Avicenne
CHAPITRE VI
LA LOGIQUE D'AVICENNE
La logique n'est plus fort à la mode de nos jours, et c'est dommage à notre avis. C'était jadis une jolie science et l'une des constructions les plus achevées de l'esprit humain. Elle est tombée dans le discrédit à cause de quelques abus qui s'étaient introduits dans la syllogistique. Mais outre qu'il eût été facile de réformer ces abus et de purifier le style de la syllogistique, cette dernière n'était pas toute la logique; elle n'en a jamais été qu'une partie et non la plus intéressante 132. La logique dans son ensemble constituait depuis l'antiquité une science vaste et vivante, placée à la base de toutes les autres parties de la philosophie, psychologie, physique, métaphysique, morale, voire politique; elle était vraiment l'organe, l'instrument des sciences, la méthode qui en préparait les progrès, la loi qui en écartait les erreurs. Elle-même tenait et dépendait en une certaine mesure de quelques-unes de ces sciences, notamment de la psychologie et de la métaphysique; et cette dépendance mutuelle ne constituait pas en réalité un cercle vicieux, mais plutôt un accord, une mise au point de l'instrument par rapport à son objet, une adaptation par laquelle se réalisait l'unité philosophique, les principes de la logique préparant les résultats des sciences, les sciences contrôlant la logique.
Si telle était l'importance de cette science dans les systèmes anciens, il est indispensable que nous nous en occupions, et, quelque opinion qu'en ait aujourd'hui le lecteur, il doit, s'il veut nous suivre, souffrir d'en entendre parler. Nous ne nous enfoncerons pas d'ailleurs dans un dédale d'arguties. Ce n'est pas non plus ce qu'a fait Avicenne; sa logique est nette, claire et d'un grand style. Elle est une construction de bonne époque. Elle n'a rien des formes compliquées et barbares qu'affecta cette science dans le bas moyen âge. Il n'est donc pas besoin pour rendre présentable la pensée d'Avicenne de la dépouiller de tout un fatras d'ornements de mauvais goût; dans l'œuvre de notre philosophe, ce fatras n'existe pas.
Ces avertissements étant donnés, nous nous bornerons à expliquer dans ce chapitre quel a été le but de la logique, selon l'esprit d'Avicenne, quelles ont été, dans son école, les principales parties de cette science, et quelle conception ce philosophe s'est faite de la science en général.
Voici comme Avicenne explique dans le Nadjât le but de la logique 133: «Toute connaissance et toute science a lieu ou par représentation ou par persuasion. La représentation constitue la science première et s'acquiert par la définition ou ce qui en tient lieu, comme lorsque nous nous représentons la quiddité de l'homme. La démonstration ne s'acquiert que par le raisonnement ou ce qui en tient lieu, comme lorsque nous démontrons que le tout a un principe. La définition et le raisonnement sont les deux instruments par lesquels s'acquièrent les connus, lorsque d'inconnus ils deviennent connus par la considération intellectuelle. Chacun de ces deux instruments peut être soit juste, soit imparfaitement juste mais ayant encore une utilité, soit faux avec l'apparence d'être juste. L'entendement de l'homme n'est pas toujours capable, du premier coup, de distinguer ces cas. Autrement il ne se produirait pas de divergence entre les hommes intelligents, et l'on ne verrait jamais l'un d'entre eux se contredire lui-même.
«Le raisonnement et la définition sont composés, suivant des modes déterminés, d'éléments intelligibles. Chacun d'eux a une matière dont il est fait et une forme qui en achève la composition. De même que toute sorte de matière ne convient pas pour faire une maison ou un trône, et qu'il n'est pas possible de prendre toute sorte de forme pour faire une maison avec la matière de la maison ou un trône avec la matière du trône, de même qu'à chaque chose il faut une matière particulière et une forme particulière, de même tout ce qui peut être connu par la considération intellectuelle a sa matière propre et sa forme propre qui, ensemble, le constituent. Et de même que le défaut de la maison vient quelquefois de la matière pendant que la forme est bonne, et quelquefois de la forme pendant que la matière est intègre, et quelquefois de toutes les deux ensemble, de même le défaut dans la considération intellectuelle vient quelquefois de la matière quoique la forme soit légitime et quelquefois de la forme bien que la matière soit convenable et quelquefois de toutes les deux ensemble.
«La logique est l'art spéculatif qui reconnaît de quelle forme et matière se fait la définition correcte qui peut être appelée justement définition, et le raisonnement correct qui peut être appelé justement démonstration, de quelle forme et matière se fait la définition passable qui s'appelle description; de quelle se fait le raisonnement probable qu'on appelle dialectique lorsqu'il est fort et qu'il produit une persuasion voisine de la certitude, et rhétorique lorsqu'il est faible et qu'il ne produit qu'une opinion prévalente; de quelle encore se fait la définition vicieuse, de quelle le raisonnement vicieux qui s'appelle erroné et sophistique, dont on dirait qu'il est démonstratif ou persuasif alors qu'il ne l'est pas; de quelle le raisonnement qui ne produit aucune persuasion mais une imagination capable d'être agréable ou désagréable à l'âme, de l'épanouir ou de la resserrer et que l'on nomme le raisonnement poétique.
«Voilà quelle est l'utilité de l'art de la logique, dont le rapport à l'entendement est comme celui de la grammaire à la parole, de la prosodie au vers, si ce n'est qu'avec un esprit sain et un goût sûr, on peut quelquefois se passer d'apprendre la grammaire et la prosodie, au lieu qu'aucun entendement humain ne peut négliger, avant de considérer les choses, de se munir de l'instrument de la logique, à moins qu'il ne soit éclairé de par Dieu.»
Dans cet éloquent préambule, on doit noter l'importance qu'Avicenne a donnée à la définition et comment il l'a opposé au raisonnement, en les considérant tous deux ensemble comme les deux moyens essentiels de l'art de la logique. Cette circonstance montre combien était vaste l'idée qu'il s'est faite de cet art, remarque que fortifie encore le soin qu'il a pris de faire rentrer dans l'objet de la logique l'étude de tous les divers degrés de certitude et celle de tous les procédés de persuasion, depuis la démonstration rigoureuse jusqu'à la suggestion poétique. Dans les Ichârât, Avicenne, tout en assignant le même but à cette science, la définit d'une manière plus sèche et plus brève, où l'on aperçoit mieux les limites dans lesquelles il entend la renfermer: «Le but de la logique, dit-il 134, est de donner à l'homme une règle canonique dont l'observation le préserve d'errer dans son raisonnement.»
Il apparaît, d'après cet énoncé, que selon Avicenne, la valeur de la logique est beaucoup moins positive que négative. La logique n'a pas pour fonction de découvrir la vérité; ce serait là le rôle des facultés actives des sens et de l'esprit; celui de la logique est de poser des lois pour l'exercice de ces facultés et de préserver celles-ci de l'erreur. La puissance active qui acquiert la vérité n'est point dans la loi, mais dans l'esprit qui l'observe, ni dans l'instrument mais dans l'intelligence qui s'en sert; et si nous voulions ajouter une image à celle de notre auteur, nous dirions que ce n'est pas l'équitation qui porte le cavalier d'un lieu à un autre, mais le cheval, et que l'équitation sert au cavalier à conduire le cheval, comme la logique sert à l'homme à conduire sa raison et à la préserver des chutes. Cette image du transport se trouve au reste chez Avicenne lui-même, qui conclut ainsi sa définition des Ichârât: «Donc la logique est une science qui apprend à l'homme à passer des choses présentes dans son esprit aux choses absentes qui en résultent.»
Il peut être intéressant, au point de vue de l'histoire de l'enseignement philosophique, d'insister sur les divisions de la logique dont la citation précédente donne déjà l'idée. Les différentes logiques d'Avicenne, bien qu'elles soient rédigées avec une grande clarté, sont partagées en beaucoup de sections dont l'ordre n'est pas évident tout d'abord. Vattier, qui avait eu conscience de ce défaut, avait proposé dans sa traduction une division fort ingénieuse 135. Remarquant l'importance de l'opposition établie par l'auteur entre la définition et le raisonnement, il avait partagé le livre en trois traités: l'un du raisonnement, l'autre de la définition, le troisième de la sophistique; puis se fondant sur la distinction de la matière et de la forme, il avait établi une subdivision de ces traités selon la matière et la forme du raisonnement, de la définition et du sophisme. Cette ordonnance est assez satisfaisante pour l'esprit; néanmoins, comme elle n'est point explicite chez Avicenne qui n'eût point été embarrassé de la marquer clairement s'il l'avait désiré, nous ne croyons pas qu'il faille s'y attacher.
Le fait historique que nous désirions signaler, c'est celui de la présence des grandes divisions scolastiques, visibles à travers la rédaction très libre des logiques de cette époque. Un petit traité de la classification des sciences attribué à Avicenne 136, précise cette division avec toute la netteté désirable.
La logique, classée à part des autres sciences dans ce traité, est divisée en neuf parties correspondant à huit livres d'Aristote précédés de l'Isagoge de Porphyre. L'objet de ces neuf parties et les livres auxquels elles se rapportent sont énoncés de la façon suivante: La première a pour objet les termes et les éléments abstraits; il en est parlé dans l'Isagoge; la seconde, l'énumération des éléments abstraits simples, essentiels, applicables à tous les êtres, dont il est parlé au livre des Catégories; la troisième, la composition des abstraits simples pour en former une proposition; il en est traité dans les Herméneia; la quatrième, la composition des propositions pour en former une démonstration qui donne la connaissance d'un inconnu; c'est l'objet des premiers Analytiques; la cinquième, les conditions que doivent remplir les prémisses des raisonnements; c'est l'objet des seconds Analytiques; la sixième, les raisonnements probables, utiles quand la preuve complète fait défaut; c'est ce dont traite le livre des Topiques ou de la Dialectique; la septième, les erreurs; c'est la matière de la Sophistique; la huitième, les discours persuasifs adressés à la foule, et c'est l'objet de la Rhétorique; la neuvième, les discours versifiés, et c'est celui de la Poétique.
Porphyre, dont les travaux sur la logique exercèrent une grande influence au moyen âge, institua dans son Introduction à la logique ou Isagoge une espèce de philosophie du langage qui demeura préfixée à l'Organon d'Aristote et qui paraît avoir assez plu aux Arabes en particulier. Les Arabes furent de très habiles grammairiens; de fort bonne heure ils eurent le culte de leur langue, et ils l'analysèrent avec un sens philosophique profond. Leur idiome en lui-même prêtait à ce travail. Simple, souple, composée de propositions brèves dont les éléments ont des rôles nettement définis, et que relient entre elles de cent façons diverses tout un jeu de particules, la phrase arabe se trouvait fort bien préparée pour le raisonnement scolastique; le procédé même de dérivation des mots qui, prenant d'abord l'idée dans la racine, en indique ensuite tous les modes et tous les aspects au moyen d'un petit nombre de lettres adventices ou de flexions, était de nature à aiguiser aussi bien qu'à servir l'esprit philosophique. Les deux grandes écoles des grammairiens arabes, celle de Basrah et celle de Koufah, se fondèrent de fort bonne heure, dès le premier siècle après l'hégire; elles étudièrent les anciennes poésies nationales et le texte du Coran; la révélation coranique, descendue dans la langue des Arabes et qui ne devait pas être traduite, rendait cet idiome vénérable et saint même aux étrangers, et ceux-ci s'empressaient à servir sa gloire. L'on trouve le résultat des travaux de ces premiers grammairiens condensé dans des œuvres un peu postérieures, mais encore très anciennes, telles que la fameuse grammaire du persan Sibawaïhi. Cet érudit mourut en 177 ou 180 de l'hégire. Par conséquent, dès avant le début du grand mouvement philosophique arabe, la langue arabe avait été étudiée philosophiquement, et les grammairiens avaient posé, comme Porphyre, une espèce d'Isagoge ou d'Introduction aux développements qui allaient suivre.
Il est à peine utile de rappeler comment se présente cette première partie de la logique dans ces vieux systèmes scolastiques. Il s'y agit, on le sait, de la valeur qu'ont les mots par rapport aux sens qu'ils recouvrent; l'on y voit ce que c'est que le terme simple et le terme composé, le terme essentiel et le terme accidentel, le fini et l'indéfini, le particulier et l'universel. On y apprend ce qu'on appelle les cinq termes qui sont le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident commun, et comment on doit répondre aux questions: qu'est-ce que c'est? et quelle chose est-ce? Ces questions conduisent à la doctrine des catégories et à celle des causes; mais ces doctrines ne sont que très superficiellement effleurées dans ce début; et mieux vaut attendre, pour en parler, que nous les retrouvions ailleurs.
L'étude des propositions, qui sont destinées à former les éléments des raisonnements, se rattache encore à l'analyse grammaticale. Cette étude a été faite avec grand soin et longuement développée par Avicenne, en particulier dans les Ichârât 137. C'est là qu'on trouve une explication de ce que notre auteur a dans l'esprit lorsqu'il parle de la matière des jugements et de leurs modes. La matière du jugement, c'est ce qui est vrai en réalité du rapport de l'attribut au sujet, le mode c'est ce qui est pensé de ce rapport. Matière et mode sont ou nécessaires, ou impossibles ou possibles. Ainsi le terme d'animal donné comme attribut à homme forme un jugement dont la matière est nécessaire, parce que, absolument et en tout temps, l'homme est un animal; mais si j'énonce le jugement sous cette forme: il se peut que l'homme soit animal, alors le mode du jugement est possible, tandis que sa matière ne cesse pas d'être nécessaire. Cet exemple tendrait à prouver que l'introduction des notions physiques et métaphysiques de matière et de forme en logique est quelque peu superflue.
Au cours de son étude sur les jugements, Avicenne a signalé une ou deux particularités curieuses de la langue arabe. Lorsqu'il parle, par exemple, de certaines propositions mal déterminées dont on ne sait pas si le sujet, tel que homo, est pris en un sens général ou en un sens particulier, il remarque que ce cas-là ne peut pas se présenter en arabe; en effet dans cette langue on reconnaît infailliblement par la présence de l'article devant le nom, er-radjoul, qu'il s'agit de l'homme en général, et par celle de la nunation à la fin du nom, radjouloun, qu'il s'agit d'un homme en particulier.
Voici un autre exemple intéressant tiré de cette partie de la logique; il nous servira à montrer la finesse qui règne dans tout cet exposé, sur lequel nous ne voulons pas autrement insister 138: «Sur la négative universelle et ses modes. Tu sais, d'après les explications qui ont précédé, que dans l'universelle négative absolue d'absolutisme commun la négation doit porter sur chacun des individus désignés par le sujet, sans aucune spécification de circonstance ni de temps. Cela doit être comme si tu disais: chacun des êtres qui est C n'est pas B, sans spécifier le temps ni les circonstances de la négation. Or dans les langues que nous connaissons, la négation n'a pas ce sens et l'on emploie, dans ces langues, pour exprimer la négation universelle, une tournure qui ne donne pas exactement le sens absolu requis. Ainsi l'on dit en arabe: aucune chose de C n'est B, ce qui signifie qu'aucune chose de ce qui est C ne peut être jamais qualifiée de B, tant que cette chose reste qualifiée de C; et la négation porte sur chacune des choses qualifiées de C, tant que cette qualification dure, mais non plus si elle cesse. De même dans la bonne langue persane, on dit: aucun C n'est B, et cette formule s'applique à la fois au nécessaire et à une espèce d'absolu indiquée par le sujet. Cela a induit beaucoup de gens en erreur. La meilleure manière d'exprimer la négative universelle absolue d'absolutisme commun est de dire: tout C est non B, ou B en est nié, sans spécification de circonstance ni de temps; et pour exprimer la négative essentielle d'absolutisme propre, c'est de dire: tout C, B en est nié d'une négation qui n'est ni nécessaire ni perpétuelle. Dans le mode nécessaire, la différence entre dire: tout C nécessairement n'est pas B, et dire: nécessairement rien de C n'est B consiste en ce que dans le premier cas la négation porte sur chacun des individus C, au lieu que dans le second elle porte directement sur l'ensemble et ne s'applique aux individus qu'en puissance. La distinction serait analogue dans le mode possible.»
La syllogistique, avons-nous dit déjà, est très sobre chez Avicenne. Nous n'avons nulle intention de nous y arrêter. Le lecteur peut aisément se représenter ce qu'est une syllogistique simple, bien ordonnée, rédigée sans embarras ni prolixité aucune, dans laquelle il est fait, comme dans l'exemple ci-dessus, un usage convenable des lettres pour représenter les termes du syllogisme, et qu'illustrent de loin en loin quelques exemples. A l'étude du syllogisme est jointe celle des combinaisons de syllogismes que l'auteur appelle les raisonnements composés. Nous extrayons de ce dernier chapitre une page prise presque au hasard qui en montrera bien le style 139:
«Le raisonnement composé joint est celui dans lequel on ne supprime pas la conclusion, mais où on l'énonce une fois comme conclusion et une fois comme prémisse, de cette façon: tout C est B, tout B est E, donc tout C est E; tout C est E, tout E est D, donc tout C est D; et ainsi de suite. Le raisonnement composé séparé est celui dans lequel on retranche les conclusions, comme lorsqu'on dit: tout C est B, tout B est E, tout E est D, donc tout C est D. Le raisonnement que les modernes ont ajouté au syllogisme réduplicatif est un raisonnement composé, mais une seule fois, dont voici un exemple: Si le soleil est levé, il fait jour; s'il fait jour, le hibou n'y voit goutte. Or le soleil est levé; donc le hibou n'y voit goutte.»
Tout ce que nous venons de citer ou de dire fait suffisamment sentir le caractère net, concis, subtil et ferme de cette logique d'Avicenne où l'auteur suit très librement Aristote et ses commentateurs, sans jamais se rendre esclave ni de leur plan ni de leur enseignement, mais au contraire les complétant, les combattant, les corrigeant parfois. Cependant nous craignons bien que le lecteur ne s'impatiente, et que l'importance de ces progrès de détail qu'Avicenne a réalisés dans la logique grecque ne lui échappe, et nous avons hâte de le faire parvenir à la partie de cette logique restée la plus vivante, celle qui a pour objet l'art de la persuasion en général et la théorie de la science.
Nous avons vu dans la définition même de la logique que la science était faite de représentation et de persuasion. Avicenne, qui ne fut pas moins pénétrant psychologue que délié logicien, a montré dans sa logique que ces deux éléments sont intimement unis, et qu'ils se mêlent dans une étroite collaboration à tous les degrés du travail de l'esprit.
«Toute persuasion et représentation, ou s'acquiert par quelque recherche ou a lieu d'abord 140.» La persuasion s'acquiert par le raisonnement, la représentation par la définition. Le raisonnement ne peut se faire sans représentation; «il a des parties qu'on se persuade et d'autres qu'on se représente». La définition aussi repose sur des représentations. Mais ces persuasions et ces représentations dont l'esprit se sert à un moment quelconque de l'étude de la science, reposent elles-mêmes sur des persuasions et des raisonnements antérieurs; et la série n'en saurait aller à l'infini, non plus que celle des effets et des causes. Il faut donc qu'elle aboutisse à des choses «que l'on se persuade et que l'on se représente d'abord immédiatement et que l'on emploie sans intermédiaire». Ce terme d'où part la logique se rencontre évidemment dans les premières expériences des sens et dans les principes premiers de l'esprit.
Avicenne s'étend peu en logique sur le rôle de la sensation comme principe de la connaissance; il aura l'occasion d'en reparler plus tard. Les quelques mots qu'il en dit ici ont néanmoins de l'intérêt. De même qu'il a remarqué qu'il n'y a pas de raisonnement sans représentation, de même il affirme qu'il n'y a pas de sensible sans raisonnement: «Les choses sensibles sont celles que le sens persuade conjointement avec la raison.» L'on comprend qu'il entend par les sensibles, les données de l'expérience des sens. Il explique le rôle que joue la mémoire dans cette expérience, et comment celle-ci ne peut se produire sans un certain raisonnement: «Quand nos sens ont constaté souvent l'existence d'une chose en une autre, comme la propriété de relâcher le ventre dans la scammonée, cette relation se représente souvent à notre mémoire; et cette répétition dans notre mémoire produit l'expérience, par le moyen d'un raisonnement qui se noue dans la mémoire même, et qui est tel: si cette relation, par exemple celle du relâchement du ventre à la scammonée, était fortuite et accidentelle et non la conséquence d'une loi de la nature, elle ne se produirait pas dans la plupart des cas sans différence, de telle façon que, lorsqu'elle fait défaut, l'esprit s'en étonne et recherche la cause de ce manque. Quand donc cette sensation et ce souvenir sont joints dans ce raisonnement, l'esprit en reçoit une persuasion qui lui fait juger que la scammonée a la propriété de relâcher le ventre à celui qui en boit.»
Outre la mémoire, l'opinion 141 joue, selon Avicenne, un rôle important dans le principe de nos raisonnements; car elle nous fournit, comme les sens, des représentations «que nous considérons à la façon des choses sensibles», et d'où proviennent une quantité d'erreurs.
Les prémisses intellectuelles sont de diverses sortes; mais, de toute manière, ne vont-elles pas sans représentations: «La raison commence par des prémisses dans lesquelles l'imagination la seconde.» Ces prémisses comportent des certitudes inégales. Il y en a qui sont de foi, «que l'on se persuade parce qu'elles sont dites par une personne en qui l'on croit, soit à cause d'une qualité céleste qui lui est propre, soit à cause d'une prudence ou d'une intelligence extraordinaires qui paraissent en elles». D'autres sont des prémisses de sentiment commun, «des opinions généralement reçues dont on se persuade, soit par le témoignage de tout le monde, comme de ce que la justice est une belle chose, soit par celui de la majorité des hommes, ou des savants ou de la majorité des savants, quand le vulgaire n'y contredit pas». Analogues à ce genre de prémisses sont aussi les principes qui reposent sur des habitudes prises dès l'enfance, ou sur des passions auxquelles on est sujet, ou «sur une grande quantité d'exemples équivalant à une induction». La certitude de telles prémisses n'a rien d'absolu. Enfin il y a les principes de raison. «Les principes de raison sont des jugements ou prémisses qui sont produits dans l'homme par sa faculté intellectuelle, sans aucun motif qui oblige à se les persuader, autre qu'eux-mêmes... L'esprit s'en trouve nécessairement persuadé, sans même qu'il s'aperçoive qu'il vient d'acquérir cette connaissance.» L'un de ces principes est, par exemple, que le tout est plus grand que la partie. Le sens a aussi une part dans la formation de cette sorte de prémisses, mais non la principale: «il aide à former l'idée du tout, du plus grand et de la partie; mais la persuasion qu'a l'esprit de la vérité de la proposition, est primitive».
Les sciences ont des objets, des questions et des prémisses 142: des objets dont on démontre, des questions que l'on démontre, des prémisses par lesquelles on démontre. Nous venons de parler des prémisses universelles. Il en est d'autres, particulières à chaque science; «ce sont les axiomes de cette science, et en outre certaines suppositions ou certains postulats, que le maître requiert, soit parce que ces suppositions ont été démontrées dans une science voisine ou le seront dans celle même qu'il enseigne, soit simplement parce que le disciple qui apprend la science n'y trouve rien à contredire. Voici un exemple de ces postulats pour la géométrie: que si une ligne qui en coupe deux autres fait avec elles, d'un même côté, deux angles dont la somme soit moindre que deux droits, ces deux lignes se rencontrent de ce même côté.
Les objets des sciences sont les choses données dont on recherche les attributs essentiels. Ce sont, par exemple, la quantité continue en géométrie, le nombre en arithmétique, le corps, en tant qu'il se meut ou se repose, en physique, l'être, et l'un en métaphysique. Chacun de ces objets a des attributs essentiels qui lui sont propres: le rationnel et l'irrationnel pour la quantité continue, le pair et l'impair pour le nombre, l'altération, l'accroissement et la diminution pour le corps, la puissance, l'action, la perfection ou l'imperfection pour l'être. La notion des objets des sciences est fournie par la définition, dont il faut dire quelques mots.
Les philosophes arabes distinguent la définition et la description 143. Avicenne s'explique là-dessus dans les Ichârât 144: «La définition, dit-il, est un discours qui démontre la quiddité de la chose; il faut qu'elle englobe tous ses caractères essentiels; elle est nécessairement composée de son genre et de sa différence, parce que les caractères essentiels que cette chose a en commun avec d'autres constituent son genre, et ceux qu'elle a en propre constituent sa différence. Tant qu'un composé n'unit pas le commun et le propre, sa réalité comme composé est incomplète, et toutes les fois qu'une chose n'a pas de composition en son essence, il n'est pas possible de la démontrer par un discours. Donc tout défini est abstraitement composé.» Avicenne dit de la même manière dans le Nadjât 145: «La définition et la démonstration ont leurs parties communes, et des choses dont il n'est point de démonstration, il n'est point non plus de définition. Comment en effet auraient-elles une définition, puisqu'elles ne se distinguent que par les accidents non essentiels, et que leurs accidents essentiels sont communs?»
La façon dont se fait la description est moins déterminée que celle dont s'obtient la définition. «Lorsqu'une chose, dit notre philosophe 146, est connue par un discours composé de ses accidents et de ses propres qui la caractérisent ensemble, cette chose est alors connue par sa description. La meilleure des descriptions est celle dans laquelle on place d'abord le genre, pour ensuite délimiter l'essence de la chose, comme lorsqu'on dit de l'homme qu'il est un animal marchant sur deux pieds, aux ongles larges et riant par nature, ou lorsqu'on dit du triangle qu'il est la figure qui a trois angles. Il faut que la description par les propres et les accidents spécifie clairement la chose. Faire connaître le triangle en disant qu'il est la figure dont les angles sont égaux à deux droits, ce n'est pas le décrire, sinon pour les géomètres.»
Les questions que l'on pose dans les sciences sont, outre celles de savoir ce qu'est une chose et si elle est, ce à quoi l'on commence à répondre par la définition et par la description, celles encore de savoir où est cette chose, quand elle est, comment, pourquoi elle est, et ces différentes questions qui évoquent la théorie des catégories et celle des causes, nous amènent aux confins de la logique et au point où cette science touche à la métaphysique.
Déjà la question des causes était connexe de celle de la définition. «Les réponses à la demande pourquoi la chose est, dit Avicenne 147, et à la demande: qu'est-ce qu'elle est? conviennent ensemble, parce qu'elles se font toutes deux par ce qui entre dans l'essence de la chose. Par exemple si on demande: pourquoi la lune s'éclipse, on répondra: parce que la terre se trouve entre elle et le soleil et lui ôte sa lumière; et si l'on demande ensuite: qu'est-ce que l'éclipse de la lune, on répondra que c'est le défaut de sa lumière survenant à cause de la terre qui se place entre elle et le soleil.» La réponse normale à la question pourquoi? dans les démonstrations, est la cause prochaine et actuelle. Les causes essentielles d'étendue égale ou supérieure à la chose, entrent dans sa définition; mais les causes de moindre étendue n'y entrent pas, et ne peuvent être invoquées que dans les démonstrations que l'on fournit à propos d'elle. Quelquefois les quatre causes de la scolastique, matérielle, formelle, efficiente et finale, entrent ensemble dans la définition de la chose, par exemple lorsqu'on définit la hache en disant 148: «qu'elle est un outil de métier, en fer, de telle figure, pour couper le bois»; l'outil est le genre, le métier correspond à la cause efficiente, le fer est la matière, la figure la forme, et l'abatage du bois est la cause finale. D'une façon générale, il faut que la cause ou l'ensemble des causes invoquées, soit de même étendue que l'effet, pour valoir dans les démonstrations logiques.
Les différentes sciences se relient entre elles par leurs objets, et elles se classent les unes au-dessous des autres selon la hiérarchie de ces objets. Comme le problème de la classification des sciences a été populaire au moyen âge, nous achèverons de donner le tableau résumé des sciences tel que l'a dressé l'école d'Avicenne, d'après l'épître d'où nous avons déjà tiré les divisions de la logique 149. C'est par quoi nous terminerons ce chapitre.
La philosophie, qui est le nom de l'ensemble des sciences (el-hikmet), ou si l'on veut la sagesse, se divise en deux parts: la philosophie spéculative et la philosophie pratique. Le but de la première est la vérité; celui de la deuxième est le bien.
La philosophie spéculative a trois parties: la science inférieure dite physique, la science moyenne dite mathématique et la science supérieure dite théologique. La philosophie pratique a également trois parties: la science de ce que doit être l'homme comme individu: c'est l'éthique; celle de la conduite que doit tenir l'homme par rapport à sa maison, à sa femme, à ses enfants et à ses biens: c'est l'économique; celle des gouvernements et de l'organisation des cités parfaites et imparfaites: c'est la politique.
Chacune des trois sciences qui composent la philosophie spéculative se subdivise en un groupe de sciences pures ou premières et en un groupe de sciences appliquées ou secondes.
Les sciences qui se rangent dans la physique pure sont: celle des êtres en général, de la matière, de la forme, du mouvement, et du premier moteur; celle des corps premiers qui constituent le monde, les cieux, les éléments, et de leurs mouvements; celle de la génération et de la corruption; des influences célestes et de la météorologie; des minéraux; des plantes; des animaux; de l'âme et de ses facultés, tant chez les animaux que chez l'homme. A cette dernière partie de la science physique pure, l'auteur rattache le problème de l'immortalité de l'âme.
La physique appliquée comprend: la médecine; l'astrologie, la physiognomonie, l'interprétation des songes, la science des talismans, celle des charmes et l'alchimie.
Dans la mathématique première sont placées quatre sciences: l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique.
A ces sciences correspondent, dans la mathématique seconde, diverses sciences appliquées. A l'arithmétique se rattachent le calcul indien sexagésimal et l'algèbre; à la géométrie, la mesure des surfaces, la mécanique, la traction des fardeaux, la construction des poids et des balances, celle des instruments gradués, celle des viseurs et des miroirs, et l'hydraulique; à l'astronomie, l'art de dresser des tables astronomiques et géographiques; à la musique, la construction des instruments merveilleux, orgues et autres.
La théologie première a cinq parties: 1º la science des notions abstraites qui enveloppent tous les êtres: l'ipséité, l'un et le multiple, le même, le divers et le contraire, la puissance et l'acte, la cause et l'effet; 2º la connaissance des principes premiers des sciences; 3º la preuve de la vérité première, de son unité, de sa souveraineté et de ses autres attributs; 4º la science des substances premières spirituelles qui sont les créatures les plus proches de la vérité première, comme les chérubins, et celle des substances spirituelles secondes qui sont au-dessous des précédentes, comme les anges préposés aux cieux, porteurs du trône de Dieu ou administrateurs de la nature; 5º la science de la manière dont les substances corporelles célestes et terrestres sont soumises à ces substances spirituelles.
Enfin la théologie seconde comprend la science de la révélation, et celle de la rétribution, c'est-à-dire des joies et des peines de l'autre vie.
CHAPITRE VII
LA PHYSIQUE D'AVICENNE
La physique, dans les usages de l'antiquité et du moyen âge, faisait partie de la philosophie, parce que celle-ci était en général, conformément à sa définition antique, la science des êtres et de leurs états. Plus précisément, la physique entrait dans la philosophie, parce qu'elle avait besoin de la métaphysique et que la métaphysique avait besoin d'elle. Aux yeux des anciens philosophes, la physique se trouvait à la fois dans le champ de l'observation et dans celui de la raison; ni l'observation sensible ne se passait du raisonnement, ni la raison ne se passait des sens, et il n'y avait point d'abîme entre leurs deux domaines.
On a été injuste envers les systèmes scolastiques, lorsqu'on les a accusés de se former sur les êtres des opinions à priori, sans se soucier de l'expérience. Si l'on comprend bien l'esprit de ces vieilles doctrines, on verra que rien n'est plus faux. Le raisonnement et l'observation s'y compénètrent; la spéculation y a pour fondement la science positive, et la science s'y ordonne au moyen de la spéculation. Une harmonie y existe entre l'idée et l'objet, entre l'abstrait et le concret, entre l'intelligence et les choses, et le seul principe qui y soit posé à priori est celui même qui affirme l'existence de cet accord et qui réclame du philosophe la foi préalable en la possibilité de l'application de l'intelligence aux choses.
Que l'on examine avec soin la formation de la philosophie du moyen âge, et l'on se rendra compte que ses erreurs sont dues, non pas à ce qu'elle a dédaigné la science positive, mais justement au contraire à ce qu'elle s'est placée dans une dépendance trop étroite d'une science encore imparfaite.
Nous commencerons à éclairer cette thèse dans le présent chapitre, et ce que nous dirons ensuite de la psychologie et de la métaphysique achèvera de l'établir.
La psychologie tient à la physique sans discontinuité, et dans la scolastique d'Avicenne toute une partie de la psychologie, celle qui a pour objet la science des âmes, par opposition à celle des intelligences, rentre sous la rubrique de la physique. En outre la physique se relie à la métaphysique, parce que la chaîne des êtres est continue de la matière à l'intelligence. Enfin il est intéressant de rappeler que des relations mutuelles unissent la physique à la logique. La logique emprunte au monde physique plusieurs des notions dont elle a besoin, celles nommément des catégories et des causes; et la logique d'autre part prête à la physique l'instrument de ses méthodes, le ressort de ses raisonnements, puisqu'il a été admis que les lois de la raison s'appliquent à la nature.
Nous ne nous proposons pas de faire ici un exposé complet de la physique d'Avicenne. C'est d'histoire de la philosophie que nous devons nous occuper et non d'histoire des sciences. Mais comme précisément nous venons d'indiquer que la physique scolastique contient de la philosophie, il faut que nous en extrayions ce qui se lie à notre objet. C'est ce que nous ferons commodément, en examinant quelques-unes des principales notions ou thèses de cette science.
Les grandes notions métaphysiques de matière et de forme ont évidemment une base physique. Elles apparaissent au commencement de la physique du Nadjât 150. «Nous disons que les corps sont composés d'une matière, c'est-à-dire d'un lieu, et d'une forme qui est dedans. Le rapport de la matière à la forme est le rapport du cuivre à la statue.» Les catégories sont aussi des notions suggérées par la physique: «Dans la matière du corps, il y a des formes autres que la forme corporelle. Ces formes sont relatives à la quantité, au lieu et à d'autres choses analogues. S'il en est ainsi, les corps physiques absolument parlant ne sont constitués que de deux principes, la matière et la forme; mais à ces corps s'attachent les accidents qui surviennent du fait des neuf catégories. Il y a une différence entre la forme proprement dite et ces accidents: la forme a pour lieu la matière qui n'a pas par elle-même la nature spéciale du corps, tandis que les accidents ont pour lieu le corps qui subsiste par la matière et par la forme. La nature spécifique du corps a lieu antérieurement selon le principe.»
Le corps a des qualités premières et secondes ainsi définies: les premières sont telles que, si on les enlève, l'objet qu'elles qualifient s'anéantit; les secondes sont telles que leur enlèvement n'a pas pour conséquence l'anéantissement de l'objet, mais nuit seulement à sa perfection.
Avicenne passe de cette notion des qualités à celle de force dont l'analyse est intéressante. «Aucun corps, dit-il d'abord, ne se meut ni se repose de lui-même,» ce qui constitue un énoncé très net du principe d'inertie. Aussitôt après la pensée devient plus profonde: «le corps ne se meut pas non plus par un autre corps ou par une force découlant en lui d'un corps, s'il n'a pas en lui-même une force convenable. On pourrait interpréter cette idée comme une conception dynamique, suivant laquelle la force serait toujours intérieure à l'objet qu'elle meut, contrairement aux conceptions statiques courantes d'après lesquelles la force semble agir sur des objets extérieurs. Mais Avicenne lui-même s'explique:
Ces forces qui sont inhérentes au corps ne sont autres que les qualités premières d'où procèdent les qualités secondes, et des qualités secondes procèdent les actions du corps. On distingue trois classes de forces. Les premières sont celles qui conservent au corps ses qualités relatives à la figure et au lieu naturels, et qui l'y font retourner lorsqu'il en a été écarté; c'est par exemple la pesanteur. Cette espèce de forces s'appellent naturelles; elles sont le principe du mouvement ou du repos essentiels et des autres qualités que le corps possède par essence.--La seconde espèce de forces sont celles qui mettent le corps en mouvement ou en repos et lui conservent ses qualités au moyen d'organes et de manières diverses, soit sans conscience ni liberté de la part du corps, et ce sont alors les facultés de l'âme végétative, soit avec conscience, et ce sont celles de l'âme animale. Dans cette espèce rentrent les facultés de l'âme humaine qui peut réfléchir sur les êtres et les examiner; et par là nous rejoignons la psychologie. «L'âme est en général une qualité première du corps qui a la vie par des facultés.»--Enfin la troisième espèce comprend les forces qui accomplissent des actions analogues sans intermédiaire d'organe et avec une volonté constante, à savoir les facultés des âmes des sphères; et, par cette espèce, nous atteignons la métaphysique.
Voici donc une analyse de la notion physique de force qui nous a fait en quelques mots traverser toute la philosophie. Cette analyse, d'ailleurs, est belle, et cette conception toute dynamique de la force serait encore aujourd'hui de nature à plaire à certains esprits. En un autre passage 151, Avicenne se rapproche un peu plus des notions de la statique moderne. Il y insiste sur cette remarque, qui a aussi son intérêt en métaphysique, qu'il n'y a pas de force infinie, attendu que les effets des forces sont toujours finis et susceptibles de plus ou de moins; puis il représente les effets de la force par la traction des fardeaux, le soulèvement des poids; et il rappelle ce principe de mécanique que ce que l'on gagne en intensité d'effet, on le perd en espace parcouru; nous dirions: ce que l'on gagne en puissance, on le perd en vitesse.
Avicenne a donc une intelligence claire des notions mécaniques; et l'introduction de l'esprit métaphysique dans cet ordre de questions a eu pour effet de le porter à négliger un peu la conception de la force statique pour s'appesantir sur la conception dynamique, qui est évidemment plus haute.
Les notions de temps et de mouvement sont connexes, ou pour entrer plus avant dans l'esprit de l'école d'Avicenne, la notion de temps est dépendante de celle de mouvement: «Le temps ne s'imagine qu'avec le mouvement 152. Là où l'on ne sent pas le mouvement, on ne sent pas le temps.» Et notre philosophe appuie sur l'aspect psychologique de cette idée en évoquant cette comparaison: «C'est ce que l'on voit dans l'histoire des Compagnons de la Caverne.»--Cette histoire est la légende des sept dormants; l'on sait que d'après elle, sept jeunes hommes qui s'étaient réfugiés dans une caverne pour échapper à la persécution de Décius, s'y endormirent d'un sommeil miraculeux, et se réveillèrent 240 ans plus tard, avec le sentiment d'avoir dormi une seule nuit.--La même idée est exprimée d'une manière plus métaphysique dans un passage d'une épître d'Avicenne sur les Fontaines de la Sagesse 153: «Le temps, est-il dit en cet endroit, n'a rien à faire avec le repos. Ce n'est que par simultanéité qu'il le mesure. Comme la coudée mesure les choses par l'intermédiaire d'un morceau de bois, de même un seul temps peut être la mesure de beaucoup de mouvements divers.» En réalité, selon ce système, les corps physiques ne sont pas directement dans le temps; ils sont d'abord dans le mouvement lequel est dans le temps. Cette idée très fine est très explicitement exprimée dans la phrase qui suit celles que nous étions en train de citer: «Le corps naturel est dans le temps, non par son essence, mais parce qu'il est dans le mouvement, dans le temps.»
L'on juge déjà par le commencement de cette analyse, de l'aisance avec laquelle étaient maniées ces notions. Les scolastiques orientaux ont été très libres dans leurs idées sur le temps; ils n'ont éprouvé aucune gêne à le considérer comme un produit, comme une créature, et fréquemment leur pensée s'est supposée affranchie de cette condition du temps qui aujourd'hui nous semblerait plus tyrannique.
Voyez avec quelle simplicité en parle Avicenne 154: «Le temps, dit-il, n'a pas été produit dans le temps, mais il a été produit comme principe, son producteur ne le précédant pas dans le temps ni dans la durée, mais dans l'essence. Si en effet il avait un principe dans le temps, il serait produit après n'avoir pas été, c'est-à-dire après un temps antérieur,» ce qui est contraire à l'hypothèse qu'il a une origine. «Donc le temps est principe, c'est-à-dire qu'il n'est précédé que par son créateur seul.» Quelques personnes peuvent être tentées de trouver ces réflexions transcendantes; mais le lecteur qui voudra bien s'abandonner sans parti pris à la conduite de notre auteur, jugera plutôt qu'elles sont naïves à force d'être rationnelles. Suivons donc l'analyse.
«Ce qui est produit dans le temps est ce qui n'était pas, puis est. Dire que cette chose n'était pas, signifie qu'il y a eu un état dans lequel elle manquait; mais cet état lui-même était.» Quant au temps, il n'est pas produit dans le temps, et il en est de même du mouvement, non pas de tout mouvement, mais du mouvement circulaire des cieux.--Il faut en effet nous habituer à cette idée que, dans ce système, le mouvement des sphères célestes ou du moins de la sphère extérieure, est posé comme principe de toute l'activité du monde, d'une manière que nous expliquerons. Le temps n'est qu'une dépendance essentielle de ce mouvement; «le temps est la quantité du mouvement circulaire»;--c'est la théorie que nous avons déjà rencontrée chez el-Kindi;--et comme ce mouvement est continu, le temps est continu.
Tous les êtres, poursuit Avicenne, ne sont pas dans le temps d'une manière immédiate. «Ce qui existe primairement dans le temps a pour parties le passé et l'avenir et pour extrémité l'instant; il y a des choses qui y existent secondairement: ce sont les mouvements; et d'autres qui ne s'y trouvent qu'au troisième degré: ce sont les mobiles, car les mobiles sont dans le mouvement et le mouvement est dans le temps.» Les instants sont dans le temps comme les unités dans le nombre, et les mobiles sont comme les choses dénombrées. Tout ce qui est continu est divisible et susceptible de recevoir le nombre. Il ne faut donc pas s'étonner que l'on ait divisé le temps. Les choses qui ne rentrent pas dans les trois classes que nous venons de dire ne sont pas dans le temps; ce n'est que par une sorte de transposition qu'on leur en applique la notion; ces choses sont dans une fixité que l'on compare à la fixité qui se trouve au fond du temps et que l'on appelle la durée (dahr). Le temps s'écoule dans la durée; et la mesure temporaire est appliquée aux choses qui ne sont pas dans le temps par l'intermédiaire de cette durée fixe.--C'est là, il faut le reconnaître, une analyse pénétrante dont beaucoup aujourd'hui pourraient tirer profit.
Il peut être intéressant encore d'écouter ce qu'Avicenne dit de la vitesse, parce qu'il en parle dans un esprit bien scolastique. Après avoir remarqué 155 que «tout mouvement donné est dans une certaine quantité de vitesse», il se pose la question: à quoi s'applique cette quantité? «Cette quantité existe dans une matière, parce que ses parties ont lieu l'une après l'autre, donc elles sont produites, et tout ce qui est produit est ou dans une matière ou fait d'une matière. Or cette quantité n'est pas faite d'une matière, parce qu'ici ce n'est pas l'assemblage de la matière et de la forme qui est produit en premier lieu, mais bien l'assemblage de la forme avec une disposition qui est dans la matière. Donc il faut que cette quantité soit dans une matière. Mais toute quantité qui se trouve dans une matière et dans une donnée, est ou quantité de cette matière ou quantité de sa disposition. Or, dans le cas actuel, elle ne saurait appartenir à la matière, parce que, si elle lui appartenait par essence, son accroissement ferait croître la matière, et alors tout ce qui est plus rapide serait plus gros ou plus grand. Cette conséquence étant fausse, l'hypothèse l'est aussi. Donc la quantité de la vitesse appartient à la disposition qui est dans la matière.»
Nous avons traduit ce passage qui est assez curieux par son style; mais la conclusion en est remarquable aussi. Avicenne place en somme le principe du mouvement dans une disposition de la matière du mobile; le mouvement est en puissance dans cette disposition, puis il passe peu à peu à l'acte: «Le mouvement, dit-il en un autre endroit 156, est ce que l'on conçoit de l'état du corps lorsqu'il se modifie à partir d'une disposition qui réside en lui; c'est un passage de la puissance à l'acte qui a lieu d'une manière continue, non d'un seul coup.» Cette définition nous conduit à une conception assez analogue à la notion moderne de force vive, mais plus métaphysique en même temps que moins mathématique, et elle nous ramène au point de vue dynamique où nous avons vu qu'Avicenne s'était de préférence placé dans l'analyse de la notion de force.
Le lieu est défini chez Avicenne comme chez el-Kindi. «Le lieu du corps, dit notre auteur 157, est la surface qu'entoure ce qui avoisine le corps et dans laquelle il est,» et en un autre endroit 158: «Le lieu est la limite du contenant qui touche la limite du contenu; c'est là le lieu réel. Le lieu virtuel, c'est le corps qui entoure le corps considéré.»
Notre philosophe tire d'intéressants effets de la notion du lieu physique ou naturel, qu'il faut distinguer de la précédente. «Tout corps a un lieu naturel, identiquement un»: C'est le lieu vers lequel il tend dans son mouvement naturel. Autrement dit tout corps abandonné à lui-même tend vers un lieu qui est toujours le même. Le corps a aussi une figure et une position naturelles: «Le corps abandonné à lui-même 159 prend une certaine position et une certaine figure. Il a dans sa nature quelque chose qui l'y oblige.» Le corps simple a pour figure naturelle la figure sphérique.
Il faut remarquer dans cette théorie la notion d'inclination et de tendance dont on n'a pas tiré parti dans la physique moderne et qui est pourtant philosophique et simple. Le corps écarté de son lieu ou de sa figure a une tendance à y revenir par le moyen du mouvement. «Le corps en état de mouvement a aussi une tendance par laquelle il se meut, et que l'on sent si l'on lui fait obstacle.» Plus l'inclination du corps vers son lieu naturel a de force, plus faible est l'inclination autre que l'on peut lui donner par contrainte. Cette notion de la tendance ou de l'inclination se généralise dans cette philosophie, comme se généralise celle de mouvement. Avicenne l'applique expressément au mouvement vital qui emporte les êtres, les faisant passer d'une forme à une autre entre leur génération et leur destruction 160: «Tout être sujet à la naissance et à la mort a en lui une tendance au mouvement rectiligne» qui le porte à chaque instant de sa forme actuelle à sa forme subséquente. Tout cela est très profondément senti et heureusement formulé. Cette théorie est toujours en conformité avec la conception dynamique de la force que nous avons déjà louée ci-dessus.
Mais, en une circonstance particulière, l'idée du lieu naturel a trahi Avicenne, et lui a fait rejeter une vue physique proposée de son temps et qui longtemps après devait être reconnue juste. Il s'agit de la doctrine des pressions atmosphériques et hydrauliques. Quelques philosophes, au temps d'Avicenne, entrevoyaient cette doctrine. «Des gens ont pensé, nous dit-il lui-même 161, que le feu se porte en haut, la terre en bas, par contrainte... Cette contrainte serait une pression. Le feu surmonterait l'air, l'air, l'eau, et l'eau, la terre, à cause de la pression du lourd sur le léger s'exerçant par en haut; le corps échapperait à la pression en se plaçant en sens contraire de celui où elle s'exerce, par rapport au corps pressant... Ces philosophes pensent que tous les corps tendent vers le bas, mais que le lourd refoule le léger.» Il était impossible d'exposer plus nettement que ne le faisaient ces savants du onzième siècle la théorie de la pesanteur atmosphérique et de la pression des fluides, dont la découverte fit la gloire des savants du dix-septième. Nous regrettons pour l'honneur d'Avicenne, d'avoir à constater qu'il méconnut la justesse de cette vue, et qu'il maintint, conformément à l'enseignement d'Aristote, que le léger allait en haut et que le lourd allait en bas comme à leurs lieux naturels.
Enfin de l'idée du lieu naturel la philosophie d'Avicenne tira cette conséquence un peu singulière à énoncer qu'«il n'est pas possible 162 qu'il y ait un autre monde que celui-ci.» La raison en est que «un même corps ne peut pas avoir deux lieux naturels; qu'alors les corps semblables en formes et en force ont aussi le même centre et les mêmes inclinations naturels. Il ne saurait donc y avoir deux terres au milieu de deux mondes, ni deux feux dans deux sphères enveloppant deux mondes.»
Une question fameuse au moyen âge et jusque dans la science du dix-septième siècle, celle du vide, a été traitée par Avicenne avec des développements qui nous fourniront encore un intéressant exemple de l'état de la méthode scolastique à cette époque. Avicenne prétend démontrer l'impossibilité de l'existence du vide. Voici un abrégé de son raisonnement.
«Je dis d'abord, commence notre philosophe 163, que si l'on suppose un vide vide, il n'est pas rien pur, mais qu'il est essence, quantité, substance. Car pour tout vide vide donné, on peut trouver un autre vide plus petit ou plus grand que lui; il se trouve donc être susceptible de division dans son essence supposée manquante; or il n'en est pas ainsi du rien pur. Donc le vide n'est pas rien.--Ensuite: Tout ce qui est divisible a de la quantité; donc le vide a de la quantité. Toute quantité est continue ou discontinue. Or le vide n'est pas discontinu; en effet tout discontinu est tel ou par accident ou par essence. Tout ce qui est discontinu par accident est continu par nature. Ce qui est discontinu par essence manque de commune limite entre ses parties; et en ce qui est tel, chaque partie est indivisible; et ce en quoi chaque partie est indivisible, n'est pas susceptible de recevoir en son essence la continuité: Donc le vide n'est pas discontinu par essence. Alors il est continu par essence. Et comment cela? On admet que le plein peut le recouvrir dans sa quantité. Ce qui peut être recouvert par le plein peut l'être par le continu; et ce qui peut être recouvert par le continu est continu. Donc le vide est continu.--Et encore: Le vide a une essence fixe, aux parties continues, pouvant être traversée suivant des directions. Tout ce qui est ainsi est une quantité susceptible de position.» Avicenne poursuit cette argumentation, montrant que, si le vide existe, il a de la distance, qu'il possède les trois dimensions, qu'il est mesurable par essence. Puis il explique que «le vide n'a pas de matière,» par cette raison que «tout ce qui est susceptible de discontinuité a une matière, et que le vide n'est pas susceptible de discontinuité.» Après quoi il entame une assez longue discussion sur l'impénétrabilité, qui ne manque pas d'intérêt.
Deux corps solides, par exemple deux cubes égaux sont impénétrables, c'est-à-dire que leurs dimensions ne peuvent pas se superposer respectivement les unes aux autres. Avicenne recherche si cette impossibilité a lieu entre les matières des deux corps ou entre leurs dimensions, ou entre la matière de l'un et la dimension de l'autre, ou entre les matières et les dimensions à la fois. Il conclut qu'elle a lieu entre les dimensions. Ce raisonnement un peu aride est présenté sous une forme plus coulante dans la petite épître des Fontaines de la sagesse 164. Il s'agit de rechercher comment les dimensions du corps pourraient pénétrer celles du vide: «Ou bien les dimensions du corps pénètrent celles du vide ou bien non. Si elles ne les pénètrent pas, le vide est impénétrable, et alors il est plein, ce qui est contradictoire. Si elles les pénètrent, des dimensions pénètrent des dimensions; et de la réunion de deux dimensions égales, résulte une dimension égale à chacune d'elles, ce qui est encore contradictoire. Les corps sensibles ne sont pas pénétrables, et ce sont leurs dimensions qui empêchent de les concevoir tels. Celles-ci, en tant que dimensions, ne peuvent pas être pénétrées, non pas parce qu'elles sont blanches ou chaudes ou qu'elles ont d'autres qualités analogues; mais, par leur essence même, les dimensions ne se pénètrent pas. Il faut nécessairement que deux dimensions soient plus grandes qu'une seule, parce que deux unités sont plus qu'une unité, deux nombres plus qu'un nombre, deux points plus qu'un point, nous ne disons pas plus grands qu'un point car le point n'a pas de grandeur, mais il est susceptible de multiplicité.» Ainsi donc, pour placer un corps dans le vide, il faudrait supposer qu'au même moment on anéantit le vide; et pour employer la conclusion du Nadjât 165: «ou bien le corps donné existe ailleurs que dans les dimensions du vide, ou bien le vide existe et aucun corps n'y peut être placé.»
«Il apparaît d'après ces principes, ajoute Avicenne, qu'il n'y a pas de mouvement dans le vide; parce que, si une chose se mouvait dans le vide, ou bien ses dimensions pénétreraient celles du vide, et nous avons dit que cela ne se peut, ou bien cette chose entrerait dans le vide en le fendant, et nous avons vu aussi que cela est absurde. Il n'y a donc point de mouvement dans le vide et de même il n'y a point de repos.»
La conclusion de tout le raisonnement est que «le vide n'existe aucunement. Il n'est qu'un nom, comme l'a dit le premier maître».
Si, après nous être intéressé à la méthode de cette discussion, qui est très serrée et très rigoureuse, nous désirons porter une appréciation sur les idées mêmes qui y sont contenues, nous remarquerons sans peine que le point précis de cette théorie qui heurte nos idées actuelles, est celui où il est affirmé que les dimensions du vide sont impénétrables. Il y a dans cette affirmation une espèce de matérialisation de la notion d'étendue qui nous étonne. Pour nous qui ne parlons plus guère de lieu ni de vide, mais qui parlons sans cesse d'espace et d'étendue, les dimensions de l'espace ont justement cette propriété que l'on y peut superposer celles des corps matériels. L'espace est essentiellement pénétrable pour nous; l'étendue matérielle liée aux corps ne l'est pas. Pourquoi la scolastique a-t-elle rejeté cette notion si commode de l'espace vide et pénétrable? Ce ne doit pas être uniquement pour les arguments rationnels donnés ci-dessus; c'est plutôt, je le croirais, parce que, nonobstant certains préjugés, la scolastique était un système foncièrement empiriste et que, selon l'observation empiriste, l'espace vide n'existe pas.
La plupart des théories précédentes trouvent leur achèvement dans la manière dont Avicenne a traité le redoutable et éternel problème de l'infini. Dans cette philosophie ce problème revêtait plusieurs aspects dont les principaux étaient ceux-ci: y a-t-il un vide infini? y a-t-il un passé infini? les corps sont-ils divisibles à l'infini? existe-t-il un nombre infini? La solution générale donnée à ces questions était: l'infini n'existe pas en acte; il existe en puissance.
Farabi avait su, avec une concision saisissante, formuler cette réponse, à propos de la question de l'infinitude du monde 166: «Toutes les sphères sont finies, et il n'y a pas derrière elles de substance ni quelque chose ni plein ni vide. La preuve en est qu'elles sont en acte et que tout ce qui existe en acte est fini.» Il est impossible de trancher plus résolument un plus difficile problème. Farabi au reste, non plus qu'Avicenne, ne prétend, dans cette solution, à aucune originalité; non content de la rapporter à Aristote, il la fait remonter jusqu'à Socrate: «On raconte, ajoute-t-il de Socrate, d'après Platon, qu'il avait coutume d'exercer l'esprit de ses élèves en disant: si un être est infini, il faut qu'il soit en puissance, non en acte.»
Voici le raisonnement type que propose Avicenne, pour prouver l'impossibilité d'un infini actuel. Ce raisonnement se retrouve plusieurs fois dans son œuvre sous des formes un peu diverses. Nous le donnons d'abord sous une forme géométrique, tel qu'Avicenne l'a formulé dans le passage où il nie la possibilité du vide infini; et nous prions le lecteur de le suivre avec attention, afin d'en remarquer l'imperfection. C'est ici un document important de l'histoire de l'esprit humain; cette démonstration aisée mais vicieuse, a mis au développement de la philosophie et des sciences une entrave pesante et durable.
«Soit un mouvement circulaire 167 dans un vide infini, si l'on suppose que le vide infini est possible. Soit le mobile la sphère ABCD de centre O. Supposons dans le vide sans fin la ligne XY. Soit OC une ligne tirée du centre vers le côté C et ne rencontrant pas (dans ce sens) la ligne XY, même si on la prolonge à l'infini. Quand la sphère tourne, cette ligne arrive à couper la ligne XY, et elle se meut en la coupant et en étant coupée par elle. L'intersection a lieu évidemment par l'arrivée au contact de deux points (un sur chaque ligne). Soient K et L ces points. Il est visible qu'il y a toujours un point M qui arrive au contact avant le point K. Or le point K a été supposé le premier point touché. Donc il y a contradiction», et l'hypothèse est fausse.--Nous le voyons sans peine, l'hypothèse fausse est qu'on puisse marquer sur la ligne fixe un point K qui soit le premier rencontré par la ligne tournante; mais Avicenne a cru que l'hypothèse fausse était celle qu'il avait placée en tête de sa démonstration, l'existence du vide infini. Ce raisonnement, s'il était juste, aurait donc pour conséquence non seulement l'impossibilité du vide infini, ce qui nous toucherait assez peu, mais aussi l'impossibilité de l'espace géométrique infini et celle de la science géométrique à l'infini. Celle-ci n'était pas constituée au temps d'Avicenne, et la philosophie en a souffert. Il est juste pourtant de remarquer que l'analyse de cette question dépendait au moins autant de l'esprit philosophique que de l'esprit mathématique, et l'on peut blâmer ensemble la science d'avoir égaré la philosophie, et la philosophie de n'avoir pas redressé la science.
Voici une autre forme de la même démonstration: «Je dis qu'il ne se peut pas qu'il existe une quantité infinie, continue et susceptible de position, ni un nombre infini ordonné, et j'entends par ordonné qu'une de ses parties soit antérieure par nature à une autre.» En effet, supposons qu'une quantité soit infinie dans un sens. Il est possible d'en retrancher, par l'imagination, une partie, du côté fini. Cette quantité, prise avec cette partie, a une limite; prise sans cette partie, elle en a également une. Faisons coïncider en imagination les deux extrémités du côté fini. Cela fait, ou bien les deux quantités s'étendront ensemble, se recouvrant dans toute leur étendue, et la quantité entière sera égale à la quantité diminuée, ce qui est absurde; ou bien l'une des quantités sera moindre que l'autre, et alors elle sera finie; mais la différence entre elles est finie; donc la somme de la plus petite et de la différence sera finie; donc la quantité entière le sera. Or elle est infinie; par conséquent l'hypothèse est absurde.»
Il est aujourd'hui évident que toutes ces sortes de raisonnements sont sophistiques. Nous l'avons dit; il est inutile d'insister davantage. Mais nous saisissons, non sans plaisir, cette occasion de faire remarquer qu'il est bien possible que la plupart des fameuses thèses et antithèses de ce que l'on appelle dans la philosophie kantienne les antinomies de la raison pure, n'aient jamais été démontrées par des raisonnements de plus de valeur. Peut-être qu'aujourd'hui, à une époque où la connaissance mathématique de la notion d'infini est vulgarisée,--elle ne l'était pas au temps de Kant,--si l'on examinait sans parti pris les preuves de ces antinomies, on ne les trouverait pas plus fondées que celles que fournissaient les écoles adverses au temps d'Avicenne. Je ne serais nullement étonné qu'on en arrivât promptement à la conclusion que, en ces matières, ni la thèse, ni l'antithèse ne sont démontrables, et qu'il n'y a point d'antinomies, mais seulement des raisonnements faux. Cependant, pour nous renfermer dans notre rôle d'historien, bornons-nous ici à conclure que, selon que nous l'avons déjà fait remarquer, si la philosophie d'Avicenne a erré, c'est qu'elle a pâti des faiblesses de la science.
Touchant l'infinitude dans le passé, l'enseignement d'Avicenne est affirmatif. Notre philosophe admet la possibilité de séries infinies écoulées, en considérant que ces séries passées n'existent plus que comme en puissance. Cette vue n'est pas évidente du premier coup, et Avicenne a dû se livrer à quelques efforts pour la justifier. Mais, puisque nous avons tout à l'heure évoqué le souvenir de Kant, qu'il nous soit encore permis de remarquer combien est factice la critique de ce philosophe à propos des antinomies; la thèse que Kant a formulée, de la première antinomie: «le monde a un commencement dans le temps, il est limité dans l'espace», est en elle-même si peu solide et si peu une, que toute la grande école scolastique orientale, à la suite de l'antiquité, n'en a admis que la moitié: «le monde est limité dans l'espace», et y a adjoint la moitié de l'antithèse: «le monde n'a pas de commencement dans le temps».
Avicenne appuie cette dernière proposition à peu près en ces termes: Les méthodes que l'on emploie, dit-il 168, pour nier la possibilité de l'infinitude dans le passé, reposent ou sur une argumentation fausse ou sur des prémisses sophistiques. «Pour nous, nous soutenons qu'il y a nombre sans fin et mouvement sans fin; seulement ils ont une sorte d'existence qui est l'existence en puissance, non pas de cette puissance qui passe à l'acte, mais de celle qui signifie que le nombre peut être augmenté sans fin.» Et ailleurs 169: «Des parties en nombre infini peuvent exister, n'étant pas ensemble, si par exemple elles se trouvent dans le passé ou dans l'avenir; elles peuvent exister successivement. De même rien ne répugne à l'existence d'un nombre infini non ordonné en position ni en nature.» Et encore 170: «l'existence des choses en nombre infini dans le passé ne leur appartient pas dans leur essence; elles ne la possèdent que successivement, et si on commence à les compter à partir du moment actuel, le compte continue sans fin.»
Avicenne ne précise pas les objections que l'on faisait contre la possibilité de la série infinie passée. Nous pouvons en rappeler une fort ingénieuse d'après Gazali. Supposons qu'une série infinie d'êtres immortels, par exemple des âmes, soient nés successivement dans le passé. Au moment actuel, tous ces êtres existent, et par conséquent un nombre infini existe en acte, ce que l'école d'Avicenne déclare impossible.
Les corps, selon Avicenne, sont divisibles à l'infini en puissance. Notre philosophe rejette l'atomisme comme rationnellement faux.
Il paraît cependant que l'atomisme avait alors des partisans et Avicenne croit utile de citer quelques-unes de leurs objections: «Il y a, dit-il 171, cette objection que la divisibilité à l'infini rendrait le mouvement impossible.» Supposons en effet qu'un mobile parcoure une ligne limitée divisible à l'infini; cette ligne est divisible par moitiés, la moitié l'est aussi, de même la moitié de sa moitié, et ainsi de suite, et l'on arrive à ce résultat que le mobile parcourt en un temps fini une infinité de moitiés, ce qui est absurde.--Voici une autre objection: Il n'y a pas de multiplicité sans que l'unité ne se trouve en elle. Si donc une multiplicité existe en acte, l'unité y existe en acte. Mais l'unité en acte est indivisible; donc le corps doué de multiplicité a ses parties premières indivisibles.
Il est clair que ces objections ne valent rien. Celles qu'Avicenne fait de son côté à l'atomisme ne valent pas davantage. Il répond ainsi à la seconde des objections précédentes: Supposons qu'on puisse composer un corps d'un nombre fini de parties; le corps simple sera celui qui ne sera pas composé de plusieurs parties; mais le corps simple est divisible. Donc il y a contradiction et l'hypothèse est fausse.
La démonstration favorite d'Avicenne en faveur de la divisibilité à l'infini est celle qu'il tire de la notion du contact 172. «Il y a des savants, dit-il, qui pensent que tout corps a des divisions le long desquelles se touchent des parties qui ne sont pas des corps, dont les corps sont composés. Ces parties ne seraient divisibles ni par brisure, ni par coupure, ni en imagination ou en hypothèse; et chaque partie intermédiaire en empêcherait deux autres de chaque côté de se toucher.» La réponse d'Avicenne est, en somme, que ou bien cette partie intermédiaire est touchée de la même manière par les parties qui sont à ses côtés, c'est-à-dire qu'elle est pénétrée par elles, que toutes les parties se compénètrent et qu'il ne se forme point de volume, ou bien cette partie n'est pas touchée par la partie qui est d'un côté de la même manière qu'elle l'est par la partie de l'autre côté, et alors elle est divisible. En d'autres termes, ou il y a contact complet et alors pénétration, ou il y a contact partiel et alors division.
Enfin Avicenne, ayant affirmé que le mouvement est divisible à l'infini en puissance, parce qu'il a lieu le long de lignes divisibles à l'infini en puissance, croit réfuter ainsi la thèse adverse que le mouvement est composé de parties indivisibles séparées par des repos 173: Le mouvement de la flèche ou celui de l'oiseau, qui sont très rapides, étant supposés composés de parties indivisibles, le sont ou sans intercalation de repos ou avec intercalation de repos très petits par rapport aux parties du mouvement. S'ils sont composés sans intercalation de repos, alors ces mouvements sont égaux au mouvement du soleil ou plus rapides que lui, ce qui est absurde; et s'ils le sont avec intercalation de repos moindres que les parties de mouvement, l'excès de la vitesse du soleil sur celle de l'oiseau ou de la flèche sera moindre que le double; or l'on sait qu'il n'y a aucune proportion mesurable entre ces deux vitesses. Donc l'hypothèse est insoutenable.--Une fois de plus, il est évident que l'hypothèse est insoutenable telle que la présente Avicenne, mais qu'elle cesserait de l'être moyennant quelques modifications faciles à imaginer.
Nous avons, sans crainte de fatiguer le lecteur, insisté sur tous ces raisonnements. Nous les croyons importants, non pas certes par eux-mêmes,--ils sont tous faux,--mais parce qu'ils marquent une étape à laquelle s'est longtemps arrêté l'esprit humain. Plusieurs siècles durant, sur ces questions où entrait le concept d'infini mathématique, les philosophes se sont opposé des solutions contradictoires. Kant a prétendu mettre un terme au débat en rejetant ces contradictions sur le compte de la raison. Il eût été plus simple et, à notre avis, infiniment plus juste, de reconnaître, à la lumière d'une science plus avancée, la vanité de toutes ces démonstrations opposées, et de conclure que, dans ce genre de questions, la thèse et l'antithèse sont également acceptables et qu'elles ne sont ni l'une ni l'autre dans la dépendance d'aucune nécessité rationnelle.
CHAPITRE VIII
LA PSYCHOLOGIE D'AVICENNE.
La psychologie d'Avicenne forme une très belle et très solide construction, qui doit sembler neuve selon l'ordre historique que nous suivons. Je veux dire qu'on ne la rencontrerait pas achevée avec tous ses caractères essentiels,--l'œuvre de Farabi ne nous étant pas suffisamment connue,--chez aucun des auteurs antérieurs à Avicenne. Nous voudrions, pour être interprète fidèle de notre philosophe, donner de cet ensemble une représentation à peu près complète.
La psychologie comprend chez Avicenne l'étude de l'âme et celle de l'intelligence, deux éléments que nous distinguons mal, mais qui, à ce stade de renseignement scolastique, présentaient une différence très claire de genre à espèce. L'âme d'abord est, en thèse générale, une sorte de collection de facultés ou de puissances surajoutées au corps matériel qui est par elles complété et rendu actif. «L'âme, dit Avicenne, est le premier complément au corps naturel,» et auparavant: «Toutes les actions végétales, animales et humaines proviennent de forces ajoutées à la corporéité et au mélange des éléments qui constitue les corps 174.» En d'autres termes toutes les actions des corps animés proviennent de facultés. L'on comprend combien cette thèse met en rapport étroit l'idée métaphysique de puissance avec l'idée psychologique de faculté. De la puissance métaphysique sort l'acte en général, de même que des puissances de l'âme sortent les actes des corps; il y a harmonie parfaite, presque identité entre les deux notions, et l'arabe n'a d'ailleurs qu'un mot pour exprimer ces deux idées, le mot kowah, force.
L'âme est un genre qui comprend trois espèces: l'âme végétale, l'âme animale et l'âme raisonnable ou intelligence. Chacune de ces espèces a ses caractères et ses facultés propres.
L'âme végétale a trois facultés selon Avicenne 175: les facultés de génération, d'accroissement et de nutrition. «La force nutritive est celle qui change un autre corps en la figure du corps dans lequel cette force réside, et qui le rend partie inhérente de ce dernier corps à la place de celui dont il dépendait d'abord. La force d'accroissement est celle qui ajoute au corps où elle réside un corps qui lui est semblable selon les trois dimensions et dans les proportions convenables pour qu'il atteigne la perfection de sa croissance. La force génératrice est celle qui prend du corps où elle réside une partie qui lui est semblable en puissance, laquelle, avec l'aide d'autres corps semblables au premier par la nature et le mélange, lui devient semblable en acte.»
Les frères de la pureté avaient compté sept facultés de l'âme animale; le système des vulgarisateurs était sur ce point moins simple que celui du savant, et ce nous peut être une occasion de reconnaître ici en Avicenne cette puissance de condensation qui paraît être une des qualités maîtresses des principaux philosophes arabes. Les facultés de l'âme végétale dans le système des frères de la pureté sont 176: une faculté attractive qui suce les sucs de la terre et en retire les éléments convenables à la plante; une faculté de rétention qui saisit et retient ces éléments; une faculté digestive qui les triture et les mêle, après quoi une faculté distributive les envoie en les répartissant jusqu'aux extrémités de la plante; une faculté nutritive l'en nourrit; une faculté d'accroissement l'en augmente; enfin une faculté formative donne à la plante sa forme et sa couleur.
Les caractères de l'âme animale consistent en ce qu'elle saisit les particuliers et qu'elle se meut volontairement. Elle est jointe chez les animaux à l'âme végétale. L'âme raisonnable, jointe chez l'homme à l'âme végétale et à l'âme animale, a pour caractères qu'elle saisit les universaux et qu'elle agit par libre choix. Les âmes animales et raisonnable ont en propre des facultés de perception et des facultés d'action. L'étude des secondes constitue la théorie des passions, qui n'est pas très développée chez Avicenne. L'étude des premières constitue, dans l'âme animale, la théorie de la perception et, dans l'âme raisonnable, la théorie de la connaissance; nous allons nous en occuper.
Pour bien comprendre l'ensemble de la théorie de la perception sensible et de la connaissance intellectuelle dans ce système, il ne faut pas perdre de vue la disposition générale du plan de toute cette philosophie, qui est un plan en échelle. Les règnes végétal, animal et humain s'y superposent dans l'échelle des êtres, reposant en bas sur le règne minéral et sur la matière, touchant en haut le règne angélique et le monde de l'esprit. Les caractères essentiels des trois espèces d'âmes forment une progression qui s'étend depuis la vitalité inconsciente des végétaux jusqu'à l'activité libre et raisonnable de l'homme. La psychologie proprement dite est ordonnée selon le même principe de gradation. Les âmes animale et humaine prises ensemble présentent toute une échelle de facultés, depuis celles qui procurent la sensation brute jusqu'à celles qui ont pour fin l'illumination mystique.
Au bas, donc, de l'âme animale sont les facultés élémentaires des sens; au-dessus de celles-ci sont des facultés qui retiennent, groupent et interprètent d'une manière immédiate les données sensibles. «La force perceptive, dit Avicenne 177, parlant de l'âme animale, est de deux sortes: celle qui perçoit du dehors et celle qui perçoit du dedans.» La perception externe comprend les sens; la perception interne comprend la mémoire, l'imagination et un premier degré de réflexion.
Il y a cinq sens qui sont ceux que connaît le vulgaire, à moins qu'on ne préfère en compter huit, en divisant en quatre le sens du toucher, de cette façon: «Le toucher est un genre, dit notre philosophe 178, divisible en quatre espèces qui ont communément pour organe la peau et qui perçoivent respectivement: le chaud et le froid, le sec et l'humide, le dur et le mou, le rugueux et le lisse.» Avicenne a étudié la façon dont opèrent les divers sens; mais cette analyse, qui relève plutôt de l'histoire naturelle que de la philosophie, n'offre pas, je crois, un bien grand intérêt, et il suffira de résumer, à titre d'exemple, ce qu'il dit du sens de la vue 179.
Quelques personnes ont pensé que de la vue sort quelque chose que l'on appelle un rayon (cho), qui va à la rencontre des objets et qui saisit leurs formes du dehors. D'autres croient qu'il y a autour des corps visibles un milieu corporel transparent et que, quand la lumière tombe à travers ce milieu sur l'objet, l'image de celui-ci est renvoyée par une sorte de réflexion dans la prunelle où elle est perçue. Cette seconde théorie nous semblerait, quoique un peu vague, fort raisonnable aujourd'hui. Avicenne réfute la première avec minutie. Il dit, entre autres choses, que, si le rayon émis par l'œil n'est pas un corps, on ne peut lui appliquer l'idée de mouvement longitudinal, et que, s'il en est un, au moment où il parvient à la sphère des fixes, il serait un corps d'une dimension énorme sortant de l'œil qui est tout petit. Notre philosophe admet qu'il y a, dans la vision, un fantôme (chabah) de l'objet, qui se trouve renvoyé par la lumière vers l'œil; mais il ne précise pas davantage cette théorie que nous ne l'avons fait ci-dessus. Dans le traité de psychologie publié par Landauer 180, il rapporte l'opinion qu'il accepte à Aristote et la première, celle qu'il rejette, à Platon.
D'une façon générale, le thème de la théorie de la perception sensible dans cette scolastique est celui-ci 181: «La perception d'une chose consiste en ce que sa réalité s'imite dans le percevant;» la forme de l'objet perçu est dans le sujet qui perçoit. Cette doctrine est, au reste, exactement la même que celle de la perception intellectuelle.
Une question en découle naturellement: comment ces formes envoyées aux organes se conservent-elles? La réponse générale est, pour les sensibles, que les formes viennent au sens commun; là elles sont mises à la portée de diverses facultés qui leur font subir une série d'opérations. La théorie d'Avicenne, non plus que les perceptions sensibles, ne s'arrête longtemps au sens commun; celui-ci n'a pas par lui-même de rôle bien déterminé; il est à peine une faculté, et il n'a guère que la fonction, pour ainsi dire administrative, d'être une espèce de bureau central où passent les perceptions venues du dehors avant d'être élaborées par les facultés du dedans. Au point de vue de la localisation anatomique, le sens commun a pour organe l'esprit répandu dans le système nerveux et surtout dans la partie antérieure du cerveau 182. Les localisations des facultés sont échelonnées comme ces facultés mêmes.
Le tableau des facultés de l'âme animale qui agissent, au dedans, sur les données des sens, n'est pas absolument fixe chez les philosophes arabes ni dans les œuvres d'Avicenne en particulier. Landauer a étudié une partie de ces variantes 183; cela nous permettra de ne pas nous en embarrasser et de ne donner ici que le dessin que nous jugerons le plus clair. Les rôles respectifs de ces facultés sont d'ailleurs assez délicats à définir. Elles servent ensemble à opérer un travail incomplet d'abstraction sur les données des sens, sans les dépouiller tout à fait de la matière, ce qui est le propre de l'intelligence; elles servent aussi à les grouper par une espèce de synthèse imaginative, sans que pourtant dans ce système le rôle de l'imagination soit parfaitement élucidé, et sans que l'imagination y ait une existence nettement distincte; en outre, elles retiennent les résultats de cette abstraction et de cette synthèse, comme le ferait la mémoire.
Note 183: (retour) Landauer, op. laud., p. 403.--Landauer a étudié dans ses notes les rapports entre la théorie d'Avicenne et celle d'Aristote. Nous renvoyons le lecteur à ces observations qui prouvent que les forces de l'âme selon Avicenne ne correspondent pas identiquement à ce qu'elles sont chez Aristote. Celle que nous appelons l'opinion (el-wahm) correspond en partie à la δοξα; la cogitative (el-mofakkirah) est mise en parallèle par Landauer avec la force logistique λογίστικη. L'imaginative (el-motakhayilah) répond à la force esthétique (αισθητικη). Il est difficile en définitive d'arriver à des rapports stables dans cette matière un peu mouvante.
On peut énoncer que ces facultés internes sont au nombre de quatre, nommées: la formative, la cogitative, l'opinion et la mémoire.
La formative (el-mosawirah) est le trésor de ce que saisissent les sens. Elle retient la forme sensible, partiellement dégagée des conditions de lieu, de site, de quantité, de mode, après que l'objet sensible a cessé d'impressionner les sens. Une goutte qui tombe, un point embrasé qui tourne avec rapidité nous laissent voir une droite liquide, un cercle de feu 184. Nous continuons donc à percevoir l'objet en un lieu où il n'est plus; il y a là un phénomène de conservation de l'image, un premier degré de mémoire. Le rôle mnémonique de la formative est cependant plus étendu, sans doute, qu'on ne le jugerait d'après cet exemple. L'eau, dit ailleurs Avicenne 185, a la faculté de recevoir l'image et non pas celle de la retenir; de même le sens la reçoit; mais il faut, pour la retenir, une autre faculté, et c'est la formative. En termes plus métaphysiques 186, quand la forme sensible est ôtée de la matière qui la supportait dans la réalité, elle ne s'évanouit pas du coup, ce qui rendrait toute connaissance à jamais impossible; mais elle se conserve, dépouillée de cette matière, sinon de toutes les dépendances de la matière, dans une certaine faculté qui est la formative. Cette faculté est appelée en cet endroit d'un nom qui la rapprocherait davantage de l'imagination: el-khaiâl, la fantaisie (phantasia) 187. Avicenne dit de même en un autre passage 188: «La chose est sensible tandis qu'elle est perçue; ensuite elle devient imaginable.» Nous pouvons donc en somme nous représenter la formative comme un degré embryonnaire de mémoire et d'imagination. Cette faculté est localisée dans la cavité antérieure du cerveau.
La formative est suivie par une faculté qui ressemble à un embryon d'intelligence, bien qu'il ne faille pas oublier qu'elle n'est, comme tout ce groupe de puissances, qu'une faculté animale. On appelle cette puissance la cogitative (el-mofakkirah) et aussi l'imaginative (el-motakhayilah) et encore la collective (el-mokallidah). Le rôle assez mal défini de la cogitative est d'opérer un premier travail, encore très fruste, d'abstraction, de groupement, d'association, de généralisation sur les données des sens retenues par la formative. Elle élabore les notions qui vont servir à la faculté suivante, ou opinion, pour former ses espèces de jugements. Cependant, on l'entend bien, ni les notions de la cogitative ne sont vraiment des idées, ni les jugements de l'opinion ne sont vraiment des jugements intellectuels, car les objets sur lesquels agissent ces facultés ne sont pas des universaux, mais seulement des particuliers très imparfaitement dégagés des conditions de la matière. La cogitative a son siège dans la partie antérieure de la cavité moyenne du cerveau tout près de l'opinion.
L'opinion (el-wahm), localisée dans la partie postérieure de la cavité moyenne du cerveau, a le pouvoir de grouper dans des espèces de jugements ayant de la généralité, les notions grossièrement abstraites par la cogitative des données des sens. Cette faculté, qui est évidemment la puissance dominante dans l'âme animale a, comme on s'en rend compte, un rôle et une importance énormes. Elle coïncide en somme à peu près avec ce que, chez l'animal, nous appelons l'instinct, et dans l'homme elle englobe tout cet ensemble d'opinions, de sentiments, de préjugés qui naissent en nous par l'effet d'expériences rudimentaires ou d'impulsions inconscientes; nous aimerions à l'appeler simplement, si nous ne craignions de heurter la terminologie scolastique, «l'intelligence animale». La brebis, pour tirer un exemple des écrits d'Avicenne, a une certaine notion du loup, distincte de la perception d'un loup particulier; cette notion est, je suppose, pour ce philosophe comme une espèce de forme sensible assez grossièrement tracée dans l'âme de la brebis par la faculté cogitative 189.
Quant à l'opinion, elle fait naître, à propos de cette notion, certains sentiments, moins semblables à des jugements intellectuels qu'à des impulsions physiques, par lesquels la brebis est avertie, entre autres choses, lorsqu'elle voit un loup, qu'il doit être fui. De la même façon un homme voyant un enfant sent, avant tout raisonnement, qu'il doit le traiter doucement 190.
L'ensemble de ces puissances est complété par une quatrième faculté, la mémoire (el-hâfizah ou ez-zâkirah) qui conserve les jugements élaborés par l'opinion. La mémoire a son siège dans la partie postérieure du cerveau.
Voici quelques lignes extraites du Nadjât qui pourront servir comme pièce justificative pour la théorie que nous venons d'exposer, en même temps qu'elles donneront quelques aperçus de plus sur ce point un peu obscur de l'existence d'espèces d'idées générales dans l'âme animale 191: «Le sens (externe) tire la forme de la matière avec toutes ses dépendances (de lieu, de site, de quantité, de mode)... La formative et l'imaginative purifient davantage la forme extraite de la matière; il n'est plus nécessaire, pour que ces facultés saisissent la forme, qu'elle soit dans une matière (comme cela était nécessaire pour la perception par le sens externe); car, quand la matière est absente ou évanouie, la forme subsiste dans la formative, mais non dépouillée des dépendances de la matière. Le sens donc ne séparait pas complètement la forme de la matière, et il ne la dépouillait pas du tout des dépendances matérielles. La formative la sépare tout-à-fait de la matière; mais elle ne la dépouille pas du tout des dépendances matérielles, car la forme dans la formative est selon la forme sensible... L'opinion produit un degré plus élevé de purification; elle saisit les abstraits qui, par leur essence, ne sont pas dans des matières, lorsqu'il leur arrive accidentellement d'être placés dans une matière. Par exemple le bien et le mal, le convenable et le contraire sont des choses qui par elles-mêmes ne sont pas dans une matière (parce qu'elles sont intelligibles); mais il leur arrive d'y être, et alors l'opinion les atteint et les saisit. Cette espèce de perception est plus condensée et plus simple que les deux précédentes; mais la forme n'y est pas encore dépouillée des dépendances matérielles.» L'intelligence seule perçoit la forme dépouillée de la matière et de toutes ses dépendances.
Nous avons donné la théorie de l'intelligence en parlant de Farabi. Si nous y revenons ici, brièvement, c'est pour ne pas rompre l'unité de notre exposition, et en observant au reste que cette doctrine est l'une des plus importantes, des plus caractéristiques et des plus belles de toute cette philosophie, et que la manière dont la présente Avicenne diffère sur quelques points de celle de son devancier.
«Le sens, dit Avicenne, copiant Farabi, mais sans le nommer, est du monde de la créature. L'intelligence est du monde du commandement. Ce qui est au-dessus de ces deux mondes est voilé au sens et à l'intelligence.» L'intelligence ou âme raisonnable se divise comme nous l'avons indiqué déjà, en intelligence pratique et en intelligence spéculative. La première est la faculté motrice qui préside à l'action; elle est en relation avec ce qui est au-dessous d'elle, le monde animal qu'elle doit gouverner. La deuxième est la faculté perceptive que nous, nous appelons proprement intelligence; elle est en relation avec ce qui est au-dessus d'elle, les principes supérieurs auxquels elle doit obéir. L'on reconnaît toujours la disposition graduée sur laquelle nous avons attiré l'attention de nos lecteurs.
L'intelligence spéculative à son tour se divise, selon que Farabi nous l'a antérieurement appris, en une série échelonnée d'intelligences spéciales, dont les fonctions sont ordonnées d'après la notion métaphysique de la puissance et de l'acte; le thème de la doctrine consiste à prendre l'intelligence à l'état de puissance et à la faire passer en acte. Farabi s'était pour cela servi de trois échelons placés dans l'âme humaine, au-dessus desquels il avait établi, hors de l'âme, l'intellect agent. Avicenne a recours à quatre échelons, auxquels il soude en haut une intelligence mystique que son prédécesseur avait laissée un peu en dehors de cette théorie. A ces cinq intelligences, il n'omet pas d'adjoindre l'intellect agent.
Voici comment notre philosophe procède 192: La puissance, remarque-t-il, est de trois sortes. Elle est d'abord un état absolu de possibilité d'où rien ne sort en acte; telle la puissance qu'a l'enfant d'écrire; c'est la puissance matérielle. Elle est ensuite une disposition prochaine à l'acte, mais où l'acte ne se réalise pas, par défaut de quelque instrument ou de quelque connaissance; telle est chez l'enfant la puissance d'écrire, s'il ne sait pas tout-à-fait bien ou si la plume est absente. On appelle cette puissance «possible», d'autres disent «de possession». Enfin dans le troisième état la disposition est complète et il ne manque plus que la volonté. C'est la puissance d'écrire chez le scribe lorsqu'il a ses instruments. Avicenne appelle cette espèce «puissance de possession;» d'autres la nomment «puissance achevée».
Or de même qu'il y a trois états de la puissance, de même l'intelligence qui n'est au fond, comme nous avons dit, qu'une faculté ou une puissance, a tout d'abord trois états. Le premier est celui de l'intelligence matérielle, qui n'est qu'une possibilité absolue de connaître. Le philosophe remarque expressément qu'on lui donne ce nom par comparaison avec la matière première, qui n'est qu'une possibilité absolue de recevoir des formes; c'est de la psychologie à base métaphysique. Le second état est celui de l'intelligence possible ou «de possession» qui est déjà en acte par rapport à la précédente, car elle a acquis quelque chose: les vérités premières et nécessaires, telles que le tout est plus grand que la partie ou deux choses égales à une troisième sont égales entre elles. Ce degré là n'est pas dans Farabi. Le troisième degré est celui de l'intelligence qui est dans un état de préparation parfaite, et en laquelle peuvent à tout moment se produire les formes des intelligibles acquises après les vérités premières. On appelle ce degré «intelligence en acte», quoiqu'il ne soit encore en réalité que le plus haut degré de l'intelligence en puissance.
Alors l'intelligence étant ainsi prête, la compréhension des formes s'y réalise et cette intelligence devient ce que l'on devrait proprement nommer l'intelligence en acte, mais ce que cette terminologie un peu défectueuse nomme «l'intelligence acquise».
Au-dessus de ce degré d'intelligence, Avicenne place un cinquième état, commun seulement à quelques hommes; c'est celui que l'on appelle «l'esprit saint». Cette sorte d'intelligence connaît immédiatement les choses, et avec elle on entre dans le mystique.
On lira peut-être avec plaisir cette comparaison tirée des Ichârât qui illustre les rôles successifs de ces intelligences 193: «D'autres facultés de l'âme sont relatives au besoin qu'elle a de rendre sa substance achevée comme intelligence en acte. La première de ces facultés est une faculté disposée pour recevoir les intelligibles, que quelques-uns appellent l'intelligence matérielle. C'est la niche destinée à recevoir une lampe. Elle est suivie par une autre faculté qui se manifeste en elle quand les premiers intelligibles y paraissent, et par laquelle elle est préparée à acquérir les seconds intelligibles, soit par la réflexion qui est comme l'huile d'olive si elle est faible, soit par l'intuition qui est encore comme l'huile d'olive si elle est plus forte; cette autre faculté s'appelle intelligence de possession et elle est comparable au verre de la lampe. Puis vient la faculté noble, celle qui atteint au plus haut degré: c'est la faculté sainte; l'huile est presque allumée. Ensuite paraissent une faculté et une perfection. Par la perfection les intelligibles se produisent en acte, d'une manière comparative, dans l'esprit; et c'est comme une lumière sur une lumière. La faculté produit l'intelligible acquis dont on s'occupe, comme un spectacle, quand elle veut, sans avoir besoin d'une acquisition nouvelle; elle est la mèche de la lampe, la perfection s'appelle l'intelligence acquise, et la faculté s'appelle l'intelligence en acte. Ce qui fait passer l'intelligence de possession à l'acte complet, et l'intelligence matérielle à l'état d'intelligence de possession, c'est l'intellect agent; et c'est le feu.»
L'intellect agent a dans le système d'Avicenne le même rôle que dans celui de Farabi. «Il est clair, dit notre auteur, que l'intelligence en puissance ne sort en acte qu'à cause d'une intelligence toujours en acte.» Toute espèce de perception ou de connaissance consiste en ce qu'une forme de l'objet vient se tracer dans le sujet. Or ces formes sensibles ou intelligibles ne sont pas toujours en présence du sujet; il faut qu'elles soient gardées quelque part. Les formes sensibles se conservent dans la mémoire; mais les formes intelligibles qui ne peuvent résider que dans une substance incorporelle, étant par hypothèse sorties de notre intelligence, ne peuvent plus se retrouver que dans une substance extérieure à nous. Cette substance est intelligente en acte. Quand l'âme raisonnable se joint à elle, elle saisit en elle les formes intelligibles, ou telle ou telle de ces formes selon qu'elle est disposée. «L'âme raisonnable 194 ne comprend une chose que par sa jonction avec l'intellect agent.»
Avicenne combat les philosophes qui prétendent que l'âme, dans sa jonction avec l'intellect agent, devient cet intellect même; il remarque que cela rendrait l'intellect agent divisible, l'âme s'identifiant à l'une de ses parties, ou bien que cela supposerait l'âme parfaite, en possession de tous les intelligibles. Il avait auparavant réfuté cette opinion sous cette forme: que l'âme comprenant une forme, la devient. Que faut-il penser, demandait-il, de l'âme lorsque, après avoir compris A, elle comprend B? Devient-elle une autre âme, ou lui est-il impossible de jamais comprendre B, une fois qu'elle s'est identifiée avec A?
La fonction propre de l'intelligence, dans la théorie d'Avicenne, c'est de saisir les universaux; celle des sens était de saisir le particulier. Mais l'étude des universaux chez ce philosophe n'aboutit pas à une théorie indépendante, et cette théorie se présente plutôt comme un corollaire en divers endroits de sa philosophie. Nous l'avons rencontrée en logique, nous la retrouverons en métaphysique où elle est annexée à la théorie des causes. Ici, en psychologie, nous pouvons la déduire de tout ce qui vient d'être dit sur les sens et sur l'intelligence.
Les intelligibles existent; cela est affirmé à maintes reprises dans l'exposé d'Avicenne comme dans celui de Farabi, et ces intelligibles se confondent en somme avec les universaux. Le vulgaire se figure, dit quelque part Avicenne 195, que l'existant, c'est le sensible, et que ce qui n'est pas sensible n'existe pas. Mais il suffit de réfléchir un peu pour sentir l'inanité de cette croyance. Un même terme abstrait, celui d'homme, par exemple, s'applique à deux objets sensibles Zéïd et Amrou. Or ce terme est ou non saisi par les sens. S'il l'est, il faut qu'il ait, comme tout sensible, un lieu, une position, une quantité, une manière d'être déterminés. Mais on voit bien qu'il n'en est rien; le concept d'homme n'a ni nombre, ni site, ni lieu, ni mode spécial. Donc ce concept n'est pas sensible, mais intelligible pur; et il en est de même de tous les universaux.
Les sens amènent à l'âme les particuliers, qui sont sensibles; l'âme en extrait les universaux, qui sont intelligibles; mais elle ne les comprend en acte que par sa jonction avec l'intellect agent où les intelligibles résident. Quant aux particuliers, outre qu'ils sont perçus par les sens, ils sont aussi susceptibles d'être compris par l'intelligence, non en tant que particuliers, mais en tant qu'effets de leur cause; et c'est ici que cette théorie relève de la métaphysique. Cette compréhension constitue la science du particulier, laquelle est une opération intellectuelle et ne doit pas être confondue avec la perception du particulier par les sens. Ainsi, selon un exemple que nous avons vu en logique, et qu'Avicenne lui-même répète, l'éclipse particulière est perçue, en même temps qu'elle est comprise comme effet des mouvements des astres. D'ailleurs les universaux aussi, tout en étant saisis par l'intelligence, sont en même temps compris dans leurs relations avec leurs effets et leurs causes. L'éclipse en général est comprise comme l'effet de l'interposition de la lune entre le soleil et la terre.
En somme la perception sensible est à la base de toutes les opérations de l'âme; mais l'âme raisonnable après s'être servie du sensible pour se disposer à recevoir en elle les intelligibles, se sépare de plus en plus des sens et se rapproche, selon sa nature, des réalités universelles. «L'âme, dit fort bien Avicenne 196, après s'être servie des sens, revient de plus en plus à son essence», c'est-à-dire qu'elle se dégage de plus en plus de la matière pour s'élever à des jugements purement intelligibles.
Que cette théorie soit belle, cela n'est guère douteux. Je conviens cependant qu'elle est de nature à irriter les gens qui tiennent à faire rentrer les esprits ou les systèmes dans des cadres préalablement tracés. Elle unit fort adroitement des vues que l'on est habitué à considérer comme opposées. Empiriste à son début par le rôle fondamental qu'elle donne aux sens, et aussi par là aristotélicienne, elle se déploie en un idéalisme tout platonicien, car l'intellect agent est bien près d'être identique au monde des idées. A qui revient en définitive le mérite de cette synthèse, il serait difficile de l'établir avec précision. Je ne crois pas que nous puissions encore douter maintenant qu'un effort personnel d'adaptation et de coordination n'ait été accompli sur le fond de la tradition philosophique par les philosophes arabes. La principale part dans cet effort appartient bien selon toute vraisemblance à Avicenne lui-même, à la suite de son grand devancier Farabi. Quant à la tradition sur laquelle ont opéré ces penseurs, il apparaît avec une évidence croissante que c'est celle de l'éclectisme néoplatonicien.
La preuve de la spiritualité de l'âme raisonnable, ayant pour corollaire celle de son immortalité, est fournie par Avicenne avec abondance, et nous essaierons de reproduire la substance de ce qu'il dit à ce sujet.
Un premier mode de preuve est tiré de la conscience immédiate que l'âme a d'elle-même ou plus spécialement de ses puissances. Cet argument est analogue à celui qui prouve la liberté par la conscience que l'on en a. En tout état l'âme saisit sa propre essence; elle la saisit sans intermédiaire, et elle ne confond pas cette perception avec les perceptions sensibles. Y a-t-il, demande l'auteur dans les Ichârât 197, un état où l'on doute de l'existence de sa propre essence et où l'on ne soit pas sûr de soi-même? Que l'on soit absorbé dans une méditation, endormi ou ivre, on se saisit soi-même. Suppose ton essence séparée de tout, que ses parties ne soient pas vues, que ses membres ne soient pas touchés, qu'elle soit en quelque sorte suspendue dans le vide, elle cessera de s'occuper de toute autre chose excepté d'affirmer sa propre certitude. Tu saisis ton essence sans avoir besoin d'aucune autre puissance ni d'aucun intermédiaire; et ce que tu perçois comme étant toi, ce n'est pas ce que tu vois, ni ce que tu touches, ce n'est pas un membre de ton corps, ni ton cœur ni ton cerveau; ce n'est non plus une collection de choses: Ce que tu perçois comme étant toi n'est pas le sensible ni rien qui y ressemble.
Peut-être, insiste Avicenne, penses-tu que tu saisis ton essence par le moyen de ton acte. Mais si tu affirmes l'acte, tu affirmes l'agent, et si tu es certain de ton activité, tu es certain de toi-même comme agent, non par voie de conséquence, mais immédiatement. Le principe des forces qui perçoivent et de celles qui conservent et meuvent l'assemblage des éléments du corps humain est quelque chose que tu nommes l'âme. C'est une substance qui se répand dans ton corps comme un tronc étale ses branches, et cette substance est toi vraiment.
L'argument que la force intellectuelle saisit sans organe est fourni avec plus de vigueur dans le Nadjât. Il a la valeur d'un second mode de preuve; il ne s'agit plus seulement de démontrer que l'âme raisonnable a directement conscience d'elle-même, mais que la substance intellectuelle «comprend par son essence et non par un instrument.»--«Nous disons 198 que si la force intellectuelle comprend par un instrument corporel, de telle sorte que son acte propre ne s'achève que par l'emploi de cet instrument, il faut en conclure qu'elle ne comprend pas son essence et qu'elle ne comprend pas l'instrument et qu'elle ne comprend pas qu'elle comprend, car il n'y a pas d'autre instrument entre elle et son essence, ni entre elle et son instrument, ni entre elle et le fait de sa compréhension.»
En général les puissances qui saisissent par un organe saisissent quelque chose d'extérieur à leur essence et à cet organe même. Toute perception particulière des sens et des autres facultés de l'âme animale se fait par un organe; mais les sens et ces facultés saisissent seulement des choses extérieures; ils ne saisissent ni leurs organes ni leurs essences propres. Seule la force intellectuelle saisit sa propre essence; donc elle comprend sans organe.
«Ce qui confirme encore cette preuve, continue Avicenne, c'est que les facultés qui perçoivent par l'impression des formes dans les organes, sont sujettes à se fatiguer à la longue, parce que le travail répété use les organes en altérant le mélange d'humeurs qui constitue leur substance et leur nature physiques... Les choses se passent à l'inverse pour la puissance intellectuelle. Elle gagne en force et en facilité par un exercice prolongé, et quand elle reçoit les formes des intelligibles les plus difficiles 199.» Si la puissance intellectuelle était une faculté du corps analogue aux autres, elle devrait s'affaiblir après l'âge de quarante ans. Sans doute on objecte que dans la vieillesse et dans certaines maladies, l'âme oublie ce qu'elle a compris. Mais cette objection n'a pas de valeur, car si, après avoir prouvé que l'âme agit par son essence, nous admettons de plus qu'elle cesse d'agir quand le corps vient à faire défaut, on ne saurait trouver là de contradiction ni de difficulté.
Un autre mode de preuve consiste à montrer que le lieu des intelligibles est une substance non corporelle. Cette démonstration s'applique à l'âme raisonnable et pourrait s'appliquer aussi à l'intellect agent. Avicenne la donne dans le Nadjât sous une forme très mathématique qu'il est curieux de reproduire.
Si le lieu des intelligibles, dit l'auteur 200, est un corps, ou bien il est une partie extrême indivisible de ce corps, ou bien il en est une partie divisible.--Je dis d'abord qu'il n'en est pas une partie indivisible. En effet si l'on considère le point seulement comme un terme qui ne se distingue pas en site de la ligne ou de la quantité à laquelle il appartient, en sorte que rien ne puisse reposer dans le point qui ne soit en même temps dans cette ligne ou dans cette quantité, alors le point n'est qu'une extrémité accidentelle de ce qui est par essence quantité, et il peut seulement y avoir par accident dans le point une extrémité de ce qui est par essence dans la quantité.--Si au contraire, on regarde le point comme distinct de la ligne ou de la quantité, et si l'on admet qu'il est susceptible de recevoir quelque chose séparément, alors le point a deux sens, l'un du côté de la ligne, distincte de lui, dont il forme l'extrémité, l'autre du côté opposé. En ce cas ce point est séparé de cette ligne; et l'on peut considérer que cette ligne a une autre extrémité avant le point, laquelle est encore un point auquel le même raisonnement peut être appliqué. Il s'ensuit que la ligne est composée en acte d'une succession de points en nombre fini ou infini; or on a vu en physique que cela n'est pas. Donc le point n'a pas de site propre; et la forme intelligible ne peut pas être située dans le point indivisible.--Considérons encore, dans la même hypothèse, deux points séparés par un seul autre. Ou bien le point intermédiaire sépare réellement les deux autres, et il faut que chacun des deux touche une partie spéciale de ce point moyen qui alors se divise; cette conclusion est absurde. Ou bien il n'y a pas séparation réelle des points, et alors la forme intelligible que nous avons supposée résidant dans un des points en particulier, se trouve reposer du même coup dans tous, et cela est contradictoire. Donc, une fois de plus, le lieu des intelligibles n'est pas le point corporel indivisible.
Je dis maintenant que ce lieu n'est pas non plus une partie divisible d'un corps. S'il l'est, la forme intelligible se divise avec la division du corps. Supposons une division en deux parties. Si ces deux parties sont semblables, il faut chercher comment, de leur réunion, peut naître quelque chose de différent. Cette résultante ne pourrait différer des parties qu'en figure ou en nombre; mais la forme intelligible n'a pas de figure ni de nombre, ou bien elle devient forme imaginaire.--Si les parties sont dissemblables, examinons comment la forme intelligible peut avoir des parties dissemblables. Ces parties ne pourraient être que celles de la définition qui sont les genres et les différences; mais de là résulteraient plusieurs impossibilités. D'abord il faudrait que les genres et les différences fussent divisibles à l'infini en puissance comme le corps; mais les parties de la définition d'une même chose sont finies. Les divisions du corps correspondant à celles de la définition, telle partie à un genre, telle à une différence, il arriverait, si l'on modifiait le sectionnement du corps, que l'on couperait par exemple un genre en deux, une différence en deux, et que l'on mettrait ensemble dans une section la moitié d'un genre avec la moitié d'une différence; cela ne se comprend pas. Et encore, tout intelligible ne peut pas se diviser en intelligibles plus simples que lui. Il y a des intelligibles qui sont les plus simples de tous, sans genre ni différence, et qui servent de principe dans la synthèse intellectuelle. Le corps au contraire est divisible à l'infini.--Il est donc prouvé que le lieu des intelligibles n'est pas une partie divisible d'un corps, et, absolument, qu'il n'est pas un corps.
Je ne sais ce qu'on pensera de cette preuve; peut-être faut-il avoir l'esprit bien géométrique pour la goûter. J'avoue que, toute étendue qu'elle est, je l'ai transcrite avec plaisir et que je lui trouve beaucoup de saveur. Il est certain au reste qu'Avicenne y attachait une haute importance. Chahrastani qui la répète, en en abrégeant la première partie, l'appelle «la preuve décisive». Nous sommes donc excusable de l'avoir citée.
Avicenne fait suivre cette longue démonstration d'une autre beaucoup plus courte qui en est comme un autre mode. Aujourd'hui que les esprits ne sont plus habitués à la rigueur de l'argumentation scolastique, cette seconde forme de la preuve paraîtrait peut-être la meilleure: On a expliqué que la faculté intellectuelle purifie les intelligibles des dépendances de la matière, du lieu, du site, de la quantité, de la qualité. Or cette essence intelligible existe-t-elle ainsi purifiée dans la réalité extérieure, ou bien est-ce dans l'intelligence? Il est clair que c'est dans l'intelligence. Si donc cette essence ne peut être désignée par des termes de lieu, de site et autres semblables, c'est que l'intelligence, dans laquelle elle est, n'est pas un corps.
La force intellectuelle, ajoute encore l'auteur, saisit les intelligibles un à un en acte, et en puissance elle en saisit à l'infini. Or il résulte de ce qui a été dit en physique que ce qui est capable de saisir en puissance des choses sans fin, n'a pas son lieu dans un corps ni dans une simple faculté du corps.
L'immortalité de l'âme est la conséquence immédiate de sa spiritualité. Du moment que l'âme raisonnable n'est pas imprimée dans le corps, qu'elle est une substance spirituelle indépendante dont le corps n'est que l'outil, le défaut de cet outil n'atteint pas cette substance. Du moment que l'âme, quand elle est jointe à l'intellect agent, comprend par son essence, sans avoir besoin d'organes, le défaut de ces organes ne saurait lui nuire. Ces conclusions sont évidentes 201. Aussi Avicenne s'applique-t-il moins maintenant à démontrer l'immortalité de l'âme raisonnable qu'à rechercher par quel mode de dépendance elle est reliée au corps.
Il y a, dit-il 202, trois sortes de dépendance: dépendances d'égalité dans l'être, de postériorité et d'antériorité. Si le corps et l'âme dépendent réciproquement l'un de l'autre d'une dépendance d'égalité, et que cette dépendance soit essentielle, alors chacun d'eux est annexé par l'essence à son compagnon et il n'y a pas en réalité deux substances, mais une substance unique; ce qui est faux. Si cette dépendance n'est qu'accidentelle, alors l'un des deux ne périt pas par la mort de l'autre, mais il y a deux substances, le corps et l'âme, pouvant exister séparément 203.--Si la dépendance est une dépendance de postériorité dans l'être, l'âme étant postérieure au corps, alors le corps est cause de l'âme dans l'être. Or il y a quatre causes, comme on sait. Il est absurde que le corps soit cause efficiente, cause agente de l'âme, car le corps, en tant que corps, n'agit pas; il n'agit que par ses facultés. Il est absurde aussi qu'il soit cause matérielle. Nous avons dit que l'âme est une substance qui n'est pas imprimée dans le corps comme la forme de la statue est imprimée dans le cuivre. Il ne se peut pas non plus que le corps s'imprime dans l'âme par l'effet d'une certaine composition dans laquelle l'âme entrerait, en sorte que le corps serait comme la cause formelle de l'âme. Impossible est-il aussi que le corps soit la cause finale de l'âme; l'inverse serait plutôt vrai. Le corps ne peut donc en aucune façon être la cause essentielle de l'âme; mais il peut en être la cause accidentelle; quand le corps et le mélange des humeurs ont été produits, ils sont adaptés pour être l'instrument et la propriété de l'âme.--Le troisième mode de dépendance est la dépendance d'antériorité, l'âme étant antérieure au corps et cause du corps dans l'être. Si cette antériorité est dans le temps, il est absurde que l'âme dépende de l'existence du corps, lui étant antérieure. Si cette antériorité est dans l'essence, cela signifie que de l'essence antérieure découle nécessairement l'essence postérieure. Mais alors le manque du conséquent oblige à poser le manque de l'antécédent. Or le conséquent ne peut manquer s'il n'est pas d'abord arrivé dans l'antécédent quelque chose par quoi celui-ci a manqué. Donc il faudrait, pour que le corps pérît, qu'une cause arrivât tout d'abord qui ferait périr l'âme, et le corps ne périrait pas par des causes qui lui seraient propres. Il est clair que ceci est faux puisque le corps périt par l'altération de ses humeurs ou de sa composition, qui est une cause qui lui est propre.--De tout ceci résulte qu'il n'y a pas de dépendance essentielle de l'âme au corps, mais seulement une dépendance accidentelle venant de principes supérieurs. Et puisqu'il n'y a qu'une dépendance accidentelle, l'âme ne périt pas par la mort du corps.
Note 203: (retour) Dans le traité publié par Landauer, p. 383, Avicenne donne à cet endroit un argument d'ordre physique un peu bizarre: Si les éléments étaient placés en égalité avec les forces, il ne pourrait pas y avoir de mouvement; le corps ne pourrait se mouvoir en haut, parce que la chaleur l'emporterait, ni en bas, parce que le froid l'emporterait; le corps ne pourrait pas non plus être en repos dans aucune des positions occupées normalement par les éléments, parce qu'alors la force naturelle relative à la position où il se trouverait serait prédominante. Le corps en somme ne pourrait être ni en mouvement ni en repos, ce qui est absurde.
De plus, l'âme étant une substance simple ne peut pas réunir en elle l'acte de subsister et la puissance de périr. Ces deux conditions, selon Avicenne, se contrarieraient et ne pourraient pas se concilier avec la simplicité de la substance. La puissance de périr ne peut se rencontrer que dans les choses composées ou dans les choses simples qui subsistent dans les composés.
Toutes ces preuves de l'immortalité de l'âme sont hautement métaphysiques. Il ne paraît pas qu'Avicenne se soit beaucoup occupé des preuves morales ou mystiques. Cela ne signifie pas qu'elles étaient ignorées alors. On les trouverait sans doute dans les théologiens. Les frères de la pureté, dont le système a un caractère plus moral que celui des philosophes, ont donné un joli argument populaire en faveur de l'immortalité 204: On voit tous les hommes, disent-ils, pleurer sur leurs morts. Ce n'est pas sur les corps qu'ils pleurent, puisque les corps sont sous leurs yeux et qu'au lieu de les embaumer pour les voir plus longtemps, ordinairement ils les enterrent. C'est donc à cause d'autre chose qui s'est enfui loin des cadavres.
Dans le système d'Avicenne, l'âme humaine n'existe pas avant le corps. Chaque âme est créée au moment de la génération du corps 205, et elle reçoit, relativement à lui, une adaptation spéciale. Il est impossible que les âmes existent avant leurs corps, parce qu'elles ne pourraient être à ce moment-là ni multiples ni unes. Elles ne pourraient être multiples parce qu'elles ne pourraient se distinguer l'une de l'autre. Les choses abstraites pures, en général, ne peuvent devenir multiples que par d'autres choses concrètes qui les supportent. En elles-mêmes elles ne diffèrent pas et ne sauraient être spécifiées. D'autre part les âmes, avant leur entrée dans les corps, ne sont pas unes ensemble; car les âmes qui sont dans les corps ou bien seraient des fragments de cette âme unique; mais une chose une, sans grandeur ni volume, n'est pas divisible en puissance; ou bien ces âmes seraient unes aussi dans les corps, et cela est faux par l'évidence de la conscience.
Donc les âmes sont produites, multiples, au moment où naissent les corps; elles subissent une certaine préparation par laquelle chacune d'elles s'adapte au corps qu'elle doit régir. La manière dont se fait cette préparation paraît rester un peu mystérieuse aux regards d'Avicenne.
Au moment où les âmes quittent les corps, cette différence originelle, jointe à la différence des temps de leur production et de leur départ hors des corps, les empêche de se confondre et fait qu'elles restent essences distinctes.
Enfin 206 tout être animé perçoit en sa conscience qu'il n'y a en lui qu'une seule âme qui sent et agit par son corps et par laquelle le corps est gouverné librement. Une autre âme dans le même corps ne sentirait pas par lui, n'agirait pas sur lui, ne se manifesterait en aucune façon; et il n'y aurait pas de dépendance entre elle et ce corps. De cette unité de l'âme individuelle, Avicenne conclut à l'impossibilité de la métempsycose 207.
Il est évident que dans ces derniers raisonnements, Avicenne, que je crois sincère, s'efforce de combattre les tendances panthéistes dans lesquelles son système eût pu être entraîné. Cet effort est très intéressant, car il nous fait bien percevoir la limite où, dans l'esprit du philosophe, l'influence du dogme l'emporte sur celle de la philosophie. Au delà de cette limite, la philosophie doit plier devant la théologie; en deçà, il a fallu que tout le système fût ordonné de façon que, prolongé jusqu'à ce point, il n'y vint pas heurter le dogme. En franchissant sans encombre ce périlleux passage, Avicenne a montré qu'il avait réussi à établir une continuité entre la science et le dogme, qu'il les avait convenablement soudés l'un à l'autre, en d'autres termes qu'il avait fait œuvre de scolastique.