Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran, Première Partie
«Lord Henry Braddock, gouverneur général
de l'Hindoustan, au colonel Barclay.
«Le colonel Barclay est averti que la révolte des cipayes vient de gagner le royaume d'Oude. Lucknow a proclamé le fils du dernier roi, un enfant de dix ans. Sa mère est régente. Sir Henry Lawrence est assiégé dans la forteresse. Presque toute la vallée du Gange est en feu. Il faut faire la paix avec Holkar, n'importe à quel prix, et rejoindre sir Henry Lawrence. Plus tard, on règlera les vieux comptes.
«Signé: Lord HENRY BRADDOCK.»
Barclay était consterné. Il tendit la main pour prendre la dépêche.
«Prenez, dit Corcoran. Vous connaissez, sans doute mieux que moi la signature de lord Henry Braddock.»
Le colonel regarda longtemps le papier. Il était moins touché de son propre danger que de celui de ses compatriotes. Il voyait l'empire anglais dans l'Inde s'écrouler en quelques jours sous les efforts des cipayes, et il était désespéré de n'y pouvoir pas porter remède. Enfin, après un long silence, il se tourna vers Corcoran et lui dit:
«Je n'ai plus rien à cacher. La paix est faite si vous le voulez. Je ne vous demande que de ne pas troubler notre retraite.
—Accordé.
—Quant aux frais de la guerre....
—Vous les payerez, interrompit brusquement Corcoran. Je sais bien qu'il est dur de dépenser son argent quand on a cru prendre celui du prochain; mais vous en serez quittes pour réduire le dividende des actionnaires de la très-haute, très-puissante et très-glorieuse Compagnie des Indes; ou, s'il vous est trop pénible de diminuer le dividende, vous distribuerez une portion du capital. C'est un usage très-connu de plusieurs des plus illustres Compagnies de France et d'Angleterre.
—Vous êtes le plus fort, dit Barclay. Que votre volonté se fasse et non la mienne. Faut-il ajouter au traité que la Compagnie des Indes reconnaît le successeur d'Holkar?
—Comme il vous plaira; mais je ne m'en soucie guère. Si je suis le plus fort, je sais bien que les Anglais seront mes amis jusqu'à la mort; et si la fortune change, ils essayeront de me pendre pour se venger de la frayeur que je leur cause. Laissons donc de côté les mensonges diplomatiques et vivons en bons voisins si nous pouvons.
—Par le ciel! s'écria l'Anglais, vous avez raison; vous êtes le plus loyal et le plus sensé gentleman que j'aie jamais connu; et je suis fier, oui, en vérité, je suis fier et heureux de vous serrer la main. Adieu donc, seigneur Corcoran, puisqu'à présent vous êtes roi légitime, et au revoir.
—Que Dieu vous conduise, colonel, dit le Malouin, et ne revenez jamais, si ce n'est en ami. Louison, ma chérie, donne la patte au colonel.»
Dès le soir même, le traité fut rédigé et signé. Le lendemain, les Anglais se mirent en marche vers l'Oude, suivis jusqu'à la frontière par la cavalerie de Corcoran.
XIX
Conversation philosophique et intéressante sur les
devoirs de la royauté chez les Mahrattes. Oraison
funèbre d'Holkar.
Quinze jours après le départ des Anglais, Corcoran était rentré dans sa capitale. Il jouissait paisiblement avec la belle Sita des fruits de sa prudence et de son courage. Toute l'armée d'Holkar s'était empressée de le reconnaître comme souverain légitime, et les zémindars (gouverneurs de district) obéissaient sans répugnance apparente au gendre et au successeur du dernier des Raghouides.
«Or ça, dit-il un matin au brahmine Sougriva dont il avait fait son premier ministre, ce n'est pas tout de régner; il faut encore que mon règne serve à quelque chose, car enfin les rois n'ont pas été mis sur terre uniquement pour déjeuner, dîner, souper, et prendra du bon temps. Qu'en dis-tu, Sougriva?
—Seigneur, répondit Sougriva, ce n'était pas d'abord le dessein de Brahma et de Wichnou, lorsqu'ils créèrent les rois.
—Mais d'abord, crois-tu que la royauté vienne en droite ligne de ces deux puissantes divinités?
—Seigneur, répliqua le brahmine, rien n'est plus probable. Brahma qui a créé tous les êtres, les lions, les chacals, les crapauds, les singes, les crocodiles, les moustiques, les vipères, les boas constrictors, les chameaux à deux bosses, la peste noire et le choléra morbus, n'a pas dû oublier les rois sur sa liste.
—Il me semble, Sougriva, que tu n'es pas trop respectueux pour cette noble et glorieuse partie de l'espèce humaine.
—Seigneur, répliqua le brahmine qui éleva ses mains en forme de coupe, ne m'avez-vous pas fait promettre de dire la vérité?
—C'est juste.
—Si vous préférez que je mente, rien n'est plus aisé.
—Non, non, il n'est pas nécessaire. Mais tu m'accorderas bien au moins que tous les rois ne sont pas aussi désagréables et aussi nuisibles que la peste et le choléra. Holkar, par exemple....»
Ici Sougriva se mit a rire en silence à la manière des Indous et montra deux rangées de dents blanches.
«Voyons, continua Corcoran, que peux-tu reprocher à celui-la? N'était-il pas de noble race? Sita m'assure qu'il est le propre descendant de Rama fils de Daçaratha et le plus intrépide des hommes.
—Assurément.
—N'était-il pas brave?
—Oui, comme le premier soldat venu.
—N'était-il pas généreux?
—Oui, avec ceux qui le flattaient; mais la moitié de son peuple aurait crevé de faim devant la porte du palais sans qu'il fît autre chose pour ces pauvres diables que leur dire: «Dieu vous assiste!»
—Au moins tu m'avoueras qu'il était juste.
—Oui, quand il n'avait aucun intérêt à prendre le bien d'autrui. Moi qui vous parle, je l'ai vu couper des têtes après dîner pour son plaisir et pour la digestion.
—C'étaient sans doute des têtes de coquins qui l'avaient bien mérité.
—Probablement, à moins que ce ne fussent d'honnêtes gens dont le visage lui déplaisait. Et, tenez, voulez-vous connaître à fond le vieil Holkar? quel trésor vous a-t-il laissé en mourant?
—Quatre-vingt millions de roupies2, outre les diamants et les pierreries.
—Eh bien, de bonne foi, croyez-vous qu'un roi qui se respecte doive être si riche?
—Peut-être était-il économe, dit Corcoran.
—Économe, vous le connaissez bien! reprit amèrement Sougriva. Il a pendant quarante ans dépensé des milliards de roupies pour satisfaire les plus sottes fantaisies qui puissent venir à l'esprit d'un sectateur de Brahma; il bâtissait des palais par douzaines,—palais d'été, palais d'hiver, palais de toute saison; il détournait des rivières pour avoir des jets d'eau dans son parc; il achetait les plus beaux diamants de l'Inde pour en orner la poignée de son sabre, et il avait des sabres par centaines; il faisait venir des esclaves des cinq parties du monde; il nourrissait des milliers de bouffons et de parasites, et il faisait empaler quiconque avait essayé de lui dire la vérité.
—Mais enfin où prenait-il l'argent?
—Où il est, c'est-à-dire dans les poches des pauvres gens, et de temps en temps il faisait couper la tête à un zémindar pour s'emparer de sa succession. C'est même la seule chose populaire qu'il ait jamais faite, car le peuple qui hait les zémindars plus que la mort, était vengé de sa servitude par leur supplice.
—Comment! dit Corcoran, cet Holkar que je prenais à cause de sa barbe blanche et de son air vénérable et doux pour un vertueux patriarche digne contemporain de Rama et de Daçaratha, c'était le scélérat que tu dis? à qui se fier, grand Dieu!
—A personne, répondit sentencieusement le brahmine, car il n'est pas un homme sur cent qui ne soit prêt à commettre des crimes dès qu'il aura le pouvoir absolu. On n'y arrive pas dès le premier jour, ni même dès le second ou le troisième, mais on glisse sur la pente, insensiblement. Connaissez-vous l'histoire du fameux Aurengreb?
—Probablement, mais dis toujours.
—Eh bien, c'était le quatrième fils du Grand Mogol qui régnait à Delhi. Comme il était d'une piété, d'une vertu et d'une sagesse à toute épreuve, son père l'associa de son vivant à l'empire et le nomma d'avance son successeur. Dès qu'Aurengzeb en fut là, sa piété fondit comme le plomb dans le feu, sa vertu se rouilla comme le fer dans l'eau, et sa sagesse s'enfuit comme une gazelle poursuivie par les chasseurs. Son premier acte fut d'enfermer son père dans une prison; le second, de couper la tête à ses frères; le troisième, d'empaler leurs amis et leurs partisans; puis comme son père quoique prisonnier le gênait encore, il l'empoisonna; et ne croyez pas que Brahma ou Wichnou l'aient jamais foudroyé ou qu'ils aient même contrarié ses desseins! Brahma et Wichnou qui l'attendaient sans doute ailleurs, l'ont comblé de richesses, de victoires et de prospérités de toute espèce; il est mort à l'âge de quatre-vingt huit ans, honoré comme un Dieu, et sans avoir eu même une seule fois la colique.
—Parbleu! dit Corcoran, il faut avouer que si tous les princes de ton pays ressemblent au pauvre Holkar et à l'illustre Aurengzeb, vous avez bien tort de les regretter et de combattre les Anglais qui vous en débarrassent.
—Je ne suis pas de votre avis, répliqua Sougriva, car les Anglais mentent, trompent, trahissent, oppriment, pillent et tuent aussi bien que nos propres princes, et il n'y a aucune chance de leur échapper. Supposez que le colonel Barclay succède à Holkar, il sera dix fois plus insupportable, car d'abord, il prendra notre argent comme faisait le défunt, et de plus, nous n'avons aucun profit à l'assassiner. S'il était tué, on nous enverrait de Calcutta un second Barclay aussi féroce et aussi affamé que le premier. Holkar au contraire avait toujours peur d'être égorgé, et cette peur lui donnait quelquefois du bon sens et de la modération. Enfin il savait qu'un brahmine de haute caste comme moi est d'une naissance égale à celle des rois et il se gardait bien de nous insulter, tandis que l'Anglais brutal (je l'ai vu à Bénarès) nous donne des coups de fouet pour se faire place dans la foule, et entre tout botté sans crainte de la souiller, dans la sainte pagode de Jaggernaut, où le héros Rama lui-même ne serait pas entré sans avoir subi les sept pénitences et les soixante-dix purifications.»
Pendant ce discours Corcoran réfléchissait profondément.
«J'aurais mieux fait, pensa-t-il, d'épouser Sita et de chercher sans retard le fameux Gouroukamta que d'accepter ainsi sans réflexion l'héritage d'Holkar; mais enfin, le vin est tiré, il faut le boire. Il faudrait que je fusse bien malheureux pour n'être pas plus honnête homme que mon prédécesseur ou que le glorieux Aurengzeb. D'ailleurs, j'ai cru deviner, quand Barclay m'a quitté, que ce rancuneux Anglais, qui m'en veut de l'avoir mis à la porte de Bhagavapour, voudra tôt ou tard prendre sa revanche et reviendra avec une armée. Il faut être beau joueur et l'attendre de pied ferme. Qui vivra, verra.»
Puis se retournant vers Sougriva:
«Mon ami, dit-il, Louison et moi, nous ne sommes pas de ces gens qu'un rien effraye, et si outre le royaume d'Holkar, on nous offrait la Chine, l'Indo-Chine, la presqu'île de Malacca et tout l'Afghanistan à gouverner, nous n'en serions pas plus embarrassés. Je te montrerai dès demain que le métier de roi n'est pas difficile.
—Seigneur, s'écria Sougriva en réunissant ses mains en coupe au-dessus de sa tête, seigneur Corcoran, héros à la grande science, au visage clair et brillant, aux yeux plus beaux que la fleur du lotus bleu, que Brahma vous donne le bonheur d'Aurengzeb et la sagesse des Daçarathides!»
XX
Suite du précédent.
Deux jours plus tard on afficha dans les rues de Bhagavapour et dans toutes les villes du royaume la proclamation suivante:
«Le roi Corcoran à la noble, puissante et invincible nation Mahratte.
«Il a plu à l'être éternel, immortel, incorruptible et juste de faire rentrer dans son sein le glorieux Holkar après qu'il eut chassé devant lui ces barbares roux qui étaient venus d'Angleterre pour tuer les fidèles sectateurs de Brahma, emporter leurs trésors et emmener leurs femmes et leurs enfants en esclavage.
«Il a plu également au glorieux Holkar de m'adopter pour son fils et de me donner pour femme sa propre fille, ma bien-aimée Sita, la dernière descendante du noble Rama, le héros invincible, vainqueur de Ravana et des démons noctivagues.
«Mon dessein est de me rendre digne de cet honneur en gouvernant le royaume suivant la loi sacrée des Védas et les conseils des sages brahmines, de ne laisser aucun crime impuni, de protéger le faible, de mettre ma main sur la tête de la veuve et sur l'orphelin.»
Après ce préambule, Corcoran appelait d'abord tous les zémindars à Bhagavapour; de plus, il invitait tous les Mahrattes à élire trois cents députés (un par cinquante mille habitants) qui seraient chargés de faire des lois, d'examiner les dépenses publiques, de signaler tous les abus et d'indiquer le remède. Corcoran-Sahib (le seigneur Corcoran) ne se chargeait que de l'exécution des lois. Tout homme âgé de vingt ans était électeur et éligible.
Ce dernier article déplut à Sougriva.
«Quoi! dit-il. Est-ce qu'un paria impur pourra siéger à côté d'un brahmine!
—Pourquoi non?
—Mais s'il me touche, il faudra me purifier dans les eaux sacrées de la Nerbuddah.
—Eh bien, tu prendras un bain. On n'en saurait jamais trop prendre.
—Mais....
—Aimerais-tu mieux être touché par un Anglais?»
Sougriva fit un geste de répugnance et d'horreur.
«Tu n'as que le choix entre ces deux souillures, dit Corcoran.
—Seigneur, reprit Sougriva, croyez-moi, n'insistez pas. Vous vous en trouverez mal. On vous quittera aussi vite qu'on vous a pris et le colonel Barclay reviendra et prendra votre place.
—Mon ami, dit le Breton, je ne suis pas un roi légitime, moi. Mon père n'était fils ni de Raghou ni du grand Mogol. Il était pêcheur de Saint-Malo. A la vérité, il était plus fort, plus brave et meilleur que tous les rois que j'ai connus ou dont l'histoire a parlé, et il était citoyen français, ce qui est à mes yeux supérieur à tout; mais enfin ce n'était qu'un homme. Aussi avait-il les sentiments d'un homme, c'est-à-dire qu'il aimait ses semblables, et qu'il n'a jamais commis une action méchante ou basse. C'est le seul héritage que j'aie reçu de lui, et je veux le garder jusqu'à la mort. Le hasard m'a permis de donner à Holkar et à vous tous un fort coup de main pour battre les Anglais—ce qui était peut-être ma vocation naturelle; le même hasard m'a donné pour femme ma chère Sita, la plus belle et la meilleure des filles des hommes, ce qui fait de moi depuis quinze jours un puissant monarque. Mais malgré l'exemple du fameux Aurengzeb que tu me citais hier, ma royauté de fraîche date ne m'a pas tourné la cervelle. J'ai tout autant de plaisir à courir le monde sur mon brick, ne connaissant d'autre maître que moi-même, qu'à gouverner tout l'empire des Mahrattes. Si je consens à tenir le sceptre, c'est à condition de rendre justice aux parias comme aux brahmines et aux paysans comme aux zémindars. Si l'on veut m'en empêcher je déposerai ma couronne dans un coin et je partirai emmenant Sita que j'aime plus que le soleil, la lune et les étoiles. Après cela, vous vous arrangerez avec Barclay comme vous pourrez. Qu'il vous ruine et vous empale, c'est votre affaire. J'aime les hommes jusqu'à me dévouer pour eux, mais non pas malgré eux.
—Plus je vous entends, dit Sougriva, plus je crois que vous êtes la onzième incarnation de Wichnou, tant vos discours sont pleins de sens et de raison.
—Si je suis le dieu Wichnou, répliqua le Breton en riant, tu me dois obéissance. Fais donc afficher ma proclamation, et prépare une vaste salle pour les représentants du peuple mahratte, car je veux dans trois semaines, jour pour jour, ouvrir mes états généraux.»
Louison, qui écoutait cet entretien, sourit. Elle comptait bien avoir sa place à la droite du trône où devaient s'asseoir Corcoran-Sahib et la belle Sita. Peut-être aussi flairait-elle les nouveaux et terribles dangers que son ami allait courir.
XXI
De l'amie que Corcoran donna au sage brahmine Lakmana, et des devoirs de l'amitié.
Car tout n'était pas fini. La plupart des zémindars n'avaient subi qu'avec peine leur nouveau maître. Plusieurs d'entre eux avaient aspiré à la main de Sita et à l'héritage d'Holkar. Tous auraient désiré demeurer indépendants, chacun dans sa province et perpétuer leur tyrannie comme au bon temps de l'ancien roi. Cependant aucun n'osa prendre les armes contre Corcoran. On le craignait et on le respectait. Beaucoup de gens du peuple le prenaient, comme l'avait dit Sougriva, pour la onzième incarnation de Wichnou; et Louison dont les fortes griffes avaient accompli des exploits si merveilleux passait pour la terrible Kali, déesse de la guerre et du carnage, dont nul ne peut soutenir les regards. On se prosternait sur son passage les mains réunies en coupe dans les rues de Bhagavapour et on lui rendait des honneurs presque divins.
Un seul homme crut le moment favorable pour s'emparer du trône et faire périr Corcoran par trahison.
C'était un des principaux zémindars mahrattes, brahmine de haute naissance, nommé Lakmana, qui croyait descendre du frère cadet de Rama et avoir des droits à l'empire d'Holkar. Du vivant même de ce dernier il avait plusieurs fois essayé de se rendre indépendant et de nouer des intrigues avec le colonel Barclay; mais après la défaite des Anglais il fut le premier à s'empresser auprès de Corcoran-Sahib, à se prosterner devant lui et à protester de son dévouement.
Au fond, il n'attendait qu'une occasion favorable pour démasquer sa trahison et soulever le peuple. Il réunissait dans sa maison tous les mécontents; il se plaignait qu'on eût violé la loi sacrée de Brahma en donnant la couronne d'Holkar à un aventurier d'Europe; il prêchait le retour aux anciennes moeurs; il accusait Corcoran de porter des bottes faites de cuir de vache (ce qui était vrai d'ailleurs et passait pour un sacrilège horrible aux yeux des Mahrattes); enfin il armait ses forteresses, garnissait leurs remparts d'artillerie, et faisait de tous côtés des provisions de poudre et de boulets.
Sougriva s'en aperçut et voulait qu'on lui coupât la tête avant qu'il eut le temps de devenir dangereux; mais Corcoran s'y refusa.
«Seigneur, dit le fidèle brahmine, ce n'est pas ainsi qu'en agissait votre glorieux prédécesseur Holkar. Au moindre soupçon, il aurait fait donner cent coups de bâton sur la plante des pieds de ce traître.
—Mon ami, dit le Breton, Holkar avait sa méthode, qui ne l'a pas empêché, comme tu vois, d'être trahi et de périr. Moi, j'ai la mienne, c'est à Brahma de prévenir les crimes; il est sûr de son fait; il ne risque pas de condamner un innocent; mais les hommes ne doivent punir le crime qu'après qu'il est commis. Sans cette précaution, on s'exposerait à des méprises abominables et à des remords affreux.
—Au moins faudrait-il surveiller ce Lakmana.
—Qui? Moi! J'irais créer une police, prendre à mon service les plus infâmes coquins de tout le pays, m'inquiéter de mille détails, toujours craindre la trahison! Je ferais épier et suivre cet homme qui peut-être ne pense à rien! J'empoisonnerais ma vie de défiance et de soupçons!
—Mais, seigneur, dit Sita qui était présente, songez qu'à tout moment Lakmana peut vous assassiner. Tenez-vous sur vos gardes, et si ce n'est pour vous, cher seigneur, dont les yeux ont la couleur et la beauté du lotus bleu, que ce soit du moins pour moi, qui vous préfère à toute la nature, au ciel même et aux palais resplendissants du sublime Indra, père des dieux et des hommes.»
En parlant ainsi, les yeux mouillés de larmes, elle se jeta dans les bras de Corcoran. Il la serra tendrement sur son coeur, la regarda un instant et dit:
«Tu le veux, ma Sita, douce et charmante créature à qui je ne peux rien refuser, tu le veux! Vous le voulez tous deux! Eh bien, j'y consens, et je vais mettre ce terrible Lakmana sous une surveillance telle qu'il maudira à jamais le jour où il forma le dessein de m'ôter ma couronne.... Louison! Ici, Louison!...»
La tigresse s'approcha d'un air caressant et vint frotter doucement sa belle tête sur les genoux de Corcoran. Ses yeux épiaient avec attention les yeux de son ami et cherchaient à deviner sa pensée.
«Louison, ma chérie, dit-il, fais bien attention à ce que je vais te dire. J'ai besoin de toute ton intelligence.»
La tigresse agita sa queue puissante et redoubla d'attention.
«Il y a dans Bhagavapour, continua le Breton, un homme que je soupçonne de mauvais desseins. S'il est ce que je crois, c'est-à-dire s'il médite quelque trahison, je te charge de m'avertir.»
Louison tourna successivement son mufle rose garni de fortes moustaches vers les quatre points cardinaux, cherchant sans doute où était le traître et offrant d'en faire justice.
«Pour que tu ne te trompes pas, je vais le faire appeler.... Sougriva, va le chercher toi-même et amène-le ici de gré ou de force.»
Sougriva se hâta de porter ce message, et reparut bientôt après, suivi du séditieux brahmine. Celui-ci était un homme de taille moyenne; ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites étaient pleins de flamme et de haine contenue; ses pommettes saillantes et ses oreilles écartées à la manière des Tartares et de tous les grands carnassiers annonçaient l'instinct de la ruse et de la destruction.
Il ne parut pas surpris de l'appel de Corcoran, et, dès les premiers mots, il jura qu'il avait toujours regardé celui-ci comme son vrai maître et seigneur. Il répondit au témoignage accusateur de Sougriva par des serments de fidélité qui ne persuadèrent pas le Breton. Sa défiance redoubla lorsque Sougriva qui avait fait secrètement main-basse sur les papiers du brahmine montra tout d'un coup, par un coup de théâtre inattendu, les preuves d'une conspiration qui se tramait dans l'ombre et dont Lakmana était le chef véritable. Il s'agissait d'assassiner Corcoran à la prochaine fête de la déesse Kaly.
Le brahmine demeura stupéfait. Toutes ses menées étaient découvertes. Il était sans défense aux mains de son ennemi, et il n'attendit plus que la mort; mais c'était bien mal connaître la générosité du Breton.
«Je pourrais te faire pendre, dit Corcoran, mais je te méprise et je te laisse la vie. D'ailleurs, quelque coupable que tu sois, tu n'as pas eu le temps ou le pouvoir d'exécuter le crime; c'est assez pour que je t'épargne. Je ne te ferai même aucun mal. Je ne te prendrai ni ton palais, ni tes roupies, ni tes canons, ni tes esclaves. Je ne t'enfermerai pas, je ne te mettrai pas hors d'état de nuire; tu pourras courir, conspirer, crier, maudire, calomnier, insulter; c'est ton droit; mais si tu prends les armes contre moi, si tu cherches à m'assassiner, tu es un homme mort. Je te donne dès aujourd'hui un ami qui ne te quittera jamais et qui m'avertira de tous tes projets. Il est discret, car il est muet. Il est incorruptible, car il a des moeurs frugales, et, excepté le sucre, il n'aime rien de ce qui séduit les autres hommes. Quant à l'effrayer, c'est impossible. Son courage et son dévouement sont au-dessus de tout.... En deux mots, c'est Louison.»
A ces mots, Lakmana devint pâle de terreur et trembla de tous ses membres.
«Seigneur Corcoran, dit-il, ayez pitié de moi. Je....
—Ne crains rien, dit le Breton, si tu m'es fidèle, Louison sera ton amie. Si tu conspires, elle, qui sait tout, l'apprendra bientôt et me le dira, ou mieux encore, d'un coup de griffe, elle mettra fin à la conspiration et au conspirateur.... Louison, ma belle, donne à Sougriva une preuve de ta sagacité. Quelle est la perle de ce monde sublunaire?»
Louison se coucha aux pieds de Sita en la contemplant avec tendresse.
«Très-bien, reprit Corcoran. Et maintenant, regarde ce brahmine. Est-ce un homme à qui l'on peut se fier, oui ou non?»
La tigresse s'approcha lentement du brahmine, le flaira d'un air de mépris et regarda Corcoran avec des yeux dont l'expression n'était pas douteuse.
«Tu vois, Sougriva, dit le Breton, elle me fait signe qu'elle a senti une odeur de coquin, et qu'elle a des nausées.... Louison, ma chérie, voilà votre homme; vous le suivrez, vous l'escorterez, vous l'observerez, et, s'il trahit, vous l'étranglerez.»
A ces mots, il congédia le brahmine qui sortit tout effrayé du palais. Derrière lui, marchait Louison avec une gravité admirable. On voyait qu'elle était chargée de veiller au salut de l'État.
XXII
De quel traître Louison fut victime.
Epouvantable catastrophe.
La générosité méprisante de Corcoran ne toucha pas le coeur endurci de Lakmana. Il continua de conspirer dans l'ombre, mais il renonça au projet qu'il avait formé d'abord de tenter une révolte à main armée dans les rues de Bhagavapour. La société de Louison, dont il parvenait rarement à se débarrasser, l'empêchait de se concerter aisément avec les autres conspirateurs. Il n'était pas éloigné de croire que la tigresse avait, par une permission spéciale de Brahma, le pouvoir de lire dans son coeur et de deviner toutes ses pensées.
Cependant, il avait publiquement fait transporter dans sa maison cinq ou six tonneaux de poudre qu'il disait remplis de vin. Louison, quoique très-curieuse, ne pouvait pas pénétrer ce mystère, et Sougriva lui-même croyait que le brahmine se contentait de remplir sa cave. Plusieurs fois même il en fit la plaisanterie à Lakmana, qui, sans s'émouvoir, lui promit de lui faire goûter avant peu de jours ce vin exquis. C'était, disait-il, du Château-Margaux de la première qualité.
Pendant qu'il feignait de rire et de ne songer qu'aux festins, il préparait secrètement une terrible catastrophe. Il avait fait déblayer un vieux souterrain de cent pas de long qui, de sa maison, communiquait par des détours connus de lui seul avec une cave abandonnée du palais d'Holkar. C'est dans cette cave, placée au-dessous de la grande salle où devait se tenir la première réunion du parlement mahratte, que Lakmana avait fait placer par deux serviteurs fidèles ses six tonneaux de poudre. Lui-même, pendant une absence momentanée de Louison, qui allait souvent voir Corcoran au palais, disposa la mèche fatale destinée à mettre le feu aux poudres et à faire sauter avec Corcoran et Sita les plus puissants seigneurs du pays mahratte et tous ceux qui pouvaient lui disputer le trône.
Louison, toute spirituelle et pénétrante qu'elle était, ne découvrit rien de tout ce manége. Pendant les trois quarts de la journée, elle faisait son devoir en conscience, suivant pas à pas le brahmine et le regardant d'un oeil soupçonneux. Lui, au contraire, toujours doux et caressant, cherchait à gagner ses bonnes grâces. Il avait pensé d'abord à l'empoisonner; mais Louison se défiait de ses offres, et Corcoran lui avait d'ailleurs interdit de dîner en ville, ce qui gênait un peu la tigresse. Son seul défaut était la gourmandise. On n'est pas parfaite.
Lakmana, voyant qu'elle était sur ses gardes, essaya de la conduire hors de Bhagavapour dans l'espérance que la vue des grandes forêts tenterait Louison, et qu'elle reprendrait à jamais sa liberté. Louison le suivit avec plaisir et autant qu'il voulut dans les jungles et dans les montagnes, mais elle revint toujours au gîte avec lui.
Cependant il fallait à tout prix s'en débarrasser. Un matin il la conduisit dans la forteresse d'Ayodhyâ, à dix lieues de Bhagavapour, qui était son apanage et dont la garnison n'obéissait qu'à lui. Au sommet de la tour principale, qui domine la vallée de la Nerbuddah et d'où l'on aperçoit la plus grande partie de la chaîne bleue des Ghâtes, se trouve une chambre dont le plancher tout entier, sauf un étroit espace, n'est qu'une vaste trappe. C'est par là que le brahmine précipitait ses ennemis dans des oubliettes d'une profondeur de soixante pieds.
Lakmana, toujours suivi de son inséparable Louison, ouvrit la porte de cette chambre. La tigresse, curieuse comme toutes les femmes et la plupart des chattes, ennuyée d'ailleurs de l'obscurité profonde de l'escalier qu'elle venait de grimper à la suite du brahmine, n'eut pas plutôt aperçu la fenêtre ouverte d'où l'on apercevait ce paysage délicieux, sans égal dans l'univers, qu'elle oublia sa prudence ordinaire et se précipita dans la chambre. Mais, hélas! c'est là que l'attendait le traître Lakmana.
La trappe dont il venait de pousser le ressort, céda tout à coup sous le poids de notre pauvre amie qui tomba, sans pouvoir s'accrocher à rien, dans un précipice effroyable. A peine eut-elle le temps de pousser un cri et un rugissement et d'invoquer la justice divine contre le perfide brahmine. Sa chute produisit un bruit mat, pareil à celui d'une grappe de raisin qu'on écraserait contre un mur. Il se pencha sur l'ouverture, écouta un instant, n'entendit plus rien et poussa, quoique seul, un bruyant éclat de rire, qui dut faire frissonner au fond des enfers Lucifer lui-même, son cousin-germain.
Puis il referma la porte, redescendit l'escalier, monta en litière, escorté de quelques esclaves, feignit de se diriger vers Bombay, afin qu'on crût qu'il avait cherché un asile chez les Anglais, quitta secrètement sa litière dès que la nuit fut venue et rentra dans Bhagavapour et dans sa maison sans être vu de personne.
Tout était prêt. Il avait fait périr le seul témoin de ses actions dont il dut craindre le témoignage ou les griffes, et le jour du crime approchait. Corcoran, occupé d'autres soins et le croyant parti pour Bombay, se félicitait d'une fuite qui le dispensait de punir un conspirateur. Mais un sentiment amer se mêlait à cette satisfaction. Il s'étonnait de ne pas revoir Louison, autrefois si exacte à lui faire sa cour, surtout à l'heure du dîner. Il craignait qu'elle n'eût pas pu résister à l'attrait de la vie sauvage et de la liberté. Il l'accusait d'ingratitude. Hélas! Pauvre Louison! Il ne connaissait pas l'infâme trahison dont elle avait été victime. Bien moins encore savait-il où trouver son lâche assassin.
Enfin arriva le jour fixé pour la réunion des représentants du peuple Mahratte. Une foule innombrable remplissait les rues et les places de Bhagavapour. Six cent mille Indous, venus de trente lieues à la ronde bénissaient le nom de Corcoran Sahib et de la belle Sita, la dernière descendante des Raghouides.
Tous deux, montés sur l'éléphant Scindiah, vêtus d'habits d'or et d'argent, ornés de diamants et de pierreries d'une valeur inestimable, s'avançaient majestueusement dans la foule prosternée qui admirait la jeunesse, la force et le génie de Corcoran et l'incomparable et douce beauté de Sita, quand ils eurent, suivis de tous les députés du peuple, rendu hommage dans la grande pagode de Bhagavapour au resplendissant Indra, l'Être des êtres, père des dieux et des hommes, ils revinrent en grande pompe vers le palais où Corcoran s'assit sur son trône, ayant à ses côtés la fille d'Holkar et en face de lui l'assemblée.
Lakmana, caché derrière les persiennes de sa maison vit passer le cortége et frémit de rage. La mèche qui devait mettre le feu aux poudres et faire sauter le roi et le parlement tout entier était déjà prête. Il ne restait plus qu'à l'allumer, et elle devait brûler pendant sept cents secondes, car Lakmana ne voulait pas s'ensevelir dans son crime. A côté de lui était son complice, un malheureux esclave qui n'avait pas osé refuser son concours à ce crime horrible, de peur d'être poignardé lui-même par le traître Lakmana.
Le brahmine attendit encore un quart d'heure afin que l'assemblée tout entière eût le temps de prendre place dans le palais. Puis, lentement, sans remords, il alluma la mèche.
XXIII
Conclusion de cette admirable histoire.
Pendant que l'assassin mettait la dernière main à ses préparatifs, Corcoran se leva d'un air majestueux et dit:
«Représentants de la glorieuse nation Mahratte.
«Si je vous ai convoqués aujourd'hui, contre l'usage des rois mes prédécesseurs, c'est pour remettre en vos mains le pouvoir dont Holkar mourant m'a investi par droit d'adoption.
«Je n'ai pas désiré le trône. Je ne veux m'y asseoir que de votre consentement. Je ne veux pas régner par le droit de la force, mais par votre libre élection.»
(Tout le peuple cria: «Vive à jamais Corcoran-Sahib! Qu'il règne sur nous et sur nos enfants!») Il reprit:
«Tous les hommes naissent égaux et libres; mais comme leur force à tous n'est pas égale, il faut intervenir quelquefois entre eux pour protéger les faibles et faire respecter la loi. C'est le devoir que vous me chargez de remplir. Vous, faites les lois suivant la justice, et respectez la liberté.
«Mes prédécesseurs levaient par force deux cent mille soldats. Je ne les imiterai pas. Je ne veux garder sous les drapeaux que dix mille hommes,—tous soldats volontaires. Cela suffit pour maintenir l'ordre. Mais je veux donner des armes à toute la nation afin qu'elle puisse défendre sa liberté contre les Anglais s'ils reviennent, ou contre moi si j'abuse de mon autorité.
«L'impôt était de cent millions de roupies. Vous verrez vous-mêmes l'an prochain à quelle somme il faut le réduire. Pour moi, avec le trésor particulier d'Holkar, je veux payer moi-même cette année tous les services publics. Ce sera mon présent de joyeux avénement au peuple Mahratte. J'ai tout calculé. Trente millions de roupies suffisent et au delà à tous les besoins de l'État.»
A ces mots tout le monde se récria d'admiration. Les députés pleuraient de tendresse. En aucun temps, chez aucun peuple on n'avait vu le roi payer ainsi pour la nation.
Sougriva osa blâmer Corcoran de sa générosité.
«Je sais bien ce que je fais, dit le Breton. Crois-tu que je me soucie beaucoup des millions d'Holkar, si durement extorqués à son peuple? Sita, qui est meilleure que moi, ne regrette pas l'usage que j'en fais. D'ailleurs, je suppose, pour beaucoup de raisons, que je n'ai pas longtemps à régner, et je suis bien aise de rendre le métier si difficile que personne n'ose ou ne puisse prendre ma place après moi.»
Cependant le bruit des applaudissements s'était apaisé, et Corcoran allait continuer son discours, lorsqu'un grand tumulte se fit entendre à la grande porte d'entrée: on vit tout le monde s'écarter et donner des marques d'une frayeur épouvantable. Déjà Sougriva s'avançait pour connaître la cause de ce désordre, lorsqu'au milieu du passage laissé vide, Louison s'avança lentement, couverte de sang et portant dans sa gueule le corps inanimé de Lakmana.
A cette vue, tout le monde poussa un cri d'horreur, et Corcoran lui-même parut étonné.
Louison déposa sur les marches du trône le brahmine qui ne donnait plus aucun signe de vie, et faisant signe à son maître de le suivre, reprit le chemin par lequel elle était venue. Déjà l'on murmurait dans la foule et l'on parlait de lui tirer des coups de fusil pour venger la mort du brahmine, mais le Breton devina l'intention de la tigresse, et cria qu'elle était innocente et qu'elle allait en donner la preuve.
En effet, elle le conduisit tout droit à la maison de Lakmana, descendit dans le souterrain et montra les tonneaux de poudre, la traînée, la mèche éteinte et un homme dangereusement blessé qui avait le ventre ouvert d'un coup de griffe. C'était le complice du brahmine, et il raconta lui-même ce qui s'était passé.
Louison n'était pas morte en tombant dans les oubliettes de la tour d'Ayodhya. Elle était tombée comme tombent les chats et les tigres, sur ses pattes, et elle était demeurée étourdie de la chute et presque évanouie au fond de cet affreux précipice, pavé de rochers et d'ossements humains. Dès que Lakmana fut parti, elle reprit ses sens et s'orienta de son mieux. Par malheur, il n'y avait ni porte ni fenêtre, si ce n'est à une hauteur de soixante pieds. Encore en était-elle séparée par la funeste trappe qui avait causé son malheur.
Mais Louison n'était pas de ceux qui se désespèrent et qui n'attendent leur salut que du ciel et du hasard. Pendant trois jours et trois nuits sans se lasser, elle creusa la terre et le rocher avec ses ongles et ses griffes, n'ayant pour toute nourriture qu'une demi-douzaine de rats, ce qui lui fit faire la grimace, car elle était délicate et même un peu petite-maîtresse; elle n'aimait que les fleurs, les parfums, et les animaux des forêts. Cependant elle vécut, c'était l'essentiel, et fit enfin son trou sous terre comme une taupe. Après trois jours de travail acharné, elle revit la lumière du soleil si chère à tous les vivants, et se trouva libre à vingt pas environ des remparts d'Ayodhya.
On juge aisément de quelle ardeur de vengeance elle était animée. Elle courut tout d'un trait à Bhagavapour, et sans s'occuper des détails de la fête, elle enfonça d'un choc enragé la porte de la maison de Lakmana, chercha partout le brahmine, et le découvrit dans le souterrain, juste au moment où il allait en sortir après avoir allumé la terrible mèche.
Le voir, bondir sur lui, le renverser d'un coup de griffe, l'achever d'un coup de dent, et blesser son complice fut l'affaire de quelques secondes. Dans la lutte, la mèche s'éteignit (nouveau bonheur!) et Louison très-fière de son exploit, quoiqu'elle n'en connût pas tout le prix, se montra, comme on l'a vue plus haut dans l'assemblée, et avertit le peuple de Bhagavapour du danger qu'il avait couru.
Est-il besoin maintenant de continuer ce récit, de mentionner la joie publique, le couronnement de Corcoran et de Sita, et toutes les splendeurs dont ce couronnement fut suivi? On devine assez que Louison ne fut pas oubliée dans les actions de grâces que le peuple tout entier rendit à Brahma et à Wichnou, et l'on supposa, plus que jamais, que la déesse Kaly avait pris la forme d'une tigresse pour se montrer aux hommes.
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE.
I. L'Académie des sciences (de Lyon) et le capitaine Corcoran.
II. Comment l'Académie des sciences (de Lyon) fit connaissance avec Louison.
III. D'un tigre, d'un crocodile et du capitaine Corcoran.
IV.
V.
VI.
VII. La chasse au rhinocéros.
VIII. Conversation émouvante de Louison et du capitaine Corcoran avec le colonel Barclay.
IX. Au galop! Au galop! Hurrah!
X. A l'assaut! A l'assaut!
XI. Sortie des assiégés.
XII. Donnez-moi cet Anglais.—Que veux-tu en faire?—Le pendre.—Bien volontiers.
XIII. La toilette du capitaine.
XIV. Comment l'assiégeant devint l'assiégé.
XV. Comment Louison s'étendit à la manière des chats sur le dos du puissant Scindiah, aux pieds de la belle Sita.
XVI. Comment le brave Bérar fut mécontent des caresses du chat aux neuf queues.
XVII. Destinée finale du lieutenant Robarts, du 21e de hussards.
XVIII. Comment le dividende de la Compagnie des Indes se trouva réduit à rien par l'industrie de Corcoran, ce qui fit gémir plusieurs gros actionnaires.
XIX. Conversation philosophique et intéressante sur les devoirs de la royauté chez les Mahrattes. Oraison funèbre d'Holkar.
XX. Suite du précédent.
XXI. De l'amie que Corcoran donna au sage brahmine Lakmana, et des devoirs de l'amitié.
XXII. De quel traître Louison fut victime. Épouvantable catastrophe.
XXIII. Conclusion de cette admirable histoire.
FIN DE LA TABLE.