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Baccara

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The Project Gutenberg eBook of Baccara

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Title: Baccara

Author: Hector Malot

Release date: April 1, 2004 [eBook #12174]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***

BACCARA

HECTOR MALOT

1886




PREMIÈRE PARTIE

I

Ouvrez les livres de géographie les plus complets, étudiez les cartes, même celle de l'état-major, et vous y chercherez en vain un petit affluent de la Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour Rouen.—Cette rivière est le Puchot. Il est vrai que de sa source à son embouchure elle n'a que quelques centaines de mètres, mais si peu long que soit son cours, si peu considérable que soit le débit de ses eaux, ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.

Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives que se sont entassées les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines teintes, le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de la vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles manufactures l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les Puchotiers que la petite rivière n'a pas été remplacée, et que si Elbeuf n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce qu'on a renoncé à se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douées de toutes sortes de vertus spéciales qui lui appartenaient en propre. Mauvaises, les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi mauvaises que le sont les drogues chimiques qui ont remplacé dans la teinture le noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival.

Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas du château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de la forêt de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu à peu se sont groupés les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles étroites où les ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois épaisses comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre à foulon, que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vécu jusqu'à nos jours.

Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline (Constant), O. *, médailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition universelle de 1855, hors concours 1867, médaille de progrès Vienne, nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots», occupe, impasse du Glayeul, une de ces cours étroites et noires; et c'est probablement la plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement à la révocation de l'Édit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors accaparé l'industrie du drap en introduisant les façons de Hollande et d'Angleterre, forcés comme protestants de quitter la France, laissèrent la place libre à leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de cet esprit d'initiative et de prudence avisée qui est le propre du caractère normand: mais, lié par l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé, comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'établir maître à son tour, il serait resté ouvrier toute sa vie. Libéré par le départ de ses patrons, il avait commencé à fabriquer pour son compte des draps façon de Hollande et d'Angleterre, et il était devenu ainsi le fondateur de la maison actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre Adeline était venu après ceux-là; un quatrième après le troisième, et ainsi jusqu'à Constant Adeline, que le nom estimé de ses pères, au moins autant que le mérite personnel, avaient fait successivement conseiller général, président du tribunal de commerce, chevalier puis officier de la Légion d'honneur, et enfin député.

C'était petitement que le premier Adeline avait commencé, en ouvrier qui n'a rien et qui ne sait pas s'il réussira, et il avait fallu des succès répétés pendant des séries d'années pour que ses successeurs eussent la pensée d'agrandir l'établissement primitif; peu à peu cependant ils avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant en briques leurs bicoques de bois, montant étages sur étages, mais sans vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. Il semblait qu'il y eût dans cette obstination une religion de famille, et que le nom d'Adeline formât avec celui du Glayeul une sorte de raison sociale.

Pour l'habitation personnelle, il en avait été comme pour la fabrique: c'était impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeuré, c'était impasse du Glayeul que ses héritiers continuaient de demeurer; l'appartement était bien noir cependant, peu confortable, composé de grandes pièces mal closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin ni du bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs idées bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent amassé qu'ils mettaient leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la considération commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, pour eux tout était là, et ils n'épargnaient rien pour obtenir ce résultat, surtout ils ne s'épargnaient pas eux-mêmes: le mari travaillait dans la fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient du collège de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, c'était pour travailler,—ceux-ci avec le père, celles-là avec la mère.

Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de cette petite existence, qui d'ailleurs était celle de leurs concurrents les plus riches, mais à cette époque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en vente ce qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le château du Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la vérité, ce nom de «château» les avait un moment arrêtés et failli empêcher leur acquisition; mais de ce château dépendaient une ferme dont les terres étaient en bon état, des bois qui rejoignaient la forêt de la Londe; l'occasion se présentait avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés de débaptiser et d'appeler «notre maison du Thuit», se gardant soigneusement de tout ce qui pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux châtelains: petits bourgeois étaient leurs pères, petits bourgeois ils voulaient rester, mettant leur ostentation dans la modestie.

Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement amené avec elle de nouvelles habitudes. Jusque-là toutes les distractions de la famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en parties dans la forêt qui, quelquefois, en été, se prolongeaient par le château de Robert-le-Diable jusqu'à la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau temps, s'en aller au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une voiture; on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion encore solide, si elle était ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle étaient plaqués en argent, on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne restât que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les samedis, après la paye des ouvriers, la famille s'était entassée dans le vieux carrosse chargé de provisions, et par la côte de Bourgtheroulde, au trot pacifique de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison du Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur temps à se promener à travers les bois, les parents parcourant les terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter, estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans la semaine écoulée.

Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de la fabrique elbeuvienne s'étaient peu à peu modifiées; le bien-être, le brillant, le luxe, la vie de plaisir, jusque-là à peu près inconnus, avaient gagné petit à petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifférence, lassitude ou dégoût. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les châteaux qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus?

Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les habitudes, les usages, les procédés de la vieille maison étaient en 1830 ce qu'ils avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en 1850. Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, ils ne l'avaient point systématiquement repoussée mais ils ne l'avaient admise que prudemment, au moment juste où ils auraient déchu en ne l'employant pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations coûteuses, s'étaient-ils contentés de louer à un voisin la force motrice nécessaire à la marche de leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les innovations, mauvaises pour eux. Ils étaient les plus hauts représentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils avaient toujours été. Les manufactures puissantes qui s'étaient élevées autour d'eux ne les avaient point tentés. Ils n'enviaient point ces casernes vitrées en serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage, la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en pièces, le foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la fabrique ne sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et à créer la nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris.

Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les parvenus fils d'épinceteuses ou de rentrayeuses qui, au lieu de continuer le commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans leurs hôtels ou leurs châteaux.

Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:—dès le collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade, estimé de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver en lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce qui était rare dans la génération de 1830;—plus tard au tribunal de Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se faisant écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt contre le ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt particulier pesât sur lui.

A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes à ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf, qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu.

—Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme galante», on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les casinos?

Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance, et, soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais humilié d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper.

On l'avait alors marié.

Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal de Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des députés.

—Voyez Adeline!

Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde? N'avait-il pas tout,—l'estime, la considération, les honneurs, la fortune?—et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas considérable.

II

C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là où l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement les phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir.

Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être amoindrie.

A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant, l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente au Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit à petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en quelques coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait laissé de grosses, de très grosses affaires engagées qui s'étaient liquidées par la ruine complète—la sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'était la faillite. Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur avait été sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses valeurs mobilières, s'était encore fait rembourser par son fils aîné la part qui lui revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la demande de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de cette part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté de sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au tableau des faillites.

Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa maison; s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années combleraient ce trou; il n'avait qu'à travailler.

Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale qui dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la nouveauté en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement serré en chaîne et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;—au lieu des bonnes années attendues, les mauvaises s'étaient enchaînées; au lieu de travailler pour combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y avait-on pas réussi. Car, pour la nouveauté beaucoup plus que pour les autres industries, les crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, noir, vert, bleu, reste en magasin sans autre inconvénient pour le fabricant que la perte d'intérêt de l'argent avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de nouveauté ne peut pas y rester, le mot même le dit. Lorsque tout a été disposé par le fabricant pour faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine de telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces laines et de cette soie; filature selon l'effet cherché; tissage d'après certaines combinaisons déterminées pour le dessin, la force, la façon; apprêt spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles de la teinture, de la filature et du tissage—il faut que cette étoffe soit vendue à son heure précise et pour la saison en vue de laquelle elle a été créée, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se présentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilité des crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou écarte les maladies, les fléaux et les guerres.

Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses journées au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf n'est qu'à deux heures et demie de Paris; tous les samedis, après la séance, il prenait le train, et à neuf heures et demie il arrivait chez lui, où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là, le dîner retardé était un souper; et tout le monde, même la vieille madame Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysée des jambes, qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie Adeline, fille de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mère demeurait chez son oncle, ne se mettait à table qu'après que le chef de la famille s'était assis à sa place, vide pendant toute la semaine; les visages étaient épanouis, et, malgré le retard qui avait dit aiguiser les appétits, on causait plus qu'on ne mangeait.

—Comment vas-tu, la Maman?

—Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du tapage à la Chambre cette semaine, tu as dû te brûler les sangs, c'est vraiment trop arkanser.

La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, sans se donner la peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la toilette que pour le langage et le parler: en été ses robes étaient en indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir garnis de dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à laquelle elle eût fait des concessions; et avec un accent traînant elle lâchait les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements de ses petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient adroitement que les chaircuitiers s'appelaient maintenant des charcutiers, que les castoroles sont devenues des casseroles, et que «ne rien faire de bon» vaut mieux qu'arkanser, qu'on doit traduire pour ceux qui n'entendent pas le normand.

Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait arkansé, car la Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait l'Officiel d'un bout à l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun détail, plus au courant de ce qui se passait à la Chambre que bien des députés. Quand son fils avait parlé, elle discutait les raisons que ses contradicteurs lui avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant que tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un seul point, elle le blâmait—c'était sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât point comme elle aurait voulu! il était si soumis, si pieux, quand il était petit!

Respectueusement il se défendait, mais le plus souvent il cherchait à changer la conversation en faisant signe à sa femme ou à sa fille de venir à son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'était point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il avait hâte d'arriver chez lui. C'était pour se retrouver avec les siens dans cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait été enfant, où il avait grandi, où son père était mort, où il s'était marié, où sa fille était née, où il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parlât au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide et fatigante qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pièces un peu noires d'aspect, comme ces vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus, ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze doré à sujets mythologiques, ces fleurs en papier conservées sous des cylindres depuis la jeunesse de sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier du petit appartement de garçon qu'il occupait dans une maison meublée de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait mieux à se mettre à table que les bouffées chaudes qui le frappaient au visage quand il entrait dans les restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le commerçant remplaçait le député; il n'était plus que mari et père de famille.

Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui déplaisait de retrouver à Elbeuf: c'était de paroles affectueuses, de regards tendres qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimité, de sorte que bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses approbations ou ses réprimandes, il oubliait de lui répondre ou ne le faisait qu'en quelques mots distraits: «Oui, maman; non, maman; tu as raison, certainement, sans aucun doute.»

C'était assez indifféremment qu'à son retour d'Allemagne il s'était laissé marier par son père avec une jeune fille née dans une condition inférieure à la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans il vivait dans une étroite communion de sentiment et de pensée avec sa femme, car il s'était trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la grâce de sa jeunesse était une femme douée de qualités réelles que chaque jour révélait: l'intelligence, la fermeté de la raison, la droiture du caractère, la bonté indulgente, et, ce qui pour lui était inappréciable depuis son entrée dans la vie politique—le flair et le génie du commerce qui faisaient d'elle une associée à laquelle il pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication que pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des affaires de la France, à Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'était pas rare d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la comptabilité, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-même.

Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était cependant pas d'affaires qu'il avait hâte de s'entretenir en arrivant chez lui—ces affaires, il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui écrivait tous les soirs; c'était sa femme même, c'était sa fille qui occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en répondant avec plus ou moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une à l'autre. S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-là, et il n'était pas rare que tout à coup il s'interrompît pour se pencher vers elle et l'embrasser en la prenant dans ses bras:

—Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa?

Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa beauté qui lui semblait incomparable; où trouver une fille de dix-huit ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne voyait chez aucune autre, une fraîcheur de carnation, une profondeur, une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne de coeur, si facile, si aimable de caractère!

Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots affectueux pour la petite Léonie, sa nièce, âgée de douze ans, dont il était le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible de santé pour être envoyée à Rouen au couvent des Dames de la Visitation où toutes les filles des Adeline avaient été élevées.

Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure était avancée; alors il roulait lui-même sa mère jusqu'à la chambre qu'elle occupait au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle était paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe et Léonie, qui montaient à leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors commençait entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, plus d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.

Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, les carrés d'échantillons, ils pouvaient discuter sérieusement et se mettre d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; à son tour, il racontait ses démarches à Paris dans l'intérêt de leur maison, il disait quels commissionnaires, quels commerçants il avait vus, et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu se procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les comparaient à ceux qui avaient été essayés chez eux.

Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points, leur tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée, celle qui allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité: la consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants seuls, forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter jusqu'à ce jour; de grosses faillites avaient été le résultat de ce nouveau système; elles s'étaient répétées, enchaînées, et il était arrivé un moment où la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de la peine à combiner ses échéances.

III

Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était réunie dans le bureau dont on venait de fermer les volets après le départ des ouvriers et des employés. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de l'Officiel, Berthe tournait les pages d'un livre à images, devant un pupitre Léonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline couvrait de chiffres un cahier formé de lettres de faire part qui, cousues ensemble, servaient de brouillon et économisaient une main de papier écolier. La cour si bruyante dans la journée était silencieuse; au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, et dans le bureau que le poêle qui ronflait, le gaz qui chantait et la plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le frôlement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions, recommençait. C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitée.

—Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman.

—Non.

La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement

—Qu'est-ce qui ne va pas!

—Mais rien.

Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de cette réponse, car évidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose préoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa part de propriété dans la maison de commerce, elle n'avait plus la même liberté de parole. Ce remboursement ne s'était pas fait sans résistance, sinon chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au moins chez madame Adeline. Qu'une mère avec deux enfants donnât la moitié de sa fortune à l'un de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle voulût la donner entière en dépouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'était pas juste. Et la bru s'était expliquée là-dessus avec la belle-mère nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient changé de caractère. Quand la Maman possédait la moitié de la maison de commerce, elle était une associée, et on lui devait les comptes qu'on rend à un associé. Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient plus été communiqués, les comptes ne lui avaient plus été rendus. Qu'eût-elle pu demander? elle n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'était sur certains sujets seulement que cette liberté se montrait; sur la marche des affaires, ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. Quand elle insistait près de Constant, il répondait invariablement que les choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et même la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et alors, avec inquiétude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent mille francs à son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de faillites; les acheteurs qu'elle était habituée à voir autrefois venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été un soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie qu'elle en avait, cela ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la fabrique n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus d'ordre; la surveillance était de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les services on trouvait de ces économies ingénieuses que seules les femmes savent appliquer sans rien désorganiser et sans soulever des plaintes.

Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce rien, elle reprît la lecture de son journal: cependant, il était certain qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru aussi nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme ne laisser paraître que ce qu'elle voulait bien.

Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; à un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question:

—Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?

—MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements.

Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'être pas interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta.

—Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme?

—Assez grosse.

—Et elle vous manque pour votre échéance?

—Constant doit m'apporter les fonds.

Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha de remarquer le ton de cette réponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, on pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l'état nerveux de madame Adeline; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais non irrémédiable; elle avait foi dans la maison de son fils au même point que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on traversait ne dût bientôt prendre fin; les beaux jours qu'elle avait vus reviendraient, il n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur des Adeline elle pouvait voir la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manqué une seule fois, excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à Saint-Étienne, où, par sa piété, elle avait fait l'édification de plusieurs générations de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue prier avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant et ne pût pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses lèvres et à l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne quittaient pas la verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse, avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux temps et c'était lui qu'elle implorait particulièrement pour son fils comme pour son pays natal.

La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon quand dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait qu'il y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte du bureau, où discrètement on frappa quelques coups.

—Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se levant avec l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre un travail ennuyeux.

—Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise qu'à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de l'appartement.

Les verrous furent promptement tirés et la porte s'ouvrit.

-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.

C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, le père Eck, comme on l'appelait à Elbeuf, accompagné d'un de ses neveux.

Ponchour, matemoiselle, dit le père Eck avec son plus pur accent alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu.

L'oncle était un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de manières, court de jambes et court de bras, à la physionomie ouverte, gaie et fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le teint mat trahissaient tout de suite l'origine sémitique; le neveu, au contraire, était un beau jeune homme élancé, avec des yeux de velours, et des dents blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre des lèvres sanguines et une barbe noire frisée.

Ponchour, mestames Ateline, continua M. Eck, Ponchour, matemoiselle Perthe.

Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence.

-Gomment, continua-t-il, M. Ateline n'est bas-là, je groyais qu'il tevait refenir te ponne heure; et, en foyant te la lumière au pureau, j'ai gru que c'était lui qui trafaillait; foilà gomment j'ai frappé à cette borte; excusez-moi, mestames.

Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car le bureau était meublé avec une simplicité véritablement antique: une table en bois noir, deux pupitres, des rayons en sapin régnant tout autour de la pièce pour les registres et la collection des échantillons de toutes les étoffes fabriquées par la maison depuis près de cent ans, quatre chaises en paille, et c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi à plus de trois cent millions d'affaires.

C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis jusque-là en Alsace, avaient quitté leur pays pour venir créer à Elbeuf une grande manufacture de «draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et couleurs», comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient, sans le secours d'aucun intermédiaire, toutes les opérations par lesquelles passe la laine brute pour être transformée en drap prêt à être livré à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en relations avec Constant Adeline, que son caractère autant que sa position mettaient au-dessus de l'envie et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup d'autres fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces relations s'étaient continuées, s'étendant même aux familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait point vu madame Eck mère, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne; mais mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant Adeline des visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux frères Eck et les trois frères Debs avaient plus d'une fois dansé avec Berthe.

Les politesses échangées, le père Eck prit son air bonhomme, et, regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres:

Touchours à l'oufrage, matame Ateline, dit-il, je foutrais bien afoir une embloyée gomme fous et... au même brix.

Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il était toujours le premier à sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquiéter de savoir s'il n'était pas quelquefois le seul à les trouver drôles.

Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-à-dire instantanément; il prit une figure grave, presque désolée:

A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles de MM. Bouteillier frères? demanda-t-il.

—J'en ai reçu ce matin.

Fous safez qu'ils susbendent leurs bayements?

—C'est ce qu'on m'écrit.

—Est-ce que fous étiez engagés afec eux?

—Malheureusement. Et vous?

—Nous? Oh! non. Ils auraient pien foulu, mais nous n'avons bas foulu, nous. Tebuis trois ans, ils ne m'insbiraient blus gonfiance; c'était tes chens qui menaient drop de drain: abbardement aux Champs-Élysées, château aux enfirons de Baris, filla à Trouville, séchour à Cannes pendant l'hiver, cela ne bouvait bas turer.

Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez gêné, et madame Adeline l'était aussi jusqu'à un certain point, se demandant ce que pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:

—Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux procédés de teinture? demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur métier, qui pouvait fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs elle était bien aise de tirer au clair.

—Oh! drès satisvait.

—Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay?

Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, et ce fut seulement après quelques secondes de réflexion qu'il se décida:

Matame Ateline, matame Adeline, je ne beux bas fous tire, l'infentaire n'a bas été vait.

Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire à sa sincérité, mais il la compromit malheureusement en se hâtant de changer de sujet.

—Quand fous foutrez fenir à la maison, chaurai le blaisir de fous montrer ça; mais ce que je foutrais pien fous montrer, c'est nos nouveaux métiers-fixes à filer; c'est fraiment une pelle infention; seulement tepuis un an que nous les avons installés, tous les fils cassaient, nous allions faire bour cinquante mille vrancs de véraille, quand mon betit Michel a drouvé un bervectionnement aussi simple que barvait; il faut voir ça; je lui ai fait brendre un prefet. Il a vraiment le chénie de la mécanique, ce garçon-là.

—Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet?

—Il le fentra; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble, touchoure.

—Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit Michel en riant et en répétant une plaisanterie qui était spirituelle à Elbeuf.

Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint auprès de madame Adeline:

—Est-ce que je bourrais fous tire un mot en barticulier?

Passant la première, madame Adeline le conduisit dans le salon.

IV

—Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?

Ce fut la question que madame Adeline, troublée, se posa, mais qu'elle eut la force, cependant, de retenir pour elle.

Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de M. Eck, qu'elle savait droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie, elle avait été si souvent, en ces derniers temps, frappée de coups qui s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient précisément d'où on n'aurait pas dû les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous sur ses gardes, inquiète et craintive.

Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps des essais pour fabriquer la nouveauté mécaniquement et en grand comme ils fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette visite étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui savaient si bien s'outiller et qui réussissaient quand tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses affaires!

Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la situation politique de son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance amicale?

De quelque côté que courût sa pensée, elle ne voyait que le mauvais sans admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'était de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie ordinairement ouverte et gaie.

Elle s'était assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et elle attendait qu'il commençât; ce qu'il avait à dire était donc bien difficile?

Enfin il se décida:

—Quand nous nous sommes expatriés pour fenir à Elpeuf, nous n'afons pas drouvé ici tout le monde bien tisposé à nous recevoir. On tisait: «Qu'est-ce qu'ils fiennent faire; nous n'afons bas pesoin t'eux? M. Ateline n'a bas été parmi ceux-là, au gontraire, il n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés et aussi pour sa ville où nous apportions du trafail; et cela, matame, nous a été au coeur; tans la position où nous étions, quittant notre pays, recommençant la vie à un âge où beaucoup ne bensent blus qu'au repos, nous afons été heureux de troufer une main loyalement ouferte.

Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude de madame Adeline se détendit.

—Quand l'année ternière, continua M. Eck, nous afons eu le chagrin de perdre mon peau-frère Debs, nous afons encore retrouvé M. Ateline. Fous safez ce qui s'est passé à ce moment et comment des gens se sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles convenables; on tisait: «Quel besoin d'honorer ce chuif qui est fenu nous faire concurrence?» Toutes sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés contre le chuif autant que contre le fabricant, et ceux-là mêmes qui auraient dû se mettre en avant se sont mis en arrière. M. Ateline était alors à Baris, retenu bar les travaux de la Chambre, et il bouvait très pien y rester s'il avait foulu. Mais, aferti de ce qui se passait ici,—peut-être même est-ce bar fous, matame?

—Il est vrai que je lui ai écrit.

M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua respectueusement:

—J'aime à safoir, comme je m'en toutais, que c'est fous. Enfin, aferti, il a quitté Baris et sur cette tombe, lui député, il n'a pas craint de tire ce qu'il pensait d'un honnête homme qui avait apporté ici une industrie faisant vivre blus de mille personnes, dans une ville où il y a tant de misère. Et pour cela il a trouvé des paroles qui retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les membres de notre famille.

Il fit une pause, ému bien manifestement par ces souvenirs; puis reprenant:

—Ne fous temantez pas, matame pourquoi je rappelle cela; fous allez le savoir; c'est pour fous le tire que je bous ai demandé ce moment d'entretien bartigulier. Après ces exbligations, fous gomprenez quelle estime nous avons pour M. Ateline et tans quels termes nous barlons de lui: ma mère, ma soeur, ma femme, mes fils, mes nefeux et moi-même; il n'est bersonne à Elpeuf pour qui nous avons autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce qui vous touche nous intéresse et pien souvent nous nous sommes réchouis en apprenant une ponne affaire pour fous, comme nous nous sommes affligés en en apprenant une mauvaise:—ainsi celle de ces Bouteillier.

Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout cela était dit avec une bonhomie et une sympathie si évidentes que son inquiétude devait se calmer comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers mots, qui semblaient une entrée en matière pour une question d'argent, ses craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitié qui se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles aboutir à une conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'était pas un méchant homme avait voulu adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation de voir partout le danger.

—Certainement, continua M. Eck, il n'y a bas pésoin d'être dans des conditions bartigulières pour être charmé en voyant mademoiselle Perthe: c'est une pien cholie personne... qui sera la fille de sa mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît pas sa famille, ne peut pas ne pas être séduit par elle, mais combien blus fortement doit-il l'être quand il partage les sentiments que je fiens de fous exprimer. C'est chustement le cas de mon betit Michel; je tis betit parce que je l'ai vu tout betit, mais c'est en réalité un sage garçon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les blus grands services dans notre fabrique, et qui est pien le caractère le blus aimable, le blus facile, le blus affectueux, le blus égal que je gonaisse. Enfin pref il aime matemoiselle Perthe, et je vous temande pour lui la main de fotre fille.

Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame Adeline avait marié sa fille, choisissant son gendre très haut, alors que leurs affaires étaient en pleine prospérité, descendant un peu quand cette prospérité avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient baissé, jamais elle n'avait eu l'idée de Michel Debs. Un juif!

Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappé.

Je fois, dit-il, que fous pensez à matame Ateline mère, qui est une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous afons notre mère qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la vôtre. C'est ce que j'ai tit à mon betit Michel quand il m'a barlé de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la grand'mère de mademoiselle Perthe, hein!»

Justement après être revenue un peu de son étourdissement, c'était à ces grand'mères qu'elle pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.

De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloîtrée comme une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystère et l'inconnu rendaient effrayantes.

Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise aux pratiques les plus étroites de sa religion? De quel oeil regarderait-elle une chrétienne à sa table, elle qui ne mangeait que de la viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur, ouvrier alsacien versé dans les rites, qu'elle avait fait venir exprès?

Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter les bavardages qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et ne pas en être frappée.

Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on s'occupait peu des usages des juifs, mais du jour où cette vieille femme s'était installée dans sa maison, son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi à la critique. C'était monnaie courante de la conversation de raconter qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur le saignât;—qu'elle ne mangeait pas des poissons sans écailles; qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui appartenant;—qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour le maigre;—que le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, à l'huile ou à la graisse;—que, dans les repas où il était servi de la viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gâteaux;—qu'on préparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-là les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de fer sur des braises, et sur cette plaque on plaçait le vase contenant les mets tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des mains juives;—enfin, que ses cheveux coupés étaient recouverts d'un bandeau de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas laisser pousser leurs cheveux.

Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, mais le vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis vingt ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère pour vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien dégagée qu'elle fût de certains préjugés, elle ne l'était point encore de celui-là. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas à Elbeuf.

Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continuait:

Pien entendu, Michel n'a jamais entretenu matemoiselle Perthe de son amour, c'est un honnête homme, un calant homme, croyez-le, matame Ateline. Je ne tis pas que ses yeux n'aient pas barlé, mais ses lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle cependant qu'elle est aimée, car les jeunes filles sont bien fines pour teviner ces choses, mais elle ne le sait pas par des baroles formelles. Michel a foulu qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est là ce qui m'amène chez vous. J'espérais trouver M. Ateline; et Michel, qui ne manque pas les occasions où il peut voir matemoiselle Perthe, a tenu à m'accompagner, pien que cela ne soit peut-être pas très convenable. Le hasard a foulu que M. Ateline fût absent et j'en suis heureux, puisque j'ai pu fous adresser ma demande: en ces circonstances une mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez à M. Ateline et, si fous le jugez pon, à matemoiselle Perthe. Pour Michel, je fous prie d'insister sur son amour; c'est sincèrement, c'est tentrement qu'il aime et bour lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un mariage d'inclination. Bour moi, je vous prie d'insister sur l'honneur que nous attachons à unir notre famille à la vôtre. Je veux vous barler franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas d'ampition et ne recherche pas une alliance avec M. Ateline parce qu'il est député et sera un jour ou l'autre ministre; je suis técoré et n'ai rien à attendre du gouvernement; quant à la situation de nos affaires, elle est ponne; là où d'autres berdent de l'argent, nous en gagnons; les inventaires vous le brouferont, quand nous pourrons vous les communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est ponne.

Il se frotta les mains:

—Elle est ponne, elle est ponne; la maison Eck et Debs est organisée pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que nous cherchons uniquement dans ce mariage, c'est l'honneur d'être de fotre famille: le père Eck ne fiffra pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: Eck et Debs-Ateline? La fieille maison continuerait; le fieil arbre repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient des Ateline.

Sur ce mot, il se leva.

—Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline.

—Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux blaidée que je ne la blaiderais moi-même.

Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent Léonie, la figure épanouie par un éclat de rire.

—Je fois qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a taillé une ponne pafette.

—C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie.

—Il est pien heureux, Michel, de faire rire les cholies filles; et qu'est-ce donc qu'il vous contait?

—Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le savez-vous, monsieur Eck?

—Ma foi, non, matemoiselle; de mon temps, les sciences historiques n'étaient pas aussi avancées que maintenant, et nous ne savions pas que les Carthaginois se cantaient.

—Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains.

—Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas compris.

—Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire d'excuse à madame Adeline, mademoiselle Léonie faisait un devoir sur Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'égayer. Je crois que maintenant elle n'oubliera plus Annibal.

—M. Michel sait trouver un mot agréable pour chacun, dit la maman.

Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et à leur éclat il était évident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouvé quelque chose d'agréable,—mais à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie. L'aimait-elle donc?

V

L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail; elle n'avait plus la tête aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait marché.

On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère dans la salle à manger, et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas moins la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt pour servir quand le maître arriverait, puis elle revint dans la salle à manger attendre.

—Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas?

—Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme Saint-Étienne.

—Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il manqué le train?

Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude évidente, en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience extraordinaire.

Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas pressés dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule.

Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à manger, tenant dans sa main celle de sa fille; tout de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, puis, après avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et de son chapeau, que lui prit Léonie.

Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des vieux landiers en fer ouvragé, brûlaient de belles bûches de charme avec une longue flamme blanche.

—Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement ouvertes devant la flamme.

Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale anxiété, tâchant de lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement; ce visage épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment.

Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant sa jaquette, il fouilla dans sa poche de côté et en tira cinq liasses de billets de banque qu'il tendit à sa femme:

—Serre donc cela, dit-il.

La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit rien, mais à l'empressement avec lequel elle prit les billets et à la façon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner son émotion et son sentiment de délivrance.

Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle à manger; on se mit à table.

Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles passèrent avant la politique, et la Maman fut la première à mettre la conversation sur les frères Bouteillier:

—Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en arriver à cette catastrophe?

—L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas une maison, répondit Adeline, c'est même quelquefois le contraire qu'elles produisent.

Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement il était d'une extrême bienveillance, prenant les choses, même les mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui, ayant toujours été heureux, ne se fâche pas pour un pli de rose, convaincu que celui qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain.

Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même d'atténuer ce mot qui lui avait échappé: la catastrophe qui frappait les Bouteillier n'était pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'était une suspension de payement, non une banqueroute avec insolvabilité complète; il paraissait même certain que les payements reprendraient bientôt et qu'on perdrait peu de chose avec eux.

Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva ce que les cinq liasses de billets de banque avaient commencé; la conversation, d'abord tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel.

—Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.

—Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, répondit madame Adeline.

—Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline d'un ton indifférent en se versant à boire.

Cette question fit relever la tête à la Maman, qui maintenant qu'elle était débarrassée de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait ce que signifiaient cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A son âge, ce juif n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse?

—Je te conterai cela après dîner, dit madame Adeline.

—Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman avec une dignité blessée.

—Oh! Maman! s'écria Adeline.

—Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, dit madame Adeline sans s'émouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre chambre après le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.

Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par une diversion plus ou moins adroite; il recourut à ce moyen:

—Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à toi; comme tu me l'avais recommandé, j'ai été me promener dans l'allée des Acacias mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et j'en ai vu qui s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu peux donc faire la tienne comme tu voudras.

—Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une moyenne et une courte?

—C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que j'ai vu peu de foulé: ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.

Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était acquitté de deux commissions dont elle l'avait chargé: il avait acheté l'Atlas qu'elle désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa Nourry.

—Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner ses oiseaux.

—Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!

Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; le dessert à peine servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi. Ce n'était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris et ne voulait pas retarder le moment des explications.

—Viens, dit-elle à sa cousine.

Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte.

—Eh bien? demanda-t-elle.

—Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son neveu Michel.

—Le père Eck! s'écria Adeline.

—Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses mains que l'indignation rendait tremblantes.

Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit:

—Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand!

—Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous, puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a payé cet honneur d'une partie de sa fortune.

—Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne le serait pas?

—Enfin, il ne l'est pas.

—Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif!

—Assurément non.

—Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure!

—Je suis au moins aussi surpris que vous.

—Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte.

—Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure?

—Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en existe pas moins.

—Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous demandant la main de notre fille.

—Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi?

—Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est là un préjugé d'un autre âge. Le temps n'est plus où le juif était un paria, il s'en faut de tout; il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie.

Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué:

—Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu'avant peu ce sera le chrétien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu des premières représentations: en tête des personnes citées, ce sont des juifs que tu trouveras.

Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.

—Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n'ai plus d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je n'ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu'il y a autant de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce qu'ils sont eux-mêmes, un incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolérance; il n'y a pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé.

Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne avec laquelle elle faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point appeler pour qu'on le roulât; elle la prit, et, d'une main encore vigoureuse, elle frappa le parquet avec une énergie qui disait celle de sa volonté.

—Il doit être écrasé.

Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir écraser un être vivant, le père Eck, sans doute, ou son neveu, plutôt qu'une chose idéale—ce mal qui l'enflammait.

Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; aussi, lorsqu'elle abordait la question religieuse, tâchait-il toujours, lorsqu'il ne pouvait pas céder, de laisser tomber la conversation ou de la détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien abandonner de ses idées; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas une discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, c'était une affaire personnelle, qui pouvait être la plus grave pour sa fille—celle de sa vie même.

—Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se présente.

—Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.

Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme:

—Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton entretien avec M. Eck.

Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât son récit autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mère se calmerait sans doute.

Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta à peu près textuellement les paroles de M. Eck.

Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers mots elle lui coupa la parole:

—Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la répulsion qu'ils inspiraient en venant s'établir ici pour ruiner d'honnêtes gens par la concurrence.

—Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons rien.

Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit encore:

—Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main! tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais écouté!

Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tête en murmurant:

—L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire vraiment! il n'y pas de quoi se rengorger comme tu le fais.

Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se contenir; mais quand sa bru répéta les paroles même qui avaient été la conclusion du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des rameaux nouveaux», elle poussa un cri d'indignation:

—Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, c'est la maison qu'il leur faut.

Après cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait les yeux fixés sur le plancher et paraissait suivre sa pensée, agitant ses lèvres sans former des mots distincts. Tout à coup elle prit la main de son fils violemment:

—Constant, la vérité: on me la cache ici, ta femme, toi-même. Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien malade que ces gens pensent pouvoir hériter de toi?

Il hésita un moment en regardant sa femme:

—Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne répondras-tu pas à ta mère?

Il hésita encore.

—C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement.

—Oui.

VI

La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, avait tendu la main à son fils, et comme il était venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la main qu'il lui avait donnée entre les siennes.

—Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre garçon!

—Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir consulté sa femme d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons caché la vérité.

—Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mère, un autre soutien?

—Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as besoin de calme, de repos, et tu n'es que trop disposée à te donner la fièvre. A quoi bon te tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de peu de durée?

—Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas mérité que tu me fisses injustement ce chagrin; m'éloigner de toi, nous séparer, je ne comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir.

Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son mari et sa belle-mère, mais c'était à condition que d'une façon directe ou indirecte elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans ces derniers mots elle vit une allusion à son influence et ne voulut pas la laisser passer sans répondre.

—Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous était bien difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraître en faire remonter la responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé pour vous rembourser votre part, car c'est à partir de ce moment même que notre gêne a commencé. Nous avions compté sur de bonnes années; nous en avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque perte ou à chaque inventaire vous dire: «Voilà la situation!» Cela eût-il été discret et délicat? Nous ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela s'est fait tacitement, spontanément entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'était vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer.

—Et quand vous avez vu qu'ils duraient?

—Il était trop tard pour vous porter un si gros coup.

—Enfin, quels sont-ils?

Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole:

—Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai remis à Hortense en arrivant; d'où crois-tu qu'ils viennent?

—De chez un banquier?

—De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En réalité, de chez une simple connaissance ù qui je n'aurais jamais pensé à m'adresser, qui est venue à moi et qui m'a presque fait violence pour que j'accepte ce prêt.

Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite la rassurer.

—C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parlé, que je rencontre chez mon collègue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un homme du monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez M. de Cheylus, et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guère parlé que de la débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde parisien une place égale à celle qu'ils occupaient dans le commerce. Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas caché qu'elle était un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi mal à propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a accompagné; nous avons causé des Bouteillier, longuement causé: très galamment il s'est mis à ma disposition, en me demandant d'user de lui comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que peut dire un homme aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé ses offres de services d'une façon si pressante que j'ai fini par accepter ses cinquante mille francs; il se serait fâché si j'avais persisté dans mon refus.

—Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.

—Qui serait étonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup moins de la sienne: c'est, je vous le répète, le plus charmant homme que j'aie rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire qu'il est le mien; jamais personne ne m'a témoigné autant de sympathie; s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut être mon gendre.

—Peut-être veut-il être tout simplement celui de la maison Adeline, dit la Maman.

—Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose à un jeune homme lancé comme lui et vivant dans un monde où la gloire des maisons de commerce n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi: c'est lui qui m'a prêté ces cinquante mille francs, et il nous rend un service dont nous devons lui être reconnaissants.

—En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver cinquante mille francs? s'écria la Maman.

—Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré à celui qui m'épargne le souci de les chercher. Au lendemain de la débâcle des Bouteillier, dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immédiat de cinquante mille francs; notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé; la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de respirer et de nous retourner: n'est-ce pas, Hortense?

—Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les Bouteillier reprennent leurs payements.

—Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle créée? comment en est-elle arrivée là?

—Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tête d'un geste découragé.

—Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à dire contre Hortense, elle administre aussi bien que possible.

—Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la nôtre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la direction, il faut des circonstances, et la direction a été mauvaise, comme les circonstances depuis quelques années ont été désastreuses.

—La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le directeur.

—Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me suis endormi dans le succès, comme d'autres que moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien faire; que nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation parce que nous lui étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et l'importation nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que les commissionnaires comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la valeur vraie. Nous nous sommes spécialisés dans notre supériorité, et au lieu de développer par la science professionnelle le sens de la transformation et de la mobilité, nous avons vécu pieusement sur le passé, sur le foulé, sans nous apercevoir que le foulé ne pouvait pas être éternel, La mode n'en veut plus; nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on ne veut pas de nos produits et si nous les vendons à perte? C'est là que ma direction a été mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit en artiste, non en commerçant.

—Tu as été un Adeline, dit la Maman.

—Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline des temps passés, d'autres étaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair à imiter et à perfectionner les tissus, à transformer son outillage pour lui faire produire l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie légère, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des métiers mécaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie, la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de l'argent à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra à l'emballage qu'il tissera aussi bien que les étoffes de prix. Le jour où la mode a décidé que les vêtements de femme serait en petite draperie, Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la draperie nouveauté pour hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à meilleur marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence contre nous, aidé par les tailleurs qui achètent le Roubaix moins cher que l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic de l'être en anglais... de Roubaix. Un moment j'ai pensé à me lancer dans cette voie.

—Je te l'ai assez demandé! interrompit madame Adeline.

La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle elle avait plus d'une fois reproché d'être une mauvaise Elbeuvienne.

—Il est certain que, pour la nouveauté, il était possible de faire à Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de développer le tissage mécanique; c'est même là, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! Où trouver les ouvriers en état de conduire ces métiers? Comment les rompre, du jour au lendemain, à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse de leur toucher et de leur vue de manière à passer brusquement de nos fils d'hier aux fils ténus d'aujourd'hui? Le métier à la main bat vingt-cinq coups à la minute, le métier mécanique en bat de soixante à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité de ces métiers, une légèreté de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas présentement et qui ne s'acquiert pas en un jour.

—Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les métiers mécaniques, affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-être, de l'Elbeuf, non.

Sans engager une discussion sur ce point avec sa mère, ce qu'il savait inutile, il continua:

—Une autre raison encore m'a retenu—la mise de fonds dans l'outillage: pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt métiers prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier coûtant deux mille cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec l'immeuble, la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de côté la teinture et la filature qui doivent s'exécuter au dehors avec avantage, mais j'ajoute l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les apprêts, qui ne coûte pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive ainsi à un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas.

Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à ne pas l'appliquer directement à la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps à la réflexion de se produire, il reprit:

—Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un ordre différent, n'a pas été moins forte pour moi, m'a arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas à la sonnette, comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, à la ville ou à la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il enseigne son métier par l'exemple. L'individualité existe et avec elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualité disparaît comme disparaît la famille; l'ouvrier perd même son nom pour devenir un numéro; il faut quitter le village pour la ville où le mari est séparé de sa femme, où les enfants le sont du père et de la mère; plus de table commune autour de la soupe préparée par la mère, on va forcément au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai pas eu le courage d'assumer la responsabilité de cette transformation sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout nous amène à créer une nouvelle féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas voulu mettre la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis un Adeline et que deux cents années de vie commune avec l'ouvrier m'ont imposé certains devoirs, j'ai reculé. Sans doute d'autres feront—et prochainement—ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai pas la prétention d'arrêter la marche de la fatalité. Voilà pourquoi, revenant à notre point de départ, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la leur commence; ils sont dans le mouvement.

—Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus?

—Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la stricte vérité.

—Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change et que notre nouveauté reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être habillés comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire mettre quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient toujours.

—Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous comme à Reims, où de père en fils on s'est enrichi à fabriquer du mérinos, et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors qu'il ne se vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine.

—Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste, avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline périsse que de la voir passer entre les mains de ces juifs.

—Et Berthe?

—Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un juif!

VII

—Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant dans leur chambre, dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de devenir la femme d'un juif?

—Veux-tu donc ce mariage?

—Et toi ne le veux-tu point?

—J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue.

—As-tu quelques griefs contre Michel Debs?

—Aucun.

—Ne le trouves-tu pas beau garçon?

—Certainement.

—Intelligent, sage, rangé, travailleur!

—Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.

—Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux autres, à tout le monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tête dans cette belle association de frères et de cousins, et que c'est lui sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le père Eck se retirera.

—C'est vrai.

—Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que sa femme puisse être heureuse?

—Je ne dis pas cela; et pourtant....

—Quoi?

—Il est juif.

—Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui êtes opposées, cela suffit, restons-en là.

—Tu le désires donc?

—Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un autre, bon ou mauvais selon son caractère particulier, mais qui en sa qualité de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire, plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton préjugé.

—Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même, ce préjugé.

—C'est déjà quelque chose.

—Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon, et si je le voyais pour la première fois, si l'on m'énumérait les qualités que je lui reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il désire épouser ma fille sans m'apprendre en même temps qu'il est juif, je serais toute disposée à le considérer comme un gendre possible... et peut-être même désirable. Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande, je t'avoue que je n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille juive fanatique.

—Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout obligé, il me semble. D'ailleurs la vieille madame Eck mène une existence si retirée qu'elle ne doit pas être une gêne pour les siens. Je comprends que, si tout ce qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chrétiens.

—Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi.

—Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas hostile et trouve qu'il est faisable, voilà la vérité vraie. Il y a quelqu'un qu'il touche encore de plus près que nous; c'est Berthe; aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que Berthe doit être consultée. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination des abominations; pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance a pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant le repousser par des raisons sérieuses et autrement que d'instinct, sans trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut être désirable. C'est à voir. Si elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de préjugé tout à fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne m'étonnerait pas.

Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait; elle fit asseoir son mari devant la cheminée, et s'assit elle-même à côté de lui.

—Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.

—N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne veux pas plus la marier malgré elle que je ne voudrais qu'elle se mariât malgré moi.

—Et ta mère?

—A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposée à accepter ce mariage, nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman... et avec toi.

—Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe: il est évident que la répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande de M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun reproche ne peut être adressé à Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais été chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges Berthe et elle te répond—je le suppose—qu'elle sera heureuse de devenir la femme de Michel. J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu en lui un futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre. Mais du jour où tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naître et se développer vite, car je conviens sans mauvaise grâce que Michel est beau garçon, et qu'il sait mieux que personne être aimable quand il veut plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur de ta mère que nous faisons; à son âge, avec son despotisme d'idées, cela est bien grave, et la responsabilité est lourde pour nous. Ou tu subis le refus de ta mère, et alors nous faisons le malheur de Berthe, si ce sentiment est né.

—Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a été surprise, finirait par entendre raison.

Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la Maman mieux que le fils ne connaissait sa mère, et savait par expérience qu'on ne lui faisait pas entendre raison.

—J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mère, mais tout n'est pas fini, il y a un empêchement à ce mariage qui vient de nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons lever—c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck que nous marions notre fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en même temps celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur mon préjugé et dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre à une certaine fortune escomptée vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant, et trouveras-tu beaucoup de commerçants dans une situation égale à celle des Eck et Debs qui épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous pouvons donc en être pour la honte de notre confession, et Berthe pour l'humiliation d'un mariage manqué. Est-il sage de nous exposer à un pareil échec qui, se réalisant, aurait des conséquences désastreuses, non seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. Réfléchis à cela.

Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et déduisait les raisons qui s'opposaient à ce mariage, Adeline, qui tout d'abord l'avait écoutée en la regardant, se penchait vers le feu, absorbé manifestement dans une méditation douloureuse.

—Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'énergie, pour en arriver là! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en était temps encore!

Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui éclairait sa tête grisonnante. Quels changements s'étaient faits en lui en ces derniers temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré les rides s'étaient profondément incrustées; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent égayés par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou d'inquiétude.

—Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se parlant plus encore qu'il ne parlait à sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et comment! J'ai été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter.

Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui mettent la main sur la tête de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait; s'il se décourageait, elle le réconfortait; de même que s'il s'emballait, elle l'enrayait.

—Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle, mais crois bien que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente ans, ayant sa position à faire, on pouvait courir cette aventure, mais à ton âge et dans ta situation il était sage et naturel de ne pas oser la risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'être abstenu.

—Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-même, car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais à mon aide quand je me sentais prêt à te céder. Un jour, il y a trois ans, c'est-à-dire à un moment où nous avions encore les moyens de transformer notre fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin de compte j'étais arrivé à la conclusion évidente, claire comme le soleil, que c'était pour nous le salut. J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris la plume, quand une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à Elbeuf, j'écrivis à Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos concurrents payent le charbon, le gaz, le mètre courant de construction. La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240 francs le wagon, coûte là-bas 120 francs; le gaz, grâce aux primes de consommation, coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction d'un bâtiment industriel revient à 22 francs le mètre superficiel; tu vois, sans qu'il soit besoin que je te le répète, tout ce que je me dis; et comme je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification pour rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les choses continuèrent à aller pendant que je me répétais glorieusement les raisons qui me paralysaient, et elles finirent par nous amener au point où nous sommes arrivés.

Il se leva et se mit à marcher par la chambre à grands pas avec agitation:

—Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un côté des choses, ils peuvent se décider et agir, ils ont de l'initiative et de l'élan. Moi, je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre malheur. La faute en est-elle à mon caractère, à mon éducation? Est-ce le milieu dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma vie, tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions entraînant avec elles des responsabilités? toujours est-il que lorsque je suis en face d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait disparaître lui-même, s'enfoncer ou s'envoler.

—Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle tendrement; tu es le meilleur des hommes.

—A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu aurais été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, le meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu. J'avais fait de si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais assez de maris pour faire mon choix. Et maintenant!

Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant à sa femme et s'arrêtant devant elle:

—Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se présente, je ne ferai point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: «Il est bien difficile de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser», attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. Pour moi, j'ai pu me perdre dans ces hésitations malheureuses, je ne les aurai point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la tranquillité du tête-à-tête je l'interrogerai.

Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère reprit le dessus:

—Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce mariage.

VIII

Dans une famille, la mère n'est pas toujours la confidente de ses filles; c'est quelquefois le père qu'elles choisissent; c'était le cas chez les Adeline, où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, avait plus de liberté et plus d'expansion avec son père.

Occupée, affairée, appartenant à tous; madame Adeline n'avait jamais pu perdre son temps dans les longs bavardages où se plaisent les enfants. Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des regards attendris et ces mouvements enveloppants où les enfants sont si habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement donné, la mère reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes étaient comptées.

Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son père entièrement à elle, sans que jamais il lui répondit le mot qu'elle était habituée à entendre chez sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas à travailler, lui, lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eût à faire, il ne le faisait que lorsqu'elle lui en laissait la liberté; et bien souvent même il commençait sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant à lui plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était qu'une enfant; jeune homme, lorsqu'elle était devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! Que de visites aux quinze ou vingt poupées composant la famille de Berthe, qui toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'âge n'avait point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi sérieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'était qu'une gamine, ne se fâchant point des moqueries de sa grand'mère et de sa mère, mais sachant gré à son père de la prendre au sérieux et de la défendre.

—Ne la raille point, répétait-il, les petites filles qui aiment le plus tendrement leurs poupées sont les mêmes qui plus tard aiment le plus tendrement leurs enfants; on est mère à tout âge.

Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien encore, comme dix ans auparavant, faire le «monsieur qui vient en visite», le «médecin», et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille.

Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline se chargeât de parler à Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent joué le rôle du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant entretenir la «maman» de projets de mariage à propos de Toto ou de Popo, pour remplir ce rôle sérieusement et faire pour de bon le «papa.»

Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, et quand, à huit heures, le père et la fille montèrent dans la vieille calèche, le ciel était clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du côté du levant comme on en voit souvent, en novembre, après les grandes pluies d'ouest. Bien que le cocher fût sur son siège, on ne partit pas tout de suite, parce qu'il fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de derrière et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de Léonie. Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait ajouter aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut fermé.

—Bon voyage!

—A ce soir!

Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la rue de l'Hospice pour gagner la côte du Bourgtheroulde; comme le temps était doux, les glaces n'avaient point été fermées; en tournant au coin de la rue du Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs qui venait en sens contraire.

—Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il.

—Il faut le lui demander, répondit Berthe en riant.

—Ce n'est pas la peine.

On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua qu'il y avait dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tête et le geste de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?

—Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passés.

—Comment l'aurait-il su?

—Tu aurais pu le lui dire hier au soir.

Berthe ne répondit pas.

Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel, Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté qu'il lui fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se décider, l'émotion lui serrait le coeur; l'heure présente était si différente de celle qu'autrefois, dans ses moments de rêveries ambitieuses, il avait espéré!

Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, absorbé dans ses pensées, Berthe le provoqua à parler.

—Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux d'aller au Thuit?

C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout de suite de Michel, au moins pour la préparer à se prononcer sur sa demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison Eck et Debs, désire t'épouser»; il fallait aussi qu'elle sût à l'avance dans quelles conditions Michel se présentait et l'intérêt matériel qu'il pouvait y avoir pour elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même chose de refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la fortune de ses parents, que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise.

—Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de plus grand plaisir que d'aller au Thuit. C'est là que j'ai appris à marcher. C'est là que tu as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas planté un arbre, je n'ai pas fait une amélioration, un embellissement sans me dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne vais pas être obligé de le vendre.

—Vendre le Thuit!

—Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle puisse être pour toi: nos affaires vont mal, très mal, et si nous ne sommes pas ruinés, il faut avouer que nous sommes gênés; la crise que nous traversons et les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espère en sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au Thuit, hypothéqué déjà lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation qui a frappé la terre en Normandie, il nous coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je n'ai plus le même plaisir qu'autrefois à aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour moi, mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes enfants... et nous-mêmes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée de m'en séparer m'attriste?

Berthe prit la main de son père et l'embrassant tendrement:

—Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi.

Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un chemin coupant à travers des sillons de blé qui, nouvellement ensemencés, commençaient à se couvrir d'une tendre verdure; à une courte distance sur la droite se détachait sur le fond sombre d'une futaie la façade blanche et rouge d'une grande maison: c'était le château du Thuit, qui, par la masse de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en ardoises, par ses cheminées élancées, écrasait les bâtiments de la ferme groupés à l'entour dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers et de poiriers puissants comme des chênes.

—C'était bien vraiment en bon père de famille que je soignais tout cela! dit-il en promenant çà et là un regard attristé.

Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là. On avait vu la voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses deux enfants étaient accourus pour recevoir leur maître.

Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupées, les prit par la main.

—Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, je leur apporte des gâteaux.

—Faut que je les débraude, dit la mère.

—Je les débrauderai moi-même, répondit Berthe, qui voulait bien parler normand avec les paysans.

En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à fond, les peigna, les attifa, et à table en plaça un à sa droite et l'autre à sa gauche, de façon à les bien surveiller—ce qui n'était pas inutile, car avec leur gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point encore adoucie, ils voulaient commencer par les gâteaux.

Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux gamins, et à voir les prévenances, les attentions qu'elle avait pour eux en leur disant de douces paroles à l'accent maternel, il s'attendrissait.

—Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle à se marier plus tard? Ne serait-elle pas privée d'enfants, elle qui les aimait si tendrement?

A un certain moment, il exprima tout haut cette pensée, au moins en partie:

—Quelle bonne mère tu ferais! dit-il.

Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le déjeuner, ils sortirent seuls dans le jardin, et par la futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement côte à côte, lui ému par ce qu'il avait à dire, elle troublée et angoissée par cette émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux tourments de leur situation.

—Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une bonne mère, te doutes-tu que ce n'était pas une allusion à un fait en l'air?

Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en rougissant.

—As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il.

Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les baissant:

—Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle.

—Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette réponse féminine.

Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire.

—Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs.

—Ah!

—C'est là tout ce que tu dis?

—Qu'est-ce que maman lui a répondu?

—Qu'elle m'en parlerait.

—Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman?

—Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous répondions, ta mère et moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même.

Cependant, après un moment de silence, ce ne fut pas une réponse qu'elle adressa à son père, ce fut une nouvelle question.

Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-à-dire est-ce qu'il connaît la vérité sur la situation de tes affaires?

—Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la vérité, il la soupçonne en partie; dans le monde des affaires, il n'est personne à Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui ce qu'elle était il y a quelques années. Mais quel rapport cela a-t-il avec la réponse que je te demande?

—Ah! papa!

—C'est naïf, ce que je dis?

Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante.

—Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande néanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime.

—Ah! j'y suis.

—Dame!

—Et cela te fait plaisir?

—Tu demandes des choses...

—Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât?

—Je ne soupçonnais pas... c'est-à-dire que je voyais bien que M. Debs était très aimable avec moi; partout où j'allais, je le rencontrais; toujours je trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement; il avait en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans une situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec Suzanne, ni avec Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais été plus loin.

—Maintenant elles ont marché, et il dépend de toi qu'elles en restent là s'il ne te plaît point.

—Je ne dis pas cela.

—Dis-tu qu'il te plaît?

—Il est très bien.

Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être ne voulait-elle pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en aide:

—Il est vrai qu'il est juif.

Elle se mit à rire franchement:

—Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il soit juif?

IX

L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si spontanément du coeur que la preuve était faite: l'affaiblissement de préjugé dont Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce chez la grand'mère, résistant encore chez la mère, il n'existait plus chez la fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il soit juif?»

—Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline après un moment de réflexion, il n'en est pas de même pour ta grand'mère.

—Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix qui tremblait.

—Peux-tu en douter?

—Et maman?

—Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage, mais elle n'y fera pas d'opposition si de ton côté tu le désires?

—Et toi, papa?

Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui remua le coeur du père.

—Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.

Elle se serra contre lui.

—C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement. Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer, sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. Je sens très bien que c'est un sujet délicat sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un père, crois-le bien, voudrait n'avoir pas à appuyer. Mais il le faut.

—Je n'ai rien à te cacher.

—J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as commencé à grandir, je t'ai mariée déjà bien des fois, mais jamais sans que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord existe que je te demande de me parler à coeur ouvert. Est-ce donc impossible?

—Oh! non.

—Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton père? Où en trouveras-tu un qui t'écoute avec plus de sympathie?

Ils marchèrent quelques instants silencieusement et quittèrent la futaie pour entrer dans la forêt.

—Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se décidait point et voulant l'encourager.

Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle question:

—Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que tu penses toi-même de M. Debs?

—Je n'en pense que du bien; c'est un honnête garçon.

—N'est-ce pas?

—Travailleur.

—N'est-ce pas?

—Aimable, doux, sympathique à tous les points de vue.

—Alors il te plaît?

—Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui ne valaient certes pas celui-là.

Elle regardait son père avec un visage rayonnant, devinant ses paroles avant qu'il eût achevé de les prononcer.

—Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le mariage lui-même, dit-elle.

—Et ce n'est pas du tout la même chose.

—Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es à M. Debs, le mari?

—Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre.

—Oh! je t'en prie, papa, cher petit père!

Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait l'impossible.

Elle lui sourit tendrement:

—Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille?

—Gamine!

—Je t'en prie, réponds-moi franchement!

—Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari.

Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette réponse; elle pâlit et resta un moment sans trouver une parole.

—Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin.

—Il y a des raisons qui lui sont contraires.

—Des raisons... graves?

—Malheureusement.

—Qui te sont personnelles?

—Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation.

—Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui épouse une chrétienne ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi.

—C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est pas chose facile; me le dire à moi, c'est prêcher un converti; tu sais comme ta grand'mère est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa foi, et, d'autre part, elle est d'une époque où les juifs étaient victimes de préjugés qui pour elle ont conservé toute leur force.

Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux les obligea à se séparer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'était point écoulée et elle formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait tourner ou sauter.

—Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation? demanda-t-elle.

—Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant si Michel Debs savait la vérité sur nos affaires. S'il connaît la vérité et veut t'épouser, c'est, comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour toi, non pour ta dot; pour ta beauté, pour tes qualités, parce que tu lui plais, enfin parce qu'il t'aime.

—Cela est possible, n'est-ce pas?

—Assurément; mais le contraire aussi est possible; c'est-à-dire que, tout en étant sensible à tes qualités, Michel Debs peut l'être aussi à la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors simplement d'un mariage de convenance: l'un des associés de la maison Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la fille de Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis pas que cela soit, mais simplement que cela peut être. Alors que se passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être bonne, comme il le croyait, est médiocre ou même mauvaise? Il ne la fait point, n'est-ce pas? et c'est un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait humiliant; pour nous ce serait désastreux. C'est quand le crédit d'une maison est ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point être prudent que de nous exposer à donner un aliment aux bavardages du monde. N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi Michel Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?—Parce qu'il n'a pas voulu d'une fille ruinée.» Parler couramment de la ruine d'une maison dont les affaires sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà pourquoi, avant de répondre à M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me dire franchement si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un autre, auquel tu n'as pas de raisons particulières pour tenir, il est sage de répondre par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec ta grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers du mariage manqué. Au contraire, si Michel te plaît, si tu vois en lui le mari qui doit assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il faut aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle puisse être pour toi comme pour nous, affronter le mécontentement de ta grand'mère, et courir aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur laquelle il comptait... peut-être.

—Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?

—Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu vois que, par la force même des choses, nous voilà ramenés au point d'où nous sommes partis et que tu es obligée de répondre franchement, puisque ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite.

Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait ramenés au point d'où ils étaient partis, mais la situation n'était plus du tout la même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus solennelle par les paroles de son père: si un sentiment de retenue féminine et de pudeur filiale lui avait fermé les lèvres, maintenant elle devait les ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait pour son père, elle le devait pour elle-même.

—Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passé entre M. Debs et moi qui ressemble même de très loin à ce que j'ai lu dans les livres; il ne m'a pas sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant notre voyage dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon côté pendant que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pensé à lui; tu ne sais peut-être pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du Maulévrier, je parlais de mon mari à mes amies, il avait les yeux noirs, la barbe frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel. Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de la part de Michel ne pouvait me donner à penser qu'il voudrait m'épouser un jour. Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; on est très hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos amies ont des maris à revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le prend où l'on peut.

—Il ne t'avait jamais rien dit?

—Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une gamine et que lui était déjà un jeune homme.

—Et quand tu es rentrée du couvent?

—Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui étais pas indifférente... et que je lui plaisais.

Il voulut lui venir en aide:

—Et tu en as été heureuse?

—Dame!

—L'as-tu ou ne l'as-tu pas été?

—Puisque c'était la continuation de ce que j'avais si souvent combiné, je ne pouvais pas ne pas être satisfaite.

—Satisfaite seulement?

—Heureuse, si tu veux.

—Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais?

—Peux-tu croire!

—Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne le refuseras point.

—Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne serait pas moi, et c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.

Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance sur laquelle il se jeta:

—De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle il doit compter, il ne se retirerait pas.

Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mère, sa mère, son oncle. Me laisserais-tu épouser un jeune homme qui n'aurait rien... que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que tu ne peux pas me donner de dot?

—Il le faut bien.

—Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un étranger pour moi!

Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces quelques mots, avec un accent qui remua Adeline.

—Comme tu es émue!

—C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manqué.

Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et le plus formel qu'elle pût faire.

Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant dans son bras, il l'embrassa tendrement.

—Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma chérie.

—Comment?

—Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons. Est-ce que tu peux être malheureuse par nous, par moi?

—Il faut répondre.

—Certainement, certainement.

—Que veux-tu répondre?

Le Normand se retrouva:

—Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au père Eck que je ne peux pas te donner demain une dot, peut-être arriverions-nous à une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute possible dans un délai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours aussi mal; nous nous relèverons; ta mère a des idées; il n'y a qu'à gagner du temps.

—Oh! je ne suis pas pressée de me marier.

—C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous gagnerons du temps; avec le temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.

X

De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, ils apercevaient de petites colonnes de fumée bleuâtre qui montaient droit à travers les branches nues des grands arbres.

—Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où en sont les bûcherons, et tout de suite nous rentrerons à Elbeuf, de façon à ce que je puisse aller ce soir même chez M. Eck.

Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps des éclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui tremblait,—celui d'un grand arbre abattu.

—Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente où les bûcherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal maintenant!

Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent rapidement au château, où tout de suite les chevaux furent attelés. Il n'était pas trois heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit.

Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en allant au Thuit, tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves sur preuves pour démontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au père Eck.

—Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma chérie, tu verras.

Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas seulement la situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'améliorer; à Paris on lui avait proposé d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refusé, parce qu'il voulait se tenir à l'écart de tout ce qui touchait à la spéculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules était passé; ces affaires étaient honorables, c'était par excès de délicatesse, c'était aussi par amour du repos et de l'indépendance qu'il n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; il ne penserait qu'à elle; le premier devoir du père de famille, c'est d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus sacré que celui-là. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours par amour du repos et de l'indépendance il s'en était retiré. Maintenant il se laisserait faire: fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la corbeille de mariage.

Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, son coeur serré se dilatait, l'espérance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, était-elle désintéressée? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu à examiner ces questions. Mais le coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, et ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de ses pensées qu'elle avait tenu à avoir à sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle pouvait ne point penser à elle.

Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour si prompt, ne les attendant que pour dîner.

—Déjà!

Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'était dit entre le père et la fille, mais malgré l'envie qu'elle en avait, il lui était impossible d'interroger son mari, la Maman étant là dans son fauteuil.

—Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant; il faut changer de chaussures, je vais monter avec toi.

Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte:

—Eh bien?

—Elle l'aime.

—Elle te l'a dit?

—Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoué dans un cri de douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme.

—Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur.

—Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune fille.

Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et lui.

—Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée.

Il expliqua son plan.

—Et après? quand nous aurons gagné du temps, le mariage sera-t-il assuré?

—Il sera facilité.

—Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner la vie qui a été la tienne jusqu'à ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de spéculation; tu as trop de droiture, trop de loyauté.

—Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les garanties?

—Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les honnêtes gens? serais-tu le premier qui, malgré son intelligence et sa prudence, se laisserait tromper et entraîner.

—Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que des affaires sûres.

—Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent les gros gains.

—Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai laissé passer des centaines d'occasions qui nous auraient donné une fortune considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront maintenant, voilà tout.

—Le temps est passé des belles occasions; tu le sais mieux que moi.

—Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper court à ces observations, cela n'engage à rien de prendre du temps.

Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en l'embrassant elle lui serra la main dans une étreinte où elle avait mis toutes ses espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance.

La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans le nouveau, celui qui confine à Caudebec, là, où de vastes espaces permettaient après la guerre, la libre construction d'un établissement industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isolé, d'accès commode, avec des dégagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau facile à atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le dégraissage ainsi que le foulage des draps en pièces. Construite en briques rouges et blanches, elle occupe entièrement un îlot de terrain compris entre quatre rues se coupant à angle droit; sur trois de ces rues se dressent ses hautes murailles percées de larges châssis vitrés, et sur la quatrième s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir une cour carrée au fond de laquelle le balancier de la machine lève et abaisse ses deux bras.

Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps déjà, mais par les fenêtres tombaient des nappes de lumière qui éclairaient la rue au loin; les métiers battaient, les broches tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche, et dans le ruisseau coulait une petite rivière d'eaux laiteuses qui fumaient.

Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il aperçut le père Eck travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penchés sur leurs pupitres.

—Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au père Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement.

—Les autres sont tans la fabrique, dit le père Eck, à leur poste.

Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un prétexte à sa visite:

—Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a dit que vous en étiez satisfait.

—Très satisfait; je fais appeler Michel pour qu'il fous les montre, c'est son affaire.

Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et Michel ne tarda pas à arriver; en apercevant Adeline, il s'arrêta un court instant avec un mouvement de surprise et d'hésitation.

—C'est M. Ateline qui fient foir nos métiers fixes, dit le père Eck.

Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'était vraiment le désir de voir les métiers fixes qui était la cause de cette visite: ce serait bien étrange après la demande adressée la veille à madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût, il ne pouvait qu'attendre.

Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur les perfectionnements qu'il avait apportés à ces métiers manquèrent-elles de clarté: son esprit était ailleurs.

Heureusement son oncle lui vint en aide:

Fous foyez, mon cher monsieur Ateline, avec teux cents broches ces métiers broduisent presque autant que les renfideurs avec quatre cents broches.

Il est vrai que si Michel était distrait en parlant, Adeline ne l'était pas moins en écoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre ne pensait guère à ce qu'il entendait.

—Il est vraiment très bien, se disait Adeline en examinant Michel; je ne l'avais jamais vu si beau garçon.

—Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi, se disait Michel en regardant le père de Berthe à la dérobée.

Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le père Eck appuyait sur les berfectionnements de son betit Michel.

Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs, Adeline et le père Eck marchant côte à côte, tandis que Michel restait en arrière pour se dérober: il était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux était donc qu'il leur laissât la liberté du tête-à-tête.

Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit une bande de drap divisée en petits carrés de diverses couleurs.

—Que tites-fous de ça? demanda-t-il.

Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants de nouveautés essayent pour chercher le modèle qu'ils adopteront.

—Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.

Le père Eck donna un coup de coude à Adeline et, se haussant vers lui en mettant une main devant sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers auprès desquels ils passaient:

Fous tuer, nous, oh non, au gontraire.

Ils sortirent dans la cour.

Fous afez à me barler, n'est-ce bas? demanda le père Eck.

—Oui.

—Les métiers, c'était un brétexte; je fais fous conduire dans mon pureau.

Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution, il ne l'était jamais pour l'exécuter.

—Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitôt qu'ils furent installés dans le bureau particulier du père Eck, et nous en sommes fort honorés.

—C'est moi, c'est nous qui serions honorés de nous allier à fotre famille, madame Adeline a tû fous tire que c'est le put de mon ampition.

—J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique et conforme à nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables à ce mariage....

—Ah! mon cher monsieur Ateline!

—Malheureusement nous sommes, à cause de ma mère, obligé à de grands ménagements; vous savez quelle est la sévérité de ses principes religieux.

—Je sais par ma mère ce que beut être cette sevérité; et je fous afoue que je ne lui ai bas même barlé de ce mariage, qui pour nous n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la première fois que l'un te nous pense à épouser une chrétienne: il a fallu l'amour de Michel pour me décider moi-même; vous savez le préjugé, la tradition, la fierté!

—Vous comprenez donc que nous hésitions avant d'en parler à ma mère; il faut des précautions, des préparations, sans quoi nous nous heurterions à un refus formel.

—Je gomprends.

—Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours désiré ne pas la marier trop jeune.

—Chez nous, fous safez, on se marie cheune; ma mère s'est mariée à quinze ans.

—Enfin je vous demande du temps.

—Oh! barfaitement, nos cheunes chens beuvent attendre; moi j'ai pien été viancé avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous sommes mariés j'aurais pien attendu encore.

Il dit cela avec son bon rire.

A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du bureau.

—N'endrez bas, n'endrez bras! s'écria M. Eck, n'endrez bas, hein!

Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vêtue de noir, avec un châle sur les épaules, le front caché par un bandeau de velours posé en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression affable: c'était madame Eck.

—J'ai cru que c'était un gommis! s'écria le père Eck, est se levant vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret et du respect.

—C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.

Et tout de suite s'adressant à Adeline:

—J'ai appris que vous étiez dans la maison et je suis descendue pour vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez prononcées sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis longtemps déjà, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, je vous laisse à vos affaires.

—Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille courbée.

—Ah! Monsieur Ateline, Monsieur Ateline, s'écria le père Eck quand la porte fut refermée, ma mère vient de faire pour fous ce que je ne lui ai chamais fu faire bour bersonne; ça fa pien, ça fa pien!

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