Aventures extraordinaires d'un savant russe; III. Les planètes géantes et les comètes
CHAPITRE V
À TRAVERS LA ZONE 28
epuis la scène racontée dans le précédent chapitre, l'existence à bord
avait subi une transformation complète: chacun vivait de son côté,
n'adressant la parole à ses compagnons que dans les cas d'extrême
nécessité et s'empressant, dès que cela se pouvait, de retomber dans son
mutisme et de retourner à sa solitude.
L'échec de la tentative suprême faite par Fricoulet pour rejoindre la Terre, avait porté un coup terrible aux voyageurs qui, sans même se rendre un compte exact du pourquoi, se rejetaient réciproquement la responsabilité de cet échec, imputable à la seule fatalité.
Cependant, sans qu'ils eussent eu occasion de se communiquer leurs sentiments, il y avait, entre eux, communauté d'idée en ce qui concernait Ossipoff.
Le vieux savant était pour eux:
Le pelé, le galeux, d'où venait tout le mal.
Aussi vivait-il plus à l'écart encore que ses autres compagnons, dans une sorte de quarantaine rigoureusement observée, sauf par Séléna qui venait, de temps à autre, passer quelques minutes avec lui.
Mais, entre le père et la fille, aucune conversation, même pas l'échange du bonjour banal, seulement un baiser indifférent déposé par le vieillard sur le front de sa fille.
Puis, sans se soucier aucunement de sa présence, il se remettait à la besogne: depuis son départ de Mars, le vieillard avait entrepris de mettre au net les observations recueillies par lui, dès le jour où il avait mis le pied dans le cratère du Cotopaxi et il comptait employer à terminer cette lourde tâche les deux mois de captivité imposés par le voyage de Jupiter.
Au fond, il se rendait parfaitement compte de l'odieux du rôle qu'il jouait; il comprenait à merveille la haine qu'il avait inspirée à ses compagnons, il excusait même les reproches contenus dans l'attitude résignée et dans les regards navrés de Séléna.
Oui, poussé par cet irrésistible vent de folie scientifique, il courait à sa perte, entraînant à sa suite sa fille qu'il adorait cependant, et trois hommes pour lesquels il n'avait d'autres sentiments que ceux de la sympathie.
Mais cet amour incommensurable pour la science, cette curiosité toujours inassouvie de l'inconnu, lui avaient desséché le cœur et chassé de son esprit toute autre idée que celle ayant trait à cet infini immense qu'il avait résolu de parcourir d'un bout à l'autre.
Il opposait donc un front serein et un calme imperturbable aux regards furieux de Gontran, aux sourires sarcastiques de Fricoulet et aux hurlements menaçants de Farenheit.
Celui-ci avait été définitivement déclaré, par Fricoulet, comme atteint d'une aliénation mentale parfaitement caractérisée: depuis de longs mois déjà, l'Américain ne dérageait pas; il vivait dans un état de surexcitation non interrompue, et ce dernier effondrement de ses espérances lui avait porté un coup si terrible, qu'une fissure cérébrale s'en était suivie.
Dans l'intérêt de tous les voyageurs, le sien y compris, on avait décidé, à l'unanimité, d'enfermer Farenheit dans sa cabine où il ne cessait de vociférer contre ses compagnons et contre Ossipoff, plus particulièrement, les plus terribles menaces.
Gontran, lui, boudait Séléna, la pauvre!
Mais la nature humaine est ainsi faite, que lorsque la désespérance s'empare de nous, les êtres les plus chers vous deviennent indifférents, odieux même, et que l'égoïsme, de sa griffe aiguë, transforme tous nos sentiments.
Certes, pour avoir fait ce qu'il avait fait, pour renoncer à sa carrière, dilapider sa fortune, abandonner sa famille et sa patrie, pour s'engager en d'aussi invraisemblables aventures que celles où il avait suivi Séléna, il fallait que M. de Flammermont eût pour la jeune fille une véritable, une profonde adoration.
Et cette adoration avait résisté à tous les déboires dont il était abreuvé depuis de si longs mois.
Mais, cette fois-ci, les choses dépassaient par trop la mesure: ce n'était plus par semaines ni par mois que se chiffrait le retard apporté au mariage! Il fallait compter par années; et combien d'années? Un minimum de trente ans?
Mais dans trente ans, Gontran en aurait cinquante-sept et Séléna bien près de quarante-huit.
Cent cinq ans à eux deux! plus d'un siècle!
En vérité! cela serait du dernier grotesque!
Sans compter qu'il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent, pour que leur affection ne résistât pas à un stage d'aussi longue durée.
La prudence des parents restreint autant que possible la période pendant laquelle le fiancé fait la cour à sa fiancée; à s'étudier trop longtemps, on finit par s'apercevoir de ses défauts mutuels, on remarque que ce minois si frais, emprunte quelque agrément à la veloutine Fay, et que le corset de la célèbre faiseuse n'est peut-être pas pour rien dans la sveltesse de la taille; comme aussi, d'autre part, on constate que les cheveux laissent apercevoir le crâne, indice d'une calvitie prochaine, et que la patte d'oie, aux fils tout d'abord invisibles trahit une fatigue précoce. Au moral, il en va de même; mademoiselle est coquette, monsieur est joueur; mademoiselle est colère, monsieur est emporté, etc., etc.
Si quelques semaines suffisent pour porter atteinte à un amour, que restera-t-il donc, au bout de trente ans, d'une affection, si profonde soit-elle?
Voilà ce que s'était demandé tout d'abord M. de Flammermont.
Et puis, il y avait ce diable de siècle qu'il leur faudrait faire bénir à leur arrivée sur la terre.
Il est vrai qu'ils étaient deux pour le porter, ce siècle; mais, enfin, ce n'en était pas moins ridicule, et le ridicule tue, même l'amour.
Séléna, dont le cœur ne raisonnait pas, s'apercevait bien du changement survenu chez son fiancé, changement qui allait, chaque jour, s'accentuant et dont elle n'expliquait pas la cause.
Cette fois-ci, l'attitude de Gontran n'était plus la même, ce n'était pas de la tristesse, c'était une sorte d'indifférence, de détachement.
La pauvre enfant avait trop de dignité pour demander une explication, pour faire entendre une plainte; mais quand elle était seule, elle pleurait et maintenant elle avait constamment les paupières gonflées et rougies.
Seul de toute la bande, Fricoulet conservait son inaltérable bonne humeur; en dehors de la grande dose de philosophie qui lui démontrait l'inutilité de se mettre en fureur contre la fatalité, il n'avait point les mêmes raisons que Farenheit et Gontran de pester contre les événements.
Rien ne le rappelait sur la Terre; il n'avait pas, comme l'Américain, des actionnaires auxquels il lui fallait rendre des comptes, ni comme Gontran, un bonheur sur lequel il avait hâte d'appeler les bénédictions d'un maire et d'un curé.
En outre, son propriétaire, un homme grincheux, avare et à cheval sur la question du terme, devait avoir, depuis longtemps, vendu son pauvre mobilier du boulevard Montparnasse.
Le cœur de l'ingénieur se serrait bien un peu à la pensée de ses beaux instruments et de ses chers bouquins dispersés, par autorité de justice, aux quatre coins de Paris.
Mais à cela quel remède? aucun; donc il était préférable de prendre le temps comme il venait et de ne point se faire sauter la cervelle.
Enfin, à côté de cette incertitude de savoir où il irait reposer sa tête—les hospitalités de nuit ne lui souriant guère—il y avait encore une autre cause au peu d'enthousiasme qu'éprouvait Fricoulet de retourner sur la Terre.
Instruit par ses pérégrinations célestes, le jeune ingénieur comparait sa planète natale aux différents mondes qu'il venait de visiter, il la voyait reprendre, dans l'échelle des civilisations astrales, son rang infime et il rougissait presque pour elle, en songeant aux humanités de Vénus et de Mars.
Aussi, loin de maudire Mickjaïl Ossipoff, ce Christophe Colomb des Terres du Ciel, qui l'associait, malgré lui, à la réalisation de sa sublime chimère, lui était-il, au contraire, reconnaissant de l'arracher aux spectacles désolants qui l'attendaient sur la Terre, où la lutte pour la vie pousse le fort à triompher du faible, où l'injustice l'emporte, la plupart du temps, sur l'équité, où l'argent est tout, où la vertu compte si peu et où surtout la science de la mécanique est encore dans l'enfance...
Mais Fricoulet se contentait de penser ainsi; pour rien au monde, il n'eût fait part de ces sentiments à ses compagnons de voyage; au point de vue du principe, il trouvait que ceux-ci avaient raison d'en vouloir à Ossipoff, et que celui-ci, paternellement parlant, était d'un égoïsme épouvantable.
Néanmoins, il tentait de jouer le plus consciencieusement possible le rôle de conciliateur qu'il avait adopté; mais, jusqu'alors il n'avait obtenu aucun résultat, ce qui ne l'empêchait pas de conserver l'espoir de ramener, parmi les membres de la petite colonie, la concorde des beaux jours.
Telle était l'attitude réciproque des voyageurs, depuis le fameux jour où l'on avait dû s'incliner devant la terrible réalité qui emportait les Terriens vers Saturne, au lieu de les ramener vers leur planète natale, comme ils en avaient conçu l'espoir.
Depuis près de deux semaines qu'on avait quitté Mars, l'Éclair poursuivait sa marche rapide à travers l'espace et son propulseur fonctionnait sans arrêt, sous l'effort de l'électricité emmagasinée dans les accumulateurs.
Tout d'abord, la lumière perpétuelle au milieu de laquelle ils naviguaient avait fort incommodé les voyageurs et bouleversé toutes leurs habitudes.
Mais Fricoulet, qui s'était accaparé le chronomètre de Farenheit, s'était chargé de régler le temps à sa façon: toutes les douze heures, il fermait les hublots par lesquels pénétrait la lumière extérieure, allumait les lampes et effaçait un jour sur le vieux calendrier contenu dans son portefeuille.
De la sorte, les Terriens avaient une notion exacte du temps et pouvaient régler leurs occupations.
Sa main droite brandissait l'oculaire d'une lunette,
tandis que sa main gauche...
Un matin, comme l'ingénieur prenait le quart, pour remplacer Gontran qui venait de s'étendre sur son hamac, la porte du réduit dans lequel Ossipoff s'était enfermé avec ses papiers et ses instruments, s'ouvrit brusquement et le vieillard apparut sur le seuil; sa main droite brandissait l'oculaire d'une lunette, tandis que sa main gauche serrait fièvreusement un micromètre.
—Eh! parbleu, mon cher monsieur, s'écria Fricoulet, auriez-vous, par hasard, découvert un astre nouveau, que vous voilà si joyeux?
Le visage du vieillard était, en effet, radieux, et ses yeux brillaient d'un éclat singulier.
—Nous pénétrons dans la zone des petites planètes, répondit-il d'une voix un peu étranglée par l'émotion.
—Déjà! fit l'ingénieur, tout d'abord surpris de cette nouvelle,... en êtes-vous bien certain?...
Le vieux savant frappa sur sa lunette.
—Voilà qui ne trompe pas, répliqua-t-il, et puis, pour peu que vous ayez enregistré le nombre de kilomètres parcourus depuis notre départ de Mars, il vous sera facile de constater que nous devons être parvenus à la distance 28, établie par la loi de Titius et de Bode.
—Je vous crois, monsieur Ossipoff, je vous crois, dit Fricoulet nullement soucieux d'entamer une discussion sur ce point qui, d'ailleurs, lui importait peu.
Voyant le vieillard qui s'apprêtait à poursuivre sa route dans la direction des cabines, il lui demanda:
—Mais où allez-vous ainsi?
—Trouver M. de Flammermont;... bien que son attitude, à mon égard, ne soit pas tout à fait ce que j'avais le droit d'espérer, je ne puis pas, cependant, le laisser dans l'ignorance d'un fait scientifique aussi important et qui doit avoir, pour lui, un intérêt capital.
—C'est que M. de Flammermont vient de se coucher seulement, insinua Fricoulet,... cette veille l'a, paraît-il, extrêmement fatigué et il m'a prié, tout à l'heure, en s'étendant sur son hamac, de le laisser reposer le plus longtemps possible.
—Cependant, riposta Ossipoff avec un peu d'humeur, un événement de cette nature mérite bien qu'on s'arrache au sommeil.
Fricoulet répondit.
—Je serais d'accord avec vous sur ce point, mon cher monsieur, si nous n'avions pas le temps devant nous pour étudier à loisir ces petits mondes; mais songez que la zone où gravitent les petites planètes ne mesure pas moins de soixante-sept millions de lieues de largeur et que nous couperons deux cent trente-quatre orbites de planètes;... donc, vous pouvez laisser reposer Gontran tout à son aise, sans aucun scrupule, puisqu'il aura tout un mois pour savourer ce régal astronomique.
Le vieillard allait se cabrer sous l'ironie que contenaient les dernières paroles du jeune ingénieur; mais celui-ci le calma aussitôt:
—À quoi avez-vous reconnu, demanda-t-il, que nous avions pénétré dans cette fameuse zone?... auriez-vous aperçu quelques-uns de ces mondicules?
—Non, ce sont les calculs seulement qui m'ont amené à cette conclusion que nous venions de couper l'orbite de la première des petites planètes, Méduse.
—Vous ne l'avez pas vue?
—Non... sans doute est-elle trop éloignée encore.
Le visage de Fricoulet exprima la plus profonde stupéfaction.
—En ce cas, dit-il, que vouliez-vous faire voir à M. de Flammermont?
—Rien, je voulais lui communiquer cette nouvelle et, en même temps, étudier l'espace avec lui.
L'ingénieur retint à grand peine un sourire moqueur et répliqua:
—Sans doute, cela eut-il été pour lui un maigre régal... attendez au moins que ce que vous voulez lui montrer soit visible.
Et il ajoutait in petto:
—De la sorte, ce cher Gontran aura le temps de repasser un peu ses Continents célestes.
Un peu déconcerté, M. Ossipoff avait tourné les talons pour rejoindre son réduit, lorsque l'ingénieur le rappela.
—Dites-moi, fit-il, avec le plus grand sérieux, avez-vous l'intention d'aborder sur chacune des deux cent trente-quatre planètes que nous allons rencontrer en route?
Ossipoff examina attentivement l'ingénieur pour se bien persuader qu'il n'était pas le jouet d'une mauvaise plaisanterie; puis il répondit d'une voix bougonnante:
—Les lunettes ne sont pas, que je suppose, faites pour les chiens, et si vous n'y voyez pas d'inconvénient; nous nous contenterons d'examiner de loin ces petits mondes.
—Pour ma part, je n'y vois aucun inconvénient; c'est affaire à vous, répondit Fricoulet, à vous et à M. de Flammermont.
Il avait ajouté ces mots d'un ton grave qui fit hocher approbativement la tête de M. Ossipoff.
Après quoi, le vieillard rentra dans son réduit.
—Si je ne me trompe, murmura Fricoulet en souriant, voilà de la tablature qui se prépare pour ce cher Gontran.
Et il se frottait les mains, songeant que c'était peut-être là l'occasion tant attendue par lui qui ferait enfin rompre un mariage qu'il considérait comme devant être le malheur de son ami.
Puis il réfléchit qu'après tout un mariage remis à trente ans avait beaucoup de chance de ne jamais se faire et il estima qu'il serait plus habile de sa part de ne point contrecarrer Gontran dans ses projets matrimoniaux et de paraître, au contraire, lui aplanir le chemin conduisant à l'autel.
Il attendit quelques heures et lorsqu'il lui sembla que M. de Flammermont s'était suffisamment reposé, il entra dans la cabine et, s'approchant du hamac, posa sa main sur l'épaule du dormeur.
Celui-ci ouvrit paresseusement les yeux, les referma, les ouvrit de nouveau, s'étira longuement les membres, bâilla, rebâilla et dit:
—Tiens! c'est toi!... tu m'as coupé en deux un bien joli rêve.
—Lequel! demanda Fricoulet.
—C'était le jour de mon mariage et le maire du VIIIe arrondissement nous adressait, à Séléna et à moi, un petit discours fort bien réussi, ma foi, il nous appelait: «Les fiancés de l'espace.» Il allait conclure, lorsque tu l'as interrompu...
Il se redressa sur un coude.
—Au fait, dit-il, pourquoi m'as-tu éveillé?
—Après le rêve, la réalité, répondit gravement l'ingénieur.
Le jeune comte tressauta sur son hamac.
—Tu m'épouvantes, balbutia-t-il,... de quoi s'agit-il?
—Des Petites Planètes.
Gontran éclata de rire.
—Quelle est cette mauvaise plaisanterie?
Fricoulet secoua la tête.
—Ce n'est point une plaisanterie,... je parle très sérieusement.
Et, avec une gravité comique:
—Malheureux! s'écria-t-il, pendant que tu dors paisiblement, le flot astéroïdal qui nous emporte, pénètre dans la zone nº 28! nous avons déjà coupé l'orbite de Méduse.
—Eh bien! qu'est-ce que tu veux que cela me fasse? demanda placidement M. de Flammermont.
Fricoulet jeta les bras au plafond.
—Et ce digne Ossipoff qui voulait venir t'éveiller, il y a plusieurs heures, pour t'annoncer cette bonne nouvelle.
—Je l'aurais bien reçu, gronda le jeune comte,... qu'il me laisse tranquille avec ses étoiles, ses planètes, ses soleils et tout le reste,... maintenant, je me moque de l'astronomie comme de ça...
Et il fit, bruyamment, claquer l'ongle de son pouce contre ses dents.
—Mais, malheureux, s'écria Fricoulet, oublies-tu donc que Séléna est à ce prix.
—Oh! Séléna!... murmura Gontran en hochant la tête,... d'ici trente ans, elle a le temps de mourir, et moi aussi.
L'ingénieur prit la main de son ami.
—Tu as tort de parler ainsi, dit-il,... trente ans, en l'espèce, n'est qu'un maximum... et le hasard est si grand.
—Que veux-tu dire?
—Qu'il serait prudent à toi de te garder à carreau, comme on dit, et de ne pas compromettre, par un coup de tête, la bonne opinion qu'a de toi M. Ossipoff.
—Que faut-il faire, alors?
—Jouer ton rôle en conscience et feindre, pour les Petites Planètes, un de ces enthousiasmes...
—Comment veux-tu que je m'enthousiasme pour une chose que je ne connais même pas?
—Je te renvoie aux Continents célestes.
Gontran fit entendre un bâillement sonore et prolongé.
—C'est bon, dit-il, on verra cela... plus tard.
—C'est tout de suite, au contraire,... Ossipoff peut te tomber sur le dos d'un moment à l'autre.
—Mais nous sommes en froid!
—Les Petites Planètes l'ont réchauffé.
Gontran paraissait atterré.
—Eh! mon Dieu! s'écria Fricoulet, rappelle-toi la conversation que nous avons eue, à ce sujet, à l'observatoire de la Ville-Lumière: en 1801, l'astronome Piazzi découvre, à Palerme, la première petite planète, qu'il baptise du nom de Cérès... En 1802, un astronome de Brême, Olbers, découvre la seconde, Pallas... Puis, plusieurs années après, la quatrième, Vesta; la troisième, Junon, avait été trouvée, entre temps, par un nommé Harding;... Ensuite, on resta pendant trente-huit ans sans plus s'occuper de la zone nº 28, quand, tout à coup, le goût des recherches se réveilla, et l'on en découvrit 234.
M. de Flammermont écoutait attentivement.
—Je crois, dit-il enfin, que je ferai mieux de prendre les Continents célestes; tu me racontes cela trop en abrégé...
—C'est aussi mon avis, fit l'ingénieur.
Le jeune comte poussa un énorme soupir, attira à lui le précieux ouvrage, caché sous le matelas même de son hamac, et, après l'avoir feuilleté, l'ouvrit au chapitre des Petites Planètes.
—Va, dit-il d'une voix de victime à Fricoulet, ferme ma porte, et, si Ossipoff t'interroge à mon sujet, dis-lui que je continue de dormir.
Depuis le moment où l'Éclair avait franchi l'orbite de Méduse, le
voyage se poursuivait sans encombre, n'offrant aux Terriens, pour rompre
la désespérante monotonie des heures, que la constatation de la
diminution quotidienne du disque solaire.
Déjà, sur Mars, les voyageurs avaient été à même de remarquer une différence notable entre la chaleur et la lumière reçues par la planète, et celles que reçoit la Terre; à ce moment, ils arrivaient, en droite ligne, du Soleil, aux abords duquel ils avaient eu à supporter une température colossale, dépassant celle de l'eau bouillante, et ils avaient vu cette chaleur et cette lumière décroître progressivement et d'une manière proportionnelle au disque même de l'astre.
Lorsque la comète qui les emportait avait passé à son périhélie, le diamètre solaire accusait plus d'un degré, exactement 1°,44; en coupant l'orbite terrestre, ce même diamètre ne mesurait plus que 32', et, sur Mars, il avait diminué encore et était descendu à 21'.
Maintenant, au centre de l'essaim des astéroïdes, il n'accusait plus que 15' de largeur, et allait se rétrécissant chaque jour davantage.
D'après les calculs d'Ossipoff, l'appareil avait franchi, à travers l'immensité stellaire, en un mois, 216 millions de kilomètres, et sa distance du Soleil pouvait s'évaluer à 110 millions de lieues.
Il traversait alors la région où se croisent le plus grand nombre des orbites des petites planètes, et le vieux savant estimait qu'avant quatre semaines, il couperait l'orbite de Jupiter; on serait alors arrivé à 198 millions de lieues de l'astre central.
Il ne se passait guère de jour que l'œil vigilant d'Ossipoff ne signalât quelqu'astre nouveau, au sujet duquel il fallait que Gontran subît un interrogatoire, auquel il répondait victorieusement d'ailleurs.
Fricoulet connaissait l'ordre dans lequel les petites planètes se présentaient, et le jeune comte étudiait d'avance sa leçon dans les Continents célestes.
Après Méduse, on avait rencontré Flore, Ariane, Harmonia, Melpomène, Victoria, Zélia, Uranie, Athor, Baucis, Iris.
—Demain, dit un soir Gontran, nous apercevrons sans doute Barbara.
Il avait dit cela d'un ton si singulier, que Mlle Ossipoff ne put s'empêcher de demander:
—Et qu'est-ce que cette planète a de si remarquable, pour que vous nous la signaliez ainsi?... sans doute, est-elle plus importante que celles qu'il nous a été donné de voir jusqu'ici.
M. de Flammermont secoua la tête:
—Cette planète est une des plus petites du système, car elle ne mesure pas plus de 50 kilomètres de diamètre; mais elle a ce côté original d'avoir été découverte exprès...
—Exprès! s'écria la jeune fille en souriant.
—Oui, mademoiselle; généralement, lorsqu'un fiancé fait sa cour, il offre, à celle que son cœur a choisie, des fleurs comme emblème de son affection... L'astronome américain Peters trouva cela par trop banal. Il était, malgré ses soixante-dix-huit ans, tombé amoureux de la fille du célèbre opticien Merz, et, pour lui prouver combien son amour différait de celui des autres hommes, il chercha, pendant deux ans, un astre inédit assez brillant, qui fût digne d'être offert à celle qu'il aimait... Cet astre, il le baptisa de son nom, Barbara.
—C'est là une attention délicate, murmura la jeune fille.
—Je regrette, croyez-le bien, répondit Gontran, de n'avoir encore rien découvert,... mais, pour une marraine telle que vous, ce serait trop peu d'une étoile, c'est un soleil qu'il faudrait...
Après Barbara, on demeura près d'une semaine sans rencontrer aucun astéroïde, puis l'Éclair arriva à une région richement peuplée; il passa d'abord à 100 lieues à peine de Æthra, qui parut aux voyageurs n'être qu'un rocher de forme irrégulière, mesurant à peine 30 kilomètres suivant son plus grand diamètre, et qu'une légère atmosphère entourait.
Ensuite, ils aperçurent Ève, Maïa, Proserpine, Lumen, Frigga, Clotho et Junon; ces deux dernières planètes semblaient naviguer de conserve, et Ossipoff déclara qu'en vertu de la faible masse de ces astres, la pesanteur était si peu sensible à leur surface, que les matériaux d'un volcan de Clotho pouvaient parfaitement bien retomber sur Junon.
Successivement furent signalées Yanthe, Brunhilda, Rodope, Félicité, Érinice, Pompéïa et Dynamène.
Une nuit, la petite colonie eut une frayeur affreuse. L'Éclair avait failli heurter au passage la planète Lamberte, et, sans la présence d'esprit de Fricoulet qui, d'un violent coup de barre fit dévier l'appareil, c'en était fait des Terriens.
Quelques jours plus tard, on put constater que Cérès et Pallas, les deux premières petites planètes découvertes, étaient de véritables mondes, de forme sphérique et entourés d'une atmosphère, tout comme Lætitia et Bellonne, qu'on aperçut quelques jours plus tard.
On avait laissé en arrière les orbites enchevêtrées d'Isabelle, Eudora, Antigone, Aglaé, Calliope, Sylla, Psyché, Vindabona, Clytemnestre, Hespérie, Pallès et Europe, lorsque Gontran qui préparait, ainsi qu'il le disait plaisamment, sa leçon du lendemain, interpella Fricoulet:
—Dis donc, fit-il, dans quelques heures, nous allons être en vue de deux planètes qui n'ont point de nom de baptême, je ne les trouve cataloguées que sous deux numéros d'ordre, 222 et 223; n'y a-t-il pas là une erreur ou un oubli?
L'ingénieur se mit à rire.
—Mon cher, répondit-il, si tu as des économies à placer dans les terrains et que tu aies le moins du monde le désir d'être propriétaire, ces deux planètes sont à vendre.
—Quelle est cette plaisanterie?
—Ce n'est point une plaisanterie, c'est l'exacte vérité; aussi, prenant comme exemple l'astronome américain dont tu parlais l'autre jour, tu devrais offrir ces deux planètes à ta fiancée, au lieu de lui acheter un petit hôtel entre cour et jardin.
—M'expliqueras-tu ce que cela signifie?
—Tout simplement que, pour vivre dans les étoiles, l'astronome Palisa, l'inventeur des deux planètes en question, n'en est pas moins un homme pratique, et qu'il a fixé à la somme de 1,250 francs l'honneur et le plaisir de tenir ces deux astres sur les fonts baptismaux. Si le cœur t'en dit...
Enfin, après quarante-huit jours de voyage, Hilda, la dernière planète du groupe, fut laissée en arrière; la zone, large de 67 millions de lieues, où gravitent ces mondicules, était traversée, et l'Éclair se trouvait maintenant à 90 millions de lieues de Mars qui, depuis longtemps, avait disparu dans l'infini.
Quarante-six millions de lieues restaient encore à franchir, avant d'arriver à l'orbite de Jupiter; d'après Fricoulet, cela représentait encore vingt-cinq jours de voyage.
CHAPITRE VI
JONATHAN FARENHEIT FAIT ENCORE DES SIENNES
ontran!... eh!... Gontran!
Depuis cinq minutes, Fricoulet secouait son ami qui, étendu sur son hamac, dormait à poings fermés.
—Il ne se réveillera donc pas... l'animal! maugréa l'ingénieur; ma foi, tant pis!
Il prit dans ses bras le dormeur, l'enleva de sa couchette et le planta sur ses pieds.
—Hein!... quoi!... qu'arrive-t-il? gronda M. de Flammermont, en écarquillant démesurément ses yeux, pleins de sommeil encore et tout vagues.
Puis, apercevant Fricoulet qui le regardait en riant:
—Ah!... c'est toi, Alcide... bégaya-t-il; qu'est-ce que tu fais là?
—Tu le vois, je viens de t'éveiller.
—C'est déjà mon tour? murmura le jeune comte avec un accent de regret.
—Minuit viennent de sonner... c'est à toi de prendre le quart.
Gontran haussa les épaules:
—Le quart,... le quart... bougonna-t-il; en vérité, quel intérêt vois-tu à morceler ainsi nos nuits, au détriment de notre santé, et sans aucun profit pour notre sécurité... laquelle ne court aucun risque...
—Tu crois cela, riposta l'ingénieur.
—Dame! depuis près de deux mois que dure notre voyage, ce qui n'est pas loin de faire une soixantaine de nuits, est-il survenu un incident, si petit fût-il, qui légitimât notre faction?
Fricoulet saisit la main de son ami:
—Mais, malheureux! en ce moment, plus que jamais, notre faction est utile... songe que nous ne sommes plus qu'à quinze cent mille lieues de Jupiter, et qu'il suffirait de la moindre fausse manœuvre, du moindre arrêt de la machine, pour nous jeter contre ce géant,... comme une chauve-souris contre un mur...
—Ah! à quinze cent mille lieues, tu exagères! si tu penses que Jupiter puisse exercer sur nous la moindre attraction...
Fricoulet fit entendre un petit ricanement plein de raillerie.
—Gontran, mon ami, dit-il, tu négliges ton vade mecum et tu as tort; les Continents célestes ont du bon.
M. de Flammermont eut un mouvement de tête découragé:
—À quoi bon, murmura-t-il, me casser la tête avec toutes ces machines-là?... tant que j'ai conservé quelque espoir de voir se réaliser le rêve de bonheur que j'avais formé, j'ai pu consentir à jouer cette comédie... mais, maintenant que j'ai comme perspective une attente de trente ans, avant de pouvoir épouser Séléna,... car c'est bien trente ans, n'est-ce pas, qu'il nous faudra pour atteindre la Terre, en suivant le cours de ce fleuve qui nous emporte?
—Oui, trente ans... à quelques mois près, répondit l'ingénieur.
Puis, ému malgré lui par l'accablement de son ami, il lui posa la main sur l'épaule:
—Corbleu! mon vieux... est-ce toi que je vois ainsi découragé?... un homme vraiment fort ne perd jamais espoir... qui sait? il peut se présenter telle circonstance...
Un éclair rapide brilla dans l'œil du comte.
—Vraiment, fit-il, penses-tu qu'il puisse y avoir un moyen quelconque d'abréger cette excursion?
L'ingénieur allongea les lèvres.
—Quand on navigue, comme nous, en plein inconnu, répondit-il, on ne sait jamais... je te conseille donc, si tu tiens toujours à Séléna de rouvrir les Continents célestes, et d'y lire, attentivement, ce qui concerne Jupiter.
—Pour en revenir à ce que tu disais tout à l'heure, dit M. de Flammermont, tu crois qu'à quinze cent mille lieues...
—Ah! riposta Fricoulet, c'est Ossipoff qui ferait un nez, s'il t'entendait parler de la sorte... Mais, malheureux, ne te rappelles-tu donc plus cet axiome fondamental qui dit que l'attraction exercée par un corps est en raison directe de sa masse... or, Jupiter et la Terre sont de la même proportion qu'une orange et un pois... Si un géant pouvait pétrir ensemble une quantité considérable de Terres, il n'en faudrait pas moins de 1,230, pour égaler le volume de ce monde formidable; quant au poids, 800 Terres, placées dans le plateau d'une titanesque balance, équilibreraient à peine la masse jovienne... Songe que son diamètre surpasse de plus de onze fois celui de notre planète natale, il atteint 141,600 kilomètres, et la circonférence, à l'Équateur, n'est pas moins de 111,100 lieues.
—Tu viens de dire: à l'Équateur, objecta M. de Flammermont; la circonférence n'est donc pas la même partout?
—Pas précisément: l'axe vertical, qui passe par les pôles de Jupiter, est de 8,000 kilomètres plus court que le diamètre horizontal, ce qui correspond à un aplatissement de 1,17.
—Voilà qui est singulier,... et sait-on d'où provient cet aplatissement?
—Tout simplement de la rapidité avec laquelle Jupiter tourne sur son axe; tu sais que la durée de la rotation est de 9 heures, 55 minutes, 45 secondes, si bien que les jours et les nuits sont de moins de cinq heures; or, cette vitesse de rotation est telle qu'un point de l'Équateur court à raison de 12 kilomètres par seconde, vingt-quatre fois plus vite qu'un point de l'Équateur terrestre; en outre, la force centrifuge développée diminue d'un douzième la pesanteur à l'Équateur: un objet qui pèse 12 kilogrammes aux pôles n'en pèse pas plus de 11 à l'Équateur...
En apercevant Farenheit, qui sortait avec précaution de
la cabine dans laquelle on l'avait enfermé...
—Eh bien! riposta Gontran avec insouciance, si nous devons tomber, tâchons que ce soit sur l'Équateur, la chute sera moins rude.
L'ingénieur haussa les épaules avec pitié.
—Mon pauvre Gontran, murmura-t-il, tu ne sais rien de rien.
—Possible,... mais je me rappelle parfaitement que la densité des matériaux qui constituent Jupiter est le quart de celle des matériaux terrestres, donc...
—Donc, ricana Fricoulet, la pesanteur y est moindre, n'est-ce pas? c'est là ce que tu veux dire,... eh bien! tu es dans la plus complète erreur; sur Jupiter, la pesanteur est deux fois et demie plus considérable que sur la Terre,... un kilogramme terrestre pèse, là-bas, deux kilos cinq cents grammes,... si bien que toi, dont le poids est de 75 kilos, tu en pèseras 175, et qu'une pierre abandonnée à elle-même parcourra 12 mètres dans la première seconde, au lieu de 4m 90 comme sur Terre.
Et pour compléter l'ahurissement de son ami, il ajouta d'un ton fort naturel:
—Ceci étant posé, si tu multiplies notre poids total, qui serait sur Jupiter de six mille kilos, par la hauteur de notre chute, tu arriveras au joli total de 46,000 mètres qui est la rapidité avec laquelle nous rencontrerions le sol de Jupiter,... si cette rencontre, effectuée dans de semblables conditions, te convient, tu n'as qu'à te recoucher dans ton hamac et à reprendre le somme que j'ai si malencontreusement, à ton gré, interrompu;... quant à moi, je suis brisé,... je vais me coucher...
Et, sur ces mots, Fricoulet tourna les talons pour gagner la couchette de Farenheit, qu'il avait adoptée depuis que l'Américain vivait à part...
La perspective peu séduisante que les dernières paroles de l'ingénieur venaient d'évoquer aux yeux de Gontran le réveilla tout à fait, en même temps qu'elle chassa toute velléité de paresse.
Il gagna la machinerie et s'assit, la main sur le levier qui commandait le gouvernail, les regards fixés sur les batteries d'accumulateurs.
—Fichtre! murmura-t-il en plaisantant, une chute de quinze cent mille lieues de haut,... mais nous serions réduits en poussière, en vapeur, avant que d'arriver en bas...
Un léger grincement se fit entendre, en ce moment, derrière lui; il se retourna et poussa un cri de surprise en apercevant Farenheit qui sortait avec précaution de la cabine dans laquelle on l'avait enfermé.
—Vous! s'écria Gontran en se levant.
Se voyant découvert, l'Américain s'avança vers le jeune homme, et la lumière du falot, qui tombait en plein sur lui, éclaira un visage hâve, décharné, dans lequel les yeux, luisant d'un éclat fiévreux, mettaient deux points lumineux, farouches; l'arête du nez, amincie en lame de couteau, se recourbait sur la bouche aux lèvres décolorées; les cheveux et la barbe avaient crû prodigieusement et étaient presque entièrement blancs.
La marche était hésitante et le jeu des articulations saccadé.
—Peste, pensa Gontran, la captivité ne lui est pas favorable,... mais comment diable a-t-il fait pour sortir de là?... c'est au moins cet animal de Fricoulet qui aura oublié de bien fermer la porte.
Du temps que le jeune comte monologuait ainsi mentalement, l'Américain, arrêté à deux pas de lui, les bras sur la poitrine et les paupières mi-closes, laissant filtrer un regard mauvais, le considérait en hochant la tête.
Enfin, comme s'il eût deviné les pensées de Gontran.
—Oui, c'est moi, monsieur de Flammermont, dit-il d'une voix rauque,... cela vous surprend de me voir en liberté,... mais avec de la patience, on arrive à tout... Depuis plus d'un mois que je vis enfermé là-dedans comme une bête malfaisante dans sa cage, je n'ai eu qu'un but: recouvrer ma liberté et me venger. Libre, je le suis; quant à la vengeance, tout à l'heure, je l'aurai...
—Allons, pensa Gontran, la solitude ne l'a pas calmé,... il est toujours sous le coup du même vent de folie qui a soufflé sur lui voici cinq semaines,... tâchons de le ramener par la douceur.
Et tout haut, avec un accent plein d'aménité:
—Vous venger, mon cher sir Jonathan, dit-il, mais de qui?
—De vous tous, misérables que vous êtes, qui me bernez depuis des mois et auxquels j'ai assez longtemps servi de jouet!
Le jeune homme comprit qu'il serait dangereux d'entamer une discussion à ce sujet;... il préféra dire comme l'Américain, espérant, de la sorte, l'amener à réintégrer en douceur la cabine qui lui servait de cabanon.
—Eh bien! dit-il en baissant la voix mystérieusement, vous avez raison,... oui, l'on vous a berné,... et moi avec;... il est certain que cet Ossipoff est un grand farceur et que l'on en a guillotiné sur terre qui ne le méritaient pas autant que lui,... mais, que voulez-vous?... pour le moment, il n'y a rien à faire... qu'à attendre patiemment l'heure de la vengeance.
Et il ajouta:
—Voyez moi,... est-ce que je n'ai pas, autant que vous, sujet de me plaindre?... est-ce que ce rôle d'éternel soupirant, auquel je suis condamné, ne devient pas affolant?... eh bien! mais cela ne m'empêche pas de conserver mon sang-froid et de dissimuler ma rage sous des sourires,... faites comme moi...
Il sembla au jeune homme que ce petit discours produisait un salutaire effet; les traits contractés de Farenheit se détendaient, l'œil perdait sa fixité farouche, et les lèvres crispées devenaient presque souriantes.
—Écoutez, dit-il quand le jeune homme eut fini de parler, c'est Dieu, sans doute, qui vous a fait veiller cette nuit, pendant votre quart,... si je vous avais trouvé endormi, comme la nuit dernière, c'en était fait de vous.
—Comme la nuit dernière! s'écria Gontran.
—Je vous ai dit tout à l'heure que, depuis ma captivité, toutes les forces vives de mon esprit s'étaient concentrées sur une seule idée: sortir de ma prison... Or, quand un Américain veut une chose, il est rare qu'il ne parvienne point à la conquérir,... je voulais ma liberté et je l'ai,... voici cinq nuits que je guette le moment où M. Fricoulet vous cède la place,... puis, lorsque je vous vois profondément endormi, je me glisse hors de ma cabine...
—Et que faites-vous, alors? demanda le jeune homme qui commençait à trouver que, pour un fou, Farenheit raisonnait à merveille.
—Je travaille à ma vengeance, répondit l'Américain dont les lèvres se tordirent dans un mauvais sourire.
—Votre vengeance! répéta Gontran,... mais vous êtes fou.
—Oui, gronda l'Américain, je suis fou,... mais non pas comme vous l'entendez,... je suis fou de rage,... car, non content de m'entraîner à votre suite, dans cette aventure chaque jour plus insensée, vous m'enfermez comme une bête malfaisante,... Eh bien! écoutez ceci.... vous êtes tous perdus,... le bateau est miné,... j'ai confectionné, avec la poudre que j'ai retiré des cartouches de mon revolver, une gargousse disposée de telle façon qu'en éclatant elle fera sauter en miettes l'Éclair et ceux qu'il contient.
—Mais, de ceux-là, vous en êtes aussi, répliqua M. de Flammermont qui ne pouvait se convaincre que Farenheit parlât sérieusement.
—Mourir ainsi, rapidement et tout de suite, n'est-il pas cent fois préférable que languir, durant des années? non, voyez-vous, j'ai mûrement pesé le pour et le contre,... et le parti auquel je me suis arrêté est encore le plus raisonnable.
—Savez-vous bien qu'en agissant ainsi, vous léseriez les intérêts de vos actionnaires.
—Comment l'entendez-vous?
—Au dire de Fricoulet, ce bateau représente une fortune considérable sur laquelle une part vous revient et vous permet de combler le déficit creusé dans la caisse de votre compagnie par ce coquin de Sharp.
L'Américain secoua la tête.
—Dans trente ans, répondit-il, je serai mort et, par conséquent, dans l'impossibilité de faire usage de cette fortune; non, ma résolution est bien prise, et je la mettrai à exécution, à moins que...
Gontran fixa sur lui un regard interrogateur.
—Tout à l'heure, je vous ai dit que la Providence veillait, sans doute, sur vous, puisqu'elle vous avait empêché de dormir cette nuit, comme les nuits précédentes.
—Pour me permettre de m'opposer à votre odieux projet! gronda le jeune homme,... car, pour qu'une gargousse éclate, il y faut mettre le feu, et, moi vivant, vous n'y réussirez pas...
Il s'avançait menaçant vers Farenheit.
—N'ayez crainte, fit celui-ci, mes précautions sont prises et bien prises; vous aurez beau vous débattre, vous aurez beau me ligotter, m'enfermer, l'Éclair sautera, si je le veux,... Mais, écoutez-moi,... je vous tiens pour un homme supérieur et dont l'intelligence dépasse de cent coudées celle de ce misérable Ossipoff et de ce gringalet d'ingénieur; et avec vous, il y a de la ressource...
—En vérité, mon cher sir Jonathan, vous me flattez...
—Non pas,... bien qu'ayant passé la plus grande partie de mon existence dans le commerce des suifs, je sais, tout comme un autre, juger les hommes à leur juste valeur,... dites-moi, où sommes-nous, en ce moment?
—À proximité de la planète Jupiter.
—Votre réponse n'en est pas une,... Jupiter, je ne connais pas ça,... dites-moi si nous sommes loin de la Terre?
—À plus de cent cinquante millions de lieues.
—Et, quand on aura dépassé ce... Jupiter, où vous proposez-vous d'aller?
—Mais, on parle de pousser jusqu'à Saturne,... environ douze cent millions de kilomètres...
L'Américain se croisa les bras sur la poitrine et, d'une voix toute vibrante de rage difficilement contenue:
—Monsieur de Flammermont, dit-il, persistez-vous à ne point vouloir remplir vos engagements?... persistez-vous à nier la possibilité de regagner la Terre, ainsi que vous me l'aviez promis,... persistez-vous à vouloir continuer à jouer le rôle ridicule que vous jouez?
—Sir Farenheit, répondit le jeune homme, l'impossible a été tenté,... c'est tout ce que je pouvais faire,... j'ai ma conscience pour moi.
—C'est votre dernier mot?
—Je n'ai rien de plus à vous dire.
—C'est bien,... je sais ce qui me reste à faire.
Et avant que Gontran eût pu s'y opposer, l'Américain s'approcha de la cloison et appuya le doigt sur un commutateur qui commandait aux fils du gouvernail; aussitôt, une étincelle jaillit qui se mit à courir le long du plancher comme un feu follet.
Seulement alors, M. de Flammermont remarqua une imperceptible mèche de mine qui serpentait sur le sol et semblait aboutir au moteur.
—Misérable! s'écria le jeune homme.
En éclatant, elle fera sauter en miettes l'Éclair et
ceux qu'il contient.
Et il se précipita vers la mèche pour l'éteindre.
Mais, d'un bond formidable, l'Américain se jeta sur lui, l'enlaça de ses deux bras avec une force que la rage décuplait et, le renversant sur le plancher, l'immobilisa.
—À moi! à moi! hurla Gontran... Fricoulet! Fricoulet!
Farenheit lui posa sur la bouche sa large main pour étouffer ses cris, en même temps qu'il lui écrasait la poitrine sous ses genoux.
Mais les appels du jeune homme avaient été cependant entendus; il se fit, dans l'intérieur du bateau, un remue-ménage au milieu duquel les voix d'Ossipoff, de Fricoulet, de Séléna se mêlaient dans des questions épeurées et des réponses brèves.
En même temps, un bruit de pas précipités retentit.
—By God! gronda Farenheit, auraient-ils donc le temps d'arriver avant que tout soit fini!
Et, l'oreille aux écoutes, il tenait ses yeux ardents fixés sur la mèche qui flambait.
Les marches de l'escalier de fer qui conduisaient à la machinerie gémirent sous une dégringolade de pas.
—Les voilà,... les voilà! rugit l'Américain d'une voix désespérée.
Mais au moment où la porte s'ouvrait, la flamme atteignait le moteur; une détonation sourde se fit entendre, un jet de flamme fusa jusqu'au plafond, en même temps que Farenheit et Gontran étaient projetés en avant au milieu d'une grêle de débris arrachés à la pièce par la force de l'explosion.
M. de Flammermont fut le premier qui revint à lui, grâce aux soins empressés que ses compagnons lui prodiguèrent.
En quelques mots, il raconta ce qui s'était passé, et aussitôt l'on s'empressa de transporter l'Américain, encore évanoui, dans sa cellule où on l'enferma soigneusement, chargeant la Providence de veiller sur lui et de le rappeler à la vie.
On avait autre chose à faire, pour le moment, que de s'occuper de cet insensé criminel; il fallait soigner l'Éclair avant tout.
Après un examen minutieux de l'appareil en son entier, on reconnut que, en dépit de la secousse formidable qui l'avait ébranlé dans toute sa membrure, l'Éclair n'avait aucunement souffert.
Quant à la machinerie, les dégâts qu'y avait causés l'inflammation de la cartouche étaient moins grands que Fricoulet ne l'avait craint tout d'abord.
La cartouche ayant été placée sous le socle même du moteur, celui-ci avait été arraché, plusieurs bielles étaient tordues et deux batteries d'accumulateurs se trouvaient hors de service.
Les parois de lithium avaient heureusement résisté, ainsi que les cloisons, et c'était là le principal, car par la moindre fissure, tout l'air contenu dans le wagon se fût échappé, et les voyageurs eussent été perdus sans rémission.
—Eh bien! monsieur le mécanicien? demanda Ossipoff à Fricoulet, quand celui-ci eut terminé entièrement son inspection.
—Eh bien! monsieur Ossipoff, il y a là pour dix heures de travail; après quoi, il n'y paraîtra plus.
—Dix heures de travail! s'écria le vieux savant, si j'entends bien, cela veut dire dix heures pendant lesquelles nous cesserons d'avancer.
—Non pas, nous continuerons à suivre le courant.
—Oui, mais notre véhicule n'aura plus aucune force propre.
—Bien entendu, puisque le moteur ne fonctionnera plus.
Un pli profond se creusa dans le front du vieillard qui sortit en courant de la pièce.
—Où va-t-il donc? demanda Gontran en l'entendant qui s'élançait dans l'escalier.
Fricoulet haussa les épaules, ce qui signifiait qu'il n'en savait pas plus que son ami.
—Voyons, ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard circulaire, par où allons-nous commencer?
Comme il réfléchissait, Ossipoff rentra, les sourcils froncés sous l'empire d'une inquiétude grave.
—Qu'y a-t-il donc, père? demanda Séléna.
—Il y a que la situation est terrible.
—Pas plus terrible qu'il y a cinq minutes, reprit Fricoulet.
—Assurément si, car il y a cinq minutes, je ne savais pas ce que je sais.
Et que savez-vous?
—Que Jupiter, dont nous ne sommes plus éloignés que de douze cent mille lieues, agit sur nous et nous attire!
—Il fallait s'y attendre, murmura Gontran; mais que résulte-t-il de cela?
—Si, avant deux heures, nous n'avons pas remis le propulseur en marche, la force attractive de la planète l'emportera sur la violence du courant d'astéroïdes qui nous soutient, nous arrachera au fleuve qui nous emporte, et, une fois que nous serons dans le vide, nous tomberons sur Jupiter, à la surface duquel un calcul très simple démontre que nous arriverons en vingt-deux heures trente-deux minutes.
—Eh bien! dit Séléna, qu'y a-t-il là de si terrible, mon cher papa? Après la Lune, Vénus, Mercure et Mars, n'est-il pas tout naturel que nous visitions Jupiter.
—Mademoiselle a raison, dit à son tour l'ingénieur; tant qu'à faire le voyage, autant le faire complet,... négliger d'étudier Jupiter, dans les circonstances où nous nous trouvons, c'est comme si, parcourant l'Italie, nous négligions de visiter Rome.
M. Ossipoff eut un petit clappement de langue impatienté.
—Mon cher monsieur Fricoulet, répondit-il, en mécanique vous pouvez avoir une certaine compétence, mais, pour Dieu, je vous en conjure, abstenez-vous de parler des choses que vous ne connaissez pas. Or, les questions astronomiques vous sont à peu près étrangères... et, chose singulière, vous avez la manie d'en parler.
Tout étonné de cette apostrophe, l'ingénieur fixait sur le vieillard des yeux tout ronds.
—Y aurait-il indiscrétion à vous demander, cher monsieur, fit-il, à propos de quoi vous me tenez ce langage?
Ossipoff croisa les bras:
—Vous parlez, comme d'une chose toute simple, d'une visite à Jupiter,... savez-vous seulement si Jupiter est habitable et si nous pourrons vivre à sa surface?
—Oh! ce n'est pas moi qui puis avoir là-dessus une opinion quelconque, répliqua l'ingénieur avec une feinte modestie; quoique vous en disiez, je ne me pose pas en savant et je me fie à vous pour savoir ce qu'il y a à faire.
Ce disant, il se courba vers le moteur dont il examina avec soin les parties détériorées.
Gontran, s'adressant à Ossipoff, s'écria:
—Mais pourquoi Jupiter ne serait-il pas habitable?... la base de toute atmosphère n'est-elle pas la vapeur d'eau?... or, n'a-t-on pas constaté, à la surface de la planète, des nuages,... et des nuages de cent soixante kilomètres d'épaisseur,... ce qui semblerait indiquer une atmosphère sérieuse?
—Trop sérieuse même, répliqua le vieillard; car, si vous admettez, comme il est logique de l'admettre, que cette atmosphère soit composée des mêmes éléments que l'atmosphère terrestre,—à la densité qu'elle a à dix kilomètres au-dessus du niveau de la mer,—un calcul des plus simples vous prouvera que la densité de l'air, à la surface de Jupiter, surpasserait de dix mille millions de millions de fois la densité du platine.
—Ce qui est absurde, déclara Fricoulet.
—Il faut donc supposer à cette atmosphère une composition toute autre, dit à son tour Gontran.
—À moins d'admettre, poursuivit l'ingénieur, une température très élevée, permettant de conserver, à l'état gazeux, une semblable atmosphère.
Il avait prononcé ces paroles sans y paraître attacher la moindre importance.
Mais Ossipoff avait tressailli et il le regarda curieusement.
—Où avez-vous appris cela? demanda-t-il.
—En causant, cette nuit, avec Gontran.
Le vieillard se tourna vers le jeune homme; mais Séléna devina, sans doute, que son père se disposait à poser à son fiancé quelque question embarrassante peut-être, car elle demanda:
—Cependant, d'où Jupiter tirerait-il une semblable chaleur?... pas du Soleil, assurément, puisqu'il en est cinq fois plus éloigné que la Terre... Ne m'avez-vous pas dit, mon père, que la surface du Soleil, vu de Jupiter,—étant vingt-sept fois plus petite—il s'ensuit que l'intensité de la chaleur et de la lumière reçue par la planète y est réduite au trente-six millième de l'intensité de la chaleur et de la lumière reçue par la Terre.
En écoutant parler sa fille, le visage du vieillard devint radieux.
—Ah! fillette, fillette, murmura-t-il d'une voix attendrie, tu es la joie et l'orgueil de mes vieux jours.
Il l'embrassa sur les deux joues, puis, emporté par son tempérament qui, malgré lui, le poussait à parler de cette science qu'il aimait par dessus tout, il ajouta d'un ton doctoral.
—Non, ce n'est pas du Soleil que Jupiter pourrait recevoir cette chaleur,... autrement, il faudrait admettre que ce monde géant a ou n'a pas d'atmosphère, suivant qu'il est près ou loin de l'astre central... Songe, en effet, que son orbite est d'une excentricité telle qu'il est plus éloigné de 20 millions de lieues du Soleil à son aphélie qu'à son périhélie, où sa distance est de 183 millions de lieues.
—Peste! murmura Gontran, mais pour parcourir un orbite comme celui-là, il doit falloir des années d'une longueur prodigieuse.
—Vous dites? fit brusquement le vieillard, aux oreilles duquel les paroles de Gontran étaient arrivées, mais un peu confuses.
Le jeune homme ne répondit pas tout de suite, en sorte que Fricoulet eut le temps de prendre la parole.
—Gontran me disait, fit-il, que cette différence dans les distances de Jupiter au Soleil forme les véritables saisons de Jupiter, qui ne met pas moins,—paraît-il,—de onze ans, dix mois et dix-sept jours pour parcourir son orbite.
Ossipoff fit de la tête une approbation muette; néanmoins, son regard demeura un peu soupçonneux, et il s'apprêtait à poursuivre plus loin son investigation, lorsque Séléna, s'adressant à l'ingénieur, l'en empêcha.
—Ne venez-vous pas de dire: les véritables saisons, monsieur Fricoulet? demanda-t-elle.
—Oui, mademoiselle, vous avez bien entendu.
—Y a-t-il donc, sur Jupiter, deux sortes de saisons?
Le visage grave, les sourcils froncés, il étudiait
l'espace.
—Non, il n'y en a qu'une seule, celle dont j'ai parlé: car Jupiter a son axe presque perpendiculaire à l'écliptique, si bien qu'il parcourt son orbite, dans une position verticale, au lieu d'être incliné comme la Terre; si, au lieu de parcourir une ellipse autour du Soleil, Jupiter décrivait une circonférence parfaite, il n'y aurait aucune trace de saison, et la planète jouirait d'un printemps éternel. Malheureusement, cette différence de vingt millions entre les distances périhélie et aphélie est là, qui détruit l'harmonie résultant de la position même de la planète.
Tout en parlant, Fricoulet n'avait pas cessé de travailler, et Gaston, qui comprenait combien son silence était dangereux, paraissait concentrer tous ses efforts et toute son attention sur l'une des bielles que l'ingénieur lui avait donné à réparer.
Mais Ossipoff s'était approché d'un hublot et, le visage grave, les sourcils froncés, il étudiait l'espace.
Brusquement, il abandonna son poste d'observation, quitta la machinerie et on l'entendit qui montait quatre à quatre le petit escalier conduisant à la cabine où il avait installé tous ses instruments.
Aussitôt qu'il fût parti, M. de Flammermont abandonna sa besogne et, poussant un formidable soupir.
—Ouf! fit-il, encore un écueil de franchi... j'ai eu une peur terrible.
—Je t'avais conseillé de repasser tes Continents célestes, répliqua Fricoulet.
—Eh! l'ai-je pu?... avec cet animal de Farenheit...
Il s'approcha de l'ingénieur et, d'une voix calme.
—Voyons, dit-il, pendant que nous sommes seuls, donne-moi quelques détails... de manière à ce qu'à la première question, je ne demeure pas le bec dans l'eau.
—Des détails,... sur quoi?
—Sur Jupiter, parbleu!
—Mais tu sais déjà, à peu près, tout ce qu'il y a à savoir;... on ne t'en demanderait certainement pas plus si tu passais ton bachot.
—Tu crois?
—Feuillette le livre de ton homonyme... si tu doutes.
—Et les satellites, murmura Séléna en souriant...
Fricoulet se frappa le front.
—C'est ma foi vrai! s'exclama-t-il,... ce diable de moteur m'a fait perdre la tête... mais oui, il y a les satellites.
Gontran se croisa les bras avec une indignation comique.
—Comment, s'écria-t-il, Jupiter a des satellites et tu ne le disais pas! après tout, sans doute, sont-ils tellement minuscules qu'on peut les considérer comme négligeables.
L'ingénieur leva les bras au plafond.
—Négligeables!... des mondes qui ont des diamètres de 3,800, 3,400, 5,800, 4,400 kilomètres... peste! mais que te faut-il donc à toi?... songe que le plus gros égale le double de Mercure, une véritable planète... Ah bien! si Ossipoff t'entendait parler de la sorte... En vérité, l'ignorance est une belle chose!
—Voyons... voyons, dit Gontran impatienté, au lieu de m'objurguer ainsi, tu ferais mieux de me donner quelques détails sur ces mondes intéressants... et, d'abord, comment se nomment-ils? importants tels que tu les présentes, ils n'ont pas été en peine de trouver des parrains pour les tenir sur les fonts baptismaux...
—Nous avons d'abord Io, à 107,500 lieues du centre de la planète; ensuite Europe à 470,700, puis Ganymède à 270,000 et enfin Callisto à 478,500; maintenant tu connaîtras leur état civil en son entier, quand tu sauras que ces satellites tournent respectivement autour de leur planète en un jour et dix-huit heures terrestres, trois jours et treize heures, sept jours et trois heures, seize jours et seize heures; enfin leur densité et la pesanteur à leur surface sont à peu près semblables à ce qui existe sur Mars; on sait encore que ces satellites paraissent animés d'un mouvement de rotation sur leur axe, en sorte qu'ils ne présentent pas toujours la même face à la planète, comme font les satellites de la Terre et de Mars... Quant à leur constitution physique et à leur géographie, on n'en connaît encore rien.
—Tant mieux! fit Gontran.
—Pourquoi, tant mieux?
—Parce que c'est un effort de mémoire de moins pour moi... ainsi pas de montagnes, pas de cratères, pas de canaux?
—Non,... rien de rien.
—Oh! les charmants satellites!
Séléna et Fricoulet riaient encore du contentement de M. de Flammermont, lorsque Ossipoff apparut.
—Nous avons abandonné le milieu du courant, dit-il, nous nous en allons à la dérive.
—Qu'y voulez-vous faire? riposta l'ingénieur... au lieu de passer votre temps l'œil vissé à vos lunettes, vous feriez bien mieux d'empoigner une pince et de nous aider vous aussi.
Sans relever le ton un peu énervé dont étaient prononcées ces paroles, justes au fond, le vieillard se joignit à ses compagnons et tous les trois, pendant des heures, ne cessèrent de clouer, de visser, de limer.
Enfin, lorsque le chronomètre du bord marqua midi, les transmissions étaient rétablies, le moteur réparé, les accumulateurs remis en charge et Fricoulet déclara qu'on pouvait de nouveau essayer de marcher.
Mais alors, comme l'avait prévu Ossipoff, il était trop tard.
Sous l'influence de l'attraction jovienne, le wagon avait franchi plus de cinq cent mille lieues; il venait d'abandonner le courant de corpuscules cosmiques qui l'avait entraîné jusqu'à ce moment et il tombait en droite ligne, à travers le vide, vers la planète dont le disque immense s'étendait jusqu'à l'horizon.
—Monsieur Fricoulet, dit alors le vieillard, avez-vous une idée de la vitesse avec laquelle s'opérera notre atterrissage sur Jupiter.
—Oh! mon Dieu, monsieur Ossipoff, répondit l'ingénieur avec un calme étonnant, ce doit être quelque chose comme vingt-neuf mille mètres dans les dernières secondes... je ne crois pas,—si je me trompe,—me tromper de beaucoup...
—En effet, nous tombons à raison de 27,650 lieues à l'heure.
Gontran et Séléna eurent un geste effaré.
Fricoulet, lui, haussa légèrement les épaules avec une indifférence superbe.
—Baste! fit-il, au point où nous en sommes, quelques milliers de lieues en plus ou en moins...
—Je crois, balbutia le vieillard en courbant la tête, que nous sommes perdus...
Il attira à lui sa fille qu'il serra contre sa poitrine.
—Ma pauvre enfant, murmura-t-il.
Et à Gontran, en lui tendant la main.
—Me pardonnerez-vous?
—Minute, s'écria Fricoulet dont le visage s'éclaira d'un sourire énigmatique, minute,... monsieur Ossipoff; réservez votre émotion pour plus tard et toi, Gontran, attends, pour pardonner, que notre perte soit irrévocable.
Et comme ils le regardaient tous avec stupéfaction.
—J'ai idée, ajouta-t-il, que cette fois-ci, encore, nous nous en tirerons.
CHAPITRE VII
À TRAVERS L'ATMOSPHÈRE JOVIENNE
ssipoff avait rejoint sa lunette et repris ses observations
astronomiques; du moment que tout danger immédiat était écarté, le
vieillard jugeait inutile de perdre, dans l'angoisse, un temps qu'il
pouvait employer à satisfaire l'ardente curiosité qui le dévorait.
Fricoulet avait dit qu'on pouvait être sauvé, c'était là, pour lui, le principal. Quant aux moyens employés pour cela, il s'en rapportait entièrement à M. de Flammermont du soin de les examiner, de les discuter, d'en vérifier la valeur.
Pour le moment, Gontran se tenait à côté de Séléna, et tous les deux considéraient, avec une curiosité inquiète, l'ingénieur occupé à aligner des chiffres.
Enfin Fricoulet suspendit son crayon, ferma son carnet et poussa un ouf! de satisfaction.
—Eh bien? demandèrent d'une même voix les deux jeunes gens.
—Eh bien!... ça marchera comme ça... du moins, il y a tout lieu de l'espérer.
Et, en faisant cette réponse encourageante, l'ingénieur se frottait énergiquement les mains.
—Y aurait-il indiscrétion à te demander quelques explications? fit Gontran.
Le diamètre de Jupiter est de 142,000 kilomètres plus
grand que le diamètre terrestre.
—Aucune indiscrétion... mais tu ne comprendrais pas.
—Je suis si bête... riposta le jeune comte avec aigreur.
—Je ne dis pas ça,... loin de là,... fichtre! Pour soutenir, depuis de si longs mois, un rôle aussi difficile que le tien, il ne faut pas être le premier venu... mais, quand on ne sait pas...
—Dites tout de même, insinua Séléna avec un petit sourire, à nous deux, nous comprendrons... ou, du moins, nous ferons tout ce qu'il faudra pour cela.
Fricoulet eut un mouvement de tête qui indiquait combien sa confiance était limitée; cependant, il se leva, s'approcha d'un hublot et appela les deux jeunes gens auprès de lui.
—Tenez, dit-il en étendant la main vers le disque énorme de Jupiter qui apparaissait au loin, rayonnant dans l'immensité sombre des cieux; nous sommes, en ce moment, à environ six cent mille lieues de la planète sur laquelle nous allons arriver, à la façon d'un aérolithe pesant dix mille livres, avec une vitesse de trente mille mètres dans la dernière seconde.
Séléna joignit les mains avec un geste d'épouvante, et Gontran poussa un «oh!» qui indiquait une certaine émotion.
—Et c'est de là, balbutia-t-il, que tu espères nous sauver?
L'ingénieur se frappa le front, rouvrit son carnet, vérifia ses calculs, refit quelques chiffres, et dit avec un sourire railleur:
—Je fais erreur... notre vitesse, dans la première seconde, sera supérieure... ou inférieure à trente mille mètres.
—Supérieure!... s'exclama Gontran; mais nous n'arriverons même pas à Jupiter... nous serons volatilisés avant.
—Tu dis juste... à moins que l'on ne parvienne à réduire à son minimum la vitesse de notre chute.
Gontran leva les bras au plafond:
—Résister à la puissance d'attraction d'un semblable géant!... s'écria-t-il; mais c'est de la folie.
—Dites-nous toujours votre projet, monsieur Fricoulet, fit Séléna.
—Voici en quoi il consiste: mais, d'abord, il faut que vous sachiez que Jupiter roule sur son orbite avec une rapidité de 12,600 mètres par seconde, et tourne sur lui-même de telle façon qu'un point de son équateur parcourt, dans le même temps, une distance presque égale;... il en résulte qu'à minuit, à l'opposé du Soleil, un point situé à son équateur se déplace avec une vitesse de 12,600 + 12,500, soit 25,100 mètres par seconde, tandis que le point situé dans un sens diamétralement contraire, à midi, en face le Soleil, ne vogue qu'à raison de 12,600-12,500 ou 100 mètres seulement par seconde, c'est-à-dire qu'il est presque stationnaire.
Fricoulet fit une pause, regardant ses auditeurs pour leur demander s'ils le suivaient bien dans son raisonnement.
Tous deux inclinèrent la tête affirmativement, alors l'ingénieur poursuivit:
—Dans le premier cas, cette vitesse de 25,000 kilomètres est à ajouter à celle du mobile qui nous porte, si bien que nous arriverions à toucher le sol jovien avec une rapidité de 53,250 mètres dans la dernière seconde.
Séléna poussa un cri d'effroi.
—En sorte, continua Fricoulet, que nous serions non seulement réduits en poussière, mais volatilisés comme une simple étoile filante, un semblable mouvement se transformant instantanément en chaleur... Dans le second cas, au contraire, nous n'avons plus qu'à considérer notre vitesse propre, et non celle de Jupiter, laquelle n'est plus que de 100 mètres par seconde; si bien qu'en faisant machine en arrière, au moment où nous arriverions dans l'épaisse atmosphère jovienne, nous pourrions annuler, ou à peu près, notre vitesse propre, et parvenir, sans secousse, jusqu'au sol qui nous attire.
D'un mouvement spontané, les mains de Séléna saisirent celles de Fricoulet et les pressèrent avec énergie.
—Ah! mon ami, dit-elle, vous nous sauvez encore une fois...
Gontran ne disait rien, mais un certain hochement de tête trahissait des préoccupations qu'accentuait encore un énergique froncement des sourcils.
—Qu'as-tu donc? demanda l'ingénieur, tu ne parais pas tout à fait convaincu?
—À parler franchement, répondit le comte, je t'avouerai que je ne le suis pas.
—Ah! bah! Et pourquoi?
—Parce que tout ton raisonnement est basé sur la rapidité de rotation de Jupiter, et que c'est là un point sur lequel il me semble impossible que l'on soit fixé.
Fricoulet haussa les épaules:
—Ah! ces ignorants! bougonna-t-il, tous plus incrédules les uns que les autres!
Il prit Gontran par le bras et le contraignit à coller son visage au hublot.
—Tu vois, dit-il, cette tache blanchâtre que l'on distingue sur le disque de la planète?
—Parfaitement, je l'ai déjà remarquée tout à l'heure; seulement, je constate qu'elle a changé de place... car, du bord du disque, elle est allée vers le centre.
—Eh bien! mon cher ami, c'est en étudiant la marche de cette tache que les astronomes sont parvenus à établir la vitesse de rotation de la planète.
M. de Flammermont fit entendre un petit ricanement railleur, puis se croisant les bras:
—En ce cas, dit-il d'une voix amère, mes craintes étaient fondées, et je félicite les astronomes terrestres de la justesse de leurs travaux, si c'est ainsi qu'ils procèdent.
—Je déclare, fit l'ingénieur, ne pas comprendre un mot à ce que tu dis.
—Cette tache, répliqua Gontran, fait partie, n'est-ce pas, de l'atmosphère de Jupiter?... or, qui dit atmosphère dit vent,... conséquemment, comme la marche du vent ne peut être réglée comme celle d'un train ou d'un omnibus, il me semble que l'on doit être réduit, en ce qui concerne la durée de rotation de Jupiter, à de simples conjectures, puisqu'on n'a, sous les yeux, que des masses nuageuses allant plus ou moins vite, suivant qu'elles sont poussées par un vent d'est ou un vent d'ouest...
L'ingénieur avait écouté, avec le plus grand sérieux, parler le comte de Flammermont; lorsque celui-ci eut fini, il répondit:
—En l'espèce, ton raisonnement ne manque pas de justesse, mais, où tu te trompes, c'est lorsque tu attribues au corps scientifique une semblable légèreté; plus que qui que ce soit, les astronomes savent qu'il ne faut pas se fier aux apparences, et les phénomènes que tu signales, ils en ont tenu compte... Ah! cela n'a pas été facile de déterminer exactement la durée du jour jovien, et cette étude, commencée au xviie siècle, a été terminée il y a quelques années seulement.
—Au xviie siècle! s'exclama Gontran.
—Oui, mon cher; c'est en 1665 que, pour la première fois, Dominique Cassini a songé à s'occuper de la durée de rotation du Jupiter; ses premières observations lui donnèrent une période de 9 heures, 56 minutes et quelques secondes; mais, ayant recommencé ses études en 1691 et en 1692, en prenant toujours pour base une des taches caractéristiques du disque jovien, il ne trouva plus que 9 heures 50 minutes, soit une différence de 6 minutes, différence énorme que nul ne put expliquer.
M. de Flammermont haussa les épaules.
—Six minutes! dit-il railleusement; en vérité, cela valait-il la peine que le pauvre Cassini se mit la tête à l'envers.
—Pendant plus de cent ans, on délaissa un peu Jupiter; puis, en 1773, Jacques de Sylvabelle commença une série d'observations qu'il poursuivit pendant plusieurs mois, et qui le conduisit au chiffre de 9 heures 56 minutes; en 1778, Herschel trouve une période variant de 9 heures 50 à 9 heures 54 minutes; en 1785, Schrœter de Lilienthal se prononce pour une période de 9 heures 55.
—Tous ces gens n'avaient donc rien à faire pour ergoter ainsi sur quelques secondes de différence? demanda Gontran.
—Il faut croire, mon cher, que ces quelques secondes avaient, au point de vue astronomique, une importance capitale, puisque de célèbres savants tels que Beer et Mædler, Airy de Greenwich, Jules Schmidt, Marth, Hough, et bien d'autres encore, consacrèrent à cette question de longues études.
—Et ont-ils fini par obtenir un résultat qui les satisfît tous?
—Ils ont fini par conclure que Cassini avait raison et que l'équateur de l'immense planète jovienne accomplit son tour complet en 9 heures 54 minutes 30 secondes, et les pôles en 9 heures 56 minutes environ.
L'éloignement du malheureux Gontran, pour tout ce qui avait une allure scientifique, était tel que ces explications de Fricoulet l'ennuyaient fortement, quelque importance qu'il y dût attacher cependant.
—En ce cas, dit-il, lorsque l'ingénieur eut fini, souhaitons que toute cette kyrielle d'astronomes ne se soient pas trompés en déclarant que Cassini avait raison, puisque c'est sur cette donnée que tu as basé notre sauvetage problématique.
Tout en parlant, il s'était approché d'un hublot, le regard invinciblement attiré vers ce monde géant où la mort les attendait peut-être, lui et ses compagnons.
Mais, aussitôt, il poussa un cri d'effroi et fit un léger bond en arrière.
—Qu'y a-t-il donc? demanda Fricoulet en le rejoignant.
—Il y a qu'au lieu de tomber sur Jupiter, nous nous en éloignons!
—Quelle bonne plaisanterie.
—Le disque est plus petit maintenant que tout à l'heure.
L'ingénieur haussa imperceptiblement les épaules, jeta un coup d'œil à travers le hublot et se mit à rire.
—Ça, Jupiter! déclara-t-il... Eh! mon pauvre ami, ce n'est que Callisto, le satellite le plus éloigné de la planète.
—Mais alors, c'est sur lui que nous allons tomber...
—Peuh!... Que nous ayons dans notre chute dévié de la ligne perpendiculaire, soit... l'attraction de Callisto peut être assez grande pour cela,... mais, sois tranquille, nous passerons à plus de vingt mille lieues de ce satellite.
Gontran eut une moue d'incrédulité.
—Tiens, fit l'ingénieur pour le convaincre, veux-tu que je te dise dans combien de temps nous aborderons sur le sol jovien?...
Il aligna quelques chiffres sur son carnet.
—Sachant que Callisto trace son orbite à 478,500 lieues du centre mathématique de Jupiter, dont le rayon est de 17,750 lieues, je sais conséquemment qu'actuellement, nous nous trouvons à 460,750 lieues du sol de la planète... c'est-à-dire que notre chute, qui va croissant de vitesse à chaque seconde, prendra fin dans douze heures ou à peu près.
L'assurance de l'ingénieur impressionna vivement Séléna.
—Ne pourriez-vous nous dire également, cher monsieur Fricoulet, demanda-t-elle, en quel point de la planète nous aborderons.
Gontran, croyant à une plaisanterie, se mit à rire; mais l'ingénieur répondit avec un imperturbable sérieux.
—Tout à l'heure, dit-il, je vous eusse répondu et je me serais trompé, car je n'aurais pas tenu compte des perturbations que nous feront subir les quatre satellites joviens; actuellement, je vous demanderai de réserver ma réponse jusqu'à ce que quelques calculs m'aient renseigné à ce sujet;... en tout cas, si les circonstances dans lesquelles va s'opérer notre descente le permettent, je ferai tout mon possible pour que le point de contact entre notre véhicule et Jupiter ait lieu par le 45° parallèle nord. Et alors...
L'appareil venait de pénétrer dans le cône d'ombre que
Callisto projette derrière lui.
Cependant Callisto avait énormément grossi et son disque, violemment éclairé par les rayons solaires, remplissait une grande partie de l'horizon.
Pour passer le temps, M. de Flammermont avait pris une lunette et examinait le satellite.
Tout à coup il poussa une légère exclamation de surprise.
—Parbleu! dit-il à Fricoulet qui l'interrogeait, voilà qui est bizarre; la nuit vient de se faire brusquement pendant une seconde à peine et le disque s'est fondu dans le noir de l'espace pour reparaître ensuite aussi brillant.
Tout en parlant, son œil ne quittait pas l'objectif et un nouveau cri annonça la constatation d'un nouveau phénomène.
—Voilà que ça recommence, dit-il, mais moins violemment; cela ressemble aux fluctuations d'éclat de l'éclairage électrique; sait-on à quoi attribuer cette bizarrerie?
Fricoulet haussa les épaules:
—Sur ce sujet comme sur bien d'autres, répondit-il, on se perd en conjectures; non seulement Callisto paraît quelquefois absolument noir, lorsqu'il passe devant la planète, mais il semble parfois perdre sa forme sphérique pour offrir une figure polyédrique.
—Un monde caméléon, alors, murmura Gontran.
—Pour te donner une idée de la brusquerie de ces transformations inexplicables, le 30 décembre 1871, l'astronome anglais Burton, qui avait remarqué une fois ou deux Callisto comme irrégulièrement sombre et bordé au sud par un croissant brillant, le trouva tout à fait rond; par contre, le 8 avril 1872, il le trouva allongé dans le sens des bandes de Jupiter et plus aigu du côté de l'est qu'à l'ouest; en outre, il était entièrement noir. M. Erch fit la même remarque le 4 février 1872; il aperçut Callisto allongé dans la direction des bandes joviennes et d'une couleur gris foncé, tandis que son ombre était ronde et noire; le 26 mars 1873, l'astre était très sombre, mais pourtant plus clair que l'ombre et offrait une forme polyédrique.
—Et comment explique-t-on ces transformations? demanda Séléna.
—On ne les explique pas, Mademoiselle, on se contente de les constater.
—Ce qui est infiniment plus commode, ricana Gontran.
—Ce même 26 mars 1873, poursuivit l'ingénieur, un autre astronome, M. W. Roberts, qui examinait, lui aussi, le satellite jovien, mais d'un autre observatoire, fut frappé de son obscurité et de sa forme. Il le dessina également; ce n'est pas exactement la forme vue par l'observateur précédent, mais elle concorde cependant par ce fait capital que le côté oriental de Callisto était plus aigu que le côté occidental. Je pourrais encore...
L'ingénieur s'arrêta brusquement; sans transition aucune, l'obscurité la plus profonde venait d'envelopper le véhicule qui, jusqu'alors, avait flotté dans l'espace irradié.
—Sapristi! grommela Gontran, encore quelque chose de cassé!
À tâtons, l'ingénieur se dirigea vers le commutateur et aussitôt l'éclairage électrique fonctionna.
En voyant la mine déconfite de M. de Flammermont et de Séléna, Fricoulet partit d'un large éclat de rire.
—Au lieu de te moquer de nous, grommela le jeune comte, tu ferais bien de nous expliquer...
—... Que nous venons, tout simplement, de pénétrer dans le cône d'ombre que Callisto projette à 500,000 lieues derrière lui, à l'opposé du Soleil.
—Une ombre de cinq cent mille lieues!
—Eh! il faut bien qu'elle ait cette dimension pour que les astronomes terrestres aient pu constater sa projection sur le disque même de Jupiter.
—Comme j'ignorais ce détail... murmura Gontran.
Mlle Ossipoff demanda:
—Combien allons-nous mettre de temps à traverser cette ombre?
—Dix minutes environ.
Ce laps de temps écoulé, l'Éclair navigua de nouveau en pleine lumière; mais Gontran constata que Callisto diminuait de volume rapidement, tandis que le disque de Jupiter croissait formidablement.
—Tiens! Ganymède! fit tout à coup Fricoulet.
Et son bras étendu vers l'Orient indiquait à ses compagnons un point brillant qui roulait dans l'espace.
—Ganymède... murmura M. de Flammermont, en se grattant le front d'un doigt préoccupé, Ganymède... voilà un nom que je connais...
—Parbleu! c'est celui du troisième satellite de Jupiter.
—Ce point à peine perceptible!... là-bas... tout là-bas!... je veux que le diable me croque si cela ressemble à un satellite.
—Eh! c'est précisément parce qu'il est là-bas... tout là-bas, qu'on ne peut le distinguer... ce qui n'empêche pas Ganymède d'être presque aussi gros que Mars et de dépasser, de près du double, le volume de Mercure.
—Mais alors, observa Séléna, cet astre-là doit être habité.
—Pourquoi ne le serait-il pas, Mademoiselle? La Lune l'est bien et ces mondes que vous avez sous les yeux sont autrement organisés que le satellite terrestre pour recevoir la vie.
—Qu'en sais-tu? demanda narquoisement Gontran.
—Je ne fais qu'émettre l'opinion de ton célèbre homonyme.
—En tout cas, dit Mlle Ossipoff, les habitants de ces satellites, en admettant qu'il en existe, doivent jouir d'un spectacle féerique. Jupiter doit être, pour eux, un astre bien autrement magnifique que n'est le Soleil pour nous autres Terriens.
—En cela, vos suppositions sont absolument justes, répliqua Fricoulet, songez que cette planète présente un disque dont la grandeur surpasse de 35,000 fois celle du Soleil et qui paraît aux habitants de ces satellites 1,400 fois plus énorme que ne paraît la leur aux Terriens. Mais, en dehors même de ses dimensions véritablement gigantesques, Jupiter offre encore une multiplicité réellement magique de colorations ardentes, depuis l'orange et le rouge jusqu'au violet et à la pourpre, sans compter les variations rapides d'aspect dues à son mouvement de rotation.
Et s'adressant à Gontran:
—L'expression de caméléon s'adresse bien plus exactement à Jupiter qu'à son satellite... qu'en penses-tu?
Le jeune comte ne répondit pas—et pour cause; il s'était endormi.
—Ah! mademoiselle, murmura comiquement l'ingénieur, j'ai bien peur que notre ami ne morde jamais aux choses astronomiques.
Séléna eut un sourire qui semblait indiquer que de cela elle se souciait peu; puis elle s'assit près d'un hublot par lequel elle regarda curieusement l'espace, pendant que Fricoulet reprenait ses calculs.
—Eh! Gontran!
Le jeune homme sursauta et regarda autour de lui de l'air effaré qu'a tout dormeur brusquement éveillé.
Il parut tout surpris en apercevant ses compagnons de voyage groupés à ses côtés.
Il se redressa vivement, honteux de s'être laissé dompter par la fatigue et demanda:
—Qu'arrive-t-il?
—Que l'instant critique approche, répondit Fricoulet avec une pointe de raillerie dans la voix et que je me serais fait un cas de conscience de te laisser passer sans transition du sommeil à la mort.
M. de Flammermont eut un prodigieux haussement de sourcils.
—À la mort! balbutia-t-il, mais je croyais que tu avais trouvé un moyen...
—Certainement... cependant comme nul n'est infaillible, il faut tout prévoir, aussi ai-je préféré que tu mourusses debout—si tu dois mourir—pour pouvoir serrer la main à tes amis.
—Tu plaisantes, n'est-ce pas? demanda le jeune comte.
—Eh! oui... du moins, je l'espère; je n'ai qu'à rétablir le courant et le propulseur se mettra en marche à toute vitesse... mieux que cela, j'ai déjà choisi le point où nous atterrirons et, si mes nouveaux calculs sont justes, je crois que nous pourrons toucher le sol avec une vitesse de mille mètres à peine dans la dernière seconde.
Gontran étouffa, derrière sa main, un bâillement formidable.
—Ai-je donc dormi aussi longtemps que cela? murmura-t-il à voix basse.
—Regarde, dit simplement Fricoulet.
L'espace s'était assombri; Europe et Ganymède, en quadrature, ne jetaient qu'une faible lueur et sous le véhicule le disque immense de Jupiter avait envahi tout l'horizon, se creusant comme un entonnoir formidable, prêt à engloutir les voyageurs.
—Je crois, dit Ossipoff qui étudiait la planète avec sa lunette, je crois que c'est le moment.
Le vieillard avait prononcé ces paroles d'une voix grave et solennelle, et il ajouta en se tournant vers le jeune comte.
—N'est-ce point votre avis, monsieur de Flammermont?
Celui-ci regarda Fricoulet lequel lui fit, de la tête, un imperceptible signe affirmatif.
—Je pense exactement comme vous, monsieur Ossipoff, répondit-il.
Comme il achevait ces mots, l'ingénieur poussa la tige du commutateur; aussitôt une violente trépidation ébranla l'appareil, prouvant que le propulseur fonctionnait à toute vitesse.
—Pensez-vous que nous soyons déjà dans l'atmosphère jovienne? demanda Fricoulet.
—Nous y pénétrons en cet instant même, répliqua le vieillard, et si vous m'en croyez, nous prendrons nos précautions.
Les hamacs furent dressés côte à côte, par les soins de Fricoulet et de Gontran, et chaque voyageur, s'étendant sur le sien, attendit, immobile et silencieux, que le choc d'atterrissage se produisit.
—Monsieur Ossipoff, dit tout à coup Fricoulet, combien de temps doit
durer la chute, d'après vous?
—Une vingtaine de minutes.
—Savez-vous bien que voici une demi-heure que nous avons pénétré dans l'atmosphère de Jupiter...
—En êtes-vous certain? fit brusquement le vieux savant.
—Je n'ai pas quitté de l'œil mon chronomètre... voici dix minutes que nous devrions être arrivés.
—Ou volatilisés, murmura Séléna.
—Mais, fit observer Gontran, je crois que nous en prenons le chemin, de la volatilisation;... il fait ici une chaleur étouffante, je parie que le thermomètre marque au moins 60 degrés...
—Et même moins, répéta Fricoulet.
—Cela me rappelle la température que nous avons subie aux abords du Soleil, dit à son tour Séléna.
—Je vous réponds, mademoiselle, fit l'ingénieur, que vous et Gontran exagérez beaucoup;... il fait chaud,... même très chaud; mais de là à la chaleur de la zone solaire... d'ailleurs, nous allons en avoir le cœur net...
Et, avant qu'on n'eut pu le retenir, il avait sauté hors de son hamac.
—Imprudent! s'écria Ossipoff, si le choc avait lieu...
Sans écouter le vieillard, l'ingénieur avait couru au thermomètre...
L'Éclair fut pris dans un vertigineux tourbillon et,
pirouettant comme un tonton...
—Quand je vous le disais! s'écria-t-il d'une voix triomphante, 40 degrés seulement!
—Seulement! bougonna Gontran, tu trouves que ce n'est pas suffisant!
Il s'élança par les degrés qui conduisaient à la machinerie: le moteur fonctionnait à merveille et l'hélice tournait à toute vitesse.
Il remonta dans la chambre commune, jeta un coup d'œil par l'un des hublots et poussa un cri:
—Nous sommes arrêtés! fit-il d'une voix sourde.
Ses compagnons furent debout aussitôt.
—Où cela, demanda Séléna, sur une montagne... dans un fleuve?
—Mais nous aurions ressenti un choc, dit Gontran.
—Et puis, nous ne pouvons être arrêtés, fit à son tour Ossipoff, puisque le moteur fonctionne toujours.
—Je vous affirme que nous sommes immobiles dans le sens perpendiculaire.
Les voyageurs avaient collé leur visage aux hublots, mais ils étaient enveloppés d'un brouillard tellement épais qu'il était impossible de rien distinguer; les instruments qu'avait consulté Fricoulet indiquaient seuls la façon dont se comportait le véhicule.
L'Éclair ne tombait plus; il allait de l'avant avec une surprenante rapidité, comme si, au lieu de peser des milliers de kilogrammes, il eut été rempli de gaz et eut possédé la légèreté d'un ballon; il flottait véritablement dans l'atmosphère.
Ossipoff, immobile devant son hublot, les sourcils contractés et les lèvres froncées dans une moue soucieuse, regardait au dehors avec une persistante attention.
Quant à Gontran et à Séléna, les mains unies, ils attendaient.
Quoi? la catastrophe finale que leur ignorance leur faisait redouter.
—Ah! elle est bien bonne! s'écria tout à coup Fricoulet.
Tous se retournèrent et fixèrent sur l'ingénieur leurs yeux pleins d'interrogations muettes.
—Ce phénomène inexplicable, dit-il, voulez-vous que je vous l'explique? eh bien! comme vous le savez d'ailleurs, l'atmosphère de Jupiter est d'une prodigieuse densité, si prodigieuse même que notre véhicule, malgré son poids, joue en ce moment, le rôle d'un véritable aérostat.
Puis, à Gaston:
—N'as-tu jamais fait, demanda-t-il, une expérience qui consiste à jeter, dans un vase d'eau, un bouchon lesté d'un clou.
—Non, répondit M. de Flammermont, j'avoue, en toute sincérité, n'avoir jamais fait cette expérience.
—Tant pis, parce que tu aurais compris tout de suite ce qui nous arrive... le bouchon, ainsi lesté, descend jusqu'à ce qu'il soit parvenu à une profondeur qui équilibre son poids; alors il s'arrête et il flotte... Il en est de même pour l'Éclair qui navigue dans une zone de densité égale à la sienne...
—Alors?...
—Alors, il nous sera impossible d'atteindre jamais le sol de Jupiter.
Ossipoff asséna, sur le plancher, un coup de talon violent.
—Que faire, alors? gronda-t-il.
Il vint vers Gontran, lui prit les mains et, d'une voix suppliante:
—Mon cher ami, dit-il, mon cher enfant, il faut que vous trouviez un moyen de nous faire aborder...
—Mon pauvre monsieur Ossipoff, répondit le jeune homme, contre les lois de la nature, le génie de l'homme est impuissant.
Le vieillard s'était laissé tomber sur un siège et, le visage enfoui dans ses mains, il paraissait en proie à un désespoir profond.
—Bien répondu, chuchota Fricoulet à l'oreille de son ami: c'est vrai d'abord, et ensuite, c'est peu compromettant.
En ce moment, en dehors du véhicule, un brusque changement se produisit.
Le voile lourd que faisaient les nuages autour de l'Éclair s'était déchiré soudain, sous l'effort d'une brise titanesque qui en emportait les effilochures par delà l'horizon, et à quelques kilomètres à peine, le sol jovien apparaissait dans toute son horreur et toute sa terrible splendeur.
C'était comme un immense océan de fer en fusion, envoyant, dans l'espace, des lueurs d'incendie et des vapeurs d'une chaleur étouffante; par moments, une poussée se produisait du centre même de la planète; les vagues se gonflaient, montaient, s'élevaient dans l'atmosphère en jets formidables, pour retomber en une pluie d'étincelles.
Puis, comme soufflées par le cratère de quelque invisible volcan, des volutes noirâtres se tordaient, ainsi que d'immenses fumées volcaniques, pour se condenser en stries liquides, qui tantôt s'élevaient dans l'espace, volatilisées par la chaleur, tantôt retombaient en torrents d'eau sous lesquels, durant quelques secondes, l'océan métallique en ignition, bouillonnait formidablement.
Les Terriens, muets de stupeur et d'admiration, assistaient à cette lutte titanesque des forces naturelles.
Puis soudain, les nuées accourant de l'horizon, comme un escadron formidable de chevaux au galop, envahirent de nouveau l'espace et, se réunissant, s'enchevêtrant, se soudant les unes aux autres, s'étendirent comme un impénétrable rideau sur la genèse grandiose de ce monde en formation.
L'Éclair, jusque-là bien en équilibre, fut pris dans un vertigineux tourbillon et, pirouettant comme un tonton autour de son axe vertical, fut entraîné par l'ouragan.
—Une tempête! dit Fricoulet avec un calme imperturbable.
Sa voix se perdit au milieu du fracas des éléments déchaînés.
Aussi impassible qu'il l'était sur la plate-forme de son aéroplane, le jeune ingénieur suivait, par un hublot, la marche du cataclysme, la main sur les manettes commandant le moteur et le gouvernail, l'œil sur la boussole.
Ossipoff étudiait l'espace et prenait des notes.
Gontran et Séléna, assis l'un près de l'autre, se taisaient.
Profitant d'une accalmie, Fricoulet leur jeta ces mots:
—Nous faisons plus de dix mille lieues à l'heure,... dans vingt minutes, nous serons dans la nuit.
—Qu'y a-t-il à faire? demanda le comte.
—Rien; on ne peut lutter contre un ouragan 1,100 fois plus rapide que les plus violents cyclones terrestres... Nous n'avons qu'à obéir, en nous estimant heureux de n'avoir pas à craindre la rencontre de quelque montagne contre laquelle nous nous briserions comme verre.
Ossipoff, en ce moment, quitta sa lunette, et s'adressant à M. de Flammermont.
—Je me rappelle, dit-il, que l'un de vos compatriotes, l'astronome français Trouvelot, a assisté, en 1856, à un bouleversement semblable à celui-ci; depuis l'Équateur jusqu'aux pôles, Jupiter était en proie à une révolution générale: les bandes et les taches que, de la Terre, l'on aperçoit sur son disque, se transportaient de l'Est à l'Ouest, parcourant le diamètre entier en l'espace d'une heure, tandis que la bande équatoriale, dont l'existence est constante, s'étendait vers le Sud, de deux fois sa largeur primitive. En analysant ces mouvements si rapides, Trouvelot arriva à ce résultat, à peine croyable, que ces nuages emportés par l'ouragan couraient avec la vitesse de 178,000 kilomètres par heure.
—Allons! s'écria Gontran, qu'arrive-t-il encore.
Brusquement, l'obscurité s'était faite, et c'est ce qui avait provoqué cette exclamation surprise du jeune comte.
—Ce n'est rien, répondit Fricoulet, nous venons d'entrer sur le côté obscur du disque.
Alors, le spectacle auquel, pendant plusieurs heures, assistèrent les Terriens, emportés par la course vertigineuse de leur véhicule, fut véritablement merveilleux et terrifiant tout à la fois.
Au milieu de l'obscurité, la lueur rougeoyante des continents en formation crevaient les nuages, et l'on apercevait des volcans aux cratères immenses, vomissant des fleuves incandescents, des océans d'eau bouillante et des geysers aux jets brûlants, empanachés de vapeurs sanglantes.
Par moments, des éclairs rayaient l'ombre sur une étendue de plusieurs milliers de kilomètres; puis, tout retombait dans une obscurité plus épouvantable encore, au milieu de laquelle retentissait le fracas non interrompu de la lutte des éléments; parfois lugubre, assourdissante, la foudre éclatait.
À l'intérieur de l'appareil, la chaleur avait encore augmenté, et les voyageurs avaient dû quitter, l'un après l'autre, toutes les pièces de leurs vêtements, ne conservant que le strict nécessaire.
Le thermomètre marquait 58 degrés centigrade et Fricoulet déclarait qu'il ne s'en tiendrait pas là.
À la réverbération de ces foyers, qui rayonnaient leurs flammes de sang à travers l'atmosphère embrasée, les parois de lithium s'étaient échauffées terriblement et une vapeur épaisse emplissait la cabine où les Terriens étaient réunis.
Séléna, étendue sur son hamac, semblait évanouie; assis à son chevet, Gontran, anéanti, les yeux sanglants, la gorge sèche, la poitrine en feu, lui tenait la main pour lui donner du courage.
Ossipoff, auquel son amour de la science, faisait oublier les souffrances physiques comme les douleurs morales, continuait ses études télescopiques, et l'ingénieur surveillait la marche de l'appareil.
Tout à coup, un cri d'horrible souffrance retentit: c'était Farenheit qui, oublié dans la cabine qui lui servait de prison, était en train de rôtir, ni plus ni moins qu'un simple gigot.
Mais chacun était trop préoccupé de lui-même pour songer à porter secours au malheureux Américain, qui continua de hurler pendant toute la nuit.
Enfin, on revit le jour, après avoir fait, en deux heures, les trois quarts du tour de Jupiter, soit 25,000 lieues environ.
Les voyageurs saluèrent par un hurrah! la réapparition du Soleil; comme si les rayons de l'astre central avaient pu apporter un remède à leur situation.
Le thermomètre marquait 70 degrés.
Ossipoff, vaincu lui aussi, avait abandonné ses instruments, et se traînant jusqu'à son hamac, s'était étendu sur ses matelas brûlants.
Fricoulet, le visage en feu, les veines du cou gonflées à éclater, la respiration sifflante, les yeux voilés de sang, ne tenait plus que d'une main vacillante le levier du gouvernail.
Quant à Séléna et à Gontran, ils ne donnaient plus signe de vie.
En quelques minutes, le thermomètre avait encore monté, et marquait 80 degrés.
Quelques degrés encore et c'était la mort.
On sait qu'il est possible à l'organisme humain de résister à des températures qui paraissent excessives; le nombre est grand des personnes qui endurent impunément la chaleur d'un four ordinaire c'est-à-dire plus de 100 degrés, et la chronique a enregistré les hauts faits de plusieurs prétendus hommes incombustibles prenant place dans un four et y demeurant jusqu'à la cuisson complète de la viande placée à côté d'eux.
À ceux de nos lecteurs qui trouveraient surprenant que Ossipoff et ses compagnons eussent pu s'acclimater à la grande variété des températures rencontrées par eux, depuis la banlieue du Soleil jusqu'à près de deux cent mille lieues de cet astre, nous ferons remarquer que l'on a, sur Terre, de continuels exemples de cette élasticité de l'organisme.
Ainsi, en Afrique, les températures maxima observées, sont de 55° centigrades au-dessus de la glace; en Sibérie, le plus grand froid remarqué est de 60° au-dessous de zéro. C'est donc une différence de 115°, et cependant quantité d'individus se plient à ces énormes variations de climats et de température.
C'est ce qui explique comment, en dépit de la proximité de Jupiter, Ossipoff et ses compagnons ne devaient pas encore périr.
Cependant, la position devenait critique, et l'ingénieur prévoyait l'instant où l'intérieur de l'appareil serait à la température de l'eau bouillante... et même la dépasserait.
Tout à coup, rapide comme l'éclair, une pensée lui traversa l'esprit; il se précipita vers les leviers de la machine sur lesquels il pesa de toutes ses forces.
—Au diable! murmura-t-il en même temps, mourir ainsi ou autrement...
Une vibration intense secoua l'appareil par toute sa charpente, les parois intérieures craquèrent, le plancher gémit, il sembla que tout allait voler en éclats.
Une poussée énergique parut se produire.
Plusieurs minutes se passèrent, pendant lesquelles, penché sur le thermomètre, l'ingénieur étudiait, avec angoisse, la marche du mercure dans le tube de verre.
Bientôt, il poussa un cri de joie: le mercure descendait.
—Victoire!... victoire!... nous sommes sauvés!
Ces mots firent sortir Ossipoff et Gontran de la prostration dans laquelle ils étaient tombés.
—Sauvés!!! articula péniblement le vieillard en tournant, vers l'ingénieur, un regard atone.
—Oui, sauvés!... répéta Fricoulet, nous nous éloignons de Jupiter.
À ces mots, le savant secoua entièrement sa torpeur et se précipitant vers le jeune homme.
—Nous nous éloignons de Jupiter! gronda-t-il.
—Nous sommes déjà sortis de son atmosphère.
Ossipoff leva les bras au plafond.
—Sans essayer d'y atterrir.
—Nous y serions arrivés complètement calcinés...
—Mais tout au moins, y aurait-il eu moyen de compléter nos études...
Fricoulet haussa les épaules.
—Quelques minutes de plus, ricana-t-il, et vous n'auriez plus eu besoin de l'Éclair pour vous transporter sur Jupiter—votre âme s'y fût envolée toute seule.
Le vieillard parut accablé.
Ce fut au tour de Gontran d'interroger son ami.
—Nous sommes sortis de l'atmosphère jovienne? as-tu dit tout à l'heure.
—Effectivement.
—Mais nous ne pouvons flotter dans le vide, et nous allons infailliblement retomber.
—Pas le moins du monde! j'ai imprimé à notre véhicule, une vitesse initiale telle que, de ce seul élan, nous pouvons rejoindre l'anneau cosmique et continuer notre voyage.
M. de Flammermont fixait sur l'ingénieur des regards incrédules.
—Tu ne me crois pas, dit Fricoulet, regarde le thermomètre.
Le mercure, en effet, était descendu à 45°.
—Si cela ne te suffit pas, poursuivit l'ingénieur, jette un regard au dehors.
Le disque de la planète diminuait à vue d'œil.
—Hurrah! pour Fricoulet s'écria Gontran en se jetant sur les mains de son ami.
—Peuh! fit celui-ci avec modestie, je n'ai guère de mérite à ce sauvetage; et si tu n'avais eu la tête toute remplie du danger que courait ta fiancée, tu aurais certainement songé à cela.
—À quoi?...
—Ne sais-tu pas, tout comme moi, répondit l'ingénieur, que la chaleur diminue la résistance intérieure des piles primaires et secondaires, augmentant, par suite, dans une notable proportion, le débit électrique... Le souvenir de cette loi physique m'est revenu soudain à l'esprit, et j'ai songé à utiliser, pour décupler notre force motrice, cette chaleur mortelle... je risquais de faire sauter l'appareil, c'est vrai, mais la mort était là qui nous guettait, alors, j'ai préféré donner à l'Éclair la plus grande vitesse possible et, prenant comme point d'appui l'atmosphère même de la planète, j'ai gouverné droit sur le courant astéroïdal, échappant par la tangente à l'attraction jovienne.
Gontran considérait son ami avec une admiration sincère.
—C'est merveilleux! balbutia-t-il.
—Mais non, c'est de la physique, tout simplement.
CHAPITRE VIII
DANS LEQUEL, GRÂCE À SÉLENA, GONTRAN PEUT AUGMENTER SES CONNAISSANCES ASTRONOMIQUES
Un mois s'était écoulé depuis que l'ingéniosité de Fricoulet avait, une
fois encore, sauvé la petite colonie.
Emporté par le courant astéroïdal, l'Éclair avait repris sa vitesse initiale de dix-huit cent mille lieues par jour.
Là-bas, tout là-bas, le Soleil apparaissait avec son disque, dont le diamètre diminuait de plus en plus sensiblement, absorbant dans son rayonnement, très pâle cependant, la Terre, Vénus et Mercure.
On distinguait encore, à l'œil nu, Mars qui, semblable à une étoile de première grandeur, oscillait de droite à gauche du disque solaire, jouant alternativement le rôle d'étoile du matin et du soir.
À l'avant apparaissait déjà au-dessus de l'horizon, Saturne, lune d'un bleu pâle, auréolée d'argent.
Et dans le noir de l'infini, étincelant comme des diamants sur un écrin de velours, brillaient Orion, la Grande-Ourse, Pégase, Andromède, la Petite-Ourse, les Gémeaux.
Cet aspect du ciel, semblable à celui qu'elle avait eu de la Terre, n'était pas pour peu dans l'étonnement non interrompu de Mlle Ossipoff.
—Cependant, dit-elle un jour à Fricoulet, nous nous trouvons à près de deux cent cinquante millions de lieues de l'observatoire de Poulkowa.
—Ce qui vous prouve, mademoiselle, répondit le jeune ingénieur, que lorsqu'il s'agit d'infini, la distance ne compte pas plus que le temps, lorsqu'il s'agit d'éternité.
—La belle phrase! fit Gontran avec un petit ricanement moqueur.
—Je ne m'en attribue nullement la paternité, répliqua en riant Fricoulet; je l'ai trouvée dans les Continents célestes... que,—soit dit entre nous,—tu m'as l'air de joliment négliger.
M. de Flammermont eut un mouvement d'épaules plein de mauvaise humeur.
—Parlons-en des Continents, bougonna-t-il.
—Qu'as-tu contre eux?
—J'ai, qu'ils sont cause d'une scène épouvantable entre M. Ossipoff et moi.
—Hier soir, n'est-ce pas? fit l'ingénieur en souriant; je vous ai entendus, la conversation paraissait vive.
—Ce n'était point une conversation,... c'était une discussion.
Fricoulet haussa les épaules.
—Toujours à propos de notre retour, n'est-ce pas?
—Erreur!... il s'agissait de Jupiter.
L'ingénieur regarda son ami avec des yeux pleins d'ébahissement.
—Oui, poursuivit Gontran, je faisais mon quart, bien tranquillement, sans songer à mal, lorsque, tout à coup, la porte de la machinerie s'entr'ouvrant, je vis paraître Ossipoff.
—«C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit», déclama narquoisement Fricoulet.
—Si tu m'interromps à chaque instant, grommela Gontran, je n'arriverai jamais à la fin de mon récit; donc, je vis apparaître Ossipoff, il tenait à la main un rouleau de papier, et son visage portait toutes les traces d'une évidente satisfaction.
—Qu'est-ce que c'était que ce rouleau de papier? demanda l'ingénieur,... un projet de contrat de mariage, je parie.
M. de Flammermont frappa du pied avec impatience.
—Alcide, déclara-t-il, tu es assommant,... ce que M. Ossipoff m'apportait, c'était des notes écrites par lui sur la planète Jupiter,... tu vois cela d'ici!
—Que voulait-il que tu fisses de cela?
—Il voulait que je lui donne mon avis.
—Eh bien! tu n'avais qu'à approuver.
—C'est ce que j'aurais fait, s'il avait commencé par me faire connaître son opinion; malheureusement, il a débuté en me demandant la mienne...
—Aïe!... voilà qui était dangereux!
—Parbleu!... je me suis emballé sur une fausse piste; pour lui faire plaisir, pour flatter son amour-propre national, je lui ai déclaré que je partageais entièrement l'opinion émise sur Jupiter par M. Brédichin, directeur de l'Observatoire de Moscou; d'après M. Brédichin, la planète serait déjà solidifiée; il y aurait, près de l'Équateur, une zone solide très élevée, ne dépassant cependant pas les limites de l'atmosphère et l'écorce de l'hémisphère austral transmettrait dans l'atmosphère plus de chaleur que celle de l'hémisphère boréal. Cet état de choses exercerait une grande influence sur la direction des courants d'air et de vapeur qui passent d'un hémisphère sur l'autre. Quant à la tache rouge, elle ne serait autre chose que la surface même de la planète, vue à travers l'atmosphère brumeuse, tracée par un courant ascendant d'air chaud...
—Tu as une mémoire prodigieuse, déclara Fricoulet; eh bien! qu'a-t-il répondu à cela?
—Il est entré dans une colère épouvantable, déclarant que Brédichin était un âne et que je ne valais guère mieux que lui, que la vérité, c'était M. Hough, directeur de l'Observatoire de Dearborn (Chicago) qui l'avait proclamée: que la surface jovienne est couverte d'une masse liquide semi-incandescente; que les bandes, la tache rouge et les autres endroits foncés sont composés d'une matière relativement refroidie, que les calottes polaires blanchâtres sont des ouvertures dans la croûte semi-fluide, et que les taches blanches équatoriales sont des nuages en suspension dans l'atmosphère, que,... bref, il m'a accablé, pendant une demi-heure, sous une avalanche d'arguments, de preuves irréfutables selon lui.
—Et toi, que disais-tu?
—Moi! je paraphrasais les théories du directeur de l'Observatoire de Moscou, les augmentant de mes observations personnelles; mais il soutenait que Hough et lui avaient seuls raison.
Fricoulet haussa les épaules.
—Il est fâcheux, dit-il, que je n'aie point assisté à cette discussion; car j'aurais pu prétendre avec Russell, directeur de l'Observatoire de Sidney, que Jupiter, en dépit de ses zones nuageuses et de sa tache rouge, est une planète analogue à la Terre qui, vue de loin dans l'espace, doit offrir le même aspect que Jupiter, avec des zones éclairées et vides atmosphériques plus ou moins sombres...
Séléna qui, jusqu'alors n'avait rien dit, demanda:
—Comment se fait-il que vous ne puissiez tomber d'accord, après vous être approchés si près de la planète? n'avez-vous donc rien vu?
—À vous dire vrai, ma chère Séléna, répondit Gontran, je n'y ai vu que du feu...
Il ajouta, en s'adressant à Fricoulet:
—Cependant, je crois que la théorie que tu viens d'exposer doit être écartée; il est impossible, en effet, que notre planète natale offre, à celui qui l'examinerait de quelques kilomètres de haut, le spectacle fantastique auquel nous avons assisté.
—Crois-tu, répliqua Fricoulet, que l'observateur qui aurait plané au-dessus de l'Amérique centrale, au moment de notre départ du Cotopaxi, n'aurait pas vu quelque chose d'approchant?
—Je te l'accorde; mais il est peu probable que Jupiter ait, jusqu'à présent, donné naissance à des êtres assez hardis pour faire ce que nous avons fait.
—D'abord, dit Séléna, Jupiter n'est pas habité.
—Ce n'est pas l'opinion de l'astronome autrichien Litrow, dit Fricoulet.
—Il croit à l'habitabilité de Jupiter? s'écria la jeune fille.
—Non seulement, il y croyait, mais il avait supputé quelles différences profondes devaient exister entre leur vie et la nôtre, par suite de la succession rapide des jours et des nuits. Selon lui, les Joviens devaient posséder une singulière élasticité d'esprit et de corps. «Combien peu de nous, dit-il, seraient satisfaits si les nuits ne duraient que cinq heures et si nous devions nous éveiller aussi rapidement. Les gourmets, surtout, doivent être fort embarrassés si, dans l'espace de cinq heures, ils sont obligés de prendre trois à quatre repas. Et nos femmes, donc, combien n'auraient-elles pas à se plaindre de ces nuits si courtes, et des bals plus courts encore! elles qui demandent, pour les préparatifs de leur toilette, presque le double d'une nuit de Jupiter! Mais, par contre, les astronomes officiels des observatoires de ce monde doivent être enchantés—si même l'atmosphère jovienne leur permet de travailler;—ils ne doivent jamais être fatigués!»
—Est-ce que vous croyez à cela? demanda naïvement Mlle Ossipoff.
—Non, mademoiselle, s'empressa de répondre en riant le jeune ingénieur; et Litrow lui-même, s'il vivait de nos jours, ne l'écrirait plus; car depuis lui, la science astronomique a fait des progrès et l'on sait aujourd'hui bien des choses que l'on ignorait il y a quelques années.
—Ce qui n'empêche pas M. Victorien Sardou d'avoir décrit les habitants de Jupiter! riposta Gontran.
—L'auteur de Patrie a non seulement dépeint l'humanité jovienne, dit Fricoulet avec un sérieux imperturbable, mais en neuf heures, bien que ne sachant pas dessiner, il a gravé, à l'eau-forte, une vue de la planète avec ses habitants et ses animaux.
Séléna regardait fixement l'ingénieur, doutant qu'il parlât sérieusement.
—Voilà ce que c'est que d'être médium, ajouta-t-il.
Il se fit un silence; puis Gontran s'écria:
—En tout cas, si la planète elle-même est inhabitée, ses satellites doivent être peuplés!... des globes aussi gros que Mars et Mercure.
—Leur dimension ne serait pas une raison suffisante, répondit Fricoulet, et tu devrais faire attention à la différence énorme de situation qui existe entre les planètes que tu cites et les quatre satellites joviens,... songe que ces derniers sont dix fois plus éloignés du Soleil que ne l'est Mercure.
—Je te prends en flagrant délit de contradiction! riposta M. de Flammermont; ne m'as-tu pas dit, récemment, qu'il y a une analogie indéniable entre les distances et les volumes relatifs de Jupiter et de ses quatre satellites d'une part, et les quatre premières planètes et le Soleil?... tu m'as bien dit aussi—et je ne l'ai pas rêvé—que Jupiter est le véritable Soleil de ses quatre satellites, lesquels reçoivent de lui un supplément de chaleur non à dédaigner, vu le peu de calorique que leur envoie le Soleil?
—Assurément, répondit l'ingénieur, je t'ai dit cela, et, en le disant, je n'ai fait que t'exposer les théories de la plupart des savants. Il n'est pas douteux que Jupiter est beaucoup plus utile à ses satellites que ceux-ci ne peuvent lui être utiles à lui-même, en raison du peu de lumière qu'ils lui envoient. D'ailleurs, les conjonctions supérieures de ces trois astres s'opérant dans le cône d'ombre que Jupiter projette derrière lui, sont entièrement perdues pour lui; en outre, comme les lunes tournent dans le plan de l'Équateur, les régions polaires qui auraient le plus besoin de lumière, ne les voient jamais, et jusqu'au 80e degré parallèle Nord et Sud, on ne peut voir ni le lever, ni le coucher de ces satellites.
Gontran haussa les épaules.
—Alors, que voit-on? ricana-t-il,... rien!
Et il ajouta, bougonnant:
—C'était bien la peine que Galilée se donnât tant de mal pour découvrir des mondes qui ne servent à rien.
—Pardon, répondit en riant Fricoulet, ils servent tout au moins à ceux qui les habitent.
Séléna s'était levée et avait pris dans un tiroir un carton qu'elle apporta mystérieusement aux jeunes gens.
—Je vais vous montrer quelque chose d'intéressant, dit-elle.
Elle défit les cordons qui fermaient le carton et en tira une feuille parcheminée qu'elle déplia soigneusement; alors apparut une épreuve photographique jaunie, passée, qu'elle prit du bout des doigts, avec mille précautions.
—Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Gontran.
—Ça, répliqua la jeune fille en appuyant à dessein sur cette syllabe prononcée trop dédaigneusement à son avis, par le comte, ça fait partie du petit musée de mon père. C'est dans ce carton, qu'avant de quitter notre petite maison de Pétersbourg, j'ai serré toutes les choses auxquelles il tient plus qu'à sa vie peut-être.
—Mais ceci, plus particulièrement, fit M. de Flammermont, qu'est-ce que ça représente?
—Ça a l'air d'une lunette, dit Fricoulet; oh! mais par exemple, d'une lunette primitive.
La jeune fille sourit.
—Mon père a acheté cette épreuve très cher, à un Anglais qui visitait en même temps que lui le musée de Venise et qui, à l'insu des gardiens, avec un appareil de dimensions microscopiques, photographiait tous les objets dignes d'attention.
—Et ceci, répéta Gontran, sans prendre la peine de dissimuler sa surprise, ceci représente quelque chose digne d'attention?
—Mon Dieu! répondit la jeune fille d'un ton d'indifférence très affecté,... il paraît que c'est la première lunette dont usa Galilée, et qu'il se fabriqua lui-même...
M. de Flammermont hocha la tête d'un air entendu.
—En ce cas, murmura-t-il avec un sérieux imperturbable, je comprends que cette épreuve ait un intérêt considérable aux yeux de votre père.
—Je ne sais comment l'Anglais qui lui servait de compagnon de voyage s'y est pris,... mais il paraît qu'il avait réussi à gratter avec son canif une petite parcelle de la lunette et qu'il l'avait mise dans le médaillon pendu à sa chaîne de montre.
Les deux jeunes gens ouvraient des yeux énormes.
—C'était un fou, cet Anglais...
—Non, c'était simplement un astronome qui avait fait le voyage, de Londres à Venise, dans l'unique but de venir contempler la lunette de Galilée... Mon père lui a proposé des sommes relativement considérables pour partager avec lui la parcelle de plomb qu'il avait dérobée... L'autre n'a jamais voulu y consentir.
—Une parcelle de plomb! avez-vous dit, s'écria Gontran; c'était donc une lunette en plomb?
—Mais oui, dit Fricoulet; c'était un tube de plomb au bout duquel il adapta une lentille plano-convexe et une lentille plano-concave;... c'était rudimentaire, mais il faut songer que Galilée fabriqua cet instrument sur le simple ouï-dire d'une invention faite par un Belge tendant à rapprocher les objets.
—Mais comment arriva-t-il à ce résultat?
—Il supposa que ce rapprochement devait résulter de l'agrandissement causé par la réfraction de l'image à travers la lentille.
Et Fricoulet ajouta, en examinant d'un œil attendri l'épreuve photographique qu'il avait prise des mains de Séléna.
—Dire que c'est avec cet instrument informe que ce grand savant a fait la plupart des découvertes célestes!
—Parbleu! riposta Gontran quelque peu narquois,... tout était à découvrir dans le ciel.
Puis se penchant vers l'épreuve:
—Qu'est-ce que c'est que cette date que je vois là, dans un coin, inscrite à l'encre: 7 janvier 1610.
—C'est la date à laquelle Galilée, grâce à cette lunette rudimentaire, aperçut, pour la première fois, les satellites de Jupiter.
—Comment! murmura Gontran, les satellites de Jupiter datent de cette époque-là?
Voyant Fricoulet sourire, il reprit:
—Je veux dire que je croyais leur découverte plus récente.
—Non pas, le 7 janvier 1610 Galilée remarqua, à gauche de Jupiter, deux petites étoiles et une à droite; il crut, tout d'abord, qu'il s'agissait simplement là d'étoiles fixes; mais, le lendemain, les trois étoiles étaient passées à droite; le surlendemain, il n'en vit plus que deux, et toutes les deux à gauche; enfin, le 13, c'est-à-dire six jours après sa première observation, il fut donné à Galilée d'apercevoir les quatre satellites. À partir de ce moment, ses études marchèrent rapidement, et bientôt après, les mouvements des satellites joviens étaient réglés et leurs orbites calculés... Hein! qu'en penses-tu?
M. de Flammermont répliqua:
—Je pense, tout simplement, que si Galilée n'avait point fait ce que tu dis là,... il ne serait pas Galilée.
Fricoulet leva les épaules.
—Et s'il n'avait fait que cela, s'écria-t-il.
Puis, frappant de la main le carton dans lequel Séléna avait déjà resserré la précieuse relique.
—Dire que c'est grâce à ce bout de plomb que la science astronomique fit si soudainement et si rapidement un pas de géant;... car, dans cette même année, Galilée, après avoir découvert les satellites de Jupiter, découvrit également les anneaux de Saturne.
Séléna se prit à sourire.
—Je crois, dit-elle doucement, que vous faites erreur, monsieur Fricoulet.
L'ingénieur regarda la jeune fille avec surprise.
—Comment, répéta-t-il, ce n'est pas pendant l'été de cette même année de 1610 que Galilée...
D'un geste de la main, Mlle Ossipoff l'arrêta:
—Excusez-moi, fit-elle, si je me permets de vous interrompre, mais c'est dans l'intérêt de mon bonheur que je vous parle.
—Mon Dieu! mademoiselle, répliqua Fricoulet de plus en plus ébahi, je vous serais très reconnaissant de vouloir bien me dire quelle relation il peut bien y avoir entre Saturne et votre bonheur.
—C'est bien simple, mon bonheur est tout entier suspendu aux lèvres de M. de Flammermont; que mon père ait seulement des soupçons sur les connaissances scientifiques de mon fiancé, et voilà tout mon rêve détruit;... il importe donc que ce cher Gontran n'entende rien qui puisse l'induire en erreur et, précisément, il me semble que vous vous trompez lorsque vous attribuez à Galilée la découverte des anneaux de Saturne...
Fricoulet fit un bond sur lui-même.
—Comment! s'exclama-t-il.
—Vous comprenez, reprenait Séléna souriant toujours avec son même calme, que j'ai maintes fois entendu mon père parler de Saturne. À son retour d'Italie, il a même fait une conférence sur Galilée et ses découvertes... cette conférence, c'est moi qui en ai mis les notes au net... il a même fallu que je serve d'auditoire à mon père avant qu'il se décide à parler en public... car il est aussi timide que savant...
—Mademoiselle, répondit respectueusement Fricoulet, tout ceci est fort bien, mais...
—Vous ne vous rappelez donc plus ceci?
Et Mlle Ossipoff, prenant sur la table un carré de papier, y inscrivit rapidement la ligne suivante.
Smaismrmilmepoetaleumibunenugttaoiras.
Et elle tendit le papier à l'ingénieur qui s'écria:
—Vous avez raison... ou, du moins, c'est moi qui me suis mal expliqué; j'ai voulu dire simplement que Galilée avait, le premier, découvert que Saturne n'était point une planète ordinaire et isolée, comme on l'avait cru jusqu'alors.
—En ce cas, nous sommes d'accord, murmura la jeune fille.
Cependant Gontran avait jeté les yeux, lui aussi, sur le papier.
—Qu'est-ce que c'est que ce galimatias? demanda-t-il, on dirait un logogriphe.
—C'en est un aussi... Galilée était de nature cachotière et lorsqu'il n'avait pas l'explication bien nette d'un phénomène scientifique, il en prenait note de façon à ce que personne ne pût se servir de ses premiers travaux pour marcher sur ses brisées.
—Tout cela ne me dit pas ce que signifie ce chaos de lettres, fit M. de Flammermont.
—Dans la pensée de leur auteur, il signifiait que la planète lui était apparue ayant, de chaque côté, un appendice lumineux; c'est pourquoi il la désignait sous la dénomination de tricorbs... Après avoir, pendant fort longtemps, cherché à découvrir le secret caché sous cette énigme, Kepler crut avoir trouvé et assembla les lettres brouillées de la manière suivante: Salve umbistineum geminatum Martia Proles! Ce qui veut dire: Saluez les Gémeaux qui sont la progéniture de Mars... et il annonça urbi et orbi que Galilée venait de découvrir à Mars deux satellites.
Aussitôt l'astronome de Florence démentit cette fausse nouvelle en donnant à ce chaos alphabétique sa forme véritable: altissimum planetam tergeminum observavi. Traduction: j'ai observé que la planète la plus élevée est trijumelle.
—Ce qui est faux, déclara Gontran; je m'étonne qu'un grand savant comme Galilée...
—Mon cher, répondit l'ingénieur, il ne faut pas accuser les hommes sans bien connaître les faits. Or, tu ne sais sans doute pas que, par suite des mouvements de Saturne et de la Terre, les anneaux se présentent à nous par la tranche, tous les 15 ans et deviennent invisibles. C'est ce qui arriva en l'année 1612, où Galilée vit soudainement disparaître ses deux étoiles... il en chercha vainement l'explication, et, découragé, cessa de s'occuper de ce problème.
—Il n'avait qu'à supposer, dit plaisamment Gontran, que Saturne, fidèle aux traditions mythologiques, avait dévoré ses enfants.
Et il ajouta:
—Tu m'induisais donc en erreur, tout à l'heure, en prétendant que Galilée était l'inventeur des anneaux de Saturne.
—Je l'ai reconnu, répondit sèchement l'ingénieur; tu ne contestes pas, je suppose, l'errare humanum est?
—Bref,... quel est le véritable inventeur?
—C'est Huygens qui, en 1659, publia la vérité sur les mystères de Saturne; mais, trouvant sans doute que Galilée avait été trop clair dans son mode de publication, il adopta celui-ci.
Et Fricoulet traça, sur le même papier où se trouvait déjà l'anagramme de Galilée, les bizarres assemblages de lettres qui suivent:
aaaaaaa, ccccc, d, eeeee, g, h, iiiiiiii, llll, mm, nnnnnnnnn; oooo, pp, q, rr, s, ttttt, uuuuu.
Les yeux de Gontran s'agrandirent, épouvantés:
—Et cela veut dire? balbutia-t-il.
—Annulo cingitur, tenui, plano, nusquam cohœrente, ad eclipticam inclinato,... tu saisis?
M. de Flammermont ricana:
—Je n'ai pas encore tellement perdu le souvenir de Molière que je ne puisse comprendre son latin! ton galimatias signifie simplement: il est entouré d'un anneau léger, n'adhérant à l'astre en aucun point et incliné sur l'écliptique.
—Mon cher Gontran, dit alors Séléna, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil?
—Parlez fit le jeune homme avec empressement.
—Vous devriez vous mettre un peu au courant de la question, de façon à pouvoir soutenir victorieusement, avec mon père, la conversation qui, d'un moment à l'autre, ne peut tarder à tomber sur Saturne.
M. de Flammermont regarda sa fiancée d'un air piteux.
—Vous croyez, balbutia-t-il, que c'est bien utile?
—C'est plus qu'utile, c'est indispensable.
Le jeune comte ne put retenir un formidable bâillement.
Fricoulet se mit à rire et s'adressant à Mlle Ossipoff.
—Vous le rendrez fou, ce pauvre Gontran, dit-il, avec toutes ces planètes et tous ces satellites.
—Sans compter, riposta le fiancé de Séléna, que mon vade mecum—les Continents célestes—s'étend longuement sur ce sujet et que, d'un moment à l'autre, votre père peut arriver, me pousser une colle, et alors...
Il eut un geste qui signifiait qu'alors c'était le rêve de bonheur détruit.
La jeune fille demeura un moment pensive; puis un sourire effleura ses lèvres, et elle dit:
—Attendez un moment.
Légère comme un oiseau, elle sortit de la machinerie, gravit les degrés qui conduisaient aux cabines supérieures et revint, au bout de cinq minutes, tenant à la main un mince rouleau de papier qu'elle tendit à M. de Flammermont, avec ces mots:
—Voici votre affaire.
—Qu'est-ce que cela? demanda le jeune homme en détachant une faveur bleue, fanée, fripée, qui servait d'attache aux papiers. À peine y eût-il jeté les yeux qu'il s'écria:
—Votre écriture.
Et aussitôt, lisant les lignes écrites en tête des premiers feuillets.
CONFÉRENCE FAITE PAR M. MICKHAIL OSSIPOFF
sur le système de saturne
le 15 février 1878.
—Oui, dit Séléna, c'est la fameuse conférence dont je vous parlais tout à l'heure, et que mon père a faite à son retour d'Italie: leurs Altesses Impériales, les grands-ducs, y assistaient. C'est même à cette occasion que mon père a été décoré de l'ordre de l'Aigle rouge.
Et elle ajouta:
—Vous trouverez là-dedans tout ce qu'il est indispensable de savoir: car mon père ne m'y a fait écrire que les points principaux qui devaient lui servir de points de repère dans ses développements scientifiques et philosophiques;... en moins de vingt minutes, vous pouvez avoir lu et relu ces quelques feuillets suffisamment pour vous en assimiler le contenu.
Docilement, M. de Flammermont était allé s'asseoir dans un coin de la machinerie; puis il ouvrit le registre et commença sa lecture.
Ossipoff débutait par un résumé historique; il établissait que, des cinq planètes connues des anciens, Saturne était celle qui avait dû être découverte une des dernières à cause de son éclat inférieur à celui de Vénus, de Jupiter et de Mars. Mercure venait après; il passait ensuite en revue le rôle joué par cet astre chez les différents peuples de l'antiquité suivant leur religion, il répétait l'opinion de l'astronome Purtos, d'après lequel l'anneau de Saturne était connu des anciens, parce qu'on aurait retrouvé dans les ruines de Ninive le dieu assyrien Nisroch (Saturne) enveloppé d'un anneau.
Gontran passa rapidement là-dessus pour arriver à ce qui avait pour lui un intérêt immédiat.
«Saturne, disaient les notes du savant russe, constitue, avec ses anneaux multiples et ses huit lunes tournant autour de lui en des périodes diverses, un véritable univers.
Cette planète se meut autour du Soleil, suivant un orbite de 720 millions de lieues de diamètre et de 2 milliards 215 millions de tour, c'est-à-dire presque dix fois plus longue que l'orbite terrestre. Pour parcourir cette distance immense, Saturne, qui ne franchit que 9,500 mettes à la seconde, met 29 années terrestres et 67 jours; quant à l'orbite parcourue, elle est d'une excentricité telle qu'à son périhélie, Saturne est plus rapproché du Soleil de quarante millions de lieues qu'à son aphélie.
«De l'observatoire de Poulkowa, poursuivait Ossipoff, j'ai mesuré l'arc sous-tendu par Saturne et cet arc, suivant les distances de la planète, varie de quinze à vingt secondes, ce qui me permet d'attribuer à Saturne un diamètre dix fois plus long que celui de la Terre, soit 30,000 lieues. Saturne est donc d'un volume à peu près égal à celui de Jupiter: sa circonférence, à l'équateur, est de 100,000 lieues, ce qui constitue une surface quatre-vingt-dix fois plus considérable et un volume sept cent vingt fois plus grand que la surface et le volume terrestres.
«Mais, tandis que le diamètre équatorial est de 30,500 lieues, l'axe vertical n'en mesure que 27,450, si bien que la planète est encore plus aplatie aux pôles que Jupiter; et l'on peut établir, en ce qui concerne l'aplatissement polaire, la proportion suivante:
Terre: 1/289.—Jupiter: 1/15.—Saturne: 1/10.
«De tout ce qui précède, il résulte que les conditions physiques, à la surface de Saturne, sont totalement différentes de ce qu'elles sont sur la Terre; elles se rapprochent plutôt de celles de Jupiter. Ainsi, non seulement la pesanteur y est plus faible que sur notre planète, mais encore cette pesanteur varie du pôle à l'équateur par suite de la force centrifuge développée par le mouvement rapide de rotation, dans de telles proportions que, si la planète tournait seulement deux fois plus vite, les objets ne pèseraient plus rien dans les régions équatoriales.»
Gontran suspendit sa lecture et s'adressant à Fricoulet, lui dit:
—Voilà une chose que je ne comprends pas.
Et il lui répéta le paragraphe précédent.
—Tu as dû voir, répondit-il, qu'il y a une grande différence entre le diamètre équatorial et le diamètre polaire?
—Oui, quelque chose comme 3,000 lieues.
—Eh bien! c'est ce qui produit cette différence dans la pesanteur; ajoute à cela l'attraction contraire de l'anneau qui contribue encore à diminuer la pesanteur; d'ailleurs, si tu veux en avoir une preuve...
Il prit Gontran par le bras, l'amena devant le télescope braqué sur le disque saturnien et lui dit:
—Aperçois-tu des bandes nuageuses analogues à celles de Jupiter qui coupent le disque, parallèlement à l'équateur.
—Oui, répondit le comte après quelques secondes d'observation.
—Maintenant, aperçois-tu, le long de l'équateur même, une bande un peu plus forte et un peu plus foncée?
Sur un grognement affirmatif de M. de Flammermont, l'ingénieur ajouta:
—Ceci est une preuve de l'attraction considérable exercée par l'anneau sur la planète, car on suppose fortement cette bande de n'être pas autre chose qu'un bourrelet, un gonflement nuageux énorme,... il doit exister, sur ce monde étrange, des marées atmosphériques et maritimes prodigieuses.
—Mais, objecta M. de Flammermont, je viens de voir que la rotation de Saturne était extrêmement rapide; comment le sait-on?
—Ossipoff n'en parle-t-il donc pas?
—Il a mis simplement, souligné au crayon rouge: durée de rotation 10 heures 16 minutes... et c'est tout.
—On a opéré pour Saturne comme pour d'autres planètes, en suivant, d'un bord à l'autre du diamètre, une tache de l'atmosphère. Cette durée de 10 heures 16 minutes a été établie en 1793 par Herschell et confirmée plus récemment, en 1877, par l'astronome Hall, de Washington.
—Mais, fit observer M. de Flammermont, s'il existe des Saturniens, ils doivent avoir un nombre considérable de saints et de saintes.
—Pourquoi?
—Dame! avec un calendrier comme le leur: 25,215 jours par an.
—C'est juste, dit en souriant Fricoulet.
Séléna demanda:
—Eh bien! avancez-vous?
—Cela ne va pas vite, répondit Gontran; si ce que je lis n'était pas écrit de votre charmante écriture, je crois bien que je m'endormirais.
—Où en êtes-vous? fit la jeune fille.
—Aux saisons.
Il allait reprendre sa lecture; l'ingénieur lui dit:
—Tu peux passer les feuillets qui traitent de cela, si tu veux te rappeler ceci: axe de rotation incliné sur le plan de l'orbite de 64° 18' ce qui donne à l'obliquité de Saturne sur l'écliptique 25° 42', à peu près la même chose que pour la Terre: saisons saturniennes et saisons terrestres se ressemblent donc quant à la division des zones; pour ce qui est de la durée, c'est une autre paire de manches. Sur Saturne, le printemps, l'été, l'automne et l'hiver durent chacun sept ans: chaque pôle et chaque côté de l'anneau restent, durant quatorze ans et huit mois, sans soleil!
—Eh bien! s'écria M. de Flammermont, voilà des latitudes qui ne me plairaient guère à habiter.
—Parce que?...
—Parce qu'il me faut la chaleur à moi... et que...
L'ingénieur se mit à sourire..
—Ce n'est pas le Soleil qu'aperçoivent les habitants de l'équateur saturnien, répondit-il, qui doit leur brûler la peau... étant quatre-vingt-dix fois moins étendu en surface, il envoie forcément à Saturne quatre-vingt-dix fois moins de chaleur.
—Alors,... on doit grelotter...
—Non, car il faut supposer que la planète dont l'énorme volume a retardé le refroidissement, tire d'elle-même la chaleur qui lui est nécessaire...
—Ça, ricana M. de Flammermont, c'est une supposition due à ton imagination fertile.
—Non pas, c'est une déduction logique des faits scientifiques reconnus.
—Et ces faits scientifiques sont?...
—L'existence indubitablement constatée de la vapeur d'eau dans l'atmosphère saturnienne.
—Eh bien! en quoi cela prouve-t-il qu'il fasse là-bas une température supportable?
—Crois-tu donc que, si le monde de Saturne ne recevait que la chaleur solaire, l'eau pourrait y subsister autrement qu'à l'état solide de la glace? partant, plus de vapeur d'eau, plus de nuages, conséquemment plus de ces variations météorologiques remarquées dans Saturne et semblables à celles observées sur Jupiter, quoique moins intenses.
—Et dans l'anneau, demande Séléna, existe-t-il aussi de la vapeur d'eau?
—Jusqu'à présent, la spectroscopie n'en a relevé aucune trace, ce qui fait supposer que les anneaux n'ont point d'atmosphère, ou du moins une si faible qu'elle n'impressionne pas les instruments terrestres.
—Ce qui n'empêchera pas Ossipoff, bougonna le jeune comte, de nous proposer—et au besoin—de nous imposer une promenade dans les anneaux, si la fantaisie lui en prend.
Et il retourna dans son coin, reprendre sa lecture interrompue.
CHAPITRE IX
EN ROUTE POUR SATURNE
ix-huit millions de lieues restaient à franchir avant d'arriver à
Saturne dont le disque, à présent, ne mesurait pas moins de quatre
degrés, et allait grossissant, d'heure en heure, détachant sa face d'un
bleu pâle sur l'obscurité veloutée de la voûte céleste.
C'était encore une dizaine de jours de navigation, et Gontran s'amusait, comme un enfant, à effacer d'une sorte d'horaire qu'il s'était fabriqué, chaque centaine de mille lieues parcourues, qui le rapprochaient d'autant du moment où il lui serait possible de sortir de sa cage en lithium et de s'étirer un peu les membres.
—Il me semble que je me racornis! disait-il en plaisantant à Fricoulet,... j'ai même une crainte sérieuse, c'est de ne plus savoir me servir de mes membres—songe donc, cinq mois de captivité!... il n'en faut pas davantage pour perdre l'usage des bras et des jambes.
—Tu plaisantes, n'est-ce pas? répondit l'ingénieur.
—Non pas; je parle sérieusement. Est-ce que tu ne penses pas, toi aussi...
—Je pense que l'histoire est là pour nous prouver que des individus, après avoir pourri durant, non des mois, mais des années à la Bastille, au Châtelet ou en tout autre lieu de délices de même nature, en sont sortis aussi ingambes que lorsqu'ils y étaient entrés.
M. de Flammermont se frappa la poitrine.
—Et mes poumons, dit-il, penses-tu que cela leur fera du mal de respirer un peu d'air naturel? depuis si longtemps qu'ils se nourrissent d'air frelaté.
Fricoulet fronça comiquement les sourcils.
—Eh! dis donc, répliqua-t-il,... tu me la bailles belle avec ton air frelaté! tu oublies que je suis le fabricant de cet air-là!... ensuite, depuis cinq mois que tu l'absorbes, tu me parais te porter à merveille.
Le jeune comte hocha la tête.
—Oui, murmura-t-il, le coffre est bon... mais c'est ceci qui est malade.
Et son doigt se posait sur le côté gauche de la poitrine.
—Le cœur! ricana l'ingénieur.
Gontran poussa un soupir formidable.
—C'est long,... diablement long ces fiançailles.
—Mon cher, répondit gravement l'ingénieur, il est des nations chez lesquelles les fiançailles durent des années...
—Mais c'est que voilà précisément des années que Séléna et moi sommes fiancés... et moi je n'appartiens pas aux nations dont tu parles,... si bien que j'endure le supplice de Tantale.
Il prit la main de l'ingénieur, et, la serrant avec énergie:
—Voyons, dit-il avec un accent navrant, mets-toi à ma place; crois-tu que ce soit gai de vivre côte à côte avec une jeune fille aussi adorable que Mlle Ossipoff, dont la main vous est promise, qui doit être un jour votre femme, et de n'avoir pas même le droit de la baiser au front!...
Le globe des Saturniens est très vieux, puisque sa
création se perd dans la nuit des temps.
Et s'animant soudain:
—Ah! non, fit-il d'une voix courroucée, j'en ai assez, moi, de cette existence-là... il faut que ça cesse ou, sinon...
Fricoulet haussa philosophiquement les épaules.
—Mon cher, répondit-il, ce n'est pas à moi qu'il faut dire cela,... c'est à M. Ossipoff.
—Eh! je le sais bien... Mais, voyons, toi qui connais tant de choses, ne peux-tu trouver un moyen d'abréger ce voyage,... de me faire entrevoir, à plus brève échéance, cette conclusion à laquelle j'aspire si ardemment?
—Mon cher, répliqua l'ingénieur, je ne suis pas sorcier et ne puis faire que ce que me permettent les faibles connaissances scientifiques que j'ai acquises. Or, nous sommes dans une impasse; ou bien nous arrêter sur Saturne pour nous ravitailler, c'est-à-dire voir l'usage que l'on peut tirer des forces physiques existant à la surface de ce monde; ou bien, passer outre et continuer le voyage. Dans le premier cas, nous perdons du temps, mais nous avons de fortes probabilités pour trouver là-bas des moyens de satisfaire nos poumons et notre estomac. Dans le second cas, nous abrégeons la durée du voyage, c'est vrai, mais alors, c'est la mort, la mort certaine, la mort par l'asphyxie qui nous attend.
Et alors l'ingénieur mit Gontran au courant de la situation: Pour ce qui concernait les vivres, il restait une provision d'azote liquéfié et de liquides martiens suffisante pour nourrir et abreuver les cinq voyageurs pendant cinq mois encore.
Les matières pour la fabrication de l'air respirable étaient en assez grande quantité pour permettre de n'envisager les probabilités d'asphyxie qu'après une période de temps semblable.
Mais ce dont on pouvait manquer, d'un jour à l'autre, c'était d'électricité.
Les accumulateurs ne cessaient de fonctionner; depuis quelque temps, on leur demandait non seulement la force nécessaire pour actionner le propulseur, mais encore de la lumière et de la chaleur, cette dernière, indispensable pour compenser l'abaissement de la température: à la distance à laquelle ils se trouvaient du Soleil, les rayons qu'ils en recevaient ne leur apportaient plus qu'une lueur douce, assez semblable à un clair de lune affaibli; quand au calorique, il n'existait pour ainsi dire pas.
Si bien que les accumulateurs, surmenés, ne contenaient plus que pour quinze jours de fluide, en admettant que des circonstances imprévues n'obligeassent pas les voyageurs à leur demander un nouvel effort.
—Tu le vois, mon cher, dit Fricoulet après avoir terminé cet exposé, la situation est fort nette: ou nous arrêter pour nous ravitailler, et Dieu sait quand nous serons de retour, ou continuer à aller de l'avant, et alors chaque lieue nous rapproche de la famine et de l'asphyxie.
—Oh! c'est à se casser la tête, grommela Gontran.
Et il ajouta:
—En ce qui me concerne, je préférerais continuer le voyage sans arrêt.
—Sans arrêt! répéta derrière les deux jeunes gens une voix courroucée.
Ils se retournèrent: Ossipoff était là, immobile, les bras croisés, les couvant d'un regard plein d'indignation.
—Ainsi, dit-il, nous nous serons proposé un but grandiose: parcourir l'immensité céleste! Ce but, nous l'avons atteint en partie, et nous nous arrêterions en si beau chemin!... Ah ça! monsieur de Flammermont, êtes-vous bien certain d'avoir toute votre raison? Comment! vous renonceriez de gaieté de cœur à toutes les merveilles que nous promet la visite de ce monde étrange que l'on appelle Saturne?... Mais songez donc que tout ce que vous avez vu jusqu'à présent n'est rien en comparaison de ce que nous promet l'avenir.
—De gaieté de cœur! repartit Gontran, non, monsieur Ossipoff. Vous vous trompez, si vous croyez que j'abandonne ainsi les rêves merveilleux qui m'avaient hanté... Cependant, il est un autre rêve, bien antérieur à tous ceux-là, dont la réalisation est le but de ma vie...
Ossipoff, devinant que le jeune homme allait lui parler de son mariage, lui coupa la parole.
—D'ailleurs, M. Fricoulet a dû vous démontrer qu'un arrêt sur Saturne était indispensable pour nous permettre de continuer notre voyage.
Gontran, irrité de n'avoir pu achever sa phrase, haussa légèrement les épaules.
—Sérieusement! monsieur Ossipoff, s'écria-t-il, comptez-vous trouver, sur Saturne, tout ce dont vous aurez besoin?
—En douteriez-vous? demanda le vieillard qui tressaillit.
—Oui, j'en doute,... et il me semble imprudent de spéculer sur des probabilités aussi hasardeuses que celles-là.
Le vieux savant poussa un petit ricanement railleur.
—En vérité!... eh bien! moi, vous m'entendez bien, je vous affirme que l'univers de Saturne est habité et habité par une race probablement beaucoup mieux conformée et beaucoup plus intelligente que la nôtre. C'est dans cette sphère supérieure que doit exister le vrai bonheur.
—Ce n'est pas une raison pour qu'il y existe les éléments,... qui nous sont indispensables. Ce n'est pas au vrai bonheur que nous aspirons,... c'est à de l'électricité et à de l'air respirable.
Ces paroles parurent suffoquer Ossipoff qui, dans un geste de stupéfaction indignée, jeta ses bras au plafond.
Puis il se pencha vers Fricoulet et lui murmura à l'oreille:
—Le pauvre garçon n'a pas sa raison.
—Pourquoi cela? répondit à haute voix l'ingénieur; je trouve, au contraire, qu'il raisonne fort juste; et, quant à moi, je ne cache pas que je serais curieux de savoir si, en effet, ces messieurs les Saturniens répondent au portrait que vous nous en faites, s'ils sont, en réalité, autant supérieurs aux Martiens que les Martiens sont supérieurs à la majeure partie de l'humanité terrestre.
—À en croire M. Ossipoff, ricana irrévérencieusement M. de Flammermont, ce serait, dans l'Univers céleste, comme chez Nicolet: toujours de plus fort en plus fort!
—Vous me direz, continua l'ingénieur, que le globe des Saturniens est très vieux; c'est très vrai, puisque l'époque de sa création se perd dans la nuit des temps, époque à laquelle notre planète, pas plus que Jupiter ni Mars n'existaient encore... Reste à savoir comment nous parviendrons à nous entendre avec ces philosophes extra-humains.
Ossipoff secoua la tête d'un air confiant.
—Ce qui nous est arrivé sur la Lune, Vénus et Mars devrait vous donner espoir pour la manière dont nous nous tirerons d'affaire en ces circonstances nouvelles, répondit-il.
Gontran haussa les sourcils d'un air effaré.
—Mais réfléchissez-vous, répliqua-t-il, au temps qu'il nous a fallu pour surprendre la clef du langage des Sélénites, des Vénusiens et des habitants de Mars, et avez-vous l'intention de prolonger votre séjour indéfiniment?
—Non pas... Le chemin que nous avons parcouru depuis le Soleil n'est rien en comparaison de celui qui nous reste à parcourir pour accomplir, en son entier, notre voyage interplanétaire!... Songez qu'il nous faut visiter, après Saturne, les trois derniers mondes de notre système solaire: Uranus, Neptune et la planète transneptunienne de Babinet. Il faut donc nous hâter...
—Si nous ne voulons pas mourir en route, acheva Fricoulet avec un rire ironique.
Et comme le vieillard s'était brusquement tourné vers lui avec un regard interrogateur:
—Avez-vous réfléchi à ceci, mon cher monsieur Ossipoff? demanda tranquillement l'ingénieur: En donnant à notre appareil toute la vitesse dont il est capable, et en utilisant le courant cosmique qui nous sert de point d'appui, nous pouvons obtenir une rapidité de 81,000 mètres par seconde, soit 72,000 lieues à l'heure ou, en nombre rond, 1,800,000 lieues par jour. Or, je ne vous apprendrai rien de nouveau en vous disant que, si Saturne gravite à une distance moyenne de 355 millions de lieues du Soleil, Uranus se trouve à 700 millions de lieues, Neptune à un milliard cent millions et la planète transneptunienne à un milliard 850 millions de lieues du centre du système planétaire...
—Après? après? bougonna le vieillard,... vous n'avez pas, que je pense, l'intention de nous faire un cours d'astronomie, à M. de Flammermont et à moi?
—À Dieu ne plaise! riposta Fricoulet avec un imperturbable sérieux; seulement, vous autres savants, qui vivez continuellement dans les nuages, vous vous emballez sur la théorie, sans vous préoccuper le moins du monde de la pratique. Voilà pourquoi je me permets, moi, humble mécanicien-constructeur, qui ne connais rien aux étoiles, mais auquel ces questions terre à terre de la pratique sont familières, d'attirer votre attention sur certains détails.
M. Ossipoff donnait des marques non équivoques d'impatience.
—Au fait, dit-il.
—Si donc, poursuivit l'ingénieur, nous avons mis 166 jours ou cinq mois et demi pour venir de Mars à Saturne, il est facile de calculer et de se rendre compte que, pour atteindre Uranus—et en raison de la situation astronomique de cette planète,—il nous faudra 300 jours, c'est-à-dire dix mois entiers; reste Neptune à laquelle nous arriverons en 218 jours ou sept autres mois. Quant à la planète transneptunienne, je n'en parle pas, et pour cause; sa situation étant absolument inconnue.
Gontran paraissait positivement atterré.
—Pour me résumer, continua Fricoulet, et pour récapituler tout ce voyage, nous avons mis vingt mois pour visiter les planètes inférieures et atteindre Mars; voici cinq mois que nous sommes enfermés dans ce véhicule pour atteindre la zone saturnienne; cela fait un peu plus de deux ans que nous avons quitté la Terre... Eh bien! franchement, monsieur Ossipoff, croyez-vous qu'il soit possible de demeurer dix-huit mois encore cloîtrés dans ces cloisons de métal, surtout si vous voulez bien réfléchir à ceci: c'est que, dans dix-huit mois, nous serons à plus d'un milliard de lieues de la Terre et qu'il nous faudra encore nous résigner à une existence semblable pendant 611 jours, soit un an et huit mois, pour regagner notre planète natale.
—Cela fera un total de cinq années et plus! gémit Gontran.
Ossipoff haussa les épaules, et, jetant sur son futur gendre un regard de pitié:
—En vérité! dit-il, est-ce bien vous que je vois en un semblable état d'abattement, vous, mon collaborateur de la première heure, vous qui devez partager avec moi la gloire de ce voyage merveilleux... Cinq ans!
Il se croisa les bras, et, d'une voix vibrante:
—Qu'est-ce que cela, en comparaison de ce que nous avons déjà vu, de tout ce que nous verrons encore!... Combien de savants envieraient notre situation et passeraient sur les légers inconvénients qu'elle comporte, pour avoir l'ineffable joie de soulever, ainsi que nous le faisons, le voile mystérieux qui dérobe à la vue et à la compréhension terrestres, les secrets impénétrables des mondes et des humanités célestes...
Le vieillard s'animait au fur et à mesure qu'il parlait:
—Vous citerai-je un exemple? Voyez Sharp qui a été jusqu'au vol, jusqu'à la trahison, jusqu'au crime pour pouvoir entreprendre et poursuivre ce voyage! et vous êtes là à vous désoler, vous qui avez la chance d'exécuter, le premier et le seul d'entre les humains, ce voyage prodigieux, de planète en planète.
—Eh! riposta M. de Flammermont, si j'avais rencontré seulement sur l'une de ces planètes un officier de l'état civil, ou même un consul de ma nationalité, qui pût m'unir à votre fille vous me verriez rire au contraire, et je serais le premier à souhaiter que cette excursion s'éternisât... Un voyage de noces ne dure jamais assez longtemps,... mais pour un voyage de fiançailles... c'est trop, monsieur Ossipoff, je vous le dis,... c'est trop... Et puis, avez-vous réfléchi qu'à notre retour sur la Terre, mademoiselle Ossipoff, que j'espérais épouser jeune fille, aura coiffé sainte Catherine... Eh bien! voyons, je vous le demande, est-ce drôle?
Le vieillard avait baissé la tête, comme écrasé sous la logique de ces paroles.
—Mon Dieu! dit Fricoulet, il faut convenir que mon ami Gontran n'a pas tout à fait tort. S'il ne s'agissait que de moi,—bien que, comme vous le répétez souvent, je ne sois pas un savant, un initié aux beautés astronomiques,—je ne me plaindrais pas...
De ma nature, je suis curieux, et il me semble que le plaisir de rendre visite à tous ces mondes et de constater de visu toutes les bêtises que savants et philosophes ont écrit à leur sujet, que ce plaisir-là n'est point trop payé par quelques mois de réclusion. D'ailleurs, moi, je suis seul, je n'ai ni parents qui me pleurent, ni fiancée qui soupire, ni carrière qui me réclame, et je ne sens aucune hâte de retourner sur cette misérable planète où j'ai vu le jour, où j'ai vécu vingt années durant, et où la première carte de visite que je recevrai, à mon retour, sera celle de mon propriétaire, transformée en papier timbré, me réclamant quinze termes échus et impayés.
—À la bonne heure, murmura Ossipoff, voilà qui est parlé.
—Malheureusement, poursuivit l'ingénieur, je ne suis pas seul, ou plutôt, nous ne sommes pas seuls, mon cher monsieur Ossipoff, et nous n'avons pas le droit d'enchaîner à notre existence celles de nos compagnons de voyage. Gontran et Farenheit ont leurs raisons—raisons qui sont, en somme, assez plausibles pour vouloir, au plus tôt, rentrer dans leurs foyers;—et en ce qui me concerne, je vous le déclare très net, ma conscience ne serait pas tranquille si, étant chef de l'expédition, j'avais réduit, par mon entêtement, un de mes compagnons à la folie, et l'autre au désespoir!
Fricoulet avait prononcé ces derniers mots d'une voix ferme; M. de Flammermont lui prit la main et, la secouant avec énergie:
—À la bonne heure! dit-il à son tour, voilà qui est parlé!
Ossipoff s'écria, en frappant du pied avec impatience:
—Et puis, à quoi aboutit ce beau langage? Quelle conclusion donnez-vous à ce beau raisonnement? Proposez-vous de reconduire M. de Flammermont et l'Américain sur la Terre avant que nous ayons terminé notre voyage?
Il marchait à longues enjambées, à travers la machinerie, en proie à une perplexité profonde; on sentait qu'un violent combat se livrait en lui.
Tout à coup il s'arrêta net, et jetant sur Gontran un regard courroucé:
—Monsieur de Flammermont, dit-il, je ne vous cacherai pas combien je suis navré de votre attitude et de votre langage; votre seule excuse, à mes yeux, est la passion à laquelle vous obéissez.
Et il ajouta d'une voix sourde:
—Fatale passion!
Gontran haussa prodigieusement les sourcils.
—Eh! quoi, monsieur Ossipoff, est-ce vous qui me reprochez l'affection que je porte à votre fille?
—À Dieu ne plaise! riposta vivement le vieillard; mais, en moi, voyez-vous, il y a deux êtres bien distincts: le père qui s'applaudit du choix qu'il a fait d'un gendre tel que vous, et le savant qui déplore de s'être adjoint un collaborateur dont le feu sacré va s'éteignant de jour en jour, un collaborateur qui se transforme en obstacle,... un collaborateur...
D'un geste énergique de la main, M. de Flammermont l'interrompit:
—Un collaborateur, reprit-il d'un air peiné, dont vous me paraissez par trop oublier les services... À la fin du compte, si vous êtes ici, c'est grâce à moi, mon cher monsieur—sans moi, sans mon imagination si prodigieusement féconde, jamais vous n'auriez trouvé le moyen de remplacer le système de locomotion que vous avait dérobé ce gredin de Sharp, pour vous rendre de la Terre à la Lune. Et pour gagner Vénus, qui donc a pu améliorer le système de locomotion sélénite? moi. C'est encore grâce à moi que nous avons pu nous élancer de Vénus dans la direction de Mercure et, toujours grâce à moi, que nous avons voyagé sur la planète mercurienne.—Dois-je vous rappeler que, sans moi, qui, le premier ai songé à utiliser notre sphère de sélénium, vous seriez encore sur la comète de Tuttle? enfin que si présentement vous naviguez dans ce fleuve cosmique qui vous a porté dans l'atmosphère de Jupiter et vous porte vers Saturne, c'est parce que j'ai trouvé, dans ma cervelle, le moyen de locomotion dont nous usons depuis plus de cinq mois?...
Et après avoir prononcé tout cela d'une seule traite, Gontran, à bout de souffle, eut cependant la force d'ajouter:
—Décidément, vous n'êtes qu'un ingrat.
Sous cette accusation, qu'au fond il savait méritée, le vieillard bondit comme s'il eut été soudainement cinglé par la lanière d'un fouet.
—Eh bien! vous vous trompez, répliqua-t-il; non, je ne suis pas un ingrat, et la preuve, c'est qu'en considération de tous les services que vous venez d'énumérer, je me résigne à ne point aborder sur Saturne ni sur aucun de ses satellites, je me contenterai de les étudier au passage, et, après avoir vu Neptune, je prends l'engagement solennel de virer de bord et de revenir à toute vitesse.
Attendri par ce sacrifice dont il sentait toute l'étendue, M. de Flammermont se précipita vers les mains du vieillard.
—Vous êtes bon! murmura-t-il.
—Mais peu sérieux, reprit Fricoulet; vous-même, tout à l'heure, avez reconnu qu'il était indispensable d'aborder sur Saturne pour nous ravitailler, et voilà que, maintenant, vous venez dire tout le contraire... Quant à moi, je le déclare, je ne prends plus la responsabilité de la manœuvre du bateau si l'on ne me fournit pas l'électricité nécessaire au moteur...
—À quoi voulez-vous en venir? demanda Ossipoff, non sans aigreur.
—À ceci: Que votre combinaison, tout en étant inspirée par un bon naturel, n'est cependant pas suffisante.
—Que concluez-vous donc?
—Je conclus qu'il faut aborder sur Saturne, y remplir nos soutes d'électricité, d'air respirable, d'aliments, liquides ou solides, à votre choix, et ensuite de reprendre directement la route de notre patrie terrestre...
À mesure que l'ingénieur parlait, le visage d'Ossipoff s'empourprait sous le coup d'une violente colère; ses lèvres tremblaient, blêmissantes, et, dans ses yeux, brillaient de fulgurants éclairs.
Il marcha droit à Fricoulet, les poings serrés, comme s'il le voulait battre:
—Arrêter mon voyage interplanétaire en son milieu! s'écria-t-il d'une voix rauque, voir les espérances de toute ma vie près de se réaliser, et y renoncer de moi-même, briser en plein essor mon rêve sublime pour revenir sur ce mondicule grotesque que je méprise! Mais vous êtes fou, monsieur Fricoulet, oui, vous êtes fou!... Demandez-moi tout ce que vous voudrez, demandez-moi ma vie,... mais un pareil renoncement!... jamais,... tuez-moi plutôt!
—Vous m'accusez de folie! riposta l'ingénieur; n'est-ce pas plutôt vous qu'il en faut accuser?... La lumière et la chaleur solaires vont sans cesse diminuant, et bientôt nous serons soumis à la température même de l'espace, c'est-à-dire quelque chose comme cent trente ou cent quarante degrés au-dessous de zéro... Poursuivre cette exploration, c'est courir au devant d'une mort aussi certaine qu'épouvantable,... je sais que votre âme de savant est assez vaillante pour tout supporter; aussi, est-ce à votre cœur de père que je fais appel, et je vous demande si vous aurez la cruauté de voir votre fille expirer dans ces terribles souffrances que vous-même aurez provoquées?
Ossipoff ne répondit pas: il avait caché son visage dans ses mains, et, à certains mouvements convulsifs, on pouvait deviner qu'il pleurait.
Fricoulet poursuivit:
—En outre, le fleuve cosmique dans lequel nous naviguons ne s'étend pas jusqu'à Neptune, vous le savez bien; son aphélie correspond seulement à l'orbite d'Uranus, et son appui nous fera défaut bien avant que vous n'ayez atteint le but vers lequel vous tendez... C'est encore une considération—toute matérielle, celle-là—et qui vaut bien les considérations morales.
Nouveau silence de la part d'Ossipoff.
L'ingénieur lança à Gontran un regard qui signifiait:
—Nous le tenons!
Le jeune comte remercia d'un coup d'œil son ami, pour le fier coup de main qu'il venait de lui donner.
Le vieillard s'écria soudain, montrant aux deux jeunes gens son visage sillonné par les larmes qu'il avait versées, mais animé d'une volonté indomptable:
—Messieurs, vous pouvez avoir raison; aussi, je ne discute pas vos arguments,... mais je crois n'avoir pas tort. Ne me demandez pas sur quoi je base ma croyance, je ne saurais vous répondre,—il s'agit de pressentiments.
Et comme il voyait Gontran hausser légèrement les épaules, tandis qu'il surprenait sur les lèvres de Fricoulet un sourire railleur, il ajouta:
—Des pressentiments!... oui, moi, l'homme des sciences exactes, je crois aux pressentiments... Oh! vous pouvez vous moquer, vous pouvez me traiter de fou, rien n'ébranlera ma résolution; je suis décidé à pousser de l'avant, toujours et quand même.
Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la machinerie, en fermant avec violence la porte derrière lui.
Une fois seuls, Gontran et Fricoulet se regardèrent un moment silencieux, littéralement abasourdis.
—Eh bien? fit le premier.
—Eh bien? répéta le second.
—Je trouve qu'il nous traite un peu trop par dessous la jambe.
—Il nous considère absolument comme des zéros.
—Libre à lui, grommela le comte de Flammermont; mais, comme je trouve que, dans le plateau de la balance, ma peau a le même poids que la sienne, nous nous passerons de sa permission pour faire ce que la raison nous commande de faire...
—Si je ne me retenais, ajouta Fricoulet, je l'enfermerais avec ce fou de Farenheit.
Et il ajouta:
—Alors, que décidons-nous?
—Ce que nous avons décidé tout d'abord; aborder sur Saturne, et ensuite mettre le cap sur la Terre.
—Sur Saturne, ce sera bien le diable si je ne trouve pas moyen de tirer parti des forces naturelles qui doivent exister sur cette planète comme sur les autres mondes,... et, une fois ravitaillés...
Gontran paraissait pensif.
—À quoi songes-tu? demanda l'ingénieur.
—Je me demande en ce moment si l'atmosphère de Saturne est de la même composition chimique que l'atmosphère terrestre... Je t'avoue qu'il me serait fort pénible d'être obligé, pour aller et venir sur cette planète, d'endosser nos maudits respirols.
Fricoulet leva les bras au ciel dans un geste de complète ignorance.
—Je ne pourrai te renseigner à ce sujet, répondit-il, que lorsque nous y serons.... tout ce que je puis te dire, c'est que je soupçonne fort ce monde annulaire de nous réserver bien des surprises.
—Le fait est, ajouta M. de Flammermont, qu'avec une densité semblable et une atmosphère aussi épaisse que celle de Jupiter, nous allons encore en voir de grises...
Il haussa les épaules.
—Enfin! murmura-t-il sur un ton rempli de philosophie, à la grâce de Dieu!
Ce fut sur ce mot que se termina la conversation.
Fricoulet retourna à son moteur et Gontran s'en fut sur son hamac où il se mit à feuilleter avec ardeur les Continents célestes, cherchant à lire entre les lignes et à deviner ce que le célèbre astronome, son homonyme, pensait du monde nouveau où la nécessité de la situation les contraignait d'aborder.
Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis la scène regrettable que nous
avons rapportée plus haut.
Saturne, qui grossissait, pour ainsi dire, à vue d'œil, présentait maintenant un disque énorme.
Gontran l'ayant mesuré au micromètre, lui trouva un diamètre double de celui qu'offre le disque lunaire aux regards des Terriens.
Bien que ce rôle de savant, imposé par les circonstances, lui pesât fort et l'eût dégoûté entièrement du penchant qu'il eût pu avoir pour l'astronomie, il ne pouvait cependant, malgré toutes ses préoccupations, malgré tous ses déboires, se désintéresser tout à fait des merveilles célestes qui l'entouraient.
Et de toutes ces merveilles, Saturne, sur lequel il venait de lire, dans les Continents, des détails surprenants, Saturne l'intriguait beaucoup; il lui était possible de distinguer maintenant, avec assez de netteté, les anneaux qui entourent la planète, et à chaque instant il interrogeait Fricoulet.
Celui-ci lui ayant dit, un jour, que ces anneaux présentaient tour à tour l'une et l'autre face aux rayons solaires, le jeune comte, ébahi, demanda:
—Comment entends-tu cela?... je dois t'avouer que je ne comprends pas très bien.
—C'est fort simple, cependant; l'année saturnienne est égale à vingt-neuf années terrestres, il en résulte que chaque face de l'anneau se trouve plongée dans la nuit durant quatorze ans et six mois.
Séléna, qui était occupée à un travail de couture, dit alors:
—Monsieur Fricoulet, ces anneaux ne sont pas transparents, n'est-ce pas?
—Non, mademoiselle; on suppose,—car le monde scientifique n'a jusqu'à présent, à ce sujet, que des données fort vagues—on suppose que ces anneaux sont formés d'une infinité de corpuscules, peu séparés les uns des autres et arrivant, vu leur éloignement, à former, aux yeux des habitants de la planète, une masse compacte.
La face obscure de l'anneau venait de paraître
phosphorescente; on eût dit un gigantesque incendie.
Et l'ingénieur ajouta avec un sourire:
—Mais cela vous intéresse-t-il beaucoup, mademoiselle?
—Oh! seulement à ce point de vue: du moment que ces anneaux sont compactes, ils doivent intercepter la lumière du soleil aux contrées qui se trouvent au-dessous d'eux.
—Vous avez parfaitement raison, et non seulement ils empêchent les rayons solaires de parvenir jusqu'à ces contrées, mais encore ils projettent derrière eux une ombre portée telle que ces contrées se trouvent plongées dans la nuit.
—Ce doit être une nuit d'une certaine durée? fit Gontran qui réfléchissait.
—Cela dépend des latitudes, car l'ombre projetée sur la planète est d'autant plus large que la latitude est plus élevée; ainsi, les contrées saturniennes dont la latitude correspond à celle de Madrid subissent une éclipse totale de Soleil qui dure plus de sept ans, tandis que celles dont la latitude correspond à celle de Paris, la subissent pendant cinq ans seulement... Pour l'Équateur, cette éclipse est moins longue et ne se renouvelle que tous les quinze ans. Mais il y a, toutes les nuits, des éclipses de lunes les unes par les autres et par les anneaux, si bien que ces étranges pays demeurent plongés dans une obscurité profonde et de laquelle il nous est impossible, à nous autres Terriens, de nous faire la moindre idée.
Pour passer le temps, M. de Flammermont avait entrepris de se livrer à une étude approfondie des huit satellites saturniens qui scintillaient avec une clarté douce et mystérieuse sur le fond obscur du ciel.
Fricoulet, auquel le jeune comte fit part de son projet, sourit imperceptiblement, le regardant d'un air sceptique faire ses préparatifs d'observation; lorsque Gontran eut descendu, de la chambre du haut dans la machinerie, le télescope qui lui était nécessaire, ajusté ce télescope dans l'embrasure de l'un des hublots, apporté un siège, disposé, sur une table, une plume et du papier pour jeter ses impressions, l'ingénieur lui dit d'un ton narquois:
—Te voici bien avancé!
—Que veux-tu dire?
—Que tu agis toujours avant de réfléchir;... il en faudrait de plus malins que toi, pour arriver à débrouiller quelque chose dans l'impénétrable mystère qui enveloppe ces mondes.
—S'ils sont aussi considérables que tu l'as prétendu, qu'ils le veuillent ou non, il faudra bien qu'ils se laissent prendre, de profil ou de face, dans l'objectif.
Fricoulet haussa les épaules.
—Mon pauvre ami, dit-il, tu parles comme un étourneau! ce n'est cependant pas la première fois que pareil cas se présente, et toujours je t'ai donné la même explication: la visibilité d'un corps dépend non pas tant de sa dimension que de la manière plus ou moins vive dont sa face est éclairée; or, les satellites saturniens ne reçoivent, à surface égale, que la quatre-vingt-dixième partie de la lumière solaire reçue par notre lune à nous; il en résulte que tous ces satellites étant aussi voisins que possible de la pleine phase, et tous au-dessus d'un même horizon, ne reçoivent pas la centième partie de la lumière lunaire.
Gontran fit la grimace.
—En effet, murmura-t-il, pour distinguer quoi que ce soit, il faudrait avoir des yeux de lynx.
—Ou suppléer à l'acuité de la vue par la profondeur des connaissances.
—Mon cher, bougonna M. de Flammermont, à chacun son métier; tu es savant, moi je suis diplomate, et permets-moi de croire, sans aucune fatuité d'ailleurs, que si les circonstances s'étaient présentées pour toi comme elles se sont présentées pour moi, tu n'aurais peut-être pas joué ton personnage avec autant de désinvolture que j'ai joué le mien.
—Parbleu! riposta l'ingénieur, avec un souffleur tel que moi!
Il ajouta sur un ton comiquement inspiré:
—Et puis, l'amour est un divin maître, grâce auquel on acquiert rapidement l'omniscience!
Gontran était resté debout, près de son télescope qu'il considérait d'un air indécis.
—Tu aurais bien dû me dire tout cela, fit-il, avant mon aménagement... M. Ossipoff m'a vu, m'a interrogé sur mes intentions...
—Tu lui as répondu que tu voulais étudier les anneaux de Saturne?...
—Et il s'est frotté les mains, ajouta Gontran, en disant: «Bonne affaire... je descendrai, dans la journée, voir où vous en êtes».
Fricoulet frappa impatiemment du pied.
—Tu es toujours le même, gronda-t-il; tu ne sais pas nager, tu te lances à l'aveuglette dans un fleuve que tu ne connais pas, et, lorsque tu perds pied, lorsque tu barbotes, il faut que je fasse le terre-neuve et que je me jette à l'eau pour te tirer de là...
Gontran lui serra énergiquement les mains.
—Cher ami, dit-il.
—Oui,... oui,... je sais bien, dit l'ingénieur en hochant la tête.
Puis, brusquement:
—Allons, retire-toi, fit-il en poussant de côté M. de Flammermont; va rejoindre ton hamac... pendant ce temps-là, j'observerai à ta place.
—Et si Ossipoff arrive?...
—Je lui dirai que tu m'as chargé de quelques études préliminaires sans importance.
Gontran fit la moue.
—Si cela t'es égal, dit-il, je préfère rester ici.
—À ton aise.
Et, pendant que le jeune comte allait s'étendre dans un coin, rêvassant, la paupière baissée, mais l'oreille au guet, afin de ne point se laisser surprendre par le vieux savant, Fricoulet s'apprêtait à jouer en conscience son rôle de sauveteur.
De temps en temps, il abandonnait l'oculaire de la lunette, jetait quelques notes sur le papier et reprenait son poste d'observation, silencieusement, sans prononcer une syllabe.
De temps en temps aussi, Gontran demandait:
—Eh bien?
—Ça marche, répondait laconiquement l'ingénieur.
Cependant l'heure du repos arrivait, et Fricoulet ne faisait pas mine de gagner son hamac.
—Dis donc, demanda M. de Flammermont, est-ce que tu n'as pas l'intention de te coucher?
—Nullement, il faut que j'achève mes observations sur la seconde lune,... j'ai encore deux heures à attendre.
—Deux heures! murmura Gontran avec un formidable bâillement.
—Tu n'es pas obligé d'attendre,... au contraire; puisque je travaille pour toi, le moins que tu puisses faire est d'aller dormir pour moi...
Le jeune comte s'était levé.
—Où en es-tu? demanda-t-il.
—J'ai déjà constaté, d'une façon générale, que les satellites saturniens sont, comme les satellites joviens, animés d'un rapide mouvement de rotation autour de leur planète et présentent, en peu de temps, des phases successives... Comme je te le disais à l'instant, j'ai achevé d'étudier le mouvement de Mimas...
—Mimas, répéta Gontran d'un air profondément étonné, qu'est-ce que c'est que cela?
—La lune la plus rapprochée de Saturne; eh bien! sais-tu combien elle a mis de temps pour passer de l'état de croissant le plus faible à celui de demi-lune?... non, n'est-ce pas?... eh bien! elle a mis cinq heures et demie.
Il ajouta:
—Tu as eu bien tort de me céder ta place, rien n'est curieux comme de suivre cette transformation, aussi visible que la marche de l'aiguille sur un cadran.
—Baste! ce n'est pas mon métier.
—Mais c'est le tien, maintenant, puisque tu as abandonné la diplomatie, répliqua en riant l'ingénieur.
—Abandonné,... abandonné... bougonna M. de Flammermont, ce n'est point l'expression exacte;... j'ai demandé un congé...
—Comptes-tu donc réendosser jamais l'habit brodé des ambassadeurs?
Le jeune comte hocha la tête.
—Qui peut se vanter de connaître l'avenir? murmura-t-il.
Puis, changeant de ton:
—Alors, tu ne viens pas te coucher?
—Non... pas encore; dans deux heures...
—Pourquoi, dans deux heures?
—Parce que, si mes calculs sont exacts, j'aurai achevé mon étude sur la seconde lune, laquelle doit arriver à la quadrature en huit heures...
—Trois heures de plus que la première.
—Du moment que son éloignement de la planète est plus grand, sa rapidité est moindre... comprends-tu?
—Oui, je comprends;... mais, as-tu l'intention d'étudier, successivement, les huit satellites de Saturne?
—Nullement,... les deux premiers me serviront de bases pour établir une proportion entre l'éloignement et la rapidité des six autres, voilà tout...
—Eh bien! je te laisse, murmura Gontran,... à demain.
—À demain, répondit l'ingénieur, en retournant à son télescope.
En s'éveillant, M. de Flammermont trouva passé, dans une des mailles de
son hamac, un petit papier soigneusement roulé, sur lequel il s'empressa
de jeter les yeux.
Il haussa les épaules en riant.
—Satané Fricoulet! murmura-t-il.
—Voici ce qu'avait lu le jeune comte:
«Résultats des études astronomiques de M. de Flammermont sur les satellites de Saturne.
«Ces satellites, au nombre de huit, arrivent à la pleine lune respectivement, en 5, 8, 22, 32, 53 heures, et 8, 11 et 40 jours terrestres.
«Mais les éclipses ne doivent pas être aussi fréquentes que dans Jupiter, car l'équateur de Saturne s'inclinant sur son orbite de manière à former un angle de 27 degrés, il s'ensuit qu'aux solstices, le Soleil doit paraître s'éloigner de l'Équateur, où est confiné le mouvement des satellites, sauf pour le huitième, et que les Lunes s'éloignent du cône d'ombre projeté par leur planète, au lieu d'y pénétrer et de s'y éclipser.
«S'il existe une humanité saturnienne, ce mouvement des satellites doit engendrer pour elle huit espèces de mois, variant depuis onze heures jusqu'à soixante-dix-neuf jours, c'est-à-dire depuis un jour saturnien environ, jusqu'à 167... C'est assurément ce dernier qui doit être le plus employé comme division du temps, car l'année saturnienne, qui se compose de 25,217 jours, ne compte pas moins de 151 mois de cette longueur.»
Fricoulet ajoutait:
«Nota bene.—Ne pas oublier que ces satellites tournent, autour de la planète, de la même façon que la Lune, c'est-à-dire lui présentent toujours la même face.
«Deuxième nota bene.—Si M. le comte de Flammermont constatait, un jour, la disparition soudaine des satellites saturniens, qu'il n'en manifeste aucun étonnement, surtout en présence de M. Ossipoff; par suite de la position occupée dans le ciel par notre véhicule, les satellites doivent s'éclipser en perspective.
«Troisième nota bene.—Prière à M. de Flammermont de déchirer le présent billet, après en avoir digéré le contenu.»
Est-il utile de dire que Gontran, après avoir, de point en point suivi les recommandations de son ami, transcrivit, de sa propre main, la note ci-dessus, et que cette note augmenta davantage encore, si possible, l'estime scientifique en laquelle Ossipoff tenait son futur gendre.
Cependant l'Éclair poursuivait impassiblement sa route à travers
l'espace, dévorant des milliers de lieues avec une vertigineuse
rapidité, déchirant, d'heure en heure, le voile mystérieux qui masquait
aux Terriens l'univers merveilleux vers lequel ils couraient.
Un soir,—on se trouvait alors à deux millions de lieues à peine de Saturne—Fricoulet, l'œil au télescope, s'amusait à regarder tomber, à travers l'atmosphère saturnienne, où ils s'enflammaient, suivant la loi qui veut que le mouvement se transforme en chaleur, les corpuscules composant le courant astéroïdal dans lequel l'Éclair naviguait.
Et c'était d'un merveilleux effet, cette pluie d'étoiles filantes sur cette Lune gigantesque, dont le bleu pâle se distinguait à peine du noir velouté de l'espace.
Tout à coup, l'ingénieur poussa une exclamation de surprise telle, que ses compagnons accoururent.
Ossipoff lui-même abandonna son observatoire et descendit quatre à quatre l'escalier qui conduisait à la machinerie, balbutiant, tout ému:
—Qu'arrive-t-il?
En entrant, il aperçut le visage bouleversé de Fricoulet, et, croyant à un malheur, s'élança vers lui, demandant:
—Par grâce, parlez!... que voyez-vous?
—La face obscure de l'anneau vient de me paraître toute phosphorescente,... répondit l'ingénieur; on dirait un formidable incendie.
Le vieux savant asséna sur le plancher un coup de talon furieux.
—En vérité, mon pauvre monsieur Fricoulet, dit-il, on voit bien que, malgré toutes vos prétentions scientifiques, vous n'entendez pas un traître mot à cette belle science de l'astronomie; autrement vous ne trouveriez nullement extraordinaire un phénomène aussi simple et ne resteriez pas, bouche bée, devant des aérolithes qui rayent l'atmosphère saturnienne.
Et il ajouta, en haussant les épaules avec mépris:
—Il y a beau temps que l'on a vu cette phosphorescence que vous croyez avoir découverte.
L'ingénieur se permit de ricaner.
—En vérité, dit-il... et pourriez-vous me citer le nom de l'astronome à qui est due cette trouvaille?
—Mais, intervint timidement Gontran, n'est-ce point l'avis de l'auteur des Continents célestes?
—Précisément, répliqua le vieillard; c'est à votre célèbre homonyme que je faisais allusion.
—Pardon, pardon... fit l'ingénieur, l'auteur des Continents célestes n'est point aussi affirmatif que vous le prétendez... et, quoique vous en puissiez dire, je demeure convaincu que je suis le premier à avoir aperçu, de visu, cette phosphorescence.
—Parbleu! bougonna le vieillard, si mon télescope eût été dirigé de ce côté, je l'eusse aperçue tout comme vous.
—D'accord... aussi, je n'en tire pas autrement de vanité, mais seulement cette conséquence que la chaleur qui règne à la surface de Saturne est tout simplement due à l'anneau qui, exposé pendant quinze années consécutives à la chaleur solaire, doit, alors même que ses particules constitutives tourneraient sur elles-mêmes, s'échauffer sensiblement et renvoyer, sur la planète voisine, une partie de cette chaleur emmagasinée.
—Possible,... possible... bougonna le vieux savant;... du reste, à quoi bon pronostiquer, nous le verrons bien quand nous y serons.
Et sur ces mots, prononcés d'une voix rageuse, il quitta la machinerie.