et, maintenant, le sol entier de l'astéroïde est baigné d'une clarté douce et lumineuse.

L'être a éteint sa lampe; à présent, on distingue à merveille les moindres détails de son costume et de son individu.

Il paraît de haute taille, mais aucune proportion n'existe entre les différentes parties de son corps: le buste, énorme, comme boursouflé, est monté sur des jambes, longues il est vrai, mais sèches et grêles; aux épaules, monstrueuses, sont attachés des bras qui ressemblent, par leur maigreur, aux pattes d'un gigantesque faucheux; ce qui, dans l'ombre, semblait être sa tête, apparaît maintenant comme un casque de peau dans lequel, à la partie faciale, se trouvent encastrées deux plaques transparentes.

Il va toujours, s'arrêtant à chaque protubérance du sol, creusant avec acharnement et reprenant chaque fois sa course, avec des marques évidentes de découragement.

Sa marche est de plus en plus lente, ses haltes de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues, il semble ne se traîner qu'avec peine, et, par moments, ses mains s'appuient sur sa poitrine, dans un geste d'indicible souffrance.

Tout à coup, au sommet d'une sorte de colline boisée, apparaît, étincelant sous les rayons du soleil, élevé dans le ciel maintenant, une chose étrange: c'est un cône métallique, haut de plusieurs mètres et brillant comme de l'argent.

C'est le point lumineux dont s'est servi Mickhaïl Ossipoff pour établir les coordonnées du bolide, et sur la présence duquel Fricoulet s'est basé pour affirmer audit bolide une origine cométaire.

Ce point brillant, ce cône métallique, c'est l'obus qui a transporté, de la Terre à la Lune, Ossipoff et ses compagnons, celui-là même que Fédor Sharp leur a volé et dans lequel il a abordé sur la comète de Tuttle, après ses pérégrinations autour du Soleil.

En l'apercevant, l'être a eu comme un mouvement de joie, il a dressé ses bras dans l'espace et sa marche a paru se précipiter.

Il fait cinq cents pas encore, il est à mi-chemin du faîte de la colline; mais il s'arrête brusquement, chancelle et tombe sur les genoux.

Alors, s'aidant des pieds et des mains, il se traîne encore, s'arrêtant, presque à chaque pas, égratignant le sol de ses doigts qui s'écorchent, s'ensanglantent, mais se rapprochant avec une incroyable énergie du but de sa course.

Soudain, il tombe sur le flanc et demeure étendu, sans mouvements.

Dans cette lutte de la vie contre la mort, cette dernière l'a-t-elle donc emporté?

Mais non, l'instinct de la conservation, soutenu par une indomptable énergie, triomphe.

L'être rampe de nouveau—oh! lentement, bien lentement; le soleil, maintenant, a décrit dans l'espace sa course presque entière, son disque touche presque à l'horizon et, dans quelques minutes, la nuit va demeurer seule maîtresse du mondicule.

Dix mètres encore séparent l'être de l'obus dont le rayonnement s'est éteint et dont les contours s'estompent déjà dans les brouillards du soir.

L'être râle, il se tord dans d'épouvantables convulsions, il pousse des gémissements désespérés, mais il avance, il avance toujours—la mort le tient déjà—il avance encore.

Enfin, il touche à l'obus, ses doigts, dans une convulsion suprême, se crispent sur le levier qui commande au «trou d'homme» qui sert d'entrée.

Le trou d'homme s'entr'ouvre, d'un élan désespéré, l'être se précipite à l'intérieur et, d'un coup de pied violent, referme la porte.

Il est là sur le plancher, agonisant, terrassé par l'asphysie; il retrouve, dans son indomptable volonté, la force suffisante pour dévisser, de ses doigts tremblants, le casque de cuir qui emprisonne sa tête.

Le casque roule à terre et la tête de Sharp apparaît, pâle, d'une pâleur mortelle, les yeux sanguinolants et hors de la tête, mais aspirant par ses lèvres violettes déjà, le bienfaisant oxygène dont est plein l'obus.

Cette fois encore, le Terrien l'emporte; la mort est vaincue.


Pour que le lecteur puisse comprendre comment se trouvaient si exactement justes les déductions d'Alcide Fricoulet concernant le bolide cométaire, contre lequel était venu se briser l'Éclair, il faut qu'il consente à revenir de quelques mois en arrière, c'est-à-dire au moment où Farenheit, coupant à l'improviste le câble qui retenait le ballon métallique à la comète Tuttle, abandonnait sur cette dernière son ennemi Fédor Sharp.

Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences avait roulé comme une boule jusqu'en bas de la colline mercurienne, où un tronc d'arbre avait mis fin à sa dégringolade, un peu rudement, peut-être, car il demeura un bon moment, étendu sur le dos, les paupières closes et la bouche grande ouverte.

Heureusement pour lui, ce Slave mélangé de tudesque, était d'une complexion robuste et, après un évanouissement un peu long, il revint à lui, fort contusionné sans doute, mais les membres intacts et la cervelle bien en équilibre.

Tout d'abord, il fut fort étonné de se trouver là, couché dans la poussière charbonneuse de la comète, il regarda tout autour de lui, cherchant ses compagnons pour leur demander l'explication de cette situation étrange.

Puis, soudain, ses idées, un peu brouillées par la chute qu'il venait de faire, se remirent en ordre et le souvenir de ce qui s'était passé lui revint.

Alors, surexcité par la colère, il se redressa d'un bond et, toujours courant, gravit la pente douce de la colline jusqu'au faîte que couronnait l'obus.

Quatre à quatre, il monta les marches du petit escalier qui conduisait à la partie ogivale du véhicule et, une fois-là, braqua sur l'espace la grande lunette qu'Ossipoff y avait installé.

Le cœur battant à coups précipités, la poitrine écrasée sous une anxiété profonde, il fouilla, d'un œil ardent, l'immensité radieuse, espérant y découvrir quelque trace de ses compagnons.

Mais rien, absolument rien que le bleu désespérément uniforme des profondeurs célestes dans lequel le soleil mettait un embrasement magique.

Là-bas, cependant, tout là-bas, à des milliers de lieues déjà, un point, un simple point étincelait, tout blanc dans l'irradiation dorée.

—Ce sont eux! gronda Sharp.

Et, fou de rage, il lança, vers le ciel, son poing fermé, menaçant, mais impuissant aussi, heureusement pour nos amis.

Pendant près d'une heure, l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences s'abandonna à sa rage, allant et venant à travers l'obus, montant, descendant, ne cessant de proférer les plus horribles blasphèmes et de faire les plus terribles serments.

Ah! si jamais Ossipoff et ses amis lui tombaient sous la main!

Étrange chose que la nature humaine!

Cet homme abandonné, seul et sans ressources, sur ce monde vagabond, errant dans l'espace, soumis à toutes les perturbations des grosses planètes, ne suivant même pas de route régulière, cet homme, que la mort guettait à chaque minute de son existence, cet homme ne songeait qu'à une seule chose: la vengeance.

Peu lui importaient les millions de lieues qui le séparaient de la Terre; qu'il ne dût jamais revoir sa planète natale, voilà qui ne le préoccupait aucunement.

Ce que son âme mauvaise souhaitait de toutes ses forces, ce à quoi il aspirait, c'était qu'un jour, dans des semaines, dans des mois, dans des années mêmes, en quelque endroit de l'infini que ce fût, il se trouvât face à face avec ces misérables traîtres qui l'avaient indignement joué et abandonné sans pitié.

Et ce malheureux, dont l'existence n'avait été, jusqu'à présent, qu'une suite non interrompue de fourberie et de trahison, trouvait, dans son cœur, des épithètes épouvantables pour qualifier la conduite des autres à son égard.

Cependant, quand il eut bien juré, bien tempêté, bien crié, la nature réclama ses droits et, brisé de fatigue et d'émotion, il s'assit sur le divan circulaire qui courait autour du wagon.

Peu à peu, le calme revint dans son esprit et il comprit la nécessité d'aviser, le plus tôt possible, aux moyens de vivre sur cette parcelle de terre mercurienne où le hasard l'avait jeté.

Son premier soin fut de dresser l'inventaire des ressources sur lesquelles il pouvait compter.

On se rappelle que Gontran et Fricoulet avaient fait un dénombrement très exact de l'humanité comestible qui les avait suivis de la planète Mercure sur la comète; cette humanité était de deux sortes ou, du moins, appartenait à deux espèces: volatiles et léporoïdes.

Il suffit à Sharp de jeter un coup d'œil sur une sorte de tableau où Séléna enregistrait chaque hécatombe de ces êtres intéressants, pour se savoir à la tête de 53 représentants de la race à poils, et 29 représentants de la race à plumes.

C'était peu... mais cela lui représentait toujours quelques mois de vivres assurés, sans compter les cas de reproduction qui auraient pu se produire et augmenter, à l'insu même des Terriens, la colonie mercurienne.

À cela, il fallait ajouter une bonbonne entière de la pâte nutritive fabriquée par Ossipoff, avant son départ de la Lune, et une soute presque pleine d'eau distillée.

Les voyageurs, comme on le sait, n'avaient emporté avec eux que le strict nécessaire en vêtements, armes, instruments, de peur de surcharger par trop la sphère métallique qui les véhiculait; Sharp trouva donc une garde-robe des plus complètes et des plus variées, un laboratoire de physique et de chimie très bien monté; seuls, tous les objets ayant trait à l'astronomie avaient été emportés par Ossipoff, à l'exception de la grosse lunette de la partie supérieure du wagon, trop lourde et trop embarrassante pour avoir pu pouvoir prendre place dans la nacelle du ballon, une jumelle marine, un sextant, un micromètre; dans la bibliothèque, une collection complète de tous les ouvrages traitant d'astronomie que Mickhaïl Ossipoff connaissait par cœur et qui eussent alourdi inutilement le ballon.

Jusqu'à ce jour, Fédor Sharp avait vécu sans se préoccuper grandement de tous ces détails; maintenant, chaque objet nouveau qu'il découvrait lui arrachait un cri de joie; il le prenait, l'examinait comme s'il ne l'eut jamais vu, s'attendrissait même en le plaçant avec soin en un endroit où il ne pût ni se gâter, ni se détériorer.

—Allons! Allons! murmura-t-il en se frottant les mains avec satisfaction, si aucun incident nouveau ne se produit, je pourrai vivre encore passablement.

Cependant, une vive déception l'attendait au réservoir à air, et il poussa une exclamation presque terrifiée, lorsque, consultant le manomètre indicateur, il constata que le réservoir était à peu près vide.

Il courut aux soutes, espérant y découvrir quelques-uns de ces petits barils d'acier remplis d'oxygène liquide qu'Ossipoff avait emportés de la Terre; il en restait exactement une demi-douzaine.

C'était une quinzaine de jours à vivre et encore fallait-il ne point faire de prodigalités, c'est-à-dire n'exécuter aucun travail fatigant exigeant une respiration plus abondante et, conséquemment, une surabondance d'oxygène.

À la grande rigueur, Sharp eût pu, avec cette provision, vivre pendant un mois, six semaines peut-être, mais à la condition de demeurer étendu sur son hamac et d'employer son temps à des lectures, sorte de travail qui ne fatigue pas les poumons et ne les force pas à une consommation extraordinaire.

Mais l'immobilité ne pouvait convenir à un tempérament comme Sharp dont l'esprit, toujours en mouvement, exigeait une activité corporelle que condamnait la minime réserve d'air sur laquelle il pouvait compter.

Il secoua la tête pour chasser jusqu'à la pensée de cette existence de moine que venaient de lui suggérer les six bidons d'oxygène liquide.

—Il faudra trouver autre chose, murmura-t-il d'une voix ferme,... car je veux vivre...

Oh! oui, il voulait vivre, il le voulait ardemment, et cela pour satisfaire les deux seules passions que se partageassent son âme; la vengeance et la gloire.

Vivre assez pour mettre la main sur Ossipoff!

Vivre assez pour revenir sur Terre et être, ne fût-ce que durant quelques heures, l'objet de l'admiration de ses contemporains.

Il se coucha et s'endormit profondément, l'esprit aussi calme, aussi dispos que s'il eût été dans le petit appartement qu'il occupait sous les combles, à l'institut de Saint-Pétersbourg.

Quand il se réveilla, le lendemain, sa première pensée fut pour cette question d'air qui était, pour lui, une question de vie ou de mort, et qui l'avait tourmenté pendant son sommeil.

Il se munit d'éprouvettes dans lesquelles il avait fait le vide, endossa son respirole, et descendit la colline mercurienne.

Arrivé sur le sol même de la comète, il s'agenouilla, déboucha l'une des éprouvettes et la reboucha aussitôt; puis, se relevant, il fit la même opération, et ainsi cinq fois de suite, en gravissant la croupe de la colline, à différentes hauteurs.

Après quoi, regagnant l'obus, il s'enferma dans le laboratoire et analysa, avec le plus grand soin, les échantillons d'air récoltés par lui; il constata alors, comme l'avait fait Ossipoff, avant lui, qu'il régnait au niveau du sol cométaire, et jusqu'à une hauteur de quatre à cinq mètres, une couche dense de gaz acide carbonique irrespirable; au-dessus de cinq mètres, l'oxygène pur, plus léger, surnageait.

Il s'agissait donc d'emmagasiner cet oxygène pur, de façon à pouvoir s'en faire une réserve et constituer une atmosphère artificielle.

Heureusement, Sharp avait à sa disposition la pompe à compression et tous les ustensiles dont on s'était servi pour remplir de gaz la sphère métallique.

Il prit les longs tuyaux qui avaient fait communiquer entre eux, pour la fabrication du gaz, les énormes tonneaux construits par Gontran et par Farenheit, et les conduisit à la couche d'oxygène pur qui flottait à une vingtaine de mètres au-dessous du wagon; leur extrémité aboutissait à la soute inférieure, dans laquelle il avait résolu d'emmagasiner cet oxygène en aussi grande quantité que possible.

À l'aide de la pompe, il poussa la compression aussi loin que la prudence le lui permettait; du reste, il ne s'arrêta que lorsque ses forces musculaires devinrent insuffisantes pour vaincre la résistance de l'air comprimé. Tout ce qu'il avait pu obtenir était une pression d'environ vingt atmosphères et il jugea qu'il avait dû emmagasiner une centaine de mètres cubes: c'était une provision d'air qui pouvait, étant économisée très parcimonieusement, durer plusieurs mois.

Cette réserve constituée pour parer aux éventualités les plus improbables, il établit, communiquant avec la partie ogivale de l'obus, un conduit qui, plongeant dans la couche d'oxygène pur, fournissait, grâce à un système de ventilation des plus simples, l'air respirable nécessaire à son existence.

Mais ce n'était pas suffisant que d'assurer le bon fonctionnement des poumons au moyen de cet air pur, il fallait encore se débarrasser des résidus méphitiques de la respiration et de la combustion pulmonaire; or, le wagon était pauvre en soude caustique; c'est à peine si, dans le laboratoire, il en restait un demi-sac. Force fut donc à Sharp de s'en contenter et, pour cela, il dut se résoudre à n'épurer son air de l'acide carbonique qu'il contenait, que lorsque la dose devenant trop forte en constituait un toxique véritablement mortel.

Peu à peu, il s'habitua à respirer impunément un mélange de 90 parties d'oxygène pour 10 d'acide carbonique, au lieu d'un air composé, comme sur Terre, de 79 parties d'azote pour 21 d'oxygène.

À ce singulier régime, lorsqu'il s'y fut acclimaté, Fédor Sharp constata, non sans un certain étonnement, que sa santé s'améliorait, loin de se détraquer, comme il l'avait craint tout d'abord.

Il engraissa rapidement, il devint même bouffi, gonflé d'une graisse jaunâtre et molle, lui dont les os crevaient les pommettes et dont on eut pu compter les côtes. Chose singulière, par exemple, son visage et son buste seuls subirent cette transformation; les bras et les jambes conservaient la sécheresse de squelette qui leur était naturelle.

Sans s'expliquer cette différence de transformation entre les parties de son corps, Sharp attribua la transformation graisseuse de son visage et de son buste à son mode de respiration.

Pendant que l'ex-secrétaire de l'Académie des sciences de Pétersbourg se livrait à ces travaux d'installation, la comète qui le portait poursuivait invariablement, mais avec une vitesse décroissante, son chemin vers l'aphélie.

Mars s'était perdu au fond des cieux et n'était plus, pour l'unique habitant du noyau cométaire, qu'une belle étoile du soir et du matin; la Terre, Vénus, Mercure n'existaient plus pour lui, noyés qu'ils étaient dans l'irradiation solaire; quant à l'astre central, l'arc sous-tendu par son disque allait diminuant de jour en jour.

Au moment même où Ossipoff et ses compagnons étaient emportés vers le pôle austral de Mars, par l'épouvantable tempête qui ravageait la planète rouge, Fédor Sharp traversait la zone des petites planètes et se dirigeait sur Jupiter dont la masse titanesque perturbait la marche de la comète de Tuttle.

Et, loin de s'épouvanter de la déviation formidable exercée sur l'ellipse de Tuttle par l'attraction de la planète géante, Sharp en conçut, au contraire, une satisfaction intense.

—Eh! eh! dit-il en se frottant les mains, un soir que son micromètre accusait une augmentation prodigieuse du disque jovien, encore quelques jours et je saurai à quoi m'en tenir sur les mystères du titan de notre univers.

Et son contentement se doublait de cette pensée qu'Ossipoff et ses compagnons, si toutefois ils avaient pu atteindre le but de leur voyage, étaient enchaînés sur le sol de Mars, sans aucun espoir de retour vers leur planète natale.

Lui, au contraire, allait, dans peu de temps, arriver à l'aphélie de la comète, contourner, à quelques millions de lieues à peine, Saturne, et reprendre, avec une vitesse croissante, le chemin du Soleil... et de la Terre.

La Terre!... atteindre la Terre!... voilà quel était l'objet de toutes ses pensées, le sujet de tous les rêves qui, durant ses longues nuits, troublaient son sommeil.

Quel moyen emploierait-il pour quitter le noyau cométaire qui lui servait de monture?

Cela, il ne le savait pas, il ne pouvait le savoir; tout dépendrait des circonstances dans lesquelles sa planète natale passerait à proximité; mais il était, dès à présent, résolu à tout tenter pour aller jouir, ne fût-ce que quelques mois, quelques heures même, de la grande auréole de gloire dont devait l'entourer le merveilleux voyage qu'il avait entrepris.

Une seule chose l'inquiétait, c'était le temps que mettrait la comète à parcourir dans l'espace les millions de lieues qui la séparaient de l'orbite terrestre.

Près de dix ans, Sharp devait demeurer sur le noyau de Tuttle, avant d'arriver en vue de la Terre!

Dix ans! Trouverait-il le moyen de prolonger son existence pendant aussi longtemps? Aurait-il la patience d'attendre?

Un moment, un projet insensé lui avait traversé la cervelle: augmenter la rapidité de sa course en diminuant le volume du corps qui le portait.

C'était risquer le tout pour le tout.

Mais ce moyen, admissible en théorie, était impraticable, vu que Sharp n'avait, à sa disposition, aucun explosif capable de disloquer le noyau cométaire.

Ah! s'il avait eu à sa disposition son laboratoire de Pétersbourg, il n'eût pas été embarrassé pour fabriquer, en quelques jours, une centaine de kilogr. de cette poudre dont il avait dérobé la formule à Ossipoff et qui lui avait permis d'exécuter son voyage céleste!

En désespoir de cause, il avait abandonné cette idée, remettant à une époque ultérieure le soin de chercher quelque autre combinaison.

Pendant qu'il se creusait ainsi la tête, il ne se doutait pas que Jupiter se chargeait de mettre à exécution ce projet que lui-même taxait d'impossibilité.

Desséché par l'intense chaleur qu'il avait reçue lors de son passage à l'aphélie, pierreux jusqu'à son centre, le noyau cométaire de Tuttle n'était plus qu'un sphéroïde composé d'éléments simplement juxtaposés et reliés les uns aux autres par la simple attraction du centre.

Peu à peu, par une attraction continue, augmentant lentement, au fur et à mesure que la comète de Tuttle se rapprochait d'elle, la planète géante exerçait sur ces éléments une action de dissociation; c'était comme un craquellement général dont Sharp se fût certainement aperçu s'il n'eut passé son temps enfermé dans la partie ogivale de l'obus qui lui servait de cabinet de travail: là, il rédigeait ses notes, il observait les astres.

Bientôt l'attraction de Jupiter fut telle que les différents éléments constitutifs de Tuttle ne furent plus reliés entre eux que par un miracle d'équilibre, équilibre que devait détruire un rapprochement, si petit fut-il, de la planète géante.


Là, où la veille encore se dressaient des arbres géants, un ravin profond se creusait.

Ce fut un soir, pendant que Sharp reposait tranquillement dans son hamac, que se produisit une catastrophe, semblable à celle qui amena, il y a quelques années, la dislocation de la comète de Biéla.

Tout à coup il se fit un déchirement épouvantable dans l'enveloppe extérieure, et des craquements stridents ébranlèrent les lourdes couches atmosphériques.

Le noyau cométaire, semblable à l'enveloppe métallique d'une bombe qui éclate sous la poussée violente de l'explosif qu'elle renferme, fendu, disloqué, se disséminait dans toutes les directions et, tandis qu'une partie de ses débris tombait avec une rapidité vertigineuse sur le disque jovien, le fragment qui portait Sharp était repoussé, avec une force inimaginable vers les noires profondeurs de l'espace.

Fédor Sharp, à la première secousse de ce tremblement de comète, avait été jeté hors de son hamac sur le plancher du laboratoire; une fois là, il roula, pendant quelques secondes, de droite et de gauche, sous l'impulsion d'un roulis semblable à celui d'un navire que battent les flots furieux.

Il réussit enfin à s'accrocher à une paroi et, durant près d'un quart d'heure il demeura dans la même position, à genoux sur le plancher, la tête courbée, meurtri par le choc des meubles et des instruments qui roulaient sur lui, l'âme remplie d'un indicible effroi, ayant à peine assez de présence d'esprit pour se recommander à saint Serge, son patron.

Enfin, tout redevint calme, les convulsions qui agitaient le sol cessèrent en même temps que les sifflements qui remplissaient l'espace, et, peu à peu, Sharp reprit son sang-froid.

Avec mille précautions, il se mit sur ses jambes et, d'un pas prudent se dirigea vers l'un des hublots; malheureusement, au dehors, il faisait noir comme dans un four et il lui fut impossible de se faire aucune idée de ce qui avait pu se produire.

Il tira sa montre: elle marquait trois heures.

—Dans cinq minutes il fera jour, murmura-t-il, attendons.

Tout à coup, en effet, les rayons du soleil pénétrèrent dans le wagon et, de nouveau, Sharp se précipita au hublot.

Rien n'avait changé autour de lui; l'obus se dressait toujours au sommet de la colline mercurienne dont la croupe boisée descendait, en pente inclinée, jusqu'au sol même de la comète.

Alors, pris de curiosité, il endossa son respirole et sortit, décidé à aller à la découverte.

Il n'avait pas atteint le bas de la colline, sur la rive du petit ruisseau qui roulait ses eaux noires et charbonneuses, qu'il s'arrêta stupéfait, terrifié, une sueur froide au front et les cheveux hérissés sur la tête.

La lisière de la forêt mercurienne avait disparu: là, où la veille encore se dressaient des arbres géants, un ravin profond se creusait; Sharp se pencha sur le bord et se rejeta en arrière, frappé de vertige; son regard aigu, pénétrant, n'avait pu sonder la profondeur de l'abîme; il semblait qu'une hache de géant eut entamé le sol cométaire, si complètement, que le fragment sur lequel il se trouvait, fut prêt à se détacher du noyau lui-même.

Bien que cette crevasse mesurât près de quinze mètres, Sharp la traversa d'un bond, d'un simple appel de pied, aussi légèrement qu'un oiseau.

Cette légèreté même lui sembla surprenante et il y trouva l'indice d'une transformation radicale du monde qui le portait.

En effet, lorsqu'il eut marché pendant une heure à peine, constatant à chaque pas les changements produits sur la surface de la planète par le cataclysme de la nuit, il s'arrêta de nouveau et poussa un cri de terreur.

Là-bas, miroitant au soleil, un point brillant lui apparut, et bien qu'il fût trop loin pour le distinguer nettement, il eut cependant le pressentiment que c'était l'obus qu'il voyait.

L'obus qu'il avait quitté depuis une heure et qu'il retrouvait déjà! il avait donc mis, à parcourir le noyau cométaire, une heure, alors que, précédemment, ses compagnons et lui avaient mis plus de deux jours à en faire le tour!

Qu'est-ce que cela signifiait?

Il revint toujours courant au wagon, monta quatre à quatre l'escalier du laboratoire et se jeta sur la lunette qu'il braqua sur Jupiter: le micromètre accusait une diminution sensible du disque jovien.

Donc, la comète s'éloignait: Sharp était de plus en plus perplexe.

Pendant qu'il examinait l'espace, voilà qu'il aperçut comme une pluie de corpuscules qui tombait sur Jupiter et tout de suite il songea que c'étaient peut-être des fragments cométaires qu'attirait la planète.

Il se livra alors, sur plusieurs de ces astéroïdes, à des observations spectrales qui le convainquirent de la justesse de ses pressentiments.

Oui, ces atomes infinis qu'il avait là devant les yeux étaient bien des fragments de la comète de Tuttle.

Mais alors, la comète elle-même, qu'était-elle devenue?

Brisée, pulvérisée, anéantie sans doute.

Et l'épave qui le portait, cette épave d'une lieue de tour, sans force attractive sensible et qui pirouettait sur elle-même avec une extraordinaire rapidité, quel allait être son sort?

Elle s'éloignait de Jupiter, ainsi que le démontrait le micromètre; mais où allait-elle être jetée, quel chemin allait-elle suivre?

Plusieurs jours se passèrent,—et pour l'habitant de l'obus, le jour comptait seulement deux heures—pendant lesquels Sharp vécut en proie à une angoisse terrible.

S'il n'eût été d'une nature lâche et pusillanime, il eût renoncé à cette existence, pleine d'incertitudes et de périls, où la mort, une mort effroyable, le menaçait à tous moments.

Mais il avait trop peur de la mort, pour se la donner lui-même.

Il attendit.

Un soir, comme il scrutait la profondeur noire de l'espace, un rayonnement passa soudain dans le champ de sa lunette et, à sa grande surprise, ce rayonnement lui parut être celui de la comète.

Tout d'abord, il n'en crut pas ses yeux; dans sa pensée, l'épave qui le portait était tout ce qui restait du noyau cométaire de Tuttle; force lui fut cependant de se rendre à l'évidence, lorsqu'un examen attentif lui eut fait reconnaître que cette tête empanachée suivie d'une queue lumineuse qui zébrait l'espace, occupait bien, à angle droit avec le Soleil, la place que devait occuper la comète de Tuttle.

Plusieurs jours et plusieurs nuits, il demeura l'œil soudé à sa lunette, étudiant l'astre errant avec une attention profonde, relevant minutieusement sa marche dans le ciel, et bientôt il acquit la persuation que le bloc qui le portait, lancé en avant de la comète avec une vertigineuse rapidité, suivait avec une précision mathématique l'orbite tracé par elle au milieu des espaces célestes.

Quand il eut constaté, puis contrôlé à diverses reprises cette circonstance, Sharp fut pris d'une fièvre délirante, folle, il se mit à danser au milieu de son laboratoire, criant, chantant, pleurant, adressant à saint Serge, son patron, les remerciements les plus chaleureux, les plus extravagants.

Songez donc: ce plan que son imagination affolée par le désir qu'il avait de revoir la Terre, ce plan, Jupiter venait de le mettre à exécution: le fragment cométaire qui le portait filait dans l'espace à raison de mille lieues à la seconde, ce qui ajournait à six mois seulement, l'époque à laquelle il couperait l'orbite terrestre. Six mois! mais c'était la vie assurée, c'était la perspective, à brève échéance, de récolter cette moisson glorieuse que lui promettaient ses extraordinaires aventures.

Oh! oui, Sharp était bien en délire.

Et pour donner à sa joie une manifestation en rapport avec certaine passion qu'il n'avait pu satisfaire depuis longtemps, il alla chercher, dans la soute aux provisions, une bouteille de rhum, avec laquelle il confectionna un punch gigantesque, qu'il absorba.

Lorsque, après plusieurs jours employés à cuver son ivresse, Sharp revint à lui, son premier soin fut de chercher la comète.

Elle avait disparu.

Alors il se frotta les mains avec énergie: cette disparition était la meilleure preuve qu'il pût avoir de la rapidité avec laquelle roulait, dans l'espace, l'épave qui le portait.

En quelques semaines, cette épave parvint à l'orbite de Saturne; alors Sharp s'apprêta à examiner avec soin et dans tous ses détails, ce monde que l'on a pu, sans exagération, qualifier de merveille céleste.

Malheureusement, il avait sans doute oublié de donner rendez-vous à Saturne, qui se trouvait précisément à 30 millions de lieues de celui qui le voulait observer, si bien que celui-ci, même à l'aide de son télescope, n'en pût distinguer autre chose que ce que les astronomes terrestres en peuvent voir, sans quitter leurs observatoires.

Une chose vint faire diversion à la mauvaise humeur du savant: la route suivie par l'épave cométaire s'arrondissait autour d'un foyer invisible, tout en se rapprochant d'Uranus qui apparaissait, maintenant, comme un disque bleuâtre, d'une minute de diamètre environ.

Le froid était devenu très vif; au dehors, le thermomètre à déversement de Walferdin indiquait dix degrés centigrades au-dessous de glace au soleil, et 75 degrés à l'ombre. L'atmosphère semblait se condenser, se solidifier et se troublait, comme envahie par des vapeurs laiteuses se dégageant des fissures du sol.

Sharp, en dépit de la rigueur excessive de la température, se contraignait à faire, tous les jours, le tour entier du monde qui le portait; un peu d'exercice lui paraissait indispensable à maintenir sa santé dans un état à peu près satisfaisant, il endossait par dessus son respirol, toutes les fourrures qu'il avait trouvées dans la garde-robe du véhicule et marchant lentement, pas à pas, il donnait à ses membres l'élasticité suffisante à les empêcher de s'ankyloser.

De même, pris de la crainte terrible de devenir muet, à force de vivre dans la solitude, il s'astreignait, chaque jour, à une lecture à haute voix.

Triste existence, en somme, que celle de ce malheureux.

Dans son laboratoire, il lui était impossible de se chauffer, l'atmosphère torrifiéene contenait plus que de l'acide carbonique impropre à entretenir la combustion.

Bientôt même, il dut renoncer à ses promenades quotidiennes, qui avaient le grave inconvénient de donner trop de jeu à ses poumons, et, par suite, épuisaient plus rapidement sa provision d'oxygène.

Pendant trois semaines il demeura donc étendu sur son hamac, tapis sous ses fourrures, dans un état comateux assez semblable à celui des Lapons pendant les longues nuits boréales, aspirant au moment où l'astéroïde qui le portait reprendrait le chemin du périhélie.

Enfin, ce moment arriva, et Sharp, oubliant dans sa joie, et l'intensité du froid et la raréfaction de l'air, sauta à bas de son hamac pour suivre, dans l'espace, le changement de direction du fragment cométaire.

En moins de cent heures, le bolide s'inclina, décrivit une courbe accentuée et reprit le chemin du Soleil.

Pour la seconde fois, depuis qu'il avait été abandonné par ses compagnons, Fédor Sharp tira de la soute aux vivres un flacon d'eau-de-vie à l'aide duquel il se livra à de copieuses libations; il but au Soleil, source de vie et de lumière, à la Terre, sa planète natale, que bientôt il reverrait sans doute, à la gloire qui l'attendait et,... ivre-mort, il roula sur le plancher.


CHAPITRE XIV

LE ROBINSON COMÉTAIRE

Quelle que fut sa joie de reprendre enfin le chemin du bercail, c'est-à-dire de sa planète natale, Fédor Sharp était inconsolable de n'avoir pu se livrer, sur le monde de Saturne, à l'étude approfondie qu'il méditait; c'était là une lacune profonde dans la série d'observations qu'il rapportait de son voyage intersidéral et il sentait, par avance, la rougeur lui monter au front en pensant que dans l'ouvrage qu'il se proposait de publier, il lui faudrait mettre, à la place du chapitre relatif à la merveille céleste, Saturne, ces simples mots:

«L'auteur ayant passé à trente millions de lieues, n'a rien pu distinguer.»

Quelle honte!

Et ces regrets, le poursuivant dans son sommeil, lui occasionnaient d'épouvantables cauchemars, toujours les mêmes, dans lesquels il se voyait, revenu sur la Terre, reçu triomphalement par un Congrès de toutes les gloires scientifiques du globe; il parlait, et chacune de ses phrases soulevait des tonnerres d'applaudissements.

Tout à coup, devant lui, se dressait une sorte de spectre, aux formes d'abord indécises mais s'accusant peu à peu pour devenir bientôt Mickhaïl Ossipoff.

Et son ennemi lui disait ces simples mots:

—Fédor Sharp, parle-nous de Saturne?

Alors, il balbutiait, se troublait, demeurait muet et quittait le Congrès couvert de honte, accompagné jusqu'à la porte par les huées des assistants.

Invariablement, c'est à ce moment de son cauchemar que l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences s'éveillait, les membres tremblants et couverts d'une sueur glacée. Il se dressait sur son séant, regardait autour de lui d'un air vague, l'oreille encore bourdonnante des rires satiriques et des sifflets moqueurs; puis, il reconnaissait son wagon et poussait un profond soupir de satisfaction, souriant à chacun des objets qui lui étaient familiers, heureux de ce grand silence qui l'enveloppait.

Bientôt à cette hallucination vint s'en ajouter une autre; après le regret de n'avoir pu étudier Saturne, la terreur le prit de ne pouvoir étudier Uranus.

Alors, bien que plusieurs jours dussent s'écouler avant que le bolide qui le portait pût couper l'orbite de la planète, Sharp se livra à de fantastiques calculs pour savoir, par avance, à quelle distance il passerait d'Uranus.

Cette distance il parvint à l'évaluer à trois cents millions de lieues environ et, comme son télescope grossissait trois cents fois, c'était donc à un million de lieues seulement qu'il se trouverait pour faire ses études.

Ce résultat le combla de joie et, dès lors, ses nuits furent plus calmes. Cependant il se produisait en lui une singulière transformation: lui, jadis si froid, si indifférent, si impassible, il devenait enthousiaste, s'émotionnant au souvenir des grandes découvertes scientifiques dont s'enorgueillissent les siècles passés, vibrant à la pensée des choses sublimes que réservent aux générations qui viendront après nous, les siècles futurs.

Un soir que, pour passer le temps, il feuilletait un des traités philosophiques qui se trouvaient dans la bibliothèque parmi les livres d'astronomie, il ferma violemment le bouquin, l'envoya rouler dans un coin de la salle, en proie à une colère froide.

—Les insensés! s'écria-t-il en haussant furieusement les épaules, prétendre assigner des limites à l'Univers! n'ont-ils donc jamais lu l'histoire de la science pour poser, comme principe, que telle ou telle planète sert de borne au système solaire? Borne mobile alors, et provisoire, puisque chaque année qui s'écoule emporte une partie des errements de la précédente année, étendant plus loin encore le champ des connaissances humaines!

Il eut un ricanement strident, se leva et arpenta à grandes enjambées, l'étroit laboratoire dans lequel il se trouvait; sa fureur, loin de se calmer, allait grandissant; au point que, passant à proximité du malheureux bouquin, il lui envoya un coup de pied qui le fit voltiger jusqu'à plafond.

—Écrire des choses semblables en 1880, à la fin de ce xixe siècle qui a vu se déchirer un si large pan du voile qui cache la nature à l'esprit humain!... les misérables! mais s'ils eussent vécu au siècle dernier, ils eussent fait brûler Herschell pour avoir reculé de 320 millions de lieues les limites du système solaire.

Il s'arrêta, croisa les bras et s'adressant à un auditoire invisible.

—Oui, messieurs, depuis l'antiquité jusqu'à la fin du xviiie siècle, Saturne était resté, pour le monde des astronomes, ce qu'étaient les colonnes d'Hercule pour les premiers navigateurs, la limite extrême de l'Univers céleste; c'est à peine si au delà de cette distance vertigineuse, déjà dix fois supérieure à celle qui sépare la Terre du Soleil, quelques esprits audacieux osaient placer des étoiles... Tout à coup, cette quiétude au milieu de laquelle vivait le monde savant convaincu de la non-existence d'un au delà, est troublée, bouleversée... les routines astronomiques sont démolies... une planète nouvelle vient d'être découverte à 733 millions de lieues du Soleil.

«Ah! ne croyez pas, messieurs, que le premier mouvement des savants fut un mouvement d'admiration et d'enthousiasme pour celui dont le persistant travail et le génie hardi venaient de révolutionner ainsi le monde; loin de là, William Herschell dut lutter et publier rapport sur rapport concernant la petite étoile qu'il avait découverte et qui, selon lui, présentait un disque planétaire sensible.

«De leur côté, tous les astronomes cherchèrent et observèrent le nouveau corps. Chose singulière, tous, ils voulurent que ce corps nouveau fût une comète et qu'en cette qualité, il suivît une courbe très allongée dont le sommet arrivait près du Soleil.

«Mais tous les calculs faits à cet égard étaient sans cesse à recommencer; on ne parvenait jamais à représenter l'ensemble de ses positions, quoique l'astre marchât avec une grande lenteur.

«Les observations d'un mois se trouvaient en contradiction flagrante avec celles du mois précédent.

«C'était à devenir fou.

«Et cette situation dura plusieurs mois, durant lesquels personne ne se douta qu'il s'agissait là, non pas d'une comète mais d'une véritable planète.

«Enfin, lorsqu'on eut reconnu que toutes les orbites ellipsoïdales, déterminées comme suivies par la comète, étaient toutes aussi fausses les unes que les autres, lorsqu'il fut dûment constaté qu'on avait sous les yeux une orbite circulaire beaucoup plus éloignée du Soleil que celle de Saturne, alors il fallut bien se rendre à l'évidence et consentir—encore, ne fut-ce que provisoirement et en attendant mieux,—à regarder cette étoile comme une véritable planète, tournant, à l'instar de la Terre, autour du foyer central du système.

«Le provisoire, sur Terre, est ce qui dure le plus;—c'est pourquoi, messieurs, plus d'un siècle après la découverte sublime de William Herschell, la planète Uranus est toujours de ce monde.»

Fédor Sharp s'arrêta net, passa d'un mouvement nerveux la main sur ses yeux, regarda autour de lui, se regarda lui-même, parut tout étonné de se voir là, debout, appuyé au dossier de son fauteuil, pérorant à haute voix.

Alors, il eut conscience de son égarement, eut un petit rire sec et continua sa promenade en murmurant:

—Les philosophes ont bien raison d'appeler l'imagination: la folle du logis.—Je me croyais déjà à Pétersbourg, faisant, au monde savant, la conférence préliminaire sur l'historique des planètes, qui doit précéder le récit de mes voyages.

Il s'arrêta près de son télescope, colla son visage à l'oculaire et anxieusement fouilla l'espace, cherchant la planète tant désirée.

—Oh! Uranus!... Uranus! répéta-t-il par deux fois.

Mais l'astre en quadrature demeurait invisible, alors l'ex-secrétaire perpétuel regagna son fauteuil et, le coude sur sa table de travail, le front dans la main, il se laissa emporter au courant de ses souvenirs.

Il se vit à l'observatoire de Poulkowa, passant des jours, des semaines, des mois, à la recherche de cette incompréhensible planète, toujours sur le point de l'atteindre et toujours la manquant d'une minute, même d'une seconde.

Enfin, il avait pu la saisir, grâce à un équatorial grossissant quatre-vingt-dix fois et il se rappelait, encore maintenant, l'émotion profonde qui s'était emparée de lui, lorsque son âme, glissant dans le rayon visuel, s'était envolée à travers l'espace jusqu'à sept cent millions de lieues du Soleil, sur le confin de cet infini peuplé d'astres étincelants, mille fois plus considérables et plus resplendissants encore que ceux de notre système solaire.

Et quand il songeait que cette planète merveilleuse, il allait dans quelques jours dans quelques heures, peut-être, la voir là, à sa portée, dans toute sa splendeur mystérieuse, il lui semblait, tellement sa joie était grande, que son cœur cessait de battre et que son sang s'arrêtait dans ses veines.

Pendant plusieurs jours, accroupi contre un hublot, l'œil à l'oculaire de son télescope, il demeura aux aguets, surveillant l'espace comme le chat qui, tapi dans un coin, guette la souris qu'il sait être dans le voisinage et que son instinct lui indique comme devant passer à portée de sa griffe.

De temps en temps, pour se délasser, il lisait les ouvrages traitant plus spécialement d'Uranus et prenait des notes en vue de cette grande conférence sur l'histoire des mondes célestes qu'il se proposait de donner comme prologue au récit de ses propres aventures et à l'exposé des nouvelles théories basées sur ses constatations personnelles.

C'est ainsi qu'il trouva, en feuilletant un ouvrage hindou traitant de l'astronomie, la mention d'une huitième planète nommée Rahu et qu'il établit que cette huitième planète, connue dans les temps les plus reculés, ne pouvait être autre chose que celle découverte par Herschell; seulement, pour les savants hindous, ce Rahu n'était nullement une planète lointaine, mais bien un monstre céleste qui avait pour mission de produire les éclipses.

Il nota encore le nom des astronomes qui, suivant les errements hindous concernant la nature planétaire d'Uranus, en avaient cependant, à une époque plus rapprochée, constaté l'existence et trouva que de 1690 à 1771, l'intéressante planète avait occupé la vie de quatre astronomes.

Peu s'en fallut même que le dernier, Lemonnier, n'enlevât à William Herschell la gloire de sa découverte; cela eût même été, si l'astronome eût eu un caractère plus ordonné, et s'il eût transcrit régulièrement ses observations; mais il avait une si singulière façon de tenir ses écritures que l'on retrouva, à l'Observatoire, une de ses observations écrite sur un sac en papier qui avait contenu auparavant de la poudre de riz.

Sic transit gloria mundi!

Un matin, Fédor Sharp ayant, suivant sa coutume en sautant en bas du divan qui lui servait de couchette, couru à son télescope, poussa un cri de joie.

Uranus était là, à la place que lui-même, par ses calculs, lui avait assignée, offrant à l'œil ravi du savant son disque auquel le micromètre accusait un diamètre de 58 secondes, près d'une minute.

Connaissant la distance exacte qui le séparait de l'astre, ce diamètre apparent lui suffit pour obtenir les dimensions du diamètre réel et il nota sur son carnet le chiffre de 53,000 qui se trouva être exactement celui de Herschell et de ses successeurs.

Pour évaluer la distance du fragment cométaire à Uranus, il lui avait suffi d'établir un rapport proportionnel entre le diamètre visible de la Terre qui est de 4", la distance de la planète à la Terre et ce diamètre de 58" sous lequel lui apparaissait maintenant le disque d'Uranus.

Rien de plus simple, comme on voit.

Un diamètre de 53,000 kilomètres.

Uranus, bien que la plus petite des planètes extérieures, avait cependant bien droit de prendre place parmi les mondes géants, puisqu'à elle seule, elle l'emportait sur le diamètre qu'on eut obtenu en mettant côte à côte les quatre planètes intérieures: Vénus, Mars, Mercure et la Terre.

De la place qu'il occupait dans le ciel, Sharp ne pouvait apercevoir Neptune; il lui fut donc impossible de déterminer, d'après les perturbations exercées sur cette planète par Uranus, la masse de cette dernière.

Mais une ressource lui restait, c'était d'étudier la vitesse de rotation imprimée à ses quatre satellites par la planète elle-même.

D'abord quatre, était-il bien le nombre des satellites uraniens?

Herschell, en effet, en avait découvert six et, plus récemment, en 1851, Lassell en avait découvert deux autres, plus rapprochés que ceux de Herschell; cela en faisait donc huit.

Il est vrai que, sur les six de Herschell, Lassell, en dépit de ses recherches les plus assidues, n'avait pu en découvrir que deux, ce qui, avec les deux siens propres, portait à quatre seulement les satellites d'Uranus.


...S'il avait là, sous les yeux, des chaînes de montagnes ou bien des océans.

Ce nombre avait été confirmé, en 1875, par les astronomes de Washington; mais, bien que cette confirmation eut été adoptée par la suite comme l'expression de la vérité, Sharp, comme saint Thomas, ne croyait que ce qu'il voyait de ses propres yeux.

Cependant, après de longues heures d'examen, il dut se rendre à l'évidence et reconnaître que les astronomes de Washington avaient vu juste dans leur grand équatorial de 66 centimètres.

Il inscrivit donc sur son carnet l'état civil de ces quatre satellites, leur conservant le nom, à eux donné, par les astronomes terrestres et établit leur distance à la planète en prenant, comme points extrêmes, leur centre propre et celui d'Uranus. Ariel: 49,000 lieues—Umbriel: 69,000—Titania: 112,500—Obéron: 150,000.

Cela fait, rien ne lui fut plus facile que de calculer la durée de leur révolution autour de la planète, et voici les résultats qu'il obtint en jours terrestres de vingt-quatre heures:

Ariel2jours12heures29min.21secondes.
Umbriel  4 3 28 7
Titania8 16 56 26
Obéron13 11 6 55

Un des côtés nouveaux et surtout intéressants que présenta cette étude fut la dimension de ces satellites.

Si Sharp, de l'observatoire de Poulkowa, avait éprouvé de réelles difficultés à saisir, dans le champ de sa lunette, la planète elle-même, à plus forte raison lui avait-il été, pour ainsi dire impossible, d'avoir la perception exacte des quatre points mathématiques que représentaient ces satellites.

Ce n'avait été qu'après des mois entiers d'observation patiente, acharnée, entêtée, qu'il avait pu parvenir à établir les données précédentes contrôlées à coup sûr, de son fragment cométaire.

Une folie l'avait prise ensuite; augmenter ces données de la dimension et du poids des satellites uraniens.

Mais à cette tâche insensée, il avait perdu son temps et usé ses yeux vainement.

Rapproché comme il l'était du système uranien, cette besogne ne devenait plus qu'un jeu d'enfant et il lui fallut dix minutes à peine pour reconnaître à Ariel un diamètre de 500 kilomètres; quant au dernier, qui lui parut être aussi le plus gros, il sous-tendait un arc de 1,200 kilomètres: sans être de dimensions phénoménales, ces quatre globes l'emportaient donc encore sur un grand nombre de petites planètes gravitant entre Mars et Jupiter.

Était-ce grâce à sa grosseur ou grâce à sa construction spéciale, Obéron lui parut présenter une topographie particulière, parsemée, de ci, de là, de points lumineux dont il s'efforça de reconnaître la nature.

Pendant des jours, il demeura les yeux fixés, avec une intense curiosité, sur le satellite uranien; mais le fragment cométaire qui le portait, filait avec une telle rapidité, que l'observation était des plus difficiles et que Sharp ne put arriver à distinguer s'il avait là, sous les yeux, des chaînes de montagnes ou bien des océans.

Quand Sharp eut irréfutablement établi ces données concernant les satellites d'Uranus: distance, rotation et poids, il revint à la planète elle-même pour continuer l'étude qu'il en avait commencée.

Allant du connu à l'inconnu, il put alors, se servant comme bases de ce qu'il connaissait sur les satellites, établir rigoureusement la masse de la planète qui lui parut être de quinze fois supérieure à celle de la Terre, ce qui donne aux matériaux constituant son écorce une densité cinq fois moindre de celle des matériaux terrestres.

Après avoir vérifié les calculs des astronomes relatifs à l'orbite parcouru par Uranus dans l'espace et avoir reconnu l'exactitude de ces calculs, il posa les chiffres suivants:

Plus petite distance du Soleil (ou périhélie).675millions delieues.
Distance moyenne710
Plus grand éloignement (ou aphélie)742

Et, bien que ces observations récentes ne lui apprissent rien de nouveau, confirment seulement ce qu'il savait déjà de la planète, ces chiffres le plongèrent en un étonnement profond.

Ainsi Uranus était bien de 67 millions de lieues plus près du Soleil, à son périhélie qu'à son aphélie, ce qui faisait varier sa distance à la Terre de 638 à 705 millions de lieues.

67 millions de lieues de différence! quelle existence singulière devait être celle de l'humanité uranienne, en admettant que la planète d'Herschell en fût arrivée au point suffisant pour être le séjour d'une humanité quelconque!

Et l'ex-secrétaire perpétuel supputait, en de longues rêveries, la bizarre conformation de ces imaginaires habitants d'Uranus, contraints de passer par de si terribles et de si profonds changements de température.

Il est vrai que ces changements ne s'opèrent pas sans transition, comme sur la Lune; bien au contraire.

Sharp constata, avec une surprise toujours croissante—bien qu'il sût déjà à quoi s'en tenir sur ce sujet—la lenteur du mouvement d'Uranus sur son orbite.

Quelques minutes d'observation lui suffirent pour établir que la marche de la planète s'effectue à raison de 7,500 mètres par seconde, soit 144,700 lieues par jour.

Si bien que, pour parcourir son orbite dont le diamètre égale 1,500 millions de lieues et la longueur 400 millions, la planète n'emploie pas moins de 40,668 jours terrestres, soit quatre-vingt-quatre de nos années.

Quatre-vingt-quatre années pour passer de 675 millions de lieues à 742 millions!

En vérité, les Uraniens ont largement le temps de s'acclimater aux nouvelles saisons!

Et puis, existe-t-il réellement des saisons sur Uranus? ou, du moins, si elles existent, est-ce bien véritablement la chaleur solaire qui les produit?

La chaleur solaire! Que doit-elle être à une semblable distance?

Il prit fantaisie à Sharp de résoudre cette question plus intéressante pour sa curiosité propre que pour la science.

C'était fort simple à résoudre, d'ailleurs; Uranus se trouvant, dix-neuf fois plus que la Terre, éloigné du Soleil, il s'ensuit logiquement que le diamètre du Soleil, vu d'Uranus, est dix-neuf fois plus petit que vu de la Terre, en sorte que l'astre central offre à la première de ces planètes un disque 390 fois plus petit qu'à la seconde.

Il en résulte forcément que la chaleur solaire est 390 fois plus faible.

Mesuré au micromètre par Fédor Sharp, le disque solaire offrit un diamètre de 1'40" et l'ex-secrétaire perpétuel inscrivit sur son cahier de notes que les Uraniens recevraient de l'astre central une lumière égale à celle que leur eussent envoyée 1,584 lunes.

Cette chaleur est-elle suffisante pour développer et entretenir la vie à la surface de la planète? tel est le problème, à la fois scientifique et philosophique que se posait Sharp.

N'est-il pas plus logique d'admettre qu'Uranus, ainsi que d'autres contrées célestes, tire de lui-même la chaleur nécessaire à son humanité? Pour élucider ce point, l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences se livra à une étude approfondie sur l'atmosphère uranienne.

Au moyen de son spectroscope, il tenta d'analyser cette atmosphère et, tout d'abord, ses observations marchèrent à merveille: successivement il trouva la trace de certains éléments constitutifs reconnus par lui dans l'atmosphère de Jupiter.

Mais, tout à coup, alors qu'il croyait toucher au but, il découvrit des raies qu'il lui fut impossible d'assimiler à aucune de celles fournies par la spectroscopie terrestre.

C'étaient des nuances inconnues, résultant de combinaisons nouvelles que ses connaissances, approfondies cependant en physique, ne le mettaient pas à même d'élucider.

Il pensa tout d'abord que les études acharnées auxquelles il venait de se livrer, durant plusieurs jours consécutifs, lui avaient affaibli la vue; et il se condamna à un repos absolu de plusieurs heures.

Il lui en coûta assurément de perdre ainsi, de gaieté de cœur, un temps aussi précieux; mais il se résigna, songeant combien il serait récompensé de ce sacrifice, s'il parvenait à élucider une question aussi intéressante pour l'astronomie.

Il laissa passer plusieurs jours—plusieurs jours des siens s'entend, qui, on se le rappelle, ne mesuraient que deux heures vingt-six minutes.

Ensuite, se sentant l'esprit plus calme et les yeux bien reposés, il recommença ses observations, mais sans plus de succès, hélas! que précédemment.

Toujours, dans le spectre uranien, les mêmes raies déconcertantes.

Cinq fois, dix fois, vingt fois, il recommença et toujours le même résultat.

De dépit, alors, il renonça à ses études spectroscopiques, et inscrivit sur son carnet que l'atmosphère d'Uranus contient des gaz qui n'existent pas sur notre planète.

Il était temps d'ailleurs qu'il passât à d'autres observations, s'il voulait remporter un travail à peu près complet concernant la planète.

Le fragment cométaire qui le portait poursuivait, à travers l'espace, sa course rapide, semblable à une pierre lancée par la fronde de quelque géant, et, de son côté, Uranus courait sur son orbite dans un sens opposé à celui du bolide; si bien que chaque jour le micromètre accusait une diminution sensible du diamètre de la planète et qu'avant peu celle-ci se serait perdue au fond des cieux.

À force de ténacité patiente et d'attention scrupuleuse, l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences de Pétersbourg avait réussi à découvrir, sur le disque uranien, quelques petites taches.

Tout d'abord, il avait cru à des nuages flottant dans l'atmosphère, mais bientôt il put se convaincre que ce qu'il apercevait appartenait au sol même de la planète.

Et sa joie fut grande; car, grâce à cette circonstance, il allait lui être possible d'établir exactement la durée du jour uranien; et, ce calcul n'ayant pu être fait avec exactitude ni avec précision par aucun astronome terrestre, il pensait devoir en retirer, une fois de retour sur sa planète natale, grand profit et grande gloire.

Deux jours d'observations non interrompues lui permirent d'ajouter à ses notes que le jour uranien comptait 10 heures 40 minutes 58 secondes.

Avons-nous dit qu'entre temps, Sharp avait contrôlé l'exactitude de la donnée scientifique concernant l'orbite d'Uranus, qui se confond avec le plan de l'écliptique suivant lequel la Terre se meut elle-même?

Les deux grandes singularités d'Uranus, singularités qui distinguent cette planète de toutes ses sœurs du ciel, sont l'inclinaison de son axe de rotation et la marche de ses satellites.

L'axe autour duquel se meut Uranus n'est pas incliné sur le plan de l'écliptique de moins de 76 degrés, alors que celui de la Terre n'est incliné que de 29 degrés et celui de Vénus de 55.

Et dans une page véritablement bien inspirée, Fédor Sharp partit de cette constatation pour se lancer dans des considérations astronomiques et philosophiques, remplies de profondeur sur ce qu'il appelait «un monde renversé».

Le lecteur nous saura gré de ne point le faire descendre dans les profondeurs de la philosophie de Fédor Sharp; mieux vaudrait pour lui, descendre sans lampe dans un puits de mine; il s'y reconnaîtrait certainement avec plus de facilité qu'au milieu du pathos alambiqué et incompréhensible de l'ex-secrétaire de l'Académie des Sciences.

Mais, nous qui avons le don d'ubiquité, nous lisons par dessus l'épaule du savant et, dans les lignes dont il noircit son carnet, nous choisissons celles dont la substance scientifique peut intéresser le lecteur:

«75 degrés d'inclinaison!... que de choses étranges contenues dans ces quelques mots!... Aspect singulier que celui du Soleil, vu de la planète!... Pour l'humanité uranienne, l'astre central paraît tourner d'Occident en Orient, au lieu de tourner d'Orient en Occident...»


Si le Soleil abandonnait les tropiques pour aller fondre les glaces du Groënland.

Plusieurs lignes consacrées aux conséquences morales d'un semblable état de choses; puis:

«Le Soleil, pendant le cours de la longue année uranienne, doit s'éloigner jusqu'à la latitude du 76e degré... Que diraient les Terriens si le Soleil abandonnait subitement l'Afrique et les Tropiques pour aller fondre les glaces du Groënland!... et vous, Parisiens, seriez-vous assez étonnés, si le Soleil désertant vos régions tempérées, émigrait vers le pôle pour y tourner sans se coucher jamais; pendant un été de 21 ans, et demeurer ensuite invisible, pendant un hiver de même durée?»

Passant ensuite aux Satellites, Fédor Sharp écrivit:

«Ils tournent dans le sens de l'Équateur; mais en raison de l'inclinaison de cet Équateur sur le plan de l'orbite, ils voguent dans un plan à peu près perpendiculaire à celui où se meut la planète, et, contrairement à tous les autres satellites du système planétaire, tournent de l'Est à l'Ouest.»

Et emporté par l'enthousiasme, Sharp ajoutait:

«Ah! pourquoi n'existe-t-il plus de génies,... bons ou mauvais, qui puissent m'enlever sur leurs ailes et me faire aborder sur ce monde étrange!»

Certes, dans cette invocation, il entrait pour une bonne partie de curiosité.

Sharp, nous l'avons dit, était un savant, et ses actes avaient, en grande partie, pour but de soulever le voile mystérieux enveloppant les mondes.

Mais tandis que, chez Ossipoff, cette curiosité était sans mélange, purement scientifique et que le père de Séléna eut donné volontiers sa vie pour la possession, durant cinq minutes seulement, de l'omniscience, chez Sharp, au contraire, cette curiosité avait un but pratique.

Il ne se serait pas écrié, comme son collègue de l'Académie des Sciences.

—Savoir et mourir après s'il le faut!

Il pensait qu'il était préférable de savoir, parce que de la science découlent le profit et la gloire.

Aussi, après avoir tracé le vœu enthousiaste dont nous avons parlé plus haut, posa-t-il sa plume et, se croisant les bras, la tête renversée sur le dossier de son fauteuil, se prit-il à réfléchir.

Ses réflexions ne furent pas longues et leur résultat se traduisit par une grimace.

Non, décidément, le séjour d'Uranus ne lui souriait qu'à moitié: un calendrier de soixante mille jours, un soleil presque invisible et marchant à rebours à travers les épais nuages d'une atmosphère inconnue, des lunes d'allure étrange et incorrecte, non, décidément, tout cela ne ferait pas son bonheur.

Mieux valait la Terre, avec le triomphe qui l'y attendait.

Et sous l'empire de cette pensée, il se leva, prit son télescope, le changea de place et le braqua sur l'espace pour y chercher sa planète natale.

Cela, il l'avait fait machinalement; aussi haussa-t-il les épaules en souriant de cet oubli.

Pouvait-il apercevoir la Terre, si petite qu'elle était forcément invisible, et ensuite, si rapprochée du Soleil, qu'elle était perdue dans son rayonnement?

De même pour Mercure, Vénus et Mars; quant à Jupiter, après bien des recherches, Sharp le découvrit, mais il eut peine à le reconnaître, tellement son disque était petit et faible sa clarté!...

Il en fut de même pour Saturne qu'il distingua des autres étoiles, uniquement à cause de sa pâleur; car, ne présentant qu'un demi-disque, la «merveille céleste» n'envoyait aux Uraniens que le huitième de la clarté que lui connaît la Terre.

Neptune lui-même, si l'astronome ne fût arrivé par une série de calculs à établir mathématiquement sa place, ne se fût en rien distingué des autres étoiles dont scintillait l'espace.

Quand Sharp braqua de nouveau son télescope sur Uranus, la planète avait disparu.

Alors il poussa un profond soupir, songeant avec effroi au voyage plein de monotonie qui lui restait à accomplir, car maintenant il allait sillonner le désert sidéral sans côtoyer la moindre oasis stellaire où rafraîchir et reposer sa pensée.

Les jours s'écoulaient pour lui en une lenteur désespérante; il partageait son temps entre la lecture de volumes qu'il savait par cœur, la rédaction de ses notes de voyage et des promenades que l'exiguité du mondicule sur lequel il vivait rendait nécessairement fort courtes.

La nuit, il dormait peu et encore était-il contraint, pour forcer le sommeil à engourdir ses membres et sa pensée, d'user d'une boisson opiacée.

Et il appelait, de toutes ses forces, un événement quelconque, fût-il dangereux, qui pût l'arracher à l'espèce de catalepsie cérébrale et morale dans laquelle menaçait de sombrer son intelligence.

Comme si Dieu eut écouté son appel, il fit tomber sous la main du savant une Revue astronomique qu'il avait négligée jusque-là et qu'un soir, par désœuvrement, il se mit à feuilleter.

Tout à coup, il poussa un cri et se redressa, le visage animé, l'œil vibrant, la pommette enflammée.

Cette revue contenait un long article sur le courant astéroïdal qui trace dans l'espace son immense orbite touchant à Neptune et à la Terre.

Mais ce courant, il fallait que le fragment cométaire le traversât pour gagner la Terre et dans cette traversée, quelque chose pouvait se produire. C'était un danger,... c'était la mort peut-être!

Mais en même temps, pour Fédor Sharp, c'était un motif de sortir de cette léthargie dans laquelle il s'endormait; et, à partir de ce moment-là, il se plongea dans des calculs fantastiques pour arriver à prévoir le moment exact où il pénétrerait dans le courant.

Et c'est au milieu même de ses calculs qu'un choc formidable avait eu lieu, faisant osciller l'obus sur le sommet de la colline mercurienne qui lui servait de base.

Une seconde, Sharp avait eu la sensation d'une catastrophe finale résultant de la rencontre du mondicule qui le portait avec l'un des corpuscules du fleuve astéroïdal; puis, presque aussitôt, sous l'influence du choc en retour, il avait été arraché de son fauteuil et projeté sur le plancher où il était demeuré étourdi pendant plusieurs minutes.

Revenu à lui, son premier mouvement fut de courir au hublot pour constater les désastres occasionnés par ce tamponnement formidable.

Rien ne lui parut changé.

Il consulta ses instruments: l'épave cométaire poursuivait invariablement sa route vers l'orbite terrestre: elle n'avait pas dévié d'une ligne.

Cela parut prodigieux à Fédor Sharp, qui se frotta énergiquement les yeux pour se bien convaincre qu'il n'avait pas rêvé.

Son fauteuil renversé, sa table bousculée, la bibliothèque sens dessus dessous étaient là pour lui prouver qu'il n'était pas le jouet d'une hallucination.

Certainement, un choc s'était produit, et peut-être, en parcourant le fragment cométaire, en aurait-il une preuve évidente.

C'est alors que, bien qu'il fît nuit encore, il avait endossé son respirole et était parti en toute hâte à la découverte.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, quel avait été le résultat absolument négatif de ses recherches, et comment, presque asphyxié, Fédor Sharp avait pu, à grand'peine, regagner son habitation métallique.

Quand il eut repris ses sens, l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences tomba en une méditation profonde, absorbé par ce problème insoluble tout d'abord:

Un choc avait eu lieu, cela était indéniable; comment avait-il pu se produire sans laisser aucune trace?

Depuis le temps qu'il vivait sur cette minuscule épave, il l'avait assez parcourue pour en connaître tous les coins et recoins, et si un changement, quelque petit fût-il, s'était produit à sa surface, il s'en serait aussitôt aperçu.

Mais, rien,... rien,... absolument rien.

Et il arpentait rageusement son étroit laboratoire, tournant et retournant sur lui-même, comme il tournait et retournait dans son esprit cette question:

Comment cela se peut-il faire?

Soudain, il s'arrêta net dans sa course, poussa une sourde exclamation, se frappa le front et s'écria:

—Eurêka!

Il venait de se rappeler ce principe de physique d'après lequel l'arrêt instantané du mouvement engendre la chaleur.

Il courut à sa table de travail et inscrivit, sur son carnet de notes, ces lignes tracées d'une main fébrile:

«Aujourd'hui, 5 février du calendrier terrestre: réveillé par forte secousse résultant d'un abordage contre l'un des corpuscules du courant astéroïdal.—Recherches sur épave complètement inutiles.—Présume que le bolide rencontré a pénétré assez profondément dans le fragment qui me porte pour que l'écorce cométaire, vitrifiée par la chaleur, se soit refermée sur lui ainsi que le vernis qui enduit les aérolithes.»

Et il ajoutait ces mots qui prouvaient combien était enraciné, dans son âme, l'espoir de regagner sain et sauf sa planète natale.

«À vérifier dès mon retour sur la Terre.»


 


 


Lorsque, du fond de l'espace est accouru un corps énorme, monstrueux.


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