Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran, Première Partie
VIII
Conversation émouvante de Louison et du capitaine
Corcoran avec le colonel Barclay.
Le colonel Barclay, qui faisait ce jour-là les fonctions de brigadier général, était l'un des plus braves officiers de toute l'armée des Indes. Il avait gagné fort péniblement tous ses grades, et n'avait jamais cessé, soit en paix, soit en guerre, d'être employé dans les missions les plus difficiles. Tantôt commandant un régiment sur la frontière, tantôt surveillant, avec le titre de résident, les démarches, le gouvernement et les préparatifs des princes tributaires de la Compagnie comme Holkar, il possédait la confiance des soldats, et il connaissait à fond tous les ressorts de la politique anglaise dans l'Inde. Mais n'étant frère, oncle, ou fils ou neveu d'aucun des directeurs de la Compagnie, il ne recevait que les missions rebutantes ou périlleuses.
C'est à ce titre qu'on l'avait chargé d'attaquer Holkar.
S'il réussissait, on tenait tout prêt un général de parade, bien apparenté, qui devait venir prendre le commandement de l'armée et recueillir le fruit de la victoire de Barclay. De là, chez le colonel, une mauvaise humeur continuelle et un juste ressentiment contre les favoris de la très-haute et très-puissante Compagnie des Indes, qui ne l'empêchait pas néanmoins de remplir rigoureusement tous ses devoirs militaires.
Lorsque John Robarts entra dans sa tente, le vieux Barclay se retourna et dit:
«Qu'y a-t-il de nouveau, Robarts?
—Nous avons fait une capture importante, colonel. C'est un Français, qui est, je crois, l'espion d'Holkar.
—C'est bien. Faites entrer.
—Mais, dit Robarts, il n'est pas seul.
—C'est bien. Faites entrer aussi les autres et mettez deux factionnaires à la porte de la tente.
—Mais, colonel....
—Faites ce que je vous dis, et ne répliquez pas.
—Après tout, pensa Robarts, puisqu'il ne veut pas entendre mes explications, c'est son affaire.»
Et faisant signe à Corcoran:
«Entrez!» dit-il.
Corcoran entra, précédé de Louison, qui, sur un geste, alla se coucher à ses pieds. Elle était cachée par la table qui séparait Corcoran du colonel Barclay.
Celui-ci, le dos tourné, affectait de ne pas voir et de ne pas entendre Corcoran. Par suite de cette affectation, il ne s'aperçut pas de la présence de Louison.
Il y eut un instant de silence. Corcoran, voyant que le colonel ne lui parlait pas et ne lui disait pas de s'asseoir, s'assit sans y être invité, prit un livre sur la table et feignit de lire avec attention.
Enfin Barclay s'aperçut que le prisonnier n'était pas de ceux qu'on intimide aisément, et se retournant vers lui:
«Qui êtes-vous? demanda-t-il d'une voix brève.
—Français.
—Votre nom?
—Corcoran.
—Votre profession?
—Marin et savant.
—Qu'appelez-vous savant?
—Je cherche le manuscrit des lois de Manou pour le compte de l'Académie des sciences de Lyon.
—Où alliez-vous quand on vous a rencontré?
—A la recherche d'une jeune fille qu'un brigand a enlevée à son père.
—Est-ce une Indienne ou une Anglaise?
—C'est la fille d'Holkar, prince des Mahrattes.
Le colonel Barclay regarda Corcoran d'un oeil défiant.
«Quel intérêt prenez-vous aux affaires d'Holkar? demanda-t-il.
—Je suis son hôte, répondit Corcoran d'un ton ferme.
—Bien! dit Barclay. Avez-vous quelque papier qui vous recommande?»
Corcoran tendit la lettre de sir William Barrowlinson.
«C'est bien! dit Barclay après l'avoir lue. Je vois que vous êtes un gentleman. Vous pouvez rassurer Holkar sur le sort de sa fille. Elle est dans mon camp. Rao l'y a conduite, il y a deux heures à peine. C'est un otage précieux pour nous; mais on ne lui a fait et on ne lui fera aucun mal. L'honneur de l'armée anglaise en répond, d'ailleurs, Rao lui-même la respecte, car il doit l'épouser, c'est le prix de son concours....
—Dites plutôt de son infâme trahison.
—Comme il vous plaira, je ne tiens pas aux mots.... Et maintenant, monsieur Corcoran, si vous voulez voir vous-même la belle Sita et annoncer à son père qu'elle est saine et sauve et dans des mains loyales, je ne m'y oppose pas. Je vais la faire appeler.
—Je n'osais pas vous le demander, colonel, et je vous remercie de me l'avoir offert.»
Le colonel frappa sur un gong. John Robarts parut aussitôt. Il attendait avec impatience et curiosité la fin de l'entretien. Il fut très-surpris de voir Corcoran paisiblement assis près de la table, en face du colonel, et Louison entre les deux, cachée au colonel par le tapis qui recouvrait la table.
«Robarts, dit Barclay, allez chercher miss Sita, et amenez-la ici avec tous les égards qu'un gentleman anglais doit à une dame de la plus haute naissance.
—Mais, colonel.... répondit Robarts, qui voulait prévenir Barclay de la présence de Louison.
—Vous n'êtes pas encore parti, monsieur?» dit Barclay avec un flegme hautain.
Robarts, forcé d'obéir, sortit la tête basse.
«Vous ne connaissez pas la vallée de la Nerbuddah, monsieur? demanda Barclay du ton d'un touriste qui vante la beauté d'un paysage. C'est un pays enchanteur. On y trouve des sites mille fois plus beaux que dans les Alpes ou dans les Pyrénées.... Vous pouvez m'en croire, monsieur, car j'y ai vécu neuf ans, sans autre société que les pierres des montagnes et les espions qui me rendaient compte de toutes les actions d'Holkar.... Ah! monsieur, quel ennuyeux métier que celui de recevoir, d'analyser, de classer et d'apprécier des rapports de police. Si vous êtes un peu géologue comme moi.... Êtes-vous géologue?—Non.—Tant pis.... La géologie, c'est ma passion favorite.... Ah! si vous aviez été géologue, quelles bonnes parties nous aurions faites ensemble dans huit jours, car il ne me faudra pas plus de huit jours pour renverser Holkar. Cela vous contrarie peut-être à cause de votre amitié pour lui. C'est bien, n'en parlons plus.... J'espère, monsieur, que vous me ferez l'honneur de dîner aujourd'hui avec moi.»
Corcoran s'excusa de ne pouvoir accepter cette invitation.
«Bon! Vous craignez de faire un mauvais dîner.... Je vois ce que c'est.... Mais rassurez-vous... Nous avons d'excellent vin de France, et des pâtés de France, et des puddings d'Angleterre, et tout ce que le globe terrestre produit de délicat et d'exquis pour le plaisir des gentlemen.... Allons, est-ce dit?
—Colonel, dit Corcoran, je regrette de ne pouvoir accepter une offre si cordiale, mais je suis pressé de rassurer Holkar.
—Rassurer Holkar, cher monsieur! Vous n'y pensez pas! Je vous tiens; je vous garde. Vous écrirez à Holkar, cela suffira. Croyez-vous que je vais vous laisser retourner dans le camp ennemi après que vous avez vu le mien?... Je vous rendrai la liberté quand nous aurons pris Bhagavapour.
—Et si vous ne le prenez jamais, colonel? demanda Corcoran, qui commençait à s'indigner d'être traité en prisonnier de guerre.
—Si nous ne le prenons jamais, répliqua le colonel, eh bien, vous n'y rentrerez jamais, c'est moi qui vous le dis, quand l'Académie des sciences de Lyon et toutes les académies qui sont sous le soleil devraient renoncer à lire le manuscrit des lois de Manou....
—Colonel, dit Corcoran, vous violez le droit des nations!
—Plaît-il?» demanda Barclay.
Au même instant Sita parut, et sa présence apaisa la querelle, qui commençait à devenir très-vive.
«Ah! s'écria-t-elle en regardant Corcoran avec des yeux pleins de joie, je savais bien que vous viendriez me chercher jusqu'ici!»
Cette première parole remplit d'une joie immense le coeur du capitaine Corcoran. C'est donc sur lui qu'elle avait compté! c'est de lui qu'elle attendait son salut!
Mais ce n'était pas le moment de s'expliquer. D'ailleurs Corcoran craignait à tout moment que l'entrée de Robarts ou de quelque autre importun de l'état-major n'empêchât l'exécution du projet de délivrance qu'il venait de combiner.
«Colonel, dit-il enfin, vous refusez de me rendre la liberté?
—Je refuse, dit Barclay.
—Vous gardez contre toute justice la princesse Sita, enlevée à son père par un coquin dont vous voulez faire son mari?
—Vous m'interrogez, je crois! dit Barclay d'un air hautain, et il avança la main pour frapper sur le gong.
—Eh bien donc, s'écria Corcoran en se levant, qu'il en soit ce que le ciel aura décidé.»
Et avant que Barclay eût pu appeler personne, Corcoran saisit le gong, le mit hors de portée, tira de sa poche un revolver, et couchant en joue le colonel, il s'écria:
«Si vous appelez, je vous brûle la cervelle.»
Barclay se croisa les bras d'un air de mépris.
«Ai-je affaire à un assassin? dit-il.
—Non, répliqua Corcoran; car si vous appelez, je serai tué, et, dans ce cas, c'est moi qui serai l'assassiné et vous qui serez l'assassin. Ce sont deux rôles également fâcheux.... Faisons un traité, si vous voulez....
—Un traité! dit Barclay. Je ne traite pas avec un homme que j'ai reçu en gentleman, presque en ami, et qui m'en récompense en menaçant de m'assassiner.
—Encore ce mot-là, colonel! dit Corcoran. Eh bien, ne faisons aucun traité, aussi bien n'en ai-je pas besoin. Debout, Louison!»
A ces mots, la tigresse se leva et se montra pour la première fois aux yeux étonnés de Barclay. Mais l'étonnement fit bientôt place à la frayeur.
«Louison, continua Corcoran, tu vois bien monsieur le colonel.... S'il fait un pas hors de la tente avant que la princesse et moi nous soyons en selle, je te le livre.»
La menace de Corcoran était fort sérieuse et Barclay le voyait bien. Il se décida à capituler.
«Enfin que voulez-vous? demanda-t-il.
—Je veux, dit Corcoran, qu'on m'amène ici vos deux meilleurs chevaux. Nous monterons à cheval, la princesse et moi. Quand nous aurons dépassé les limites du camp, je sifflerai. A ce signal, la tigresse viendra me rejoindre, et alors vous serez libre de lancer sur nous toute votre cavalerie, y compris M. le lieutenant John Robarts, du 25e de hussards, avec qui j'ai un petit compte à régler. Est-ce une affaire convenue?
—C'est convenu, dit Barclay.
—Et ne comptez pas manquer impunément à la foi jurée, ajouta Corcoran, car Louison, qui est plus intelligente que beaucoup de chrétiens, s'en apercevrait tout de suite et vous étranglerait en un clin d'oeil.
—Monsieur, dit Barclay avec hauteur, vous pouvez avoir confiance dans l'honneur d'un gentleman anglais.»
Et en effet, sans quitter sa tente, il ordonna à Robarts de faire seller, brider et amener deux beaux chevaux; il regarda Corcoran et Sita se mettre en selle, reçut d'un air impassible le salut d'adieu qu'ils lui firent, et attendit patiemment que le coup de sifflet eût retenti.
Mais alors, et aussitôt que Louison, qui faisait des bonds prodigieux et qui épouvantait tout le camp, eut pris le même chemin que Corcoran, il cria:
«Dix mille livres sterling pour celui qui me ramènera cet homme et cette femme vivants!»
A ces mots, tout le camp fut en rumeur. Tous les cavaliers se hâtèrent de brider leurs chevaux, sans prendre la peine de les seller, de peur de perdre du temps. Quant aux fantassins, ils couraient déjà sur la trace des fugitifs et semblaient avoir des ailes.
Seul, le lieutenant Robarts, tout en bridant son cheval comme les autres, hasarda cette remarque séditieuse:
«Pourquoi donc le colonel Barclay les a-t-il laissés fuir, s'il tenait tant à les reprendre?»
A quoi le colonel répliqua en infligeant à l'orateur des arrêts d'un mois.
C'est bien fait. Quand le chef a fait une sottise, c'est aux subordonnés de se taire. Il est toujours dangereux d'avoir plus d'esprit que son chef.
IX
Au galop! Au galop! Hurrah!
Pendant que la moitié de la cavalerie anglaise partait au galop, à la poursuite de Corcoran et de la belle Sita, le capitaine galopait aussi sur la route de Bhagavapour, ayant à ses côtés la fille d'Holkar et l'intrépide Louison.
Tous trois fort bien montés, les deux premiers sur les meilleurs chevaux du colonel Barclay, et Louison sur ses pattes, franchissaient avec la vitesse d'un train express les plaines, les collines, les vallées, et commençaient déjà à espérer d'échapper à leurs ennemis, lorsqu'un obstacle terrible, imprévu et presque insurmontable se dressa sur leur route.
Tout à coup Corcoran aperçut un groupe de cinq ou six habits rouges qui venaient à cheval au-devant de lui.
C'étaient des officiers anglais qui avaient quitté le camp pour aller chasser, et qui revenaient tranquillement, suivis d'une trentaine de serviteurs indiens et de plusieurs chariots chargés de gibier et de provisions.
A cette vue Corcoran et Sita firent halte, et Louison s'assit gravement sur ses pattes de derrière, toute prête à délibérer, puisqu'on assemblait le conseil.
Le capitaine n'aurait pas hésité s'il avait été seul; il aurait hardiment tenté l'aventure et passé au travers de cette petite troupe avec Louison; mais il craignait de hasarder sur un coup de dés la vie ou la liberté de Sita.
Peut-être Corcoran pensa-t-il aussi qu'il aurait mieux fait de rechercher, comme on l'en avait prié, le manuscrit des lois de Manou que de se mettre au service du pauvre Holkar, dont la cause paraissait tout à fait désespérée; mais il rejeta bientôt cette réflexion comme indigne de lui.
Cependant Sita le regardait avec une terrible anxiété.
«Eh bien, capitaine, qu'allons-nous faire? demanda-t-elle.
—Êtes-vous décidée à tout? répliqua Corcoran.
—Je le suis, dit Sita.
—Il s'agit, vous le savez, de passer par force ou par ruse. J'essayerai de la ruse, mais si les Anglais s'en aperçoivent, il faudra en tuer trois ou quatre ou périr. Êtes-vous prête? Ne craignez-vous rien?
—Capitaine, dit Sita en levant les yeux au ciel, je ne crains que de ne plus voir mon père et de retomber dans les mains de cet infâme Rao.
—Eh bien, dit alors le Breton, nous sommes sauvés. Mettez votre cheval au petit trot, sans affectation. Cela lui donnera le temps de souffler..., et tenez-vous prête.... Quand je dirai: Brahma et Vishnou! il faudra piquer des deux. Louison et moi nous ferons l'arrière-garde.»
Les trois fugitifs étaient alors dans une vallée assez large arrosée par le Hanouvéry, ruisseau profond qui va rejoindre la Nerbuddah.
Les deux pentes de la vallée sont couvertes de jungles et de gros palmiers où se cache tout le gros gibier de l'Inde,—les tigres y compris. Aussi n'est-il pas aisé de quitter le grand chemin et de s'enfoncer dans les rares sentiers, car on peut à tout moment se rencontrer nez à mufle avec les plus redoutables de tous les carnassiers, sans parler de ces terribles serpents dont le poison est foudroyant comme le curare ou l'acide prussique.
Cependant les officiers anglais s'avançaient au petit trot, d'un air nonchalant, comme des gens qui n'ont aucun ennemi à craindre ou à poursuivre. Ils avaient bien dîné, ils fumaient des cigares de la Havane, et commentaient paisiblement les articles du Times.
Ils ne parurent pas s'occuper de Corcoran, qui avait l'habit et la mine flegmatique d'un civilian, c'est-à-dire d'un employé civil de la Compagnie des Indes, mais ils furent éblouis de la rare beauté de Sita.
Quant à Louison, ils furent d'abord étonnés, mais comme ils étaient Anglais et sportsmen, ils comprirent bien vite ce genre d'excentricité, et l'un d'eux fut même tenté d'acheter la tigresse.
«Venez-vous du camp, monsieur? demanda-t-il à Corcoran.
—Oui, répliqua le Breton.
—Eh bien, a-t-on des nouvelles d'Angleterre? Les lettres de Londres devaient arriver à midi.
—Elles sont arrivées en effet, répondit Corcoran.
—Que dit-on dans le West-End? continua l'Anglais. Est-ce toujours lady Suzan Carpeth qui tient la corde dans Belgrave-square? ou bien a-t-elle cédé la place à lady Margaret Cranmouth?
—A vous dire le vrai,—répliqua le Breton, qui ne voulut pas, de peur d'exciter des soupçons, paraître se soucier peu de lady Suzan ou de lady Margaret,—je crains que miss Belinda Charters ne l'emporte bientôt sur ces deux dames.
—Oh! oh! dit le gentleman étonné. Miss Belinda Charters! quelle est cette beauté nouvelle dont je n'ai jamais entendu parler?
—Cher monsieur, dit Corcoran, cela n'est pas étonnant. M. William Charters est un gentleman qui a amassé en Australie, dans le commerce de la laine et de la poudre d'or, soixante-quinze ou quatre-vingt millions de francs et qui....
—Soixante-quinze ou quatre-vingt millions! s'écria le gentleman bavard et curieux. C'est une jolie somme!
—Oui, ajouta le Breton, et vous concevez que miss Belinda Charters, qui d'ailleurs est la beauté même, ne manque pas de soupirants! Au revoir, messieurs...»
Et il allait s'éloigner avec Sita et Louison, lorsque le gentleman le rappela.
«Monsieur, excusez, je vous prie, mon indiscrétion; mais je dois vous avertir que vous êtes en pays ennemi, et que vous hasardez beaucoup en suivant cette route.
—Je vous remercie de cet avis, monsieur.
—Les éclaireurs d'Holkar battent la campagne, et vous pourriez être enlevé par eux.
—Ah! ah! En vérité! Eh bien, je serai prudent.»
Et Corcoran allait continuer sa route; mais l'Anglais, qui paraissait décidé à ne pas le lâcher avant le coucher du soleil, essaya encore de le retenir.
«Vous êtes sans doute, monsieur, employé au service de la Compagnie?
—Non, monsieur, je voyage pour mon plaisir.»
Le gentleman s'inclina respectueusement sur sa selle, persuadé qu'un homme qui va de l'Europe dans l'Inde pour son seul plaisir devait être un fort grand seigneur et pour le moins un lord, ou un membre influent de la Chambre des communes.
Il allait encore ouvrir la bouche, mais Corcoran l'interrompit. Il entendait derrière lui le bruit des cavaliers qui le poursuivaient et qui allaient l'atteindre.
«Excusez-moi, dit-il, je suis pressé.
—Au moins, reprit l'Anglais, vous me permettrez bien de vous offrir un cigare.
—Je ne fume pas en présence des dames,» répliqua Corcoran impatienté.
La conversation avait lieu en anglais, et le Breton connaissait fort bien cette langue; malheureusement, l'ennui de se voir arrêté par un bavard et de perdre des moments si précieux lui fit oublier son rôle, et il prononça ces dernières paroles en français.
«Mais, par le diable! s'écria l'officier, vous êtes Français, monsieur, et non pas Anglais! Que faites-vous sur cette route, et à cette heure?
Le moment décisif approchait. Corcoran jeta un coup d'oeil sur Sita pour l'avertir de se tenir prête pour la fuite.
Celle-ci avait les yeux fixés sur un des Indiens qui suivaient l'escorte et qui conduisaient les chariots anglais. Corcoran regarda du même côté et s'aperçut avec étonnement que l'Indien et la fille d'Holkar échangeaient, sans mot dire, des signes d'intelligence.
En regardant l'Indien avec plus d'attention, il reconnut Sougriva, ce brahmine qui avait été envoyé à Holkar par Tantia Topee.
Au reste, il n'eut pas beaucoup de temps pour réfléchir, car les dix officiers anglais l'entourèrent, et celui qui avait déjà parlé, ajouta:
«Monsieur, en attendant que votre présence dans le pays d'Holkar soit expliquée, vous êtes notre prisonnier.
—Prisonnier! dit Corcoran. Vous voulez rire, messieurs. Place donc, ou je vous tue!»
En même temps il tira de sa poche un revolver et l'arma en un clin d'oeil.
Aussi prompt que lui, l'Anglais s'arma d'un revolver, et tous deux allaient faire feu à bout portant, lorsqu'un incident inattendu décida la victoire.
Au bruit sec des deux revolvers qu'on armait, Louison comprit qu'on allait se battre. Elle bondit brusquement sur la croupe du cheval de l'Anglais, qui se cabra et désarçonna son cavalier; grand bonheur pour celui-ci et pour notre ami Corcoran, car à la distance où les deux adversaires étaient l'un de l'autre, les deux cervelles risquaient de sauter ensemble, comme les bouchons de deux bouteilles de vin de Champagne.
Cependant l'Anglais tira son coup de pistolet, mais la balle, détournée de son but par le bond prodigieux de Louison, emporta le chapeau d'un autre gentleman qui s'était avancé pour saisir Corcoran.
«Brahma et Vishnou!» cria tout à coup celui-ci.
A ce signal, Sita donna un coup d'éperon à son cheval, qui partit lancé comme une flèche. Corcoran la suivit en écartant rudement de la main un Anglais qui voulait le retenir; et Louison, voyant ses deux amis en fuite, s'élança sur leurs traces. A peine eut-on le temps de tirer sur eux cinq ou six coups de pistolet, dont un seul blessa le cheval de Corcoran.
Quant aux cipayes indiens qui conduisaient le chariot et qui étaient armés comme leurs maîtres, pas un ne bougea, soit pour aider Corcoran, soit pour le faire prisonnier.
Un seul, le brahmine Sougriva, à qui tous paraissaient obéir, fit faire aux chariots une manoeuvre assez singulière, qui retarda pendant trois ou quatre minutes la poursuite des Anglais. Il feignit de vouloir détourner le chariot qui occupait la tête de la colonne, et, dans son empressement, il le fit verser en travers du chemin.
Aussitôt les autres Indiens, comme s'ils avaient obéi à un mot d'ordre, quittèrent leurs chariots et vinrent se grouper autour de celui qui était renversé, remplissant l'étroit passage, enchevêtrant leurs chariots et leurs chevaux de trait l'un dans l'autre, et forçant les Anglais à s'arrêter devant ce mur vivant d'hommes et d'animaux.
Au même instant arrivaient les cavaliers partis du camp pour courir à la poursuite des fugitifs. En tête galopait le bouillant John Robarts.
«Avez-vous vu le capitaine? s'écria John Robarts.
—Quel capitaine?
—Eh! le maudit Corcoran que le ciel confonde! Barclay est dans une colère épouvantable. Il s'est laissé jouer comme un enfant, mais il n'en veut pas convenir, et il a promis dix mille livres sterling à celui qui lui ramènera le capitaine Corcoran et la fille d'Holkar.
—Comment s'écria l'un des gentlemen, c'était la fille d'Holkar et nous ne l'avons pas deviné! Je l'avais prise, à demi cachée sous son voile, pour une jeune miss anglaise qui fait le voyage de l'Inde en compagnie de son futur mari.
—Allons! allons! En route! dit l'impatient Robarts. Mille guinées à celui qui arrivera le premier.»
À ces mots, une ardeur magique s'empara de tous les coeurs. A coups de fouet, on força les Indiens de ranger le long du chemin leurs attelages disloqués, et l'on courut au triple galop sur les traces des fugitifs.
Le jour baissait rapidement, suivant l'usage des tropiques, et la poursuite était d'autant plus vive qu'elle ne pouvait pas durer très longtemps.
X
A l'assaut! A l'assaut!
De son côté, Corcoran ne s'endormait pas.
Il galopait à côté de Sita, maudissant la sotte curiosité de l'Anglais qui lui avait fait perdre un temps si précieux.
Cependant il espérait que l'approche de la nuit, l'éloignement du camp anglais, et quelque accident heureux, peut-être la rencontre de l'avant-garde d'Holkar, lui donneraient le loisir de regagner Bhagavapour. Ce qui le fâchait le plus, c'était d'être obligé de fuir.
«Fuir devant des Anglais! pensait-il, quelle honte! Que dirait mon père s'il me voyait! Pauvre père, qui n'a jamais rencontré un Anglais sans lui proposer une partie de boxe, ou de savate, ou de quelque autre divertissement semblable à ceux qui réjouissent ces gentlemen!... Et moi, je galope devant eux, et tout à l'heure, au lieu de prendre ce maudit bavard à la cravate et de le jeter dans le fossé, comme j'en avais envie et comme c'était mon devoir, je n'ai pensé qu'à lui laisser croire que j'étais un goddam comme lui! c'est à se briser la tête contre la muraille.»
Pendant ces réflexions, il s'aperçut tout à coup que son cheval faiblissait, que le galop se ralentissait et, malgré les coups d'éperon, se changeait en simple trot. Il se retourna et vit que sa botte était couverte de sang. Son cheval avait reçu une balle dans le flanc.
Ce nouveau malheur n'abattit pas le courage du Breton.
Il se hâta de mettre pied à terre.
«Que faites-vous? demanda Sita. Est-ce le moment de faire halte? Les Anglais sont sur nos traces.
—Ce n'est rien, dit Corcoran, mon cheval est blessé par la décharge que ces lâches coquins ont faite sur nous il y a un instant.... Sita, si vous voulez fuir, partez seule, Louison vous accompagnera et vous défendra....
—Oui, dit Sita, mais qui me défendra de Louison?...»
Corcoran parut frappé de cette réflexion.
«C'est vrai! dit-il, Louison n'a pas dîné; il est déjà tard. Je ne crains rien pour vous sans doute, mais je ne répondrais pas de votre cheval, ou peut-être Louison irait-elle chercher sa proie dans le voisinage.
—Capitaine, dit Sita en descendant de cheval, je reste avec vous; quel que soit le sort qui vous attend, nous le partagerons ensemble....
—Ah! dit Corcoran avec joie, voilà qui tranche toutes les difficultés! Qu'ils viennent, maintenant, tous les Anglais, et John Robarts, et Barclay, et les colonels, et les capitaines, et les majors, et tous les habits rouges de la création!»
En même temps, il chercha dans les fontes des selles des deux chevaux, et trouva deux revolvers tout chargés; celui qu'il avait à la ceinture était le troisième, et Corcoran avait des cartouches dans ses poches.
«Nous avons des armes et des munitions, dit-il, pour trente ou quarante coups de feu, et comme je compte bien ne tirer que de près et à coup sûr, je crois que tout ira bien.... Venez avec moi, Sita; et toi, Louison, va devant comme un éclaireur, et regarde s'il n'y a pas quelque ennemi caché dans le jungle.»
Le plan de Corcoran était très-simple. De la route où il était, il apercevait à quelque distance une petite pagode indienne abandonnée, à laquelle paraissait aboutir un sentier assez large tracé dans le jungle. C'est là qu'il voulait chercher un asile. Entrer dans la pagode, en refermer la porte sur eux, et barricader l'entrée avec des poutres qui se trouvaient par hasard dans le voisinage et percer des meurtrières à travers la porte, ce fut pour les fugitifs l'affaire d'un instant.
Louison regardait ces préparatifs avec étonnement. Elle était même un peu mécontente. Cela se comprend; elle adorait le grand air, les prairies les vastes forêts, les hautes montagnes; elle n'aimait pas à être enfermée, et surtout elle ne comprenait pas qu'on prît tant de peine pour s'enfermer soi-même. Aussi Corcoran prit soin de lui expliquer les raisons de sa conduite.
«Louison, ma chérie, lui dit-il, il n'est pas temps de vous livrer à vos caprices et de courir les champs, suivant votre détestable habitude.... si vous aviez rempli votre devoir ce matin, nous ne serions pas, vous et moi, à l'heure qu'il est, enfermés sans souper dans une méchante pagode où il n'y a pas le moindre gibier.... vous avez fait le mal, ma chérie.... il faut le réparer d'une façon éclatante. Donc, attention!... tenez-vous derrière cette fenêtre ouverte, et si quelque gentleman essaye de l'escalader, je vous le livre, ma chérie....»
Ayant donné ces ordres, que Louison promit d'exécuter ponctuellement, du moins on pouvait le deviner à la vivacité de son regard, et à la manière affectueuse dont elle remuait la queue et entr'ouvrait ses lèvres, Corcoran se retourna vers Sita pour l'encourager.
«Oh! ne prenez pas la peine de me rassurer, capitaine, dit-elle en lui tendant la main. Ce n'est pas pour ma vie que je crains..., c'est pour vous, qui allez donner la vôtre avec tant de générosité, et pour mon père qui ne survivrait pas, je le sais, au désespoir de me voir entre les mains des Anglais. Mais, ajouta-t-elle, les yeux brillants de fierté, soyez sûr que la fille d'Holkar ne sera pas reprise vivante par ces barbares aux cheveux roux. Ou je serai libre avec vous, ou je mourrai.»
Et elle tira de sa ceinture un petit flacon qui contenait un de ces poisons subtils dont l'Inde est remplie.
«Voilà, dit-elle, ce qui me sauvera de la servitude et du déshonneur d'épouser ce traître Rao.»
Comme elle finissait de parler, Corcoran entendit un bruit léger comme le sifflement du cobra capello, ce terrible serpent de l'Inde. Il se leva brusquement, mais Sita lui fit signe de se rasseoir.
À ce sifflement succéda le cri du colibri, puis un bruit de feuilles froissées.
«Qu'est cela! dit Corcoran.
—Ne craignez rien. C'est un ami, répliqua Sita, je reconnais ce signal.»
En effet, après un court instant, une voix d'homme chanta doucement ces vers du Ramayanâ, par lesquels le roi Djanaka présenta la belle Sita la Vidéhaine, sa fille, à Rama, son fiancé:
«.... J'ai une fille, belle comme les déesses et douée de toutes les vertus; elle est appelée Sita, et je la réserve comme une digne récompense à la force. Très-souvent, des rois sont venus me la demander en mariage, et j'ai répondu à ces princes: Sa main est destinée en prix à la plus grande vigueur....»
Sita se leva alors, et récita, comme une réponse à la question qui lui venait du dehors, les belles paroles que la Vidéhaine adresse dans le poëme de Valmiki à Rama, son époux, lorsque, par la perfidie de Kékegi, ce héros invincible fut envoyé en exil et privé du trône:
«.... O toi, de qui les beaux yeux ressemblent aux pétales du lotus, pourquoi ne vois-je pas le chasse-mouche et l'éventail récréer ton visage, qui égale en splendeur le disque plein de l'astre des nuits?...»
—Ouvrez! cria alors la voix du dehors. Ouvrez, je suis Sougriva!»
Corcoran lui tendit la main par-dessus la fenêtre, et quand l'Indou, s'accrochant aux saillies du mur, fut parvenu jusqu'à cette main, le robuste Breton l'enleva comme une plume, et le déposa dans l'intérieur de la pagode.
A peine arrivé, Sougriva se prosterna devant la fille d'Holkar.
«Relève-toi, dit Sita. Où sont les Anglais?
—A cinq cents pas d'ici.
—Ils nous cherchent toujours?
—Oui.
—Et ils ont retrouvé nos traces?
—Oui. L'un des deux chevaux que vous montiez s'est abattu, frappé d'une balle. Ils en ont conclu que vous deviez être dans le voisinage.
—Et toi, qu'as-tu fait?»
L'Indou se mit à rire silencieusement.
«J'ai fait verser en travers de la route le chariot que je conduisais. Les autres coolies en ont fait autant. C'est un quart d'heure de gagné.»
Ici, Corcoran s'aperçut que la figure de Sougriva était ensanglantée.
«Qui t'a fait cela? demanda-t-il.
—Le seigneur John Robarts, répliqua l'Indou. Quand il a vu le chariot verser, il m'a donné un coup de cravache. Mais je le retrouverai, oh! oui, je le retrouverai avant trois jours, ce chien d'Anglais!
—Sougriva, dit la belle Sita, mon père te donnera la récompense que tu as si bien méritée....
—Oh! dit l'Indien, je ne donnerais pas ma vengeance pour tous les trésors du prince Holkar.... Mais elle est proche, je le sais.»
Et comme il voyait quelque doute dans le regard de Corcoran:
«Seigneur capitaine, dit-il, vous êtes des nôtres, puisque vous êtes l'ami d'Holkar. Avant trois mois il n'y aura plus un Anglais dans l'Inde.
—Oh! oh! dit Corcoran, j'ai entendu déjà bien des prophéties, et celle-là n'est pas plus sûre que toutes les autres.
—Sachez donc, dit Sougriva, que tous les cipayes de l'Inde ont fait serment d'exterminer les Anglais, et que le massacre a dû commencer il y a cinq jours à Meerut, à Lahore et à Bénarès.
—Qui te l'a dit?
—Je le sais. Je suis le messager de confiance de Nana-Sahib, le rajah de Bithoor.
—Mais ne crains-tu pas que j'avertisse les Anglais?
—Il est trop tard, répliqua l'Indou.
—Mais, reprit Corcoran encore, qu'es-tu venu faire ici?
—Seigneur capitaine, répliqua Sougriva, je vais partout où je pourrai nuire aux Anglais. Je ne voudrais pas que Robarts mourût d'une autre main que la mienne....»
A ces mots, il s'interrompit tout à coup.
«J'entends le bruit des chevaux qui trottent dans le sentier, dit-il, c'est la cavalerie anglaise qui arrive. Tenez-vous bien, car l'assaut sera rude.
—Bon! bon! dit Corcoran, je ne suis pas à ma première affaire.... Toi, charge les armes, et vous, Sita, invoquez pour nous la protection de Brahma.»
Quelques instants après, cinquante ou soixante cavaliers entourèrent la pagode et apprêtèrent leurs armes en silence. Tous les autres étaient retournés au camp.
Robarts, qui commandait le détachement, s'avança et dit d'une voix forte:
«Rendez-vous, capitaine, ou vous êtes mort!
—Et si je me rends, répliqua Corcoran, serai-je libre avec la fille d'Holkar?
—Par le diable! cria Robarts, vous êtes en notre pouvoir.... allez-vous nous dicter des conditions? Rendez-vous et vous aurez la vie sauve, voilà tout ce que je puis vous promettre.
—Eh bien, dit Corcoran, faites ce qu'il vous plaira. Je ferai de mon mieux. Et maintenant, commencez!»
A ce signal, les Anglais mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux à des arbres et se préparèrent à enfoncer la porte de la pagode avec les crosses de leurs carabines.
Au premier coup de crosse, la porte trembla et chancela sur ses gonds.
«Vous l'avez voulu, dit Corcoran; qu'il soit fait suivant votre plaisir!
En même temps, il tira un premier coup de revolver par la fenêtre laissée entr'ouverte.
Un Anglais tomba, frappé mortellement.
Aussitôt Corcoran s'effaça contre le mur, et ce fut un grand bonheur pour lui, car à peine l'eut-on aperçu qu'on tira sur la fenêtre quinze ou vingt coups de carabine. Aucun ne l'atteignit.
«Mes enfants, dit-il, vous jetez votre poudre aux moineaux. Voici comment il faut viser.»
Et d'un second coup, il blessa un autre des assaillants.
A ce coup de revolver, les Anglais ripostèrent par une seconde décharge, qui fit aussi peu de mal à Corcoran que la première.
«Gentlemen, dit-il, vous ne faites rien ici que casser des vitres. N'allez-vous pas essayer quelque chose de plus sérieux?»
C'était bien l'intention des Anglais.
Pendant que le gros de la troupe tiraillait contre la porte et la fenêtre de la pagode, cinq ou six cavaliers étaient allés chercher un tronc d'arbre dans le voisinage et l'apportaient en triomphe.
«Diable! ça devient sérieux,» pensa Corcoran.
Il se tourna vers Sougriva et lui dit:
«La porte va être enfoncée; c'est clair. On donnera l'assaut.... Personne ne sait ce qui peut arriver. Emmène Sita dans quelque coin de la pagode à l'abri des balles.»
Sita, pleine d'admiration pour le courage de Corcoran, voulait rester à côté de lui, mais Sougriva l'emmena malgré elle et la cacha dans une encoignure.
Pendant ce temps, Louison ne disait rien.
L'intelligente bête devinait tous les désirs et toutes les pensées de Corcoran. Elle savait qu'on lui avait confié la garde de la fenêtre, et rien n'aurait pu la détourner de ce devoir. Du reste, suivant sa consigne, elle se taisait, et restait couchée à plat ventre, les pattes étendues, réfléchissant et attendant.
Cependant le tronc d'arbre qu'on avait apporté fut dirigé à grand renfort de bras contre la porte de la pagode. Dès le premier coup, la porte faillit s'écrouler. Au second, l'un des battants fut enfoncé et laissa ouvert un espace qui pouvait suffire au passage d'un homme.
Corcoran vit que le danger pressait, et laissant à Louison le soin de garder la fenêtre, il se précipita vers la brèche. Il était temps, car déjà un Anglais montrait sa tête rousse et avait engagé ses épaules dans l'ouverture. Heureusement, le passage était encore un peu étroit.
Quand l'Anglais vit approcher Corcoran, il voulut tirer sur lui un coup de carabine, mais il était tellement gêné par les battants de la porte, qu'il n'eut pas le temps d'ajuster et de faire feu. Corcoran, au contraire, libre et maître de ses mouvements, appuya le canon de son revolver sur le crâne de l'Anglais et lui brûla la cervelle.
Puis, comme il n'avait guère de munitions, il attira de son côté le cadavre de l'Anglais, lui prit sa giberne, ses cartouches, sa carabine, et, renfort plus précieux encore, une gourde d'eau-de-vie dont il avait grand besoin.
Cela fait, il replaça l'Anglais devant la porte pour refermer la brèche et attendit.
Cependant les assiégeants s'impatientaient.
Ils ne s'étaient pas attendus à rencontrer une résistance aussi sérieuse; ils avaient déjà deux morts et un blessé, et ils craignaient de faire des pertes plus considérables.
«Si nous mettions le feu à la pagode?» conseilla un lieutenant.
Heureusement, John Robarts n'entendait pas de cette oreille.
«Le colonel Barclay, dit-il, a promis dix mille livres sterling si on lui ramène vivante la fille d'Holkar. Mais nous n'avons rien à gagner si elle périt.... Allons! encore un effort, mes garçons! Est-ce qu'un Français tiendrait en échec la vieille Angleterre?... Si vous n'entrez point par la porte, entrez au moins par la fenêtre!»
On obéit aussitôt. Pendant que la moitié de la troupe continuait à tirailler au travers de la porte, l'autre moitié se précipita vers la fenêtre, qui était à douze pieds du sol.
Trois ou quatre soldats faisant la courte échelle à un sergent, celui-ci mit la main sur le bord de la fenêtre, s'enleva à la force des poignets et d'un élan vigoureux s'assit sur la fenêtre.
A cette vue, ses camarades crièrent:
«Hurrah!»
Mais le pauvre diable n'eut pas le temps de crier à son tour, car à peine avait-il ouvert la bouche, lorsque Louison se dressa debout sur ses pattes de derrière, appuya ses pattes de devant sur le bord de la fenêtre, saisit avec les dents le cou du malheureux sergent, le brisa et le rejeta sur ses camarades épouvantés.
Jusque-là, l'on avait oublié Louison; l'exploit de la tigresse refroidit singulièrement l'ardeur des cavaliers.
«Après tout, dit un officier, que faisons-nous là? Nous devrions être au camp. Si Barclay a laissé échapper la fille d'Holkar, c'est à lui de réparer sa faute et de la rattraper s'il peut.... Nous sommes là cinquante, occupés à canarder un gentleman que nous ne connaissons pas, qui ne nous avait fait aucun mal et qui ne nous en ferait aucun si nous consentions à le laisser tranquille. Franchement, cela n'a pas le sens commun.
—Barclay veut reprendre la fille d'Holkar, dit John Robarts, et Barclay doit avoir ses raisons. Je ne partirai pas sans avoir rempli ma mission.
—Eh bien, répliqua l'autre, rien ne presse. Nous prendrons la fille d'Holkar et son chevalier aussi aisément et bien plus commodément demain qu'aujourd'hui. La nuit va venir.... Faisons seulement bonne garde, la main sur nos armes; soupons et dormons. Corcoran n'a pas de vivres. Il sera bientôt forcé de se rendre.»
Le calcul était assez juste, et Corcoran, qui entendait la délibération, était inquiet de l'avenir.
Il vit les Anglais s'éloigner un peu de la pagode, mais sans la perdre de vue, poser des sentinelles de distance en distance et s'asseoir pour souper, car les coolies indous les avaient suivis à distance avec des chariots et venaient de déballer l'argenterie, les pâtés de venaison, les viandes froides et les bouteilles de claret.
Cette vue redoublait le supplice de Corcoran et lui tordait les entrailles, car il avait à peine déjeuné le matin, et la journée avait été remplie de tant d'événements, qu'il ne lui était pas resté une minute pour penser au dîner.
Mais ce n'était rien encore auprès de l'inquiétude qu'il avait pour sa chère Sita, élevée jusqu'ici dans le luxe et l'abondance d'un palais, et qui se trouvait tout à coup réduite aux extrémités de la fatigue et de la faim.
Un sujet d'alarme encore plus redoutable était Louison.
Certes, la tigresse était une amie dévouée; mais son appétit était encore plus grand que son dévouement.
Et qui pouvait le lui reprocher? Le ventre n'est-il pas, suivant les physiologistes, le maître et le souverain de la nature entière? Peut-on reprocher à une pauvre tigresse, à peine frottée de civilisation, de ne pas être maîtresse de ses passions et de son appétit, quand on voit tous les jours de très-grands princes, élevés avec soin par de savants gouverneurs et nourris dès l'enfance de la sagesse des philosophes, manquer d'une façon éclatante à tous les préceptes de la morale et de la philosophie!
Corcoran s'inquiétait donc, et avec raison, de l'avenir. Il voyait les yeux de Louison se tourner avec convoitise sur le malheureux Sougriva et il craignait un accident irréparable.
Cependant il n'avait guère que le choix des victimes, car Louison voulait souper à tout prix; elle s'agitait, elle bondissait sans motif et sans but apparent. Évidemment, elle avait faim.
Enfin Corcoran prit son parti.
«Ma foi, pensa-t-il, il vaut mieux qu'elle soupe d'un Anglais que de ne pas souper du tout ou de souper de mon malheureux ami Sougriva.»
Sur cette pensée, il appela l'Indou.
«As-tu faim? demanda Corcoran.
—Oh! oui.
—As-tu des vivres?
—Non.
—Veux-tu souper?»
Sougriva le regarda comme s'il ne comprenait pas.
«Oui, j'entends bien, dit Corcoran. Tu demandes où est le souper. Eh bien, regarde.»
Et, de la main, il lui montra les Anglais qui déjà étaient assis sur des tapis et qui avaient commencé à manger.
«Mon ami, continua Corcoran, Louison va sortir. Elle saisira une sentinelle. L'autre criera. On courra aux armes. Tu te glisseras adroitement dans l'herbe, tu prendras le souper des Anglais et tu l'apporteras ici le plus vite qu'il te sera possible. Comprends-tu maintenant? Moi, si c'est nécessaire, je ferai une sortie les armes à la main pour protéger ton retour.... C'est une affaire décidée?....
—C'est décidé,» dit le brahmine.
Louison reçut à son tour ses instructions, que Corcoran lui donna à voix basse, plus par gestes que par paroles.
Au reste, la tigresse était si intelligente, qu'elle devina tout de suite le but de sa sortie; elle se coula joyeusement par la porte entre-bâillée, et fut suivi de Sougriva.
Les Anglais, ne s'attendant pas à une sortie et se fiant d'ailleurs au nombre, n'étaient pas sur leurs gardes et buvaient joyeusement. La lune, qui s'était déjà levée, éclairait pleinement tous ces mouvements.
Le factionnaire qui veillait devant la porte de la pagode, était à dix pas environ de l'ouverture. En deux bonds, Louison sauta sur lui, le désarma d'un coup de griffe et lui ouvrit la tête avec ses dents.
A ce bruit, au cri du factionnaire mourant, tous les Anglais prirent leurs armes et se mirent à chercher l'ennemi. La vue de Louison fit reculer un instant les plus braves. Mais pendant ce temps, Sougriva, qui était presque nu, suivant la coutume des Indous, profitait du désordre et de l'obscurité, se glissait à plat ventre jusqu'au lieu du festin, se hâtait d'empiler le pain, la viande et quelques bouteilles de vin, et revenait sans avoir été vu.
Pour attirer d'un autre côté l'attention des Anglais, Corcoran tira par la fenêtre deux coups de revolver qui n'atteignirent personne. On lui répondit par une décharge de quarante coups de carabine. Les balles s'aplatirent sur le mur de la pagode. Aussitôt Sougriva traversa en courant l'espace de cinquante pas environ qui le séparait de la porte, et se glissa à travers l'ouverture avec son butin.
La sortie avait admirablement réussi, mais Louison ne voulait pas rentrer. C'est en vain que le capitaine faisait entendre son sifflement habituel; Louison tenait son Anglais et ne voulait pas lâcher prise.
Les autres Anglais firent sur elle une décharge générale, mais à distance et dans l'obscurité; car aucun d'eux ne voulait se hasarder la nuit à tirer à bout portant sur un tel adversaire. Corcoran frémit. Outre la tendresse réciproque qui l'unissait à Louison, c'est d'elle surtout qu'il attendait son salut.
XI
Sortie des assiégés.
Il y eut un moment de pénible anxiété. Louison avait poussé un rugissement sourd en recevant la décharge et s'était aplatie le ventre contre terre. Était-elle morte ou blessée? ou feignait-elle de l'être pour rendre la sécurité à ses ennemis? Corcoran regardait par la fenêtre et ne distinguait rien. De leur côté, les Anglais ne paraissaient pas fort rassurés. Postés en cercle autour de la pagode, à cinq ou six pas l'un de l'autre, ils rechargeaient leurs carabines, tout prêts à faire feu de nouveau.
Tout à coup un cri de détresse retentit dans le silence de la nuit. Louison, rampant dans les ténèbres, avait forcé la ligne des chasseurs, renversé l'un d'eux, l'avait saisi par devant, et, enfonçant ses dents au plus profond de la cuisse de l'Anglais, le rapportait à sa gueule vers la pagode.
Aussitôt Corcoran se précipita vers la brèche, fit lâcher prise à Louison, sur qui personne n'osait tirer, de peur de blesser ou de tuer l'homme qu'elle emportait, et fit rentrer Louison, en rendant au malheureux sa liberté.
Mais le pauvre diable ne fut pas d'abord très-sensible à la générosité du vainqueur, car il avait la cuisse broyée par les dents de la tigresse, et il était évanoui.
«Messieurs, cria Corcoran après l'avoir dépouillé de sa carabine, de son revolver et de ses munitions, vous pouvez venir reprendre votre ami. Il n'est que blessé.
—Chien de Français! cria John Robarts, qui envoya aussitôt chercher le blessé par deux de ses compagnons et le fit transporter en sûreté, chien de Français, sont-ce là des armes et des alliés dignes d'un gentleman?
—Mais, chien d'Anglais! répliqua Corcoran, pourquoi êtes-vous cinquante ou soixante contre moi? Et pourquoi venez-vous me fusiller, quand je ne demande qu'à vivre en paix avec vous et avec la terre entière?»
Tout en parlant il réparait la brèche faite à la porte, et entassait, avec le secours de Sougriva, tout ce qui pouvait servir à former une barricade.
«Or ça, dit ensuite Corcoran, voyons si le vin de ces hérétiques est bon.... C'est du claret.... Remercions Brahma et Wichnou.... Je craignais que ce ne fût une bouteille de pale ale de la fabrique de M. Alsopp.... Dieu soit loué! Le pâté est excellent.... mangez, Sita.... Et toi, Sougriva, ne ménage rien. Demain matin nous serons tués ou délivrés....
—Seigneur capitaine, dit Sougriva, ayons bonne espérance.... je viens de faire une découverte.
—Laquelle?
—Tout à l'heure, en cherchant une planche pour boucher cette maudite brèche qu'ils ont faite à la porte d'entrée, j'ai senti que je mettais le pied sur une trappe.
—Eh bien?
—Seigneur capitaine, cette trappe doit conduire à quelque souterrain, et le souterrain a peut-être une issue sur la campagne. Dans ce cas, nous sommes sauvés.
—Sauvés, dis-tu?.... Toi, oui; mais Sita, non. Tu vois bien que la pauvre enfant est à bout de forces et hors d'état de marcher....
—Seigneur, si je trouve le souterrain comme j'ai trouvé la trappe, et si ce souterrain aboutit, comme je l'espère, en rase campagne, Holkar sera averti dès le milieu de la nuit.»
Corcoran se leva aussitôt.
Sougriva ne s'était pas trompé. Sous la trappe, qu'il souleva avec beaucoup de peine, derrière l'autel de Wichnou, se trouvait un escalier de trente marches.
«Descends seul, dit Corcoran, il faut que je veille.»
Par bonheur, il avait dans sa poche un briquet et il parvint à allumer un des cierges de l'autel. Sougriva le prit et descendit avec précaution. Au bout de quelques minutes il revint.
«Le souterrain est un corridor, dit-il, et ce corridor aboutit à une grille, à cent pas d'ici, derrière le bivouac des Anglais. Je suis sûr maintenant d'arriver à Bhagavapour, si quelque tigre ne rôde pas sur la route.
—Souviens-toi, dit Corcoran, que si la nuit est tranquille, la matinée sera orageuse, et dis à Holkar de se hâter.
—Sougriva, ajouta la belle Sita, dis à mon père, Holkar, que sa fille est sous la garde du plus brave et du plus généreux des hommes. Et vous, capitaine, dormez un instant, c'est à moi de veiller sur nous....»
Sougriva se prosterna, éleva ses mains en forme de coupe et partit.
Corcoran, resté seul avec la fille d'Holkar, s'assit près d'elle et lui dit:
«Chère Sita, je me souviendrai longtemps du bonheur que je goûte ce soir près de vous....
—Seigneur Corcoran, répondit la princesse, il me semble que j'ai toujours vécu ainsi, et que ma vie passée, si paisible et si douce, n'était qu'un rêve auprès de ce que j'ai vu et senti depuis hier.
—Et qu'avez-vous senti? demanda le Breton.
—Je ne sais, répondit-elle naïvement. J'ai eu peur. J'ai cru qu'on voulait me tuer. J'ai cru que je me tuerais moi-même pour échapper à cet infâme Rao; j'ai espéré vivre, en vous retrouvant dans le camp anglais, et j'en ai été sûre quand j'ai vu avec quel courage et quel sang-froid vous aviez bravé tous les dangers.»
Corcoran souriait en écoutant ces paroles naïves.
«Quelle fille charmante! pensait-il, et qu'il vaut mieux passer la nuit dans cette pagode en causant paisiblement de Brahma, de Siva et de Wichnou (malgré la présence des Anglais et leurs carabines), que de chercher sottement le propre manuscrit du seigneur Manou, le plus sage des Indiens, et celui que respecte le plus l'Académie des sciences de Lyon.... Ah! il n'est rien de tel au monde que de sauver les belles princesses ou de donner sa vie pour elles.»
Pendant ces réflexions le sommeil venait. Le danger ne paraissait pas d'ailleurs très-grand, à cause de la fatigue des Anglais.
Enfin Louison veillait, ou si elle dormait c'était d'un oeil, comme les chats, ses cousins germains; et l'autre oeil, à demi ouvert, distinguait les plus petits objets dans l'épaisseur des ténèbres. Enfin, à défaut de ses yeux, ses oreilles entendaient jusqu'au moindre son.
C'est pourquoi, voyant que tout était tranquille, et que Sita elle-même succombait à la fatigue, Corcoran s'étendit sur une natte et dormit jusqu'au jour.
XII
Donnez-moi cet Anglais.—Que veux-tu en faire?
Le pendre.—Bien volontiers.
Pendant qu'à l'intérieur de la pagode et à l'extérieur tout le monde dormait, excepté Louison et deux factionnaires, Sougriva, suivant toujours le corridor souterrain, arriva à la grille. Mais là, on ne voyait point de serrure.
Il chercha longtemps par quel moyen on pouvait sortir, et enfin, à force de tâtonner, il poussa du pied une petite statuette qui représentait Brahma sans pieds ni mains, soutenant l'univers sur ses épaules.
La statuette grinça légèrement, tourna sur elle-même, et la grille s'ouvrit. Aussitôt Sougriva éteignit son cierge, referma sans bruit la grille, se glissa dans les broussailles et disparut pendant quelques instants.
Il avait son projet. Il fit avec précaution le tour du bivouac des Anglais qui dormaient négligemment, se fiant à la vigilance des deux factionnaires.
En rampant comme un serpent dans les jungles, il fut aperçu par l'un des coolies indiens. Celui-ci allait donner l'alarme, mais Sougriva lui fit, avec deux doigts levés de la main droite, un signe cabalistique.
Aussitôt l'autre garda le silence.
Sougriva cherchait deux choses: un cheval pour remplir son message, et John Robarts pour lui couper la tête.
Par bonheur, ce gentleman dormait paisiblement près du bivouac à demi éteint, au milieu de dix ou douze autres gentlemen dont les bras et les jambes étaient enchevêtrés de la plus pittoresque façon.
Sougriva tenait son ennemi; mais s'il l'avait tué, toute la troupe se serait éveillée et sa mission aurait été manquée. Il consentit donc, pour le moment, à prendre patience, se promettant bien d'ailleurs de retrouver John Robarts un jour ou l'autre.
Puis il détacha avec précaution un des chevaux qui étaient entravés, lui remit sa bride, accrochée négligemment à un arbre voisin, et pour empêcher le bruit, lui enveloppa les pieds avec des morceaux d'une couverture de feutre qui se trouva là par hasard. Ensuite il s'éloigna lentement du bivouac en tenant son cheval par la bride.
Pendant ce temps le coolie indien, qui ne le perdait pas de vue, s'approcha de lui et lui dit à voix basse:
«Quel jour?
—Bientôt! répondit Sougriva.
—Où vas-tu?
—Au camp d'Holkar.
—Veux-tu que je te suive?
—C'est inutile. Reste ici; quand j'aurai besoin de toi, je t'avertirai. La grande nouvelle arrivera avant une semaine.
—Que Siva en soit louée!» répliqua l'Indou.
Là-dessus il retourna à son poste, se coucha tranquillement près de ses camarades, et Sougriva, se mettant en selle, partit au pas d'abord, puis au petit trot, puis, quand il crut être assez loin des Anglais, au grand galop, se dirigeant vers Bhagavapour.
Il n'eut, grâce au ciel, aucun accident sur la route, et ne rencontra même personne.
Comme on s'attendait à une bataille entre Holkar et les Anglais, tous les habitants des villages situés entre le camp anglais et Bhagavapour avaient abandonné leurs maisons de peur du pillage, du meurtre, de l'incendie et de tous les autres exploits qui assaisonnent habituellement la guerre et marquent le passage des héros.
Dès que Sougriva fut arrivé aux avant-postes, on l'interrogea avec curiosité.
«Avant tout, dit-il, où est Holkar?»
On le conduisit au palais.
Le malheureux prince était à demi couché sur un tapis, mais il ne dormait pas. Depuis l'enlèvement de sa fille il n'avait eu qu'une seule pensée, et dans son désespoir il avait failli se poignarder lui-même; mais le désir de la vengeance le soutenait encore.
«Qui es-tu? dit-il en soulevant sa tête appesantie. Quel nouveau malheur viens-tu m'annoncer?
—Seigneur Holkar, dit le messager; reconnaissez-moi. Je suis Sougriva, l'ami de Tantia-Topee et le vôtre.
—Ah! Tantia-Topee! Il arrivera trop tard!.... Et d'où viens-tu, Sougriva?
—Du camp anglais.
—Tu as vu les Anglais! s'écria Holkar ranimé par la colère. Où sont-ils? que font-ils? C'est à eux que je dois la perte de ma fille, de ma pauvre Sita!»
De grosses larmes coulèrent des yeux du vieillard.
«Seigneur, dit Sougriva, votre fille est retrouvée.
—Où est-elle? Entre les mains du colonel Barclay, ou de cet infâme Rao?
—Elle est en sûreté, seigneur, du moins pour le moment. Ce brave Français, votre hôte, l'a retrouvée et l'a prise sous sa garde.»
En même temps Sougriva fit en peu de mots le récit de la fuite de Corcoran et de Sita.
«Il n'y a pas un moment à perdre pour les secourir, dit-il en terminant. Demain matin les Anglais peuvent recevoir du renfort, et alors il faudrait livrer une véritable bataille dont le succès est incertain.
—Bien! dit Holkar. Appelle Ali!»
Ali, qui veillait, le sabre nu, derrière la porte, entra sur-le-champ.
«Ali, dit le prince, fais sonner le boute-selle pour la cavalerie. Qu'avant une demi-heure tout le monde soit prêt à partir.»
En un clin d'oeil l'ordre fut exécuté; la trompette retentit dans les rues de la ville. Les cavaliers se rassemblèrent, et l'on se hâta de harnacher l'éléphant favori d'Holkar.
«C'est celui sur lequel elle aimait à monter, dit le malheureux père.... Toi, Sougriva, prends un cheval et sers-nous de guide.
—Au moins, seigneur, dit l'Indou, en échange du service que je vous rends, vous m'accorderez une grâce.
—Dix! cent! mille! la moitié de mes États si tu me fais retrouver ma fille! s'écria Holkar.
—Non, seigneur, je n'ai pas tant d'ambition. Ce que je veux, c'est la vie du lieutenant John Robarts.
—Tu veux sauver ce Feringhee?
—Moi! s'écria Sougriva en riant d'un rire sauvage, le sauver! Que je sois à jamais privé de la vue de Wichnou, si j'ai pensé à sauver un Anglais!
—Oh! alors, c'est facile, dit Holkar. Je te le donne, et dix autres avec lui.»
En même temps, pendant qu'on achevait les préparatifs du départ, il fit quelques questions à Sougriva sur la force et la position de l'armée anglaise.
«Seigneur, dit l'Indien, j'ai tout vu. Avant-hier au soir, je sortis de Bhagavapour afin de rendre visite au 2le régiment de cipayes, où j'ai des amis et des intelligences. Comme j'étais sous l'habit d'un mendiant, aucun des habits rouges ne s'occupa de moi. On me laissa tranquillement errer dans le camp, et réciter mes prières à Wichnou. C'est alors que je pus parler à plusieurs cipayes, dont l'un est sergent et affilié à notre conspiration. Ah! seigneur, c'est un plaisir de voir comme ils haïssent et méprisent ces maudits Anglais!... Tout en eux est horrible! Leurs blasphèmes, leur voracité, leur habitude de manger des mets consacrés, leur impiété, les sermons de leurs prêtres, la brutalité des chefs, la sévérité de la discipline.... Croiriez-vous, seigneur, qu'ils font fouetter des brahmines, des hommes de haute caste, comme de jeunes enfants?...
«Enfin, en quelques heures, je fus au courant de tout, je donnai le mot d'ordre à tout le monde, et j'allais partir, lorsque je vis arriver au camp la princesse Sita, votre fille, enlevée par ce traître Rao.»
A ce souvenir, Holkar poussa un profond soupir.
«Oh! dit-il, quand je pense que j'ai tenu ce misérable à mes genoux, que je pouvais le faire empaler, et que je ne l'ai pas fait! Partons!» ajouta-t-il.
En même temps il se mit en selle et s'élança au grand trot, suivi de deux régiments de cavalerie.
Comme la distance qui séparait Bhagavapour de la pagode où Corcoran soutenait un siège était à peine de trois lieues de France, Holkar arriva un peu après le point du jour sur le champ de bataille.
XIII
La toilette du capitaine.
Dès cinq heures du matin la fraîcheur de la nuit avait éveillé tout le monde, et Corcoran le premier.
Il se leva, chargea ses armes avec soin, alla droit à la fenêtre où Louison était toujours étendue, indécise entre la veille et le sommeil, étendit les bras en bâillant et regarda l'horizon.
Il n'y avait pas un nuage au ciel; les étoiles seules brillaient encore d'un vif éclat avant de disparaître. La lune était déjà couchée.
A quelque distance, un ruisseau, qui tombait en cascade dans les rochers, faisait entendre le seul bruit qu'il y eût alors dans tout le pays.
Toute la nature semblait pacifique, et les hommes eux-mêmes, qui s'étiraient lentement les bras, ne paraissaient avoir aucune envie de se battre.
Mais le bouillant John Robarts en jugea autrement.
Ce gentleman avait rêvé toute la nuit aux dix mille livres sterling promises par le colonel Barclay. Il avait quelque part, en Écosse peut-être, d'autres disent en Angleterre,—oui, c'est en Angleterre, je m'en souviens maintenant,—à trois lieues de Cantorbéry, une tante rousse et laide.
Mais cette tante rousse et laide avait une fille blonde et jolie, la propre cousine de John Robarts, miss Julia, et cette cousine jouait du piano. Oh! jouer du piano, quel talent! Et entendre des jeunes filles blondes qui jouent du piano, quelle félicité!
Mais revenons à la cousine de John Robarts. Miss Julia chantait des chansons admirables et des romances sans fin, où la lune, les petits oiseaux, les hirondelles, les nuages, les sourires et les larmes jouaient le premier rôle,—tout comme dans nos admirables romances françaises,—ce qui fait qu'elle pensait toute la journée aux moustaches rousses de John Robarts, qui de son côté, pensait trois fois par semaine aux yeux bleus de Julia.
De cette coïncidence des pensées naquit, comme on devait s'y attendre, une sympathie réciproque.
Mais comme miss Julia était une héritière de quinze mille livres sterling, et comme Mme Robarts, tante de John, calculait fort bien, et comme elle savait que John n'avait pas un shelling vaillant en dehors du prix de son grade, mais qu'en revanche il devait cinq ou six cents livres sterling à son tailleur, son bottier, son passementier et ses autres fournisseurs,—John fut mis poliment à la porte du cottage délicieux où miss Julia passait ses jours en compagnie de sa mère.
De désespoir, John demanda à passer dans l'Inde, espérant y faire fortune, comme Clive, Hasting et tous les nababs.
Il obtint aisément cette faveur, grâce à la protection de sir Richard Barrowlinson, baronnet, dont nous avons déjà parlé, et l'un des directeurs de la compagnie.
Mais quoique John Robarts fut très-brave, il n'avait pas encore trouvé l'occasion de montrer son courage, et il en était réduit à désirer que tout l'Indoustan prît feu, afin que lui, Robarts, eût le plaisir d'éteindre l'incendie et d'égaler la gloire d'Arthur Wellesley, duc de Wellington. De là vient qu'il battait la campagne soir et matin avec tant d'ardeur, espérant toujours rencontrer le trésor nécessaire pour acheter le délicieux cottage qu'on voit près de Cantorbéry,—Robarts House,—et, avec le cottage, la jeune propriétaire.
De là vient qu'il courut avec tant d'ardeur sur les traces de Corcoran et de Sita.
Aussi fut-il sur pied en même temps que Corcoran.
«Allons, debout; paresseux! Inglis! Witworth! levez-vous! Le soleil va paraître. Barclay nous attend, et nous ne pouvons pas retourner au camp les mains vides.»
Son ardeur finit par éveiller tout le monde.
Chacun fit ses ablutions selon la mode ordinaire. On tira des porte-manteaux toutes sortes de peignes, de brosses, de savons et d'objets de parfumerie, et l'on fit sa toilette au grand jour, sous les yeux de Corcoran.
Ce spectacle, qui aurait dû réjouir les yeux du Breton, le rendait de fort mauvaise humeur.
«Sont-ils heureux, ces goddem, pensait-il, de pouvoir faire leur toilette comme à l'ordinaire, et de se tenir prêts à paraître devant les dames... Pour moi, je suis fagoté comme un chien crotté, sur ma parole. Mes habits sont couverts de poussière, mes cheveux sont entortillés l'un dans l'autre comme les phrases d'un roman de Balzac, et je dois avoir une mine hâve, pâle et fatiguée comme si j'avais peur ou comme si je m'ennuyais! Sita va s'éveiller tout à l'heure au bruit des coups de fusil, et, si par malheur je suis tué, il ne lui restera de moi que le souvenir d'un grand malpeigné.... Mais comment faire? comment éviter ce malheur?»
Il la regarda quelque temps d'un air attendri.
«Qu'elle est belle! se disait-il. Elle rêve sans doute qu'elle est dans le palais de son père, et qu'elle a cent esclaves à son service.... Pauvre Sita! qui m'aurait dit avant-hier matin que j'aurais tant de bonheur à donner ma vie pour une femme?... Est-ce que je l'aime?... Bah! à quoi cela me servirait-il?... Allons, j'aurais mieux fait de chercher paisiblement le manuscrit des lois de Manou.»
Tout à coup, en regardant par la fenêtre, il lui vint une idée.
Les Anglais avaient déjà terminé leur toilette et allaient remettre leurs peignes et leurs brosses dans les porte-manteaux, lorsque Corcoran tira son mouchoir de sa poche et fit signe au factionnaire de s'approcher.
Celui-ci vint sous la fenêtre.
«Appelez M. John Robarts, dit Corcoran, j'ai une demande importante à lui faire.»
John Robarts s'approcha tout joyeux, croyant tenir ses dix mille livres sterling.
«Eh bien, dit-il d'un air de triomphe, vous voulez capituler, capitaine? Je savais bien que vous en viendriez là, tôt ou tard. Au reste, je ne vous ferai pas de trop dures conditions. Ouvrez seulement la porte, remettez-nous la fille d'Holkar et suivez-nous.... Je suis sûr que Barclay vous remettra en liberté en vous priant seulement de vous rembarquer pour l'Europe.... Au fond, Barclay est bon diable.»
Corcoran souriait.
«Ma foi, dit-il, mon cher Robarts, je suis bien aise de vous voir, vous et Barclay, dans ces dispositions; mais ce n'est pas cela dont il s'agit pour le moment. Vous avez ici-bas toutes vos aises, un clair ruisseau, des domestiques pour cirer vos bottes et battre vos habits. Seriez-vous assez bon pour me prêter....
—Parbleu! dit John Robarts, à qui l'aventure parut plaisante, tout ce que vous voudrez.»
Et il lui porta lui-même son nécessaire de voyage.
«Quant à la capitulation, ajouta-t-il....
—Oh! oh! dit Corcoran, je vous demande un quart d'heure de trêve pour réfléchir et prendre un parti.
—Rien n'est plus raisonnable, reprit l'Anglais.... Et, tenez, capitaine, vous me plaisez, je ne sais pourquoi, car vous avez fait dévorer cette nuit par votre tigre un de mes meilleurs amis, ce pauvre Waddington.
—Vous savez, répliqua Corcoran, que ce n'est pas ma faute, si Louison en a mangé. Cette pauvre bête n'avait pas encore dîné.
—Rendez-vous, répondit Robarts. On ne vous fera aucun mal, non plus qu'à la fille d'Holkar.... Est-ce que vous croyez que je fais la guerre aux femmes?... Est-ce que les Français font la guerre aux femmes?...
—Mon cher Robarts, dit le Breton, ne dépensons pas en des conversations inutiles le quart d'heure de trêve que vous m'avez accordé.»
Robarts s'éloigna. Aussitôt Corcoran commença sa toilette, qui fut assez sommaire, comme on pense, car il veillait toujours sur les Anglais, de peur de surprise.
Mais ses craintes étaient vaines. Personne n'essaya de l'attaquer par trahison.
Enfin ses préparatifs étaient terminés. Il regarda sa montre, le délai fixé expirait. Il voulut du moins, avant de mourir, dire un dernier adieu à la fille d'Holkar.
Quand il s'approcha d'elle, Sita ouvrit les yeux:
«Où suis-je?» demanda-t-elle d'un air étonné. Puis, reconnaissant la pagode et se rappelant les événements de la veille:
«Ah! dit-elle, mon rêve valait bien mieux.... j'étais à Bhagavapour, sur le trône de mon père.... vous étiez à mes côtés....
—Sita, chère Sita, je suis sûr que Sougriva a tenu sa promesse et que votre père va venir à votre secours... Puisse-t-il arriver assez tôt pour vous délivrer! Mais s'il m'arrivait quelque... accident....
—Oh! ne parlez pas ainsi, Corcoran, je sais, je suis sûre que vous serez vainqueur.... Mon songe me l'a dit, et les songes ne sont pas menteurs....
—Eh bien, dit Corcoran, jurez-moi que vous garderez de moi un éternel souvenir.
—Je jure, dit Sita, que je vous...»
Elle s'arrêta et reprit en rougissant:
«.... Que je ne vous oublierai jamais!»
Corcoran qui craignait de s'attendrir, courut à la fenêtre.
Déjà Robarts s'impatientait.
«Eh! capitaine, disait-il, la trêve est expirée, la fête va commencer. Il faut que nous soyons de retour au camp avant dix heures du matin, et il est déjà six heures.
—Je suis prêt.» cria Corcoran.
Et, en effet, il l'était, car il s'effaça très à propos pour éviter une grêle de balles qui tomba tout autour de lui. Les balles s'aplatirent contre le mur sans blesser personne.
Mais, comme les Anglais, pour l'ajuster, étaient forcés de se mettre à découvert, Corcoran mit Robarts en joue, et tira. Le coup partit: la balle fit un trou dans le chapeau de Robarts, et lui enleva une mèche de cheveux.
Robarts recula instinctivement et chercha un abri derrière l'arbre le plus voisin.
«Mon ami, lui cria Corcoran, voilà comment il faut viser quand on s'en mêle, je n'ai voulu que trouer votre chapeau.»
Tout à coup un incident tragique faillit mettre fin à l'assaut et introduire l'ennemi dans la place.
Un des Anglais, se glissant rapidement le long du mur, essaya de passer par la brèche ouverte la veille, et comme Corcoran avait mal barricadé l'entrée, faute de matériaux suffisants, l'Anglais aurait pénétré par là dans la pagode, et, suivant toute apparence, aurait mis fin au combat en frappant le Breton par derrière.
Heureusement, Louison veillait. Cachée derrière le battant de la porte, elle attendait l'Anglais. Tout à coup, d'un violent effort il poussa la barricade, renversa deux ou trois planches mal assujetties et pénétra à moitié dans la place, mais la tigresse le renversa d'un seul coup de patte et le mordit si furieusement à la gorge qu'il rendit le dernier soupir.
Cette vue et le goût du sang avaient mis Louison en appétit, et elle aurait peut-être sacrifié le plaisir de combattre au déjeuner, si un coup de sifflet de Corcoran ne l'eût rappelée à son poste.
Il commençait à s'inquiéter. Aucune nouvelle d'Holkar. Sougriva avait-il rempli sa mission?
Avec cela, ses munitions s'épuisaient.
Dès que Corcoran se montrait à la fenêtre, il était comme une cible pour quarante ou quarante-cinq carabines dont le feu protégeait ceux qui faisaient manoeuvrer la poutre; la grande porte allait céder tout entière. Les gonds étaient à demi descellés.
Corcoran, à travers l'ouverture, tira dans la masse des assaillants cinq coups de revolver. Aux malédictions qui s'élevèrent, il vit bien que les coups avaient porté; mais sa position n'en devenait pas meilleure.
«Montez vite l'escalier! cria-t-il à Sita, et ne vous effrayez de rien.»
Elle obéit. Lui-même la suivit aussitôt. Louison faisait l'arrière-garde.
Il était temps, la porte s'écroula avec un fracas immense, et par la brèche ouverte entrèrent à la fois tous les assaillants.
Mais leur surprise fut grande lorsqu'ils virent Louison seule à découvert sur l'escalier. Derrière elle on entendait le bruit du revolver que Corcoran rechargeait dans l'ombre, car l'escalier était tortueux et cachait Corcoran aux regards.
«Dieu me damne! s'écria Robarts en fureur, c'est un nouveau siége à faire. Rendez-vous, capitaine! toute résistance est impossible.
—Le mot impossible n'est pas français.
—Si l'on vous prend de force, vous serez fusillé.
—Fusillé! soit, dit le Breton. Et si je vous prends, moi, je vous couperai les oreilles.
—Apprêtez les armes!» cria Robarts.
Les soldats obéirent.
«Chère Sita, dit Corcoran, montez, je vous prie, quelques marches de plus, les balles pourraient frapper le mur et ricocher sur vous.»
Lui-même donna l'exemple et fut bientôt suivi de Louison. De cette façon, grâce à la construction de l'escalier, ils se trouvèrent à l'abri des balles, et quant à un combat corps à corps dans un espace aussi resserré, tout l'avantage était évidemment pour Corcoran et Louison.
Mais un évènement inattendu changea la face des affaires.
Tout à coup un soldat anglais, qui était resté dehors pour empêcher la fuite de Corcoran, entra brusquement dans la pagode en criant:
«Voici l'ennemi qui arrive!
—Quel ennemi! demanda Robarts. C'est le colonel Barclay qui nous envoie du renfort.
—C'est Holkar, j'ai vu leurs drapeaux.»
Effectivement on entendait le galop pesant de la cavalerie.
«Que le diable l'emporte! pensa Robarts. Voilà dix mille livres sterling jetées à l'eau, sans compter ce qu'Holkar nous réserve.»
Et tout haut:
«Hors d'ici tous! A cheval!»
Toute la troupe se hâta d'obéir.
«Et maintenant, dit Robarts, sabre en main et chargeons cette canaille! En avant pour la vieille Angleterre!»
Puis il s'avança au grand trot dans la direction d'Holkar.
XIV
Comment l'assiégeant devint l'assiégé.
Quoique les deux troupes fussent fort inégales en nombre, les chances du combat étaient assez partagées.
Outre que la cavalerie anglaise, toute composée d'Européens, était fort supérieure dans les luttes d'homme à homme à la cavalerie d'Holkar, la disposition du terrain ne permettait pas à Holkar d'envelopper les Anglais et d'user de l'avantage du nombre.
La pagode était située sur une éminence, au milieu d'un jungle épais, qui s'élevait fort au-dessus de la taille d'un homme ordinaire, et au travers duquel il était impossible à un cavalier de pénétrer.
Trois chemins tracés à travers le jungle, aboutissaient à cette éminence, et ces chemins, assez étroits, étaient faciles à défendre. Une fois engagée dans ces défilés, la cavalerie d'Holkar se trouvait face à face avec les Anglais, et l'issue du combat dépendait du courage individuel plus que du nombre des combattants.
Holkar frémissait de rage en voyant ces obstacles que la nature et la disposition du terrain lui opposaient.
Au reste, le premier choc des deux cavaleries n'était pas fait pour lui donner grande confiance. Les Indiens soutinrent assez bien la première décharge; mais quand ils virent les Anglais,—John Robarts en tête,—s'avancer sur eux au grand trot, le sabre nu, et prêts à les mettre en pièces, rien ne put retenir les fuyards.
Ils tournèrent bride sur le champ et revinrent sur la route de Bhagavapour. Là, Holkar les rallia, et leur montrant le petit nombre des Anglais, leur rendit la confiance et l'audace.
John Robarts, emporté par son ardeur, voulut pousser plus loin son avantage et crut mettre ses ennemis en déroute; mais arrivé sur la grande route, à l'entrée d'une vaste plaine où Holkar pouvait l'envelopper sans peine, il changea de dessein et revint sur ses pas au petit trot.
Holkar le poursuivit mollement.
Sougriva s'approcha de lui.
«Je n'entends rien, dit Holkar. Est-ce que Corcoran aurait péri, ou bien serait-il prisonnier avec ma fille?
—Seigneur, dit Sougriva, je vais m'en assurer. A coup sûr, votre fille est vivante, car les Anglais ont trop d'intérêt à la garder pour toucher à un seul cheveu de sa tête, et quant au capitaine, je l'ai vu à l'oeuvre, et la balle qui doit le tuer n'est pas encore fondue.»
Comme il finissait de parler, on entendit une grande clameur poussée par les Anglais. C'était Corcoran qui s'échappait de la pagode, précédé de Louison et de la belle Sita. Le Breton faisait l'arrière-garde.
En voyant les Anglais sortir de la pagode, il s'était bien douté de l'arrivée d'Holkar; mais comme il n'avait pas grande confiance dans la valeur des malheureux Indous, il n'espérait pas être délivré de vive force. Avant de rien tenter, il voulut consulter Sita.
«Nous sommes à cinq cents pas de votre père, dit-il, voulez-vous le rejoindre à tout prix?»
Pour toute réponse, elle se tint prête à le suivre.
«Faites bien attention! dit Corcoran, la bataille est commencée, et les balles ne connaissent personne, je vais lancer Louison en avant dans le chemin de gauche qui est à peine gardé.... A la vue de Louison, les cinq ou six cavaliers qui sont là en éclaireurs s'écarteront, vous ne pouvez en douter.... Vous suivrez Louison, et moi je vous suivrai.»
Et, en effet, profitant de la distraction des Anglais, dont toute l'attention était tournée du côté d'Holkar, tous trois traversèrent heureusement l'espace découvert qui les séparait du jungle, s'engagèrent dans les broussailles, et guidés par le bruit des coups de feu, rejoignirent sains et saufs Holkar et sa cavalerie.
En revoyant sa fille délivrée, Holkar, plein de joie, la serra dans ses bras, et se tournant vers Corcoran:
«Ah! capitaine, dit-il, comment ferai-je pour m'acquitter envers vous?
—Seigneur Holkar, répliqua le Breton, aussitôt que vous aurez quelque loisir je vous prierai de chercher avec moi le fameux manuscrit des lois de Manou que l'Académie de Lyon redemande à cor et à cri: mais aujourd'hui nous avons d'autres affaires. Si vous m'en croyez, nous allons faire retraite vers Bhagavapour. L'armée anglaise doit être en marche, à l'heure qu'il est, sous le commandement du colonel Barclay; il ne faudrait pas beaucoup de temps à un officier plus actif pour nous couper la retraite..... Partez, et partez vite!...
—Et vous? demanda Holkar.
—Oh! moi, c'est autre chose.... Si vous voulez me laisser un de vos deux régiments, je vous promets d'enfermer John Robarts dans la pagode et de l'enfumer comme un renard. Ah! il voulait me fusiller, ce gentleman! Eh bien, je vais, moi, lui apprendre à vivre.»
Cette idée plut beaucoup à Holkar.
«Capitaine, dit-il à Corcoran, c'est à vous d'accompagner Sita, et à moi de couper la gorge à John Robarts!
—En toute autre occasion, j'accompagnerais Sita avec plaisir; mais aujourd'hui, je n'en ferai rien.... Robarts m'a provoqué, je suis tout à Robarts!
—Eh bien! dit Holkar, je reste.
—Au moins, ajouta Corcoran, envoyez des éclaireurs au-devant des Anglais, afin d'être prévenu de leur arrivée.»
Et, en effet, Sougriva fut chargé, avec une trentaine de cavaliers, de surveiller les mouvements de l'ennemi:
«Maintenant, dit Corcoran, que Sita monte dans son palanquin, et que l'éléphant soit retenu sous bonne garde, hors de la portée des balles, et en avant sur ce maudit Robarts!»
Animés par l'exemple d'Holkar et du capitaine qui marchaient au premier rang, les Indous s'avancèrent assez fièrement à la rencontre de l'ennemi. Celui-ci, de son côté, fit retraite.
John Robarts, dès l'arrivée d'Holkar, avait envoyé un soldat qui devait rejoindre le colonel Barclay et l'avertir du danger de son lieutenant.
Dès qu'il vit que Corcoran s'était échappé, il devina que sa position allait devenir très-critique. Aussi, sans attendre d'y être forcé, John Robarts chercha un asile dans la pagode qui avait servi de forteresse à Corcoran.
Il répara tant bien que mal les brèches que sa propre troupe avait faites. Il releva et referma la porte, entassant des meubles de toute espèce pour la barricader.
Quand les soldats d'Holkar parurent, quarante-trois carabines anglaises se montrèrent à travers les meurtrières et firent une décharge générale. Il y eut quelques morts et dix blessés parmi les Indous, et ce début fâcheux refroidit un peu leur ardeur.
«Je promets mille roupies, dit Holkar, au premier qui mettra le pied dans la pagode.»
Mais cette offre ne tenta personne. Les malheureux Indous se voyaient exposés, sans abri, à un feu terrible. Au contraire, l'ennemi était à couvert.
«Voyons, dit Corcoran à Holkar, il faut donner l'exemple, car ces pauvres diables ont une peur terrible d'aller voir Brahma et Wichnou face à face.»
Il mit pied à terre, et, suivi d'une vingtaine d'hommes, alla ramasser le tronc d'arbre qui avait déjà servi aux Anglais contre lui. Il le poussa comme un bélier contre la porte de la pagode, qui céda du coup et fut à demi renversée sur la barricade qui la soutenait par derrière.
A cette vue, les Indous poussèrent un cri de joie; mais cette joie fut courte, car les carabines anglaises s'abaissèrent de nouveau dans la direction des assaillants, et cette fois à une si courte distance, que les plus braves s'arrêtèrent n'osant franchir cette redoutable brèche.
Corcoran, qui vit leur hésitation, se hâta de commander le feu; mais une double décharge enveloppa les combattants d'un nuage de fumée. Cinq Anglais étaient renversés, morts ou mourants. Dix ou douze Indous avaient eu le même sort. Le reste, découragé par ce mauvais succès, inclinait visiblement vers la retraite. Holkar lui-même paraissait indécis.
«Ah! pensa le Breton en soupirant, si j'avais seulement avec moi deux ou trois bons matelots du Fils de la Tempête, comme nous monterions tout de suite à l'abordage! mais avec ces poules mouillées, il n'y a rien à faire. Encore, dit-il à Holkar, si vous aviez amené un canon!
—Mais, répliqua Holkar, si nous mettions le feu à la pagode? Qu'en dites-vous?
—J'aurais aimé, dit Corcoran, oui, j'aurais aimé à prendre vivant ce gentleman mal élevé qui voulait me faire fusiller.... Enfin! puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, grillons-le.»
Aussitôt les Indous se hâtèrent de couper les herbes sèches du jungle et de les entasser tout autour de la pagode. Mais, au moment où l'un d'eux y mettait le feu, on entendit quelques coups de fusil dans le lointain.
A ce bruit, Corcoran et Holkar prêtèrent l'oreille.
«Laissez là ces Anglais et votre vengeance, dit le Breton, et reprenons au grand trot le chemin de Bhagavapour; ces coups de feu doivent venir de l'avant-garde de Barclay.»
Au même instant Holkar donna ordre de tourner bride, de revenir sur la grande route, de se former en bataille et d'attendre là les événements.
XV
Comment Louison s'étendit à la manière des chats sur le dos du puissant Scindiah, aux pieds de la belle Sita.
Sougriva ne tarda guère à paraître, chaudement poursuivi par l'avant-garde du colonel Barclay.
Celui-ci, qui déjà levait son camp pour marcher sur Bhagavapour, avait appris avec un étonnement mêlé d'indignation le danger qui menaçait Robarts, et avait pris les devants avec sa cavalerie pour venir au secours de son lieutenant.
Sougriva, en essayant de résister à la charge impétueuse des Anglais, avait perdu la moitié de sa troupe, et regagnait Holkar à grand'peine, car les Anglais ne lui laissaient aucun repos.
Cependant, à la vue des deux régiments d'Holkar disposés en ordre de bataille et paraissant les attendre de pied ferme, l'élan de la cavalerie anglaise se ralentit.
A l'ordonnance et à la fermeté des cavaliers d'Holkar, le colonel Barclay reconnut sans peine que le commandement devait être entre les mains d'un officier plus exercé ou plus habile que le dernier des Raghouides. Aussi fit-il ses dispositions pour déborder l'aile droite des Indous, tourner leur centre et les prendre entre deux feux. Si son projet réussissait, Holkar, coupé de Bhagavapour, sa capitale et sa forteresse principale, serait mis en déroute, et ce seul coup pouvait terminer la guerre; chose d'autant plus importante pour le colonel Barclay, qu'on n'aurait pas le temps de lui enlever le fruit de sa victoire, et de donner à un autre la gloire d'une expédition si prompte et si bien menée. De son côté, Corcoran réfléchissait profondément. Il voyait sans peine que, excepté lui et peut-être Sougriva, personne n'était en état de commander les troupes d'Holkar. Le vieux prince n'avait jamais été un grand guerrier, bien qu'il fût brave. Il manquait de ce sang froid que donne la nature ou l'habitude des batailles. De plus, il était troublé par l'idée du danger où sa fille allait retomber par son imprudence, à lui Holkar; enfin il avait la plus grande confiance dans son ami Corcoran.
«Seigneur Holkar, dit le Breton, nous avons fait une faute très-grave: vous en assiégeant cette maudite pagode et ce coquin de Robarts (que le ciel confonde), et moi en vous laissant faire.
—Ne vous excusez pas, répondit Holkar; c'est moi qui suis un vieux fou de risquer la liberté de ma fille et mon trône pour le plaisir de brûler quarante ou cinquante Anglais.
—N'en parlons plus, interrompit le Breton; ne parlons jamais du passé, pensons à l'avenir. Rien n'est perdu, si vos cavaliers veulent tenir ferme. Vous, seigneur Holkar, prenez le commandement de la droite. Vous aurez en face la cavalerie des cipayes, parmi lesquels Sougriva a des amis qui l'aideront peut-être au moment décisif. Je garde pour moi la gauche, où je vois que le colonel Barclay veut porter tout son effort, car c'est là qu'il a réuni le régiment européen.... Vous, ne vous laissez jamais entourer, et allez hardiment.... Si vous êtes tourné, ne vous effrayez pas, et ne lâchez pas pied. Dans tous les cas, la retraite est assurée.
—Et ma fille? dit le vieillard.
—Qu'elle monte sur son éléphant et qu'elle fasse lentement sa retraite sur Bhagavapour sous la garde de Sougriva. Il ne s'agit pas pour nous de gagner une bataille sur la cavalerie anglaise, mais de faire bonne contenance et de regagner Bhagavapour sans désordre. Si nous tardions trop longtemps, l'infanterie du colonel Barclay aurait le temps d'arriver, et nous serions enveloppés et taillés en pièces. Demain, avec toutes nos forces, nous pourrons présenter la bataille à forces égales, et, ce jour-là, je réponds de la victoire. Allons, Holkar, quand on s'est mis dans le danger par sa faute il faut en sortir par un coup de vigueur. Sabre en main, corbleu! et souvenez-vous que votre aïeul Rama aurait avalé dix mille Anglais comme un oeuf à la coque.»
Puis, se tournant vers la belle Sita qui était déjà montée sur son éléphant:
«Sita, dit Corcoran, je vous laisse Louison. Aujourd'hui elle connaît ses devoirs et saura les remplir comme il faut. Louison! voici votre maîtresse.... Vous lui devez respect, amour, fidélité, obéissance.... Si vous y manquez un seul jour, notre amitié est rompue....»
Mais l'éléphant de Sita ne voulait pas du voisinage de Louison. Il regardait de travers la tigresse et l'écartait avec sa trompe. Louison, qui n'était pas patiente, pouvait à la fin s'irriter. Corcoran jugea nécessaire de la calmer.
«Ma chérie, dit-il, quand vos bonnes qualités seront connues de tout le monde aussi bien que de moi, Scindiah (c'était le nom de l'éléphant) vous fera le meilleur accueil; mais il faut faire connaissance.»
De son côté, Sita, qui avait beaucoup d'empire sur son favori Scindiah, le força de contracter alliance avec la tigresse, et même fit monter celle-ci dans le palanquin. Louison se coucha aux pieds de la princesse en se pelotonnant joyeusement et mollement comme un chat angora. De temps en temps, le gros Scindiah tournait sa tête énorme pour regarder Sita, et paraissait jaloux de la faveur dont jouissait Louison.
C'est après avoir pris tous ces arrangements, et forcé Sita de partir avec son escorte, que Corcoran, libre de tout soin, ne pensa plus qu'à couvrir la retraite, car il ne voulait pas livrer bataille ce jour-là.
Le temps pressait, les Anglais allaient charger. Barclay, après avoir laissé respirer ses chevaux, essoufflés d'une course trop précipitée, donna le signal de l'attaque.
Le premier choc de la cavalerie anglaise fut si impétueux, qu'elle traversa la première ligne de Corcoran et se préparait à enfoncer la seconde; mais le Breton avait placé un escadron en embuscade derrière un pli de terrain. Dès que la cavalerie anglaise eut dépassé l'embuscade, Corcoran la chargea en flanc avec cet escadron, et y jeta le désordre. Les Indous, ralliés et ramenés au combat, repoussèrent à leur tour les Anglais. Corcoran donnait partout l'exemple, et ne s'épargnait pas. De son côté, Barclay, étonné d'une résistance à laquelle il ne s'attendait pas, excitait ses soldats à bien faire.
Dans le fort de la mêlée les deux chefs se reconnurent.
«Monsieur Corcoran, dit Barclay, voilà comme vous cherchez le manuscrit des lois de Manou. Si je vous prends, vous serez fusillé, monsieur le savant!
—Colonel Barclay, si je vous prends, vous serez pendu!
—Pendu! moi! un gentleman! s'écria Barclay furieux. Pendu!»
Et il tira un coup de revolver sur Corcoran. Celui-ci fut légèrement blessé à l'épaule.
«Maladroit! dit-il. Voici qui est plus sûr.»
Et il tira à son tour; mais le colonel fit cabrer à propos son cheval, qui reçut la balle dans le poitrail, et, rendu fou de douleur, emporta son maître hors de la mêlée.
Les escadrons anglais firent lentement leur retraite. Ils étaient mollement poursuivis, Corcoran redoutant toujours l'arrivée de l'infanterie de Barclay.
Mais à l'autre extrémité du champ de bataille la fortune était moins favorable. La gauche des Anglais était défendue par le traître Rao, qui avait rejoint l'armée anglaise avec les déserteurs d'Holkar.
Holkar résista vaillamment, et même il serait venu à bout de Rao, lorsqu'un renfort inattendu fit pencher la balance contre les Indous.
Ce renfort n'était autre que la petite troupe de John Robarts, qui, voyant la retraite de Corcoran et d'Holkar, était sortie de la pagode, avait repris ses chevaux et, guidée par la fusillade, venait se jeter dans la mêlée.
Aussitôt les soldats d'Holkar commencèrent à reculer, lentement d'abord, puis en désordre, et à se pelotonner autour de l'éléphant de Sita, qui continuait sa route vers Bhagavapour. Là, le combat devint terrible. Les cipayes au service de la compagnie des Indes, conduits par John Robarts, montrèrent un grand acharnement. Les cavaliers d'Holkar, n'espérant presque plus atteindre Bhagavapour, combattaient avec fureur.
Enfin Holkar fut renversé de son cheval par un coup de sabre et tomba sous les pieds de Scindiah.
Sita poussa un cri de douleur.
Aussitôt le sage et grave Scindiah saisit délicatement avec sa trompe le pauvre Holkar et le déposa dans le palanquin à côté de sa fille. Puis, comprenant le danger que courait sa chère maîtresse, il opposa sa masse énorme au flot des fuyards et des assaillants. Autour de lui éclatait la fusillade; mais lui, impassible comme un dieu, écartait avec sa trompe les ennemis les plus avancés, ou les foulait aux pieds, et recevait une pluie de balles sans en être ébranlé.
D'un autre côté, la vue de Louison épouvantait les plus braves. La cuirasse naturelle de Scindiah et les grilles puissantes de la tigresse étaient pour Holkar et Sita un formidable rempart.
Mais enfin ils allaient céder au nombre. Déjà le brave Sougriva, commandant de l'escorte, renversé sous son cheval mort, venait d'être fait prisonnier. Holkar, grièvement blessé, ne pouvait plus donner d'ordres; et les Indous commençaient à fuir, lorsque Corcoran, regardant autour de lui, courut au secours de son aile droite en danger et surtout de l'infortunée Sita.
Jusque-là il n'avait pensé qu'à faire sa retraite en bon ordre; mais quand il vit Sita près de retomber aux mains de ses ravisseurs, il se sentit transporté de fureur, et, rassemblant autour de lui ses meilleurs cavaliers, il se précipita avec toute sa troupe sur le malheureux Rao, rompit sa cavalerie et le mit dans une déroute complète. Il jeta à terre d'un coup de pointe Rao lui-même, qui tomba mourant sous les pieds des chevaux, et il allait délivrer Sougriva, mais John Robarts et le petit nombre d'Anglais qui le suivaient, tout en reculant devant la charge irrésistible de Corcoran, se retirèrent assez fièrement et sans être entamés.
Dans leur retraite ils emmenaient Sougriva prisonnier les mains liées derrière le dos. A cette vue, Corcoran se jeta avec quelques cavaliers sur John Robarts et ses compagnons, et il commençait déjà à couper avec son sabre les liens de Sougriva; mais il fut bien étonné d'entendre celui-ci lui dire à voix basse:
«Que faites-vous, capitaine?... Ne voyez-vous pas que je vais chercher des renseignements?... Vous me reverrez dans trois ou quatre jours, et j'espère alors vous apprendre de bonnes nouvelles.»
En même temps, il jeta un regard de travers sur John Robarts, qui revenait à toute bride pour reprendre son prisonnier.
«Ma foi, pensa Corcoran, ce brave Indou fait la guerre comme moi, en amateur, pourquoi l'en empêcher? Et que m'importe que Robarts soit pendu ou meure d'un coup de sabre dans la bataille? Il faudrait être casuiste pour en voir la différence.»
Sur cette réflexion, il laissa aller Sougriva et rejoignit le puissant Scindiah, qui s'avançait d'un pas grave et majestueux, ne se hâtant pas plus que s'il eût défilé à la parade.
Louison marchait à côté de lui, moins gravement, sans doute, car elle avait un caractère plus capricieux et plus gai, mais gardant néanmoins sa part de gloire, et fière d'avoir, elle aussi, contribué au salut de l'empire.
Corcoran couvrait la retraite et commandait l'arrière-garde, qui fut d'ailleurs très-peu inquiétée. En se rapprochant de Bhagavapour, le colonel Barclay craignait un piége, et, de peur de s'engager dans quelque embuscade, il fit halte à une lieue de la ville.
Il avait d'ailleurs besoin d'infanterie et d'artillerie pour entamer un siége régulier. Ce n'est pas que la place fût très-forte. Ses remparts dataient du temps où les ancêtres d'Holkar, princes de la confédération des Mahrattes, tenaient tête à la cavalerie tartare de Tamerlan.
Depuis ce temps, on avait creusé des fossés plus profonds, réparé quelques brèches, garni de canons les vieilles tours et les murailles.
Enfin, telle qu'elle était, Holkar résolut de défendre la place contre les Anglais, et Corcoran, plein de confiance dans son génie et dans les paroles de Sougriva, osa promettre qu'il en ferait lever le siége. Sa première précaution fut de faire remonter la Nerbuddah à son propre brick, le Fils de la Tempête, et de le cacher dans un coude du fleuve, afin d'en ôter la possession aux Anglais et de pouvoir à son gré passer sur l'une ou l'autre rive.
XVI
Comment le brave Bérar fut mécontent des caresses
du chat aux neuf queues.
Dès le lendemain du combat, le colonel Barclay, rejoint par ses canons et son infanterie, essaya de brusquer l'assaut, croyant n'avoir affaire qu'à un rempart dont les pierres, renversées par l'artillerie, combleraient le fossé et laisseraient une brèche praticable.
Mais il avait compté sans la vigilance et l'habileté de Corcoran. Celui-ci, dans un duel d'artillerie qui dura environ deux heures, démonta une vingtaine de canons anglais et mit le feu aux caissons de munitions. L'explosion fit périr deux ou trois cents Anglais et cipayes, et Barclay vit bien qu'il faudrait faire un siége régulier.
Il ouvrit donc la tranchée; mais les cipayes sont des ouvriers médiocres, plus agiles que robustes. Les Européens, accablés par la chaleur du climat et déjà malades de la fièvre, faisaient peu de besogne. De plus, ils étaient découragés par les fréquentes sorties de Corcoran.
Celui-ci, grâce à son brick, dont le tirant d'eau était peu considérable, allait et venait à volonté, passant de l'une à l'autre rive de la Nerbuddah, employant ses douze matelots et son second à manoeuvrer tantôt le brick et tantôt l'artillerie des remparts.
Grâce à ce puissant auxiliaire, il bravait impunément les Anglais, les harcelait avec un corps de cavalerie, ou bien descendait la Nerbuddah avec quelques compagnies d'infanterie portées sur des barques légères, et commençait à faire craindre au colonel Barclay d'être forcé de lever le siége de Bhagavapour, faute de vivres et de munitions.
Mais le courage et l'activité de Corcoran ne pouvaient l'emporter sur la discipline et la fermeté inébranlable des Anglais. Après un siége qui avait déjà duré quinze jours, le capitaine, mal secondé par ses soldats indous, ne pouvait plus douter du destin de Bhagavapour et d'Holkar. Déjà l'on commençait dans la ville à prévoir le dernier assaut et à désirer une capitulation. En l'absence de Corcoran, les soldats d'Holkar paraissaient prêts à se révolter et à livrer la ville au colonel Barclay.
Un soir enfin, les Anglais, ayant terminé leurs tranchées et mis en position leurs batteries, commencèrent à canonner si vivement la porte de la ville du côté de la rivière, que le mur s'écroula et qu'une large brèche livra passage aux assaillants. Holkar, encore souffrant de sa blessure, tint conseil avec Corcoran en présence de Sita.
«Mon ami, dit Holkar, tout est désespéré. La brèche a plus de quinze pas de long, et nous aurons un assaut cette nuit ou demain. Que faut-il faire?
—Ma foi, répondit Corcoran, je ne vois guère que trois partis à prendre: ou capituler....»
Holkar fit un geste d'horreur.
«Très-bien! continua le Breton.... Vous ne voulez être prisonnier des Anglais à aucun prix.... Et pourtant, seigneur Holkar, la Compagnie des Indes est composée de philanthropes qui seront heureux de vous faire une pension pour assurer la tranquillité de vos vieux jours: trois ou quatre mille francs de rente, par exemple....
—J'aimerais mieux mourir, dit Holkar.
—Vous avez raison, et ce premier parti ne vaut rien. Le second est de monter sur mon brick, le Fils de la Tempête, avec Sita, d'emporter vos diamants, votre or et tout ce que vous avez de plus précieux, de descendre la rivière pendant la nuit, de traverser la mer des Indes avant que les Anglais aient eu le temps d'y prendre garde, de passer en Égypte et de vous embarquer tout doucement à Alexandrie sur le bateau à vapeur l'Oxus, dont mon ami Antoine Kerhoël est capitaine, et qui fait la traversée d'Alexandrie à Marseille.
—Partez avec Sita, interrompit Holkar, capitaine, je vous confie ma fille, ce que j'ai de plus cher au monde... Pour moi, je reste.... Le dernier des Rhagouides doit être enseveli sous les ruines de sa capitale. Je mourrai les armes à la main, comme Tippoo-Saëb, mais je ne fuirai pas.
—Allons donc! s'écria Corcoran, voilà ce que j'attendais! Restons ici, et faisons à ces coquins d'Anglais un tel accueil, qu'aucun d'eux ne puisse retourner à Londres pour le raconter aux badauds de son pays.... Mais pour n'avoir aucune inquiétude, il faut d'avance embarquer Sita sur mon brick. Ali l'accompagnera.... S'il arrive quelque malheur, elle sera du moins en sûreté.
—Capitaine, dit Sita d'une voix émue, croyez-vous que je veuille vivre sans mon père et....»
Elle allait ajouter: Et sans vous; mais elle se reprit et ajouta: «Ou nous périrons, ou nous vaincrons ensemble.
—Parbleu! dit le capitaine, les Anglais n'ont qu'à se bien tenir.»
Comme il sortait pour se rendre sur la brèche, un cipaye parut, demandant à lui parler.
«Qui es-tu? demanda le Breton; quel est ton nom?
—Bérar.
—Qui t'envoie?
—Sougriva.
—La preuve?
—Voyez cet anneau.
—Et que dit Sougriva?
—Il vous envoie cette lettre.»
Corcoran ouvrit la lettre et lut:
«Seigneur capitaine, Bérar, l'ami qui vous portera cette lettre, est sûr; il déteste les Anglais autant que vous-même.... Demain matin à cinq heures, on donnera l'assaut. J'ai entendu la conversation du colonel Barclay et du lieutenant Robarts. Aucun des deux ne me croyait si près de lui.... Il est arrivé de grandes nouvelles du Bengale. La garnison cipaye de Meerut a pris les armes et tiré sur ses officiers européens. De là, elle est allée à Delhi, où elle a proclamé le dernier Grand Mogol. On a massacré cinq ou six cents Anglais.... Ce sont ces nouvelles qui ont décidé Barclay à tout risquer pour le succès de l'assaut. Le gouverneur de Bombay lui mande de finir à tout prix avec Holkar et de revenir. Si l'assaut de demain ne réussit pas, la retraite est décidée. De mon côté, je ne suis pas resté inactif. J'ai pris les dépêches sur la table du colonel Barclay, et je les ai fait lire à cinq ou six de mes amis cipayes, qui ont répandu la nouvelle dans tout le camp. Vous jugerez de l'effet. Je regrette de ne pas être avec vous sur la brèche; mais je vous serai plus utile au camp. Ayez bonne espérance et attendez-vous à tout.
«Sougriva.»
Corcoran étonné regarda le messager.
«Et comment as-tu franchi les lignes anglaises?» demanda-t-il avec quelque défiance.
L'Indien lui répondit:
«Qu'importe, puisque me voilà?
—Quelle raison as-tu d'abandonner les Anglais? Est-ce qu'ils te payent mal?
—Très-bien, au contraire.
—Es-tu mal nourri?
—Je me nourris moi-même, et j'achète ma provision de riz, pour qu'aucune main impure n'y puisse toucher.
—Es-tu maltraité? As-tu reçu quelque injure?»
Le cipaye se découvrit les reins et montra d'affreuses cicatrices.
«Ah! je comprends, dit Corcoran; c'est l'égratignure du chat aux neuf queues. Tu as reçu le fouet?
—Cinquante coups, répondit le cipaye. Je me suis évanoui au vingt-cinquième, on a continué de frapper, on m'a mis pour trois mois à l'hôpital et j'en suis sorti il y a cinq semaines.
—Qui est-ce qui t'a fait donner le fouet? demanda encore le capitaine.
—C'est le lieutenant Robarts.... Mais celui-là, je m'en charge. Sougriva et moi, nous ne le quittons pas d'une minute.
—Voilà un major bien gardé! pensa Corcoran.
«Et, ajouta-t-il tout haut, que fait Sougriva dans le camp anglais? Il est donc libre?
—Sougriva, dit le cipaye, a glissé entre leurs doigts. Quand on l'eut fait prisonnier, Robarts, qui l'avait reconnu, voulut le faire pendre; mais pendant qu'on assemblait le conseil de guerre, il a parlé au factionnaire cipaye qui le gardait à vue. L'autre l'a laissé échapper et a déserté avec lui. Vous jugez de la colère du lieutenant. Il voulait fusiller tout le monde; mais le colonel Barclay l'a apaisé. Sougriva est revenu le soir même, déguisé en fakir, et s'est fait reconnaître des cipayes; mais aucun ne veut le livrer, et si les Anglais voulaient le pendre, on se révolterait.
—Allons, tout va bien,» dit Corcoran, et, après être rentré au palais et avoir donné ces bonnes nouvelles à Holkar, il retourna sur le rempart.
Au même moment, il vit dans les ténèbres une ombre se glisser au fond du fossé par la brèche: c'était le cipaye Bérar qui rentrait au camp anglais. Bérar fit un signe mystérieux au factionnaire cipaye qui gardait la tranchée et passa tranquillement.
«Il faut avouer, pensa Corcoran, que le colonel Barclay a de singuliers soldats, et qui gagnent bien leur argent!»
XVII
Destinée finale du lieutenant Robarts,
du 21e de hussards.
La nuit ne fut troublée par aucune alerte. De part et d'autre, on se préparait à l'assaut du lendemain par un repos et un silence absolus. Les sentinelles des deux partis étaient si voisines l'une de l'autre qu'elles auraient pu facilement entrer en conversation. En apparence, tout était tranquille.
Mais dans la partie du camp anglais occupée par les cipayes, on aurait pu entendre des mots d'ordre échangés à voix basse, loin de l'oreille des officiers européens. Sougriva se glissait sous les tentes et portait partout ses ordres mystérieux.
Enfin le jour parut. Un coup de canon donna le signal de l'assaut, et une première colonne de soldats anglais servant d'avant-garde escalada la brèche, la baïonnette au bout du fusil.
Au même instant, une fusillade épouvantable les accueillit de front et sur les flancs; cinq ou six pièces de canons chargées à mitraille firent une large trouée dans leurs rangs; une rangée de bombes, cachées au fond du fossé par les soins de Corcoran, éclata tout à coup sous leurs pieds. La moitié de la colonne fut détruite en un clin d'oeil. Les autres redescendirent rapidement la brèche et rentrèrent dans la tranchée.
A ce spectacle, Corcoran, qui commandait le bataillon de brèche, ne put s'empêcher de rire, et les soldats d'Holkar, qui n'avaient fait presque aucune perte, se sentirent ranimés et pleins de courage.
Quant au capitaine, debout sur la brèche, tranquille et souriant comme s'il eût été au bal, il avait l'oeil à tout, et, sans s'abuser sur la portée de ce premier succès, il attendait avec confiance la seconde attaque. A côté de lui, se tenait le vieil Holkar, plein d'enthousiasme. Derrière eux, Louison se promenait d'un air grave et joyeux, sans effrayer personne, grâce à l'exacte et sévère discipline que Corcoran lui avait imposée depuis longtemps. Bien plus, son intelligence, qui lui faisait deviner et prévenir tous les désirs de son maître, inspirait aux soldats d'Holkar un respect superstitieux.
Il y eut un quart d'heure d'attente.
«Auraient-ils déjà renoncé à l'assaut? demanda Holkar.
—Non, répliqua Corcoran; mais je suis inquiet de ce silence. Louison!»
A cet appel, la tigresse tendit l'oreille comme pour mieux entendre l'ordre du capitaine.
«Louison, ma chère, dit Corcoran, il s'agit d'avoir des nouvelles. Qu'est-ce qui se passe là-bas dans la tranchée?... Vous ne le savez pas?... Eh bien, allez vous en informer.... Vous comprenez.... Vous allez entrer dans la tranchée, vous cueillerez délicatement entre vos deux mâchoires le premier Anglais venu,—un officier, si c'est possible,—et vous me l'apporterez délicatement. Surtout de la prudence, de la célérité et de la discrétion!»
Tout ce discours avait été accompagné de gestes très-clairs, et Louison baissait la tête après chaque phrase pour marquer qu'elle avait compris. Elle partit comme une flèche, franchit la brèche d'un bond et tomba dans le fossé; d'un autre bond elle s'élança sur le glacis, et en quelques secondes elle se trouva dans l'intérieur de la tranchée, où les Anglais, réunis et ralliés, se préparaient à un second assaut.
Le premier qui se trouva à la portée de Louison était un lieutenant du 25e de ligne, le brave James Stephens, de Cartridge-House, dans le comté de Durham. D'un coup de patte elle le renversa. D'un coup de dent elle le saisit dans ses mâchoires et se mit à courir vers la brèche.
L'action de Louison avait été si prompte et si imprévue, que personne n'eut le temps de s'y opposer, et la tigresse franchit la brèche et déposa son gibier aux pieds de Corcoran en le regardant d'un air intelligent et doux qui signifiait:
«Eh bien, mon cher maître, n'ai-je pas bien fait mon devoir?»
Malheureusement, Louison, un peu pressée et craignant de laisser échapper sa proie, avait serré si fort la ceinture du malheureux gentleman, que ses dents avaient pénétré jusqu'aux poumons et que, au moment où le lieutenant James Stephens, de Cartridge-House fut déposé sur le sol, il était mort.
«Pauvre garçon! dit Corcoran. Louison, qui n'est pas forte en anatomie, n'a pas vu qu'elle le serrait trop fort.... Allons, c'est à recommencer.... Louison, ma chérie, vous avez commis une erreur grave. Vous avez traité cet Anglais comme un beefsteak cuit à point; il fallait le traiter comme un gentleman et l'apporter vivant.... Allons, repartez, et tâchez d'être plus heureuse cette fois.»
La tigresse comprit parfaitement le reproche de Corcoran et repartit, la tête basse, honteuse de s'être si maladroitement trompée.
Cette fois, le gentleman qu'elle apporta était si délicatement saisi et si peu endommagé par ses dents et ses griffes, qu'elle l'aurait offert sans blessure à Corcoran, si les Anglais n'avaient eu la malheureuse idée de faire sur Louison une décharge générale. Une balle destinée à la tigresse entra à deux pouces de profondeur dans la cervelle du gentleman, ce qui mit fin à sa vie et à ses malheurs, s'il était infortuné, ce que j'ignore.
Après ce second essai, Corcoran vit bien qu'il était impossible d'avoir des renseignements précis sur les mouvements de l'ennemi; mais un grand bruit se fit bientôt entendre sur un autre point des remparts qui était mal gardé. Cent cinquante ou deux cents Anglais environ venaient d'escalader la muraille, et avaient pénétré dans la ville. Déjà les soldats d'Holkar fuyaient devant ce nouvel ennemi en jetant leurs armes.
«Seigneur Holkar, dit Corcoran, demeurez sur la brèche. Je vais au-devant de ceux-là. Vous, restez ici! si vous laissez forcer le passage, tout est perdu, nous n'avons plus qu'à périr.»
En même temps, il prit avec lui un bataillon parmi ceux qui gardaient la brèche, et marcha contre les Anglais qui avaient escaladé la muraille.
Sa première précaution fut de renverser les échelles dans le fossé pour empêcher qu'on ne vint à leur secours. Puis il fit barricader une rue profonde dans laquelle ils étaient entrés, afin d'en faire un cul-de-sac infranchissable. Par bonheur la rue était fort étroite, et ce travail fut terminé en quelques secondes. Puis il commença à refouler l'ennemi de divers côtés dans cette rue, et amenant à son extrémité trois canons de campagne, il les fit charger à mitraille et somma les Anglais de se rendre.
Ceux-ci voulaient forcer le passage à la baïonnette. Aussitôt Corcoran fit tirer sur eux à mitraille. En un clin d'oeil la rue fut remplie de morts et de blessés.
Pendant qu'on rechargeait les canons, Corcoran fit une seconde sommation. Cette fois, il fallut se rendre. Quatre-vingts Anglais restaient seuls debout sur deux cents qui avaient pénétré dans Bhagavapour.
Mais Corcoran n'eut pas le temps de jouir de son triomphe. Un grand tumulte de cris et de gémissements lui fit craindre quelque catastrophe. Il se hâta de retourner vers la brèche, et, sur son chemin, il rencontra deux ou trois cents fuyards.
«Halte! cria Corcoran d'une voix terrible. Où courez-vous?
—Seigneur capitaine, dit un des fuyards, Holkar est blessé à mort. Les Anglais ont passé par-dessus la brèche! Sauve qui peut!
—Sauve qui peut! s'écria Corcoran. Misérable, tourne ton visage à l'ennemi ou je te brûle la cervelle, à toi et à tous ces lâches coquins!»
A cette menace, le malheureux Indou retourna sur la brèche, ne se sentant pas le courage d'affronter la colère du Breton. Les autres suivirent son exemple, et, plus par excès de peur que par aucun autre sentiment, firent face à l'ennemi.
Au reste, la nouvelle n'était que trop vraie. Une colonne ennemie mêlée d'Anglais et de cipayes, avait recommencé l'assaut, et bien que le prince Holkar eût vaillamment combattu, le sort de la journée paraissait décidé. Déjà les vainqueurs entraient dans les maisons du faubourg et commençaient à piller.
Holkar, blessé quinze jours auparavant, avait reçu une balle dans la poitrine et se sentait près de mourir. Entouré d'un petit groupe de soldats fidèles, il était couché sur un tapis qu'on avait apporté en toute hâte. Un chirurgien indou étanchait le sang de sa blessure.
«Ah! mon ami, s'écria-t-il en apercevant Corcoran, Bhagavapour est pris. Sauvez ma chère Sita!
—Rien n'est perdu! dit Corcoran, et vous vivrez, et qui mieux est, vous vaincrez! Du courage, Holkar, et la journée est à nous!»
A ces mots, ralliant autour de lui les Indous, il referma la brèche, intercepta les communications entre le camp anglais et la colonne ennemie qui était entrée dans Bhagavapour, et lançant ses meilleures troupes à la poursuite de celle-ci, il garda la brèche lui-même en attendant les événements.
Son espérance ne fut pas trompée. Les Anglais, se voyant si peu nombreux et enfermés dans la ville, eurent peur d'être faits prisonniers; ils revinrent sur leurs pas, et forçant le passage à travers les rangs des Indous, qui ne leur opposèrent aucune résistance, ils reprirent leur poste dans la tranchée.
Mais au même moment, un événement inattendu décida la victoire en faveur de Corcoran.
On vit tout à coup s'élever une épaisse fumée au-dessus du camp, derrière les Anglais. Puis on entendit une fusillade terrible. Les cipayes, conduits par Sougriva, avaient mis le feu aux tentes, chargé le colonel Barclay par derrière, tiré sur leurs propres officiers, encloué les canons des batteries, mis le feu aux caissons et jeté tout le camp dans un terrible désordre.
A cette vue, Corcoran jugea le moment favorable. Il se mit à la tête de trois régiments d'Holkar et fit une sortie. A cheval, sans uniforme, habillé de blanc, suivant son habitude, il s'avançait le sabre en main pour charger l'ennemi.
Le colonel Barclay était un vieux soldat qu'on pouvait surprendre, mais non pas ébranler. Sans s'étonner de la trahison des cipayes, il rassembla autour de lui les deux régiments européens, et commença sa retraite en bon ordre. Il commandait lui-même la cavalerie et couvrait l'arrière-garde. Sa haute et fière contenance inspirait aux Indous le respect et la crainte.
Corcoran eut peur de quelque retour de fortune et ne voulut pas pousser plus loin sa victoire. Il se contenta de le harceler pendant une demi-heure, et revint à Bhagavapour, en faisant observer ses mouvements par la cavalerie.
Holkar mourant l'attendait. Près du vieillard était assise la belle Sita, qui soutenait sur ses genoux la tête défaillante de son père.
«N'y a-t-il plus d'espoir, chère Sita?» demanda à demi-voix le capitaine.
Holkar devina plutôt qu'il n'entendit la question.
«Non, mon cher ami, dit-il. Je vais mourir. Le dernier des Raghouides sera mort en combattant, comme tous ses aïeux, et je n'aurai pas vu l'ennemi triomphant dans le palais d'Holkar. Mais ma fille, ma fille...
—Mon père, dit Sita, ne vous inquiétez pas de moi. Brahma veille sur toutes ses créatures!
—Mon ami, reprit le vieillard, je vous lègue Sita. Vous seul pouvez la défendre et la protéger. Vous seul peut-être le voudrez. Soyez son mari, son protecteur et son père. Elle vous aime, je le sais, et vous....»
Corcoran ne put que serrer en silence la main du vieillard, mais ses yeux disaient assez à Sita qu'elle était aimée.
Holkar fit appeler les principaux officiers de l'armée.
«Voici mon successeur, dit-il, mon fils adoptif et l'époux de Sita. Je lui laisse mes États, et je vous ordonne de lui obéir comme à moi-même.»
Tout le monde obéit sur-le-champ. En quelques jours, Corcoran, par son courage et sa générosité, s'était concilié tous les coeurs.
Vers la fin du jour, Holkar mourut après avoir fait célébrer le mariage de sa fille suivant les rites de Brahma. Corcoran fut aussitôt proclamé prince des Mahrattes, et dès le lendemain se mit à la poursuite des Anglais, en laissant à la fille d'Holkar le soin de rendre les derniers devoirs à son père.
Sur la route que suivait l'armée anglaise, on ne voyait que cadavres abandonnés sans sépulture. Les cipayes, embusqués dans les jungles, faisaient un feu de tirailleurs très-incommode et massacraient tous les traînards. Tout à coup, à un détour du chemin, Corcoran aperçut de loin un objet bizarre qui ressemblait à un pendu.
En se rapprochant, il reconnut que le pendu portait un habit rouge et des épaulettes.
Plus près encore, il reconnut que le pendu était M. John Robarts, lieutenant des hussards de la reine Victoria.
Il se tourna vers Sougriva, qui était à cheval à côté de lui, et lui dit:
«Mon cher Sougriva, le destin t'enlève ta proie. John Robarts est pendu!»
Sougriva sourit avec satisfaction.
«Savez-vous, dit-il, qui est-ce qui l'a pendu?
—Toi, peut-être?
—Oui, seigneur capitaine.
—Hum! dit Corcoran. C'était bien assez de le tuer. Tu es un peu trop vindicatif, mon cher ami.
—Ah! dit l'Indou, si j'avais eu le temps de prolonger son supplice! mais nous étions pressés, Bérar et moi. Nous l'avions suivi pas à pas jusqu'ici pendant toute la nuit dernière. Nous étions cinq. Bérar a tué son cheval d'un coup de fusil. Robarts est tombé par terre; nous l'avons ramassé sans peine; il avait la jambe cassée. Il a tiré un coup de revolver qui n'a tué personne, mais qui a blessé l'un de nos camarades. Nous lui avons lié les mains derrière le dos, et Bérar, lui ôtant son habit, lui a appliqué cinquante coups de fouet, juste le même nombre qu'il avait reçu lui-même par ordre de ce gentleman.
—Diable! dit Corcoran, vous avez de la mémoire. Et qu'a dit le gentleman, comme tu l'appelles?
—Rien. Il roulait des yeux féroces. On aurait dit qu'il voulait nous dévorer tous; mais il n'a pas ouvert la bouche.
—Et, après cela, qu'en avez-vous fait?
—Quand Bérar l'eut fouetté, c'était mon tour de le pendre. Je lui passai, avec l'aide de mes amis, la corde autour du cou, et je l'ai pendu en coupant la corde trois ou quatre fois, afin qu'il se sentît mourir. Enfin il est mort, et je suis retourné à Bhagavapour.
—Ma foi, dit Corcoran qui était un philosophe, il a été écrit que «celui qui se sert de l'épée périra par l'épée.» Je plains ce pauvre Robarts, mais c'était un mauvais caractère, et il n'a pas tenu à lui que je n'eusse une balle dans la cervelle. Qu'on l'enterre convenablement, et n'en parlons plus.»
XVIII
Comment le dividende de la Compagnie des Indes
se trouva réduit à rien par l'industrie de Corcoran,
ce qui fit gémir plusieurs gros actionnaires.
Cependant le colonel Barclay, quoique vivement pressé par les Mahrattes victorieux, ne voulait pas que sa retraite se changeât en déroute. Il reculait lentement, faisant toujours face à l'ennemi, et trouva enfin un asile dans une forteresse qui appartenait à son ami Rao et qui dominait en partie le cours de la Nerbuddah. Sa petite armée était maintenant réduite à trois régiments européens, car les cipayes avaient pris la fuite ou s'étaient déclarés pour le capitaine Corcoran. La Nerbuddah, faisant un coude comme la Seine entre le pont de la Concorde et Saint-Denis, entourait de deux côtés la forteresse qui était située sur une éminence et défendue par une nombreuse artillerie.
Au moment où le capitaine Corcoran venait de reconnaître les abords de la forteresse et allait faire ouvrir la tranchée, un officier anglais se présenta en parlementaire.
Sougriva, toujours avide de vengeance, demandait qu'on fit feu sur lui et qu'on n'accordât aucun quartier à l'ennemi; mais Corcoran se fit amener l'Anglais.
Celui-ci se présenta d'un air rogue. C'était le fameux capitaine Bangor qui s'était signalé dans la guerre contre les Sikhs, et qui avait fusillé de sang-froid, après la victoire, tous ses prisonniers. En récompense de ce glorieux exploit, la Compagnie des Indes lui avait donné de l'avancement et une somme de vingt mille roupies (environ quatre-vingt mille francs).
Corcoran le reçut avec sa politesse habituelle.
«Monsieur, dit l'Anglais, le colonel Barclay m'envoie vous offrir la paix.
—Fort bien, répliqua Corcoran. La paix est une belle chose, surtout si les conditions sont bonnes.
—Monsieur, elles sont fort au-dessus de ce que vous pouviez espérer,» dit Bangor.
Ce début fit sourire le Breton.
«Le colonel Barclay, continua Bangor, vous offre la vie et la liberté, pour vous et vos compagnons européens (si vous en avez); il ne s'oppose même pas à ce que vous emportiez vos bagages et une somme d'argent qui ne pourra pas dépasser cent mille roupies....
—Ah! ah! dit Corcoran, le colonel est bien bon, et je vois qu'il a songé au solide. Voyons la conclusion.
—La conclusion, dit Bangor, c'est qu'on voudra bien oublier la violation du droit des gens que vous avez commise en faisant la guerre à la Compagnie des Indes, vous, citoyen d'une nation neutre et amie, et que vous livrerez en vous retirant, les clefs de Bhagavapour aux troupes anglaises.
—Est-ce tout? demanda Corcoran.
—J'oubliais l'une des conditions principales, répliqua l'Anglais. Le colonel Barclay exige que vous remettiez entre ses mains la tigresse apprivoisée que vous menez partout avec vous, et qui est destinée (après qu'on l'aura empaillée convenablement) à faire l'ornement du British-Museum.»
A ces mots Corcoran se tourna vers Louison qui écoutait la conversation en silence:
«Louison, dit-il, ma chérie, entends-tu ce Goddam? Il veut te faire empailler.»
Au mot «empailler» Louison poussa un rugissement qui fit frémir Bangor jusque dans la moelle des os.
«Apparemment, ajouta Corcoran, vous voulez la faire fusiller d'abord?»
L'Anglais n'eut que la force de faire un signe affirmatif. Le mot «fusiller» fit bondir Louison comme si elle avait reçu trois balles dans le coeur. Elle regarda Bangor avec de tels yeux qu'il désespéra de manger jamais du bifteck, et qu'il craignit de devenir bifteck lui-même.
«Monsieur, dit-il d'un air troublé, souvenez-vous de ma qualité de parlementaire. Le droit des gens....
—Le droit des gens, répliqua Corcoran, n'est pas le droit des tigres, et Louison, si vous l'agacez encore avec votre British-Museum et votre manie d'empailler, mettra dans trois minutes votre squelette au Tigrish-Museum.
—L'Angleterre vengerait ma mort, dit Bangor avec hauteur, et lord Palmerston....
—Bah! bah! Louison se soucie de Palmerston comme d'une noix vide. Mais pour revenir à votre affaire, retournez vers le colonel Barclay, dites-lui que je connais sa situation, que toute bravade est inutile, qu'il n'a de vivres que pour huit jours, que ses trois régiments européens sont réduits, je le sais, à dix-sept cents hommes, que mon brick le Fils de la tempête, armé de vingt-six gros canons lui ferme la Nerbuddah, que vous êtes hors d'état de vous faire jour dans nos rangs, que s'il tarde, il sera forcé de se rendre à discrétion et qu'alors je ne réponds de la vie d'aucun de mes prisonniers...
—Monsieur, dit Bangor d'un air confidentiel, je suis autorisé à vous offrir jusqu'à un million de roupies si vous voulez partir avec la fille d'Holkar et abandonner les Mahrattes à leur sort.
—Et vous, dit Corcoran, si vous persistez une minute de plus à me proposer une trahison, je vous fais empaler net. Portez mes compliments au colonel Barclay, et dites lui que je l'attends dans une heure au bord de la rivière pour traiter avec lui. Passé ce temps, je ne le recevrai plus qu'à discrétion.»
Il fallut se contenter de cette offre et partir.
Barclay, qui n'avait fait des propositions si insolentes que pour cacher sa détresse, s'adoucit lorsqu'il vit que Corcoran était instruit de tout. Il accepta l'entrevue demandée et marcha au-devant du vainqueur, à cent pas de la forteresse.
«Colonel, lui dit le Breton en lui tendant la main, vous avez eu tort de vous brouiller avec moi, vous le voyez; mais il n'est jamais trop tard pour réparer sa faute.
—Ah! vous acceptez mes conditions! répliqua joyeusement Barclay. J'en étais sûr. Au fond, que pouvez-vous espérer de cette canaille qui vous plantera là au premier échec? Un million de roupies, d'ailleurs, c'est une forte somme et qu'on ne trouve pas sous tous les pavés. Voilà votre fortune faite, et même, si vous voulez, je pourrai vous indiquer un bon placement chez White, Brown and Co, à Calcutta. C'est une maison sûre qui a gagné vingt millions dans les cotons et qui vous donnera quinze pour cent de votre argent. C'est là que je compte mettre ma part de butin après la prise de Bhagavapour.
—Ah! c'est là, dit Corcoran en riant, que vous comptez...? Eh bien, mon cher colonel, il faudra compter deux fois. En deux mots, je vous offre tout juste ce que vous m'avez offert, c'est-à-dire la permission de vous retirer avec armes et bagages. De plus, vous reconnaîtrez l'indépendance du royaume d'Holkar et vous vivrez en paix avec le nouveau roi son successeur.
—Holkar est mort! s'écria Barclay étonné.
—Sans doute. Ne le saviez-vous pas?
—Et quel est son successeur?
—Moi-même, colonel. C'est moi qu'on appelle depuis hier Corcoran-Sahib, ou, si vous aimez mieux, le seigneur Corcoran. Mon avancement est rapide, n'est-ce pas? Et quand j'ai quitté Marseille avec Louison, il y a cinq mois, je ne me doutais guère que j'allais devenir roi des Mahrattes; mais enfin c'est la volonté divine que je fasse le bonheur de mes semblables et que je porte la couronne, et je vais tout comme un autre prendre la célèbre devise: «Dieu et mon droit.»
—Parlons à coeur ouvert, dit Barclay. Vous êtes Français; vous devez connaître l'Angleterre et sa puissance. Vous ne pensez pas sans doute, comme la plupart de ces moricauds, que Brahma et Vichnou vont descendre de l'Empyrée pour jeter les Anglais à la mer. Vous savez parfaitement que derrière les dix-sept cents soldats européens qui me restent se trouve la toute-puissante Compagnie des Indes, dont le siége est à Londres, et qui peut envoyer à Calcutta, cent, deux cent, trois cent, six cent mille hommes, si cela devient nécessaire. Quel que soit votre courage (et je reconnais que nous ne pourrions jamais rencontrer un plus intrépide adversaire), vous êtes donc sûr de périr. Eh bien, ne périssez pas. Soyez roi, si c'est votre envie. Régnez, gouvernez, administrez, légiférez; nous ne vous ferons aucun mal. Bien plus, nous vous aiderons; j'en prends l'engagement au nom de la Compagnie. Vos ennemis seront les nôtres, et nos soldats seront à votre service.
—Grand merci, répondit Corcoran. Je ne crains personne, et vos soldats ne me serviraient à rien.
—Réfléchissez!... On a toujours besoin de quelqu'un, et surtout de la Compagnie des Indes.»
Corcoran garda le silence pendant quelques instants.
«Et à quel prix, dit-il enfin, m'offrez-vous votre alliance? Car, vous ne faites rien pour rien.
—Je n'y mets que deux conditions, dit l'Anglais. L'une est que vous payerez vingt millions de roupies par an à....
—Mon ami, interrompit Corcoran, vous avez un grand défaut. Vous ne parlez jamais que d'argent. J'ai connu à Saint-Malo un huissier qui vous ressemblait comme une goutte d'eau à une autre. Il était long, maigre, sec, triste, dur, et il ne parlait aux gens que pour vider leur porte-monnaie.
—Monsieur, répliqua Barclay d'un air digne et offensé, l'huissier dont vous parlez n'avait pas derrière lui toute l'Angleterre.
—Parbleu! si toute l'Angleterre se tient derrière vous, toute la France se tenait derrière lui, et surtout la gendarmerie qui était comme son auréole. Je l'ai entendu quelquefois au tribunal crier: «Silence!» d'une voix si forte et si imposante, que vous l'auriez pris au premier coup d'oeil pour l'empereur Charlemagne....
—Monsieur, dit Barclay impatienté, laissons là s'il vous plaît vos histoires de Saint-Malo, l'empereur Charlemagne et les huissiers. Voulez-vous, oui ou non, payer à la Compagnie un tribut annuel de vingt millions de roupies?
—Si je les paye, répliqua Corcoran, qui me les remboursera? Mes économies (non compris mon brick) tiendraient dans le creux de ma main.
—Qui vous parle de vos économies présentes? Doublez, triplez l'impôt, c'est votre peuple qui payera.
—Et s'il se révolte? S'il refuse de payer?
—Eh bien! nous viendrons à votre secours.
—Cela mérite réflexion,» dit Corcoran.
Au fond, ses réflexions étaient déjà faites, ou plutôt il n'avait pas eu besoin d'en faire, mais il voulait voir le fond du sac de l'Anglais.
«Quelle est la seconde condition?» continua-t-il.
Le colonel parut d'abord hésiter un peu; puis d'un air dégagé:
«Écoutez, cher monsieur. J'ai confiance en vous, oui, pleine confiance, je vous jure, et s'il ne tenait qu'à moi...... Mais enfin, la Compagnie voudra qu'on lui donne des garanties. Par exemple, un officier anglais qui résiderait près de vous, qui serait votre ami, qui....
—Qui surveillerait toutes mes actions, et qui en rendrait compte au gouverneur général, n'est-ce pas? dit Corcoran avec un sourire. Cet ami guetterait le moment de me tordre le cou; comme vous l'avez fait pour Holkar. Vous appelez cela un ami; moi je l'appelle un espion....
—Monsieur! s'écria Barclay.
—Ne vous fâchez pas. Je suis un vrai marin, moi, et un homme mal élevé: j'appelle les choses par leur nom.... En deux mots comme en cent, je ne veux rien de vous. Je garde mes roupies gardez votre espion.... je veux dire votre ami.
—Monsieur, dit Barclay, il est encore temps de traiter. Un premier succès vous éblouit; mais vous n'espérez pas sans doute résister seul à toute l'Angleterre. Faites votre paix, croyez-moi.»
Il parlait encore lorsque les cavaliers d'Holkar amenèrent un courrier intercepté qui portait une dépêche au camp anglais. Corcoran rompit le cachet et lut tout haut ce qui suit: