Avicenne
CHAPITRE IX
LA MÉTAPHYSIQUE D'AVICENNE
La métaphysique, appelée par les philosophes arabes «la philosophie première» et plus spécialement dans le Nadjât, la science divine (el-ilâhiât) est la science du monde des êtres supraterrestres et de Dieu. Elle forme dans le système d'Avicenne, un noble tableau dont les lignes maîtresses rayonnent autour de deux grandes doctrines: celle de la procession des êtres et celle de la causalité.
Dans le monde supérieur s'achève l'échelle des êtres, dont nous avons vu les degrés traverser le monde physique et le monde psychologique. Voici, d'après une curieuse épître attribuée à notre auteur, mentionnée par Ibn abi Oseïbiah et publiée dans la collection des Resâil fî'l-hikmet, l'épître Nîrouzieh 208, comment se déroule l'ordre des êtres entre notre monde et Dieu.
Note 208: (retour) Page 93 de la collection. Cette épître est un présent de nouvel an (nîrouz) offert par Avicenne à l'émir Abou Bekr Mohammed, fils d'Abder-Rahim, dans la bibliothèque duquel il avait travaillé. Le sujet principal de l'épître est l'explication des lettres alphabétiques qui sont en tête de plusieurs sourates du Coran. Avicenne suppose que ces lettres représentent les divers degrés des êtres dans l'échelle métaphysique.
Au sommet de tout est l'être nécessaire, principe des principes, qui n'est pas multiple et que rien ne contient. Il n'y a pas de rang qu'il ne dépasse, pas d'existence qu'il ne procure. Il est être pur, vérité pure, bien pur, science pure, puissance pure, vie pure, et tous ces termes ne désignent ensemble qu'une seule abstraction et une seule essence.
Ce qui sort tout d'abord de l'être nécessaire est le monde des idées. C'est une collection qui renferme un certain nombre d'êtres, exempts des conditions de puissance et de dépendance, pures intelligences, formes belles, dont la nature ne comporte ni changement ni multiplication, ni inclusion dans une matière, toutes orientées vers le premier être, occupées à son imitation, à la manifestation de son commandement, à la volupté de son approche intellectuelle, également éternelles pendant toute la durée.
Au-dessous est le monde des âmes. Ce monde comprend une collection nombreuse d'essences intelligibles qui ne sont pas complètement séparées de la matière, mais qui en sont revêtues d'une certaine façon. Leurs matières sont des matières fixes célestes; et elles sont les plus excellentes des formes matérielles. Ce sont elles qui administrent les corps des sphères et, par leur intermédiaire, les éléments. Leur nature comporte une espèce de multiplication, mais non absolue. Toutes aiment passionnément le monde des idées. Chacune a en propre un nombre qui la relie à une des idées, et elle agit conformément à l'exemplaire universel que lui fournit son principe immatériel qui découle de l'être premier.
Le monde physique vient ensuite, comprenant les forces infuses dans les corps, complètement revêtues de matières. Elles opèrent dans ces corps les mouvements et les repos essentiels, et elles les soumettent à la vertu des perfections substantielles par le moyen de la magie.
Enfin se place le monde corporel divisé en éthéré et en élémentaire, le premier ayant en propre la figure et le mouvement sphériques, le second caractérisé par des figures diverses et des mouvements changeants.
La forme ordinaire que revêt la théorie de la procession des sphères chez Avicenne et apparemment dans toute l'école philosophique arabe, n'est cependant pas celle qui est présentée par cette belle épître. Sous son aspect normal, cette théorie est plus sèche, et le monde des idées, bien qu'il y existe encore, n'y est pas nommé par son nom ni expressément dégagé. Voici quelle est cette forme commune:
Au sommet de tout est Dieu, que les philosophes n'appellent pas par son nom, Allah, mais qu'ils désignent par les termes métaphysiques de l'Un, le Premier, l'Être nécessaire, la Cause première, la Vérité première. De Dieu découle un second être, un esprit pur, que l'on nomme le premier causé. Du premier causé découlent ensemble l'âme et le corps de la sphère limite du monde, et une intelligence. De cette intelligence découlent l'âme et le corps de la planète la plus éloignée, soit Saturne, et une troisième intelligence. De cette troisième intelligence découlent l'âme et le corps de la planète subséquente, soit Jupiter, et une quatrième intelligence qui sera celle de la sphère qui suit Jupiter, dans l'ordre des planètes. La procession continue, suivant cet ordre. De l'intelligence de la dernière planète, soit la Lune, découle une dernière intelligence pure qui est l'intellect agent. De l'intellect agent découle le monde sublunaire.
Selon cet énoncé, l'intellect agent et les intelligences pures des astres forment ensemble le monde des idées qui était plus distinct dans le premier système.
Mais nous croyons sentir qu'à l'audition de cette thèse étrange, certains lecteurs auront conçu contre Avicenne une mauvaise impression; et il nous semble qu'ils s'apprêtent à fermer le livre, en nous reprochant d'avoir dépensé beaucoup de science et de subtilité pour surprendre leur admiration et pour la faire retomber en définitive sur le système d'un barbare ou sur celui d'un enfant. Nous avons le devoir de défendre notre héros contre ces sentiments injustes, et aussi celui de soutenir le lecteur à qui un instant de dépit ou de défaillance pourrait faire perdre tout le fruit de sa patience antérieure.
Certes, nous ne prétendons pas que l'idée de fixer les astres sur des sphères de cristal s'enveloppant l'une et l'autre et de donner à ces sphères des âmes et des intelligences, ait en elle-même rien de bien intéressant pour notre temps; mais nous voulons indiquer que, mise à sa place dans l'histoire des croyances humaines, cette idée, par le très long temps qu'elle a occupé l'esprit de l'homme, redevient importante, intéressante et belle, et qu'elle acquiert une espèce de vénérabilité à cause de la profondeur des racines qu'elle plonge dans le passé. La croyance à l'animation des astres n'est point autre chose, en réalité, qu'un cas particulier et remarquable de la croyance à l'animation de la nature, que dans l'histoire des religions on nomme naturisme. Pour l'homme primitif, les esprits gouvernaient les astres, comme ils gouvernaient les vents, les nuées, le cours des eaux ou la croissance des plantes. Mais de bonne heure, aux regards des observateurs de la Chaldée, les esprits des astres se distinguèrent des puissances animiques de la nature terrestre et s'élevèrent au-dessus d'elles par la majesté, la sérénité et l'eurythmie de leurs manifestations. La science la plus primitive constata le contraste entre la nature des êtres inférieurs soumis à la naissance et à la destruction, emportés dans l'inextricable complexité de phénomènes capricieux et changeants, et celle des êtres astronomiques qui, paraissant affranchis de la naissance et de la mort, déroulent solennellement leurs mouvements rythmés dans des espaces immuables. Si le calme et la pérennité convenaient aux dieux supérieurs, les astres étaient ces dieux; et puisqu'ils semblaient immortels, c'est que leurs corps divins étaient faits d'une autre matière que nos corps décomposables.
Cela n'est donc pas douteux, la théorie de l'âme des sphères dans la philosophie grecque et dans la philosophie médiévale, est la continuation même de l'astrolâtrie primitive et plus précisément de l'astrolâtrie chaldéenne. Cette croyance, rehaussée par des considérations sur l'harmonie des nombres, avait dominé la philosophie de Pythagore; elle avait eu un rôle important dans celle de Platon; les interprètes arabes prétendent la retrouver dans les écrits d'Aristote, bien qu'à nos yeux, elle y soit peu visible; elle reparut dans le néoplatonisme; elle s'immatérialisa en quelque sorte dans les émanations gnostiques; enfin quand se dessina la scolastique orientale, elle se trouva ramenée à son lieu d'origine, dans cette Chaldée au firmament pur où pour la première fois les hommes avaient, avec réflexion, attaché leurs yeux sur les astres. A ce moment, nous l'avons dit, le culte des astres subsistait encore; les savants Harraniens étaient astrolâtres. Quand donc la théorie, sous sa forme philosophique, revint vers ces contrées, elle y rencontra des esprits qui étaient encore sous l'impression de sa forme religieuse, et, à la faveur de cette circonstance, elle eut sans difficulté accès dans le cerveau des penseurs.
Lorsque plus tard, à l'origine de l'âge moderne, s'opéra la révolution qui transforma l'astronomie, on admira la hardiesse du savant qui avait renversé le système des sphères en déplaçant la terre de son antique lieu et en y substituant le soleil. Mais en vérité, l'idée nouvelle n'était pas celle qui écartait la terre du centre du monde, car cette idée, sous forme d'hypothèse, s'était depuis longtemps présentée à l'esprit des chercheurs. Le fait seul que plusieurs philosophes, et entre autres Avicenne, écrivirent pour démontrer que la terre était située dans le milieu de l'univers 209, prouve que la thèse contraire était pour eux au moins intellectuellement recevable. La véritable découverte de l'âge moderne est celle par laquelle l'esprit humain, rompant définitivement avec les habitudes préhistoriques du naturisme, cessa de croire à la transcendance des essences célestes et reconnut que les astres étaient composés des mêmes substances chimiques que les corps de notre monde et soumis aux mêmes lois physiques et mécaniques. Avicenne, antérieur à l'âge de cette découverte, n'est donc passible d'aucun reproche pour avoir conformé son système à la science de son temps, et, cette fois encore, le défaut de sa philosophie n'est que la reproduction du défaut de la science.
Maintenant reprenons le cours de notre exposition.
Le grand problème qui se posait tout d'abord dans la théorie générale de la procession des êtres était celui de la procession de la multiplicité. Il s'agissait de savoir comment de l'être un découle le monde multiple. Ce principe existait que «de l'un ne peut sortir que l'un», du moins d'une façon immédiate. Il fallait donc découvrir quelque procédé qui permît de tirer le multiple de l'un de façon médiate. C'est dans ce but que fut imaginé le premier causé.
L'invention du premier causé avait une utilité pour ainsi dire mathématique dont il est aisé de se rendre compte. Aucune multiplicité n'existant dans l'un considéré isolément, il eût été à jamais impossible de tirer de l'un seul la multiplicité des choses; mais une fois le premier causé, qui est lui-même un, étant sorti du premier un, on avait deux uns, et l'on obtenait du coup une certaine multiplicité de rapports. Les notions psychologiques de conscience et de connaissance mêlées aux notions métaphysiques de possible et de nécessaire, déterminaient la nature de ces rapports. Le premier causé se connaissait lui-même et connaissait l'être premier; cela constituait une dualité. De plus le premier causé était possible par lui-même, nécessaire par l'être premier; se connaissant lui-même, il se connaissait sous ces deux modes, et l'on obtenait ainsi une triplicité. Cela était suffisant pour donner naissance à la multiplicité cherchée. La théorie prenait donc la forme didactique que voici 210:
Il n'y a dans le premier être aucune multiplicité; dans le premier causé, il y a une triplicité qui ne lui vient pas du premier être. La nécessité seule du premier causé vient du premier être; sa possibilité est en lui-même. La triplicité qu'il renferme consiste, comme nous venons de le dire, en ce qu'il connaît le premier être et qu'il se connaît lui-même comme possible par lui-même et comme nécessaire par le premier être. Du fait que le premier causé connaît le premier être découle une intelligence qui est la première située au-dessous de lui, soit celle de la sphère de Saturne; du fait que le premier causé se connaît lui-même comme nécessaire par le premier être, découle l'existence d'une âme qui est celle de la sphère limite; du fait qu'il se connaît comme possible par lui-même découle l'existence du corps de cette sphère limite. Ce mode de procession se répète ensuite en descendant l'échelle astronomique. De l'intelligence de Saturne, en tant qu'elle connaît Dieu, découle l'intelligence de la sphère de Jupiter; de la même intelligence, en tant qu'elle se connaît elle-même, découlent l'âme et le corps de la sphère de Saturne. La dérivation continue ainsi jusqu'à ce qu'on arrive à l'intellect agent; là elle s'arrête; il n'y a en effet aucune nécessité, observe Avicenne, qu'elle continue indéfiniment.
Dans ce système, on voit bien comme l'intervention du premier causé pour produire un commencement de multiplicité est ingénieuse; mais on ne voit pas tout d'abord comment les diverses faces de la connaissance du premier causé et des intelligences subséquentes donnent naissance à des corps et à des âmes d'êtres astronomiques. Sur ce point, je reconnais qu'une explication rationnelle est difficile à fournir; et nous pouvons bien croire que ce n'est pas notre incompétence ou notre compréhension insuffisante du système d'Avicenne qui nous cause cet embarras, car un autre grand philosophe arabe, Gazali, voulant critiquer cette théorie, ne juge pas nécessaire de recourir à aucun argument ni à aucune démonstration, mais la déclare purement et simplement incompréhensible. Il a cependant dû exister des motifs qui ont porté d'aussi puissants esprits qu'Avicenne et que Farabi à s'attacher à ce système. Avicenne remarque quelque part 211 que chaque intelligence engendre des substances spirituelles par la partie de sa connaissance qui ressemble le plus à la forme, et une substance corporelle par la partie de cette connaissance qui ressemble à la matière; mais cette analogie subtile n'est encore pas une démonstration. Les véritables motifs que je crois discerner comme ayant pu décider nos philosophes à recevoir ce système, sont: d'abord qu'il pouvait être considéré comme une réduction des théories de l'émanation aux limites du dogme mahométan, vue intéressante, parce qu'elle montrerait les grands philosophes de l'orient, même les plus sages, en réaction contre le simplisme de la conception coranique de Dieu et toujours mus par une sympathie plus ou moins avouée pour toutes les doctrines qui, opposées à ce simplisme, tendaient à dissoudre l'être divin pour le fusionner avec le monde;--ensuite que ces mêmes philosophes ont toujours eu cette conception profonde que les véritables substances étaient actives, que l'activité d'un être avait pour effet non seulement des phénomènes, mais plutôt encore des êtres, qu'en conséquence il n'y avait rien que de normal à ce que les intelligences les plus hautes produisissent des êtres eux-mêmes supérieurs. Cette idée est puissante; nous la retrouverons plus loin.
La théorie de la procession des sphères se continue par celle de la motion des sphères, où l'on voit la sécheresse de la première se dissiper sous une sorte d'effluve poétique.
Nous avons laissé entendre en physique qu'il y a trois sortes de mouvement; le mouvement naturel qui ramène le corps vers son lieu naturel lorsqu'il en a été écarté, le mouvement par contrainte qui est celui qui produit cet éloignement du corps de son lieu naturel ou qui l'empêche d'y revenir, et le mouvement volontaire qui est le propre des êtres animés et dont le principe réside dans les facultés motrices de l'âme. Le mouvement des sphères appartient à cette troisième espèce.
Le mouvement naturel est rectiligne, ainsi que nous l'avons expliqué, puisque c'est celui qui ramène par voie directe les corps à leurs lieux. Un mouvement circulaire, tel que celui des sphères, ne peut donc être que contraint ou libre; et comme il n'y a nulle apparence que celui-ci soit contraint, nous en concluons que les sphères se meuvent d'un mouvement libre 212. «Le moteur proche des cieux, dit Avicenne 213, n'est pas une force naturelle ni une intelligence, mais une âme, et leur moteur éloigné est une intelligence.» L'âme de la sphère est la cause prochaine de chaque partie du mouvement, l'intelligence en est la cause éloignée et générale. «Cette âme de la sphère 214 renouvelle en elle-même les formes perçues et les volitions; elle est douée de la faculté opinante, c'est-à-dire qu'elle saisit les particuliers changeants, et elle a de la volonté pour les choses particulières; elle est le complément du corps de la sphère et sa forme... elle est dans la sphère comme notre âme animale est en nous,... si ce n'est que ses opinions ou ce qui correspond en elle à nos opinions, sont véritables, et que ses imaginations ou ce qui correspond à nos imaginations, sont justes.» L'analogie de l'âme de la sphère avec notre âme animale n'est cependant pas complète. Avicenne la rapproche plutôt en d'autres endroits de notre intelligence pratique, c'est-à-dire de la partie morale de notre âme raisonnable. Cette âme meut la sphère pour un certain motif moral, comme notre intelligence pratique meut notre corps en vue des actes bons. «Il faut, dit notre auteur 215, que le principe de ce mouvement soit le choix et la volonté d'un bien véritable.»
Que peut être ce bien que recherche l'âme de la sphère? De ce que le mouvement sphérique est en apparence éternel, on déduit que «ce bien recherché ne peut être qu'un bien subsistant par lui-même et qui n'est jamais atteint. Tel étant ce bien, l'âme peut seulement chercher à lui ressembler dans la mesure du possible.» En tant qu'une certaine partie de ce bien est atteint, la sphère doit se trouver dans un certain état constant, et en tant qu'une partie en est inaccessible, la sphère doit se mouvoir toujours comme pour l'atteindre. Ainsi s'expliquent la régularité et la perpétuité du mouvement des astres. «Ce qui justifie cette doctrine, ajoute l'auteur, c'est que la substance céleste se meut évidemment par une puissance infinie; or la puissance de son âme ne peut être que finie; mais parce que son intelligence comprend le premier être, et qu'il découle toujours de lui sur elle de sa lumière et de sa force, elle devient comme douée d'une puissance sans fin... Le principe du mouvement de la sphère est donc la passion de ressembler au bien suprême, en subsistant, autant que possible, dans un état de perfection. De même que les corps physiques sont mus par leurs passions naturelles jusqu'à ce qu'ils soient en acte dans le lieu auquel ils tendent, de même on doit comprendre que les corps célestes désirent passionnément d'être, parmi les situations où ils peuvent se trouver, dans celle où se réalise leur état le plus parfait 216.»
L'observation montre que les mouvements des sphères diffèrent entre eux en vitesse et en sens. On en déduit que le but auquel tend la passion des sphères n'est pas le même pour elles toutes, car elles auraient alors des mouvements égaux. Chacune a pour objet propre de sa passion une intelligence pure spéciale, et selon la différence de ces intelligences se différencient les mouvements 217. Mais la cause première de la motion de toutes les sphères et leur attrait éloigné sont les mêmes, et c'est la cause première ou Dieu. De la communauté de cet attrait dernier résultent les caractères communs de leurs mouvements, la circularité et la régularité. «Tel est, dit Avicenne 218, le sens de cette parole des anciens, que le tout a un unique moteur aimé et que chacune des sphères a un moteur spécial et un aimé spécial.»
La série des mouvements qui se transmettent dans les êtres, ne peut, lorsqu'on la remonte, aller à l'infini, et elle doit nécessairement aboutir à un moteur qui ne se meut pas. S'il en était autrement, il y aurait une série infinie de corps mus, ayant ensemble un volume infini et exigeant pour se mouvoir une puissance infinie, toutes choses que l'on a démontrées impossibles. Le premier moteur, dont la force est infinie, est donc hors des corps; c'est une essence spirituelle qui n'est pas en mouvement, puisqu'elle est elle-même l'auteur du mouvement, ni en repos, puisqu'elle n'est pas susceptible de se mouvoir et que le repos ne s'entend que des corps capables de recevoir le mouvement. Le premier moteur est au-dessus des corps, du mouvement et du temps 219. Il résulte de l'exposé qui a précédé que le premier moteur effectif est l'âme de la sphère limite, et que le premier moteur éloigné est l'intelligence de cette même sphère, c'est-à-dire le premier causé, qui meut cette sphère par la voie du désir.
En deux passages 220 Avicenne attribue l'ensemble de cette théorie à Aristote et il reproche à ses disciples de l'avoir faussée. Cette attribution n'est guère recevable; mais on peut noter, je crois, dans le sens de la prétention d'Avicenne et contrairement à une interprétation répandue, que le premier moteur, pour Aristote, n'est pas Dieu même, mais une intelligence postérieure à Dieu.
L'intellect agent, dernière venue des intelligences pures, gouverne notre monde 221. C'est d'elle que découlent, grâce à l'influence des mouvements célestes, les formes que doit recevoir la matière sublunaire. Il se fait, sous l'action de la nature et des révolutions des astres, une certaine appropriation de chaque partie de cette matière à des formes déterminées, et la portion matérielle ainsi disposée reçoit sa forme de l'intellect agent. Il est clair, en effet, qu'il y a dans la matière certaines dispositions spécifiques qui la préparent à des formes déterminées. Par exemple, dit Avicenne, la matière de l'eau, lorsqu'on la chauffe, devient de moins en moins disposée à recevoir la forme de l'eau et de plus en plus prête à recevoir celle du feu. Mais la manière précise dont se fait cette spécification nous demeure un peu obscure, et nous croyons apercevoir qu'il en était de même pour l'esprit d'Avicenne. Au reste cette question nous ramène à l'étude du monde physique qui ne rentre pas dans le sujet de ce chapitre, et elle nous conduit au vestibule de la science astrologique dans laquelle nous ne comptons pas pénétrer au cours de ce volume. Arrêtons donc ici la théorie de la procession des êtres, et occupons-nous maintenant de la grande doctrine des causes.
Avicenne définit et analyse ainsi la notion de cause 222:
«Un principe (ou cause) est tout ce dont l'existence étant complète par son essence ou par celle d'un autre, il en résulte une autre chose que ce principe fait subsister.» La cause peut être ou non comme une partie dans son effet. Si elle est telle, elle peut l'être de deux manières: ou bien son existence en acte ne nécessite pas l'existence en acte de l'effet; elle est alors l'élément, lequel peut exister sans que l'objet qui est en composé se produise; ce sera par exemple le bois pour le trône; ou bien l'existence en acte de la cause nécessite l'existence en acte de l'effet; elle est alors la forme du composé, et elle sera par exemple l'assemblage et la figure du trône.--Si la cause n'est pas comme une partie dans son effet, ou bien elle est distincte de l'essence de l'effet ou bien elle s'y relie. Si elle se relie à l'essence de l'effet, cela peut arriver de deux manières: ou la cause est épithète de l'effet, comme la forme de la matière, ou elle a l'effet pour épithète, comme la donnée a l'accident.--La cause étant distincte de l'essence de l'effet, peut être soit ce dont vient l'existence de l'effet, et alors elle est l'agent, soit ce en vue de quoi cette existence vient, et dans ce cas la cause est la fin.
En résumé il y aurait six espèces de causes: la matière du composé, la forme du composé, la donnée de l'accident, la forme de la matière, l'agent et la fin. Mais la matière du composé se confond avec la donnée de l'accident, parce que toutes deux sont ce en quoi réside la puissance, et la forme du composé se confond avec la forme de la matière, parce que toutes deux sont ce par quoi l'effet est produit en acte.
On aboutit ainsi à la fameuse doctrine des quatre causes qui a été effleurée en logique. Ces quatre causes sont comme l'on sait: la matérielle, la formelle, l'efficiente et la finale.
La partie la plus métaphysique de cette doctrine est celle où l'auteur recherche la place relative dans l'être de la cause efficiente et de la cause finale. La cause finale suit dans l'être la production de l'effet; mais, en tant qu'elle est quelque chose, elle précède toutes les autres causes. Il ne faut pas confondre en effet être et être quelque chose. Un abstrait a une existence dans les objets réels et une existence dans l'âme. Ce qu'il y a de commun à ces deux existences, c'est que dans l'une et l'autre, l'abstrait est quelque chose. La fin, en tant qu'elle est quelque chose, précède toutes les causes; en tant qu'elle existe dans la réalité externe, elle les suit. Les causes ne deviennent causes en acte que par la fin. En vérité donc, le premier agent et le premier moteur en toutes choses est sa fin.--Cette doctrine, aussi simple que belle, a son application immédiate dans la théorie, que nous exposions plus haut, de la motion des sphères, où nous avons vu que le premier causé était à la fois le premier moteur et la fin du mouvement des sphères.
Il y a autre chose à côté des causes: ce sont les trois motifs 223 auxquels nous avons déjà fait allusion, la nature, la volonté et la contrainte. A propos du mouvement naturel, Avicenne remarque que la nature n'est pas la cause prochaine de ce mouvement, puisque précisément au moment où il se meut, le corps est écarté de sa nature et qu'il se meut pour y rentrer. C'est donc plutôt la non-convenance entre chacun de ses états successifs et son état naturel qui est la cause prochaine et efficiente du mouvement du corps, tandis que la nature n'en apparaît guère que comme la cause éloignée et finale. Cette non-convenance va en diminuant par degrés pendant le mouvement et c'est ce qui en détermine le sens. De même, dans le mouvement volontaire, la volonté d'ensemble qui y préside n'est qu'un motif général et fixe, fondé sur la considération de la cause finale; mais chaque partie du mouvement est produite par quelque chose qui change et se renouvelle au fur et à mesure des progrès du mobile, et cette chose consiste dans les imaginations particulières du but et les volitions variées qu'a l'âme en chaque instant du mouvement. L'âme est justement le principe en lequel se fait ce renouvellement des volitions prochaines, tandis que l'intelligence pure n'est qu'un principe moteur éloigné. C'est pourquoi, ajoute Avicenne, Aristote a dit: «A ceci, c'est-à-dire à l'intelligence spéculative, le jugement universel; à cela, les actions et les intellections particulières, c'est-à-dire à l'intelligence pratique.»--Il est impossible de ne pas se plaire à d'aussi délicates théories.
Avicenne a tenté de faire de la doctrine de la causalité des applications précises à celle de la procession des sphères, de manière à établir cette dernière d'une manière rigoureuse. Ce sont des essais sur lesquels nous ne croyons pas utile d'insister. Ils se résument en quelques théorèmes, tels que 224: la matière et la forme d'un corps ne sont pas causes l'une de l'autre; les corps ni les âmes célestes ne peuvent être causes les uns des autres; ces corps et ces âmes ne peuvent être que les effets de causes spirituelles; toute intelligence pure est cause;--théorèmes desquels il ressort en définitive qu'Avicenne considérait l'être intelligent comme étant cause, de par sa nature même, ce qui est en accord avec les tendances dynamistes que nous avons déjà rencontrées dans plusieurs parties de son système.
Toute intelligence pure est cause; l'être premier est cause de tout. Les intelligences et l'être premier, en ayant conscience d'eux-mêmes, se connaissent immédiatement comme cause; et ici la théorie de la causalité se ramifie dans la théorie fort importante de la connaissance en l'être suprême. Voici comme en parle Avicenne 225.
Le tout ne peut pas sortir de l'être premier en raison d'un but que celui-ci aurait à notre façon. Il y aurait alors en l'être premier quelque chose à cause de quoi il se proposerait la production du tout, et il en résulterait une dualité dans son essence, ce qui est impossible. De plus, ce qui porterait l'être premier à rechercher le tout serait la connaissance d'un bien et d'une utilité qui en résulterait pour lui; or il n'y a rien d'utile à l'être nécessaire. Le tout ne procède pas non plus de lui par pure voie de nature, de telle façon que le premier être ignorerait l'existence du tout et n'en éprouverait aucune satisfaction. Ce mode de procession est impossible puisque le Premier est intelligence pure, comprenant son essence; il faut donc bien qu'il comprenne que l'existence du tout est un effet de son essence, d'autant qu'il ne se comprend lui-même que comme intelligence pure et principe premier et qu'il ne comprend l'existence du tout qu'en tant qu'il en est le principe. Toute essence qui connaît ce qui procède d'elle et qui n'y renferme en elle-même aucune opposition, en éprouve satisfaction. Donc le Premier est satisfait de la procession du tout. En outre le Premier comprend l'ordre du bien dans l'être, puisqu'il comprend son essence qui est le principe de cet ordre; il comprend quel il faut que ce soit cet ordre, non pas d'une intelligence qui s'élève de la puissance à l'acte, ni d'une intelligence qui se transporte d'intelligible en intelligible; car son intelligence est pure de tout ce qui est en puissance; mais il le saisit d'une intuition une, simultanée. L'intelligence qu'il a de l'ordre du bien dans l'être l'oblige d'ailleurs à comprendre comment cet ordre est possible et comment c'est le meilleur de tout ce qui est possible. L'existence du tout est produite selon des jugements intelligibles; la réalité intelligible est identiquement chez l'être premier science, pouvoir, volonté. Nous, nous avons besoin, en tout ce que nous projetons, d'un but, d'un mouvement et d'une volonté, pour que cela parvienne à l'être; mais il n'en est pas de même chez l'être premier. Chaque chose a sa cause dans la compréhension qu'il a d'elle, et elle existe de par lui, comme effet de son existence.
Avicenne, dans ce passage, a surtout identifié l'intelligence et la cause; en un autre endroit, il identifie surtout l'être et l'intelligence.
«L'être premier est à la fois, dit-il 226, par essence, intelligence, intelligent et intelligible.» L'on sait que la nature de l'être ne répugne pas à comprendre; il lui arrive seulement de ne pas comprendre lorsqu'elle est dans la matière, revêtue des accidents de la matière; elle est alors sensible et imaginative; mais, normalement, l'être est intelligible. «L'être premier et nécessaire est pur de la matière et de ses accidents. Donc, en tant qu'il est être pur, il est intelligence; en tant qu'on dit de lui que son ipséité pure appartient à son essence, il est intelligible par son essence; et en tant qu'on dit de lui que son essence est ipséité pure, il est intelligent de son essence». L'être premier est quiddité et ipséité pures.
L'être nécessaire comprend ainsi, par son essence, son essence même, avec toutes les choses dont elle est le principe 227. Or il est le principe des êtres complètement réalisés, dans leur réalité, et des êtres soumis au naître et au périr, dans leurs espèces d'abord, et, par l'intermédiaire des espèces, dans leurs individualités. Il n'est pas possible qu'il comprenne ces êtres changeants avec leur changement, en sorte que tantôt il comprenne d'eux qu'ils sont et ne manquent pas, tantôt qu'ils manquent et ne sont pas; à chacun des deux cas correspondrait une forme intelligible spéciale qui ne subsisterait pas avec l'autre; et alors l'essence de l'être nécessaire changerait. Les choses périssables sont comprises par la quiddité pure, non en tant qu'elles sont périssables. Quand elles sont saisies comme associées à la matière et à ses accidents, elles ne sont plus intelligibles, mais sensibles et imaginables. Or nous avons démontré que les formes sensibles et imaginables ne sont saisies que par des organes divisibles; cette sorte de perception ne peut donc s'entendre de l'être premier. «De même que beaucoup d'actions sont au-dessous de l'être nécessaire, de même beaucoup de pensées. Il ne comprend toutes choses que d'une manière universelle, et, malgré cela, rien ne lui reste caché des choses individuelles, pas le poids d'un dirrah dans les cieux et la terre. C'est là une merveille qui ne peut être conçue que par des esprits très habiles.»
Il semblerait, d'après ces derniers mots, qu'Avicenne ait eu conscience de l'habileté qu'il a lui-même déployée dans cette très intéressante doctrine. Il est en somme parvenu à identifier tant bien que mal, par un ingénieux emploi de la notion de causalité, le Dieu philosophique qui ignore à peu près le monde, avec le Dieu dogmatique qui en connaît jusqu'au dernier dirrah. Ce n'était certes pas là le passage le moins ardu de la question scolastique. Peut-être, en concluant ce chapitre, dirons-nous que la solution d'Avicenne sur ce point n'est pas complètement satisfaisante; en tout cas elle est adroite et elle est tout à l'honneur de son génie philosophique. Cette solution peut au fond se résumer en disant que la connaissance que Dieu a du monde n'est que le prolongement de la conscience qu'il a de lui-même, et par cet énoncé apparaît bien la légère teinte panthéiste qu'affecte cette théorie. Dieu connaît le monde comme son effet, du point de vue de la généralité, suivant l'ordre de la série des causes et des effets dont il est le premier chaînon. Il connaît tout parce qu'il nécessite tout: «Il connaît 228 toutes les choses comme principes et comme effets, selon l'ordre qui les lie; et c'est ainsi qu'il tient les clés des choses cachées.»
Une autre théorie, ramifiée sur celle des causes, est celle des universaux. Nous allons montrer comment Avicenne, dans sa métaphysique, en expose les thèses essentielles, après quoi nous expliquerons quel lien elle a avec la doctrine des causes.
L'abstrait, dit notre auteur 229, considéré isolément, en sa nature, est une chose; considéré comme général ou particulier, un ou multiple, en puissance ou en acte, il est une autre chose. L'abstrait homme, posé sans aucune condition, est homme seulement; l'universalité est une condition qui s'ajoute à cette nature, de même que la particularité, l'unité ou la multiplicité, la puissance ou l'acte.
L'universel, sans condition, existe en acte dans les choses; il est supporté par chacune d'elles, non pas parce qu'il est un par essence ni parce qu'il est multiple, car cela ne lui appartient pas en tant qu'universel. L'universel n'est pas dans l'être une chose une et identique supportée en un certain temps par chaque individu. L'humanité, par exemple, n'est pas un être identique en tout homme. L'homme qui est revêtu des accidents propres d'un individu n'est pas revêtu des accidents d'un autre; il n'y aurait plus alors de différence entre un homme et un autre, entre Zéïd et Amrou. «Il n'y a donc pas dans l'être d'universel commun; l'universel commun n'existe en acte que dans l'intelligence; il est la forme que l'intelligence rapporte, en acte ou en puissance, à chaque individu.»
En somme, comme l'on sait, la notion d'universel nous force à distinguer deux espèces d'existence: l'existence dans l'esprit, l'existence dans la réalité externe. De même, la notion de puissance nous avait aussi fait distinguer deux espèces d'existence: l'existence en puissance et l'existence en acte. Au fond, dans ces systèmes antiques et médiévaux, la notion d'être n'est pas absolue. Être n'est pas quelque chose d'aussi strictement déterminé que nous le sentons d'après nos habitudes positivistes ou cartésiennes. Il y a diverses manières d'être et diverses manières de n'être pas. Être ou néant ne sont plus les deux termes d'une fatale alternative, et l'on dirait qu'une pénombre s'étend entre l'être et le non-être 230.
Note 230: (retour) La métaphysique bouddhiste connaît des états intermédiaires entre l'être et le non-être. V. notre mémoire sur les Religions non chrétiennes dans un Siècle, t. III, p. 46. Il y a dans Platon, à la fin du Livre V de la République un passage curieux où la même conception est plusieurs fois exprimée: «Que faire de ces choses et où les placer mieux qu'entre l'être et le néant?... elles ne sont sans doute pas plus obscures que le néant... ni plus lumineuses que l'être... Cette multitude de choses... roule pour ainsi dire entre le néant et la vraie existence,» etc. (Trad. Cousin, IX, 319).
Lors donc que l'on recherche les causes des choses, il arrive que l'on est amené à distinguer entre ces divers degrés d'existence; et, pour nous exprimer avec plus de précision, la doctrine d'Avicenne est conduite à distinguer entre la quiddité et l'être de la chose. Autre est la quiddité, c'est-à-dire ce qu'est la chose en elle-même, dans son concept et dans sa définition, autre est la réalisation concrète et externe de cette chose dans l'être. Par suite la chose a une cause de sa quiddité et une autre cause de son être.
«Une chose est causée, dit l'auteur 231, soit dans sa quiddité et dans son essence, soit dans son être. Considérez par exemple le triangle. Son essence dépend du plan où il se trouve et de la ligne qui lui sert de côté. Ce sont eux qui le font subsister en tant qu'il est triangle et qu'il a l'essence de la triangularité, et ils constituent tous deux ses causes matérielle et formelle. Mais, dans son existence externe, le triangle dépend d'une cause différente; c'est la cause efficiente et la cause finale, et cette dernière est la cause efficiente de la cause efficiente.»
Ailleurs, l'auteur démontre que la quiddité ne peut pas être elle-même la cause de l'être: «Il se peut, dit-il 232, que la quiddité d'une chose soit motif d'une de ses qualités, et qu'une de ses qualités le soit d'une autre, comme la différence l'est du propre; mais il ne se peut pas que la qualité de l'être survienne à la chose à cause de sa quiddité, qui n'est pas liée à l'être, ni à cause d'une autre qualité, parce que toute cause est antérieure à son effet dans l'être, et qu'il ne saurait y avoir d'antériorité dans l'être avant l'être.»
De même qu'il faut deux causes distinctes pour la quiddité et pour l'être, de même il en faut deux pour l'universel et pour le particulier. Toute espèce a sa cause; tout individu de l'espèce a la sienne. Au-dessous des causes générales qui définissent l'espèce, il faut des causes particulières qui spécifient l'individu. «Les choses qui ont une même définition de genre diffèrent seulement par d'autres causes. Si une chose n'a pas la puissance de recevoir l'effet de ces causes spéciales, puissance qui est la matière, elle ne peut être individualisée, sauf le cas où il est de l'essence de son genre de n'être applicable qu'à une personne unique; mais s'il est dans la nature de son genre de pouvoir être supporté par plusieurs individus, alors l'individualisation de chacun d'eux a lieu par une cause spéciale.»
L'être nécessaire est un en raison même de son essence. Il ne participe pas à la quiddité d'aucune autre chose; son essence n'a ni genre ni différence et il ne se définit pas. «On a souvent pensé, dit Avicenne 233, que l'être, pris en dehors de toute donnée, est un abstrait qui est commun à l'être premier et à d'autres êtres d'une communauté de genre, et qu'il rentre sous le genre de la substance. Cela est faux.» La notion de genre ne convient pas à l'être nécessaire; il n'a pas une quiddité à laquelle s'appliquerait ce concept. «L'existence nécessaire est en lui ce que la quiddité est en un autre.»
Maintenant que nous avons montré comment se soudent les théories de l'être, de la cause et des universaux, sans nous y arrêter davantage, nous achèverons la synthèse de toutes ces grandes doctrines et, du même coup, la métaphysique, en exposant, à la suite d'Avicenne, la fameuse théorie de la cause première.
L'être nécessaire, dit l'auteur 234 qui commence par approfondir la notion même de nécessité, est l'être tel que, si on le suppose manquant, il en résulte une impossibilité. L'être possible est tel que, existant ou manquant, il ne donne lieu à aucune impossibilité.
L'être qui est nécessaire l'est ou par son essence, ou par autre chose que son essence. L'être nécessaire par son essence est tel que la supposition qu'il manquerait est absurde par son essence même et non par autre chose. L'être nécessaire, mais non par son essence, est celui qui devient nécessaire, une autre chose étant posée. Ainsi 4 devient nécessaire si l'on pose 2 et 2; la brûlure le devient si l'on met en présence la puissance active et la puissance passive, c'est-à-dire le comburant et le combustible.
Une même chose ne peut pas être nécessaire par elle-même et par autre chose à la fois. Tout ce qui est nécessaire par autre chose est possible par sa propre essence. Tout ce qui est possible par sa propre essence est inversement nécessaire par autre chose.
Deux choses distinctes ne peuvent pas être nécessaires l'une par l'autre. On ne peut avoir A nécessaire par B, B nécessaire par A, et A et B nécessaires ensemble. En effet chacun des deux, étant nécessaire par l'autre serait possible par lui-même. Ce qui est possible par soi-même doit avoir une cause dans l'être qui lui soit antérieure. Mais aucun des deux n'est antérieur à l'autre dans l'être. Ils devraient donc avoir tous deux des causes extérieures et antérieures à eux deux, et ils ne seraient plus nécessaires l'un par l'autre.
L'essence de l'être nécessaire ne peut pas avoir un principe composé par lequel elle subsisterait et qui serait divisible, soit selon la quantité, soit selon la définition, en matière et forme ou autrement. En effet, en tout ce qui est tel, l'essence d'une partie n'est pas l'essence d'une autre, ni celle du tout. Alors ou chaque partie aurait son existence par elle-même; mais le tout n'aurait la sienne que par les parties et il ne serait plus nécessaire; ou quelques parties seulement existeraient par elles-mêmes, et les autres, non plus que le tout, ne seraient nécessaires. En termes plus généraux, les parties sont en essence antérieures au tout. La cause qui nécessite l'existence du tout nécessite d'abord celle de ses parties. D'où aucun être divisible ne peut être nécessaire.
«Il suit de là que l'être nécessaire n'a ni corps, ni matière de corps, ni forme de corps, ni matière intelligible, ni forme intelligible, ni divisibilité d'aucune sorte selon la quantité, le mode, les principes ou la définition. Il est un sous tous ces rapports.»
L'être nécessaire par son essence est nécessaire sous tous rapports. S'il y avait un côté par lequel il ne fût pas nécessaire, il aurait par ce côté besoin d'une cause, et alors il ne serait plus nécessaire absolument, mais avec cette cause. Ceci prouve qu'il n'y a aucune partie de l'essence de l'être premier dont l'existence soit en retard sur celle de cet être même. Tout ce qui est possible de lui, en est en même temps nécessaire. Il n'y a en lui nulle volonté, nulle science, nul caractère ni qualité d'aucune sorte qui attende pour être et soit postérieure à sa propre existence.
Après ceci la pensée d'Avicenne s'élève vers les régions morales; ayant prouvé que l'être nécessaire est absolument un, il va montrer, conformément à la doctrine platonicienne, qu'il est aussi bien pur et vérité pure, et nous osons prier le lecteur de remarquer les admirables formules d'optimisme qu'il rencontre dans cette exposition. «Tout être nécessaire, dit-il, est bien pur et perfection pure. Le bien en général est ce que chaque chose désire et ce qui complète son existence. Le mal n'a pas d'essence; il est ou le défaut d'une substance ou le défaut d'intégrité de l'état d'une substance. Donc l'existence est par elle-même bonté, et la perfection de l'existence est la bonté de l'existence. L'existence en laquelle ne se trouve aucun manque, ni manque de la substance ni manque de quelque chose en la substance, mais qui est toujours en acte, est bien pur.» Le possible par essence, pouvant supporter le manque, n'est pas bien pur. «Le bien pur ne peut être que l'être nécessaire par son essence.» On appelle aussi bien ce qui est utile aux perfections des choses. Nous verrons que l'être nécessaire est nécessairement utile à tout être et à toute perfection des choses. Il est donc encore bien dans ce second sens.
«Tout être nécessaire par essence est vérité pure; car la réalité véritable de toute chose est ce qui établit en propre son existence. Il n'y a donc rien de plus vrai que l'être nécessaire. On appelle aussi vrai ce dont l'affirmation de l'existence est juste. Il n'y a donc rien de plus vrai que ce dont il est juste d'affirmer qu'il est et qu'il est toujours et que, étant toujours, il est par son essence et non par celle d'un autre.»
L'analyse de la notion de l'être nécessaire est ensuite précisée et achevée par ces théorèmes que la nécessité ne peut s'affirmer de plusieurs, que l'être nécessaire est unique en son espèce et qu'il est à cause de cela, complet en son existence; puis l'auteur arrive à la démonstration directe de l'existence de l'être nécessaire, et c'est ici que reparaît explicitement la théorie de la causalité.
«Il y a des êtres, dit-il. Or tout être est ou nécessaire ou possible. S'il est nécessaire, l'existence de l'être nécessaire est prouvée; s'il est possible, nous allons montrer que l'existence du possible conclut à celle d'un être nécessaire.»
La démonstration s'effectue en trois lemmes.
Lemme 1. Il ne se peut pas que tous les possibles aient à la fois une cause possible, et cela sans fin. En effet, s'il n'y a pas d'être nécessaire dans la série des possibles, celle-ci, en tant que série, est ou nécessaire ou possible. Si elle est nécessaire, chacun de ses termes étant possible, le nécessaire subsiste par les possibles, ce qui est absurde. Si elle est possible, alors sa somme a besoin pour exister de quelque chose qui lui donne l'être. Cette chose est ou extérieure ou intérieure à la série. Si intérieure et nécessaire, l'un des termes de la série est nécessaire; et on les a supposés possibles; si intérieure et possible, cette chose est cause de la série, donc cause de ses parties et cause de sa propre existence, donc nécessaire, et on vient de la supposer possible; si extérieure, elle ne peut être une cause possible; car tous les possibles sont dans la série; elle est donc nécessaire, et alors les possibles aboutissent à cette unique cause nécessaire.
Lemme 2. Une série de causes en nombre fini ne peuvent pas être possibles en elles-mêmes et nécessaires l'une par l'autre, en sorte qu'elles dépendraient l'une de l'autre en cercle. La démonstration a été donnée plus haut pour le cas de deux causes; elle peut se généraliser d'une manière analogue à celle du lemme 1, avec ceci de particulier que l'on aboutit à la conséquence que chaque terme serait cause et effet de sa propre existence, ce qui est absurde.
Lemme 3. Un produit et sa cause étant donnés, ou ce produit s'évanouit au temps même de sa production, ou il s'évanouit quelque temps après, ou il est subsistant. La première hypothèse est absurde; la seconde l'est aussi, parce qu'elle supposerait que les instants se suivent d'une manière discontinue, ce qui n'est pas. Donc les êtres sont et sont subsistants. Tout être a alors une cause de son existence et une cause de sa subsistance. Ces deux causes peuvent se confondre, comme dans le moule qui donne et garde sa forme au liquide, ou être distinctes, comme pour la forme de la statue que produit l'artisan et que conserve la solidité de la matière. Ce n'est pas parce qu'il est produit que le produit dure; mais il dure, une fois qu'est réalisée une certaine condition de sa cause, qui le fait durer. Cette condition étant remplie, il dure nécessairement, tant qu'elle l'est. Le possible devient nécessaire par une condition; il est alors nécessaire par autre chose que par son essence. Le possible réel manque; tout ce qui existe, au moment où cela existe, est nécessaire; inversement tout ce qui manque, au moment où cela manque, manque nécessairement.
Ce dernier lemme représente le couronnement et la mise en pratique de la théorie de la causalité; nous le formulerions ainsi: Tout produit a une cause; toute cause est déterminante.
L'union de ces trois lemmes achève en un instant la théorie de l'être premier. Les possibles existant ont besoin de causes (lemme 3); ces causes ne s'enchaînent pas sans fin (lemme 1), ni ne retournent sur elles-mêmes (lemme 2). Donc elles aboutissent à l'être nécessaire.
Nous aimerions à nous taire, après cette démonstration, et à laisser le lecteur en savourer lui-même l'originalité, l'ingéniosité, l'harmonie et la puissance. Nous ne pouvons cependant pas nous effacer complètement devant notre auteur et abdiquer la conduite de cet ouvrage au moment où le devoir nous incombe d'en fixer les conclusions. Le peu qui nous reste à dire de la mystique n'a plus en effet qu'une valeur complémentaire, et l'essentiel de notre œuvre est dès maintenant achevé.
Or il me paraît que les conclusions auxquelles nous devons nous arrêter sont bien celles que nous avons vues poindre et se renforcer de page en page dans le cours de cette analyse. Tout d'abord, le principe dominant dans l'école philosophique arabe a été que la philosophie était une; plus exactement elle était science, et elle avait les caractères qu'aujourd'hui nous reconnaissons à la science, mais que nous n'accordons plus à la philosophie: l'universalité et la fixité. Il ne pouvait y avoir qu'une philosophie pour tout l'univers, comme il n'y a qu'une science; et, une fois trouvée et démontrée, cette philosophie ne devait plus être susceptible d'aucun changement, d'aucune variation, d'aucune évolution dans toute la suite des temps. C'est pourquoi, sous la plume d'Avicenne, dont le génie mathématique ne fut pourtant pas spécialement fort, nous voyons la philosophie revêtir l'aspect, non seulement d'une science, mais même d'une science exacte 235.
Note 235: (retour) Je suis persuadé que le point de vue de Descartes était absolument le même; je ne comprends pas pourquoi l'habitude s'est répandue de considérer Descartes comme un esprit libéral en matière philosophique. Il n'y eut pas en vérité d'esprit plus géométrique et plus dogmatique que le sien. La philosophie qu'il prétendait fonder devait embrasser toutes les sciences, être mathématiquement démontrable et absolument définitive. La réforme accomplie par lui dans la philosophie n'avait donc pas besoin de l'être en dehors de la scolastique; elle pouvait aussi bien s'effectuer sans sortir de la scolastique, en remontant vers ses origines.
En second lieu il me semble que la ligne générale du mouvement philosophique, telle que nous l'avons indiquée, est juste. Le problème capital qui s'est posé à l'école arabe a bien été celui de la synthèse de deux vérités: une vérité philosophique et une vérité de foi. L'école arabe avait été précédée un peu dans une recherche analogue par l'école syriaque. Pour connaître exactement la part d'originalité des philosophes arabes dans la solution qu'ils ont donnée de ce problème, il faudrait savoir parfaitement l'histoire de l'enseignement philosophique jusque vers le neuvième siècle de notre ère. En l'absence de cette connaissance précise, on peut seulement affirmer que dans l'école arabe et particulièrement chez Avicenne, le travail de coordination et de démonstration des thèses a été fort important.
Au point de vue de l'état d'esprit général dans lequel se sont trouvés ces penseurs, il faut retenir, comme nous l'avons dit plusieurs fois, que le syncrétisme a été pendant de longs siècles une habitude intellectuelle répandue en Orient. Cette habitude explique que les auteurs musulmans aient pu poser, sans avoir presque aucun doute sur sa solubilité, le problème scolastique qui, dans d'autres contrées, eût effrayé ou rebuté les chercheurs. Le système philosophique qui constituait l'un des termes de ce problème,--ceci encore peut être accepté comme une conclusion,--n'était pas un système individuel, le platonisme, le péripatétisme ou tel autre; il était déjà lui-même un ensemble syncrétique formé par voie traditionnelle sous l'influence dominante du néoplatonisme et avec quelques infiltrations plus expressément gnostiques. En outre, des réminiscences d'anciennes fois religieuses se rattachant au dualisme et à la gnose, des retours de sympathie mal célés vers des doctrines panthéistes se manifestent de temps en temps chez les scolastiques arabes, et jusque chez les plus sages. Cette dernière remarque ne peut être cependant que sommairement indiquée, car elle dépend plutôt de l'étude de la philosophie mystique.
Nous devons encore nous demander si, en définitive, l'effort de pensée (peut-être doit-on dire de génie) des philosophes arabes a abouti à une solution à peu près satisfaisante du problème scolastique. Nous craignons qu'il faille répondre par la négative, et cela pour des motifs intrinsèques et extrinsèques. Les motifs intrinsèques, nous les avons sentis. Si nous nous rappelons ce qu'était le Dieu biblique et coranique d'une part et ce que fut de l'autre le Dieu des philosophes, nous avons l'impression qu'une si grande distance sépare encore ces deux conceptions que la synthèse sur ce point ne peut pas être considérée comme décidément accomplie. La mystique sans doute est là pour corriger ce qu'il y a de hautain, de fermé, de sec et d'abstrait dans la conception philosophique de Dieu; mais la mystique elle-même présente pour l'orthodoxie des dangers redoutables; si la métaphysique renferme quelques traces de panthéisme, ce n'est certes pas la mystique qui l'en purifiera. En vérité, pour qui se place en imagination au point de vue du dogme musulman, le Dieu des philosophes est étonnant et ingrat. Il a une impassibilité et un achèvement d'être où l'on ne reconnaît plus l'activité vivante et, par suite, changeante, la vertu créatrice, la bonté providentielle, les longs desseins, les miséricordieuses tendresses, les effrayantes vengeances du Dieu biblique. Le Dieu de la philosophie, à force d'être en acte, a l'air d'être inactif; nous ne pouvons plus le connaître; nous ne sommes plus portés à l'aimer, quoi qu'on nous prouve qu'il est la vérité suprême; nous ne le sentons pas bon, quoi qu'on nous démontre rationnellement qu'il l'est. Surtout, nous sommes effrayés de voir ses attributs essentiels, sa volonté, sa science, sa puissance, s'identifier et se fondre dans une espèce de potentialité inconcevable pour nous, d'où découle le monde, sans qu'il nous soit possible de comprendre jusqu'à quel point ce Dieu reste l'auteur libre du monde, et je dirai même l'auteur conscient. Nous n'avons pas insisté dans notre analyse sur cette question délicate de la liberté de Dieu dans la production du monde; nous n'aurions vraisemblablement rien gagné à chercher à l'approfondir. Dans cet endroit, Dieu devient absolument mystérieux, et l'on dirait que la pensée d'Avicenne, à l'exemple du Premier, se dérobe. Toujours est-il qu'en fait,--et c'est ici le motif extrinsèque auquel nous faisions allusion plus haut,--le système d'Avicenne a soulevé l'horreur des esprits religieux. Gazali qui représente dans l'islam le point culminant de la scolastique à dominante théologique, comme Avicenne représente la scolastique à dominante philosophique,--Gazali, dis-je, s'est attaqué avec violence au système d'Avicenne et en a ruiné la fortune en Orient. Un siècle après Gazali, ces mêmes doctrines renaissaient en Occident, et, franchissant les limites de l'islam, elles allaient, à la manière d'une hérésie redoutable, jeter l'épouvante dans le monde chrétien, sous le nom d'averroïsme.
CHAPITRE X
LA MYSTIQUE D'AVICENNE.
Nous avons annoncé au début de cet ouvrage que nous ne traiterions pas de la mystique considérée en elle-même comme système indépendant. Ce que nous allons en dire dans ce dernier chapitre est seulement destiné à servir de complément à la métaphysique. Il est intéressant de voir comment la notion métaphysique de Dieu se complète et à certains égards se corrige en mystique, comment Avicenne conçoit les rapports de Dieu à l'homme dans les grandes questions de la providence et de la prédestination. Nous allons entendre à ce propos notre philosophe exposer une théorie générale de l'optimisme qui est fort élevée. Nous verrons aussi quelle est dans son système la place de la morale, place dont l'importance, fort peu marquée dans les chapitres précédents, risquait d'échapper à nos lecteurs, et à laquelle tous les développements antérieurs laissaient subsister une lacune qu'il est nécessaire de combler.
Avicenne définit dans les Ichârât la Providence de la façon suivante 236: «La Providence est l'enveloppement du tout par la science de l'être premier; et c'est la science qu'a le Premier de ce qu'il faut que soit le tout pour être dans le plus bel ordre, jointe à la conscience que cela résulte nécessairement de lui et de l'environnement du tout par lui. L'être s'accorde avec ce qui est connu comme le mieux ordonné, sans qu'il soit besoin d'une recherche ni d'un effort de la part du Premier et du Vrai. La science qu'a le Premier du mode de bonté applicable à l'ordre de l'être universel est la source d'où le bien découle sur le tout.»
Dans cette profonde définition, nous ne remarquerons plus principalement l'espèce d'identification qui est établie entre la science de Dieu, sa volonté, sa puissance et sa bonté, puisque nous nous sommes déjà arrêté sur ce point de vue dans le chapitre de la métaphysique. En ce moment c'est surtout comme l'expression d'une théorie de l'optimisme que nous considérerons ces lignes, et nous en prendrons prétexte pour demander à Avicenne, puisque l'ordre des choses lui semble le meilleur, comment il comprend le rôle du mal et quelle idée il se fait du destin.
Dieu étant le bien pur et le tout découlant de Dieu, la grande difficulté est de concevoir d'où provient le mal qui paraît dans le tout. La thèse générale de notre auteur est que le mal n'est pas dans le jugement divin par essence et qu'il n'y entre que par accident.
Il y a trois espèces de mal: le défaut ou manque, la souffrance et le péché. Le mal par essence est le mal par défaut; par conséquent il est négatif. Voici comme en parle Avicenne 237:
«Le mal par essence est le manque, non pas tout manque, mais le manque des perfections qu'exigent le genre et la nature de la chose. Le mal par accident est ce qui cause ce défaut et ce qui empêche la perfection d'être réalisée.» Le mal suppose la puissance, et par là cette théorie est essentiellement aristotélicienne. «Toute chose qui existe en son achèvement extrême et sans qu'il y ait plus rien en elle en puissance, n'a pas de mal; le mal atteint seulement ce qui est en puissance, et cela du fait de la matière.» Ou bien il produit dans la matière une certaine disposition contraire à l'une des perfections que doit avoir l'objet, par exemple lorsque les nuées, les pluies abondantes ou l'ombre des hautes montagnes empêchent les fruits de mûrir; ou bien il agit en écartant ou en détruisant la perfection acquise de l'objet, comme lorsque le froid, venant à frapper les plantes, les détruit.
«Toute la cause du mal se trouve renfermée dans ce qui est sous la sphère de la lune.» Le mal n'a pas de prise sur les intelligibles; «il n'atteint que les individus, dans des temps limités, et les espèces y sont soustraites.»
«L'on se demande s'il n'eût pas été possible que le premier administrateur ait fait exister un bien pur tout à fait exempt de mal. Non,--dit Avicenne,--cela n'eût pas été possible dans le mode d'existence de notre monde, quand même cela le serait dans l'être en général.» La pensée de notre philosophe est que le bien absolu n'eût pas été possible dans un monde auquel s'applique la métaphysique péripatéticienne, c'est-à-dire celle de la puissance et de l'acte. Où il y a puissance, il y a possibilité de défaut, donc de mal; mais le Créateur n'eût pas pu abandonner le bien universel qui est bien par essence, même quand il n'existe qu'en puissance, à cause des maux accidentels possibles qui s'y trouvent mêlés. Un monde dans lequel la possibilité du mal ne serait pas impliquée ne serait plus du tout comparable à notre monde; il serait quelque chose de tout autre, on ne sait quoi d'inimaginable pour nous.
L'optimisme d'Avicenne sacrifie avec une grande facilité les victimes des maux particuliers au bien général, soit les victimes des accidents temporels, soit même, semble-t-il, celles de l'enfer. Le mal qui ne consiste pas dans le manque ne peut être que relatif, selon lui, et il est toujours un bien par quelque endroit; plus précisément encore, il est toujours un bien par son principe, et il n'est un mal que par accident. «Tout ce qui est désigné sous le nom de mal, dans le sens de l'action, est toujours une perfection pour sa cause active, et il est seulement possible que cela soit mal dans le sens de la passion, pour le sujet qui reçoit l'effet de l'acte ou pour un autre agent qui, par cet acte, se trouve gêné dans le sien.» Ainsi l'injustice est sans doute un mal pour l'opprimé ou pour l'âme raisonnable dont la perfection consiste à être maîtresse de ses passions; mais elle est tout d'abord un bien, dans le sens actif, pour la faculté irascible qui, de sa nature, recherche la domination. Le feu est bon en lui-même, et il a une multitude d'utilités et d'avantages dans le monde physique; ce n'est qu'accidentellement qu'il produit la brûlure qui est un mal pour le sujet qui la souffre. Il n'eût pas été bon évidemment que l'auteur du tout supprimât la faculté irascible ou anéantît le feu à cause des accidents de détail qui résultent de l'une et de l'autre. «Il n'entre pas dans la sagesse divine, dit Avicenne, de délaisser les biens durables et généraux à cause de maux passagers dans les choses individuelles.»
La supériorité du bien sur le mal dans le monde, selon cette doctrine, n'est pas seulement une supériorité métaphysique, comme nous venons de l'expliquer, c'est aussi une supériorité numérique et quantitative. «Les choses qui sont tout entières mauvaises, affirme notre auteur, ou qui le sont seulement en majeure partie, ou qui même renferment le mal à égalité avec le bien, n'existent pas.» Tout ce qui existe contient plus de bien que de mal. Il est d'ailleurs faux de dire que le mal est plus fréquent que le bien. Le mal est commun, cela est vrai; mais il n'est pas le plus fréquent. Les maladies, par exemple, sont très nombreuses; elles sont cependant encore moins communes que la santé. Le mal, tel que nous l'avons défini, est toujours moins fréquent que le bien qui lui correspond. Les maux extrêmement nombreux qui consistent dans le défaut des qualités secondes du sujet, comme, par exemple, l'ignorance de la géométrie pour l'homme, ne portent pas atteinte aux qualités premières et ne sont pas en vérité des maux, mais seulement l'absence de certaines perfections que le sujet pourrait recevoir par surcroît.
Avicenne développe des considérations également optimistes dans son traité sur le Destin 238, et il ajoute cette vue que les biens et les maux ne sont pas les mêmes aux yeux de Dieu que ce qu'ils sont pour nous; nous n'avons pas non plus le droit de demander à Dieu, dont l'action s'étend à travers tous les siècles, une compensation pour chaque mal qui résulte du plan du monde, comme nous le faisons pour les dommages qu'il nous arrive de subir de la part des autres hommes dans le cours borné de notre vie. «Si le beau et le laid, le bien et le mal étaient aux yeux de Dieu ce qu'ils sont aux yeux des hommes, il n'aurait pas créé le lion redoutable aux dents disloquées et aux jambes tortues, dont la faim n'est satisfaite qu'en mangeant la chair crue et sanglante, nullement en broutant des herbes et des baies; ses mâchoires, ses griffes, ses tendons solides, son cou imposant, sa nuque, sa crinière, ses côtes et son ventre, la forme de tous ses membres excitent en nous l'étonnement, quand nous considérons que tout cela lui est donné pour atteindre le bétail fugitif, le saisir et le déchirer. Il n'aurait pas non plus créé l'aigle aux griffes crochues, au bec recourbé, avec ses ailes souples et divisées, son crâne chauve, ses yeux pénétrants, son cou élevé, ses jambes si robustes; et cet aigle n'a pas été créé ni pour cueillir des baies, ni pour mâcher ses aliments et brouter des herbes, mais pour saisir et déchirer sa proie. Dieu en le créant n'a pas eu le même égard que toi aux sentiments de compassion, ni suivi les mêmes principes d'intelligence. Lui, il ne s'est pas conformé à ton avis, qui eût été d'éloigner les malheurs et d'éteindre la flamme brûlante. Dans sa sagesse impénétrable aux yeux de notre intelligence, il y a donné son consentement, et tu n'aurais pas le droit d'exiger de lui la compensation des membres déchirés, ni des cous cassés. Le temps fait oublier les douleurs, éteint la vengeance, apaise la colère et étouffe la haine; alors le passé est comme s'il n'eût jamais existé; les douleurs affligeantes et les pertes subies ne sont nullement prises en considération; Dieu ne fait aucune distinction entre la compensation et le don gratuit, entre l'initiative de sa grâce et la récompense; les siècles qui passent, les vicissitudes du temps effacent tout rapport causal.» Ces éloquents développements reviennent en somme à dire que les principes des desseins divins se cachent dans un mystère, où la raison humaine ne peut pas pénétrer; la mystique parfois nous en découvre quelque chose, et c'est ainsi qu'elle a sa place comme supplément à la métaphysique.
La théorie de l'optimisme se prolonge par la doctrine beaucoup plus mystique encore du retour de l'âme, c'est-à-dire de ses destinées après la mort, des peines et des joies qui lui sont réparties dans l'autre vie. Ce sujet comporte une théorie du plaisir et de la peine Avicenne l'a traitée dans le Nadjât avec tant de beauté et un charme si intense, que nous ne pouvons mieux faire que de reproduire, en l'abrégeant un peu, ce qu'il en a dit 239.
Chaque faculté humaine, enseigne-t-il, a un plaisir et un bien qui lui sont propres, une souffrance et un mal qui lui sont propres. Le plaisir de la faculté appétitive, par exemple, est de recevoir une sensation qui s'accorde avec son désir; celui de la faculté irascible 240 est l'attaque; celui de la faculté opinante, l'espoir; celui de la mémoire, le souvenir. Et les maux de ces diverses puissances sont à l'inverse. D'une façon générale, le plaisir de ces facultés consiste dans ce qui les rend parfaites en actes.
Toutes ces puissances de l'âme ont en commun la faculté de jouir; mais elles diffèrent en rang. Leur perfection peut être ou plus excellente, ou plus intense, ou plus durable, et il résulte de là une différence de degré dans le plaisir obtenu. «Il ne faut pas que l'homme intelligent se figure, dit Avicenne, que tout plaisir est pareil à celui que l'âne éprouve dans son ventre et ses parties honteuses, et que les premiers principes, voisins du Très-Haut, sont privés de jouissance et de félicité, ni qu'il n'existe pas pour le Très-Haut, en sa puissance et sa force infinies, une chose qui atteint le sommet de la dignité, de l'excellence et de la perfection, mais qu'on n'oserait pas appeler plaisir, comme on le fait pour l'âme et pour les bêtes.» Ces satisfactions, ces voluptés divines sont bien au-dessus de tout ce que nous pouvons concevoir; mais nous sommes assurés de leur réalité par la révélation et par la raison, comme le sourd de naissance qui, incapable d'imaginer le plaisir que donnent les mélodies, est pourtant certain qu'il existe.
Il arrive quelquefois que la perfection propre à une faculté et l'objet convenable qui pourrait la lui procurer sont à portée de cette faculté même, mais que celle-ci est empêchée par quelque obstacle de les recevoir ou qu'elle est occupée ailleurs. C'est ainsi que l'on voit certains malades avoir horreur des mets sucrés et demander des mets qui répugnent aux hommes sains; dans d'autres cas, si le malade n'a pas positivement horreur des mets succulents, du moins se trouve-t-il incapable d'en jouir; et de même, il ne souffre pas des mauvais. La bouche ne ressent pas l'amertume de la myrrhe tant que le mélange de ses humeurs, dérangé par la soif, n'est pas rétabli et qu'elle n'est pas désaltérée.
«La perfection propre de l'âme raisonnable, enseigne notre auteur, est de devenir savante, intelligente, de recevoir en elle la forme du tout et de l'ordre qui est intelligible dans le tout et du bien qui y est répandu, en commençant par le principe premier, en suivant la série des substances spirituelles supérieures et pures, puis des âmes dépendantes des corps, puis des corps célestes avec leurs formes et leurs forces, jusqu'à ce qu'elle imprime en elle-même la ressemblance de l'être universel, et qu'elle y reproduise un monde intelligible à l'image du monde réel; qu'elle voie alors ce qui est le beau absolu, le bien absolu, la perfection véritable; qu'elle s'y unisse; qu'elle se travaille à ce modèle, qu'elle coure dans ce sentier et qu'elle devienne comme si elle était de la substance même du bien.»
Il n'y a pas de comparaison possible entre cette perfection de l'âme raisonnable et les perfections propres aux autres facultés. Comment comparer la durée de ce qui est éternel avec la durée de ce qui est changeant et périssable? Comment comparer la jonction des sensibles le long d'une surface, avec l'union dans la substance, par laquelle il ne semble plus y avoir aucune distinction entre cette substance et ce qu'elle reçoit, puisque l'intelligence, l'intelligent et l'intelligible sont un ou proches d'être un? Il est évident aussi que les conceptions de l'âme raisonnable sont plus intimes, plus profondes et plus intenses que les perceptions des sens. Comment donc encore comparer les plaisirs de cette âme, lorsqu'elle saisit les intelligibles, aux plaisirs sensuels et bestiaux?
Les fins intellectuelles sont déjà plus honorables pour l'âme que les fins temporelles et sensibles, dans les choses de peu de valeur. Combien à plus forte raison, dans les choses importantes et hautes. Cependant les âmes corrompues ne sont plus capables de sentir le bien et le mal dans les choses élevées, ainsi que nous l'avons dit des malades qui ne perçoivent plus la saveur des mets.
Quand donc l'âme se trouve séparée du corps, elle s'en va vers sa fin, elle l'atteint et elle en jouit, à moins que, semblable aux malades, son goût n'ait été vicié et qu'elle n'ait point recherché sa fin; alors elle ne l'atteint pas et elle souffre.
Quand la puissance intellectuelle qui est l'âme immortelle, est parvenue durant la vie à un certain degré de perfection, elle entre en possession de cette perfection en acte au moment où elle quitte le corps; et en même temps que la perfection, elle obtient le plaisir, plaisir qui est du genre de celui qu'ont les substances pures, plus noble et plus élevé que le plaisir des sens. C'est ce qu'on appelle la félicité.
Ce que connaît l'âme quand elle approche du terme où se réalise cette félicité, il serait difficile de le dire exactement. Mais il est probable qu'en cet instant l'âme de l'homme possède une image précise des principes intellectuels ou intelligences pures, qu'elle connaît les secrets des mouvements généraux, mais non pas tous les particuliers, qui sont sans fin, et que la forme du tout se dessine en elle, avec le rapport mutuel de ses parties et l'ordre selon lequel elles s'enchaînent dans la série des êtres.
La félicité de l'âme raisonnable ne s'obtient que par le perfectionnement de l'intelligence pratique 241. Et c'est en quoi consiste la morale. «Le caractère est un pouvoir de l'âme par lequel celle-ci produit avec facilité des actes, sans avoir besoin d'une délibération qui les précède.» Le plus souvent le caractère de l'homme durant sa vie n'est que moyennement bon; la soumission de l'intelligence pratique à l'intelligence spéculative n'est pas complète; l'âme n'a pas un goût pur des choses spirituelles, et elle conserve une inclination pour les choses corporelles qui l'empêche après la mort d'atteindre en acte sa complète perfection. L'âme, séparée du corps, sent l'opposition qui existe entre ces goûts viciés dont elle avait l'habitude et son bien véritable, et cette opposition devient pour elle la cause d'une grande souffrance. Cependant, comme elle était bonne en principe, cette souffrance ne lui est pas quelque chose de nécessaire et d'essentiel; ce n'est qu'une condition qui lui est étrangère; et, puisque ce qui est accidentel et étranger ne dure pas, lorsque la mort vient interrompre les actes dont la répétition entretenait en elle ces habitudes mauvaises, celles-ci se perdent et s'effacent; la souffrance qui en résultait pour l'âme diminue au fur et à mesure de sa purification, et après ce châtiment passager, elle parvient à sa félicité. Les âmes toutes spirituelles entrent à la mort dans la plénitude de la miséricorde de Dieu. Celles qui ont été complètement mauvaises et qui n'ont eu de goût que pour le corps souffrent horriblement d'en manquer «parce que l'outil de leur plaisir s'est anéanti, tandis que l'habitude de leurs attaches corporelles subsiste».
L'on peut admettre aussi ce que disent certains docteurs, que l'âme séparée du corps peut agir sur les matières célestes et continuer d'imaginer des formes avec ces matières comme données. Les âmes bonnes imaginent les états heureux auxquels elles ont aspiré durant la vie; les mauvaises imaginent les châtiments et les souffrances. Les formes imaginatives ne sont pas plus faibles que les sensibles, au contraire; on en juge par le sommeil, où ce que l'on voit en rêve est quelquefois plus intense que ce que l'on perçoit dans la veille. Les impressions formées dans l'intérieur de l'âme proviennent d'une cause essentielle; celles qui sont formées de l'extérieur, d'une cause accidentelle.
Les âmes saintes atteignent leur perfection par leur essence; elles sont plongées dans la joie; elles ne regardent plus ce qui est derrière elles. Elles se purifient des traces d'attaches sensibles qu'elles ont pu conserver, en demeurant quelque temps au dessous des plus hauts degrés.
Nous achèverons ce livre, à la manière platonicienne, par un mythe.
Il y a plusieurs mythes dans l'œuvre d'Avicenne; tels celui de l'oiseau et celui de Hây qui servent de thème à deux écrits mystiques 242. Le mythe de Salâmân et d'Absâl que nous allons rapporter, n'est pas directement connu comme étant d'Avicenne; il est seulement cité en deux endroits des œuvres de cet auteur, et c'est par le commentaire de Nasîr ed-Dîn et-Tousi aux Ichârât, que nous en possédons des versions. Cette histoire revêt des formes très diverses; elle fut souvent traitée et remaniée, et elle finit par recevoir le développement d'une épopée sous la plume du poète persan Djâmi. En la forme que nous allons maintenant reproduire, elle nous est présentée comme ayant été traduite du grec par Honéïn fils d'Ishâk, et il y a lieu de croire en effet qu'elle est d'origine alexandrine 243.
Note 243: (retour) L'opuscule de Nasîr ed-Dîn et-Tousî sur ce mythe a été publié dans la collection des Resâil fi'l-hikmet, p. 112. V. la note mise par Mehren à sa traduction des trois dernières sections des Ichârât, deuxième fascicule des Traités mystiques, p. 11. On remarquera que ce conte présente beaucoup d'analogie de manière avec les contes égyptiens recueillis dans l'Abrégé des Merveilles, trad. B. Carra de Vaux, Paris, 1898. V. sur l'origine de ces légendes, le compte rendu de ce dernier ouvrage par M. Maspero, Journal des Savants, 1899, ainsi qu'une note de M. Berthelot au même lieu.
Il y avait dans les temps anciens, antérieurement au déluge de feu, un roi nommé Hermânos fils d'Hercule. Ce roi possédait le pays de Roum jusqu'au rivage de la mer, avec le pays de Grèce et la terre d'Égypte. Il avait une science profonde, un pouvoir étendu, et il était versé dans la connaissance des influences astrologiques.
Parmi les contemporains de ce prince se trouvait un philosophe du nom d'Iklîkoulâs qui possédait toutes les sciences occultes. Ce sage vivait depuis un cycle, retiré dans une grotte appelée Sârikoun. Il déjeunait tous les quarante jours de quelques légumes sauvages, et sa vie atteignait trois cycles. Le roi Hermânos le consultait souvent.
Un jour, le roi alla se plaindre au sage de manquer de descendant. Ce prince, en effet, n'avait pas de penchant pour les femmes; il abhorrait leur commerce et refusait de les approcher. Le sage lui conseilla, puisqu'il avait déjà vécu trois couples 244, de prendre une femme belle et bonne, à un moment où la sphère, à son lever, lui promettrait un enfant mâle. Il refusa. Le sage lui dit alors qu'il n'y avait pas d'autre moyen pour lui de se procurer un héritier que d'observer un lever astrologique convenable, et au moment que fixeraient les astres, de choisir une mandragore et d'y placer un peu de sa liqueur séminale. Il se chargerait ensuite de soigner cette mandragore et de la transformer en un enfant vivant.
Ainsi fut-il fait. L'enfant né de la sorte fut appelé Salâmân. On lui chercha une femme pour le nourrir. On en trouva une fort belle, âgée de dix-huit ans, qui s'appelait Absâl. Cette femme prit soin de l'enfant et le roi se réjouit.
L'on dit qu'alors Hermânos promit au sage de construire, en témoignage de sa gratitude, deux gigantesques bâtiments, capables de résister aux déluges d'eau et de feu, dans lesquels on enfermerait les secrets des sciences. Ce furent les deux pyramides.
Quand l'enfant Salâmân fut nourri et qu'il eut grandi, le roi voulut le séparer d'Absâl; mais l'enfant s'en affligea vivement, et le roi le laissa. Salâmân étant ensuite parvenu à la puberté, l'affection qu'il avait pour sa nourrice Absâl s'accrut et se changea en amour; et cette passion devint telle que le jeune homme négligea tout à fait le service du roi, pour ne plus s'occuper que d'Absâl.
Le roi fit venir son fils et lui adressa des remontrances. «Je n'ai que toi au monde, lui dit-il; sache, ô fils très cher, que les femmes sont artificieuses et instigatrices de mal, et qu'il n'y a nul bien en elles. Ne donne pas place à une femme dans ton cœur; le pouvoir de ta raison en serait asservi, la lumière de ta vue obscurcie, toute ton existence submergée. Apprends, ô mon fils, qu'il n'y a que deux chemins, l'un qui monte et l'autre qui descend. Nous te disons cela sous une forme sensible afin que tu comprennes. Celui qui ne prend pas le chemin de la justice n'approche pas de sa demeure; mais l'homme qui suit la voie de l'intelligence, en maîtrisant les forces de son corps qui doivent être ses servantes, s'élève vers le monde de lumière et approche sans cesse davantage de son véritable séjour. Il n'est pas pour l'homme de demeure plus vile que celle des choses sensibles. Il y a aussi pour lui une résidence moyenne qui est celle des lumières victorieuses qu'il peut encore atteindre, après s'être attardé dans le monde inférieur. Mais sa plus haute demeure est celle où il connaît les essences des êtres, et c'est à celle-là qu'il parvient par la justice et par la vérité. Laisse donc là cette misérable Absâl qui ne peut te procurer aucun bien. Reste pur, jusqu'à ce que je te trouve une fiancée du monde supérieur qui t'attirera la grâce de l'Éternel et qui donnera satisfaction au Maître des mondes.»
Salâmân, emporté par sa passion, ne se rendit pas aux avis du roi. Il alla répéter à Absâl ce que Hermânos lui avait dit, et celle-ci lui conseilla de n'en tenir aucun compte. «Il veut, dit-elle, t'ôter les plaisirs vrais pour des espérances dont la plupart sont trompeuses, te sevrer des joies immédiates pour des biens éloignés. Quant à moi je te suis soumise; je me plie à tous tes caprices. Si tu as de l'intelligence et de la décision, va dire au roi que tu ne m'abandonneras jamais, et que moi non plus je ne t'abandonnerai pas.»
Le jeune homme alla rapporter les paroles d'Absâl, non pas au roi lui-même, mais à son vizir, qui les transmit au roi. Celui-ci, rempli de chagrin, rappela son fils et il lui fit de nouvelles remontrances. Mais voyant qu'il ne parvenait pas à toucher son âme, il s'avisa d'un compromis. «Fais de ton temps deux parts, lui dit-il; l'une tu la passeras dans le commerce des sages; pendant l'autre, tu jouiras d'Absâl à ton plaisir.»
Salâmân consentit; mais pendant toute une moitié du temps, il avait l'esprit occupé de l'autre. Le roi s'en étant aperçu, se décida à consulter les sages sur l'opportunité de faire périr Absâl. C'était le seul moyen qui lui restât de se délivrer d'elle. Les sages blâmèrent ce projet; et le vizir répondit au roi que ce meurtre ébranlerait son trône sans lui ouvrir l'accès dans le chœur des Chérubins.
L'écho de cette discussion parvint à Salâmân qui s'empressa d'en avertir Absâl; ils cherchèrent ensemble le moyen de déjouer les desseins du roi et de se mettre à l'abri de sa colère. Ils décidèrent de s'enfuir jusqu'au rivage de la mer d'Occident et d'habiter là.
Or le roi possédait, grâce à sa science magique, deux flûtes d'or munies de sept trous correspondant aux sept climats du monde. Lorsqu'il soufflait dans l'un de ces trous, tout ce qui se passait dans un climat lui apparaissait. Il découvrit ainsi le lieu où s'étaient retirés Salâmân et Absâl, et il vit qu'ils étaient dans un très misérable état. Il eut d'abord pitié d'eux, et il leur fit envoyer quelques subsistances. Puis, irrité de nouveau par la force de leur amour, il les fit tourmenter dans leur passion même par des esprits qui leur infligeaient des désirs qu'ils ne pouvaient satisfaire.
Salâmân comprit que ces maux lui venaient de son père. Il se leva et il se rendit, accompagné d'Absâl, à la porte du roi pour implorer son pardon. Le roi exigea encore de lui le renvoi d'Absâl, en lui répétant qu'il demeurerait incapable de s'asseoir sur le trône tant qu'il la garderait auprès de lui, parce que cette femme et l'empire le réclameraient chacun tout entier. Absâl serait comme une entrave attachée à ses pieds, qui l'empêcherait d'atteindre aussi le trône céleste des sphères. Et, ayant dit, il les fit attacher tout un jour dans la position indiquée par cette comparaison. Lorsqu'on les délia, la nuit venue, tous deux se prirent par la main et ils allèrent ensemble se jeter dans la mer.
Cependant Hermânos veillait sur eux; il commanda à l'esprit des eaux d'épargner Salâmân jusqu'à ce qu'il eût eu le temps d'envoyer des hommes à sa recherche. Quant à Absâl, il la laissa se noyer.
Lorsque Salâmân eut acquis la certitude de la mort d'Absâl, il fut sur le point d'en mourir de douleur, et il devint comme insensé. Le roi alla consulter le sage Iklîkoulâs, qui exprima le vœu de revoir le jeune homme. Celui-ci étant venu, le sage lui demanda s'il désirait rejoindre Absâl.--Comment ne le désirerais-je pas? répondit-il.--Viens donc avec moi, dit le sage, dans la grotte de Sârikoun; nous y prierons quarante jours après lesquels Absâl retournera à toi.--Ils allèrent ensemble à la grotte. Le sage avait mis à sa promesse trois conditions: que le jeune homme ne lui cacherait rien, qu'il imiterait tout ce qu'il lui verrait faire, sauf un adoucissement qui lui serait accordé pour le jeûne, et qu'il n'aimerait point d'autre femme qu'Absâl toute sa vie durant.
Ils se mirent alors à prier Vénus; et chaque jour Salâmân voyait la figure d'Absâl, qui s'asseyait près de lui et s'entretenait avec lui, et il rapportait au sage tout ce qu'il avait dit et entendu.
Mais, au bout de quarante jours, parut une autre figure, étrange et merveilleuse au delà de toute beauté. C'était la figure de Vénus. Salâmân s'éprit pour elle d'un amour si grand qu'il en oublia l'amour d'Absâl. «Je ne désire plus Absâl, dit-il au sage, je ne veux plus que cette image.--N'as-tu pas promis de n'aimer qu'Absâl? répliqua le sage; nous voici près du moment où elle va t'être rendue;» mais le jeune homme répéta: «Je ne veux plus que cette image.»
Alors le sage conjura l'esprit de cette image, qui vint en tous temps visiter Salâmân; et cela dura tant qu'à la fin le cœur de Salâmân se lassa de cette image même; et son esprit s'éclaircit et son âme fut purifiée du trouble de la passion.
Le roi rendit grâces au sage, et Salâmân s'étant assis sur le trône de l'empire, n'eut plus en vue que la sagesse, et il s'acquit une grande gloire. De nombreuses merveilles furent accomplies sous son règne.
Cette histoire fut écrite sur sept tablettes d'or; on inscrivit sur sept autres tablettes des invocations aux planètes, et on plaça le tout dans les deux pyramides près des tombeaux des ancêtres de Salâmân. Après que les deux déluges eurent eu lieu, celui d'eau et celui de feu, Platon, le sage divin, parut, et il voulut rechercher les ouvrages des sciences cachés dans les pyramides. Il alla les visiter; mais les rois de ce temps-là ne lui permirent pas de les ouvrir, et il recommanda en mourant cette tâche à son disciple Aristote. Celui-ci, à la faveur des conquêtes d'Alexandre, fit ouvrir les pyramides par un moyen que lui avait indiqué Platon, et Alexandre y étant entré en tira les tables d'or qui renfermaient cette histoire.
Il serait difficile de dire précisément si un conte de cette sorte recouvrait, dans la pensée de son auteur, un système philosophique défini, ou s'il n'était qu'un symbole large où chacun pouvait introduire quelque chose de sa pensée. Ce que nous pouvons faire remarquer cependant, c'est que ce mythe était visiblement approprié à la philosophie néoplatonicienne et qu'il fut appliqué d'une manière expresse au système d'Avicenne. Voici l'interprétation qu'en fournit Nasîr ed-Dîn et-Tousi:
Le roi Hermânos est l'intellect agent; le sage est ce qui découle sur cet intellect des intelligences supérieures. Salâmân figure l'âme raisonnable, issue de l'intellect agent sans dépendance des choses corporelles. Absâl est l'ensemble des facultés animales. L'amour de Salâmân pour Absâl signifie l'inclination de l'âme aux plaisirs physiques. Leur fuite à la mer d'Occident représente la submersion de l'âme dans les choses périssables. Leur châtiment par l'amour non satisfait signifie la persistance des inclinations mauvaises de l'âme, après que les facultés corporelles affaiblies par l'âge se sont relâchées de leurs actes. Le retour d'Absâl chez son père marque le goût de la perfection et le repentir. Le suicide des deux amants dans la mer, c'est la chute du corps et de l'âme dans la mort. Le salut de Salâmân est l'indication de la survivance de l'âme après la mort du corps. L'élévation de son amour jusqu'à Vénus représente la jouissance des perfections intelligibles. L'avènement de Salâmân au trône, c'est l'arrivée de l'âme à la perfection essentielle. Quant aux pyramides subsistant à travers les siècles, elles symbolisent la forme et la matière corporelles. Si nous osions encore glisser sous le mythe une idée personnelle, après avoir entendu cette ingénieuse interprétation, nous proposerions de voir dans les pyramides, bâties en Égypte dans des temps très anciens, rouvertes par Platon et Aristote, et permanentes à travers toutes les révolutions des âges, le symbole même de la philosophie.
Les conclusions de cet ouvrage ont été données à la fin du précédent chapitre. En achevant celui-ci et le livre, au moment de prendre congé non seulement de nos lecteurs, mais aussi de ces nobles et anciens morts dont la pensée a fait l'objet de cette étude, je ne veux ajouter qu'un mot pour exprimer publiquement le plaisir que j'ai éprouvé à passer plusieurs mois dans le commerce d'hommes qui ont eu foi en la raison, qui ont disserté selon les lois logiques, qui en chaque question ont énuméré toutes les hypothèses, qui en chaque terme en ont distingué tous les sens, qui ont cru la vérité universelle, qui l'ont crue éternelle, qui ont considéré que la philosophie est science, qui ont enseigné que la politique est une partie de la science, qui ont jugé que les États doivent être gouvernés, non par la plèbe, mais par les sages; hommes de grand cœur qui n'ont pas cru amoindrir l'estime dans laquelle ils tenaient la raison, en avouant qu'elle est bornée, et en admettant au-dessus d'elle une certaine possibilité de connaître intuitivement, qui a donné à leurs âmes le moyen de s'élancer dans les régions mystiques; hommes au reste d'esprit si vaste que l'étendue et la variété de leurs vues mériteraient d'exciter l'envie des dilettantes de notre âge, puisque déjà dans le leur ils se sont efforcés de comprendre tous les systèmes, qu'ils ont tenté de les synthétiser tous, qu'ils n'ont connu nulle barrière dans le domaine de la recherche intellectuelle, qu'ils se sont promenés en liberté à travers toutes les sciences, qu'ils ont voulu que tous les champs d'activité leur fussent ouverts, et qu'ils ont monté ou descendu avec une facilité égale tous les degrés de l'échelle des êtres entre lesquels la nature de l'esprit de l'homme lui permet de se mouvoir, depuis les terres profondes jusqu'aux sphères supérieures, depuis les ténèbres insaisissables de la matière jusqu'aux éblouissements de l'intelligence pure.
FIN.
CONCORDANCE
des dates musulmanes (H.) et chrétiennes (Ch.)
de l'hégire à la mort d'Avicenne.
H. Ch. H. Ch. H. Ch. H. Ch. H. Ch. 1 622 44 664 87 705 130 747 173 789 2 623 45 665 88 706 131 748 174 790 3 624 46 666 89 707 132 749 175 791 4 625 47 667 90 708 133 750 176 792 5 626 48 668 91 709 134 751 177 793 6 627 49 669 92 710 135 752 178 794 7 628 50 670 93 711 136 753 179 795 8 629 51 671 94 712 137 754 180 796 9 630 52 672 95 713 138 755 181 797 10 631 53 672 96 714 139 756 182 798 11 632 54 673 97 715 140 757 183 799 12 633 55 674 98 716 141 758 184 800 13 634 56 675 99 717 142 759 185 801 14 635 57 676 100 718 143 760 186 802 15 636 58 677 101 719 144 761 187 802 16 637 59 678 102 720 145 762 188 803 17 638 60 679 103 721 146 763 189 804 18 639 61 680 104 722 147 764 190 805 19 640 62 681 105 723 148 765 191 806 20 640 63 682 106 724 149 766 192 807 21 641 64 683 107 725 150 767 193 808 22 642 65 684 108 726 151 768 194 809 23 643 66 685 109 727 152 769 195 810 24 644 67 686 110 728 153 770 196 811 25 645 68 687 111 729 154 770 197 812 26 646 69 688 112 730 155 771 198 813 27 647 70 689 113 731 156 772 199 814 28 648 71 690 114 732 157 773 200 815 29 649 72 691 115 733 158 774 201 816 30 650 73 692 116 734 159 775 202 817 31 651 74 693 117 735 160 776 203 818 32 652 75 694 118 736 161 777 204 819 33 653 76 695 119 737 162 778 205 820 34 654 77 696 120 737 163 779 206 821 35 655 78 697 121 738 164 780 207 822 36 656 79 698 122 739 165 781 208 823 37 657 80 699 123 740 166 782 209 824 38 658 81 700 124 741 167 783 210 825 39 659 82 701 125 742 168 784 211 826 40 660 83 702 126 743 169 785 212 827 41 661 84 703 127 744 170 786 213 828 42 662 85 704 128 745 171 787 214 829 43 663 86 705 129 746 172 788 215 830 216 831 259 872 302 914 345 956 388 998 217 832 260 873 303 915 346 957 389 998 218 833 261 874 304 916 347 958 390 999 219 834 262 875 305 917 348 959 391 1000 220 835 263 876 306 918 349 960 392 1001 221 835 264 877 307 919 350 961 393 1002 222 836 265 878 308 920 351 962 394 1003 223 837 266 879 309 921 352 963 395 1004 224 838 267 880 310 922 353 964 396 1005 225 839 268 881 311 923 354 965 397 1006 226 840 269 882 312 924 355 965 398 1007 227 841 270 883 313 925 356 966 399 1008 228 842 271 884 314 926 357 967 400 1009 229 843 272 885 315 927 358 968 401 1010 230 844 273 886 316 928 359 969 402 1011 231 845 274 887 317 929 360 970 403 1012 232 846 275 888 318 930 361 971 404 1013 233 847 276 889 319 931 362 972 405 1014 234 848 277 890 320 932 363 973 406 1015 235 849 278 891 321 933 364 974 407 1016 236 850 279 892 322 933 365 975 408 1017 237 851 280 893 323 934 366 976 409 1018 238 852 281 894 324 935 367 977 410 1019 239 853 282 895 325 936 368 978 411 1020 240 854 283 896 326 937 369 979 412 1021 241 855 284 897 327 938 370 980 413 1022 242 856 285 898 328 939 371 981 414 1023 243 857 286 899 329 940 372 982 415 1024 244 858 287 900 330 941 373 983 416 1025 245 859 288 900 331 942 374 984 417 1026 246 860 289 901 332 943 375 985 418 1027 247 861 290 902 333 944 376 986 419 1028 248 862 291 903 334 945 377 987 420 1029 249 863 292 904 335 946 378 988 421 1030 250 864 293 905 336 947 379 989 422 1030 251 865 294 906 337 948 380 990 423 1031 252 866 295 907 338 949 381 991 424 1032 253 867 296 908 339 950 382 992 425 1033 254 868 297 909 340 951 383 993 426 1034 255 868 298 910 341 952 384 994 427 1035 256 869 299 911 342 953 385 995 428 1036 257 870 300 912 343 954 386 996 258 871 301 913 344 955 387 997
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre I.--La théodicée du Coran
Chap. II.--Les Motazélites
Chap. III.--Les Traducteurs
Chap. IV.--Les Philosophes et les Encyclopédistes
Chap. V.--Avicenne.--Sa vie et sa bibliographie
Chap. VI.--La logique d'Avicenne
Chap. VII.--La physique d'Avicenne
Chap. VIII.--La psychologie d'Avicenne
Chap. IX.--La métaphysique d'Avicenne
Chap. X.--La mystique d'Avicenne
Concordance des dates musulmanes et chrétiennes de l'hégire
à la mort d'Avicenne