Avicenne
CHAPITRE IV
LES PHILOSOPHES ET LES ENCYCLOPÉDISTES
Le nom de philosophe n'a pas dans la littérature arabe le sens général et vague qu'il a dans notre langue. Ceux que les Arabes appelèrent «les philosophes» (faïlasouf, pluriel: falâsifah), par transcription du grec, n'étaient pas tous les chercheurs de la vérité, tous les manieurs de la pensée, les sages, les spéculatifs; ils eussent désigné ceux-ci plutôt par les noms de hakîm ou de nâzir. Les philosophes proprement dits étaient spécifiquement les continuateurs de la tradition philosophique grecque considérée comme une. Pour eux, la philosophie grecque était vraie au même degré que la révélation; il existait à priori un accord entre la philosophie et le dogme, à peu près comme aux yeux des croyants de nos jours, il existe un accord entre la science et la foi. Mais en réalité la philosophie grecque contenait une masse d'idées passablement complexes et divergentes, et il n'est pas toujours aisé de voir du premier coup comment ces théories pouvaient s'adapter à la théologie de l'islam. Ce doit être justement l'un des principaux résultats de notre travail que de faire sentir jusqu'à quel point ces savants ont réalisé l'harmonie entre la philosophie grecque et l'orthodoxie musulmane et dans quelle mesure ils y ont failli.
Chahrastani donne une liste d'une vingtaine de personnages 74 qui ont mérité, dans la littérature arabe, le titre de philosophe, antérieurement à Avicenne. On reconnaît dans cette liste des noms que nous avons vus figurer au chapitre des traducteurs, ceux de Honéïn fils d'Ishâk, Tâbit fils de Korrah et Yahya fils d'Adi. Ces sages n'étaient pas musulmans. Les deux plus illustres musulmans que, avec eux, mentionne Chahrastani sont Yakoub fils d'Ishâk el-Kindi et Mohammed Abou Nasr el-Farabi. El-Kindi et el-Farabi sont les deux grands dynastes dont les noms dominent la période progressive de la philosophie arabe qui s'étend sur les deux siècles précédant Avicenne.
Malgré l'énorme réputation que s'acquit en Orient Yakoub fils d'Ishâk el-Kindi, et malgré l'écho que cette renommée trouva en Occident, nous connaissons en somme de lui fort peu de chose et nous craignons qu'il nous soit impossible de restituer sa figure avec quelque intensité. El-Kindi fut surnommé le philosophe des Arabes, faïlasouf el-Arab, titre qu'il dut à sa situation de fondateur de la lignée philosophique chez les musulmans et à la pureté de ses origines arabes. Il était issu d'une famille illustre, et il appartenait à la grande tribu de Kindah, de la race de Kahtan. L'histoire de sa maison, dont s'est occupé l'orientaliste Flügel 75, nous montre son sixième ancêtre paternel, venant, à la tête de soixante-dix cavaliers, faire accession à l'islam dans la dixième année de l'hégire, et se rangeant dès lors parmi les compagnons du prophète. Avant ce temps la famille de Kindah habitait l'Yémen. Les aïeux plus proches de notre auteur émigrèrent en Chaldée; son père fut émir de Koufah sous les khalifes Mehdi et Réchîd; son grand-père l'avait été de diverses villes, et il possédait ses principaux domaines à Basrah; l'on pense que c'est là que notre philosophe naquit. El-Kindi, jeune, alla étudier à Bagdad, on ne sait sous quels maîtres; mais il n'y a aucun doute que ce fut sous des maîtres chrétiens. De brèves indications biographiques, fournies surtout par el-Kifti et par Ibn Abi Oseïbiah, nous le font voir ensuite entrant dans l'intimité des khalifes, et l'on nous apprend qu'il s'attacha à leur service en qualité de lettré. Il fut en particulière faveur auprès de Motasim et d'Ahmed l'un des fils de Motasim, auquel il dédia plusieurs de ses ouvrages. A la fin de sa vie il fut en proie à des attaques et à des persécutions que lui attirèrent sans doute la jalousie ou le fanatisme. L'astronome Abou Machar le haït, puis se réconcilia avec lui et devint son admirateur et son disciple; les mathématiciens fils de Mousa fils de Châkir le desservirent aussi. On croit que sa mort arriva vers l'an 260 sous le règne de Motamid 76.
El-Kindi fut un traducteur important, un encyclopédiste d'une fécondité rare.
Flügel a recueilli la liste de ses ouvrages qui se montent au chiffre énorme de 265, embrassant une vaste portion des sciences de ce temps. Il traduisit le livre ν' de la Métaphysique d'Aristote; il commenta les premiers et les seconds Analytiques, le de Sophisticis elenchis, l'ouvrage apocryphe intitulé l'Apologie d'Aristote; il abrégea la Poétique d'Aristote et celle d'Alexandre d'Aphrodise, les Herméneia, l'Isagoge de Porphyre. Il écrivit un traité sur les Catégories. Les titres de ses ouvrages témoignent d'un travail considérable fait en vue de l'interprétation et de l'adaptation des ouvrages grecs. On peut croire qu'il s'efforça d'en extraire et d'en clarifier la substance, d'en simplifier et d'en ordonner les doctrines. Un de ses traités a pour objet l'Ordre des livres d'Aristote, apparemment l'ordre dans lequel ils doivent être étudiés.
El-Kindi s'intéressa à la philosophie politique. Il écrivit une théorie des nombres harmoniques dont Platon parle dans sa République. Il fut bon polémiste, ce qui peut encore expliquer qu'il eut beaucoup d'ennemis.
Son œuvre plus spécialement scientifique est fort importante. Il aurait traduit la Géographie de Ptolémée, dont une version syriaque existait antérieurement 77. Il recensa les Éléments d'Euclide et il écrivit sur les œuvres de ce géomètre et sur l'Almageste de Ptolémée. Ses écrits sur les mathématiques et sur l'astronomie sont nombreux. Il s'intéressa à la météorologie, à propos de laquelle il eut à combattre les idées des Manichéens sur la constitution du ciel, sur la théorie de la lumière et des ténèbres. Il s'attaqua d'ailleurs aux Manichéens dans un écrit particulier. La médecine ne lui fut pas étrangère, bien qu'il ne semble pas l'avoir pratiquée. Enfin il connut la musique, et il enseigna, avec la théorie, la pratique de cet art. Les aptitudes scientifiques d'el-Kindi constituent certainement un des traits caractéristiques de son génie; il paraît avoir prêté une attention égale aux sciences de la nature et aux sciences spéculatives. Il les considéra sans nul doute comme un fondement nécessaire ou comme une partie intégrante de la philosophie. Un de ses ouvrages a pour titre: Sur ce qu'on ne peut comprendre la philosophie sans être mathématicien. Contrairement à d'autres grands encyclopédistes, on n'aperçoit pas qu'il ait attaché beaucoup de prix à la mystique.
Le docteur Albino Nagy a récemment édité des traductions latines de trois opuscules d'el-Kindi 78. Deux de ces opuscules qui portent les titres de Quinque essentiis et de Intellectu traitent de théories familières à la scolastique arabe, et il est intéressant de montrer en quel état se présentaient ces théories au troisième siècle de l'hégire sous la plume de notre philosophe. Les cinq essences qu'on appellerait mieux, d'un terme plus neutre, les cinq choses, sont celles, est-il dit, qui se trouvent dans toutes les substances, à savoir la matière et la forme, le mouvement, le temps et le lieu. Le style d'el-Kindi dans ces traités est ferme, très concis et non sans beauté. Voici en entier son paragraphe sur la matière: «La matière est ce qui reçoit et n'est pas reçu, ce qui retient et n'est pas retenu. Quand la matière est ôtée, tout ce qui est outre est ôté; mais quand ce qui est outre est ôté, la matière n'est pas ôtée. Toute chose est de matière. Elle est ce qui reçoit les contraires sans corruption; et la matière n'a point de définition du tout.»
La forme est de deux sortes: celle qui constitue le genre; celle-là ne fait pas partie des principes simples dont nous parlons,--et celle qui sert à distinguer une chose de toutes les autres par la substance, la quantité, la qualité et le reste des dix prédicats; c'est là la forme qui constitue toute chose. «En chaque matière est une puissance par laquelle les choses naissent de la matière, et cette puissance est la forme. Par exemple, de la chaleur et de la siccité, lorsqu'elles concourent, naît le feu; la matière est dans la chaleur et dans la siccité; la forme est le feu; la puissance est ce qui rend la matière feu... Disons donc que la forme est la différence par laquelle une chose se distingue d'une autre dans la vision, et la vision est la connaissance de cette chose.» Cette définition ne témoigne pas encore d'une compréhension complète de la pensée d'Aristote, d'une possession achevée de l'idée scolastique; on sent là une théorie en voie de se faire; il est juste au reste de noter que le latin de cette traduction est mauvais.
Notre auteur distingue six espèces de mouvements, conformément à la tradition péripatéticienne: les mouvements de génération et de corruption en substance, d'augmentation et de diminution en quantité, d'altération en qualité, et le mouvement dans le lieu, rectiligne ou circulaire. Comme Aristote, la définition du lieu le trouble: «Les philosophes, dit-il, n'ont pas été d'accord sur cette question, à cause de son obscurité et de sa subtilité. Il en est qui ont dit qu'il n'y a pas de lieu du tout, d'autres que le lieu est un corps, comme Platon, d'autres qu'il est sans être un corps.» Et, pensant suivre l'opinion d'Aristote, il réfute celle qui veut que le lieu soit un corps, et il admet que «le lieu est la surface qui se trouve hors du corps»; en tant que surface, le lieu est une matière à deux dimensions. Le lieu, remarque el-Kindi en physicien, n'est pas détruit quand on enlève le corps; l'air vient dans le lieu où l'on a fait le vide, et l'eau vient où s'en va l'air.
La notion du temps a également amené des divergences parmi les philosophes. Les uns ont dit qu'il était le mouvement en lui-même, d'autres qu'il ne l'était pas. Nous, affirme notre auteur, nous voyons que le mouvement est divers dans les diverses choses, au lieu que le temps se trouve en toutes selon une seule espèce et un seul mode. Donc le temps n'est pas le mouvement. Il faut, pour définir le temps, dire que l'instant est ce qui réunit le passé et le futur, bien que l'instant ne subsiste pas par lui-même. «Le temps n'est en aucune chose, si ce n'est dans l'avant et dans l'après, et il n'est rien que le nombre. Il est le nombre qui compte le mouvement,» et ce nombre est de l'espèce des nombres continus.
Dans la façon dont sont exposées ces notions, dans ce style même, on perçoit l'influence directe de la métaphysique d'Aristote; et, malgré que la pensée soit encore un peu embarrassée et faible, l'on constate dans cet écrit un noble effort vers l'ordre et la clarté.
La psychologie d'el-Kindi, telle qu'elle apparaît dans le très bref traité de l'Intelligence, est bien au même point que sa métaphysique. La doctrine est déjà assez clarifiée et fortement condensée; mais elle présente encore sur plusieurs points un peu d'opacité et de lourdeur. L'auteur prétend rapporter l'opinion d'Aristote et de Platon, que par conséquent il suppose une. Il distingue quatre espèces, ou degrés, d'intelligence, trois dans l'âme et une hors de l'âme. De ces trois espèces qui sont dans l'âme, la première est en puissance, la seconde est en acte de façon que l'âme exerce quand elle veut cette intelligence, comme le scribe exerce l'art d'écrire; la troisième est cette intelligence actuellement mise en usage, comme l'écrit du scribe. Quant à l'espèce qui se trouve hors de l'âme, c'est l'intellect agent. Nous verrons le grand rôle de cette dernière espèce d'intellect dans la philosophie de Farabi et dans celle d'Avicenne. El-Kindi en parle déjà avec une certaine vigueur: «Rien, dit-il, de ce qui est en puissance ne sort en acte, si ce n'est par quelque chose qui est en acte. L'âme donc est intelligente en puissance; mais elle le devient en acte par l'intelligence première (l'intellect agent).» Quand l'âme, regardant l'intellect agent, s'unit à la forme intelligible, alors cette forme et l'intelligence sont la même chose dans l'âme; mais l'intelligence qui est toujours en acte hors de l'âme, l'intellect agent, n'est pas la même chose que l'intelligible, et cette identité n'a lieu que dans l'âme.
El-Kindi eut des disciples, et son influence personnelle paraît avoir été grande. De ces disciples deux méritent une mention. L'un est Ahmed fils d'et-Tayib Serakhsi dont Maçoudi cite des traités de géographie et un abrégé de logique 79. Hadji Khalfa lui attribue un commentaire des Vers dorés de Pythagore. Il fut d'abord précepteur puis devint familier du khalife Motadid; mais ayant un jour commis l'imprudence de trahir un secret que lui avait confié ce prince, celui-ci le fit décapiter en 286. Il était érudit remarquable et écrivain de talent.
L'autre disciple notable d'el-Kindi est Abou Zéïd, fils de Sahl el-Balkhi. Assurément beaucoup moins grand que son maître, Abou Zéïd de Balkh a eu, tout au moins par rapport à nous, une meilleure fortune. Un de ses principaux ouvrages nous a été conservé, et il vient d'être publié et traduit en français par M. Clément Huart 80. A la lumière de ce texte, la physionomie d'Abou Zéïd est redevenue vivante. Né dans un village de la province de Balkh, ce philosophe alla dans sa jeunesse étudier dans l'Irâk, où le poussait le désir de s'affilier à la secte des Imamiens; mais y ayant fait la connaissance du célèbre el-Kindi, il s'attacha à lui et il se consacra à la philosophie et à la science. Devenu extrêmement érudit, tout en étant demeuré modeste et circonspect, il s'attira l'estime des puissants. Le prince de Balkh fut son principal protecteur. Grâce à son amitié, notre savant parvint à la fortune, et il acquit à Balkh d'importants domaines que ses descendants conservèrent pendant plusieurs générations. Ses œuvres qui portent principalement sur la philosophie et la géographie datent du premier quart du quatrième siècle.
Abou Zéïd voyagea en Égypte et en Perse. Esprit ouvert et curieux, non sans un peu de naïveté, il s'informa de beaucoup de systèmes, et nous le voyons se rendre «à Bilâd-Sâbour, pour y faire une enquête sur le compte d'un homme dont les doctrines paraissaient contraires à celles des autres hommes, et qui prétendait être Dieu lui-même 81». Il connut des Karmates, des Manichéens, des Mazdéens, des Indiens; la simplicité de son cœur préserva son orthodoxie contre la séduction de leurs doctrines. Son Livre de la Création et de l'histoire renferme de piquants renseignements sur les sectes antropomorphes, dualistes, panthéistes, sur les Harraniens, les Motazélites et d'autres. Que l'on remarque, par exemple, cette doctrine dont il ne nomme pas les adeptes: «(p. 77) On prétend encore que Dieu n'a ni corps ni attribut, qu'on ne peut ni le connaître ni savoir quelque chose de lui, et qu'il n'est pas permis de le mentionner. Au-dessous de lui est la Raison universelle, et sous la Raison l'âme universelle et sous l'âme la matière, sous la matière l'éther puis les forces naturelles; et on juge que tout mouvement ou force, sensible ou croissant, provient de lui.» Cette doctrine, d'origine gnostique, est celle à peu près qui fut adoptée par la célèbre secte des Ismaéliens qui, au moment où Abou Zéïd écrivait, venait de naître.
Notre philosophe répond à des théories panthéistes voisines de celle-là: «(p. 75) Une preuve, dit-il, que Dieu n'est ni l'âme ni la raison, ni l'esprit, comme le croient certains, c'est que les âmes sont divisibles et que les formes et les individus les séparent;» or il n'y a point d'objet qui se partage dont on n'imagine qu'il puisse se rassembler, et se rassembler c'est un accident de la substance. Les uns vivent, les autres meurent; et il faut ou que l'âme soit anéantie par la mort de son possesseur, ou qu'elle retourne à l'âme universelle, ou qu'elle transmigre en un autre. Or l'anéantissement, le retour, ce sont encore des accidents de la substance.--Cette manière de philosopher est certainement originale.
Abou Zéïd s'occupa de la théorie des attributs divins, tant agitée par les Motazélites, et de celle de la prédestination. Sa croyance sur ces deux points demeura orthodoxe; sa conclusion est bien humble: «(p. 100) Les choses les plus justes sont les moyennes. On a dit: celui qui réfléchit sur le destin est comme celui qui regarde le centre du soleil; plus il le fixe, plus il est ébloui. Celui qui se borne à ce qui est écrit dans le Livre, «j'espère qu'il sera des Élus.»
Abou Zéïd doit donc nous apparaître plutôt comme un musulman très intelligent que comme un philosophe, au sens que nous avons expliqué. A nos yeux sa physionomie est plus semblable à celle des Motazélites qu'à celle des philosophes, bien qu'il ait combattu ceux-là et qu'il ait été classé parmi ces derniers. La multitude des systèmes auxquels il a touché nous remet en mémoire cette masse confuse de pensées, ce chaos philosophique au-dessus duquel monta la grande tradition scolastique. Il était utile de le mentionner pour nous donner une fois de plus cette vision. Mais, selon l'ordre que nous suivons, il ne marque pas un progrès, et après nous être un instant arrêté près de lui, nous devons l'oublier dans l'ombre de son maître el-Kindi.
Mohammed fils de Mohammed fils de Tarkhân Abou Nasr el-Fârâbi, le plus grand philosophe musulman avant Avicenne, était d'origine turque. La ville de Fârâb, où il naquit, aujourd'hui Otrar, est située sur le Yaxarte ou Syr Darya. Farabi fut élève d'un médecin chrétien, Yohanna fils de Hîlân qui mourut à Bagdad sous le règne de Moktadir; il recueillit beaucoup de fruit de son enseignement. On dit aussi qu'il étudia en la compagnie d'Abou Bichr Matta, un traducteur dont nous avons parlé, et qu'il s'habitua auprès de lui à ramasser sa pensée dans des phrases brèves et profondes. Il se rendit à la cour de Séïf ed-Daoulah fils de Hamdân, et il paraît avoir vécu paisiblement sous sa protection, sous l'habit des Soufis. Ce prince l'estima et lui donna un rang éminent parmi les siens. Quand Séïf ed-Daoulah eut pris Damas, Farabi se rendit avec lui dans cette ville, où il mourut en l'an 339. D'après Ibn Abi Oséïbiah, il aurait fait un voyage en Égypte l'année qui précéda sa mort.
Les Orientaux ont comblé Farabi d'éloges. El-Kifti dit de lui: «Il devança tous ses contemporains et les dépassa dans l'argumentation et dans l'explication des livres de logique; il dissipa leur obscurité, découvrit leur mystère, facilita leur compréhension, et il condensa ce qu'ils contiennent de plus utile dans des écrits irréprochables pour le sens, clairement rédigés, où il releva les fautes qui étaient échappées à Kindi.» Et Abou'l-Faradj, généralisant d'un coup l'éloge, dit: «Ses livres de logique, de physique, de théologie et de politique atteignirent la limite de ce qu'on peut désirer et le sommet de l'excellence.» Mais, puisque nous possédons plusieurs ouvrages importants de Farabi, il sera préférable que nous en jugions par nous-mêmes.
La liste complète des œuvres de ce philosophe serait longue. Steinschneider a fait de sa bibliographie une étude fouillée, minutieuse, chargée d'érudition 82. De même qu'el-Kindi, Farabi est beaucoup plutôt un interprète et un commentateur des auteurs grecs qu'un véritable traducteur.
Il écrivit une Introduction à la logique, un Abrégé de logique selon la méthode des théologiens 83, une série de commentaires à l'Isagoge de Porphyre, aux Catégories, aux Herméneia, aux premiers et aux seconds Analytiques, aux Topiques, à la Sophistique, à la Rhétorique et à la Poétique, le tout constituant un Organon complet divisé en neuf parties. Il commenta l'Éthique à Nicomaque, et composa sur la politique des œuvres importantes, comme nous le redirons; l'une est une somme des Lois de Platon; une autre a pour titre: de l'Obtention de la félicité. Il traita maintes questions métaphysiques dans des écrits divers dont quelques-uns subsistent dans nos bibliothèques: l'Intelligence et l'intelligible, l'Ame, la Force de l'âme, l'Unité et l'Un, la Substance, le Temps, le Vide, l'Espace et la Mesure. On lui doit un commentaire au livre de l'Ame d'Alexandre d'Aphrodise. La conciliation entre Platon et Aristote le préoccupa, nous le verrons. Il écrivit sur le But de Platon et d'Aristote, et sur la Concordance entre Platon et Aristote; il prit la défense d'Aristote contre ses interprètes; il écrivit contre Galien, contre Jean Philoponus, en tant qu'ils interprètent mal Aristote, et il formula une Intervention entre Aristote et Galien.
L'œuvre scientifique de Farabi n'est pas très considérable par rapport à son œuvre philosophique. Il donna cependant encore des commentaires à la Physique d'Aristote, à la Météorologie, aux traités du Ciel et du Monde, un Commentaire à l'Almageste de Ptolémée, un traité sur le Mouvement des sphères célestes, même un essai sur l'explication des propositions difficiles des Éléments d'Euclide. Il s'occupa de sciences occultes, écrivit sur l'Alchimie, la Géomancie, les Génies et les Songes. Il ne fut pas médecin. On lui doit enfin dans le domaine de l'art de très importants traités musicaux qui ont été étudiés par Kosegarten 84. Farabi était un admirable musicien. Sa virtuosité excitait l'admiration de Séïf ed-Daoulah, et la littérature en a gardé le souvenir.
Farabi aima dans ses écrits la forme aphoristique; l'on dit qu'il mit peu de soin à les réunir. Ces circonstances sont aujourd'hui défavorables à leur intelligence; tel traité publié par Dieterici 85, n'est qu'une collection de brefs paragraphes, sans ordre et sans lien, dont l'obscurité s'augmente encore de l'usage qui y est fait de la terminologie des mystiques. Nous essaierons néanmoins de tirer des écrits édités de Farabi quelques passages caractéristiques, qui puissent donner une idée assez précise de cette haute et puissante figure.
Farabi fut grand logicien 86. On le surnomma le second maître, el-moallim et-tâni, Aristote étant le premier. Dans un traité intitulé Épître du second maître en réponse à des questions qui lui avaient été posées, il tranche certaines difficultés qui devaient préoccuper les logiciens d'alors. Voici ce qu'il décide touchant les Catégories: (§ 19 du traité) Les dix prédicats ne doivent pas être considérés comme simples absolument. Chacun est simple relativement à ceux qui sont au-dessous de lui, et il n'y en a que quatre qui soient simples purs: la substance, la quantité, la qualité et la position. L'agent et le patient dérivent de la substance et de la qualité; le temps et le lieu, de la substance et de la quantité; la possession a lieu entre deux substances, la relation entre chaque groupe de deux prédicats pris dans les dix.--(§ 15) Il y a des degrés dans la simplicité de ces prédicats. Par exemple la quantité et la qualité reposent directement sur la substance et n'ont besoin pour être réalisés que de cette substance qui les supporte; au contraire la relation a besoin de plusieurs choses: de deux substances, d'une substance et d'un accident ou de deux accidents.--(§ 18) On demande, étant donné que l'action et la passion se trouvent toujours ensemble, si elles doivent être classées sous le prédicat d'annexion. Non, dit Farabi. Quand une chose se trouve toujours avec une autre, il ne s'ensuit pas que ces deux choses soient dépendantes d'une dépendance d'annexion. Par exemple, la respiration ne se trouve qu'avec le poumon, le jour qu'avec le lever du soleil, l'accident qu'avec la substance, la parole qu'avec la langue; or toutes ces choses ne doivent pas être classées dans la dépendance d'annexion, mais dans celle de nécessité. Il y a nécessité essentielle, comme celle de l'existence du jour quand se lève le soleil, et nécessité accidentelle, comme celle du départ de Zéïd quand entre Amrou. Il y a nécessité complète quand chacune des deux choses existe par le fait de la présence de l'autre, et nécessité incomplète quand cette dépendance est unilatérale.--C'est là une fine analyse de l'idée de relation.
(§ 24) On demande si l'égal et l'inégal sont propres de la quantité, le semblable et le dissemblable propres de la qualité. Le propre, répond Farabi, ne peut être qu'une chose unique, comme le rire, le hennir, le s'asseoir. Cependant si nous appelons description ce qui fait connaître l'essence de la chose, chacun des deux termes égal et inégal pris séparément est propre de la quantité et les deux pris ensemble sont descriptifs de la quantité. Il en est de même du semblable et du dissemblable par rapport à la qualité.
La théorie des contraires donne lieu à des remarques également pénétrantes.--(§ 17) Le contraire est-il le manque de son contraire? Le blanc est-il le manque du noir? Non, le blanc est quelque chose et n'est pas seulement le manque du noir; mais le manque du noir est contenu dans l'existence du blanc, et dans tout contraire est contenu le manque de son contraire.--(§ 37) On dit que la science des contraires est une; cette proposition est-elle vraie? Il faut distinguer, répond Farabi. Si l'on veut parler de la science de telle chose en particulier qui a un contraire, cette science n'est pas identique à celle de son contraire; la science du juste n'est pas celle de l'injuste, la connaissance du blanc n'est pas la connaissance du noir. Mais si l'on entend la science de cette chose en tant qu'elle a un contraire, alors cette science est une avec celle de son contraire, car les deux contraires en ce sens sont en réalité deux relatifs.--(§ 38) Il faut distinguer les opposés et les contraires. Les opposés sont deux choses qui ne peuvent exister dans un même objet en un même temps sous le même rapport, comme la qualité de père et celle de fils; les opposés font partie des relatifs. Les contraires sont tels que le pair et l'impair, l'affirmation et la négation, la possession et le manque.
La réponse que voici est remarquable par sa forme mathématique. On demande combien de choses sont nécessaires pour la connaissance d'un inconnu. Deux choses sont nécessaires et suffisantes; s'il y en a plus de deux, on s'aperçoit par un examen attentif que celles qui sont en sus ne sont pas nécessaires à la connaissance de l'objet cherché ou qu'elles rentrent dans les connus déjà donnés.
Voici encore une question curieuse, qui ne laisse pas d'être grave et que Farabi traite en deux mots avec un évident bon sens.--(§ 16) Ce jugement: l'homme existe, est-il à attribut ou sans attribut? Les philosophes anciens et modernes, dit notre auteur, sont divisés là-dessus. Il suffit de distinguer. Sous le rapport naturel, c'est-à-dire objectif, si l'on considère les choses en elles-mêmes, ce jugement est sans attribut, car l'existence d'un objet ne diffère pas de cet objet, au lieu que l'attribut est distinct de la chose à laquelle il se rapporte; mais, au point de vue logique, ce jugement est à attribut, puisqu'il est constitué par deux termes et qu'il peut être vrai ou faux.
La question des universaux nous fait passer de la logique à la métaphysique. Farabi, sur ce sujet, émet en peu de mots quelques vues profondes.--Comment, demande-t-on (§ 14), faut-il concevoir l'ordre des substances qui sont supportées les unes par les autres? Il répond: Les substances premières sont les individus; ils n'ont besoin de rien d'autre qu'eux pour être. Les substances secondes sont les espèces et les genres qui ont besoin, pour être, des individus. Les individus sont donc antérieurs en substantialité et ont plus de droit au nom de substance que les genres. Mais, ajoute notre auteur, avec ce goût pour les solutions contrastées qui semble le caractériser, à un autre point de vue, les universaux, parce qu'ils sont fixes, permanents, subsistants, ont plus de droit au nom de substance que les individus périssables. Et interrogé alors (§ 10) sur le mode d'existence des universaux, il dit: Les universaux n'existent pas en acte; ils n'existent que par les individus, et leur existence est alors accidentelle, ce qui ne signifie pas que les universaux sont des accidents, mais seulement que leur existence en acte ne peut être que par accident.--(§§ 39 et 40) Il y a deux espèces d'universaux auxquels correspondent deux espèces de particuliers. Le particulier de la substance n'est pas dans un objet donné, dans une matière, et on ne connaît pas par des données son essence. Les particuliers de cette espèce ne peuvent être connus que par leurs universaux, et ces universaux n'existent que dans ces particuliers. Le particulier de l'accident est connu par des objets donnés, ainsi que l'universel de l'accident qui est lui-même dans des données.
L'on peut juger maintenant suffisamment du style de la logique d'el-Farabi, qui, dans les détails, hardie, aiguë et personnelle, témoigne dans l'ensemble d'une profonde connaissance de l'Organon et de l'Isagoge.
Pour étudier la psychologie de notre auteur, nous disposons d'une œuvre maîtresse, le traité publié par Dieterici sur les Sens du mot intelligence. Cet opuscule, dont la rédaction est relativement développée, a eu une grande importance au moyen âge; la traduction latine en a été imprimée plusieurs fois à la Renaissance sous le titre de Intellectu ou de Intellectu et Intelligibili 87; Munk en a donné une analyse 88.
Dans cet ouvrage qui traite de la même question que le traité de l'Intelligence d'el-Kindi, mais avec beaucoup plus de précision et d'ampleur, Farabi s'occupe de définir les différents sens dans lesquels a été employé le mot intelligence (arabe 'aql, grec νους) par le vulgaire et par les philosophes.
L'homme intelligent pour le vulgaire, c'est l'homme de mérite, de jugement sûr, qui sait ce qu'il doit faire de bien et éviter de mal. On ne dirait pas d'un homme habile dans le mal qu'il est intelligent; mais on dirait qu'il est astucieux, fourbe.
Les théologiens, en un autre sens, disent de l'intelligence qu'elle approuve telle proposition, qu'elle en rejette telle autre; ils désignent par là la faculté qui perçoit les vérités d'évidence commune. En un sens un peu différent, Aristote a parlé dans les Analytiques de la faculté par laquelle l'homme atteint directement la certitude des prémisses générales et nécessaires; c'est, dit Farabi, la partie de l'âme en laquelle se produit la connaissance première et qui saisit les principes des sciences spéculatives. Il y a aussi une intelligence des vérités morales, mentionnée par Aristote dans le livre de l'Ethique; c'est la partie de l'âme où se produit l'expérience morale par laquelle, avec le temps et au moyen de certains principes premiers, on s'accoutume à discerner dans les choses volontaires celles qui doivent être faites et celles qui doivent être évitées. Enfin vient l'intelligence dont il est question au livre de l'Ame et qui est pour nous l'intelligence proprement dite.
Farabi, comme el-Kindi et avec plus de netteté, la divise en quatre degrés, qui sont: l'intelligence en puissance, l'intelligence en acte, l'intelligence acquise et l'intellect agent. Il y a cependant encore dans la théorie, ou du moins dans sa nomenclature, un certain flottement qu'il est intéressant de faire remarquer: «L'intelligence qui est en puissance, dit en propres termes notre auteur, c'est quelque âme ou une partie d'âme ou une des facultés de l'âme, ou une chose quelconque,--ce vague est curieux,--dont l'essence est préparée ou disposée de façon à extraire les quiddités ou les formes de tous les êtres de leur matière, pour en faire des formes de soi-même.» Ces formes extraites des objets deviennent formes pour l'intelligence en puissance qui passe alors à l'état d'intelligence en acte; et ces formes sont les intelligibles en acte qui sont identiquement l'intelligence en acte. Sur ce point la théorie était déjà nette chez el-Kindi; mais il importe d'expliquer la manière dont Farabi a conçu l'existence des intelligibles, puis le rôle de l'intellect agent.
Quand ces formes qui étaient dans des matières à l'extérieur de l'âme sont devenues intelligibles en acte, «leur existence en tant qu'intelligibles en acte n'est pas la même que leur existence en tant que formes dans la matière». Leur existence en elles-mêmes, nous dirions objective, est liée aux diverses catégories de temps, de lieu, de site, de quantité, de mode; en devenant intelligibles en acte, elles se soustraient à plusieurs de ces prédicats. «Quand les intelligibles en acte se produisent, ils deviennent des êtres du monde et comptent, en tant qu'intelligibles, dans la somme des êtres.»
«Quand l'être qui est intelligence en acte comprend, ce qu'il comprend n'est pas un être extérieur à son essence, mais c'est son essence même.» On appelle intelligence acquise (el-mostafâd),--c'est le nom du troisième état de l'intelligence,--l'intelligence en acte dans le moment où elle comprend les intelligibles qui sont ses formes. Ces intelligibles ont une existence en eux-mêmes, «et de la même manière que nous disons que ce que nous comprenons actuellement est en nous, de cette manière nous devons dire de ces formes intelligibles qu'elles sont dans le monde». L'intelligence acquise est comme un substratum pour ces intelligibles qui sont ses formes actuelles; mais elle est elle-même comme une forme relativement à l'intelligence en acte, tandis que l'intelligence en acte est pour elle comme un substratum et une matière. L'intelligence en acte est à son tour forme, relativement à l'intelligence en puissance, et celle-ci est à sa base comme matière. Après cela, on descend vers les formes corporelles et matérielles.
Il y a donc une série dans laquelle les formes montent à partir de la matière première qui est au fond, en se séparant peu à peu de la matière; et les formes les plus pures de matière sont prééminentes. Au-dessous de l'intelligence en puissance, on trouve les autres puissances de l'âme qui sont inférieures à ce degré d'intelligence, puis la nature et les formes des éléments qui sont les plus viles des formes dans l'existence. Au-dessus de l'intelligence acquise, on trouve les intelligences séparées des corps, et, au premier rang, l'intellect agent.
«L'intellect agent, dit Farabi, dont Aristote a parlé dans le livre III du traité de l'Ame, est une forme pure, non dans une matière... C'est elle qui fait passer cette essence qui était l'intelligence en puissance à l'état d'intelligence en acte, et qui rend l'intelligible en puissance intelligible en acte. Le rapport de l'intellect agent à l'intelligence en puissance est comme le rapport du soleil à l'œil, lequel est voyant en puissance tant qu'il est dans les ténèbres,» et qui, dès que paraît la clarté, devient voyant en acte. De la même manière, il découle de l'intellect agent une sorte de clarté sur l'intelligence en puissance, qui lui fait voir les intelligibles qui existaient en puissance et qui deviennent dès lors intelligibles en acte. «L'intellect agent est une espèce d'intelligence acquise; les formes des êtres sont en elle sans s'en séparer jamais;» mais elles y existent selon un autre ordre que celui qu'elles ont dans l'intelligence en acte. Notre intelligence en effet procède du connu a l'inconnu, et souvent le connu est le plus vil, et le plus parfait est le plus ignoré de nous. L'intellect agent procède en ordre inverse: il comprend d'abord le plus parfait. Les formes qui sont divisées dans la matière sont unies dans l'intellect agent.
Il était juste de faire honneur à Farabi de cette belle théorie. Personne assurément avant lui, chez les Arabes, ne l'avait exposée avec autant de profondeur et autant de maîtrise. Il est aisé de voir d'ailleurs que, bien qu'il la rapporte à Aristote, elle n'est pas proprement péripatéticienne, mais qu'elle porte les marques évidentes de la pensée néoplatonicienne.
Farabi aima, comme Platon, la philosophie politique, et Dieterici a édité de lui un traité étendu intitulé la Cité modèle 89. C'est une véritable encyclopédie philosophique, un peu trop brève comme telle et où la politique ne tient qu'une place infime. On serait déçu si l'on cherchait dans cet ouvrage un essai d'application des idées antiques à l'état musulman. Farabi, pas plus que les autres philosophes, ne nous a donné le spectacle de cette tentative hardie; il s'est borné à nous présenter, en quelques pages élevées et calmes, une description de ce que doit être la cité modèle, sans engager des discussions scabreuses contre ses maîtres païens.
Farabi est en politique ce que nous appellerions un monarchiste et un clérical. Son opinion est que les hommes doivent avoir un gouvernement monarchique et une croyance religieuse. Sa monarchie peut d'ailleurs se résoudre, d'une façon assez imprévue, en une république aristocratique. Après avoir posé en principe, comme Platon, que les hommes sont faits pour vivre en société, notre philosophe remarque que l'état le plus parfait serait celui qui comprendrait toute la terre habitée. Cette idée d'enfermer toute la terre dans une organisation politique unique, peut, de la part d'un philosophe arabe, surprendre quelques lecteurs. Nous sommes accoutumés à croire qu'une semblable conception n'a pu se faire jour dans quelques esprits qu'à la suite des progrès les plus récents, et qu'elle n'exprime autre chose que le terme possible et encore lointain de l'évolution politique dans le monde. Il n'en est pas ainsi; et sans rappeler que l'idée d'universalité politique était contenue dans la conception impériale romaine, puis dans celle de l'Église catholique, je me contenterai de noter, en passant, qu'elle était impliquée aussi dans la conception théocratique musulmane, et qu'elle a été beaucoup plus répandue dans le moyen âge oriental qu'on ne serait tenté de le croire. Farabi, au reste, ne s'y arrête pas; et il se borne à décrire l'organisation parfaite d'une cité. Son exposé n'est pas exempt de quelque naïveté. La cité qu'il nous montre est une cité de saints gouvernée par des sages, par conséquent un modèle peu susceptible d'application pratique. Pour sentir ce qu'il y a de beau dans sa théorie, il faut la relier, comme il le fait lui-même, avec la théorie générale du monde. De même que le monde est un tout harmonique, ordonné sous l'autorité suprême de Dieu, de même que les astres et le monde sublunaire s'enchaînent et se suivent l'un l'autre, que l'esprit humain est composé des degrés successifs d'intelligence que nous expliquions tout à l'heure, que le corps humain est un tout organisé auquel le cœur préside, de même la cité, doit être un tout réglé à la ressemblance de ces nobles modèles.
On institue dans la cité une hiérarchie de gouvernants dominés par un chef suprême; les qualités que Farabi requiert de ce souverain semblent vraiment excessives. Ce chef, «qu'aucun autre homme ne gouverne aucunement», cet imam, maître de la cité parfaite, qui devrait être--c'est Farabi qui le redit--«maître de toute la terre habitée», doit posséder les qualités suivantes: une grande intelligence, une excellente mémoire, l'éloquence, le goût de l'étude, la tempérance, l'élévation de l'âme, l'amour de la justice, l'obstination sans faiblesse, la fermeté dans l'accomplissement du bien. Ce sont au reste à peu près les mêmes qualités que Platon requiert de ses gouvernants. Mais Farabi doutant, après Platon, qu'on puisse trouver tant de vertus réunies en un seul homme, résout cette difficulté avec une ingéniosité naïve: si l'on ne trouve pas ces qualités en un seul, dit-il, mais qu'on rencontre les unes dans un homme, les autres dans un autre, on mettra ces deux hommes à la tête de la cité; si on ne les trouve réunies toutes ensemble que dans trois hommes, on y mettra ces trois hommes; s'il en faut davantage, on en mettra davantage. Et c'est ainsi que son système aboutit à la république aristocratique.
Nous nous abstiendrons de résumer la métaphysique de Farabi. Les principales théories qui la constituent, celles de l'être nécessaire, de la procession de la multiplicité, de la hiérarchie des êtres, n'appartiennent pas en propre à ce philosophe, et nous aurons tout le loisir de les étudier dans la suite sous la direction d'Avicenne qui les a présentées avec un développement magnifique. Il est plus important pour nous d'achever de caractériser le système de Farabi, en montrant comment ce système a dans presque toutes ses parties essentielles des tendances et un aboutissement mystiques.
La politique, dont nous nous occupions il n'y a qu'un instant, a chez notre philosophe une fin mystique. Le but de la cité parfaite sur la terre est de procurer aux âmes des citoyens le bonheur après la mort. Et je ne puis résister au plaisir de citer le passage où Farabi nous montre ces âmes bonnes parvenant en possession de leur fin.
«Quand une troupe d'hommes a passé, dit-il, que leurs corps sont anéantis et que leurs âmes sont délivrées et heureuses, d'autres hommes leur succèdent dans leurs rangs, prennent leur place et font ce qu'ils faisaient. Quand cette autre troupe a passé aussi et est délivrée, ceux qui la composaient vont aussi vers la félicité, aux rangs des premiers passés, et chacun rejoint celui qui lui est semblable par l'espèce, la quantité et le mode. Ces âmes se joignent entre elles à la manière dont se joint un intelligible à un intelligible... Les voluptés des anciens trépassés s'augmentent par l'adjonction de ceux qui les rejoignent, car chaque âme comprend son essence et le semblable de son essence beaucoup de fois; donc la qualité de sa compréhension s'accroît; et cet accroissement est pareil à l'accroissement du talent du scribe par le temps qu'il passe à écrire. La jonction des âmes les unes aux autres correspond, pour le progrès du bonheur de chacune, à la répétition des œuvres du scribe par laquelle il progresse en facilité et en talent.» Cet accroissement est indéfini.
La théorie de la causalité chez Farabi est fort étrange. Nous la tirons du traité qui a pour titre les Gemmes de la sagesse, de l'édition de Dieterici. «(§ 48) Tout ce qui n'était pas, puis est, a une cause. Le néant n'est pas cause de la venue dans l'être. Si la cause n'était d'abord pas cause, puis le devient, elle requiert pour le devenir une autre cause; et l'on aboutit ainsi à un principe à partir duquel s'ordonnent les causes des choses selon la science qu'il en a.» Cela n'est encore, sous une forme concise, que la fameuse théorie de la cause première, parfaitement connue de tous les philosophes arabes. Mais immédiatement la pensée de Farabi fait un bond: «Or, ajoute-t-il, nous ne trouvons pas dans le monde de la génération d'impression produite ni de libre choix nouveau, si ce n'est d'après une cause; d'où l'on s'élève à la cause des causes; et l'homme ne peut commencer aucune action sans s'appuyer sur des causes extérieures qui ne sont pas de son choix, et ces causes s'appuient sur l'ordre, et l'ordre s'appuie sur le décret, et le décret s'appuie sur le jugement, et le jugement jaillit du commandement, et toute chose est décrétée.» Où sommes-nous? Évidemment nous avons franchi en trois lignes l'intervalle entre la philosophie grecque et la mystique orientale. Mais encore, sommes-nous parvenus à un système fataliste? Il serait malaisé de le savoir. L'auteur pourtant s'explique: «(§ 49) Si quelqu'un pense qu'il fait ce qu'il veut et choisit librement, qu'il recherche si son choix est produit en lui après n'y avoir pas été, ou non produit. S'il est non produit, il s'ensuit que ce choix l'accompagne depuis l'origine de son existence; et il faut alors qu'il soit attaché à ce choix sans pouvoir s'en distraire; donc son choix est déterminé en lui par quelque autre que lui. Et si ce choix est produit, tout produit requiert un producteur; et alors son choix est d'après une cause qui le détermine et un producteur qui le produit. Ce producteur, c'est lui, l'homme, ou un autre que lui; si c'est lui-même, ou bien il fait ce choix en raison d'un autre choix libre et cela s'enchaîne sans fin, ou bien ce choix s'effectue en lui autrement que par choix, et alors il est porté à ce choix par un autre que lui. Cet homme est ramené ainsi à des causes extérieures à lui, qui ne sont pas de son choix; et il aboutit au choix éternel qui a déterminé l'ordre de tout selon ce qu'il est. Donc tout ce qui est de bon ou de mauvais dépend des causes qui jaillissent de la volonté éternelle.»
Ce raisonnement si vigoureux conclut-il en définitive au déterminisme? En vérité, je n'oserais l'affirmer. Je ne vois dans aucune autre partie de l'œuvre de Farabi qu'il ait nié la liberté humaine. Il a partout le langage et le ton d'un homme qui croit à la morale et à l'acte libre. Au fond ce troublant système est à la fois déterministe et ne l'est pas. Aux yeux du philosophe, j'en demeure certain, l'homme est libre; mais pour lui aussi l'acte libre a une cause; et peut-être ici il conviendrait de donner au mot de cause un autre sens, un sens moins absolu que celui qu'il a dans la vie physique; toute cause, fût-ce en ce nouveau sens, est aussi causée, et la cause des causes est Dieu. Il y a donc là une contradiction ou du moins une opposition mystérieuse; l'intention de Farabi est apparemment de ne la résoudre qu'en mystique.
La psychologie de cet auteur s'épanouit aussi en mysticisme: «(§ 27 du même traité) Tu es composé de deux substances, l'une ayant figure, forme, mode, quantité, mouvement et repos, corporelle et divisible, l'autre distincte de la première par l'absence de ces qualités, séparée d'elle par l'essence, pouvant être atteinte par l'intelligence et non par l'imagination. Tu as été réuni du monde de la création et du monde du commandement, car ton esprit est du monde du commandement de ton seigneur et ton corps est de sa création.» Il est remarquable dans ce paragraphe combien la division bipartite de l'homme en esprit et en corps est tranchée; le plus souvent, chez les philosophes, c'est la division tripartite qui est mise en lumière, en esprit, âme et corps. «(§ 39) L'esprit humain est comme un miroir, et l'intelligence spéculative est comme son poli. Les intelligibles se dessinent en lui par effusion divine, comme les corps dans les miroirs polis.» Si le poli de ton esprit étant pur et aucun obstacle ne s'interposant, «tu te tournes vers le monde du commandement, tu joins le royaume supérieur et tu atteins la félicité suprême».--«(§ 41) L'esprit humain est ce qui va à la rencontre des intelligibles, substance non corporelle, indivisible, insaisissable, qui n'entre pas dans l'imagination et que le sens n'atteint pas, parce qu'elle est du domaine du commandement.» Mainte autre formule exprime cette opposition entre le sens et l'esprit, dont voici la plus condensée: «(§ 44) Le sens s'occupe de ce qui est du monde de la création, l'intelligence s'occupe de ce qui est du monde du commandement;» et cette formule est suivie de cette conclusion plus mystique encore: «Ce qui est au-dessus de la création et du commandement est voilé aux sens et à l'intelligence, et ce n'est voilé que parce que c'est découvert.»
Dieu est connaissable selon Farabi: «(§ 45) L'essence unitaire ne peut être atteinte par aucune voie; mais elle peut être connue par ses qualités. La meilleure voie à son endroit consiste à reconnaître qu'elle est inaccessible.» La théorie de Dieu est profonde: «(§ 8) L'être nécessaire n'a ni genre, ni espèce, ni différence... Il est le principe d'où tout découle.» Il est intérieur et extérieur, manifeste et caché à la fois. «(§ 53) Il est extérieur dans son essence, et, à force d'être extérieur, il est intérieur;» c'est-à-dire: l'éclat de sa manifestation est tel qu'il aveugle et qu'il en est caché. «Tout ce qui apparaît, apparaît par lui;» tout est visible en lui, comme dans la lumière du soleil. Après sa manifestation par son essence, il a une seconde manifestation par ses signes; «cette seconde manifestation est en connexion avec la multiplicité, et jaillit de la première manifestation qui est l'unité». Voici quelques formules touchant la connaissance en Dieu: «(§ 54) On ne peut pas dire que la Vérité première saisit les choses qui sortent de son décret du fait de ces choses mêmes, comme les choses sensibles sont perçues par le fait de leur présence et de l'impression qu'elles font en nous... Elle saisit les choses par son essence, car lorsqu'elle regarde son essence, elle regarde la puissance très haute qui est en elle, et en la puissance elle voit ce qui est décrété; elle voit donc le tout, et sa science de son essence est cause de la science qu'elle a d'autre chose... La science qu'a la Vérité première de l'obéissance de son serviteur, obéissance qu'elle a décrétée, est cause de la science qu'elle a qu'il obtiendra sa miséricorde.»--«(§ 55) En la science de Dieu est la multiplicité infinie, en rapport avec la multiplicité infinie des connus et conformément à sa puissance et à son décret infini. Il n'y a pas de multiplicité dans l'essence, mais postérieurement à l'essence, car la qualité est après l'essence, non selon le temps, mais selon le rang.»
En tout ceci l'on voit que Farabi s'écarte de la théorie philosophique d'après laquelle Dieu ne connaît pas le monde; et qu'il se laisse verser dans l'opinion mystique où l'être de Dieu peut tout, décrète tout, voit tout et connaît tout. Farabi dépasse en quelque sorte le problème scolastique; à chaque instant il passe les bornes de la philosophie pour entrer dans la mystique. Voyez ceci encore: «(§ 13) Tu regardes l'unité et elle est la puissance; tu regardes la puissance et elle appelle la science seconde qui enveloppe la multiplicité. Là est l'horizon du monde de la souveraineté que suit le monde du commandement où le Kalam court sur la tablette. L'unité devient multiplicité où l'ombre du lotus céleste porte et où sont projetés l'esprit et le verbe. Là est l'horizon du monde du commandement que suivent le tabernacle et le trône 90, les cieux et tout ce qu'ils renferment, tout être chantant les louanges de Dieu. Puis les cieux tournent selon le principe, et là est le monde de la création, d'où l'on retourne au monde du commandement par lequel tout redevient un.»
Farabi a mêlé la nomenclature coranique à la nomenclature philosophique; mais il a en réalité abandonné le Coran et la philosophie, pour entrer dans des régions où nous ne pouvons le suivre, présentement au moins. Nous nous détournerons de ces doctrines, et nous accepterons de lui ce reproche presque pascalien: «(§ 11) Tu t'éloignes de l'unité; l'éternité t'épouvante.»
Il nous reste à dire quelques mots d'un ouvrage de Farabi qui semble devoir être très intéressant, à en juger par son titre, qui l'est assurément par son intention, mais dont la lecture est un peu décevante: nous voulons parler de son traité sur la Concordance de la philosophie de Platon et d'Aristote. Comme nous l'avons déjà indiqué, Farabi ne croit pas qu'il y ait plusieurs philosophies, mais une seule, et il n'admet pas en principe de différence entre les opinions des deux maîtres grecs. C'était sans nul doute la croyance traditionnelle à cette époque que leurs philosophies concordaient; mais, en étudiant leurs œuvres authentiques ou apocryphes, un certain nombre de savants contemporains de notre auteur avaient cru remarquer que cette concordance n'existait pas sur plusieurs points, et c'est à eux que Farabi répond dans ce traité.
Il constate d'abord que Platon et Aristote ont compris tous deux la philosophie de la même manière, comme la science des êtres et de leurs états, que tout le monde, dans les diverses langues, est d'accord pour les placer conjointement en tête de la philosophie, et que par conséquent ils doivent s'accorder; c'est évidemment la thèse traditionnelle. Il indique ensuite, au point de vue logique, quelques causes d'erreurs possibles dans l'interprétation de leurs œuvres. Parmi les différences que l'on signalait entre Platon et Aristote étaient celles-ci: que Platon s'était tenu à l'écart des affaires temporelles, tandis qu'Aristote les avait aimées et avait recherché la fortune et les honneurs; que Platon avait parlé par allégories et par mythes et exigé pour l'intelligence de ses livres la pureté du cœur, au lieu qu'Aristote avait classé et ordonné les idées et les avait expliquées pour l'usage de tous; que Platon avait placé en tête des substances, les plus excellentes, les plus proches de l'esprit et les plus éloignées des sens, au lieu qu'Aristote avait enseigné que les individus étaient les premières substances,--simple différence de point de vue, selon Farabi;--que, encore, en un certain passage du Timée, Platon avait paru ne pas regarder comme nécessaire la conclusion d'un syllogisme, dont les prémisses étaient: «L'être est plus excellent que le non-être; la nature aspire au plus excellent», alors que, d'après Aristote, la conclusion d'un tel syllogisme eût été nécessaire;--sans parler d'autres différences sur les chapitres de la physique, de la logique et de la politique.
Farabi résout avec finesse ces contradictions alléguées, sans pourtant émettre de vue assez originale pour mériter que nous nous y arrêtions. Mais, à propos de la théorie de la connaissance, il interprète l'hypothèse de la réminiscence platonicienne en un sens empiriste qui vaut d'être noté. Aristote, dit-il, a montré dans les Analytiques que les connaissances ne viennent dans l'âme que par la voie des sens; ainsi les connaissances viennent d'abord sans qu'on les cherche et la science n'est pas une réminiscence; mais, au moment où l'on devient conscient de la science, il s'est déjà formé d'une manière insensible des connaissances dans l'âme, et, à cause de cela, l'âme, apercevant ces connaissances, croit qu'elles sont permanentes en elle et a l'illusion qu'elle s'en ressouvient. Cependant, en réalité, «l'intelligence n'est autre chose que l'expérience, et, par la multiplication des expériences, se perfectionne l'intelligence. C'est cela même, insiste notre auteur, qu'a entendu Platon lorsqu'il a dit qu'apprendre est se ressouvenir. Celui qui réfléchit et cherche fait effort pour s'emparer de ce que l'expérience a déjà mis en son âme, et c'est comme s'il se ressouvenait». Il faut avouer que voilà une tentative de conciliation singulièrement hardie.
Sur la question de l'éternité du monde, les contemporains de Farabi, dit celui-ci, pensaient qu'Aristote avait cru le monde éternel et Platon au contraire. Farabi n'admet pas que telle ait été l'opinion d'Aristote. Il prétend qu'on lui a attribué cette croyance à cause d'un exemple des Topiques et d'une proposition du traité du Ciel; mais que l'enseignement véritable d'Aristote a été que le temps est le compte du mouvement de la sphère et produit avec ce mouvement; il a donc dû croire que le Créateur a fait paraître le monde tout d'un coup sans le temps, et que du mouvement du monde s'est produit le temps.
Le reste du traité est à peu près sans valeur pour nous, les thèses qui y sont attribuées à Aristote étant tirées de l'ouvrage apocryphe intitulé la théologie d'Aristote.
L'on voit maintenant, je l'espère, quelle est l'ampleur, et l'originalité de l'œuvre de Farabi, œuvre qui contient des oppositions que nous, moins hardi que ne l'a été notre philosophe à l'égard de ses modèles grecs, nous ne nous chargeons pas de résoudre. Empiriste et mystique, politique et ascète, logicien et poète, Farabi fut une nature véritablement puissante et singulière. Il est, à mon sens, plus attrayant qu'Avicenne, ayant plus de feu intérieur, capable d'élans plus brusques et de coups moins prévus. Sa pensée fait des bonds comme celle d'un lyrique; sa dialectique est aiguë, ingénieuse et contrastée; son style a des mérites de concision et de profondeur rares, que rehausse encore une sorte de lustre poétique. A notre point de vue Farabi a sans doute rendu de grands services à l'étude de la philosophie; mais il a sauté par-dessus le problème scolastique, et il semble bien qu'au lieu de rechercher une alliance solide et rationnelle entre la tradition grecque et la théologie de l'islam, il ait simplement accolé des opinions tout à fait disparates, dont il se réservait de découvrir l'inexplicable lien dans les hauteurs de la mystique.
Le titre d'encyclopédiste convient certes aux philosophes dont nous venons de parler. Encyclopédistes, ils l'ont été, et par la nature de leur esprit et par celle de leurs travaux. Cependant, en mettant ce titre en tête de ce chapitre, nous avons eu plus particulièrement en vue une société de philosophes vulgarisateurs et propagandistes qui s'est donné d'une façon plus expresse la tâche de constituer, à l'usage du public, l'encyclopédie des sciences: nous voulons parler des frères de la pureté. Précisément parce que les frères de la pureté ont été des vulgarisateurs, nous ne leur accorderons pas une très haute importance, et nous traiterons d'eux assez brièvement. Nous sommes d'ailleurs encouragés à ce laconisme par cette circonstance qu'un orientaliste allemand, dont nous avons déjà cité le nom, Frédéric Dieterici, a consacré à ces philosophes une série de travaux amplement développés qui forment sur ce sujet toute une littérature 91.
On ne connaît pas d'une façon très précise l'origine de cette société. On sait seulement que, vers le milieu du quatrième siècle de l'hégire, au moment où le khalifat de Bagdad touchait à son déclin, quelques philosophes se rassemblèrent à Basrah, en un terrain éloigné du centre de l'empire, ouvert à diverses influences, propre à devenir un centre de spéculation libre et de propagande hardie. L'on a remarqué que cette organisation d'une société philosophique fermée n'était pas une nouveauté dans l'islam. Le poète Bacchâr fils de Bord avait fait partie naguère d'une société semblable 92 avec Wâsil, fils d'Atâ, le fondateur de la secte motazélite. Les philosophes de Basrah furent appelés halîf es-safâ (alliés de la pureté), nadîm es-safâ (commensaux de la pureté) et plus communément les frères de la pureté (ikhwân es-safâ) 93.
Note 91: (retour) Dieterici a édité des extraits des traités des frères de la pureté: Die Abhandlungen der Ichwân es-Safâ in Auswahl, Leipzig, 1883-1886. Il a en outre consacré principalement à ces traités les ouvrages suivants: Die Philosophie der Araber im X. Jahrhundert n. Chr., 1re partie, le Macrocosme, Leipzig, 1876; 2e partie, le Microcosme, Leipzig, 1879.--Die Logik und Psychologie der Araber im zehnten Jahrhundert n. Chr., Leipzig, 1868.--Die Propædeutik der Araber im zehnten Jahrhundert, Berlin, 1865.--Die Anthropologie der Araber im zehnten Jahrhundert, Leipzig, 1871.--Die Naturanschauung und Naturphilosophie der Araber im X. Jahrhundert, Leipzig, 2e éd., 1876.--Die Lehre von der Weltseele bei den Arabern im X. Jahrhundert, Leipzig, 1872.--Der Streit zwischen Mensch und Thier, ein arabisches Märchen, trad. Berlin, 1858; éd. 2e, Leipzig, 1881.
Cette association n'était pas une simple société philosophique; elle était quelque chose de plus; il serait malaisé de dire exactement quoi. Il plane autour d'elle un certain mystère qui ne laisse pas complètement discerner ni son but ni ses pratiques ni ses moyens d'action. Assurément les frères de la pureté avaient d'autres outils de propagande que leurs écrits. Ceux-ci même ne disent pas tout, ni tout ce qu'ils étaient ni tout ce qu'ils voulaient. Ils avaient une action politique; ils formaient, dans les villes où ils s'établissaient, des espèces de loges où seuls les frères pouvaient entrer 94. Ils n'admettaient d'ailleurs pas parmi eux uniquement des philosophes. Tout le monde, en principe, pouvait être reçu dans l'ordre. Chacun y avait son rôle selon ses capacités. L'un donnait l'enseignement, l'autre donnait l'argent. Ceux qui n'avaient ni la puissance de l'esprit ni celle de la fortune étaient voués à des œuvres plus humbles. C'était en somme une société universelle composée d'éléments inégaux reliés entre eux par une administration dont les ressorts nous échappent et par un esprit que nous connaissons un peu. On trouverait sans peine dans notre temps l'exemple de quelque société semblable.
Note 94: (retour) Dieterici, Die Abhandlungen der Ichwân es-Safâ, p. 609: «Il faut que nos frères, dans chaque pays où ils se trouvent, aient une salle particulière pour s'y réunir à des temps déterminés... où personne d'autre qu'eux n'ait le droit d'entrer, et où ils puissent étudier leurs sciences et s'entretenir de leurs secrets.»
Dans leur propagande, les frères de la pureté se présentaient, peut-on croire, tout d'abord comme des moralistes. Ce qu'ils offraient à leurs recrues, c'était les moyens de purifier leurs âmes, c'était la vérité religieuse, c'était la science, au sens moral et presque mystique du mot, c'est-à-dire celle qui enseigne le salut. Qu'une société se permît dans l'islam d'annoncer de sa propre autorité un évangile de salut, et qu'elle y attirât les âmes par des voies secrètes, cela prouve évidemment que sa doctrine s'écartait de celle de l'islamisme. Vue dans son ensemble, telle que nous la connaissons par les traités des frères, cette doctrine ne se distinguait après tout que fort peu de celle des philosophes. Les frères de la pureté peuvent figurer à côté des philosophes comme les vulgarisateurs de leur œuvre et comme ses propagandistes dans les milieux populaires. Mais par ce fait même que la philosophie est vulgarisée chez eux, elle présente, relativement à la façon dont elle se manifeste chez les philosophes de profession, certaines différences d'aspect qu'il est utile de noter.
La doctrine philosophique est, dans la société, moins ferme que chez ses représentants indépendants; elle est encore plus syncrétique; elle a plus d'attrait pour les légendes; elle verse plus aisément dans le mysticisme; les idées mystiques y sont évoquées à chaque instant au lieu qu'elles n'apparaissaient que comme couronnement ou comme terme dans la philosophie savante. La science y est plus mêlée de religiosité; les frères de la pureté admettaient concurremment avec les écrits des philosophes ceux de Moïse et des autres prophètes, et ce petit mot «autres» doit être interprété avec beaucoup de latitude. Enfin la note morale est dominante dans leur enseignement. Pour chaque décade d'années il était promis quelque avantage à ceux qui avaient persévéré pendant ce temps; celui qui avait persévéré cinquante ans acquérait à cet âge l'intelligence angélique.
Mais le point le plus curieux à signaler à propos de cette doctrine, c'est la façon dont les frères de la pureté posèrent le problème scolastique. Ils le posèrent en effet, et d'une manière absolument formelle, mais avec une restriction aussi brève qu'importante qui ne se trouve pas chez les philosophes et par laquelle la question est faussée. Jamais les philosophes ne prononcèrent aucune attaque directe contre la foi musulmane. La position du problème scolastique comportait chez eux l'acceptation intégrale de la science et de la loi. Les frères de la pureté furent, à cet égard, beaucoup plus hardis ou peut-être simplement plus francs. Ils pensèrent--nous apprend le soufi Abou Hayân et-Tauhîdi 95, qui mourut en 380 ou 400 et qui fut lui-même encyclopédiste,--que la loi religieuse n'était pas parfaite, qu'elle contenait des erreurs dont elle avait besoin d'être purifiée et qu'elle ne pouvait l'être que par la philosophie. Ils croyaient que, si l'on liait étroitement la loi arabe avec la philosophie grecque, on arriverait à la véritable perfection doctrinale. C'est pour atteindre ce but qu'ils rédigèrent leur encyclopédie.
Les écrits des frères de la pureté comprennent cinquante et un traités portant sur l'ensemble des sciences humaines. Les sciences y sont groupées un peu autrement que les philosophes n'ont coutume de le faire, en quatre classes renfermant: les sciences des mathématiques et de la philosophie générale, celles de la nature et des corps, de l'âme et de l'esprit, de la loi et de Dieu. Ces traités furent rédigés probablement par plusieurs membres de la société parmi lesquels on nomme Abou Soléïman el-Mokaddasi. Un mathématicien espagnol Maslamah de Madrid (mort en 395 ou 398), ayant voyagé en Orient, en rapporta dans sa patrie la collection des traités et il en refit peut-être une rédaction nouvelle à laquelle il préposa son nom; à cause de cela, cette encyclopédie lui fut quelquefois attribuée.
Les traités s'adressaient aux frères. Ils étaient censés renfermer la science synthétique et complète, et ils devaient fournir au lecteur la substance mêlée de tous les autres livres. «D'une façon générale, y est-il dit 96, il ne faut pas que nos frères dédaignent aucune des sciences ni qu'ils critiquent aucun des livres des sages, ni qu'ils méprisent aucune croyance, parce que notre doctrine et notre croyance englobent toutes les croyances et rassemblent toutes les sciences.»
Aux indications que nous venons de donner, il suffira d'ajouter deux ou trois citations pour achever de faire comprendre le caractère de cette encyclopédie, beaucoup moins intéressante comme dépôt de science qu'à cause des tendances philosophiques et sociales qu'elle représente.
Dans l'un des traités se trouve un apologue étendu 97 et dont la rédaction est assez colorée, dans lequel on voit des hommes de diverses nations, Grecs, Indiens, Persans, Tartares, Arabes, disputer avec les animaux sur les avantages relatifs de l'homme et de l'animal, en présence du roi des génies. L'homme, après avoir vu réduits à néant tous les avantages qu'il croyait pouvoir tirer du raffinement de ses plaisirs sensibles, de la perfection de ses métiers et de ses arts, est conduit à reconnaître qu'il n'a pas sur l'animal d'autre supériorité réelle que celle de sa moralité. Cette conclusion est exprimée en ces termes 98: «Maintenant, mon frère, demeure convaincu que ces qualités par lesquelles l'homme remporta la victoire sur les espèces animales en présence du roi des génies, consistent dans la garde de ces sciences et de ces connaissances, que nous, d'une façon aussi brève et aussi directe que possible, nous avons réunies dans ces cinquante et un traités.» Voilà bien l'indication d'un système de propagande à base morale.
Il est amusant de trouver dans ces écrits certains aspects inférieurs de théories philosophiques en elles-mêmes très hautes, qui sous ces formes grossières ont joui d'une grande vogue jusque vers notre temps. Par exemple, la profonde théorie pythagoricienne des nombres y apparaît telle que parfois encore de nos jours on la présente aux jeunes enfants. Le créateur a ordonné les êtres selon la série des nombres 99 et à chaque espèce d'être convient un nombre déterminé. Telles choses s'associent par deux: la matière et la forme, la cause et l'effet, le jour et la nuit, le mâle et la femelle; telles s'associent par trois: les trois dimensions de l'espace, les trois divisions du temps, passé, présent et avenir, les trois modes des choses, possible, impossible et nécessaire; telles par quatre: les quatre natures physiques, le chaud, le froid, le sec et l'humide, les quatre éléments, les quatre humeurs du corps humain, les quatre saisons, les quatre points cardinaux, etc. C'est de la philosophie tout à fait populaire.
Une autre théorie, qui fut aussi très répandue au moyen âge et dont l'origine est très élevée, c'est celle du macrocosme et du microcosme. Le monde est un grand homme. La sphère extérieure forme son corps, les parties du monde sont ses membres. Le monde est animé, comme l'homme, par l'âme universelle; comme l'homme se gouverne par son intelligence, le monde est régi par l'intellect universel. Les forces de la nature sont ses facultés motrices. L'homme à l'inverse est un petit monde. Son corps est le chef-d'œuvre de la nature; son imagination, son intelligence saisissent l'ensemble des êtres et enferment en elles un résumé de toutes les choses.
Ces comparaisons ne sont au premier abord que belles; mais si on y insiste, elles ne laissent pas de donner lieu à des considérations assez savantes. Les frères de la pureté y ont insisté, et en un sens très néoplatonicien 100: Dieu a l'être et l'excellence parfaites; il connaît toutes les choses avant qu'elles soient; il peut les appeler à l'être quand il veut. En sa sagesse il répand la plénitude et l'excellence, comme le soleil répand la lumière. Le commencement de cette effusion qui émane de lui s'appelle la raison créatrice. C'est une substance simple, lumière pure, de la plus grande perfection; les formes de toutes choses sont en elles, comme les formes de l'objet connu sont dans l'esprit connaissant. Un second degré d'effusion produit l'âme universelle, substance spirituelle et simple. De l'âme sort une autre émanation que l'on appelle la matière universelle. La première forme que reçoit cette matière originelle est celle de l'étendue. La matière seconde qui en résulte devient matière des corps. A ce point s'arrête l'émanation. Puis l'âme s'unit aux corps, leur donne excellence et beauté. La première forme que l'âme crée dans les corps est celle de la sphère céleste. Le plus épais et le plus ténébreux des corps est la terre. Dieu, pour ainsi dire, laisse faire cette création; mais il la veut et la connaît en acte.
Enfin voici un appel des frères à leurs adeptes 101, qui fournit un très curieux exemple du syncrétisme de leur doctrine: Monte, disent-ils, comme Noé, le vaisseau du salut. Nous te sauverons des vagues de la mer de matière, pour que tu n'y sombres pas. Viens dans le royaume des cieux qui fut montré à Abraham notre père. Ne voudrais-tu pas apparaître avec Moïse au côté droit de la montagne du Sînâ? Ne voudrais-tu pas être pur des impuretés de la chair, comme Jésus qui est si près de Dieu? Ne voudrais-tu pas sortir hors des ténèbres d'Ahriman pour voir Jezdan? Ou bien encore ne voudrais-tu pas être introduit dans les temples d'Ad et de Tamoud, pour y voir les sphères célestes dont parle Platon, et qui ne sont pas les sphères des étoiles, mais des intelligences?
Nous sommes arrivé au terme de la première partie de notre œuvre. Nous nous sommes mû le long de quatre siècles, suivant le mouvement de la pensée philosophique dans le monde musulman. Nous avons vu que le travail de ce temps a principalement consisté dans la position du problème scolastique et dans le dégagement progressif de ses solutions. Maintenant nous nous arrêterons et, nous établissant sur un sol stable, nous examinerons à loisir la première grande solution que reçut ce problème de la main d'Avicenne.
CHAPITRE V
AVICENNE.--SA VIE ET SA BIBLIOGRAPHIE
Le lecteur qui a bien voulu nous suivre jusqu'ici, doit être débarrassé maintenant d'un certain préjugé avec lequel il se peut qu'il ait abordé cette histoire. Quelques personnes en effet ont dû supposer, en nous entendant parler de grands philosophes arabes, que ces hommes n'étaient grands que par rapport à leur temps et à leur race, mais qu'il serait téméraire de prétendre les comparer aux philosophes et aux savants illustres nés dans d'autres milieux. Or il est déjà visible que des érudits comme ceux que nous avons nommés, des Sergius de Rasaïn, des Honéïn fils d'Ishâk, des Tâbit fils de Korrah, des Kindi et des Farabi, pour n'en rappeler que quelques-uns, sont dignes, tant par la puissance et l'originalité de leur nature que par le nombre et la valeur de leurs travaux, d'être classés parmi ceux qui, sans égard au milieu ni au temps, ont le mieux mérité de l'esprit humain. Mais lorsque nous aurons parlé d'Avicenne, il ne sera plus possible, je pense, de conserver aucun doute sur le rang auquel de tels hommes doivent être placés; après qu'on se sera rendu compte de la physionomie extraordinaire de ce personnage, de la précocité de ses talents, de la promptitude et de l'élévation de son intelligence, de la netteté et de la force de sa pensée, de la multiplicité et de l'ampleur de ses œuvres composées au milieu des agitations incessantes de sa vie, de l'impétuosité et de la diversité de ses passions, on demeurera convaincu que la somme d'activité dépensée dans une telle existence, dépasse énormément celle dont seraient capables, même encore de nos jours, des types humains moyens.
Nous connaissons la vie d'Avicenne par une source excellente, qui a peu d'analogues dans la littérature arabe. C'est une biographie que le philosophe lui-même rédigea et qui fut recueillie et achevée par son disciple el-Djouzdjâni. Ibn abi Oseïbia nous a conservé ce précieux document 102; nous ne pouvons mieux faire que de le reproduire en majeure partie. Mais afin de lire ce récit sans trop de trouble, il convient de se replacer d'abord dans l'histoire générale de l'Orient musulman à l'époque d'Avicenne.
La vie de notre philosophe s'étend sous les règnes des khalifes Tây, Kâdir et Kâïm. Les noms de ces souverains sont dépourvus d'éclat, relativement à ceux des Mansour, des Réchîd et des Mamoun. C'est qu'en effet, nous sommes arrivés à l'époque de la décadence du khalifat abbaside. L'autorité centrale des khalifes de Bagdad s'affaiblit, et de divers côtés se lèvent des aventuriers qui fondent des dynasties rivales. Déjà, sous le règne de Mottaki, les princes Hamdanites de Mosoul, Nasîr ed-Daoulah et Séïf ed-Daoulah, dont les armes glorieuses se tournèrent, en dehors du monde musulman, contre les Byzantins et contre les Russes, avaient disputé aux émirs turcs la garde du khalife avec le titre d'émir el-omarâ. Nous avons vu Farabi s'attacher à la personne de Séïf ed-Daoulah.
Sous Mostakfi, les Bouyides, fils d'un pauvre pêcheur des bords de la Caspienne qui prétendait descendre du roi de Perse Sassanide Sâbour Dou'l-Aktâf, entrèrent à Bagdad à la tête de troupes du Deïlem en 334; Mostakfi fut déposé et aveuglé et remplacé par Mouti. Le chef bouyide Moizz ed-Daoulah s'étant arrogé le titre nouveau de sultan, fit adjoindre son nom, dans les prières publiques, à celui du khalife. Les princes Bouyides penchèrent pour les croyances des Rafédites: ils instituèrent et firent célébrer à Bagdad même, au jour d'Achoura, en l'année 352 et les années suivantes, la fête chiite de la commémoration de Hoséïn, fils d'Ali. Appuyés sur les émirs Deïlémites, les sultans Bouyides jouèrent pendant quelques années, à côté des khalifes, le rôle de maires du palais. Ils contraignirent le faible Mouti, devenu paralytique, à abdiquer. Tây régna dix-huit ans, presque inconnu; il fut à la fin déposé et emprisonné; Kâdir, mis à sa place, régna quarante et un ans, sans que sa personnalité marquât dans l'histoire; enfin sous son successeur Kâïm, la dynastie des Bouyides, usée par des querelles intestines, sombra; mais ce ne fut que pour être remplacée par la dynastie plus fameuse des Turcs Seldjoukides. Pendant le temps de leur domination, les membres de la famille Bouyide s'étaient dispersés dans l'empire. En 365, Rokn ed-Daoulah, le frère de Moizz ed-Daoulah, étant devenu vieux, avait partagé les pays soumis à son autorité entre ses enfants. A l'un il avait donné la Perse et le Kerman, à un autre Rey et Ispahan, à un troisième Hamadan et Dînawer 103; nous allons voir Avicenne se transporter de l'une à l'autre de ces résidences.
A Bokhâra, régnait la dynastie des Samanides dont la puissance datait de la fin du troisième siècle de l'hégire. Mansour fils de Nouh le Samanide, surnommé le maître du Khorâsan, mourut en 365 et eut pour successeur Nouh fils de Mansour. Celui-ci fut le premier protecteur d'Avicenne.
Dans le sud de l'empire des khalifes avait paru, dès le règne encore glorieux de Moktafi, la secte étrange des Karmates. Nous en avons parlé dans un autre ouvrage 104. L'élan des Karmates était déjà arrêté à l'époque d'Avicenne; mais la grande et fameuse secte des Ismaéliens, à laquelle se rattachait celle-là, avait conquis alors le pouvoir politique en Égypte et fondé, sur les ruines de dynasties passagères, l'importante dynastie des Fâtimides.
L'état de l'empire musulman au temps où nous sommes placés, peut donc être représenté comme celui d'une féodalité indisciplinée et orageuse, où, sous un pouvoir central énervé et désorganisé, une foule de pouvoirs vassaux s'élèvent tour à tour, dominent dans une portion de l'empire, puis s'éclipsent. Des races et des croyances s'entre-choquent, progressant ou reculant selon la fortune des aventuriers politiques qui les incarnent. D'une façon générale, l'esprit arabe décline; l'ancien esprit persan a des réveils, mais il ne parvient pas à se dégager tout à fait du chaos, empêché qu'il en est par des ressauts de barbarie que produit surtout l'élément turc 105. Cependant la science poursuit ses destinées, au hasard des protections éphémères que lui accordent de-ci de-là quelques personnages princiers. C'est dans un tel milieu, dont la vie d'Avicenne reflète le caractère trouble et tempétueux, que ce philosophe donna pour la première fois une expression claire, ordonnée et complète de ce système grandiose et calme que nous nommons la scolastique.
Abou Ali el-Hoséïn fils d'Abd Allah fils de Sînâ, vulgairement appelé Avicenne 106, raconte ce qui suit:
Son père qui était originaire de Balkh était venu dans le pays de Bokhâra au temps de Nouh fils de Mansour; il habitait le bourg de Kharmeïtan, dans le voisinage de Bokhâra, où il exerçait la profession de changeur; il avait épousé une femme d'Afchanah. Cette femme lui donna deux fils, dont notre philosophe était l'aîné. Il naquit l'an 375 dans le mois de Safar. Après la naissance de ces enfants, les parents d'Avicenne se transportèrent à Bokhâra.
Note 105: (retour) On aura une idée précise de l'histoire orientale de ce temps, en lisant le beau travail de M. F. Grenard, la Légende de Satok Boghra Khân et l'histoire, Journal Asiatique, janvier 1900. Les princes turcs, pris individuellement, furent parfois protecteurs de la science; le jugement que nous portons ici est général et s'applique à la race.
Avicenne tout jeune fut confié à un maître pour apprendre le Coran et les éléments des belles-lettres. A dix ans, il avait déjà fait tant de progrès qu'il excitait l'admiration. Il vint vers ce temps-là dans la ville de Bokhâra des missionnaires ismaéliens d'Égypte, qui enseignaient la théorie de leur secte touchant l'âme et la raison; le père d'Avicenne embrassa leur doctrine; quant à notre philosophe, il nous dit «qu'il entendait et qu'il comprenait ce que ces gens disaient, mais que son âme ne le recevait pas». Ces missionnaires enseignaient aussi des sciences profanes, la philosophie grecque, la géométrie et le calcul indien. Avicenne apprit cette espèce de calcul d'un marchand de légumes. Il étudia aussi avec succès la jurisprudence et la controverse sous un ascète du nom d'Ibrâhim.
Après cela vint à Bokhâra un individu du nom d'en-Nâtili qui posait en philosophe. Le père d'Avicenne, très ami des sciences à ce qu'il semble et zélé pour l'avancement de son fils, fit loger ce personnage dans sa maison, dans l'espoir que le jeune homme apprendrait beaucoup de lui. Avicenne étudia sous sa direction les principes de la logique; mais quant aux détails de cette science, cet homme n'en avait pas connaissance, et toutes les fois qu'une question se posait, le disciple la résolvait mieux que son maître. Avicenne se mit alors à étudier par lui-même; il lut les traités de logique et il en examina attentivement les commentaires. Il fit de même pour la géométrie d'Euclide. Il en apprit les cinq ou six premières propositions avec Nâtili, puis il acheva le livre seul. Il passa ensuite à l'étude de l'Almageste qu'il nous dit avoir compris avec une facilité merveilleuse. Nâtili le quitta et s'en alla à Korkandj. Avicenne lut encore les Aphorismes des philosophes puis divers commentaires sur la physique et la théologie, et, selon son expression, «les portes de la science lui furent ouvertes».
Il désira alors apprendre la médecine, et comme «cette science, affirme-t-il, n'est pas difficile», il y fit de très rapides progrès. Après s'y être initié dans les livres, il se mit à visiter les malades, et il acquit des traitements empiriques plus d'expérience qu'on ne saurait dire. Les médecins commencèrent à venir étudier sous sa direction. Il n'avait en ce temps-là que seize ans.
Parvenu à ce point, il consacra un an et demi à la lecture; il ne fit plus, durant ce temps, autre chose que de lire et de relire les livres de logique et de philosophie. «Toutes les fois que j'étais embarrassé dans une question, raconte-t-il, et que je ne trouvais pas le terme moyen d'un syllogisme, je m'en allais à la mosquée, et je priais et suppliais l'auteur de toutes choses de m'en découvrir le sens difficile et fermé. La nuit, je revenais à ma maison; j'allumais le flambeau devant moi, et je me mettais à lire et à écrire. Quand j'étais dominé par le sommeil ou que je me sentais faiblir, j'avais coutume de boire un verre de vin qui me rendait des forces, après quoi je recommençais à lire. Quand enfin je succombais au sommeil, je rêvais de ces mêmes questions qui m'avaient tourmenté dans la veille, en sorte qu'il arriva que, pour plusieurs d'entre elles, j'en découvris la solution en dormant.»
Le jeune philosophe approfondit ainsi la série des sciences logiques, physiques et mathématiques, jusqu'au point où l'homme peut atteindre; et il n'y fit plus, dit-il, de progrès depuis lors. Puis il se tourna vers la métaphysique. Mais malgré cette extrême facilité et cette prodigieuse puissance de travail dont il se vante, non sans insistance, la Métaphysique d'Aristote lui resta longtemps inaccessible. «Je lus ce livre, dit-il, mais je ne le compris pas, et la donnée m'en resta obscure au point que, après l'avoir relu quarante fois, je le savais par cœur et ne le comprenais pas encore. Je désespérai et je me dis: Ce livre est incompréhensible. Un jour, je me rendis à l'heure de l'asr chez un libraire, et j'y rencontrai un intermédiaire qui avait en mains un volume dont il faisait l'éloge et qu'il me montra. Je le lui rendis d'un air ennuyé, convaincu qu'il n'y avait pas d'utilité dans cet ouvrage. Mais cet homme me dit: Achète-le-moi; c'est un livre à bon marché; je te le vends trois dirhems; son possesseur a besoin d'argent. Je le lui achetai. C'était un ouvrage d'Abou Nasr el-Farabi sur les intentions d'Aristote dans le livre de la métaphysique 107. Je rentrai chez moi et je m'empressai de le lire. Aussitôt tout ce qu'il y avait d'obscur dans ce livre se découvrit à moi, car déjà je le savais par cœur. J'en conçus une grande joie, et le lendemain, je distribuai aux pauvres des aumônes abondantes pour rendre grâces à Dieu.»
En ce temps-là le sultan de Bokhâra était toujours Nouh fils de Mansour. Ce prince étant tombé malade, Avicenne fut appelé et le guérit. Il devint ensuite l'un de ses familiers. Avicenne demanda à Nouh la permission d'entrer dans sa bibliothèque. C'était, nous dit-il, une bibliothèque incomparable, formée de plusieurs chambres qui contenaient des coffres superposés, remplis de livres; dans une chambre étaient les livres de droit, dans une autre la poésie, et ainsi de suite. Avicenne découvrit là des livres extrêmement rares qu'il n'avait jamais vus auparavant et qu'il ne retrouva plus depuis. Cette bibliothèque brûla quelque temps après. Des envieux prétendirent que le philosophe l'avait lui-même incendiée pour être assuré de posséder seul les connaissances qu'il y avait acquises.
Avicenne n'avait pas encore dix-huit ans qu'il avait achevé de parcourir le cycle des sciences. «A ce moment-là, affirme-t-il, je possédais la science par cœur; maintenant elle a mûri en moi; mais c'est toujours la même science; je ne l'ai pas renouvelée depuis.» Il commença à écrire à l'âge de vingt et un ans. Il écrivit ordinairement à la requête de différents personnages, pour la plupart peu connus. L'un de ses voisins nommé Abou'l-Hoséïn el-Aroudi lui demanda un livre général sur la science; il le fit et l'appela du nom de cet homme: la Philosophie d'Aroudi; un autre, Abou Bekr el-Barki, lui demanda un commentaire philosophique, et il rédigea le traité du Résultant et du résulté, ainsi qu'un traité sur les Mœurs.
A l'âge de vingt-deux ans, notre philosophe perdit son père, et sa situation changea. Il entra dans la vie politique et fut investi de quelques charges par le sultan. Mais la nécessité, dit-il, le força à quitter Bokhâra et à émigrer à Korkandj. Là, Abou'l-Hoséïn es-Sahli, qui était ami des sciences, remplissait les fonctions de vizir auprès de l'émir Ali fils de Mamoun. Avicenne séjourna dans cette petite cour sous l'habit de jurisconsulte. Puis la nécessité, selon son expression, le força encore à quitter Korkandj. Il passa à Nasâ, à Bâwerd, à Tous et dans d'autres villes, et il parvint enfin à Djordjân. Son intention avait été de se placer sous la protection de l'émir Kâbous; mais tandis qu'il était en la compagnie de ce personnage, il arriva que celui-ci fut fait prisonnier et mourut.
Avicenne se transporta à Dihistan où il fut gravement malade; il revint à Djordjân et il fit la connaissance d'Abou Obéïd el-Djouzdjâni qui s'attacha à lui. A ce moment il composa sur sa situation un poème où se trouvait ce vers: «Je ne suis pas grand, mais il n'y a pas de ville qui me contienne; mon prix n'est pas cher, mais je manque d'acheteur.» La situation qu'Avicenne dépeint ainsi symbolise fort bien ce qu'était à cette époque celle même de la science.
Ici s'arrête l'autobiographie. Avicenne la rédigea vraisemblablement à la demande d'el-Djouzdjâni, et c'est à ce dernier, qui fut dès lors le témoin oculaire des errements du philosophe, que nous devons la suite du récit.
Il y avait à Djordjân un homme du nom de Mohammed ech-Chîrâzi, qui avait du goût pour les sciences. Cet homme acheta une maison au cheïkh, c'est-à-dire à Avicenne, dans son voisinage, et chaque jour le cheïkh lui donna des leçons d'astronomie et de logique. Avicenne composa pour lui, dans cette résidence, une partie de ses ouvrages.
Ensuite le philosophe passa à Rey où il fut au service de la dame de Rey et de son fils Madjd ed-Daoulah. Il traita ce prince qui souffrait de mélancolie. Il demeura à Rey jusqu'après le meurtre de Hilâl fils de Bedr et la défaite de l'armée de Bagdad. La nécessité le fit alors passer à Kazwîn et de là à Hamadan où il se mit au service de Kadbânawéïh et fit fonction d'intendant.
Sur ces entrefaites l'émir de Hamadan, Chems ed-Daoulah, qui était malade, le fit appeler. Il le traita et le guérit après quarante jours de soins assidus; l'émir le récompensa magnifiquement et le mit au nombre de ses familiers. Le philosophe prit part, quelque temps après, à une petite expédition que Chems ed-Daoulah dirigea du côté de Kirmissîn. Il revint, battu, à Hamadan. On lui demanda ensuite de se charger du vizirat et il accepta. Mais les soldats se révoltèrent contre lui, et redoutant son châtiment, ils assiégèrent sa maison, se saisirent de lui et le jetèrent en prison. En même temps ils s'emparèrent de tous ses biens, et ils cherchèrent à obtenir sa mort de Chems ed-Daoulah. L'émir s'y refusa; mais pour leur donner quelque satisfaction, il consentit à l'éloigner du pouvoir. Le cheïkh se réfugia dans la maison d'un de ses amis, Abou Sad fils de Dakhdouk, et il y resta caché quarante jours. Au bout de ce temps, l'émir étant tombé malade fit rechercher Avicenne, et il lui confia le vizirat une seconde fois.
El-Djouzdjâni choisit ce moment pour demander au cheïkh de rédiger un commentaire général des livres d'Aristote; Avicenne répondit qu'il n'avait pas le temps, mais que cependant, si Djouzdjâni ne désirait de lui qu'un exposé direct de ses opinions sans la réfutation des opinions adverses, il s'y mettrait; et il commença à rédiger la physique du Chifâ. Or déjà Avicenne avait écrit le premier livre de son Canon sur la médecine. Il mena de front la composition de ces deux énormes ouvrages. Tous les soirs, il réunissait dans sa maison des érudits et des étudiants; el Djouzdjâni lisait un passage du Chifâ, un autre assistant en lisait un du Canon, et l'on continuait ainsi alternativement jusqu'à ce que chacun eût lu à son tour; après quoi l'on buvait. On écrivait pendant la nuit parce que le temps de la journée était occupé par le service de l'émir. Ainsi se passait la vie du cheïkh à Hamadan. Mais son protecteur Chems ed-Daoulah, étant reparti en expédition contre un émir voisin, fut pris de colique en route et mourut.
Quand Chems ed-Daoulah fut mort, son fils fut proclamé à sa place; on demanda à Avicenne de se charger encore du vizirat; mais il refusa, et il alla se cacher dans la maison du droguiste Abou Gâlib où il continua ses travaux. Il composa là tous les chapitres de la physique et de la métaphysique du livre du Chifâ, à l'exception des deux traités des animaux et des plantes. Il écrivait cinquante folios par jour. Ne se sentant plus assez en sûreté à Hamadan, il adressa en secret une lettre à Alâ ed-Daoulah, l'émir d'Ispahan, pour lui demander de se rendre auprès de lui. Tâdj el-Mélik, qui était devenu tout-puissant à Hamadan, eut connaissance de cette lettre; il en fut mécontent et il mit des gens à la recherche du cheïkh. Celui-ci, ayant été dénoncé par quelques-uns de ses ennemis, fut pris et envoyé dans une forteresse appelée Ferdadjân. En y entrant, il récita un poème, où était ce vers: «Mon entrée est certaine, comme tu vois; tout le doute est dans la question de ma sortie.»
Il resta dans ce château quatre mois. A ce moment, Alâ ed-Daoulah fit une expédition à Hamadan; Tâdj el-Mélik, accompagné du fils de Chems ed-Daoulah, s'enfuit, et il vint chercher asile dans ce château même où était enfermé Avicenne. Alâ ed-Daoulah retourna peu après à Ispahan; Tâdj el-Mélik quitta alors son abri et rentra à Hamadan, ramenant avec lui le cheïkh. Celui-ci avait composé plusieurs ouvrages dans sa prison.
A la suite de ces événements, Avicenne, de plus en plus désireux de quitter Hamadan, sortit secrètement de cette ville, avec Djouzdjâni, son frère et deux domestiques, tous cinq déguisés en soufis. Après un pénible voyage, ils atteignirent Ispahan. Le philosophe fut bien reçu par Alâ ed-Daoulah; il trouva à sa cour les dignités et l'honneur dont un homme tel que lui était digne. Il se remit à travailler la nuit et à tenir des séances philosophiques, selon la méthode qu'il avait suivie à Hamadan. L'émir lui-même présidait ces séances, les nuits de vendredi. Avicenne composa beaucoup de livres dans la compagnie d'Alâ ed-Daoulah. Il acheva le Chifâ une année où il se rendit avec ce prince à Sâbour Khâst; en route il produisit encore plusieurs ouvrages, notamment le Nadjât.
Le philosophe continua à demeurer jusqu'à sa mort sous la protection d'Alâ ed-Daoulah. Un jour il fit remarquer au prince que les observations astronomiques des anciens se trouvaient suspendues dans l'empire musulman, par suite des troubles et des guerres, et qu'il serait bon de les reprendre. Alâ ed-Daoulah lui accorda aussitôt une subvention à cet effet. Le cheïkh chargea Djouzdjâni de présider à l'installation des instruments; mais les observations durent être abandonnées à cause de la fréquence des distractions et des voyages.
Avicenne composa encore dans cette période divers ouvrages, notamment celui qui porte le nom de son protecteur, le Hikmet el-Alâi, ouvrage en persan sur la philosophie. Djouzdjâni remarque avec étonnement que pendant les vingt-cinq années qu'il fut au service d'Avicenne, il ne lui vit jamais lire un livre nouveau de suite; il se reportait immédiatement aux passages difficiles, et d'après eux il jugeait l'ouvrage. Cette méthode ne nous surprendrait plus aujourd'hui.
Notre philosophe, dit pittoresquement son biographe, «avait puissantes toutes les puissances de l'âme; mais sa faculté dominante était la faculté érotique. Elle l'occupait souvent», et ces excès usèrent son tempérament. La cause de sa mort fut une colique qui lui arriva; il désirait tant en guérir qu'il prit huit lavements en un jour. Une partie de ses intestins fut ulcérée et une dysenterie se déclara. La prostration vint, qui suit la colique, et il tomba en un état de faiblesse qui ne lui permit plus de se lever. Il continua cependant à se traiter jusqu'à ce qu'il pût de nouveau marcher. Mais il ne se garda pas bien; il se livra à divers excès, et il fit beaucoup de mélanges dans ses traitements, ce qui l'empêcha de recouvrer tout à fait la santé. Il allait tantôt mieux et tantôt retombait.
On prétend qu'il avait ordonné un jour de mettre deux dânik de céleri dans une potion avec laquelle il se traitait, et que le médecin qui le soignait en mit pour cinq dirhems. L'acidité du céleri augmenta son mal. En outre son domestique jeta dans une de ses drogues une grande quantité d'opium. Ce domestique l'avait lésé en quelque chose, et il redoutait son ressentiment au cas où le cheïkh aurait guéri.
Alâ ed-Daoulah partit pour Hamadan; il emmena avec lui le cheïkh. Celui-ci fut repris de colique en chemin; arrivé à Hamadan, il se sentit à bout de forces et il comprit qu'il ne pourrait plus repousser la maladie. Alors il renvoya ses médecins et il se mit à dire: «Le gouverneur qui était dans mon corps n'est plus capable de le régir; maintenant tout remède est inutile.» Puis il tourna ses pensées vers son Seigneur. Il fit des ablutions, se repentit de ses péchés, distribua d'abondantes aumônes, affranchit ses esclaves, et tous les trois jours il marquait un sceau. Au bout de peu de jours il expira.
Sa mort arriva l'an 428 et sa vie avait été de 58 ans. Quelqu'un fit sur lui ces vers: «Le cheïkh er-Raîs n'a tiré aucune utilité de sa science de la médecine ni de sa science des astres. Le Chifâ ne l'a pas guéri de la douleur de la mort; le Nadjât ne l'a pas sauvé.»
La destinée qu'eut la mémoire d'Avicenne en Orient et en Occident, et l'influence qu'exerça sa philosophie, ne sont pas présentement de notre ressort, puisque dans cet ouvrage, nous considérons son système comme un point d'arrivée et non pas comme un point de départ. Mais nous ne pouvons résister au plaisir d'indiquer un des aspects que prit sa physionomie aux yeux des Orientaux, d'autant que cet aspect légendaire doit avoir son origine dans quelques traits de son caractère réel. Dans les littératures populaires de l'Orient et en particulier dans la littérature turque, il existe un Avicenne fantastique, espèce de sorcier bouffon et bienfaisant, dont l'imagination du peuple a fait le héros d'aventures singulières et de farces burlesques. Tout un recueil de contes turcs lui est consacré, et voici, d'après une chrestomathie turque 108, l'une de ces plaisanteries auxquelles ce profond et joyeux philosophe est censé s'être livré.
Il y avait une fois un roi à Alep, et, dans ce temps-là, la ville était ravagée par une énorme quantité de rats, dont les habitants se plaignaient sans cesse. Un jour, tandis que le roi causait avec Avicenne, la conversation tomba sur les rats. Le roi demanda au docteur s'il ne connaîtrait pas un moyen de les faire disparaître. «Je puis faire en sorte, répondit celui-ci, qu'en quelques heures il n'en subsiste plus un seul dans la ville; mais c'est à la condition que vous alliez vous placer aux portes de la cité, et que, quoi que vous voyiez, vous ne riiez pas.» Le roi accepta avec plaisir; il fit seller son cheval, se rendit à la porte et attendit. Avicenne de son côté alla dans la rue qui conduisait à la porte, et il se mit à lire une incantation. Un rat vint; Avicenne le prit et le tua; il le mit dans un cercueil, et il appela quatre rats pour le porter. Puis il continua ses incantations et les rats, frappant leurs pattes l'une contre l'autre, commencèrent à marcher. Tous les rats de la cité vinrent assister aux funérailles; ils s'avancèrent en rang vers la porte où se tenait le roi, les uns précédant le convoi, les autres suivant. Le roi regardait; mais quand il vit les rats qui portaient le cercueil sur leurs épaules, il ne put se retenir et éclata de rire. Aussitôt tous les rats qui avaient franchi la porte moururent; mais ceux qui étaient encore dans la ville se débandèrent et s'enfuirent. Avicenne dit: «O roi, si tu t'étais retenu de rire encore quelques instants, il n'aurait plus subsisté dans la ville un seul de ces animaux, et tout le monde eût été soulagé.» Le roi se repentit; mais que faire? Repentir tardif est de nul profit.
Ainsi Avicenne connut, du moins de façon posthume, la grosse popularité et les petits côtés de la gloire.
Les ouvrages qu'Avicenne composa et ceux qui existent encore dans nos bibliothèques, sont nombreux. El-Djouzdjâni a donné la bibliographie de ce philosophe au cours du récit qu'il nous a laissé de sa vie, et Ibn Abi Oseïbia l'a revue. Il n'importe pas que nous transcrivions les titres des ouvrages mentionnés par Djouzdjâni, ni que nous dressions la liste de ceux qui se trouvent dans toutes les bibliothèques de l'Europe. Ce serait un travail aussi aisé que fastidieux, et sans intérêt immédiat pour nos lecteurs. Nous devons seulement indiquer quels sont, parmi ces livres, les plus importants, quels sont ceux qui ont déjà fait l'objet de travaux de la part des savants occidentaux, desquels on peut aujourd'hui se servir pour connaître la philosophie de l'auteur, et nous ajouterons à ces renseignements des détails suffisants pour que l'on puisse se former une idée assez précise de l'activité littéraire de ce grand homme.
Il y a dans l'œuvre d'Avicenne des traités généraux sur la philosophie. Le plus considérable de ses écrits en ce genre, est son volumineux ouvrage intitulé le Chifâ, c'est-à-dire la guérison. Nous avons vu qu'Avicenne le composa à diverses reprises, dans ses différentes résidences. Quand il l'eut achevé, il en fit un abrégé qu'il intitula le Nadjât, c'est-à-dire le salut. Le Chifâ embrasse l'ensemble des quatre parties de la science, logique, mathématique, physique et métaphysique. Il a été de bonne heure traduit en latin, du moins en partie; on paraît avoir rendu alors inexactement le mot de Chifâ par celui de Sufficientiae 109. Dans une vaste édition latine d'Avicenne, publiée à Venise en 1495, on remarque une partie métaphysique développée qui est apparemment celle du Chifâ. Ce traité intitulé Metaphysica Avicennae sive ejus prima philosophia est divisé en dix livres et subdivisé en chapitres. La traduction, qui est due à François de Macerata, frère mineur, et à Antoine Frachantianus Vicentinus, lecteur en philosophie au collège de Padoue, ne semble pas dépourvue de mérite. Il serait louable aujourd'hui d'étudier la philosophie d'Avicenne dans le Chifâ, dont les manuscrits ne manquent pas; mais cette étude longue et pénible exigerait de ceux qui s'y livreraient beaucoup de désintéressement, à une époque où la philosophie, et surtout la scolastique, est peu en honneur. Il est possible, avec moins de temps et de peine, de s'initier à la pensée d'Avicenne, dans le résumé qu'il a lui-même fait du Chifâ, le Nadjât. Le Nadjât est un fort beau livre, très net et plein de vigueur. Il est facilement accessible dans l'édition qui en a été donnée à Rome, en 1593, à la suite de celle du Canon. La partie logique du Nadjât a été traduite en français au dix-septième siècle par Pierre Vattier 110. Le Nadjât a été commenté par Fakhr ed-Dîn er-Râzi (mort en 606 de l'hégire) 111.
Note 109: (retour) Le mot en question dans le sens de remède, guérison, est vocalisé chafâ dans le grand dictionnaire arabe-latin de Freytag, et chifâ dans les dictionnaires de l'université de Beyrouth, édition française de 1893 et édition anglaise de 1899. Les éditeurs romains du Nadjât, de 1593, ont donné à ce livre un fort beau titre vocalisé dans lequel entre le mot qui nous occupe et où ils ont précisément omis cette voyelle scabreuse.
A côté de ces deux ouvrages, il faut placer le Livre des théorèmes et des avertissements (Kitâb el-ichârât wa't-tanbîhât) que nous désignerons par le nom d'Ichârât. C'est, dit el-Djouzdjâni, le dernier des ouvrages qu'Avicenne composa et le plus excellent; son auteur y attachait beaucoup de prix. Malgré un jugement aussi autorisé, je me permettrai d'exprimer une préférence pour le Nadjât relativement aux Ichârât. Le plan des Ichârât est moins parfait que celui du Nadjât, la logique y tient une trop grande place à notre gré, et la rédaction du Nadjât est plus concise et plus rigoureuse. Les Ichârât n'en sont pas moins un important ouvrage; il a été mis à la portée des arabisants par l'édition du chanoine Forget, Leyde, 1892. Il en existe un commentaire par Nasîr ed-Dîn et-Tousi (mort en 672) 112. Le Nadjât a passé en bonne partie dans le livre de Chahrastani.
D'autres traités généraux d'Avicenne sur la philosophie sont: la Philosophie d'Aroudi (el-hikmet el-aroudiet), son premier ouvrage, dont nous avons fait mention; cet ouvrage existe à la bibliothèque d'Upsal 113;--la Philosophie d'Alâ composée pour Alâ ed-Daoulah, qui existe au British Museum 114;--le Guide à la sagesse (el-hidâiet fî'l-hikmet) composé dans la prison de Ferdadjân et qui a été souvent commenté 115;--les Notes sur la science philosophique (et-talîkât fî'l-hikmet el-filsafiet);--et une petite épître fort agréable sur les Fontaines de la sagesse (Oyoun el-hikmet) dont il existe des copies à Leyde et en d'autres lieux; cette épître a été avec plusieurs autres imprimée en Orient 116.--Nous relevons de plus dans les listes de Djouzdjâni un titre qu'accompagne une glose assez singulière: C'est celui du Kitâb el-ansâf, le Livre des moitiés. C'est, dit le biographe, un commentaire sur l'ensemble des livres d'Aristote, où un partage est établi entre les Orientaux et les Occidentaux; ce livre périt dans le pillage du Sultan Masoud. Nous ne savons ce que signifie cette répartition géographique à laquelle Djouzdjâni fait allusion.
Note 114: (retour) V. le Catalogue persan du British Museum, p. 433; or. 16.830.--Le titre de cet ouvrage est Dânich nâmeh alâi; il est divisé en sept parties: logique, métaphysique, physique, géométrie, astronomie, arithmétique, musique. Une huitième partie sur les mathématiques serait perdue.--Cf. le catalogue de la Nouri-Osmanieh de Constantinople, nº 2682.
La logique, qui a beaucoup préoccupé Avicenne, a fait de sa part l'objet de travaux importants. On distingue trois logiques d'Avicenne, une grande logique (Kitâb el-modjaz el-kébîr fî'l-mantik),--une moyenne logique (Kitâb el-aousat) composée à Djordjân pour Abou Mohammed ech-Chîrâzi 117,--et une petite, qui est celle du Nadjât que traduisit Vattier.--En outre Avicenne composa sur la logique un curieux poème qui a été édité et traduit par Schmölders 118. L'on y peut joindre aussi l'épître sur les Divisions des sciences (fî takâsîm el-hikmet wa'l-oloum) publiée à Constantinople 119.
En psychologie, nous rencontrons dans nos bibliothèques de très nombreux Traités de l'âme attribués à notre philosophe; il est difficile de savoir par ce seul titre si ces traités sont des extraits des ouvrages généraux sur la philosophie, notamment du Nadjât, ou s'ils sont des compositions indépendantes. Landauer a publié d'après un manuscrit de Leyde et un manuscrit de l'Ambrosienne de Milan, une psychologie d'Avicenne 120; une ancienne traduction latine de ce traité, conservée à Florence, porte une dédicace au sultan Nouh fils de Mansour, ce qui indiquerait qu'il s'agit d'une œuvre de la jeunesse d'Avicenne. Un traité de l'Ame du philosophe, traduit en latin par André de Bellune, existe en manuscrit à la bibliothèque Bodléienne d'Oxford (II, nº 366), et a été imprimé avec d'autres opuscules d'Avicenne, à Venise, en 1546.--Dans la plupart des catalogues des bibliothèques de l'Europe on trouve des épîtres sur l'âme (risâlet fî'n-nefs), par exemple à Sainte-Sophie, nº 2052, à Leyde, 1464, 1467, etc., à l'Escurial, 656, 663, au British Museum (seconde partie du catalogue, page 209) et en d'autres lieux. Il existe d'Avicenne un petit poème sur l'âme (el-Kasîdah fî'n-nefs) qu'Ibn Abi Oseïbia a reproduit incomplètement à la suite de la vie du philosophe, et parmi d'autres fragments poétiques. Ce poème fut célèbre en Orient et plusieurs fois commenté; nous l'avons édité, traduit et analysé dans le Journal Asiatique 121. El-Djouzdjâni cite en outre différents travaux psychologiques de notre auteur, tels que: les Vues sur l'âme (Monâzarât fî'n-nefs), controverse avec Abou Ali en-Neïsâbouri;--des Chapitres sur l'âme (fosoul fî'n-nefs);--et l'épître sur les facultés humaines et leurs perceptions (fî'l-Kowa el-insânïet wa drâkâtihâ) imprimée à Constantinople dans la collection des Resâil fî'l-hikmet.
Avicenne a peu écrit spécialement sur la morale. Une épître de lui sur les Mœurs (risâlet el-akhlâk) existe dans une bibliothèque de Constantinople 122.--Sa métaphysique est amplement développée dans ses traités généraux de philosophie, et ses écrits métaphysiques spéciaux sont rares et apparemment de faible importance.--En revanche ses écrits mystiques ont un intérêt assez considérable.
M. Mehren a étudié une série de traités mystiques d'Avicenne 123: le Hây ben Yakzân qui fut composé dans la forteresse de Ferdadjân et qui eut beaucoup de célébrité au moyen âge; Aben Ezra l'imita;--le Traité de l'oiseau (risâlet el-taïr), commenté en persan par Safédji;--la Réfutation des astrologues;--le Traité sur l'amour;--le Traité sur le destin (risâlet el-kadr) qui fut composé sur le chemin d'Ispahan, lorsque le philosophe s'y rendit en fugitif après avoir quitté Hamadan.--Dans le même ordre d'idées, il convient de citer le mythe de Salâmân et d'Absâl, étudié, à la suite d'Avicenne, par Nasîr ed-Dîn et-Tousi 124;--un traité sur le Retour de l'âme (Kitâb el-maâd), composé à Rey pour Madjd ed-Daoulah,--et une Philosophie de la mort (hikmet el-maout) que le philosophe composa pour son frère et qui existe en persan au British Museum (Add. 16.659).
Note 123: (retour) Voici les titres des ouvrages de A. F. Mehren sur la mystique d'Avicenne.--L'oiseau, traité mystique d'Avicenne rendu littéralement en français et expliqué selon le commentaire persan de Sawedji, extrait du Muséon, Louvain, 1887.--L'allégorie mystique Hây ben Yaqzân, traduite et en partie commentée, extrait du Muséon, 1886.--Traités mystiques d'Abou Ali al-Hosaïn ben Abdallah ben Sina, texte arabe avec l'explication en français; Leyde: I. L'allégorie mystique Hây ben Yaqzân, 1889; II. Les trois dernières sections de l'ouvrage al-icharat wa-t-tan-bihat; indications et annotations sur la doctrine soufique, et le traité mystique et-tâir, l'oiseau, 1891; III. Traité sur l'amour; traité sur la nature de la prière; missive sur l'influence produite par la fréquentation des lieux saints et les prières que l'on y fait; traité sur la délivrance de la crainte de la mort, 1894; IV. Traité sur le destin, 1899.
Djouzdjâni et d'autres auteurs ont parlé d'un ouvrage d'Avicenne, qui doit être un ouvrage principalement mystique, avec l'air d'y attacher un grand prix. C'est celui que l'on nomme ordinairement la Philosophie orientale (el-hikmet el-machrakïet) et qu'il vaudrait sans doute mieux appeler la Philosophie illuminative (el-hikmet el-mochrikïet). Djouzdjâni dit que cet ouvrage ne se trouve pas au complet. Ibn Tofail en parle en ces termes dans son Hây ben Yakzân qu'il ne faut pas confondre avec celui d'Avicenne 125: «Avicenne composa le Chifâ selon la doctrine des péripatéticiens; mais celui qui veut la vérité complète sans obscurité doit lire sa Philosophie illuminative.» Averroës en fait mention dans sa Destruction de la destruction à propos d'une discussion sur la nature de l'être premier: les disciples d'Avicenne, dit-il 126, pensent que «tel est le sens qu'il a indiqué dans sa Philosophie orientale; selon eux, il ne l'a appelée orientale que parce qu'elle contient les croyances des gens de l'Orient; la divinité était pour eux les corps célestes, etc.».
L'erreur donc qui a fait traduire par orientale l'épithète contenue dans ce titre, est ancienne, puisqu'elle remonte à des disciples d'Avicenne qui auront voulu faire dévier sa doctrine dans le sens du paganisme chaldéen ou du mysticisme indien. Il est bien probable que ces disciples étaient des interprètes infidèles de leur maître. Rien ne nous autorise à croire que les grands écrits philosophiques d'Avicenne ne représentent pas sa pensée véritable, et que sa Philosophie illuminative ait contenu une doctrine autre que celle des traités mystiques que nous connaissons de lui. Un passage du bibliographe Hadji Khalfa explique très clairement et avec une entière vraisemblance, ce qu'il faut entendre par la philosophie de l'illumination (hikmet el-ichrâk). Il y a, dit-il 127, deux voies pour atteindre à la connaissance de l'auteur des choses. La première est celle de la spéculation et de l'argumentation. Ceux qui la suivent sont appelés théologiens (motakallimoun), s'ils croient à la révélation et s'ils s'y attachent, philosophes s'ils n'y croient pas ou s'ils en font plus ou moins abstraction. L'autre voie est celle des exercices de l'ascèse; on donne à ceux qui la suivent le nom de Soufis s'ils sont musulmans fidèles, et s'ils ne le sont pas on les appelle «les sages illuminés (el-hokamâ el-ichrâ-kïoun)». La philosophie illuminative tient dans les sciences philosophiques, au sens grec du mot, le même rang que le soufisme dans les sciences de l'islam. En d'autres termes, la philosophie illuminative est la mystique grecque; et Flügel n'a sans doute pas eu tort lorsque, traduisant le passage de Hadji Khalfa auquel nous venons de nous reporter, il a ajouté aux mots philosophie de l'illumination, philosophia illuminationis, cette glose: sive neoplatonica, ou néoplatonicienne 128.
Note 128: (retour) intitulé la Philosophie illuminative, n° 2403; un autre intitulé Philosophie de l'illumination par Chehâb ed-Dîn es-Suhrawerdi, nos 2400-2402; un commentaire de ce dernier par Kotb ed-Din ech-Chîrâzi, n° 2426; un traité sur les Secrets de la philosophie illuminative par Abou Bekr l'Andalou, n° 2383. Fakhr ed-Din er-Râzi a écrit un Kitâb el-mebâhith el-mochrakïet, Livre des questions illuminatives, qui se trouve à Berlin, catalogue t. IV, p. 403, n° 5064.
Nous ajouterons quelques indications brèves sur les ouvrages médicaux d'Avicenne et ses écrits divers. Son fameux et énorme Canon de médecine, qui existe en manuscrit à Paris (nos 2885 à 2891) et ailleurs, a été édité en arabe à Rome, en 1593, et a eu en outre plusieurs éditions latines. Des chapitres d'Hippocrate sur la médecine, recensés par notre auteur, se trouvent à la bibliothèque de Sainte-Sophie (n° 3706). Un livre sur les Remèdes pour le cœur (el-adwiet el-kalbiet) existe à Sainte-Sophie (n° 3799, supplément), à la Nouri Osmanieh (n° 3456), à Leyde (n° 1330). Avicenne composa un certain nombre de poèmes sur la médecine, dont plusieurs qui sont du mètre radjaz, sont appelés à cause de cela ordjouzah; par exemple un long poème sur la Médecine, qui existe à la Bodléienne (n° 945) et à Leyde, un poème sur les Fièvres et les tumeurs (à la Bodléienne, même numéro), une ordjouzah sur les Ventouses (à Paris, n° 2562), l'Ordjouzah el-manzoumah qui se trouve à Sainte-Sophie (n° 3458) et plusieurs fois à Paris (nos 1176, 2992, 3038).
Notre auteur écrivit encore sur l'alchimie (risâlet fî'l-Kîmîâ) d'après Djouzdjâni 129;--sur la musique; un traité de musique sous son nom est conservé à la Bodléienne (n° 1026);--sur l'astronomie; un traité sur la Situation de la terre au milieu de l'univers, se trouve à la Bodléienne (n° 980) et est indiqué par Djouzdjâni comme ayant été composé pour Ahmed fils de Mohammed es-Sahli. A l'occasion des observations astronomiques que Alâ ed-Daoulah commanda au philosophe, celui-ci écrivit un chapitre sur un Instrument d'astronomie (fî âlat rasadiet). Avicenne abrégea Euclide et l'Almageste.
Note 129: (retour) Avicenne, au moyen âge, a été célèbre comme alchimiste. Il nous est tombé sous la main un recueil latin de traités d'alchimie intitulé: Turba philosophorum ou auriferæ artis, quam chemiam vocant, antiquissimi doctores, publié à Basle en 1572. Ce recueil contient deux traités attribués à Avicenne: Avicennæ tractatulus et De congelatione et conglutinatione lapidum.
Enfin l'on dut à Avicenne quelques morceaux de controverse ou de correspondance, dont les plus intéressants furent probablement ses réponses au fameux érudit et voyageur el-Bîrouni 130.
Comme poète persan, Avicenne a été étudié par l'orientaliste Ethé 131.
Note 130: (retour) Djouzdjâni cite une Réponse à dix questions d'el-Bîrouni, une autre Réponse à seize questions d'el-Bîrouni. Dans le même genre, il mentionne une Réponse d'Avicenne aux questions de son disciple Abou'l-Hasan Bahmaniâr, fils du Marzabân. La bibliothèque de Leyde possède, sous le n° 1476 du catalogue arabe, des lettres d'Avicenne à el-Bîrouni.--Abou Raïhan Mohammed fils d Ahmed el-Bîrouni naquit en 362, dans un faubourg de Khârizm aujourd'hui Khiva. Il fut d'abord le protégé à Khârizm de la maison de Mamoun, maison vassale de celle des Samanides; il vécut ensuite plusieurs années à Djordjân ou Hyrcania, au sud-est de la Caspienne, à la cour de l'émir Kâbous. Revenu dans son pays natal, il y fut témoin du meurtre de l'émir Mamoun et de la conquête de la contrée par Mahmoud le Ghaznéwide qui l'emmena en Afghanistan, en l'année 408. Il résida dès lors principalement à Ghazna, et il voyagea, surtout dans l'Inde. Sa mort arriva l'an 440. El-Bîrouni est très célèbre comme géographe, chronologiste, mathématicien, astronome, et pour sa grande connaissance de la littérature, des mœurs et des coutumes des Hindous.
En face d'une œuvre aussi immense, dont nous ne pouvons pratiquement connaître qu'une faible partie, au moment où nous entreprenons d'en parler avec détail, nous nous sentirions envahi de vertige et d'effroi, si nous ne savions que les grands esprits du moyen âge et de l'antiquité étaient souvent moins préoccupés d'inventer que de recueillir et qu'ils étaient plus sincèrement épris de science que d'originalité. Nous devons, croyons-nous, saluer ici, à propos d'Avicenne, ces grandes personnalités de jadis, dont les œuvres et les vies également encyclopédiques, si elles n'étaient pas toujours un parfait exemple d'ordre moral, étaient du moins comme un résumé et comme un symbole de toutes les activités humaines. Nos temps ne présentent plus de figures comparables; nous nous plaisons à croire qu'il n'en peut plus exister, parce que la science, aujourd'hui trop développée, ne serait plus capable de tenir dans le cerveau d'un seul homme. Cela peut être; mais aussi il serait juste d'avouer que la science a moins d'unité et d'harmonie aujourd'hui qu'autrefois et qu'elle est moins simple qu'elle ne le fut sous la grande discipline péripatéticienne. En outre notre attitude vis-à-vis d'elle est moins humble et moins sincère. Nous avons plus de souci de faire briller notre nom que de réfléchir une grande étendue de science; nous avons plus de zèle pour les carrières que de passion pour l'étude; nous recherchons plus les titres que les connaissances; et pour être des spécialistes plus parfaits que nos ancêtres, nous consentons à être aussi des esprits moins vastes, des natures moins fortes et des âmes moins libres.