Baccara
DEUXIÈME PARTIE
I
En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez son collègue le comte de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui s'était trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille francs, Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité.
En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette rencontre, c'était chez Raphaëlle, la maîtresse de ce collègue. Mais ce petit arrangement était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler de Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait rien de la vie parisienne? Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son mari! Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en plus finir. On ne peut pas demander à une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne sont ni de son éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse, et qu'il se trouvât des amis—alors surtout que c'étaient des députés—pour accepter cette invitation; la province a sur les maîtresses et sur les députés des opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une femme de député restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces, ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il caquette, ce ne peut être qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une bonne place de tribune.
Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait qu'imiter plusieurs de ses collègues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient embarrassés à la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on était là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on s'amusait plus que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le comte. C'était donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu à l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte qui payait le loyer de cette aimable maison où ils étaient si bien reçus, et qui payait aussi cette bonne chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse, il aurait fallu un excès de puritanisme pour s'en fâcher.
A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis longtemps déjà le comte de Cheylus n'était pas en état d'entretenir le train de maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous les députés qui connaissent à fond les dessous de la politique française et étrangère n'ont pas pénétré aussi profondément les dessous de la vie parisienne: ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agréable, une femme qui, pour n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille célébrité, et ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se contentait pas des apparences?
D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui était l'homme le plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire à tous, amis comme adversaires, et même à ses adversaires plus encore qu'à ses amis peut-être. Préfet sous l'empire, il avait administré les départements par où il avait successivement passé avec de bonnes paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignées de main et des banquets à toute occasion. Et quand, après vingt années de ce régime, la chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était trouvé un de ces arrondissements où les maires, les conseillers municipaux, les curés, les pompiers, les orphéonistes, les fanfaristes, tous ceux enfin qui l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur importait à lui et à eux la politique, il les avait convertis à son système: «Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la Chambre il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses bonnes paroles; bien avec son parti, très bien avec ses ennemis, ce n'était pas lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la main toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la bouche, même avec ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austérité ou de leur mépris et qu'il finissait par adoucir.
«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour venir dîner avec moi lundi prochain.»
Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur du barreau de Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis longtemps le comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait de bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les dîners, on la faisait pour la maîtresse.
Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé la vérité, toute la vérité à ces honnêtes convives.
C'était vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la connaissance de Raphaëlle, alors dans toute sa splendeur, et au mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la Participation Poupardin, Allen et Cie, le prince de Kappel, en un mot avec toute la bohème tapageuse de cette époque; pour lui il n'était pas moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés, le comte avait dissipé toute sa fortune et il n'était plus qu'un simple député, sans aucune influence même dans son parti, où personne ne le prenait au sérieux; quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée, au moins avait-elle laissé dévorer par des spéculations aventureuses la plus grosse part de ce que son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie lui avait fait gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient lourdement marqué leur passage: la maigriotte Parisienne s'était alourdie et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa physionomie gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'était immobilisée, les teintures avaient desséché les cheveux, les blancs, les rouges, les bleus avaient tanné la peau.
Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves des oreilles, et la tradition les rend aveugles à la réalité: quand pendant dix ans on a été la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'être pendant vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ça finisse; il faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en qui M. de Cheylus n'avait vu que «la charmante Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait encore dans «tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient son nom dans les soirées théâtrales, on pouvait se montrer avec elle alors surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un député. Assurément, si elle lui revenait, ce n'était point par intérêt, et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanité d'un vieux beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans, sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voilà tout; et vraiment il ne pouvait que lui être reconnaissant de cette preuve de goût.
—Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il n'était donc pas si déplumé!
Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil de l'homme ruiné l'emportait sur la fatuité du triomphateur; de là sa formule d'invitation à ses chers collègues—«avec moi».
Elle était réellement une providence pour lui, cette bonne fille, et près d'elle il retrouvait dans son désastre un peu des satisfactions de son ancienne existence: un intérieur à la mode, une table bien servie et une femme, une maîtresse aussi élégante que celles qu'il avait aimées autrefois.
Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la réputation d'âpreté au gain s'était cependant établie sur tant de ruines, c'est qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait essayé d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un écarté heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours refusés.
—Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait même pas l'apparence de l'intérêt: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais rien qu'une fleur.
Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois elle lui avait demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une démarche, d'un acte de complaisance et de bonne amitié.
L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la refuser à son influence: elle consistait à obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait vraiment sentir; il serait facile de le démontrer.
Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait cette autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez pour vivre, et elle ne tenait pas à gagner de l'argent; à quoi bon le superflu, quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses ambitions d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'améliorer en vieillissant.
C'était pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte Frédéric de Mussidan, dont la soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement, il y avait aussi un intérêt personnel qui la faisait insister: si elle obtenait cette autorisation, Faré, reconnaissant du service qu'elle aurait rendu à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans sa pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une création importante, et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie. Quant à lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la présidence de ce cercle qui serait administré avec la plus rigoureuse délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons à prendre.
Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs qu'il eût fait la démarche qui lui était demandée, il lui devait bien ça, à la bonne fille; mais les vingt mille francs donnèrent à sa parole une conviction et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'était plus le sceptique qui se moquait de lui-même et accompagnait des discours les plus pathétiques d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond tout cela m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre au sérieux plus que moi, et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez.»
Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif, aussi entraînant que lorsqu'il présenta la demande à son ami le préfet de police, «à son cher préfet».
—Un cercle dont vous seriez le président, mon cher député, n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le laissassent bien vite tourner au tripot?
—Pas plus que les autres.
—C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres.
Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie, malgré ses retours, il n'avait rien pu obtenir.
C'était alors que les sentiments de Raphaëlle s'étaient affirmés dans toute leur beauté, et que son désintéressement avait éclaté—aux yeux de M. de Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au moins à du mécontentement; non seulement elle n'avait pas formulé le plus léger reproche, non seulement elle n'avait pas montré de mécontentement, mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait prié d'inviter quelques-uns de ses amis à venir dîner le lundi chez elle.
—Ici n'êtes-vous pas chez vous?
C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle de se laisser jamais emporter par la colère ou la fâcherie, ni de compromettre ses intérêts.
Or, il y avait intérêt pour elle—un intérêt capital—à obtenir cette autorisation, et là où le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu la simplicité de compter, échouait, d'autres réussiraient,—il lui amènerait ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle choisirait celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation sans craindre de se la voir refuser.
L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un ancien lutteur appelé Barthelasse, elle avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort avaient fait échouer là comme croupier. Il était jeune, il était beau, il était noble, elle l'avait aimé, et elle s'était laissé affoler par l'envie de se faire épouser.
Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son vrai nom on s'appelle Françoise Hurpin, et qu'on a donné une notoriété vraiment trop tapageuse à celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient épousé vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur nom.
Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de Mussidan, il semblait qu'il dût se laisser épouser par une femme qui le tirerait de la misère; mais quand elle avait adroitement abordé la question du mariage, il avait commencé par ne pas comprendre; puis, quand elle avait précisé de façon à ce qu'il lui fût impossible de s'échapper, il avait nettement répondu par la question de fortune.
—Qu'apportait-elle en mariage?
Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune ne suffirait pas à la vie qu'il entendait mener.
Elle s'était désespérée, et, comme il était bon prince, il l'avait consolée.
—Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette fortune; le moyen était en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne tarderaient pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse, à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux honnêtes fiancés qui ont travaillé pour leur dot.
II
C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son cher collègue» qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré, Comment, dans ce jeune homme élégant et distingué, d'une politesse exquise, de grandes manières, reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée, alors même qu'on l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: «Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point, car on ne jouait pas chez Raphaëlle.
Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception du vicomte de Mussidan et du père de la maîtresse de la maison, un ancien militaire de belle prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues avec lesquels on continuait les conversations commencées au Palais-Bourbon; aussi était-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin, à deux pas de la Chambre, que demeurait Raphaëlle; en sortant après la séance, on était tout de suite chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade sous les arbres des Champs-Elysées, avant de rentrer chez soi, aidait la digestion des bonnes choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on avait bus.
Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitalière, et même on n'y mangeait que de très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet de la Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux amis dans son département, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps à son souvenir par l'envoi d'une caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui pendant son passage à travers la haute noce avait appris à apprécier la bonne chère, savait quelle lassitude éprouvent ceux que les invitations accablent, en s'asseyant tous les soirs devant le même dîner—celui qui sort des quatre ou cinq grandes cuisines où un certain monde fait ses commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou à la Belle Jardinière—et ce n'était point ce menu banal qu'elle offrait à ses convives. Pendant huit jours à l'avance, quand elle avait décidé de donner un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui était une femme de mérite, les mets qu'elle voulait servir à ses hôtes; et ceux-là seuls qui étaient supérieurement réussis paraissaient sur sa table.
Que demander encore?
Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction à son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait été répété:
—Décidément on dîne bien chez les gueuses.
Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fût un bon provincial, c'était avec une pointe de vanité libertine qu'il lâchait son mot; à Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches même quand on était l'honneur du barreau de cette ville célèbre, et à Elbeuf non plus, quand même on était la gloire de la fabrique elbeuvienne.
Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M. Hurpin, le père de la maîtresse de maison, qui se carrait à table avec une si belle prestance, était bien vulgaire, et que sa manie de présenter son épaule gauche décorée du ruban rouge, quand on parlait d'honneur, était insupportable; que ses observations, lorsqu'il en lâchait, ce qui d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche que pour manger, étaient stupides ou grossières, mais ces critiques ne portaient pas.
—Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très bien chez les gueuses; et ce coquin de Cheylus est bien heureux!
Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte: Charmant! Il était la joie et la jeunesse de ces dîners. Il en était le champagne—le mot avait été dit par l'honneur du barreau de Carpentras, qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un inépuisable répertoire d'anecdotes curieuses et salées sur le monde du second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous révélait un Paris qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant, discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aïeux. Si quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Faré, l'auteur dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en parait point davantage, malgré les brillants succès que celui-ci avait obtenus en ces dernières années; tout au contraire, il laissait entendre, mais à demi-mot et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage pour sa soeur, héritière d'une des belles fortunes du Midi.
Évidemment, si ces convives avaient connu la bohème parisienne, ils auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place à la table de sa fille, était simplement un ancien garde municipal, décoré à l'ancienneté, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de même ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons que la modestie et la discrétion pour ne point parler de sa fortune; mais ils ne la connaissaient point, cette bohème, et s'en tenaient à ce qu'ils voyaient, à ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt à chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux sous les apparences.
—On dîne bien chez les gueuses.
Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au delà: de quoi se seraient-ils inquiétés? Si quelquefois on se demandait qu'elle était la situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il convient à des gens qui voient clair.
—Pauvre comte de Cheylus!
—Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge!
Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher collègue» des nouvelles du jeune vicomte.
Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en parlant de la faillite des frères Bouteillier, il était revenu vivement avenue d'Antin, après avoir mis le député chez lui, et il avait trouvé Raphaëlle l'attendant devant le feu.
—Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en venant à lui. Est-ce fini, au moins?
—Non.
—Parce que?
—Ah! parce que!
—Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?
—Exactement.
—Eh bien, alors?
—Il s'est défendu.
—L'imbécile!
—C'était gros.
—Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de suite lâché sur lui.
—Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à être préparée.
—C'est quand j'ai compris, à son air plus encore qu'à ses paroles, combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idée m'en est venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre côté et nous trouvions la place prise.
—Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en était pas moins délicate.
—Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que lui as-tu dit? Que t'a-t-il répondu?
Il s'était approché du feu et il présentait un pied à la flamme.
—Comme tu es mouillé! dit-elle.
—Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai accompagné comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les peines du monde à l'empêcher de prendre une voiture.
—Je vais te donner tes pantoufles.
Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchée, cherchant.
—Ne te trompe pas, dit-il.
Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au théâtre pour traduire la dignité outragée:
—Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle.
—Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet déplumé.
—Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus besoin de lui.
Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui, et l'ayant fait asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser.
—Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite chaise basse.
—En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites, et à ce propos, je lui ai dit les choses les plus éloquentes sur l'infamie des commerçants qui font faillite tranquillement pour ne pas payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brûlons la cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché là-dessus.
—Et notre homme?
—Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu: il s'est mis à m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y avait pas de plus grande douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors voyant ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,—le contraire de ce que je disais.
—Es-tu gentil?
Elle lui baisa la main.
—J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel drame que celui qui se joue dans le crâne d'un commerçant faisant ses additions! Quelle situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et, par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont menacés, alors même qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scène sans que je te la file. C'est à ce moment que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais prêté un sou à personne, a passé sa vie à offrir tout ce qu'il possède à tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre homme, c'eût été trop.
—Tu es adorable.
—...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition une cinquantaine de mille francs... et même plus s'il en avait besoin.
—Et il a refusé?
—Parfaitement.
—Tu n'as pas insisté?
—Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce refus était une offense à ma sympathie, à mon amitié, enfin tout ce qu'on peut dire.
—Il n'en a donc pas besoin?
—Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal menée? il est gêné, très gêné; s'il marche encore, il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis que ses concurrents, les fabricants moins haut placés que lui, se sont conformés aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur demandait, il s'est entêté à fabriquer le genre de sa maison, et on n'en veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer à bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ça l'a mené où il est arrivé.
—Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre?
—Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte pas un prêt qu'il n'a pas demandé: il aurait fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des fafiots.
Elle réfléchit un moment:
—Il faut recommencer.
—Toi?
—Non, toi.
—J'en arrive.
—Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement cette fois tu pourras jouer du fafiot. Je vais te signer un chèque de cinquante mille francs; tu iras le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux, et aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pensé à lui toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu lui as proposés, que c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui te passera par la tête.
—Il aura de la défiance.
—De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demandé; quand plus tard il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne pourra plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des fafiots; tu l'auras; à toi d'en jouer de manière à réussir. Le moment est décisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a pas moins de l'influence à la Chambre et, ce qui vaut mieux, auprès des gens du gouvernement. Ce n'est pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre Cheylus.
—Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là?
—On se sert de qui on peut; j'avais celui-là, je l'ai pris. Nous avons Adeline, ne le laissons pas nous échapper des mains. Où retrouver son pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne, il n'a que des relations politiques; il a des amis à la Chambre; on le croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilité à revendre et à couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait qu'il se trouve dans une position embarrassée, où nous pouvons l'aider. Prenons-le de force. Fais-moi un reçu de cinquante mille francs, je signe le chèque.
Il ne se montra pas offusqué de cette demande de reçu, et tout de suite il l'écrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il n'eût pas à se déranger.
—Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te réveiller à temps.
En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures, et, après s'être habillé, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Crédit lyonnais, où, depuis un certain temps déjà, ils attendaient l'occasion d'être employés.
Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute différente de celle de la veille, disait qu'il avait réussi.
Elle lui prit les deux mains follement:
—Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles; nous le tenons.
Et elle l'entraîna.
III
Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle n'en était pas moins assez simple: Adeline, embarrassé dans ses affaires, aurait de la peine à rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement sa situation.
Mais pour que cette exploitation fût possible, il fallait qu'elle fût menée d'une main légère, sans quoi il regimberait, et, en voyant où on voulait le conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu le prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait réussi une fois, échouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie de vouloir encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier, qui lui avait forcé la main, elle n'eût assurément pas procédé de cette façon; cela n'était pas dans sa manière; quand elle avait réussi une affaire, ç'avait toujours été par la douceur, par l'enveloppement, en prenant son temps, ses précautions et ses distances, et ceux dont elle avait triomphé étaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai qu'alors elle opérait elle-même; tandis que maintenant elle était bien forcée de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de femme: on serait vraiment bien venu de proposer à cet honnête provincial une association avec une ex-comédienne! Il fallait qu'elle se tînt dans la coulisse et que Frédéric seul parût en scène. Heureusement, elle pouvait lui faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin, félin; il irait.
Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée de fonder un cercle à Paris, ils n'avaient pas laissé passer un jour sans travailler à son organisation. L'appartement même où ils l'installeraient était choisi et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise, comme s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de l'Opéra, en plein Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire, lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa dernière chance; superbe avec ses vingt fenêtres de façade au premier étage sur l'avenue; luxueux à éblouir un étranger, et en même temps assez sévère pour disposer à la confiance le naïf qui monterait son escalier sonore. Il importait de ne pas laisser échapper cette occasion unique, car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à-dire à un locataire qui ne marchande pas, le propriétaire se lasserait d'attendre et de sacrifier à un avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien essayé sur lui le système de la participation mis en oeuvre par eux avec tous ceux qui devaient prendre part à leur affaire: tapissiers, marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-à-dire qu'en plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux bénéfices de la cagnotte; mais ce mirage irrésistible pour des fournisseurs plus ou moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et assez défiant pour n'avoir pas une foi aveugle dans la probité de ceux qui gardent les clefs de cette cagnotte.
Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une heure.
A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez lui un billet «du charmant vicomte» le prévenant que, le lendemain, aurait lieu aux Français une première représentation qui serait une des grandes premières de la saison, celle d'une comédie de son beau-frère Faré, et que, pour cette représentation, il était heureux de mettre un fauteuil d'orchestre à sa disposition.
«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la peine à obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me donner le plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la vérité m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées. Au premier mot que j'ai adressé, à mon beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à celui qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement par un refus, mais quand j'ai prononcé votre nom, ce refus s'est changé en la plus gracieuse des offres.—Dites bien à M. Adeline—ce sont les propres paroles de mon beau-frère que je vous rapporte—que je considérerai comme un honneur qu'il veuille bien assister à ma pièce; avec un public composé d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et l'on oserait aller jusqu'au bout de son originalité.»
Adeline n'était point un habitué des premières, et s'il voyait une pièce c'était ordinairement lorsque le chiffre de la centième lui permettait de s'aventurer sans trop de risques, de même que, s'il allait au Salon de peinture, c'était après que les médailles étaient données et affichées; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette forme, était vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir par les filles, composaient mieux leur salle de première représentation, le niveau de l'art ne tarderait pas à s'élever,—c'était une observation qu'il avait présentée lui-même plus d'une fois à la commission du budget lors de la discussion de la subvention des théâtres, et il lui plaisait de la retrouver dans la lettre du «cher vicomte»,—qui, bien évidemment, répétait les paroles mêmes de Paré.
La salle était brillante, c'était bien une grande première, comme l'avait annoncé Frédéric, qui, placé à côté d'Adeline, lui nomma le Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric dévidait comme un montreur de figures de cire, mais c'était la première fois qu'il voyait la plupart de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait les histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot. Tous ces noms et toutes ces histoires défilaient sur les lèvres de Frédéric, légèrement; pour deux seulement il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au fond d'une baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Américain, qui occupait une avant-scène avec sa femme.
Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré, Adeline cependant la vit assez pour remarquer la grâce et le charme de sa physionomie; il en fit compliment à Frédéric, qui répondit aussitôt:
—Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se laisser gagner par elle; ma soeur est réellement une charmeuse, et je le sais mieux que personne, puisque l'expérience en a été faite à mes dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers d'une tante que nous avons dans le Midi, à Cordes, et qui devait nous laisser à chacun quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour lui déplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son côté pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation de toute sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci l'a charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore, c'est que ni mon frère ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais sentiment contre notre soeur, l'aimant après comme nous l'aimions auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur de ne jamais nous inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison, construite par notre aïeul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restée telle qu'elle était du temps de notre aïeul; j'avoue que j'aurais aimé à passer un mois de villégiature dans une maison du treizième siècle, meublée de meubles de l'époque.
Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet héritage perdu, mais c'était la première fois qu'on lui en faisait l'histoire complète, et la présence de l'héroïne la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et aussi bien désintéressé: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent eussent peu d'intérêt pour lui, et comme son frère était dans le même cas, il y avait là sans doute une disposition héréditaire.
L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais celle-là ne touchait en rien Frédéric, et s'il la raconta, ce fut évidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin.
—Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle que ce colonel, maintenant si connu, a fait pour la première fois parler de lui à Paris. C'était il y a quelques années.
Il se garda de préciser l'année—1867—ce qui eût un peu trop vieilli Raphaëlle.
—C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui était déjà une comédienne de grand talent, donnait une soirée. Le colonel, qui arrivait d'Amérique, fut conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga, célèbre pour avoir fait sauter les banques du Rhin.
Quand Amenzaga était quelque part, on jouait, qu'on en eût ou qu'on n'en eût pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait perdu trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait volé trois cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'était aperçu de rien, mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de portées ou de séquences, c'est-à-dire de cartes préparées à l'avance et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui déchira ses vêtements, et on lui reprit l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale épouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle, car, en femme d'expérience, elle sait que partout où il y a des joueurs il peut se glisser des filous, si sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir où ce scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga, l'élite du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au moins à ouvrir des cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une sécurité complète. Si j'étais député, ce serait une question qui m'occuperait.
—Rétablir les jeux! c'est bien grave!
—C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entrée des maisons de jeu ne soit pas libre, et là-dessus je suis d'accord avec vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrît à ceux qui en sont affligés d'honnêtes lieux de réunion où ils seraient assurés de n'être pas volés. C'est une question de moralité, de salubrité publique. Songez donc que dans les cercles autorisés ou tolérés la police n'a rien à voir et ne pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés comme dans un bois, sans que personne vienne à leur secours. Or, ces directeurs sont-ils honnêtes?
Le rideau en se levant coupa court à ce discours, qui ne recommença pas ce soir-là, car Adeline s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce, et il se donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au succès du beau-frère de son ami. Quand de longs applaudissements saluèrent le nom de Faré, il se passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline que sa sympathie et son amitié pour Frédéric de Mussidan s'en trouvèrent augmentés.
Deux jours après, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face à face avec Frédéric, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allèrent flâner sur les boulevards: le temps était doux, les passants se montraient assez rares, on pouvait causer librement.
Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point de départ pour ce qu'il voulait dire:
—N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de la transformation qui s'opère à Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons déjà vu je ne sais combien de magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez qu'on n'est plus coudoyé et bousculé comme autrefois. Il y a là un changement qui, me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement comme vous.
—Que voulez-vous que le gouvernement fasse à cela?
—Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris perd de son élégance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est plus l'auberge du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il n'y a plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave, pour la prospérité du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez point. Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à Paris son animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du monde les étrangers affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la fête? c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous les objets de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux, leurs vêtements. C'était du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient pour ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours de Lyon que nos couturières habillaient leurs femmes. Rentrés dans leurs pays, ils y exhibaient fièrement leurs achats, et, pour les imiter, leurs compatriotes demandaient à la France des produits français. D'où la fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voilà pourquoi il faut ramener les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, où chacun trouve à s'amuser selon ses goûts plus que partout ailleurs,—afin de ne pas aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idées là-dessus, dont je vous ferai part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres. Assurément mon nom, ma famille, mes ancêtres, mon éducation, mes convictions, mes principes devraient m'empêcher de travailler à la consolidation du gouvernement,—mais l'intérêt de la France avant tout.
IV
En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout de suite visité quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient proposé des affaires; mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, surtout si l'on entend se réserver la liberté de choisir. Naguère, on était venu le chercher, le prier; quand à son tour il s'était offert, on l'avait écouté avec une certaine défiance. Que signifiait ce changement? Il n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquée, il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre.
Cela était trop conforme à la logique des choses pour qu'Adeline s'en étonnât; il n'avait jamais eu la naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait qu'à se présenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et pour que ceux qui étaient à table fussent heureux de lui faire sa part au gâteau. Ce n'était pas à date fixe que devait se faire le mariage de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins n'avaient pas d'importance; le mot du père Eck, qu'il ne se rappelait qu'en riant, était là pour le rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme pendant quatre ans, et quand nous nous sommes mariés j'aurais bien attendu encore.»
Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient débarrassé des échéances pressantes qui menaçaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il avait le temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était, et même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeât. Alors il rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de cette espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent ne lui pesait pas, tant il avait été galamment offert, mais cependant, par une bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il éprouverait du soulagement à ne plus le devoir.
Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent point comme il l'avait espéré: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au contraire, et, après plusieurs réunions, qui se succédèrent de plus en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la requête de quelques créanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humiliés.
Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux que personne, connaissait la procédure des faillites: de combien serait le premier dividende et quand le toucherait-on?
Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui, dans sa position, était difficile, car, bien que le vicomte n'eût jamais fait la plus légère allusion à son prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas être considéré comme un placement à échéance plus ou moins longue dans lequel le créancier aussi bien que le débiteur trouvent un égal intérêt; c'était un service rendu, et rien que cela.
Comme il se demandait par quel moyen il sortirait à bref délai de cet embarras, il crut remarquer que le vicomte était moins à l'aise avec lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement n'était que trop facile à deviner: il s'étonnait de n'être pas encore remboursé, et il s'en fâchait.
Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a appris à ne pas s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer avec les créanciers de façon à les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui, entré dans la vie avec de la fortune, était arrivé à près de cinquante ans sans devoir un sou à personne. Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant pas un mot à dire, honteux de son silence même. N'aurait-il donc pas la force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: «Ne croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était ce bientôt qui lui fermait les lèvres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère. Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner quand il ne savait pas lui-même à quelle époque il serait en état de payer ces cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un jour à l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne pouvait pas encore le traduire par une date précise.
Il en était là quand un soir, en sortant de dîner chez Raphaëlle, le vicomte lui prit le bras, et, comme le jour où il lui avait offert ces cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet.
—Ne vous détournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu échapper à l'entretien dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir.
—J'ai affaire par là.
—Alors, marchons vite, dit Adeline.
Puis, voulant donner une explication à ce mot qui était sorti de ses lèvres sans qu'il eût le temps de le retenir:
—Nous nous réchaufferons.
Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse, silencieux, dans l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa déclaration, ou plutôt d'un fils respectueux qui a une confession délicate à faire à son père.
Enfin, il se décida:
—Vous me voyez bien embarrassé, mon cher député.
Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose:
—Avec moi?
—Précisément parce que c'est à vous que je m'adresse. Ah! si c'était un autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié, permettez-moi le mot, je suis tout confus.
—Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami.
Cependant, malgré cet encouragement, il y eut encore un silence:
—Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami. En un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais besoin....
Il y eut une pause:
—Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais dans un délai que vous fixerez vous-même, si toutefois cela ne vous gêne point.
L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient cruels, et bien qu'il eût souvent pensé au moment où cette question se poserait, il n'avait point imaginé qu'il serait aussi pénible.
—C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais dû, depuis longtemps, vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont présentées... j'ai compté sur des affaires qui ne se sont point réalisées... sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref, j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....
Le vicomte lui coupa la parole:
—Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne de votre amitié si je ne vous disais pas comment ce besoin se produit,—c'est mon excuse, si tant est que je puisse en avoir une.
—Je vous en prie.
—C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous savez combien je suis peu homme d'argent, cela tient peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce qui s'appelle une fortune assise; mon père en a dévoré trois ou quatre, et moi-même j'ai fortement entamé celle qui m'est venue de ma mère. Je comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez souvent de me trouver à court; ce qui est mon cas présentement. Dans ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme justement une occasion se présente, en mettant quelques fonds dans une affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idée m'est venue de m'adresser à vous.
—Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline décidé à se procurer ces cinquante mille francs à quelque prix que ce fût.
—Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois homme à user de pareils procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir qu'à une date précise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est là tout ce que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je n'aurais demandé davantage.
Adeline respira.
—Je vais étudier mes échéances, demain je vous donnerai cette date, ou, ce qui est mieux, je vous enverrai un billet.
Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout à coup, s'arrêtant et changeant de sujet:
—Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-même cette affaire?
—Quelle affaire?
—La mienne.
—Je n'ai pas de fonds libres.
—Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire.
—Je n'y suis pas du tout.
—Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité de fonder un nouveau cercle, et je vous ai démontré de quelle utilité sera cette fondation à tous les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle: elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il arrive toujours pour les choses à point. Mais c'est une si grosse affaire que la fondation d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance de ce capital?
—Pas du tout; vous savez que je ne connais rien à ces choses.
—Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000 francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle impérial 200,000 francs, la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs, aux Ganaches 50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000 francs, à l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier établissement ne reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable sur lequel on puisse prêter aux joueurs; le succès est là. Un joueur qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte à la caisse du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou la partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche... follement. J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais à ceux qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million, les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai adressé ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre à Paris sa vie brillante, présentez la demande d'autorisation qui ne peut pas être refusée à un homme tel que vous, soyez son président.
—Moi!
—Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilité et la haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes... (il hésita un moment cherchant son mot...) fières de votre initiative. Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez entreprendre, par le seul fait de votre présidence elles viennent à vous, et vous n'avez pas à aller à elles. Dans la politique vous êtes un centre; et on doit compter avec votre influence.
—Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider un cercle parisien, moi, le plus provincial des provinciaux.
—C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la première qualité qu'il faut pour présider un cercle à Paris.
—Laquelle?
—L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des cercles, c'est la crainte d'être volé; quand on se met à une table de jeu pour son plaisir, on n'aime pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller ses voisins; avec un président comme vous à la tête d'un cercle, on aurait toute sécurité, et par cela seul le succès de ce cercle serait assuré; au jeu, on ne vole guère que là où l'on trouve des complices.
—Si j'ai celle-là, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne serait que le temps.
—Il est certain que cette présidence vous prendrait un certain temps, mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées: il y a des présidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque chose.
Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline.
—Adieu! dit celui-ci.
Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager:
—Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous assure, mérite d'être examinée sérieusement.
V
Ils revinrent sur la place de la Madeleine.
—Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle donne des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer ceux qui les procurent. Quand vous apportez à une société une concession quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis certain que l'autorisation qui donnerait naissance à notre cercle ne serait pas comptée pour moins de soixante à soixante-quinze mille francs; c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient changés: vous ne seriez plus mon débiteur, c'est-à-dire que la société serait le vôtre.
La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait été longuement répétée avec Raphaëlle, et il avait été convenu qu'en cet endroit il se ferait un silence de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-même, et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir pas à payer à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne suffirait pas, par cette raison qu'elle était à terme, tandis que le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un résultat immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un effet sûr.
Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été réglées, et ce fut seulement après un moment de silence que Frédéric reprit:
—Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos lèvres: vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle.
—Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut administrer que ce que l'on connaît, et je ne connais rien aux affaires d'un cercle.
—Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de vous donner cette administration: vous êtes président de notre cercle, comme le comte de Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le duc de la Trémoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'êtes que président, c'est-à-dire quelque chose comme un président de la République ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, à qui vous assurez la stabilité, vous régnez, mais vous ne gouvernez pas; à côté de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion financière du cercle s'exerce par une société en commandite représentée par un gérant responsable. Vous et votre comité, composé de hautes notabilités, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les admissions—ce qui est une garantie absolue de choix irréprochables. Les questions financières ne vous regardent en rien et n'entraînent pour vous aucune responsabilité—ce qui est le grand point; vous touchez, vous ne payez pas.
Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus rapportée à l'improvisation de Frédéric que pour le précédent; il avait été répété aussi, car il importait qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu», de façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection. Si son assimilation aux présidents des grands cercles devait agir sur lui,—et ils n'en doutaient pas,—c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le temps de réfléchir et de comprendre par conséquent qu'il n'y avait aucun rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-mêmes, ne faisant pas de bénéfices, n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on lui proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses gérants avec l'argent prélevé sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait connu les cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule, mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'était un argument comme ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour que sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands noms qu'il se répéterait.
—Pour vous rassurer complètement, continua Frédéric, et pour que vous dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative; mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-même, mais aussi pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore une autre raison... politique celle-là, et sur laquelle il est inutile d'insister.
Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait point enlevé par cette offre cependant si tentante, Frédéric lança son dernier argument, celui qui devait briser les dernières résistances.
—Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui ont été opposées à M. de Cheylus.
—Ah! Cheylus s'est occupé de cette création?
—Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le président, et il l'a demandée en effet; mais on la lui a refusée—vous devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a pas voulu le laisser créer un centre de réunion qui devait lui donner une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons été irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme des manières, l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur président que le comte. Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est calmée, et j'avoue—mais tout bas entre nous—que je suis bien aise aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas réussi. Toute chose a sa contre-partie: l'amabilité du comte eût dégénéré en faiblesse, il n'aurait rien su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de respectabilité sévère qu'il gardera avec vous.
Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se sépara de «son cher député».
—Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas dans le sac, j'y renonce; voilà un bonhomme qui certainement dormira moins bien que moi.
En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guère, tandis que lui-même fut bercé par le bon et calme sommeil que donne le travail accompli.
De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un fait se dégageait pour Adeline, si menaçant qu'il ne voyait que lui: l'échéance immédiate de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonné, cette heure qui, tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce n'était plus: «J'aurai à payer» qu'il se disait, c'était: «J'ai à payer».
Comment?
Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des commerçants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du jour au lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui précisément le rendait difficile à recommencer; les sources où il avait puisé s'étaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en compromettant plus encore son crédit déjà si ébranlé, et encore sans être certain à l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui fallait.
Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de la fondation de son cercle, il n'aurait pensé qu'aux moyens de trouver cette somme; il fallait payer, et à n'importe quel prix il s'exécutait.
Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que le mirage de cette fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultés d'un côté pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour en gagner!
Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement il s'acquittait, non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par an; mais encore il se trouvait en position de réaliser son plan, de faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il eût à prendre la peine d'aller les chercher.
En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guère quelle différence il y a entre le cercle qui s'administre lui-même et celui dont la gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres, et celui, au contraire, qui n'a pas d'autre raison d'être que de gagner de l'argent par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont là des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se valent ou à peu près.
Là-dessus Adeline était gros public, comme il l'était d'ailleurs pour bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaëlle avait deviné juste en pensant qu'on pouvait effrontément lui citer quelques grands noms qui l'éblouiraient.
—Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'être présidents, pourquoi, lui, refuserait-il?
Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle, c'était celle de ses membres et aussi celle de son président: puisque les admissions seraient prononcées par lui et par le comité qu'il aurait composé, il n'avait rien à craindre, il saurait leur garder le caractère de respectabilité sévère dont parlait le vicomte: entre honnêtes gens il ne se passe rien que d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son cercle—il disait déjà son cercle—devînt un tripot comme ceux dont il avait vaguement entendu parler.
Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accablé, lui rebattant les oreilles jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.
Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit du rôle que Paris jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de s'associer à tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute ce serait naïveté de s'imaginer que la fondation de son cercle pût produire à elle seule ce résultat; mais si une hirondelle ne fait pas le printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur.
Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient appris à la connaître pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entraîner les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà un but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être pas laissé prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par l'appât du traitement de 36,000, mais il devait être enlevé par l'argument commercial. «Quand on est fier de la bêtise qu'on fait, avait-elle dit à Frédéric, on la pousse jusqu'au bout, alors même qu'on voit que c'est une bêtise.»
Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et toutes les raisons personnelles qui s'ajoutaient à ce sentiment, Adeline ne s'était point décidé à accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer, prendre avis de ceux qui savaient ce que lui-même ignorait.
De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne n'était plus autorisé pour lui répondre que son collègue le comte de Cheylus, si bien au courant de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce cercle lui avait été proposée, il connaissait l'affaire et l'avait pesée avec ses bons et ses mauvais côtés. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le lendemain même.
—Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporté la proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et que, quand l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite me l'a refusée.
—Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a données pour expliquer son refus?
—Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président, ce cercle deviendrait en quelques mois un tripot; que j'étais trop faible, trop indulgent, trop aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot tout ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies d'un refus.
—Et ces raisons vraies?
—Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen d'influence à un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se faire accuser d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à des amis.
—Alors?
—Si vous voulez me prendre dans votre comité, j'accepte. Que vous dire de plus?
Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans être jaloux de Frédéric,—il n'avait jamais eu la naïveté d'être jaloux,—il commençait à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans la maison de Raphaëlle, et que le meilleur moyen de se débarrasser de lui était de lui faire avoir un cercle où il passerait ses journées et... ses nuits.
VI
C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric d'avoir un président en situation d'obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir leur cercle, mais ce n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on adresserait au préfet fût signée par vingt membres fondateurs, et il était de leur intérêt de ne pas laisser le choix de ces membres à Adeline, qui ne saurait où les chercher, et qui, les trouvât-il, les choisirait mal. A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait prendre, sans qu'il se doutât de rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait qu'il prît.
Raphaëlle voulait des noms chics.
Frédéric voulait des noms sérieux.
Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient point là-dessus; en bons associés qu'ils étaient, ils se faisaient des concessions.
—Mêlons les noms chics aux noms sérieux.
Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'épluchant sévèrement: on n'était jamais assez chic pour Frédéric, et pour Raphaëlle on n'était jamais assez sérieux,—au moins en théorie, car dans la pratique, c'est-à-dire au moment où s'agitait la question de savoir s'ils pourraient avoir réellement ces noms sur leur liste, ils étaient bien obligés d'abaisser leurs prétentions et de se faire mutuellement des concessions.
—Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur il peut passer.
—Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si nous sommes trop difficiles, nous finirons par n'avoir personne.
Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était une véritable obsession, elle en rêvait, et plus d'une fois le matin elle avait réveillé Frédéric pour l'entretenir des idées qui lui étaient venues dans la nuit.
—Tu ne dors pas, chéri?
—Si, je dors.
-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute donc.
—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
—Nous n'avons pas de duc.
—Pourquoi faire un duc?
—Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le Jockey en a trente-six.
—Les Ganaches n'en ont pas.
—La Crémerie en a bien un.
—Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en même temps tâche de trouver un lord, ça serait plus sérieux: on en a bien abusé, des ducs; d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père.
Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait composé un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont elle s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle ne lui permettaient point de s'adresser à eux; elle eût été bien accueillie vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les folies les plus extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés, avaient été jusqu'au crime; mais ces temps étaient loin, et le souvenir qu'ils en avaient conservé n'était ni doux ni attendri.
En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini par former une liste dont les noms de tête ne manquaient pas d'une certaine apparence décorative.
Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service extraordinaire, ancien préfet, député, commandeur de Légion d'honneur, grand-croix de cinq ou six ordres étrangers;—un général qu'à Nice et à Cannes on avait surnommé le général Epaminondas, ce qui, dans le monde des grecs, était caractéristique;—un commodore américain;—un musicien et un statuaire affamés de notoriété, toujours en quête de relations, comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes à l'un et faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait en portefeuille depuis vingt ans; un journaliste qui exerçait autant d'influence dans la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par là devenait un personnage utile, avec qui il était prudent de prendre les devants.
Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, c'était encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse, autrefois directeur de cercles à Biarritz, à Pau et en Provence, où il avait gagné une fortune de deux à trois millions et chez qui Frédéric avait été croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le suif, c'est-à-dire le dîner de la table de l'hôte, et un jeton d'un louis qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse avait, pendant plusieurs années, promené cet ancien ambassadeur dans le Midi, mais ces représentations en province ne l'avaient pas encore tout à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu, il ferait encore assez bonne figure.
Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à Adeline le soin de trouver les autres comparses nécessaires à la représentation parmi les gros commerçants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et aussi parmi ses collègues. Plusieurs de ceux qui avaient honoré de leur présence les dîners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour être président au moment même où la faillite des frères Bouteillier leur avait livré Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que l'Elbeuvien, était à coup sûr le plus travailleur des députés, et il n'y avait guère de projet de loi d'intérêt local qui ne fût rapporté par lui: «L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M. Bunou-Bunou.» Il était si souvent imprimé dans les journaux, ce nom de Bunou-Bunou, qu'il était connu de la France entière, et que par là aux yeux de Raphaëlle il avait une certaine valeur, celle de la notoriété. Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour beaucoup au rapport fameux dans lequel il avait traité de la vaine pâture et de la divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car, en fait de notoriété, ce qui compte, c'est la notoriété même, et, la dût-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très connu; oubliée la vaine pâture. D'ailleurs le meilleur et le plus honnête homme du monde, toujours à son banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant sa tête blanche sur son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait ses écritures, mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre d'hôtel où, comme il le disait lui-même, «le bois coûtait diantrement plus cher qu'à Château-Chinon.»
Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline; ce fut ce que Raphaëlle demanda, exigea même, tandis que Frédéric se montrait disposé à laisser à la réflexion le temps d'agir.
—C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui, il ne le sera plus demain; il pèse le pour et le contre comme un pharmacien pèse ses drogues.
—Avoue que la pilule est dure à avaler.
—Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons; d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et c'est ton affaire.
—Je suis à bout.
—Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire et tu ne vois plus rien à faire?
Il haussa les épaules.
—Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a encore à dire et à faire; écoute-la, et souviens-toi plus tard, quand nous serons mariés, que tu as eu intérêt à la consulter, alors que tu restais à bout dans une affaire d'où dépendait notre fortune, et qu'elle est bonne à quelque chose.
—Je t'écoute.
—Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme?
—Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience.
Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer qu'elle était bonne à quelque chose, quand lui n'était bon à rien; trop souvent elle avait insisté sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de ses ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en réalité elle se faisait plutôt prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les tiennent.
—C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous sommes adressés, dit-elle, à son orgueil, à sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule dans son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu as parlé.
Il la regarda sans comprendre où elle voulait arriver.
—Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est à ses yeux qu'il faut parler.
—Les yeux? Quoi, les yeux?
—Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras visiter le local en détail. Ce n'est pas difficile, ça.
—J'y suis; il sera ébloui.
—Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon bourgeois se promenant dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maître dans ce palais?
—Es-tu canaille!
—En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit être sensible aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre fers en l'air comme les salons, mais ça lui inspirera confiance: sérieuse, l'impression du mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevée, j'avoue comme toi que je suis à bout.
Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution de ce programme; il en intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commença par là: il y aurait progression.
Aux premiers mots, Adeline se défendit:
—Il sera temps si je me décide, mais je vous avoue que je balance: je vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon bourgeois comme moi serait déplacé dans ce rôle de président, je n'en ai aucune des qualités, et j'y serais l'homme le plus emprunté du monde; je compromettrais le succès de l'entreprise; on se moquerait de moi... et, ce qui est plus grave, de vous.
Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une réfutation en règle:
—Nous reviendrons plus tard à la question de savoir si vous acceptez ou si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livrée; nous ne fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livrée pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de m'assister.
Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils à son ami. Il se laissa donc conduire chez le tailleur, où il choisit un drap solide, un bon drap français, comme le demandait Frédéric, qui devait durer longtemps.
Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui était travail de la laine, il avait des connaissances spéciales qu'il ne pouvait pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là, il n'eut qu'à admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et qui étaient vraiment superbes, les portières magnifiques; il passa plus de deux heures à se griser de l'enchantement de leurs couleurs.
Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air», comme disait Raphaëlle, ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opéra.
—Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric dans chaque place.
Et partout il faisait la même réponse:
—C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris.
—Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque chose.
Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur où leurs pas sonnaient comme sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par lesquels il avait passé.
Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur le palier et faisant face à la porte d'entrée.
—Nous mettrons là un buste de la République, dit-il, comme s'il se parlait à lui-même.
—Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher président, car vous serez maître chez vous; mais si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre où tout le monde doit pouvoir se rencontrer.
Adeline hésita un moment:
—Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.
VII
C'était la première fois qu'Adeline avait quelque chose à demander pour lui-même.
Comme tous les députés, il avait passé bien des heures de sa vie dans les antichambres des ministres et usé de nombreuses paires de bottines sur le carreau poussiéreux des corridors des bureaux à la Guerre, aux Finances, à la Justice, à la Marine, au Commerce, à l'Agriculture, aux Travaux publics, à l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la Préfecture de police, aux ambassades, aux consulats, partout où il y a à solliciter et à faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester, mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou des communes de sa circonscription, pour les affaires de ses électeurs, jamais dans le sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui, il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons financières à appuyer, pas de concessions à obtenir; quand on l'avait décoré, on était venu à lui et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait.
Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en attendant, il fallait demander.
De là son embarras.
A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans un intérêt général, supérieur à toutes considérations personnelles: mais enfin il n'en devait pas moins résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la tête plus haut s'il avait été dégagé de toute attache.
Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de police, comme s'il n'osait point sauter le pas.
Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis qu'il était en fonctions, avait cependant appris à écouter en se faisant une tête de circonstance, laissa échapper un mouvement de surprise:
—Vous, mon cher député!
Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à l'avance par Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son cher préfet». Il savait que sa demande pouvait provoquer une certaine surprise, et même il en attendait la manifestation: «Vous comprenez que le préfet ne sera pas sans éprouver un certain étonnement en vous entendant lui demander une autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu en dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se mêlera probablement une certaine contrariété: le nombre de ces autorisations n'est pas illimité; il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruiné a encore dans sa poche: quand il en dépense un, il compte ceux qui lui restent et fait le calcul qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être à sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent être une monnaie commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre préfet se serve de cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui l'ont employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire d'un préfet aimable et vert-galant qui avait payé les dépenses d'une liaison demi-mondaine avec une de ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée l'avait tout de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur les produits de la cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé et ne restât pas court. Si on avait accordé ces autorisations à des gens plus ou moins véreux, comment en refuser une à un honnête homme, entouré de l'estime publique, dont le nom seul était une garantie?
Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline une assurance que, sans eux, il n'eût certes pas eue:
—Et pourquoi pas, mon cher préfet?
C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être même trop fin, car bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner, il allait au delà de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après lui-même.
Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.
—Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous étonner de ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idée où j'étais que vous viviez en dehors des cercles,—en bon père de famille.
—C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A Paris, je n'ai pas ma famille; je suis seul; les soirées sont longues. Et elles ne le sont pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de réunion, où nous aurions plaisir et intérêt même à nous retrouver dans l'intimité, sans avoir à craindre une promiscuité gênante.
—Et c'est un cercle s'administrant lui-même que vous voulez fonder?
—Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière nous, une société représentée par un gérant qui aura la responsabilité de la question financière; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepté les fonctions de président.
Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation de surprise, mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui.
Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'à ce jour? était-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie? ou bien encore était-il plus profondément provincial qu'on ne pouvait décemment l'imaginer pour un collègue?
Il fallait voir.
—Et quel est ce gérant?
—Un ancien notaire de province.
—Il se nomme?
—Maurin.
C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il y a tant de gens qui s'appellent Morin ou Maurin?
—J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant au-devant d'une nouvelle question.
—Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepté, car ce n'est pas à un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un gérant... un mauvais gérant, peut entraîner loin et même très loin le président et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi.
Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni comme un avertissement direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravité qui devait donner à réfléchir.
—Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit Adeline en pensant à son ami le vicomte, qui serait le véritable gérant sous le nom de Maurin, beaucoup plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine.
Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le préfet aurait gardé son observation pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas venue à l'esprit, mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte avait des raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait de l'y laisser.
—Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le préfet.
—Voici les noms de ceux qui ont signé la demande avec moi, répondit Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche.
Le préfet lut les noms:
—Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, général Castagnède...
A ce nom, il fit une pause, car ce général était celui-là même qu'on appelait le général Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait.
Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence besoigneuse ne lui était pas inconnue.
Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le statuaire, il lut couramment, de même pour les notables commerçants dont Adeline avait obtenu lui-même les signatures.
A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y avait rien à dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux qui n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait le général de tricher, mais il n'avait jamais été chassé d'aucun cercle; l'ancien ambassadeur vivait dans les tripots, cela était certain, mais en vivait-il réellement comme on le racontait? Barthelasse et les directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient bien gardés de publier leurs mémoires avec pièces justificatives à l'appui; combien d'autres aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés!
—Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste, que je ne vous présente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance.
—Évidemment.
—Et je crois que plus d'une fois on a accordé des autorisations à des gens qui ne présentaient pas les garanties que nous offrons.
—Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons été trompés. Nous ne sommes pas infaillibles. Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a présenté des listes de noms aussi honorables que ceux de la vôtre, avec un gérant offrant toutes les garanties de moralité, de solvabilité, et que cependant le cercle que nous avons autorisé s'est changé, au bout de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec bourrage de la cagnotte et étouffage des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce pas plutôt celle des fondateurs qui se sont laissé tromper et par qui nous avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut examiner et le point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez.
Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait duper par des coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de quoi lui ouvrir les yeux et lui donner à réfléchir.
Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait foi, c'était aussi en lui-même, en son honnêteté, en sa clairvoyance; il ne serait pas un président qui laisserait aller les choses au hasard; il lui donnerait son temps, à son cercle, il le surveillerait, il le gouvernerait d'une main ferme.
—Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs administrateurs ne les ont point administrés, c'est que leurs présidents ne les ont point présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole que je serai un président sérieux et que le tableau que vous venez de m'esquisser ne se réalisera point pour nous.
Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le préfet voulut faire une dernière tentative; affectueusement il lui prit le bras et le passant sous le sien:
—Voyons, mon cher député, franchement est-ce que vous croyez que la fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis vous ne trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le centre de réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas déjà assez de cercles?
—Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion s'en présente, laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le développement de la vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la fabrication va en province.
Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric, Adeline répéta ce thème qui lui avait été soufflé, sans avoir conscience qu'il était un écho.
—Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet, quand Adeline fut arrivé au bout de son morceau.
Et il en resta là. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il avait pu pour éclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'était ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de police, on n'est pas professeur de morale. Et il n'était pas du tout dans son caractère de mettre les points sur les i.
—Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant l'entretien.
Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux qui, après avoir visité le local de l'avenue de l'Opéra et constaté qu'il n'avait pas deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches, se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signé la demande, se bornant à une seule question: celle de savoir si la signature mise au bas de cette demande était bien la leur, puis il fit son rapport, qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police municipale, qui en fit un troisième corroborant le second.
Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner ou à refuser l'autorisation.
Pouvait-il la refuser quand elle était demandée par un homme dans la position d'Adeline?
Il la donna.
—Après tout, on verra bien.
Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministère, ce service rendu lui donnerait droit à son bon souvenir.
VIII
L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons dès le lendemain, malgré l'envie qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le personnel était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il fallait laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à ce que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser aux joueurs qui se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins dangereuse à contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces industriels est pincé au moment où il tâche d'en écouler quelques-unes, il est aussi simplement que discrètement expulsé du cercle, sans encourir les travaux forcés que la vignette des billets de banque promet aux contrefacteurs.
D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir pour la parfaite organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient tout autant et plus encore que ceux-là, peut-être concourir à sa prospérité—c'étaient ceux de la publicité: un cercle de ce genre ne pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait longtemps que Raphaëlle avait engagé son orchestre.
Il avait commencé: pianissimo, il était vaguement question d'un nouveau cercle;—piano, il ne ressemblerait en rien à ceux qui avaient existé jusqu'à ce jour;—adagio, on y trouverait un luxe et un confort inconnus en France, en même temps qu'une sécurité absolue contre les tricheries; à l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas à se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du jeu;—andante, ses salons seraient avenue de l'Opéra, dans la plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernières années;—l'attention étant alors suffisamment éveillée, les trompettes avaient enfin donné son nom: maestoso ma non troppo, c'était le «Grand international»;—largo, il avait pour fondateurs l'élite du monde de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de l'armée (le général Épaminondas), de la politique (le comte de Cheylus, Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts (Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce parisien, représentés par une kyrielle de noms sérieux bien faits pour inspirer confiance;—fortissimo, ce n'était pas une spéculation louche comme tant d'autres; con calore, c'était une affaire nationale, con fuoco, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, tempo di marcia, au relèvement de la fortune publique.
Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la présence à Paris n'était pas utile, puisque l'aménagement du cercle ne le regardait en rien, avait été passer quelques jours à Elbeuf.
Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait trouvé sa famille dans la salle à manger, l'attendant devant le couvert mis.
Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa respectueusement.
—Comment vas-tu la Maman?
—Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais à être inquiète de toi?
—Pourquoi donc?
—Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus à la Chambre, et depuis plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas même une interruption.
—Tu sais bien que je n'interromps jamais.
—Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le dit: ça fait plaisir aux électeurs, qui voient que leur député est à son banc.
—J'étais pris par le travail des commissions.
En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation de son cercle qu'Adeline avait été pris; mais il ne pouvait pas le dire à sa mère, puisqu'il n'en avait pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le faire, qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là qu'il lui annoncerait cette grande nouvelle.
Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite après le souper; car en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,—ce qui ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.
Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire?
Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre; les paroles ne se figeaient point sur ses lèvres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit elle s'en débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe et Léonie se furent retirées, elle commença:
—Mon fils, il se passe ici d'étranges choses.
Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant qu'une difficulté ou une querelle s'était élevée entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait le plus au monde.
—Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse à toi-même, quoiqu'il m'en coûte d'affaiter ton retour de querelles, quand tu rentres chez toi pour te reposer.
Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience de chercher où tendait ce discours.
—Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.
—Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne démarre pas d'ici.
—Oh! Maman! interrompit madame Adeline.
—Je suis fiable peut-être; quand je dis quelque chose on peut me croire: bien sûr que ce clampin ne reste pas ici du matin au soir, je ne prétends pas ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?
—Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche à la rencontrer.
—Alors tu autorises ces visites?
Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.
—Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garçon; il me semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage.
—Et s'il lui plaît?
—Dame!
—Tu l'accepterais pour gendre?
—Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?
—C'est justement pour n'avoir pas à faire son malheur que j'ai demandé à ta femme de fermer notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée; il a continué à venir et on a continué à lui faire bonne figure; je me suis tenue à quatre pour ne pas le mettre moi-même à la porte; c'est un scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour Berthe; à la messe on me regarde.
Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec Berthe Adeline. Des discussions s'étaient engagées sur ce sujet. On ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait si c'était possible. Pour tâcher de deviner quelque chose, les dévotes de Saint-Etienne dévisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces regards elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle était un objet de curiosité que parce qu'elle devinait les hésitations de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable d'accepter un pareil mariage!
—Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre franchement et décider entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle.
Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile de ne pas répondre à une question posée en ces termes et avec cette solennité; cependant il l'essaya.
—Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve.
—Alors tu les autorises?
—Mais....
—Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu à ce que je fasse comprendre à ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter ici?
Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.
—C'est impossible, dit-il.
Il allait expliquer et justifier cette impossibilité, elle lui coupa la parole.
—Roule-moi dans ma chambre.
—Mais, Maman.
—Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de mes jambes, je serais déjà sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la femme d'un juif. Je te le répète. Je sais bien que tu n'as pas besoin de mon consentement pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que je te dis: il n'aura jamais ma bénédiction.
—Mais, Maman....
—Roule-moi dans ma chambre.
Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait, et, tristement, il revint auprès de sa femme.
—Tu vois, dit celle-ci.
—Et justement au moment où j'apportais de bonnes nouvelles, où je croyais qu'un pas décisif était fait pour assurer ce mariage.
—Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'appréhension que d'espérance, comme ceux que le sort a frappés injustement et qui n'osent plus croire à rien de bon.
Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si gracieusement obligé au moment de la crise provoquée par la faillite Bouteillier, il avait été amené à s'occuper de la fondation d'un cercle, dont le but était le relèvement de la fortune publique, il expliqua la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation matérielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accordé l'autorisation qu'il demandait.
—Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle.
—Tout était subordonné à l'autorisation administrative, c'est d'avant-hier que je l'ai.
Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur le visage de madame Adeline, tout au contraire.
—Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de trente-six mille?
—C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.
—De quoi?
—Je ne sais pas.
—Eh bien, alors?
—Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends rien toi-même; comment me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.
—Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour jouer comme un spéculateur paye un agent de change pour jouer à la Bourse.
—Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source où on le prend me... (elle allait dire: me dégoûte, elle se reprit:)... me répugne.
—C'est celle où puisent tous les cercles; sois sûre qu'il n'y a que les joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à trouver que ce tant pour cent n'est pas assez élevé.
—Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A vivre avec les gens, on prend leurs défauts.
—Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci, celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne crois pas ce que tu dis.
—Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce monde qui vit par le jeu n'a pas bonne réputation.
—Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas président à vie: le jour où je verrais la plus petite irrégularité compromettante, si petite qu'elle fût, je me retirerais!
—Et si tu ne la vois pas?
—As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas l'occasion qui se présente, même si elle nous expose à un risque. Tu conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous nous en garerons bien.
Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait, et encore vaguement, sans avoir rien de précis à opposer aux réponses de son mari. Elle ne pouvait que subir le fait accompli,—au moins pour le moment. Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son côté, se promettait de les ouvrir aussi.
Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain matin, un meilleur accueil.
—Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle quand il lui eut expliqué la situation.
—Au moins cela l'avance-t-il.
—Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas; plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de qualités en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me tourmentais, me désespérais, en me disant que peut-être il faudrait renoncer à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, n'est-ce pas?
—Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et la sienne. Mais voici une idée qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fête pour l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta mère, et j'inviterai Michel.
—Décidément, tu es le roi des pères!
—Comme les rois doivent offrir des toilettes royales à leurs filles, tu vas me dire quelle robe je dois commander à madame Dupont.
—Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose que je n'ai mise qu'une fois: elle me va très bien, elle suffira, puisque Michel ne la connaît pas et... que ce sera pour lui que je m'habillerai.
IX
Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme de la fête que le Grand International, ou le Grand I, comme on disait déjà en abrégeant son nom, devait donner pour son ouverture.
Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de tapageur qui frappât l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est difficile à trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons, même absurdes, ont été épuisées; il est terriblement blasé sur ce genre de fêtes, le public parisien et surtout le public boulevardier.
Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition, mondain, léger et piquant; Fastou avait suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses dernières oeuvres; des pianistes avaient assiégé Frédéric, Raphaëlle, M. de Cheylus et même Adeline; des guitaristes espagnols s'étaient offerts; un Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs variés en faisant craquer ses bottes s'était mis à la disposition de Frédéric, qui avait refusé avec autant d'indignation que de mépris: son cercle servir à de pareilles exhibitions! C'était quelque chose d'artistique, de distingué, de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caractéristique qui montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait.
Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son beau-frère Faré un petit acte inédit, dont la représentation eût été un «événement parisien»; mais le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui était plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle), la soeur elle-même n'avait pas voulu s'interposer entre son frère et son mari pour amener celui-ci à donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille, elle avait résisté aux prières comme aux reproches et aux menaces:
—De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon mari, jamais.
—Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se présente?
—Non, quand elle se présente mal.
—On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un honneur en entrant dans notre famille.
—Au moins ferait-il honneur à votre maison de jeu en lui donnant son nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point.
—Nous nous en passerons.
Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme manqua de cette attraction, il en eut d'autres: d'abord un dîner pour les invités sérieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis une soirée réunissant une élite de comédiens et de chanteurs comme on n'en voit que dans les grandes représentations à bénéfices, et à laquelle des femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité, une innovation que l'influence du président ferait tolérer,—pour une fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient été remplacées par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les salons, la vraie fête commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouât point ce jour-là, mais il avait dû céder aux réclamations de son comité: tout le monde s'était mis contre lui, même les honnêtes commerçants ses amis qui jusqu'à ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était précisément ceux-là qui avaient montré le plus d'empressement à jouir des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne serait pas chez eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir s'il ne triche pas.
Le dîner était pour huit heures; dès sept heures et demie les invités commençaient à monter le grand escalier, si bien rempli de plantes vertes et de camélias que le buste de la République, placé dans sa niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il était impossible de distinguer si on avait devant les yeux une tête de saint ou d'empereur romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, était un véritable hall, se tenaient les valets de pied en grande livrée: souliers à boucles d'argent, bas de soie, habit à la française fleur de pêcher, galonné d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le programme, et pour quelques-uns, à ce programme il ajoutait discrètement une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'était une attention délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec quelques milliers de francs, on pouvait donner de la gaieté au dîner... et, plus tard, de l'animation au jeu.
Dans le salon, les membres du comité recevaient leurs hôtes, qu'ils ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adossé à la cheminée, souriant et accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus, le général Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennité, avaient cru devoir sortir toutes leurs décorations: M. de Cheylus en était si haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un torticolis ou d'un lumbago.
Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont écoeurants par leur banalité, mais celui du Grand I était exquis, ayant été préparé dans les cuisines mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait, en effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de la cuisine du Grand I et qu'on sût dans Paris qu'elle était supérieure, de beaucoup supérieure, à celle que pour le même prix on pouvait trouver ailleurs. Au premier abord, une spéculation consistant à donner pour deux francs cinquante, avec le vin, un déjeuner qui en vaut cinq, et pour quatre francs un dîner qui en vaut huit, peut paraître détestable; cependant elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise par une allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens qui fréquentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se disent que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner, quatre francs sur le dîner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-être pas très délicat de faire ce bénéfice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la cagnotte payera ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire pour elle: c'est par le dîner que bien des joueurs sont attirés et retenus; et c'est par le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée des justes sévérités de la police. Si bien fondées que soient les plaintes contre un cercle, l'administration y regarde à deux fois avant de le fermer, quand son déjeuner est fréquenté par des gens ayant un nom honorable: des commerçants, des artistes, des médecins, des avocats qui levés avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne sont pas des joueurs de profession; ceux-là font du cercle ce qu'il doit être, un lieu de réunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte.
La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de Raphaëlle, combinant leurs effets, le dîner fut très gai, et l'on arriva à l'heure des toasts sans avoir conscience du temps écoulé.
Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la santé des représentants de l'armée, de la diplomatie, de la politique, des lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fière satisfaction de voir réunis autour de lui dans un but patriotique.
A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant guère qu'en mangeant ce bon dîner, dans cette salle luxueuse, au milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un but patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du cimier de chevreuil, et aussi celui du Château-yquem.
Mais Adeline était trop absorbé dans son discours, qu'il disait et ne lisait pas, pour rien voir; il continuait et développait la pensée sur laquelle il vivait depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands mots de Paris-lumière, de ville de toutes les élégances et de tous les génies, de relèvement de la fortune publique par le luxe, de travail français, de production nationale.
Si les convives à l'intelligence alerte avaient été un peu surpris d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient à cette table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relèvement de la fortune publique.
—En voilà une bonne! murmura l'un d'eux.
Mais les commentaires ne purent pas s'échanger; Bunou-Bunou venait de se lever pour répondre au président, et aussitôt le silence avait succédé aux applaudissements: c'était un régal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui dépensait des trésors de lyrisme dans ses rapports pour ériger une commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants était affiché dans les bureaux des journaux.
—Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase: «J'ignore si je m'abuse», dit un journaliste parlementaire; qui tient mes deux louis?
Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison, car le premier mot qui sortit de la bouche inspirée du député fut précisément la fameuse phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon:
—Messieurs, j'ignore si je m'abuse....
Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui avaient déjà entendu cette phrase célèbre, il y en eut plus d'un qui se cacha la figure dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies choses, «on ferait bien mieux d'en tailler une petite.»
Heureusement les discours tournèrent court; il fallait enlever les tables pour la soirée, et il n'y avait pas de temps à perdre.
En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit dans son cabinet, où il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs.
Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,—ce qui avait donné à Michel et à Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le même compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,—et ils n'avaient pas encore visité les salons du cercle.
—Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit Adeline à Michel; en attendant que la soirée commence, nous ferons un tour dans les salons; il faut que je vous montre mon cercle.
C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait «mon cercle»: n'était-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en était-il pas le président, ne décidait-il pas des admissions, tout le monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric se tenait si discrètement à l'écart qu'il n'avait pas paru au dîner; il se montrerait seulement à la soirée, comme bien d'autres.
Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant le bras à sa femme, Michel conduisant Berthe; à mesure qu'ils avançaient, l'impression n'était pas la même chez la mère que chez la fille: madame Adeline se montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe en était émerveillée; quant à Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait être toujours tourné vers elle, il la regardait venir dans les glaces, et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait plus à lui: à la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement des yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette rose!
Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et ils se trouvèrent dans une grande pièce, plus longue que large et très haute, puisque de deux étages on en avait fait un seul en supprimant le plancher; le plafond était à caissons dorés et les murs étaient tendus de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres.
—Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline avec fierté.
—On dirait une chapelle, répondit Berthe.
En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frédéric vinrent au-devant d'eux, et les présentations eurent lieu:
—Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric; si ces dames veulent bien m'accepter à votre place, je vais les installer; je resterai avec elles pour leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles les connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la maison.
Et ce fut réellement en maîtresses de la maison qu'il les traita: on ne pouvait être plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame Adeline, qui avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée. C'était vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait dépeint.
Les salons s'emplirent «et la fête commença». Comme le programme en avait été très habilement composé, ce fut au milieu des applaudissements qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations enthousiastes, et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait à qui répondre, un peu grisé de ce triomphe.
Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se manifestaient de sourdes protestations et des impatiences.
—Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête?
—On n'en taillera donc pas une petite?
Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que, parmi ces mécontents se trouvaient quelques-uns de ceux à qui elle avait eu la prévenance de faire remettre des jetons de nacre.
Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant un peu en longueur, se termina aussi: les invités peu à peu se retirèrent, au moins ceux qui étaient venus avec leurs femmes.
Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara, et, quoiqu'elle fût vaste, on s'y entassa si bien que ce fut à peine si ceux qui s'étaient assis à la table purent remuer les coudes.
—Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus.
Le lendemain, les journaux racontaient cette fête, mais, ce qui valait mieux, le bruit se répandait dans Paris, se colportait, se répétait qu'il y avait une caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait facilement.
Le Grand I était fondé.
TROISIÈME PARTIE
I
Le Grand I n'était ouvert que depuis quelques mois et déjà Adeline se demandait comment, pendant tant d'années il avait pu vivre à Paris ailleurs que dans un cercle.
Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si mortellement ennuyeuses, les soirées qu'il passait à tourner dans son petit appartement de la rue Tronchet, ou à se promener mélancoliquement tout seul autour de la Madeleine, allant du boulevard à la gare Saint-Lazare et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans le wagon qui l'emmènerait jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les siens; il embrasserait sa fille à son réveil; quelle joie dans la vieille maison de l'impasse du Glayeul! Là étaient la liberté, la gaieté, le repos; Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps, et ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pensé à se retirer de la politique pour vivre tranquille à Elbeuf, dans sa famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique, taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupé, le coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection et de tendresse, comme il avait besoin de l'être.
Mais du jour où le Grand I avait été ouvert, cette existence monotone du provincial perdu dans Paris avait changé: plus de soirées vides, plus de dîners mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de déjeuners hâtés au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un chez lui, un nid chaud, capitonné, luxueux, joyeux,—son cercle, où toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les sourires les plus engageants accueillaient son entrée, où il était, pour tous «Monsieur le président.»
A sa table, qui ne ressemblait en rien à celle des restaurants médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés avec la prudente économie d'un provincial, il était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le consultait, on le traitait avec une déférence dont les premiers jours il avait été un peu gêné, mais à laquelle il n'avait pas tardé à si bien s'habituer que ce n'était plus seulement pour les valets, empressés à lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était «monsieur le président», il l'était devenu pour lui-même, croyant à son titre, le prenant au sérieux, s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours «Monsieur le président» pour quelqu'un et conséquemment pour soi.
Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanité, celles de la camaraderie et de l'amitié l'avaient attaché à son cercle. En sortant de la Chambre il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus sur le pont de la Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel côté il allait aller, à droite, à gauche, sans but, au hasard.
Il était rare que maintenant il sortît seul de la Chambre, presque tous les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, chargé d'un portefeuille bourré de paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus, qui, mis à la porte par Raphaëlle le jour même où elle n'avait plus eu besoin de lui, était heureux de trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait rien,—le suif.
D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois, invités par Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes, quand ils étaient en disposition de s'offrir un dîner meilleur et moins cher que dans n'importe quel restaurant.
—Je vais dîner avec vous.
On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue de l'Opéra, en causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de la porte à deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand escalier décoré de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses invités devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou pour autre raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait jamais:
—Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.
C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à lui les valets qui dans le hall s'empressaient autour de ses invités; à lui ces vitraux chauds aux yeux, ces tableaux signés de noms célèbres.
A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur ces tapis doux aux pieds, à s'engourdir dans des fauteuils savamment étudiés, à n'avoir qu'un signe à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un attrait si puissant sur certains habitués des cercles qu'ils se trouvent mal à leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette attraction avait été d'autant plus envahissante qu'il avait toujours vécu au milieu d'une simplicité patriarcale: point de tapis, point de vitraux à Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas à demi-mot.
Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce qu'il avait trouvé dans son cercle, c'était la conversation facile et légère de ses dîners qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses drôleries ou ses douleurs. Bien qu'habitué aux propos graves et lourds de la province, qui partent de rien pour arriver à rien, il aimait cependant la raillerie fine et le mot vif, et quand il avait à sa table—ce qui d'ailleurs, arrivait souvent—des gens d'esprit à la langue aiguisée ou à la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point que de bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un régal de les écouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-là, tous venaient lui donner leur représentation sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à leur sourire, qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une amabilité pleine de bonhomie.
Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice en même temps que d'une âme reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence agréable sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait.
Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur le plus zélé en même temps que le plus discret, deux qualités qui ordinairement s'excluent l'une l'autre.
Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne quittât guère le cercle, jamais Frédéric ne se mettait en avant: Maurin, qui avait toujours le titre de gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce qui importait à Adeline, c'était que lui, président, ne le fût point; c'était que la gestion financière n'empiétât point sur la direction morale, et, après dix mois d'exercice, il se sentait aussi maître de cette direction qu'au jour où, pour la première fois, il avait pris la présidence.
Pour les admissions, lui et son comité étaient restés les maîtres absolus, et jamais le gérant n'avait essayé de leur faire admettre des membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, où le souci de faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver au Grand I, lui avait-on prédit charitablement en l'avertissant de se bien tenir de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un Maurin, non un vicomte de Mussidan!
D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à son comité des plaintes, ou simplement des réclamations, tant la machine administrative fonctionnait avec régularité.
C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait parlé dans leurs entretiens du soir sur les boulevards, et que, grâce à la sévérité de sa surveillance, ils avaient pu réaliser.
—Où diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en faisant son éloge aux membres du comité.
A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient Raphaëlle à Frédéric et aussi la part que celui-ci avait prise à son expulsion, répondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui démentait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire énigmatique eût inquiété Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; c'était simplement la vengeance d'un... battu.
Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait avec les autres membres du comité de cette petite traîtrise.
—Il n'en prend pas son parti, le comte.
—Dame! il y a de quoi!
—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à la place de M. de Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gré. Peut-être trouverez-vous que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je vous affirme que c'est profond.
Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline, par excès de conscience plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien répondu aux questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce jeune homme» que ce que tout le monde savait.
Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric qu'il eût cherché, au delà de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le Grand I était le modèle des cercles?
On sait que l'été fait le vide dans les cercles comme dans les théâtres: avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville, à Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»; plus tard on chasse, on ne va pas à son cercle, et plus ce cercle est d'un rang élevé, plus il est abandonné par ses membres. Cependant tous ces membres ne restent pas sans venir à Paris pendant cinq ou six mois, et ceux qui n'y sont pas ramenés pour une raison quelconque de sentiment ou d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées? au théâtre? ils sont fermés; à son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joué; les doigts vous démangent. Si alors on entend parler d'un cercle où la partie a gardé un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisième ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous présentent, et l'on s'assied à la table du baccara.
C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles chômaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au Grand I les membres les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait, d'ailleurs.
—Vous voyez comme on vient à nous.
Adeline était ébloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui défilaient sur les lèvres de son gérant, et quand il allait à Elbeuf il ne manquait pas de les répéter à sa femme.
—Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine et le monde élégant.
Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus clair, c'est que son mari venait moins souvent à Elbeuf; c'est que, quand il était chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la première fois depuis quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule.
II
Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle n'était pourtant pas sans mélange.
Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le marquis de..., étaient venus perdre quelques milliers de francs chez lui, il éprouvait un sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre; et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait servait de trait d'union entre la bourgeoisie républicaine et le monde élégant, c'était un sentiment de juste fierté qui le portait et auquel il pouvait s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli.
Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait près de cinquante mille francs à la caisse de son cercle, qui n'était pas sa caisse, par malheur, c'était un sentiment de honte qui l'anéantissait.
Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer?
C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassuré sa femme lorsqu'elle avait manifesté la crainte qu'il ne devînt joueur.
—Moi, joueur!
Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri, qu'il avait joué dans sa jeunesse et que par expérience il connaissait les dangers du jeu.
Ce n'est pas quand on a été entraîné une première fois et qu'on a eu la chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances qu'on n'a plus à cinquante après avoir appris la vie.
Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne, il y avait eu alors toutes sortes de raisons et même d'excuses à sa faiblesse: sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant lui avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coûtait rien, pas même un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte était légère pour la fortune de ses parents.
Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute était simplement celle d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire grand mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même; ç'avait été une épreuve salutaire; s'il était entré dans la fournaise, il s'y était bronzé, et si complètement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus joué. Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût des cartes; s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumière d'une lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il était assez riche pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât aucun plaisir, et il ne l'était pas assez pour que celui perdu ne lui fût pas une cause de regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer:
—Que faites-vous là, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver? Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas.
Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres.
Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances; comme il les trouvait misérables, ceux qui succombaient à la passion du jeu!
Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables, puisqu'ils étaient des passionnés, c'est-à-dire des êtres inconscients et par là des irresponsables; mais lui, quand pour la première fois il s'était assis à la table de baccara de son cercle, il n'avait pas été poussé par la main irrésistible de la passion.
C'était même cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que les cartes l'ennuyaient acquise dans sa première jeunesse, et confirmée pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il avait discuté dans sa conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les propositions de Frédéric.
Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de n'avoir rien à craindre pour lui-même: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou qu'on méprise ceux qui ont le malheur d'en être infectés.
Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient ridicules ou pitoyables: sur leurs visages convulsés, rouges ou pâles, selon le tempérament, dans leurs mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou leur anéantissement, il s'amusait à suivre les sensations par lesquelles ils passaient.
Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du rivage, jouit de l'horreur d'une tempête, il se disait qu'heureusement pour lui il était à l'abri de ce danger.
—Qu'irait-il faire dans cette galère?
Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas du tout le fond de sa nature, comme il était au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur sensible à la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir adresser des avertissements à quelques-uns de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, l'intéressaient plus particulièrement.
Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade, il leur avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les yeux, les grondant, les chapitrant. Quelquefois même, dans des cas graves, il les avait fait comparaître dans son cabinet de président, et là, entre quatre yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez trop gros jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est pas en rapport avec vos ressources.»
Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaître que ses discours les plus affectueux étaient aussi peu efficaces que les semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient aucun effet.
Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin il y avait renoncé, n'étant point homme à persister dans une tâche dont il reconnaissait lui-même l'inutilité.
—Ils sont trop bêtes! s'était-il dit.
Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas à faire le président: c'était lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle, et l'honneur du Grand I était que le jeu y fût contenu dans des limites raisonnables.
Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré eux et contre eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot.
Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois même y passer la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les salons, rôdant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il reprenait ses promenades en cherchant à savoir ce qui s'était passé pendant qu'il sommeillait.
Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il se tenait debout, les mains dans ses poches à côté de la table de baccara, un joueur lui avait dit:
—Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc pas une?
Et alors il avait répondu en haussant les épaules
—Le baccara! mais c'est à peine si je sais les règles de ce jeu, si simples cependant.
—C'est si facile.
—Plus facile qu'amusant: il y a des présidents dont c'est la force de ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-là.
Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives que son président faisait pour détourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'était jamais intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas du tout pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien moins qu'à diminuer les produits de la cagnotte: il importait de le ménager, et d'ailleurs les probabilités n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives. Qui a jamais empêché un joueur de jouer? c'était ce qu'il avait pu répondre à Raphaëlle furieuse contre Adeline.—Laissons-le faire, laissons le dire; cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous être utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le président du Grand I éloigne les joueurs au lieu de les attirer; ça vous pose bien.—Et s'il les détourne?—Je te promets qu'il n'en détournera pas un seul, tandis qu'il détournera peut-être quelqu'un que nous avons intérêt à éloigner de chez nous.—Le préfet de police?—C'est toi qui l'as nommé; comment veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de fermeture contre un cercle où le jeu est combattu par son président?—Ce n'est pas en discourant contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais bien que nous ne le tiendrons que quand il sera endetté à la caisse; jusque-là j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous à sa place?—Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-être plus que tu ne voudras.—Pousse-le.
Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher aux cartes, Frédéric, cédant comme toujours à l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé ce mot:
—Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son ton le plus doux et avec ses manières les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même? Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que vous avez dernièrement catéchisés—je vous demande la permission de ne pas le nommer—c'est que vous n'entendez rien au jeu.
—C'est parfaitement vrai.
—Très bien; mais vous comprenez que cela enlève beaucoup d'autorité à vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition systématique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti, c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie, ce n'est pas de la sympathie.
—J'ai joué autrefois.
—Alors il est bien étonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu; qui a joué jouera....
—Jamais de la vie.
—... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas; je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait en vous un ami au lieu de voir un adversaire.
En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la réflexion le soin d'achever ce qu'il avait commencé: il connaissait son Adeline et savait avec quelle sûreté germait le grain qu'on semait en lui.
Avec l'expérience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait combien sont rares les guérisons radicales chez les joueurs, et combien, au contraire, sont fréquentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui étaient restés dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans leur âge mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était seule désormais!
III
Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a joué jouera», comme de tant d'autres qu'on répète sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance, mais à cette heure il en était jusqu'à un certain point frappé.
Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment, et comme les proverbes vont rarement seuls, il lui en était venu un autre qui s'imposait, dans les circonstances particulières où il se trouvait, et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans feu»; pour que l'expérience populaire se fût formulée en cette petite phrase: «qui a joué jouera», il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance.
Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il suivait le jeu avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers jours de l'ouverture de son cercle.
S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient plus ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se passionnât pour ces luttes à coups de cartes, qui se passent en quelques minutes, et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune. Il en avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi les phases avec émotion—avec cette sympathie dont parlait Frédéric.
C'était un symptôme, cela.
En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait maintenant au jeu, il allait prendre les cartes lui-même.
Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire, mais enfin il n'en était pas moins vrai qu'il y avait là quelque chose de caractéristique, ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir.
Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques à la caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque, il n'avait pas pu se défendre contre un certain sentiment d'envie et ne pas se dire que c'était de l'argent facilement, agréablement gagné en quelques heures.
De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi.
Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y réussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et ils perdent, voilà tout. Quand il était tout jeune, et qu'il jouait des billes à pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante, cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne, lorsqu'il était entré à Bade dans la salle de la roulette, il avait mis un louis sur le 24, qui était le chiffre de son âge, et le 24 était sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé la même expérience, et le 24 était sorti encore. Deux numéros pleins sortant ainsi exprès pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela n'était-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et il avait perdu à la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette perte n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme son gain, et elle ne prouvait nullement qu'à un moment donné il n'avait pas eu la chance—une chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions qu'il n'avait pas songé à examiner, puisqu'il avait renoncé au jeu pendant de longues années, mais qui maintenant lui revenaient.
Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes, il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait cette partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même? En somme, il y a une justice supérieure qui dirige les choses et les destinées en ce monde, et cette justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fût malheureuse.
Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à ce jour, ne s'était pas présentée à son esprit. C'est que celui qui a de la fortune ou qui gagne largement, sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins, ne considère pas le jeu au même point de vue que celui qui est gêné et qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du jeu eussent été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait sa fortune héréditaire qu'augmentaient tous les ans les bénéfices de sa maison de commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que sa maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient bien à propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui.
Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui, retentissait à son oreille la phrase qu'il était habitué à entendre:
—Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!—Quel beau banquier vous feriez!
Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses gestes désordonnés, ses éclats de voix insultent au malheur des pontes, et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à étudier longuement son point pour torturer à l'avance ceux que dans quelques secondes il va saigner à blanc.
Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était flatté qu'on ne crût pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes qui viennent misérablement au cercle pour jouer la matérielle, c'est-à-dire tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie au jour le jour; recommençant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille, attelés à ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en usant les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme ceux qui le continuent longtemps.—Banquier et beau banquier même, certainement il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus que ponte d'ailleurs.
Quand Raphaëlle avait fondé son cercle, car dans l'intimité elle disait son cercle, comme Frédéric et Adeline le disaient eux-mêmes, elle aurait voulu être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement cela lui avait été impossible, et elle avait dû accepter de ses amis ce qui lui manquait, ou plutôt d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur de cercle, Barthelasse en était réduit dans sa vieillesse, ce qui était un grand chagrin pour lui—à faire valoir par les mains des autres la fortune que quarante années de travail lui avaient acquise—c'était lui qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle, il aurait voulu, lui, être le chef de partie du cercle, c'est-à-dire le caissier prêteur auquel le joueur décavé fait des emprunts pour continuer de jouer. Mais Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter cette combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des bénéfices qu'on peut faire dans un cercle. C'était elle qui voulait être chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle à son apport. Ils s'étaient fortement querellés sur ce point, ils s'étaient non moins fortement injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce rôle de chef de partie en prêtant non son argent, mais le leur à elle et à lui, et à eux deux ils se partageraient les bénéfices.
Pour surveiller cette opération des plus délicates, puisqu'il s'agit d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et instantanément, sans avoir le temps d'étudier la solvabilité et l'honnêteté de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il là, on n'en savait trop rien; il semblait être un surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de partie, Barthelasse survenait, et, à distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il disait lui-même le oui ou le non, que le chef de partie répétait.
Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline—car, en public, il ne se permettait pas de lui adresser la parole—il lui avait dit le mot que tout le monde répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?» mais sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline répondit à cette invite par un sourire, il alla plus loin:
—Mais un présidint qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle, dit-il avec son accent provençal le plus pur, c'est un pâtissier qui ne mange jamais de ses gâteaux.—Et pourquoi? se dit-on.—Je vous le demande? Alors il s'en trouve qui disent: «C'est qu'ils sont empoisonnés.» D'autres: «C'est qu'ils sont faits malpropremint.»
Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une fois. Etait-il possible qu'on crût dans le monde qu'à son cercle il se passait des choses malpropres? Evidemment son abstention systématique pouvait être mal interprétée. De même pouvaient être mal interprétés aussi ses discours contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas lui-même, et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à qui il s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans son cercle on ne jouait pas loyalement?
Mais alors?
Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment où il venait d'être fortement ébranlé par une partie qui s'était jouée sous ses yeux: un commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses affaires et plus près de la faillite que de la fortune, avait gagné deux cent mille francs qui le sauvaient. Et en présence de cette veine heureuse Adeline s'était tout naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami, et il gagnait ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette nuit-là, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami.
Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalité dans un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un bonheur mérité?
On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il était vraiment trop timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin.
Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne vivaient que par le jeu et pour le jeu.
Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois.
Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques milliers de francs; avec le calme et la raison qui étaient son caractère même, il n'y avait pas à craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la vérité ce serait une perte, mais enfin elle n'irait pas loin.
Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver, comme il lui semblait juste que cela arrivât, son gain pouvait être considérable.
Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là: un homme comme lui ne s'emballe pas; il se connaissait bien.
Il jouerait donc,—une fois, rien qu'une fois, et après ce serait fini: on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie.
Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas tout de suite à exécution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara, se disant que ce serait pour ce soir-là, sans que ce fût jamais pour ce soir-là.
Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des théâtres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle:
—Qui prend la banque?
Il se décida à quitter la place où il semblait cloué, et, s'avançant vers la table:
—Moi, dit-il.
IV
—Le président prend la banque!
C'était le cri qui instantanément avait couru dans tout le cercle.
Même dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et d'écarté, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, même d'échecs, avaient quitté leur partie pour voir cette curiosité: le président taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient dans le salon de lecture ou çà et là dans les coins sombres, avaient suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara:
—Auguste, six mille.
A cette demande de son président, Auguste, le chef de partie, sans même consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui était jamais arrivé, s'était empressé d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une génuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait déposés sur la table.
C'était chose tellement extraordinaire, tellement stupéfiante de voir «M. le président» tailler une banque, que Julien le croupier oubliait de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile, car ceux qui occupaient déjà des sièges n'avaient eu garde de les abandonner.
Dans cette salle ordinairement silencieuse où sous ce haut plafond régnait toujours une sorte de recueillement comme dans une église ou un tribunal, s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite.
Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de banquier, un peu surpris de se trouver si élevé au-dessus des pontes assis autour de la table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient son esprit et sa pensée.
En attendant que le jeu commençât, un de ceux qui se tenaient à côté de sa chaise se pencha sur son épaule, et d'une voix moqueuse:
—Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera terrible: Frimaux revient de l'Odéon.
Un éclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arrêtèrent sur un joueur assis à côté du croupier et qui n'était autre que Frimaux, le plus grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait représenter quelques pièces avec des fortunes diverses, des chutes écrasantes ou de solides succès, selon les hasards de la collaboration, Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premières un vendredi ou tout au moins un 13. Au cercle, où régulièrement il passait quatre heures par jour, du 1er janvier au 31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à la sueur de son front, comme il le disait lui-même, c'est-à-dire les quatre ou cinq louis nécessaires à sa vie—la matérielle—il ne jouait que dans certaines circonstances particulières qui devaient lui donner la veine: pendant trois mois il avait été convaincu qu'il ne pouvait gagner que s'il tournait le dos à l'avenue de l'Opéra: toutes les fois qu'il lui faisait face, il tirait des bûches, c'était fatal; maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi tous les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs des Batignolles où il demeurait pour s'en aller à l'Odéon, dont il faisait sept fois le tour en monologuant comme un personnage de l'ancien répertoire: «J'aurai la veine ce soir»; puis il revenait au Grand I, où pendant quatre heures il restait inébranlable dans sa foi, malgré la déveine qui souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus sérieuses pour se l'expliquer sans jamais ébranler sa confiance en son fétiche, aussi solide que les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le reste parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de Dieu comme du diable, et ne croyant même pas à sa paternité, bien que madame Frimaux fût la plus honnête femme du monde.
—Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se moquât de lui.
—Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit.
En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage ne prenait jamais de voiture—le fiacre n'est pas mascotte—était crotté comme un chien.
Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux qui se pressaient autour de la table:
—Messieurs, faites votre jeu....
Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux ramassés sur lui et particulièrement ceux de Frédéric, placé en face de lui, derrière trois rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de dépasser.
—Rien ne va plus?
Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était maintenant assez calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, c'est-à-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner), ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans empressement de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table.
Il n'y eut qu'un cri:
—Et il ne voulait pas jouer!
Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait, car sa joie allait au delà du coup gagné, qui par lui-même ne donnait réellement qu'un résultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve était faite, et elle confirmait ses pressentiments basés sur les espérances de sa jeunesse: quelle faute il eût commise de ne point tenter l'aventure!
Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les cartes pour le second coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'était à croire que le gain comme la perte lui étaient indifférents; les vieux joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux étaient démontés par son assurance:
—Qui aurait cru cela de lui?
Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait été admis jusqu'à ce moment que, s'il ne jouait pas, c'était tout simplement parce qu'il n'était pas en situation de supporter une perte de quelque importance.
Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite et gagna au tableau de gauche; le troisième, le quatrième furent pour lui, quand il arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice d'environ une vingtaine de mille francs.
Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion lui étreignit le coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent dans le cou: sans doute ce n'était point une fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'était une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la réduire à rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou non il avait la chance,—ce qui était le grand point.
Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il semblait qu'elles ne pouvaient se détacher de ses doigts, comme s'il espérait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes, n'osant pas les regarder.
Il avait cinq.
La situation était critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne demandèrent de cartes ni l'un ni l'autre.
Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par les discussions sur le tirage à cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit, et il n'était pas en état en ce moment de se rappeler la théorie et de la raisonner.
Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la rapidité avec laquelle les résolutions doivent se prendre: avait-il intérêt à s'en tenir à cinq ou à se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait de neuf; mais s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et perdait. Un vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement la question; mais il n'était pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout, et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la décider.
Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans des conditions plus caractéristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui rendrait l'arrêt.
Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs étaient à lui.
Décidément la preuve était faite, l'arrêt était rendu: il avait la chance.
Ce fut d'ailleurs le cri de tous.
Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric ne fut pas le dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les autres.
Quand Adeline lui répéta que c'était la première fois qu'il jouait, il ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de suite le parti qu'il en pouvait tirer:
—La façon dont vous avez joué prouve une chose, qui est que vous avez le génie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que vous méprisiez bien la fortune pour ne pas jouer.
Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas à répondre qu'aux complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de Cheylus en tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres, et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus.
Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et ce soir-là moins que jamais; cependant il ne put pas s'empêcher de lancer une légère allusion à l'Odéon.
—L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté! alors, vous comprenez!
Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent. Les amis d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'était pas quarante mille francs qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent mille.
De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante mille francs ou ce qui lui en restait, c'est-à-dire trente-cinq mille francs, Adeline, en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf, où ils seraient plus en sûreté qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien de dire à sa femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât point, il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fût tout naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'était trouvée cette somme: les débiteurs qui payent intégralement ce qu'ils doivent pour obtenir leur réhabilitation sont rares, mais enfin on en trouve.
Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait battus la veille l'entourèrent:
—Vous allez nous donner notre revanche, mon cher président.
—Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez enlevé hier si joliment.
Il répondit en riant que cela était impossible, attendu que cet argent roulait vers Elbeuf; puis sérieusement il expliqua qu'il n'était pas joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille à tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de ceux qui le tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur être agréable, pour le plaisir du cercle.
—Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous rien?
Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il ne méprisait pas la fortune comme le croyait Frédéric,—loin de là.
Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui lui appartenait et lui était personnelle; elle l'abandonna au moins en partie; c'est-à-dire qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina par une perte de six mille francs.
Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à la caisse qu'il payerait le lendemain.
—La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher président, dit Frédéric, ce n'est pas pour vous que vous avez joué aujourd'hui, c'est pour le cercle. C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si vous tenez à rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser: mais, jusque-là, la caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera facile: vous rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec.
C'était ainsi qu'il avait été pris,—en se laissant incorporer dans la troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court après son argent.
V
Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment son fétiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver à lui-même à grand renfort de «si» qu'elle pouvait être évitée.
Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait gagné, il avait bien joué; au contraire, il avait mal joué quand il avait perdu.
—Si....
Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de les réparer; évidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle est contrariée? et il avait contrarié la sienne par son ignorance plus encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'était-elle pas toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est pas la théorie qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce n'est pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la décision, c'est la pratique.
Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre en prenant place tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant sagement quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne l'eût ni appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé que deux banques, il n'en avait pas moins gagné une maladie d'un genre spécial, que le contact seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique à tant de joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complète, puisse désormais les en guérir—celle qui consiste à vouloir toujours et toujours être banquier.
A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se laissent éblouir, les natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec l'affolement de la mêlée, non celle où l'on fait le coup de fusil en soldat, mais celle où l'on commande et où, sous le panache, on ressent toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du fauteuil où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et brave les regards braqués sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le dévorer: «dix manants contre un gentilhomme.»
Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus qu'il n'y avait sur sa tête le moindre panache; cependant, comme tant d'autres qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir chaud, il avait subi ces éblouissements et ces fascinations: banquier toujours, ponte jamais.
Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne lui avait pas été fidèle constamment, et plus d'une fois elle avait passé du côté des manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois, par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir cinquante mille francs à son cercle.
Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à point pour le réconforter:
—Vous vous rattraperez.
Et quand il avait gagné se trouvaient là non moins à point quelques besoigneux pour lui faire une saignée:
—Mon cher président...
La voix était si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas refuser, bien qu'il eût vu plus d'une fois les quelques louis qu'il venait de prêter changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis vert: eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en blâmer?
Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à moitié endormi descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches s'enfonçaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le secouait, le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où il avait si tranquillement dormi autrefois, et où maintenant il n'avait à passer avant la Chambre que quelques heures agitées.
Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont celles où la voix de la conscience prend le plus de force, il s'était dit qu'il devait renoncer à son cercle et donner sa démission,—seul moyen sûr de ne pas céder à la tentation. Mais il fallait commencer par rembourser ce qu'il devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent.
Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagné quarante mille francs le jour où, pour la première fois, il avait taillé une banque alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les combinaisons du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que d'une quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoyé trente-cinq mille à Elbeuf qui, Dieu merci, étaient intacts. Pour quinze mille francs aventurés, devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que fallait-il pour qu'elles pussent se réaliser, au delà même de ce qu'il avait promis à Berthe? Quelques minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne se représenteraient pas pour lui!
Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence étaient indispensables à son cercle qu'il aimait.
Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles dans les premiers temps, elles l'étaient maintenant encore et même plus que jamais. Son cercle, c'était lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons au Grand International» ou simplement comme les boulevardiers. «Allons au Grand I», ils disaient familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité.
Déjà le Grand I n'était plus ce qu'on l'avait vu à l'ouverture et des changements s'étaient faits, inappréciables sans doute pour tout le monde, mais qui n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif.
A sa table d'hôte paraissaient maintenant des figures qui ne s'y montraient pas autrefois et qui l'étonnaient; corrects, ils l'étaient trop; décorés, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est décent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la réalité.
D'où venaient ces gens-là? Quand il avait fait des recherches, il avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent présentés par des parrains suffisants, ou membres réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il surveillait toujours avec la même sévérité les admissions des membres permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours été sérieux. Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les cercles, un membre permanent pouvait amener un invité; et cette petite porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus fréquentée que la grand'porte, avait laissé passer plus d'un nouveau venu qui l'inquiétait.
Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne s'en serait pas autrement tourmenté, des invités sans doute; mais au contraire ils venaient régulièrement et ils amenaient avec eux des invités à l'air généralement honnête et simple, des braves gens ceux-là à coup sûr, qui ne faisaient pas long feu au cercle: ils dînaient une fois ou deux, jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric, mais inutilement: malgré sa connaissance du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects et si décorés n'étaient pas des rameneurs comme on aurait pu le supposer dans un autre cercle que le Grand I, c'est-à-dire des racoleurs chargés d'amener des pigeons que le baccara planterait. Au Grand I ces moeurs n'étaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans les cercles; c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui avait beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait jamais vu une vraie volerie...
Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles étaient en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontées autrefois, Frédéric s'était rejeté sur la province:
A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on ne se connaît pas, tout est possible; mais à Paris! dans un cercle comme le Grand I, où il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs!
Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément le Grand I ne fût pas exclusivement composé, comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au moins de membres ayant entre eux des relations d'intimité qui créent une sorte de solidarité et de responsabilité collective. Il aurait voulu qu'on n'y vînt que pour s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait à craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passés dans son cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs années à la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considérable le jeu tient dans un certain monde où la gêne est la règle à peu près commune, où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où l'on ne compte que sur une bonne chance pour combler le déficit qui, de jour en jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le Grand I fût le lieu de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en était un lui-même, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les occasions et les facilités qui l'avaient perdu.
Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui, les bénéfices de la cagnotte en étaient un de contrariété: il eût voulu qu'elle donnât moins, puisque les produits étaient en proportion du jeu: un louis pour une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un matin qu'il assistait à l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait été stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: près de dix mille francs. Dix mille francs de bénéfices pour une nuit de jeu!
Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait franchement montré à Frédéric, occupé à compter les jetons et les plaques: le cercle était vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employés.
—Dix mille francs! est-ce possible?
Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange, sans répondre, avec un sourire énigmatique.
A la fin, il s'était décidé:
—Vous voyez, mon cher président.
De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait baissé les yeux, n'osant pas insister: n'était-ce pas avouer qu'il croyait possible le bourrage de la cagnotte, ce fameux bourrage dont il avait plus d'une fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et de plaques par le croupier au détriment des joueurs; mais, pour que ce bourrage puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner Frédéric d'une pareille infamie.
—Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant.
—Puisqu'ils y sont! répondit Adeline.
—Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que nous sommes d'accord.
D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours comme au commencement.
Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commerçant de Bordeaux, avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint à lui en souriant, les mains tendues:
—Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à dîner, ce soir, à votre cercle, dit le commerçant.
—Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour ce soir?
—Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?
C'était une invitation lithographiée avec élégance et sur beau bristol, signée: «le président Adeline.»
Seule l'adresse était manuscrite.
J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel m'a remis cette lettre, car je ne suis arrivé que d'hier dans la nuit.
—A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper à des explications plus qu'embarrassantes.
Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner: comment, les garçons d'hôtel distribuaient des invitations signées de son nom: «le président Adeline!»
—Mais, mon cher président, répondit Frédéric en essayant de rire, ce qui vous étonne se fait partout.
—Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle.
—Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, il faut des joueurs.
—Mon nom ne servira pas à les attirer.
VI
L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude dans l'association Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si ce président s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas?
L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi quand Frédéric raconta l'algarade qui venait de lui être faite.
—Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle.
—Rien.
Vous ne lui avez pas cassé les rinss? s'écria Barthelasse, dont le premier mouvement était toujours de revenir à son ancien métier de lutteur, malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir et se calmer... à Pariss....
Raphaëlle haussa les épaules:
—On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin.
—C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop la voix, je n'avais qu'à faire ça:—il plia les jarrets, se ramassa sur lui-même, enfonça son cou court dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en avant dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans l'arène;—et tout de suite c'était fini; on lui permet trop de faire ce qui lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui donnons trente-six mille francs? Est-ce pour nous embêter? Je vous le demande. Hein!
—C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua Frédéric impatienté.
—Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai peur.
—Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle sèchement, nous avons besoin de lui, il faut manoeuvrer en conséquence.
—Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua Barthelasse, on ne sera sûr de lui que quand on l'aura affranchi; le jour où il filera la carte, il sera à nous.
—Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons?
—Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandées, et je puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouvés.
Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux à ce sujet, car du jour où Adeline avait accepté la présidence du cercle, ils s'étaient demandé comment ils le garderaient à la tête de leur affaire. Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils pouvaient être tranquilles. Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et il n'était pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout à coup, au moins peu à peu, la situation changerait.
—Nous l'affranchirons, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux préjugés dont sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont affranchis.
—Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait répondu Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son président.
Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait même pas qu'il en pût être autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans danger, en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité égale à celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris à travailler. Alors pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il n'y a rien de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné par le travail.
Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond beaucoup plus embarrassés de préjugés que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le monde en fût arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie pratique qui enseigne à ne voir que l'argent gagné sans se soucier de la façon dont on le gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même de son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre à travailler pour jouer à coup sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait procéder avec celui que d'un air de mépris ils appelaient «Puchotier» depuis qu'Adeline, se défendant un jour de ses ignorances parisiennes, s'était lui-même donné ce nom en disant qu'à Elbeuf les Puchotiers sont les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout progrès en ne jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire écouter si on lui parlait franchement?
Il fallait vraiment être Puchotier pour avoir la naïveté de croire qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnête cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq mille francs d'éclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au personnel, trente-six mille francs de traitement au président, trente mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour abonnements aux journaux, impressions, concerts, fêtes, c'est-à-dire d'une dépense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant à ceux qui avaient fondé l'affaire, gérant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins influents ou, comme on dit dans ce monde, mangeurs, qui se font payer leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchât, et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.—Il serait souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle, si on ne s'était pas procuré des convives en lançant, partout où l'on a chance de rencontrer un naïf, des invitations comme celle qui avait indigné Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il entretenir un personnel de rameneurs qui, membres réguliers du cercle, gentlemen en apparence, besoigneux en réalité, répandus dans le monde ou plutôt dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris à la table d'hôte, seront une heure après dévorés à celle du baccara et apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux que les seigneurs des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons prêtés, prenant des attitudes de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent, à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte donnerait-elle des bénéfices suffisants si dans le feu de la partie les croupiers «aux doigts légers»—l'épithète est du plus grand des grecs—ne bourraient pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire et de nacre qui tombent là sans bruit? Et le change de la monnaie, que donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en plus légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»; et tandis que le valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas quitté la table, celui-ci, par-dessus son épaule, lui passe deux plaques au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle prospère—sinon modèle.
Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit, il avait fallu toute la dextérité de Frédéric et toute sa souplesse de caractère.
Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que celui des invitations devait être abandonné.
Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était pas pour qu'on attaquât jamais de front les difficultés.
—Cède, dit-elle à Frédéric.
—Comment, céder! s'écria Barthelasse.
—Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront un éclat, peut-être une rupture.
—Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon! Comptez-vous qu'il va vous tomber tout rôti sur votre table, hein? Je vous le dis et je vous le répète, vous prenez trop de précautions avec ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas comment les 10,000 francs étaient venus dans la cagnotte. Je vous le demande, hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien voir, qui ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est député, il est décoré, il est considéré, il faut bien qu'il ménage sa réputation... pour lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous. Autrement! Il a bien avalé la cagnotte—il n'en reparle plus, de la cagnotte,—il avalera bien les invitations. Ça se passera tacitement; ça lui est plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut le prendre comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à continuer, puisque vous ne voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus facile.
Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle qui l'emporta: on céderait.
Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole de la participation, fit ses excuses à son cher président.
—Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je vous ai répondu hier. J'ai eu tort. J'ai réfléchi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous n'êtes pas de ces présidents-là, j'en conviens. Votre haute situation, votre respectabilité, votre nom si honoré rendent légitimes toutes les susceptibilités.
Il était entré dans le cabinet de son président en tenant dans sa main gauche un paquet de papier:
—Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la cheminée, où brûlait un feu de bois.
Adeline avait écouté le commencement de ce petit discours avec une attitude raide, en homme fâché,—et il l'était en effet;—il fut attendri.
On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment: tous les griefs qu'il avait entassés contre le vicomte s'évanouirent.
—Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il en tendant la main à Frédéric.
—Et moi donc! s'écria celui-ci.
Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric, à laquelle se mêlait un vague sentiment d'inquiétude:
—Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.
—Vous savez comme le premier mouvement court aux extrêmes. Il est certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir... au moins je l'espère.
—Que puis-je pour vous?
—Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter quand quelque chose se présente mal. Soyez sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y soit porté remède. Comme vous, mon cher président, je mets au-dessus de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous, puisque, pour ceux qui savent, je suis le gérant responsable. Mais, à côté de l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la garde, il y des intérêts respectables dont je me trouve chargé par ma gérance effective. On me les a confiés, ces intérêts.—A l'argent que j'ai mis dans cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,—et dont je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de façon à ce qu'il donne les produits légitimes qu'on est en droit d'attendre.
—Mais que puis-je?
—Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes qui ont eu confiance en moi?
—Certes, non.
—Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse nous compromettre ou même nous inquiéter.
—Que voulez-vous donc de moi?
—Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez marcher la partie.
VII
Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet état de demi-somnolence du joueur qui a passé la nuit, le corps brisé de fatigue, le sang enfiévré, l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux contre les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups importants qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté sa dette d'une dizaine de mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de l'hôtel.
Il n'était guère en disposition de donner des audiences et d'écouter des solliciteurs: il fallait qu'avant la séance de la Chambre, où devait venir en discussion un projet de loi dont il était rapporteur, il se rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât.
—Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir, répondit-il.
Et il continua son chemin pour monter à son appartement.
Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parlé assez bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une jeune femme de tournure élégante qui lui barra le passage.
—Monsieur Adeline?
—C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je suis très pressé; écrivez-moi.
—Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous en supplie.
L'accent était si ému, si tremblant, le regard était si troublé, si désolé, qu'Adeline se laissa attendrir.
La précédant, il l'introduisit dans le petit salon banal des appartements meublés qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans cette pièce froide, qui n'était plus habitée que quelques instants, le matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds; alors, frottant une allumette, il la mit sous le bois préparé dans la cheminée, puis, attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait dans une attitude embarrassée et confuse.
—Madame, je vous écoute.
Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir en aide: elle était fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient pas ne pas inspirer la sympathie.
—Madame? demanda-t-il.
—Madame Paul Combaz.
—La femme du peintre?
—Oui, monsieur.
Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté.
La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'intérêt: il oublia ses fatigues et ses émotions de la nuit pour regarder cette jeune femme qui se tenait devant lui dans une attitude désolée. Non seulement il connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent, très apprécié dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme lui-même, un des plus fidèles habitués du Grand I, depuis quelque temps.
—Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari... qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus d'un mois j'aie préparé cent fois par jour ce que je dois vous dire.
Adeline fit un signe pour la rassurer.
—Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte.
—J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste.
Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et ses yeux navrés s'éclairèrent d'une flamme de tendresse et de fierté.
—Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le plus loyal, le caractère le plus droit: et ce n'est pas à vous que j'ai à dire qu'il est un grand artiste, ses succès sont là pour l'affirmer; je serais la plus heureuse et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait pas; et c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je viens vous demander de nous sauver, mes enfants et moi.
—Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens de jouer! s'écria-t-il blessé de cet appel à son intervention, qui semblait le rendre responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez étrangement sur l'autorité d'un président de cercle.
Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres tremblantes.
—Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas pour moi que vous m'écoutez, et je le comprends, puisque vous ne me connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours, seront jetées dans la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez une fille que vous aimez, c'est au père que je m'adresse.
—Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?
—Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais que vous avez une fille, et c'est en pensant à elle que l'espérance s'est présentée à moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par les pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme une affolée que je suis, à qui je pourrais demander protection, et l'idée m'est venue, l'inspiration, que si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait lui en fermer les portes. Mais ce président était-il homme à m'entendre? ou bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-même de la ruine des joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais interrogé, je savais quel homme politique vous êtes, la situation que vous occupez, l'estime dont vous êtes entouré; c'était beaucoup; pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique y avait-il un homme de coeur capable de se laisser attendrir par le désespoir d'une mère? J'ai une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit pour qu'elle tâche d'apprendre quel homme était M. Constant Adeline. Sa réponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand j'ai su quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en vous m'est venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette démarche.
Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux qui plusieurs fois s'étaient noyés de larmes, cet élan, et en même temps cette discrétion dans les paroles, surtout cette évocation de Berthe lui troublaient le coeur.
—Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le faire.
—Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous en vain, et de tout coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai expliqué notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois moi-même, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle façon vous pouvez agir sur mon mari.
Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne laissât monter personne.
—Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai apporté une dot de cent mille francs à mon mari, et un an après, à la mort de mon père, deux cent mille francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit hôtel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous avions payé, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'héritage de mon père. Ce n'était point là une prodigalité, car vous savez que le peintre qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige sur le marchand de tableaux et encore moins sur l'amateur; c'est une nécessité professionnelle, quelque chose comme un outillage. Nous étions très heureux, j'étais très heureuse: aimée de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, près de lui, fière de le voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi pour me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais pas l'atelier, et en six années, les seules heures que je n'aie point passées à ses côtés sont celles où je promenais mes filles au parc Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les premières années de notre mariage, il était tombé à quelques milliers de francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez. Il avait fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première à le demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante au moins pour moi, et qui pouvait très bien se prolonger jusqu'à des temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que trop bien, M. Fastou...
Adeline laissa échapper un mouvement.
—... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit qu'il était trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables, les cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que, pour lui, c'était à son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze bustes dont il vivait; et il termina en proposant à mon mari de le faire recevoir membre du Grand I. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa; mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs qui devaient nous acheter des tableaux.
—Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu Combaz à la table de baccara.
—Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour 80,000 francs, c'est-à-dire à peu près pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que mon mari avait dans son atelier ont été emportés, et une partie de l'ameublement, ce qui était de vente sûre et facile, a suivi les tableaux.
—Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques, s'écria Adeline, elle n'achète pas des tableaux!
—La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais comment vous l'appelez, celui qui prête aux joueurs: Auguste.
—C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste n'était qu'un petit employé.
—Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas à son profit qu'Auguste a prêté les sommes perdues par mon mari, c'est au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le même,—c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hôtel ne tardera pas à être vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué. Vous voyez notre situation: en trois mois tout a été englouti; mon mari ne travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fièvre le dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le désespoir de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Déjà il n'ose plus me regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui m'épouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de m'adresser à vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, il ne trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et il me reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au travail, quand ce ne serait qu'à des illustrations; vous l'aurez guéri; vous nous aurez sauvés.
Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même plus encore peut-être qu'à madame Combaz, il murmura:
—Guérit-on les joueurs?
Croyant que c'était à elle que cette exclamation s'adressait, vivement elle répondit:
—Oui, on les guérit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons fait notre voyage de noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon, mon mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai accompagné, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me désolant, me désespérant, interrogeant de temps en temps les garçons, pour savoir où en était la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été élevée honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière avec eux pour qu'ils voulussent bien me répondre. Et non seulement ils me répondaient, mais encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais là. Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu de lui qu'il n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourné.
—A Luchon?
—Ni ailleurs.
—Mais à Paris?
—Après sept ans! Vous voyez que la guérison a duré longtemps et qu'elle est possible.
Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux lèvres.
—Vous avez eu raison de vous adresser à moi, dit-il, je vous promets que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai.
—Surtout qu'il ne sache pas ma démarche.
—Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai.
VIII
Guérit-on les joueurs?
C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'était-il pas ridicule de vouloir guérir les autres quand il ne pouvait pas se guérir lui-même?
Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette pauvre petite femme était trop touchante dans son désespoir pour qu'il refusât de lui venir en aide.
Que de ruines, que de désastres seraient évités si les joueurs ne trouvaient pas ces facilités à emprunter, qui, s'offrant à eux, les entraînent et les perdent? Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû tirer de sa poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers billets de mille francs qu'il avait risqués au baccara? «Auguste, six mille, dix mille» cela n'était pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on comptait sur une bonne série, et l'on était pris pour jamais;—mieux que personne il le savait.
Combaz travaillant toute la journée dans son atelier auprès de sa femme, c'était le soir seulement qu'il venait au cercle, après avoir embrassé ses trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits blancs. Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans la salle de baccara, il le prendrait à l'arrivée.
En effet, le soir même, un peu après dix heures, Adeline, qui, depuis quelques instants déjà, était à son poste, le vit entrer d'un air en apparence indifférent, mais sous lequel se lisait facilement la préoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme qui suit sa pensée, insensible à tout ce qui vient du dehors.
Il alla au-devant de lui:
—Je désirerais vous dire un mot.
—Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz, sans attacher aucun sens à ses paroles, bien évidemment.
Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un fauteuil au peintre, il s'assit vis-à-vis de lui, en le regardant.
Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois l'esprit disposé à la plaisanterie, il était trop resté en lui du rapin et du gamin de sa jeunesse pour qu'il manifestât sa surprise autrement que par la blague:
—C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrément de comparoir? dit-il.
—Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline, l'instruction est faite, mais devant le juge, ou, si vous le préférez, devant le président, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot.
Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses gardes parce qu'il sent qu'il peut être facilement attaqué.
—Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire.
Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait en réalité aucun sens.
—Vous ne vous blesserez donc pas, commença Adeline, si je vous dis que vous jouez trop gros jeu.
Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête:
—Permettez, monsieur!
Adeline ne se laissa pas couper la parole:
—C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je n'ai même pas commencé ce que j'ai à vous dire. Je suis le président de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations, alors surtout qu'elles sont dictées par votre intérêt...
—Mais, monsieur...
—Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir ici, et qui demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans pain.