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Baccara

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Combaz étendit la main pour protester; Adeline la lui prit et chaleureusement il la lui serra:

—Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué pour quatre-vingt mille francs, vos tableaux vendus à Auguste, vos objets d'art, vos tentures emportés.

—Qui vous a dit?

—Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent mille francs ici, sans m'inquiéter de savoir quelles étaient ses ressources, si c'était sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense à votre avenir gâché, c'est le père qui pense à vos petites filles, parce qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'intéresse aux vôtres. Allez-vous les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez dans le coeur et dans la tête des émotions plus hautes que celle que peut donner le jeu?

Combaz était dans une situation où la sympathie, même alors qu'elle est accompagnée de reproches, touche les plus endurcis, et il n'était nullement endurci.

—Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me fait jouer? Passionné, oui, je l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout jeune, j'ai passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les secousses qu'il donne; mais ce temps est loin de moi.

—Alors, pourquoi jouez-vous?

Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle de silence, en homme qui prend son parti:

—Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis à jouer après être resté sept années sans toucher aux cartes: simplement par calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon travail était insuffisant à leur continuer, notre vie ordinaire, rien de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai voulu, quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma peinture ne se vendait plus, que la transition d'une vie large à une vie étroite ne fût pas trop dure, et j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il l'a culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait comme moi!

—Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline avec un accent d'une violence qui surprit Combaz, et ont ruiné leur famille. Il manque deux, trois, dix mille francs, pour se remettre en état, on les demande au jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a.

—A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours.

Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline.

Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises séries; mais depuis trois mois que vous jouez, vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez point. Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille francs derrière vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est rien: un homme se tire toujours d'affaires. Mais les vôtres, votre femme, vos filles! Vous ne vouliez pas que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand on les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées, et que, brisé ou affolé, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore, arrêtez-vous. Vous serez gênés, cela est certain, mais la gêne n'est pas la honte, n'est pas la misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.

Evidemment Combaz était touché; à l'examiner, il était facile de comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'était dit à lui-même bien des fois; mais par cette répétition, ces paroles avaient pris une force que la conscience seule ne leur donnait pas.

Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu:

—Vous venez pour jouer?

—Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui m'a décidé une dernière fois.

—Combien croyez-vous qu'on prêtera?

—Rien.

—Alors?

—J'ai pu me procurer trois mille francs.

—Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et remettez cet argent à votre femme, qui se désespère en ce moment, qui pleure auprès de ses filles, en sachant que vous êtes ici; la joie que vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir demain, son souvenir vous retiendra.

Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de père et de mari arracha Combaz à ses hésitations.

Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et la serra longuement.

—Je rentre chez moi, dit-il.

—Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place Malesherbes.

—Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en riant.

Adeline changea la conversation, car s'il était vrai qu'il ne se fiât point à cette bonne résolution d'un joueur, il trouvait imprudent de laisser voir ses doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois il fût question de jeu.

—Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant à la place, bonsoir!

—Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux aînées pour qu'elles vous embrassent.

—J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit Adeline, et les embrassements de vos chères petites; il ne faut pas que vous repassiez la porte du cercle.

—N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.

Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant allègrement, la conscience satisfaite: il avait sauvé un brave garçon. Sans doute dans ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son devoir.

En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait chez lui se coucher où s'il irait faire un tour au cercle; sûr de ne pas se laisser entraîner au jeu ce soir-là, alors qu'il était encore tout frémissant de ses propres paroles, il se décida pour le cercle.

Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononçait les mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: «Le jeu est fait». Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pâle glissaient des filets de sueur.

—Rien ne va plus?

À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent ceux d'Adeline et vivement il les détourna, puis il donna les cartes.

Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demandé des cartes, reçurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hésitation manifeste se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer? Si furieux que fût Adeline, il était encore plus anxieux. Le joueur l'emporta sur le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait lui-même. Combaz ne tira point et gagna.

—Je vous disais bien que j'allais avoir une série! s'écria Combaz en venant vivement à Adeline, c'est cette certitude qui m'a empêché de rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.

—Au moins allez-vous vous sauver maintenant.

—Au plus vite.

Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frédéric.

—Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prêté d'argent à M. Combaz.

—Et pourquoi donc, mon cher président?

—Il est ruiné.

—Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche.

—Je désire qu'il les garde.

—Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons les joueurs? Vous savez bien que ce ne sont pas là nos conventions; les recettes baissent; intéressant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais si nous éloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les coquins ne viennent pas ici?

IX

Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à venir dîner à son cercle, dans un de ses voyages à Paris; mais les voyages du père Eck à Paris étaient rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller sa fabrique.

Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé de venir à Paris deux fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines pour faire accepter par les acheteurs les échantillons de la saison prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante négociants en draps qui sont ses clients sa marmotte, c'est-à-dire la caisse dans laquelle sont rangés ses échantillons,—le fabricant de draps lisses n'a pas à supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer à l'avance, pour la saison d'hiver et la saison d'été, cinq ou six cents échantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque fil, chaque nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication est beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont faites ou refusées; pour les recevoir, il n'est pas nécessaire que le chef de la maison se dérange lui-même.

Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement; que serait-il venu faire à Paris? Ce n'était pas à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir comme le plus alerte de ses fils; c'était dans son bureau à consulter ses livres; c'était surtout le jour des inventaires qu'il clôturait tout seul quand il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta part, Samuel; la tienne, David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; maintenant, allez travailler.»

Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait sa présence à Paris, il s'était décidé à partir; par la même occasion il verrait Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la Chambre.

—Je fiens tiner avec fous à fotre cercle.

Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il traînait à bout de bras, accompagnait Adeline; la présentation eut lieu en règle, et le père Eck exprima toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un député dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce n'était pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués de lui, mais la physionomie ouverte du père Eck et son air bonhomme effacèrent vite la mauvaise impression que ce mot «journaux» avait commencé à produire..

Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnèrent l'avenue de l'Opéra. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards étonnés que le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements de marbre aussi bien que sur la livrée fleur de pêcher des valets de pied, il sourit intérieurement, comme si ce luxe lui était personnel et devait éblouir le futur oncle de Berthe.

—Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le hall.

—Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle, c'est très peau.

Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené partout un regard curieux, et tâté le tapis du pied, en homme qui connaît la qualité de la laine, répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces vastes pièces:

—C'est très peau.

En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le cabinet d'Adeline avec Bunou-Bunou et quelques commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta à la porte pour écouter le père Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une discussion contre Bunou-Bunou.

—Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me semble reconnaître l'accent de mon ancien département.

—M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg, dit Adeline; M. Eck, de la maison Eck et Debs.

Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât sur son accent:

—Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus, je suis Alsacien, ou si je ne le suis blus ce n'est bas ma faute, c'est celle de certaines bersonnes; je suis fier de mon accent et je voudrais en afoir davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays.

Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effaré:

—Malheureusement l'habitude de fifre toujours maintenant avec des Normands l'a peaucoup atténué, comme vous pouvez le foir, et je le regrette: l'accent, mais c'est le fumet du pon vin; voudriez-vous des pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien?

—Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait jamais de rien ni contre personne.

À table, le père Eck répéta son même mot, en ne lui faisant subir qu'une légère variante:

—C'est très pon; vraiment, pour le prix, c'est très pon.

Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de la cagnotte, à un certain moment il ajouta:

—C'est vraiment une pelle chose que l'association! Quels miracles elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de cent francs par an, on pouvait chouir de ces peaux salons et de cette ponne table, avec des domestiques aussi pien dressés, et de tout ce luxe.

Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se jouaient en deux ou trois minutes, il commença à changer d'avis sur les cercles.

—C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques de nacre valent 5,000 francs et 10,000 francs?

—Parfaitement.

—Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 vrancs en or sur le tapis vert, ils y regarderaient à deux fois, à dix fois; ces plaques, ça glisse des doigts comme les haricots de ceux des enfants. Et je vois des commerçants à cette table, des gens qui savent ce que c'est que l'argent gagné. C'est une honte!

Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements du père Eck, voulut changer la conversation qui menaçait de prendre une mauvaise voie et de conduire à un résultat complètement opposé à celui qu'il avait espéré au commencement de cette visite.

Mais on ne changeait pas le cours des idées du père Eck, pas plus qu'on ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua:

—Je tis que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une spéculation, non une distraction; ils jouent bour gagner, non pour s'amuser entre honnêtes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, comme ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais instincts de la bête se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en!

Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara où cette indignation d'un Puchotier, beaucoup plus Puchotier que lui encore, était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât pas le cercle dans cet état violent, et, après lui avoir fait traverser les salons des jeux de commerce où quelques membres jouaient tranquillement, silencieusement, en automates, au whist et à l'écarté, il le conduisit dans son cabinet, où Bunou-Bunou, bien chauffé et bien éclairé, répondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues dans la journée.

—Et c'est bour cela qu'on fonde des cercles? dit le père Eck, en s'asseyant devant la cheminée.

—Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire, qu'un accident, et ce soir, particulièrement, la partie a pris un développement insolite.

Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus élevé leur cercle avait été fondé; malheureusement il fut interrompu, dans sa démonstration que le père Eck écoutait sans paraître bien touché, par M. de Cheylus, qui entra en riant:

—Il se joue en ce moment une comédie qui aurait bien amusé M. Eck s'il en avait été témoin, dit-il.

—Quelle comédie?

—Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; où les avait-il eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les était procurés, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer une série, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. À la caisse, brûlé. Auprès d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé, archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même pas un louis. Ou bien on ne lui répond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il fallait voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les humiliations, son impassibilité. Averti par Auguste, je suivais son manège. C'est la comédie que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris encore. Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais plaisant qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voilà mon comte qui, par l'escalier de service, se précipite à la cuisine. Il y est en ce moment.

—Est-ce bossible! s'écria le père Eck en levant les bras au ciel.

—Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans celui de toute sa famille. Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas ruiné, était si foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la peine d'administrer sa fortune. À sa mort on a trouvé chez lui des tas de titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs coupons. Pourquoi se donner le mal de détacher ces coupons avec des ciseaux quand on fait des différences de trente ou quarante mille francs toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le moment, le comte est aux prises avec le chef et tâche de l'amadouer. Venez voir sa rentrée, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera curieuse.

Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y était pas, mais presque aussitôt il arriva allègrement, gaiement, et il courut à la caisse: sur la tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs, de deux francs, de cinquante centimes et même une poignée de gros sous.

—Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis.

Et vivement il courut à la table où le croupier annonçait justement une nouvelle taille: «Messieurs, faites votre jeu.» Sans hésitation, en homme qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à gauche: il était radieux, sûr de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise doublée et gagna encore. Puis encore une troisième fois.

Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck, qui n'avait nulle envie de passer la nuit à regarder jouer. Il en avait assez; il en avait trop. Adeline le reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils avaient à faire ensemble.

Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la porte, l'attendant.

Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue de l'Opéra, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour donner un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un brouhaha de voix qui partait de l'escalier du cercle, et à travers les glaces de la porte contre laquelle il était adossé ils virent un homme en veste et en calotte blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait avec de grands mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, défait, exténué, qui voulait sortir.

Que signifiait cela?

Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et d'ailleurs il ne voyait pas son président, à qui il tournait le dos. Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques.

À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui était descendu par l'escalier de service.

—Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant à lui vivement.

—M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier cent francs au chef; il a gagné cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il ne lui reste pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut pas le laisser partir.

—Vous m'avez donné votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce matin, hurlait Félicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas!

Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir, et, mettant cinq louis dans la main du cuisinier:

—Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même quittez le cercle à l'instant.

Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent côte à côte assez longtemps sans rien dire. À la fin, le père Eck prit le bras d'Adeline:

—Mon cher monsieur Ateline, je sais qu'on n'aime pas les conseils qu'on ne demande pas, bourtant je vous en donnerai un: croyez-moi, laissez ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est bas la place d'un brave homme comme vous. Vous serez mieux dans fotre famille. Si nous avons un peu réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est bas seulement pour la fortune que la famille est ponne.

X

Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous l'impression de ces conseils, sans pouvoir la secouer: «Laissez ces gens-là à leurs plaisirs.» Est-ce que c'était pour le sien qu'il restait avec eux?

Mais dans la journée il lui vint un second avertissement qui le bouleversa plus profondément encore.

Comme il allait entrer dans la salle des séances, le préfet de police—celui-là même qui lui avait accordé l'autorisation d'ouvrir le Grand I,—l'arrêta au passage.

—Eh bien, mon cher député, êtes-vous content de votre cercle?

Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène du matin, s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la préfecture était bien rapidement renseignée.

Mais le préfet se mit à rire:

—Je ne peux pas partager votre colère contre votre cuisinier, et même je trouve qu'il serait désirable que les joueurs eussent à payer quelquefois leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins. Ce n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si vous étiez content de votre cercle.

—Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous les jours; nos fêtes sont très réussies; notre situation financière est bonne; je n'ai que des remerciements à vous renouveler pour l'autorisation que vous m'avez accordée avec tant de bonne grâce.

Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et sévèrement surveillés, qui n'était à peu de chose près que la répétition de ce que Frédéric lui avait dit et répété plus de cinquante fois, sur tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-à-dire que si les tricheries sont jusqu'à un certain point possibles dans un cercle fermé, où, par cela même que tous les membres ne font en quelque sorte qu'une même famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas de même dans les cercles ouverts, où, au contraire, la défiance et la surveillance sont la règle ordinaire, comme si on était dans une réunion de voleurs connus.

Mais le préfet l'interrompit en riant:

—Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne m'inspirent pas plus une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout où l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois, comme dans le claquedents souvent, qu'on ait cent mille francs de rente, ou qu'on crève de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un gérant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous répond que par suite de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il est vrai que lorsqu'on passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais un seul chez lui, tandis qu'ils vont tous à côté, où il se passe des choses abominables, et l'on est tout étonné, la première fois, de voir que le récit de ces choses abominables est le même dans les deux bouches; ce qui se fait ici se fait là, et ce qui se fait là se fait ici. C'est par ce simple rôle de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je résiste tant que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux cercles.

—Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques années, quand le jeu était peu connu? demanda Adeline persistant dans les idées qu'il avait reçues.

—Autant, oui, et même davantage; seulement les procédés se sont perfectionnés, ils sont moins gros et par là plus difficiles à découvrir; parce que de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a changé de manière tout simplement, il en a adopté une nouvelle, moins dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre réponse de tout à l'heure; quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous ne me le demandiez à moi-même, pourquoi vous ne seriez pas content de votre cercle.

—Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.

—On triche chez vous.

—C'est impossible.

—Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai rien à ajouter.

—Mais, qui triche?

—Cela est plus délicat; nous avons des soupçons, mais, comme il arrive le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent protéger le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien pour le monsieur à qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez vous, afin d'éviter un éclat: voilà pourquoi je vous avertis.

Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline trouva de chaudes paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait prendre avec son gérant et son commissaire des jeux pour découvrir les voleurs.

Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta:

—Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec vous-même. Vous avez confiance dans votre gérant, c'est parfait; mais enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prévenir, il y est encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de recourir à ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous fiez qu'à vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs.

—Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.

—Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la façon dont un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on s'inspire mutuellement dans cette corporation.

—Faut-il donc soupçonner tout le monde?

—Hé, hé!

—Mais alors ce serait à quitter la société.

—Au moins une certaine société.

Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline le retint: il était épouvanté de la responsabilité qui lui tombait sur les épaules, et il ne l'était pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement. Comment découvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait à peine les anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il termina en demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un:

—Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un.

—Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se passeront avec une correction parfaite.

Adeline se montra si désappointé que le préfet ne voulut pas le laisser sur cette réponse décourageante.

—Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une surveillance sans danger d'être reconnu, et aussi sans provoquer l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure et la tenue seraient déplacées dans votre cercle. Demain vous aurez ma réponse.

Cette nuit-là, Adeline la passa au cercle à surveiller les joueurs, rôdant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien d'irrégulier. À la vérité, le prince de Heinick eut une banque exceptionnellement heureuse, mais sans que rien pût éveiller les soupçons dans sa manière de tailler, qui était la plus correcte au contraire, la plus élégante qu'on eût encore vue au Grand I. C'était presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'était presque un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier, numéroté dans l'Almanach de Gotha, et apparenté à des Altesses: «J'ai attrapé hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!» Ça pose de se faire culotter par un prince.

Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec une impatience nerveuse.

—J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous. Un ancien agent politique versé dans la brigade des jeux. Il paraît qu'il a été affranchi par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante. En tout cas, il connaît tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'exécute chez vous est neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais de vous dire qu'il est assez bien pour passer inaperçu dans votre cercle et partout; en plus décoré, d'un ordre étranger, pour services politiques. Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle heure?

—Dix heures.

Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa à la porte d'Adeline, et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure militaire, correctement habillé comme tout le monde et avec aisance, les mains gantées; la tête était énergique, le visage montrait des traits détendus et fatigués comme ceux des comédiens qui ont exprimé toute la gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'était de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans mouvements apparents, un rayon visuel plus considérable qu'il n'est donné à une vue ordinaire.

—Je viens de la part de M. le préfet de police.

En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui.

—Très bien, monsieur; vous voudrez bien me présenter comme... une personne de votre connaissance.

—Assurément; votre nom?

—Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou ne lui met pas d'apostrophe.

Dantin allait se retirer; Adeline le retint.

—M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des grecs.

—Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes neuves dans les cercles, mais je connais à peu près toutes celles qui ont servi; quant aux inédites, une certaine expérience me permet de les deviner quelquefois!

—M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même d'une façon surprenante.

—M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain doigté. Au reste, je me mets à votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une... séance, je suis prêt. Vous avez des cartes.

Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher.

Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant le bureau d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout en causant, parut les examiner assez légèrement.

—Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je l'espère.

Il les étala sur le bureau et les remua à deux mains avec de grands mouvements des épaules et des coudes; puis, les ayant rassemblées, il les posa en tas devant Adeline.

—Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si vous voulez bien me désigner le neuf que vous désirerez, je vais vous le donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont des neuf.

Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de Dantin.

—Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre?

—Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant bien de voir comment Dantin opérait.

Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni pour ceux de coeur et de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ébahi.

—Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas davantage entendu.

—Pas du tout.

—Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté du filage, l'oreille perçoit ce qui échappe aux yeux; heureusement, j'ai travaillé une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez peut-être pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez ces cartes; pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles étaient mauvaises, je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à peine perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la salade; et je vous ai donné à couper; mais, au moyen de cette carte légèrement bombée, j'ai fait un petit pont, dans lequel vous avez coupé. Et voilà. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude et d'adresse.

XI

À neuf heures, Dantin arriva au Grand I, et par un valet de pied fit passer son nom au président, qui à ce moment causait avec son gérant.

—Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joué, faites-le monter.

Puis s'adressant à Frédéric:

—Un ami de Nantes.

Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté de cette façon, devait passer inaperçu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosité: ce n'était point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs à qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur était que ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement séduire par les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois à ponter un louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la même valeur à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris.

À cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou à l'écarté; mais le baccara chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait passer l'inspection des lieux avant celle des joueurs.

Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial à la perfection, c'est-à-dire avec une discrétion qui n'allait pas jusqu'aux gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la première fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de lui avec curiosité, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend un peu.

Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne pouvait se recommencer indéfiniment, et, d'autre part, deux amis qui se retrouvent après une longue séparation ne peuvent pas se mettre à lire les journaux en face l'un de l'autre.

—Verriez-vous un inconvénient à ce que nous fissions quelques carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans provoquer l'attention.

Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il fut court.

—Après tout! se dit-il.

Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée des joueurs permît de commencer la partie; alors ils passèrent dans la salle de baccara; mais les joueurs assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas tromper sur la qualité de ces joueurs, qui, pour lui, n'étaient que des allumeurs chargés de lancer la partie avec quelques modestes jetons de cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au banquier, c'était non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec quinze louis avancés par la caisse; si la partie avait marché pour de bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure.

Entre la première et la seconde banque, Frédéric s'approcha de l'ami du président, et les présentations se firent.

—M. d'Antin.

—M. le vicomte de Mussidan.

—Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui ne dédaignait pas d'allumer lui-même la partie, même au détriment des amis de son président.

—Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec franchise et simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes nous ne cultivons pas encore le baccara.

—Cependant...

—Au moins dans ma société; c'est même la première fois que je vois jouer ce jeu.

—Il est bien facile.

—Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas. Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas?

—C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le banquier.

—Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles.

Frédéric s'éloigna en se disant que son président avait des amis vraiment bien naïfs,—ce qui d'ailleurs ne l'étonna pas.

—Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline, quand Frédéric fut passé dans une autre salle, le vicomte de Mussidan est le vrai gérant du cercle, et c'est un autre moi-même.

—Pardon, je ne savais pas.

Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant et le président ne faisaient qu'un, il fallait être attentif à veiller sur sa langue. Il avait reçu l'ordre de se mettre à la disposition de M. Constant Adeline, député, président du Grand I, afin d'aider celui-ci à découvrir des vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels étaient ces vols, quels étaient les voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de les trouver. Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait les tricheries des grecs, il était disposé à voir des voleurs dans tous ceux qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force; s'ils étaient moins soupçonneux, ils ne découvriraient rien. Tel qu'il avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnête homme du monde, un brave et digne président, comme après tout il peut en exister. Mais si ce brave président ne faisait qu'un avec son gérant, et un gérant vicomte, c'est-à-dire un déclassé, la situation se trouvait autre qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de ne pas s'aventurer avec lui. Un député est un personnage influent et c'est niaiserie d'agir de façon à s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a que sa place pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le cas de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joué les Don Quichotte, ce qui l'avait mené à être simple inspecteur de la brigade des jeux à quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas.

Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche curiosité du provincial qui voit jouer le baccara pour la première fois; de temps en temps il adressait à Adeline discrètement une question, que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un peu l'oreille; elles étaient tellement naïves, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que d'un provincial renforcé.

Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il n'en était pas moins attentif à ce qui se passait à la table, qu'il ne quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux valets de service.

Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs étaient arrivés, et la misérable petite banque de quinze louis du début était montée à cent, à deux cents, à cinq cents louis.

Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vît il ne lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout éviter un éclat, qui, colporté le lendemain dans le Paris des cercles et peut-être même dans tout Paris, compromettrait le Grand I en même temps que la réputation de son président.

Cependant, bien que Dantin se fût conformé à cette instruction, plus d'une fois il avait regardé Adeline pour appeler son attention sur la table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que par cela il est dans l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue. Alors Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire à un aveugle volontaire ou non, et si vraiment le président et le gérant ne faisaient qu'un.

Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à Adeline qu'il voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes.

—Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux.

Dantin fit un signe affirmatif.

Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline referma la porte avec soin.

—Qu'avez-vous vu? parlez bas.

—J'ai vu que le croupier a étouffé de quarante-cinq à cinquante louis, rien que dans les trois dernières banques, répondit Dantin en sifflant ses paroles du bout des lèvres.

—Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu.

—Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la salle, comme vous serez prévenu, vous les verrez se répéter si c'est toujours le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne pas les recommencer.

—Mais c'est Julien!

Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait clairement que Julien était la dernière personne qu'Adeline aurait crue capable d'étouffer le plus petit louis.

—Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua Dantin, et c'est une sage précaution qui prouve que celui qui leur a imposé ce vêtement connaît les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait dû en même temps leur imposer une cravate serrée au cou.

—Pourquoi donc?

—Pour les empêcher de faire glisser des jetons dans leur chemise. Rappelez-vous le col de Julien, il est très lâche, n'est-ce pas? et la cravate est lâche aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui respire difficilement, paraît-il, surtout au moment où il paye ou quand il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'élargir, et laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. De même qu'il éprouve le besoin de respirer, il éprouve aussi celui de se moucher: deux fois il a tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs différents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche, où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replié et remis dans sa poche; ci, deux louis.

—Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le gérant, ni le commissaire des jeux!

C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.

—Je dois dire que tout cela était fait très proprement, avec adresse. Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur?

—Continuez.

—Deux fois il a demandé de la monnaie: la première, le change a été fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde, quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son épaule, il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis.

—Mais alors Théodore serait son complice?

—Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant passons à la dernière opération. Vous avez dû remarquer un ponte à sa droite, un monsieur à barbe rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première, en commençant par lui, il lui a payé sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il est revenu au monsieur roux, et alors il lui a payé les dix louis que celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu.

Adeline était atterré:

—Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils misérables!

Dantin se dit que si ce président ne valait pas mieux que d'autres qu'il avait connus, en tout cas c'était un habile comédien qui jouait admirablement la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou ne fût pas sincère, était-il prudent de paraître la prendre au sérieux.

—Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi de vous dire que ce qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnêtes, c'est très possible, seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnêtes gens que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il est mauvais de manier sans contrôle possible de grosses sommes qui semblent, à un moment donné, n'appartenir à personne: pourquoi celui qui les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes étonnantes, que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait pourquoi, si ce n'est peut-être pour les remercier de les avoir volés proprement. Ils sont partis de bas, garçons de café pour la plupart, valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; à moins qu'ils ne soient joueurs eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous voyez une charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval de prix et chercher à accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne demandez pas à qui; c'est à un croupier: les plus belles villas, aux croupiers; les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris, voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent mille francs. Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années, ces fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des mangeurs qui vous en dévorent une grosse part, car on n'opère pas ces voleries sans que d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur roux payé deux fois était un mangeur; et si j'allais dire à votre croupier ce que j'ai vu, soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce qu'il a gagné pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers ont autour d'eux toute une bohème qui vit d'eux tranquillement, sans danger, sans rien faire. Allez un jour dans le café où se réunissent les croupiers à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre, vous verrez comme on les fait chanter.

Adeline restait accablé.

—Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin.

Dantin hésita un moment:

—N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement.

—Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre surveillance, je vous rejoindrai tout à l'heure.

XII

Si Dantin avait hésité un moment pour répondre à la question d'Adeline, c'est que le tout qu'il disait n'était pas le tout qu'il avait vu.

En plus de l'étouffage des jetons, il y avait eu le bourrage de la cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de réflexion, il s'était demandé s'il devait parler de ce bourrage.

Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il ne sût rien de la situation qui avait été faite au président du cercle dans lequel il opérait, il devait croire que ce président comme tant d'autres touchait un traitement; or ce traitement c'était, toujours comme chez les autres, la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du bourrage de cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent volé»; cela n'est agréable à dire à personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un pauvre diable d'employé de la préfecture de police, ce serait plus que de l'imprudence de dire à un ami du préfet «Vous n'êtes qu'un mangeur

C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président de cercle que son croupier étouffait les jetons, mais enfin c'était possible: le croupier pouvait opérer pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'était pas le croupier qui en avait la clef, c'était le gérant, et s'il la bourrait, ce ne pouvait être que par ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au mot d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il fallait y regarder à deux fois avant de dénoncer ce bourrage.

De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë qui n'accusait personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions.

Que le président le poussât, en homme qui réellement veut tout savoir, il répondrait aux questions nettement posées.

Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage, surtout à propos de choses qu'on ne lui demandait pas.

Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore on l'avait envoyé reprendre sa surveillance; il se l'était tenu pour dit: on n'a pas été fonctionnaire de la préfecture pendant de longues années sans apprendre à retenir sa langue.

Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance en continuant à se donner l'air provincial.

—Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric, commencez-vous à connaître le jeu?

—Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne pourrais jamais me décider.

—Alors vous ne jouez pas?

—Demain.

—Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant.

L'imbécile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps qu'il avait passé dans le cabinet du président, le nombre des joueurs avait augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang, derrière les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le tapis vert était encombré de jetons rouges et blancs et de plaques de nacre au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques louis jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas eu la patience de les changer. Comme les filouteries du croupier ne l'intéressaient plus puisqu'il les connaissait, c'était aux joueurs et au banquier qu'il donnait toute son attention. Mais à l'exception d'une pauvre petite poussette, c'est-à-dire d'une plaque de vingt-cinq louis à cheval et qu'un ponte avait adroitement poussée quand son tableau avait gagné, il ne vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en banquier, jouaient correctement.

Mais il en est du policier comme du chasseur à l'affût, il n'a qu'à attendre; il attendit donc.

Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la salle, vers lequel tous les yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe s'avançait un grand jeune homme blond à lunettes, qui semblait marcher assez gauchement, un peu à l'aventure, le prince de Heinick, à qui l'on faisait une entrée, comme il arrive souvent pour les gros joueurs. Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez.

Tout de suite le prince vint à la table, et, deux joueurs s'étant écartés avec l'empressement de courtisans, il plaça sur le tapis une plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il perdit encore.

—C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai aussi malheureux en banque.

Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus d'un joueur se promettait de profiter de cette déveine, quand il serait en banque: il avait assez gagné, l'heure de la restitution allait sonner.

Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent, le prince alla s'asseoir dans un coin, et resta là d'un air indifférent et ennuyé jusqu'au moment où la banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le premier croupier, un Béarnais appelé Camy, qui avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour les joueurs de qualité.

Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait demandé des cartes neuves; et le garçon d'appel avait apporté trois jeux au croupier. En poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au second rang derrière les pontes assis, et il n'était qu'à trois pas du banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrième rang, Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les cartes sur le tapis, il les examina et constata que les bandes timbrées paraissaient intactes. Le croupier déchira les enveloppes, battit les cartes et les passa à un ponte qui les battit à son tour.

—Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un aimable sourire; je suis féticheur.

Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés; Dantin pouvait être tranquille de ce côté; il n'avait plus qu'à surveiller les mains de cet aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portée préparée à l'avance—un cataplasme, si cette portée était épaisse; un rigolo, si elle était mince; mais tout se passa avec une régularité parfaite, il n'y eut aucune applique.

Les jetons, les plaques, les louis et même quelques billets de banque s'étaient abattus sur le tapis.

—Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue.

—Vingt-huit mille francs, répondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil exercé, avait fait son compte.

—Rien ne va plus, dit le prince.

—Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy.

Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, quand il montra son point, un murmure de surprise s'éleva: il s'était tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de gauche baccara.

—Quelle veine!

Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution ne paraissait guère arrivée: aussi quand le prince fit sa question ordinaire: «Combien, je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept mille francs; les prudents se réservaient; il fallait voir.

Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit cette taille en tirant une bûche qui laissa le même, son point de trois.

Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier annonça qu'il y avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été le premier: le prince tira à six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre 7.

Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné, c'était trop beau, trop sûr pour lui; il y avait là quelque volerie, mais laquelle? Il n'y voyait rien; il avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où l'anxiété arrêtait les respirations. Devenait-il sourd? Il écouta s'il entendait le battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit.

La banque continua en suivant à peu près la même marche, sur quatre coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre.

Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec son aimable sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait le lendemain et leur offrirait leur revanche.

C'en était assez pour ce soir-là; le cercle se vida presque complètement; bien certainement il ne se passerait plus rien de sérieux.

Adeline emmena Dantin dans son cabinet.

—Eh bien? demanda-t-il.

—Le prince est un filou.

—Vous avez vu?

—Rien.

—Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un homme dans sa situation et que nous a présenté un membre des grands cercles?

—Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que je ne dise rien, je me tais.

—Mais qui vous fait croire...?

Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince était un filou, en insistant principalement sur la sûreté de son tirage:

—Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il n'y a très probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque chose je le chercherai, j'espère même que je le trouverai, seulement il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a taillé.

—Elles étaient neuves.

Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et comme ce soir-là il était impossible de retrouver avec certitude dans la corbeille celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut convenu que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline, qui aurait voulu ce soir même expulser de son cercle le croupier Julien, ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait bien attendre et laisser le prince prendre encore une banque sans éveiller les soupçons de personne, alors même que cette banque du lendemain devait être aussi désastreuse que celle qui venait de finir.

Elle le fut; les choses se passèrent exactement comme la veille: même façon de jouer et de tirer, même gain, même impossibilité pour Dantin de rien voir.

Comme cela avait été convenu, aussitôt que la banque fut finie, il se rendit dans le cabinet du président, où celui-ci arriva presque aussitôt, accompagné de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner plus de solennité à l'examen. Ils apportaient les cartes de la dernière banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes passèrent par ses doigts et sous ses yeux.

—Je ne trouve rien, dit-il enfin.

—Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté vous avez soupçonné le prince, dit Adeline sévèrement; par bonheur, personne n'en saura rien.

—Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin.

—Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement et avec non moins de sévérité qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous?

Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à l'idée que le prince de Heinick pouvait être un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent avec une pitié méprisante:

—Ces policiers!

Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin sur le prince qu'Adeline avait entretenu son collègue, c'était aussi des accusations portées contre Julien et Théodore; aussi, en voyant le découragement de l'agent, tous deux se demandaient-ils si accusations et soupçons ne se valaient pas.

Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: «On n'accuse pas sans preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas.

—Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat, au moins pour les joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous pouvez ne pas revenir demain.

—Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport.

Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint vivement, en se frappant le front:

—Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes!

Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant s'il était pris d'un accès de folie.

—Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe?

—Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard.

—Les opticiens sont fermés à cette heure; mais, heureusement, j'en ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.

—Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance.

XIII

—Voilà un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit Bunou-Bunou quand Dantin eut refermé la porte.

—C'est le rôle d'un policier de voir partout des coquins.

—Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick, c'est vif.

—Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des manoeuvres de Théodore et de Julien.

—Je me le demande aussi.

—Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons, les accusant!

—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions d'agent de police on doit prendre bien souvent le rêve pour la réalité.

—C'est ainsi que courent de par le monde tant de légendes sur les tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connaît des gens qui ont vu, et alors...

—Et alors?

—Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux et discrets: «Mon cher député, on triche chez vous»; ah! ah! ah!

—Ah! ah! ah!

—Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux!

À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'était Frédéric qui venait aux renseignements; en voyant ces allées et venues, ces conciliabules, il n'était pas sans inquiétude; que signifiait tout cela? Mais en trouvant son président et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se rassura; évidemment il ne se passait rien de grave; et après quelques mots pour justifier tant bien que mal son entrée, il se retira se disant qu'à coup sûr ils se moquaient du commerçant de Nantes.

—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la démence toute pure de prétendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur des cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées du timbre de l'État. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous m'expliquer ce qu'il a voulu dire?

—Je n'en sais vraiment rien.

—Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux.

—Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller nous coucher.

Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent écoulées, Dantin arriva.

—Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix haletante.

—Si vous voulez.

L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas long:

—Le voilà, le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs, regardez vous-mêmes, là.

Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui montra du doigt où il fallait regarder.

Les cartes avec lesquelles on jouait au Grand I et qu'on fabriquait exprès pour lui, au lieu d'être unies, étaient tarotées en losanges roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe était une toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui répondait au point même de la carte, sur le premier pour l'as, sur le troisième pour le 3, sur le neuvième, sur le douzième (afin de laisser un écart facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de sorte qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la regardait à découvert.

—Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque je n'y étais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille rougie, approchée des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est du bel ouvrage, propre, original... et trouvé.

—Mais ces cartes étaient dans des enveloppes scellées par la régie! dit Bunou-Bunou.

—Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes gommées de la poste, on les ouvre sans les déchirer en les exposant à la vapeur de l'eau bouillante; on retire alors les cartes une à une par le bout ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on les replace une à une; on gomme la bande; et le tour est joué: voilà des cartes neuves qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très habiles opticiens que messieurs les Allemands.

—Mais il faut un complice, dit Adeline.

—Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garçon d'appel qui apporte les jeux, et qui substitue à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont été préparés.

—Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.

—Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garçon; mais, en attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes on joue à jeu découvert, et vous montrer comment le prince opère. Tout à l'heure, vous avez douté de moi, je m'en suis bien aperçu; laissez-moi me réhabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous avez cru.

Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui refuser ce qu'il demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline à sa droite et Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à une table de baccara où il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main gauche, de la droite il donna les cartes.

—Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous dire vos points: à droite, il y a une figure et un 6, à gauche un as et un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais d'autant plus sûrement que je sais que la carte que je vais retourner est un 4.

Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme les points qu'il avait annoncés étaient bien ce qu'il avait dit.

Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés; la démonstration était plus que faite.

—Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez faire?

La même réponse sortit instantanément de leurs deux bouches:

—Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire.

Cette réponse était trop conforme à la tradition pour que Dantin s'en étonnât: pas de scandale, c'est la mot de tous les présidents de cercle lorsqu'un scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout le monde, on crie «au voleur»; dans un cercle où il n'y a qu'un monde choisi, on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prévenir personne, de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller voler chez le voisin.

Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son nom serait mêlé et qui compromettrait le Grand I, il ne voulait pas cependant que le prince allât continuer son industrie dans les autres cercles de Paris.

—Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunité au prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui écrire une lettre banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle; il faut qu'il quitte Paris et la France.

—Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je n'y vois pas d'inconvénient, au contraire.

—Et le garçon de jeu? demanda Dantin.

—Je vais le chasser.

—Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit Bunou-Bunou, nous ne pouvons pas lui livrer le complice.

—Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité s'est établie?

—Certainement.

—Nous allons l'interroger.

Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se présenta d'aller lui chercher Léon.

—Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai moi-même; j'obtiendrai peut-être des aveux plus vite, en même temps que je le forcerai à ne pas ébruiter l'affaire.

—Faites.

Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant autour de lui.

—Répondez à tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en désignant de la main Dantin, adossé à la cheminée.

—Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude.

—Mais... Léon.

—Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?

—Chemin.

—Tu es Normand?

—C'est vrai.

—D'où?

—D'Arques.

—C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le métier?

—Oui.

—Tu es marié?

Il fit un signe affirmatif.

—Où est ta femme; que fait-elle?

—Elle tient un café à Arques.

—Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq pour Dieppe, et tu resteras auprès de ta femme, à tenir ton café avec elle; si tu reviens à Paris, la police correctionnelle et après Poissy. Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs ce que le prince de Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes préparées, et comment l'affaire s'est arrangée entre vous.

—Des cartes préparées!

Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux.

—Les voici.

Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale de l'interroger en affirmant lui avait fait perdre la tête; la vue des cartes l'acheva.

—Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure, balbutia-t-il.

—Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?

—Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grêlé, que j'ai connu au café où je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses cartes, des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche, quoi.

—Bien sûr.

—Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira que je suis un honnête homme: j'ai quatre enfants.

—Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là, car il est fameux.

Léon hésita un moment.

—Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.

—Mille francs.

Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot à personne: si tu causes, au lieu d'aller jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme le poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne s'amuse pas.

Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il avait reculé vers la porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors.

—Voilà! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de cartes à un autre et la tête tourne.

Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils procéderaient avec le prince, et il fut décidé qu'on attendrait son arrivée le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du président.

—Vous vous trouverez là, dit Adeline à Dantin, et vous préciserez la tricherie, si le prince essaye de la contester.

Dantin allait se retirer, Adeline le retint:

—Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue à un certain moment nous avons douté de vous. Le préfet saura combien vous nous avez été utile en cette misérable affaire.

Quand Dantin arriva le soir à onze heures au Grand I, il remarqua qu'on le regardait d'une façon bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En effet, les conciliabules dans le bureau du président, la disparition des cartes qui avaient servi à la banque du prince de Heinick, enfin l'absence inexpliquée de Léon avaient fait travailler les langues: ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui adressa la parole, pas même Frédéric qui causait avec Barthelasse, car Adeline vint au-devant de lui.

—Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout à l'heure.

En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné du prince, qu'il fit passer devant lui poliment.

—Vous désirez me parler? demanda le prince avec une hauteur dédaigneuse.

—Oui, monsieur, nous avons à vous demander des explications sur votre façon de jouer.

—À moi!

Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe.

—Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua Adeline en désignant Dantin.

Celui-ci s'avança:

—Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.

—Qu'est-ce à dire?

—C'est-à-dire que vous trichez, prince.

—Misérable!

—Vous trichez avec ces cartes—il présenta les cartes—que vous remet le garçon de jeu, à qui vous donnez mille francs.

Le prince hésita un moment en jetant autour de lui des regards féroces; puis tout à coup, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes flageolantes, comme s'il allait défaillir:

—Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment d'égarement, je vous expliquerai.

—Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous avez à prendre demain matin le train de sept heures trente pour Cologne, et à ne jamais revenir en France.

—C'est impossible demain; la princesse...

—La princesse vous rejoindra.—Cologne, ou la police correctionnelle.

—Je partirai.

Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de surveillance à la gare du Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se tenant en dehors des barrières au lieu de passer dedans et en détournant la tête pour que le prince ne le reconnût pas.

—Compiègne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la tablette du guichet.

Dantin lui prit le bras:

—Compiègne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire?

—Cologne.

XIV

Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin s'expliquer avec Frédéric et lui demander l'expulsion du croupier Julien et du garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,—ce qu'il fit franchement, sévèrement.

Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un agent au cercle! qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le président?

Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer, il fallait être renseigné.

Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout de son réquisitoire qu'il prit la parole—d'un air consterné, et aussi outragé.

—D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Théodore seront chassés du cercle; ce sont des misérables qui méritent d'autant moins de pitié que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce côté je suis en faute; j'ai péché par trop de confiance précisément; je ne les ai point surveillés avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort, je le reconnais.

Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement; mais il la releva et reprit sa fierté, son air Mussidan:

—Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris, plus que peiné, en un mot, profondément blessé, que tout ce qui vient de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tête, en me tenant à l'écart, comme si je n'avais pas la responsabilité de l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette façon.

Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline s'en fâchât; il en attendait même l'explosion, et il n'eût pas compris que chez un homme comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse était-elle prête:

—J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le service qu'il m'a rendu, qu'il nous a rendu, était assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter les conditions qu'il mettait à son concours.

Il fallait accepter cette explication ou se fâcher: Frédéric ne se fâcha point. Il avait mieux à faire, c'était d'amener Adeline à parler longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait été dans ses découvertes.

Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter.

Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait à profiter des observations de cet agent, non pour le passé, mais pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se reproduire, non seulement avec les croupiers et les garçons de jeu, mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de celui-ci avait été si originale, si audacieuse qu'elle l'avait trompé; malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et cette veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la découvrir; mais dorénavant des précautions seraient prises qui empêcheraient toute fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait avec trois jeux de couleurs différentes, blancs, roses, chamois, ce qui couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi seraient brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une perte de cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes, mais la sécurité absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, cette leçon donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions légales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une fois de plus que, bien décidément, le Grand I était un cercle modèle.

Que le Grand I dût devenir, dans un temps donné, plus cercle modèle qu'il ne l'était déjà, cela ne pouvait pas changer les résolutions d'Adeline.

Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez vous», il avait vécu sous le poids écrasant d'une obsession qui ne le lâchait ni jour ni nuit: il se voyait devant le tribunal obligé de répondre comme témoin aux questions du président, et d'écouter la tête basse ses admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractère, blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point?

Et tout en entendant les questions sévères ou bienveillantes du président, tout en voyant son sourire narquois ou dédaigneux, il se répétait les paroles du père Eck:

«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la fortune que la famille est bonne.»

Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le marin au milieu de la tempête: s'il échappait au danger qui le menaçait, il renoncerait à cette existence si peu faite pour lui, et, suivant le conseil du père Eck, il laisserait ces gens à leurs plaisirs, qui n'étaient pas du tout les siens.

Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiété et cette intensité de pensée: que lui avait-elle donné, cette existence qu'il n'avait acceptée qu'en vue de résultats que l'imagination lui montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à tenir aussi éloignés qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses intérêts personnels lui avait apportées cette présidence qui devait lui créer tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son intérêt personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt général, il était bien forcé de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait concourir au développement de la vie brillante à Paris, avait tout simplement concouru au développement du jeu: où étaient-ils, les commerçants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruinés—lui tout le premier. Car le plus clair de cette misérable aventure, c'était sa dette à la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, à cette heure, en formaient le chiffre.

Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît son voeu, et qu'en donnant sa démission il reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y avait pas à hésiter, pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce qu'il avait appris l'épouvantait. Eh quoi, c'étaient là les moeurs de ce monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette; et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: «Allons chez Adeline»; c'était chez Adeline que les croupiers étouffaient les jetons; chez Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles de travail et de probité aboutissaient à ce résultat.

Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il sortît de cet enfer, qui ne dévorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui le dévorait lui-même, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui élèvent le coeur et l'esprit, ce n'est pas précisément celle du jeu; depuis qu'il était à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient passé devant les yeux et dans des conditions où la bête humaine se livre le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler.

À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il avait caressées pour Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui gagner? elle serait la première à ne pas le vouloir.

Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier Julien et Théodore, il n'hésita pas une minute, contrairement à ce qui arrivait toujours lorsqu'il avait une résolution difficile à prendre, il quitta le Grand I et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission, il fallait qu'il s'acquittât à la caisse,—ce qui n'était possible qu'en redemandant à sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait envoyés quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant avec elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres.

Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation!

L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf comme à l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa femme pour lui annoncer son arrivée, et, quand il entra dans la salle à manger, il trouva tout son monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa femme, Berthe et Léonie.

—Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas donné, dit Berthe en l'embrassant.

—Alors, la politique chauffe? dit la Maman.

Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage de Berthe avec Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un jour à Elbeuf; c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait pu être question d'intérêts de famille. Comme de leur côté, Adeline et madame Adeline ne tenaient pas moins à ce que ces sujets ne fussent pas abordés, et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à sa grand'mère la plus légère occasion de manifester franchement ou par des allusions son hostilité, c'étaient des conversations politiques sans fin auxquelles tout le monde prenait part.

Mais ce soir-là la politique elle-même languit et plus d'une fois Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mère la discussion commencée.

—Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours désireuse de ces promenades avec son père.

—Non, je repars demain matin pour Paris.

Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère chez elle; puis, ayant embrassé sa fille et Léonie, il passa dans le bureau avec sa femme:

—Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermée; comme tu es préoccupé ce soir!

—Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause, à moi, une cruelle humiliation.

Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux.

Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste maternel, elle se pencha à son oreille:

—Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder.

—Oui.

—Mon pauvre Constant!

—J'ai été entraîné, une fatalité.

—Je pense bien.

Le premier coup porté, elle s'était remise un peu, bien que le plus dur ne fût pas dit.

—Combien? demanda-t-elle.

—Il me faut vingt-cinq mille francs.

Bien que dans leur situation la somme fût très grosse, elle avait craint le malheur plus grand encore.

—Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle. Puis, voulant le relever:

—C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons pas eu cette année.

—Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en toi, quelle indulgence!

—Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas pleurer; est-ce qu'il doit être question d'indulgence entre nous?

—Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.

—Mon Dieu!

En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras, la préoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter à sa femme, avaient changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille mis de côté sur son gain qu'il lui fallait.

—Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour?

—Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.

—Qui t'a dit?... s'écria-t-il.

—Tu les avais gagnés au jeu.

Il la regarda interdit.

—Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six ans unis de coeur et de pensées sans se connaître et sans lire l'un dans l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien vu d'où ils venaient. Et c'est là ce qui, depuis, a fait mon tourment; puisque tu avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser commencer. J'étais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition, il n'y a qu'à les prendre.

Il la serra dans ses bras.

—Nous aurions toujours été heureux que je ne te connaîtrais pas! s'écria-t-il avec effusion.

—C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle.

—Oui.

—Eh bien, je trouve comme un soulagement à le savoir; j'ai l'esprit ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ça bien souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée, dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis que ces trente-cinq mille francs maudits me sont arrivés; et puis si tu te décides à payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces, n'est-ce pas, à les rattraper par le jeu?

—Ce n'est pas seulement à les rattraper que je renonce, c'est aussi à la présidence du cercle.

—Ah! Constant! s'écria-t-elle.

—Comme c'est à la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas me retirer sans la payer; aussitôt que j'aurai payé, je donnerai ma démission.

—Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est pas acheter notre repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces vingt-cinq mille francs.

—Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle; tout pouvait y rester.

—Même l'honneur.

Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner sa démission.

XV

Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric, Barthelasse et Raphaëlle tenaient conseil chez celle-ci.

Depuis que le Grand I était ouvert, jamais il ne s'était trouvé dans des conditions aussi critiques; si l'avertissement du préfet: «On triche chez vous», n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des plaintes certaines, la surveillance de l'agent et les précautions prises pour qu'elle pût s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers de la situation.

Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne pouvait avoir aucune responsabilité pour ce qu'il s'y passait, était furieuse contre ses associés, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric, passant de l'un à l'autre, quand elle ne les réunissait pas dans le même sac pour les secouer en les cognant l'un contre l'autre.

—Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que vous fichez dans le cercle, je vous le demande; il semble que pour vous—cela s'adressait à Barthelasse—tout soit dit quand vous avez empêché un prêt douteux de cinq cents louis, et que pour toi—ceci s'adressait à Frédéric—tu n'as qu'à dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé la revue de ton personnel, et que tu l'as trouvé correct. Et vous êtes du métier!

Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié; puis se tournant vers Barthelasse:

—Vous dites que vous êtes le malin des malins—imitant son accent—oui, mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les connaissez, et quand un particulier à lunettes opère sous vos yeux, tire à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement vous trouvez ça tout naturel.

Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taillé en taureau, se laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tête, et par Raphaëlle plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût, comme il disait d'elle.

—Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il.

—Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait, vous avez remâché toutes les vieilleries de votre honorable carrière, les télégraphistes que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas, le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin tout votre répertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas bien difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à tricoter donnant juste le point de la carte, et ça n'était pas bien difficile non plus à découvrir, puisque ce policier l'a découverte.

Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il se reprochait lui-même: «Comment n'avait-il pas eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin, tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti.

Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric.

—Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est: négociant à Nantes!

—J'ai eu des soupçons.

—Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur Nantes? il n'y a peut-être jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des bêtises.

—Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent que personne ne connaît.

—Il vous aurait fallu un commissaire avec son écharpe; vous auriez ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert.

—Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là qu'est la question intéressante.

—C'est clair, ce qu'il a vu.

—Et la cagnotte? continua Barthelasse.

—Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président? demanda Raphaëlle.

—Rien.

—Il n'y a pas fait d'allusion?

—Aucune.

—Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté, dit Raphaëlle.

—Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et rien de celui-là? demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin!

—Puisqu'il n'a rien dit.

—C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric, mais l'agent savons-nous ce qu'il a dit au président?

—Puisque le président n'a parlé de rien, répéta Raphaëlle avec colère.

—Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la connaît pas?

—S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore, et pour exiger leur renvoi immédiat? s'est-il gêné pour renvoyer lui-même Léon?

—Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui fait? je vous le demande, hein! s'écria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu; c'est son genre, à cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul; j'en ai connu plus d'un comme ça.

—Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaëlle, agacée par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre président.

—Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien.

—Il accepte?

—Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour le dire.

—Oui, mais acceptera-t-il maintenant?

—Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée.

—Que j'ai peur.

—De quoi?

—Qu'il ne nous quitte.

—Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse, nous le tenons!

—Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi?

—Qu'a-t-il donc dit?

—Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé pour lui; ce brave homme n'était pas plus fait pour être président de cercle que moi je ne le suis pour être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré là-dedans; je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à s'en aller; et s'il n'est pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages qui dans sa position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés; mais ce qui s'est réalisé, ce sont des ennuis et des tourments qui l'épouvantent. Il a peur d'être compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout à fait affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et qui lui fera commettre toutes les bêtises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce moment il n'eût pas d'autre idée que de se procurer les soixante mille francs qu'il nous doit, pour nous planter là. Alors que deviendrons-nous?

Les trois associés se regardèrent avec stupeur.

—Personne mieux que moi ne sait combien il est embêtant, continua Frédéric, combien on a de difficultés à manoeuvrer avec lui, combien il est gênant; mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que si nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un paratonnerre; estimé de tout le monde et de tous les mondes, ami du préfet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main heureuse; elle l'eût fabriqué elle-même qu'elle ne l'eût pas mieux réussi.

—En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon à ce qu'il durât plus longtemps.

—Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera pour quelles raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-être lui-même, ses raisons. Alors nous voilà livrés aux mangeurs; si nous refusons leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille francs que nous donnions au Puchotier! Avec lui nous étions tranquilles et c'était crânement que je répondais que nous n'avions besoin de personne: «Merci, nous avons notre président.»

—Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six mille francs, c'est bon à garder.

—Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien, vous verriez que je n'exagère rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Après le premier moment de surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince de Heinick et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de Théodore, sévèrement, comme un juge qui s'adresse à un coupable, je me suis vite remis et tout de suite je lui ai longuement expliqué toutes les précautions que nous prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il m'écoutait; lui qui autrefois eût voulu explications sur explications, il avait l'air de me dire: «Vous savez que tout cela m'est indifférent, ce n'est pas pour moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner l'éveil. Si son intention avait été de rester avec nous, il m'eût interrogé au lieu de me fermer la bouche.

—Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Théodore? demanda Barthelasse.

—Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser qu'au premier mot je ne lui ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris les devants.

—Mes pressentiments sont les mêmes que ceux de Frédéric, dit Raphaëlle; il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous?

Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent comme pour chercher, dans les yeux des uns des autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en eux.

—Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il avait gagné, il ne demanderait qu'à continuer; mais toujours perdre, je m'imagine que ça dégoûte.

—Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il nous devait deux cent mille francs, nous le tiendrions.

—S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frédéric.

—Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse. D'abord ça n'appauvrira pas la caisse, qui n'a été que trop soulagée par cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens comme le succès, c'est la leçon de la morale.

Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de plaisanter, cependant cette leçon de la morale invoquée par ce vieux crocodile de Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire:

—Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des exemples: il y a sept ans, à Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante mille francs et je commençais à comprendre que j'aurais bien du mal à les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passé des séquences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagné près de nonante mille francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne s'était rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend à demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain, un peu avant qu'il prenne la banque....

—Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?

—Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc disposé à la prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien: «Mon présidint, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les banquiers»; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle séquence que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou huit coups sûrs: comme il est reconnu que notre présidint est le plus honnête homme du monde, personne n'ose le soupçonner, et il empoche une belle somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a pas parlé du bourrage de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les séquences qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de la cagnotte lui passe devant le nez.

Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son enfance faubourienne qui lui était resté.

—Savez-vous ce que produira votre discours au présidint, répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance et ne voudra pas prendre la banque; ou bien, s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement, bêtement, et battra les cartes, les fera couper; voilà votre belle séquence brouillée, et... il perd.

Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections.

—Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout simplement la séquence dans la main en lui disant de jouer les cartes dans l'ordre où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier à qui l'on imposerait une séquence sans qu'il se doute de rien, quitte à le prévenir délicatement une fois la chose faite, à seule fin de lui inspirer de la reconnaissance.

—Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le jeu n'avait ni la science ni les roueries de Barthelasse.

—Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en banque le baron ou Salzman et nous leur passons la séquence; ils ne la brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou trois coups ils l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le président prenne leur suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent de laisser, et, sans que personne puisse soupçonner un homme dans sa position, il fait une rafle qui nous le livre.

—Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frédéric. Et taillera-t-il? Là est la question.

XVI

C'était avec des valeurs à escompter et des factures à recevoir que madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille dus à la caisse du cercle.

En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à son banquier, et s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'élevant à trois mille et quelques cents francs, était due par un marchand de draperie de la rue des Deux-Écus, un vieux, très vieux client de la maison, qui ne faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que la Banque de France.

Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter pour être payé, qu'il l'avait gardé pour le dernier; il la connaissait, la formule du vieux drapier: «Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler notre petit compte.» Et ce compte, on le réglait dans la salle à manger, en buvant un verre de cassis, tandis que, par un châssis vitré, on voyait les commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient de chez le fabricant, ou vendre le métrage d'un pantalon à un petit tailleur. Le seul ennui de ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons où se trouvaient un défaut, qui avaient été soigneusement conservés et qui permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle du petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier.

Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir tombait, mais la nuit n'était pas encore faite; dans la demi-obscurité de la rue étroite, il lui semblait vaguement que les choses n'étaient pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de son vieux client. Où donc était l'étalage avec ses pièces de drap de toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent que le magasin était fermé, et que, sur les volets, quatre pains à cacheter fixaient une bande de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la rue des Deux-Écus est en grande partie occupée par des drapiers, il entra chez un autre de ses clients qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une attaque d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont fait tout de suite apposer les scellés.»

La déception était contrariante pour Adeline, car elle renversait tout son plan: à cette heure de la soirée, les maisons où il aurait pu se procurer la somme qui lui manquait étaient fermées, et par là il se trouvait dans l'impossibilité d'aller au Grand I pour payer sa dette et pour y signer sa démission sur son bureau qu'il ouvrirait une dernière fois.

Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel côté tourner.

A la vérité il devait se dire que c'était là un retard insignifiant, et qu'il serait encore parfaitement temps de démissionner le lendemain; mais cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on est arrêté par un incident qu'on n'a pas prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé aussi sa phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les garder.

Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas le portèrent machinalement avenue de l'Opéra; et arrivé devant sa porte il monta: après tout, autant dîner là qu'ailleurs.

Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils échangèrent un sourire de soulagement. Ce n'était pas une lettre, la lettre de démission qu'ils attendaient presque, c'était lui; puisqu'il revenait, rien n'était perdu.

Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de Théodore.

—J'ai profité de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur à tout le personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.

Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui importait ce qui se passerait au Grand I dans quelques jours?

Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire part de cette mauvaise réception à Barthelasse.

—Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il; il doit avoir sa démission dans sa poche.

—Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse pas en sortir: je vais préparer la séquence.

—Taillera-t-il?

—En le poussant.

—Envoyez chercher le baron et Salzman.

A table, Adeline oublia sa déception et se dérida: justement c'était le jour des invitations et elles avaient amené de nombreux convives. A côté d'étrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitués, des amis. Le menu était réussi; on racontait des histoires drôles; il se laissa d'autant plus facilement aller que c'était la dernière fois qu'il faisait fonction de président, et peu à peu il retrouva les agréables sensations de ses premiers mois de présidence, quand il voyait tout en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre ailleurs que dans un cercle.

Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint nerveux et impatient.

—Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président?

Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant et avec sympathie, il s'exaspérait. C'était déjà bien assez pour lui d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des cartes, le murmure étouffé des joueurs, que dominait de temps en temps l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne va plus?», sans qu'on vînt encore le tenter et le pousser.

Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches, et, à chaque mouvement qu'il faisait, il éprouvait un singulier sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur produite par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient pas pu résister à la tentation de tâter la chance, car tout joueur sait que ce n'est pas du tout la même chose d'opérer avec une petite mise qu'avec une grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements, on est à peu près sûr de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne toute liberté de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner; c'est une affaire de tactique.

—Comment, mon président, vous n'en taillez pas une ce soir?

Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le pousser.

Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait nettement.

Et cependant?

S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours à ceux qui jouent pour la première fois, n'est-ce pas vrai également pour ceux qui jouent leur dernière partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède continuellement qu'elle vous abandonne à la déveine.

Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la dernière.

Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il les rejetait loin de lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur dernière partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera bien décidément la dernière.

Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'était la mort de son client de la rue des Deux-Écus; pourquoi le père Huet était-il mort juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de providentiel; une impossibilité qui était un avertissement? On n'est pas joueur sans être superstitieux, et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la manie dont on est obsédé Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde de croire que le père Huet était mort exprès pour le pousser au jeu, il se disait en même temps que cette mort pouvait bien signifier quelque chose.

Pourquoi ne pas voir quoi?

Il y avait un moyen facile de faire cette expérience, c'était de tâter la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas même avec quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche.

Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la veine sans mettre la main dessus, si réellement elle s'offrait à lui. Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui savent l'arrêter quand elle passe à leur portée.

Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il errait par les différentes pièces du cercle, s'arrêtant devant le billard pour applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un ami qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire un journal du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgré son application, mais quand cette idée de la mort du père Huet eut traversé son esprit, il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant lui,—celui de gauche.

Le banquier donna les cartes et perdit à droite comme à gauche.

Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain pour Adeline, cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il avait gagné 1,000 louis, car, s'il était insignifiant en soi, quelle importance ne prenait-il pas comme indication de la veine.

Il laissa ces cent francs et, gagna encore.

Décidément, la mort du père Huet semblait bien être providentielle.

Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa à droite, où il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche perdit, le tableau de droite gagna.

Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui

—Quelle veine, mon président!

Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui.

—N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric.

—Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse, je n'userais pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque.

Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront pas l'émotion d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interrogé l'oracle, et quatre fois l'oracle lui avait répondit par une affirmation contre laquelle toute discussion était impossible.

—Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus survenant.

—Je vais inscrire le président, dit Barthelasse.

Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre en banque, mais ces excitations tombant sur lui de différents côtés firent pencher sa résolution chancelante.

Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme le retint: il fit une nouvelle tournée dans les salons et de nouveau il tâcha de s'intéresser aux carambolages, à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui, inconsciemment, il revint à la salle de baccara, où, pendant son absence, quelques gros coups avaient imprimé à la partie une allure plus animée.

C'était un des habitués du cercle, un Américain appelé Salzman, qui venait prendre la banque, et on avait apporté trois jeux de cartes que Camy était en train de mêler.

—Messieurs, faites votre jeu.

Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût rien de précis à reprocher à Salzman, on le tenait vaguement en défiance, et puis c'était un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y eut guère que les étrangers qui pontèrent.

Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus soupçonneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans la main gauche pour les distribuer de la main droite, il taillait au talon, c'est-à-dire en prenant les cartes une à une devant lui, sous les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le filage, le miroir, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit à droite et gagna à gauche; alors il se leva:

—Messieurs, il y a une suite.

—Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.

C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté de la table ayant Frédéric à sa gauche et M. de Cheylus à sa droite.

—C'est à vous, mon président, dit Frédéric.

—Allez donc, dit M. de Cheylus.

Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son collègue; il savait par expérience l'intérêt que celui-ci avait à le voir gagner, d'ailleurs ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.

Il s'assit au fauteuil.

—Messieurs, faites votre jeu.

Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline était un beau banquier: les plaques, les billets de banque tombèrent sur le tapis.

—Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone.

Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la manière de tailler; une à une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se les donner à lui-même.

Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9, comme il avait deux bûches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et sur la gauche qui avait 4, 6 et 5.

—Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus.

Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent de plus en plus dru.

—Combien y a-t-il? demanda Adeline.

—Dix-sept mille francs.

Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une bûche.

Il y eût un mouvement d'hésitation chez les pontes; plus que jamais il fallait se rattraper: le vent allait tourner.

Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le quatrième coup avec 9, le cinquième avec un nouvel abatage, le sixième, au milieu de la stupéfaction générale et de la consternation d'un certain nombre de pontes, encore avec un 8.

Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où s'était entassé son gain dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs.

XVII

Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette partie l'ébranla.

Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné de cette persistance de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de réfléchir, il fallait se rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment sont donnés les coups qu'on reçoit, on tâche de les rendre; après, on verra.

Après on avait vu que cette veine était vraiment bien extraordinaire, et telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité, si solide qu'elle fût, qui pût la mettre à l'abri du soupçon.

Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affolés par l'émotion de la lutte ou paralysés par l'angoisse, incapables par conséquent de voir autre chose que ce qui leur est étroitement personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent la carte et notent tous les coups dans l'espérance de saisir une veine qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à l'aurore; il y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance non en vue d'empêcher les tricheries, mais simplement en vue de prendre une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent dénoncer; enfin il y a encore le personnel du cercle, très expert aux choses de jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres quand ce qu'il a remarqué sort de l'ordinaire.

Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant suite à celles de Salzman, elles constituaient un ensemble révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. 5. 0.—0. 8. 0. 7. 6. 9.—3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.—0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. 2.—0. 8. 0. 7. 6. 9....

Cette série de chiffres qui se continuait était absolument incompréhensible pour un profane, mais, pour un affranchi, elle ressemblait terriblement à une séquence: ce n'était ni la surprenante, ni la foudroyante, ni l'invincible, ni la douceur, ni les quatre fers en l'air, ni la Toulousaine, ni la Marseillaise, ni aucune de celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par là sont trop usées pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; mais elle sentait cependant la préparation d'une main plus complaisante que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde, peut-être, et qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle n'avait pas été inspirée par l'idée d'empêcher les hésitations de tirage.

Pour ceux qui admettaient la séquence, la question était de savoir si un homme du caractère et de l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à jouer avec des cartes séquencées.

C'était là-dessus que la discussion s'était engagée quand, après le premier moment de surprise, on avait commencé à discuter la victoire du président du Grand I et les moyens par lesquels elle avait été obtenue.

Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui connaissaient Adeline s'étaient récriés:—Allons donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à quels signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes les fois qu'un banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des séquences.—Mais à ces objections, les répliques n'avaient pas manqué, et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas restés court:—Ce n'est généralement pas à vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y est peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource. La position d'Adeline était-elle assez bonne pour qu'il n'eût pas besoin de gagner quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être président d'un cercle, avec un traitement payé par la cagnotte?

D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient pas Adeline et n'avaient pas dès lors de raisons pour le défendre. Un président de cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence, c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés vifs par ce genre de vol contre lequel la défense est à peu près impossible qu'ils voient des séquences partout et plus souvent encore que dans la réalité, où cependant elles se rencontrent si fréquemment. Et puis ce président n'était pas le premier venu; il avait un nom; il était député; on lisait ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations devenaient plus vraisemblables; c'était drôle; il y aurait du scandale.

Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément couru le tout-Paris des cercles et du boulevard:

—Le président du Grand I a passé une séquence à son cercle.

—Est-ce qu'il n'est pas député?

—Justement.

—Ah! elle est bien bonne!

—Si les présidents s'en mêlent!

C'était cette double qualité de député et de président qui donnait du piquant à la chose: pas intéressantes pour le boulevard, les histoires de gens que personne ne connaît. Il arrive assez souvent qu'il se gagne des sommes importantes, et d'une façon étonnante sans qu'on s'en occupe en dehors des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est qu'alors ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline était quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et dès lors «elle était bien bonne»; ceux-là mêmes qui auraient haussé les épaules, si on leur avait parlé d'une séquence passée dans un des cercles les plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un étranger du Pérou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que le coupable était un député, un homme en vue, c'était un événement parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: «C'est bien possible!» et cette possibilité, ils la faisaient partager aux autres en leur racontant cette histoire: «Un député, elle est bien bonne.»

A côté de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle était drôle, il y avait tout une catégorie de gens qui s'en occupaient, parce qu'elle les intéressait personnellement—celle qui vit du jeu et des joueurs, depuis les gros mangeurs, qui protègent les cercles et sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux rameneurs, aux dîneurs, aux allumeurs-tapissiers: «Ah! le député Adeline en était là; cela était bon à savoir; on pourrait en tirer parti du député et en manger quelques morceaux!» On pourrait le mettre en avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants; de même, on pourrait aussi l'employer pour prévenir des arrêtés de fermeture que prendraient ces préfets; au député influent, à l'ami des ministres, les préfets n'oseraient rien refuser; et lui-même le député n'oserait rien refuser à ceux qui le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.

Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui l'avait soulevé, sans qu'il en entendît rien et se doutât même qu'on pouvait s'occuper de lui autrement que pour le féliciter, et aussi pour lui faire quelques emprunts, comme cela était arrivé la première fois qu'il avait gagné une somme importante.

De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la réalité avait même été au delà de ce qu'il imaginait.

Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle tout de suite pour aller se coucher tranquillement à quoi bon se coucher? Il était bien trop surexcité, trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car, sans être un passionné du jeu, il jouait néanmoins en passionné, le coeur arrêté ou bondissant, les nerfs crispés, et il n'y avait aucun point de ressemblance entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après une nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la ruine et de la ruine à la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs qui tout d'abord l'avaient enveloppé, il avait repris sa promenade à travers le cercle, en tâchant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient les désintéressés qui tout d'abord s'étaient jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès spontanément comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres, toujours à l'affût des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fût seul pour l'aborder:

—Mon cher président....

Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent là sans autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou d'un jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche le prix du déjeuner ou du dîner, ils ne quittent pas le cercle. Tout ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le dévorent, mais sans jamais se permettre la prodigalité d'un extra, même quand il ne coûte que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied en marchant, de peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus exigeants à se faire passer leur pardessus par les valets de pied: «Valet de pied», ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, et n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on les sert.

—Mon cher président....

Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la chanson qu'elle allait amener: «Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, mon cher président.» Il était difficile de refuser ces pauvres diables dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu avait roulés dans ces bas-fonds.

Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un certain point ne l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait réellement stupéfié.

Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin à rentrer chez lui, il avait trouvé, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi à partir.

Ils avaient endossé leurs pardessus en même temps, et, en même temps aussi, ils avaient descendu l'escalier.

—Vous rentrez chez vous, mon président? demanda Salzman.

—Sans doute.

—Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'à la place de l'Opéra.

Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui; après avoir joué, la marche le calmait et rafraîchissait son sang; quelquefois même, pour mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'était léger d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui l'eussent arrêté auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-là, il avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses poches.

—Je vais prendre une voiture, répondit-il.

—Alors, avant de nous séparer, je vous demande un moment d'entretien, deux minutes.

L'heure était étrangement choisie, alors surtout que quelques instants auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodément pour tous les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes.

—Volontiers.

Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en ce moment complètement désert, tandis que sur la chaussée quelques coupés du cercle attendaient la sortie des joueurs.

—Vous conviendrez, mon cher président, dit Salzman, que celui qui vous a donné cette banque a la main heureuse.

—Cela, c'est vrai.

—Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue de vous laisser ma suite n'a pas été moins heureuse que la main... pour vous au moins.

Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure qu'allait prendre cet entretien bizarre, devint attentif à ce mot.

—Mais si elle a été heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne l'a guère été pour moi, car si j'avais taillé jusqu'au bout, les quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la mienne... et franchement, ils y arriveraient à propos.

—Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline, qui voulait prendre ses précautions.

—Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes, et dans ma suite il y avait une jolie série. Cependant, rassurez-vous, je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma discrétion; Je viens seulement vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme prêt, parce que j'en ai besoin, un extrême besoin.

Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur son compte, Adeline ne l'aimait point, cette façon de demander ces cinq cents louis, en s'adressant à lui comme à un associé, acheva ce que les préventions avaient commencé.

—Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous désirez, dit-il sèchement, mais cela m'est tout à fait impossible.

—Cependant....

—Tout à fait impossible.

Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il ouvrit la portière.

A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le trottoir.

—Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portière.

Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les yeux des joueurs qu'il sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline.

XVIII

Cette façon de demander en faisant valoir des droits au partage avait exaspéré Adeline. Vraiment ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une part dans sa perte?

D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait répondu comme il fallait à ce drôle.

Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là et des autres ses pareils, car s'il n'avait pas donné sa démission ce soir-là, après avoir payé sa dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à maintenir cette démission et à abandonner la Grand I aussitôt qu'il pourrait le faire décemment, sans paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait vite oubliée; alors il sortirait du Grand I pour ne jamais remonter son escalier, ni celui-là, ni aucun escalier de cercle: l'expérience qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune carte.

Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le lendemain, à la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire; il y eut même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement s'il était vrai, comme on le racontait, qu'il eût gagné cinq cent mille francs. Adeline se récria.

—On ne parle que de ça!

Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait un gros gain, ses amis l'en avaient plaisanté; maintenant, semblait-il, ce n'était plus de la plaisanterie, c'était de l'étonnement.

Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près de quatre-vingt-dix mille francs? Était-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent provoquer la surprise?

Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction de voir celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était rien passé entre eux dans la nuit.

—Je ne vous en veux pas, mon cher président, dit l'Américain, j'avoue même qu'à votre place j'aurais probablement répondu comme vous; seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite du même genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas?

Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était celui de la bonhomie et de la drôlerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention chez l'Américain de tourner en plaisanterie ce qui avait commencé par être sérieux, et n'avait pas réussi sous cette forme. Mais trois jours après se présenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'était pas trompé.

C'était le soir, la partie était assez animée, et Salzman venait de prendre la banque; on avait apporté des cartes que Camy avait battues pendant que Salzman répétait d'un voix indifférente:

—Messieurs, faites votre jeu.

Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposés à aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier.

Au montent où le croupier présentait les cartes à un joueur pour les faire couper, un autre joueur avança la main et les prit.

—Permettez, dit-il.

A ce moment même Adeline arrivait auprès de la table, et il vit le joueur qui avait pris les cartes se préparer à les battre sérieusement.

—Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant d'hésitation, en homme qui se demande s'il va se fâcher de cette marque de défiance, ou s'il va ne pas la relever.

Bien que cette question eût été faite sur le ton de la provocation, ce fut avec calme et sans élever la voix que le joueur répondit:

—Rien autre chose que ce que je fais.

Et avec le même calme, il continua à battre les cartes, qui claquaient entre ses doigts.

Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre, comme s'il était desséché dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier, paraissait plus grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et chétif; ne se laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui répondit.

—Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman.

—Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit?

—Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement.

—Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman, je cède la place à monsieur.

D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément en accord avec ses paroles, il se leva de son fauteuil.

—Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui décidément ne perdait pas la tête.

Tout à l'algarade qui venait de se produire et à laquelle il avait coupé court par son intervention, Adeline ne pensa pas immédiatement à ce dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina.

«L'affaire n'aura pas de suite.»

Que voulait dire cela?—Était-ce simplement le cri de triomphe d'un grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tête? Ou bien n'était-ce pas une allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise quand Salzman avait abandonné sa banque?

Cette supposition le jeta dans un trouble profond.

Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation qui s'adressait à lui.

Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le frappa: «L'affaire n'aura pas de suite!» On croyait donc que, comme il avait pris la suite de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il avait gagné ce soir-là; c'est-à-dire que l'injure faite à Salzman en lui battant les cartes rejaillissait sur lui.

Il ne dormit pas cette nuit-là, et jusqu'au jour il tourna et retourna cette idée dans sa tête affolée.

Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les soupçons s'attaquer aux gens qui à ses yeux étaient les plus honorables; cependant jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour on pourrait le soupçonner lui-même.

Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et que l'âge n'eût fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'était pas homme cependant à répondre à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme l'avait fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitôt que l'heure fut arrivée où il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point, il partit pour l'avenue de l'Opéra. Mais justement il ne rencontra personne pour lui répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène de la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le personnel de service à cette heure matinale ne savait rien: un garçon croyait que ce joueur était un créole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été présenté ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin, M. Barthelasse ou Camy le connaissaient.

Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin; mais comme à l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il était gérant en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait pris la prudente habitude de ne rien voir, pas même ce qui lui crevait les yeux; comme cela il ne risquait pas de se compromettre: «Je chercherai, je réfléchirai, comptez sur moi», étaient les trois seules réponses qu'il se permît, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en démordait pas. C'était auprès de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire avec Adeline: «Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le président.»

Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et ne savait pas qui l'avait présenté.

Alors Adeline se fâcha:

—Comment! c'était ainsi qu'on entrait au Grand I. Alors, à quoi servait le comité? A quoi servait le président? S'il ne servait à rien, il n'avait qu'à se retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait pas de son nom... plus longtemps.

Frédéric, qui devait tant redouter cette démission, commençait justement à se rassurer et à croire que la séquence, ou plutôt le gain produit par elle, leur avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement laissé paraître sa joie, le Puchotier, qu'il devait être pris, et bien pris; voilà que précisément cette menace de démission éclatait quand il s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question!

Heureusement il n'était pas homme à se laisser démonter, et tout de suite il se défendit: on le prenait à l'improviste, il n'avait pu interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même; ce n'était pas dans un cercle comme le Grand I qu'il se passait rien d'irrégulier; il était de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas particulier comme pour tout.

Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les choses à l'extrême cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous cette allusion «à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait tout moyen de recherches.

—Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom.

Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait, il ne poussa pas son enquête plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon.

Si les jours précédents, il avait été frappé de la façon dont on le regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions où il se trouvait et avec les inquiétudes qui l'angoissaient.

Pourquoi cette curiosité?

Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas même à ses meilleurs amis; et par cela seul il se trouva singulièrement embarrassé, confus, comme s'il se sentait coupable.

Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il entra tout de suite dans la salle des séances, bien que le président ne fût pas encore monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait Bunou-Bunou pour voisin.

Comme tous les jours, celui-ci était penché sur son pupitre, écrivant, car c'était son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture de la séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte qu'il était un sujet de récréation et de conversation pour le public des tribunes qui occupait les longues minutes de l'attente à regarder dans le vaste hémicycle désert où ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux bonhomme à la tête blanche qui, collé sur son papier, écrivait, écrivait, écrivait.

—Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, après lui avoir serré la main, s'assit auprès de lui.

—Comment? quand nous devions nous voir?

—C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est question.

—Votre démission de membre du comité du Grand I, dit Adeline très ému, et pourquoi?

Bunou-Bunou se montra embarrassé.

—Je vous en prie, insista Adeline.

—Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure; alors vous comprenez.

Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage d'insister; si cruelle que pût être la vérité, il devait la demander.

—Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré, votre raison vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi franchement, comme à un... ami.

—Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, très graves.

Adeline pâlit.

—Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est d'usage de donner des surnoms aux cercles: ainsi la Crémerie, les Mirlitons, le Grand I. Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnés d'autres qui sont des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a un qui s'appelle l'Attique, un autre qu'on appelle la Béotie, et ces appellations empruntées à la Grèce sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; il parait que le Grand I s'appelle l'Épire ou, dans la langue du boulevard, Le Pire. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma réélection. Que ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus bon à rien.

Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'était cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira.

—Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si complètement que moi aussi je vais me retirer.

—Vous feriez cela?

—Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y, nous donnerons nos deux démissions en même temps.

—Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites!

Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux blancs serrer les mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le temps de s'adresser des questions sur cette scène pathétique; un flot de députés envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours battre aux champs.

XIX

Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de concession que lui avait fait Adeline en ne donnant pas immédiatement sa démission: ce n'était pas parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait cette démission, c'était parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'était pas possible, et Frédéric commençait à bien le connaître.

Le danger était donc menaçant.

Comment l'empêcher d'éclater?

La question était assez grave pour qu'il ne voulût pas prendre la responsabilité de l'examiner et de la trancher tout seul; c'était entre associés qu'elle devait se décider.

Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline fût parti, il alla prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaëlle: le joueur, on verrait plus tard.

Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaëlle recevant en ce moment même la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont l'impatience et le mécontentement étaient visibles, allait le quitter pour rompre ce tête-à-tête. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, et Raphaëlle entra dans le petit salon où ils attendaient.

—Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de les voir.

Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait.

Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de l'associé qui rend les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte à son avoir tout ce qui va bien.

—Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle en se tournant vers Barthelasse.

—Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa démission, puisqu'il a attendu jusqu'à maintenant.

—Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouvé que ce n'est pas votre séquence qui décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait, sans doute, balancée longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la surprise?

—J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage, ce qui, avec lui, était possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était pas le cass, et puis il me semblait qu'il n'était pas mauvais qu'il se sentît un peu compromis.

—Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va.

Barthelasse secoua la tête par un geste énergique.

-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il s'en vatt, s'écria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle part, il serait resté avec nous.

—Ça, c'est une idée.

—Et une bonne, encore.

—Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une discussion inutile.

—Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait, à la fin!

—C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric étonné.

—Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux qu'on ne pouvait plus vivre avec lui.

—Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit de savoir si nous pourrons vivre sans lui.

—Et comment? dit Barthelasse.

—Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle; il n'y a pas qu'un président au monde; j'y ai pensé.

—Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là, dit Barthelasse.

—Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric.

—A la Chambre.

—Ce n'est pas M. de Cheylus?

—Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je lui ai inventé une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire.

—On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous défendre.

—Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a fait penser à M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le Puchotier nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai fait venir. J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze mille francs au lieu des trente-six mille que nous coûte le Puchotier; je lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus payer cette somme qu'Adeline se retirait.

—J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs que Cheylus à douze mille, dit Barthelasse.

—Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agît de ce qui est possible; Adeline est mort, vive Cheylus!

—Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit Barthelasse.

—Malheureusement, répondit Frédéric.

—Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda Barthelasse.

—Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle.

—Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas?

—Assurément.

—Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il restât notre président?

—Parbleu.

—Eh bien, laissez-moi faire.

—Quoi?

—Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à craindre, n'est-ce pas? Si je réussis, il reste. Si au contraire j'échoue, il ne s'en ira pas deux fois.

Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle était agacée de voir Barthelasse qu'elle considérait comme un parfait imbécile, faire l'important; et de plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas dire par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas donner sa démission.

—Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au moment où il partait.

—C'est bon, nous verrons.

Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric en revenant au cercle.

—Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.

Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher le nom qu'Adeline lui avait demandé, mais ce fut inutilement; ce joueur était-il venu avec une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être largement distribuées un peu partout? avait-il été amené par quelqu'un qui s'était dispensé de la formalité du registre? toujours est-il qu'on ne trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frédéric se contenta-t-il de répondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la soirée.

Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans son cabinet quand Barthelasse frappa à la porte et entra:

—Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le président?

Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis il se résigna, se disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter que d'éconduire Barthelasse, dont il connaissait la ténacité.

—Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant, me permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporté est fondé? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre démission?

—Oui, cela est vrai.

Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez?

—Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir à un honnête homme.

Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant:

—J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président, et dans mes voyages j'ai entendu un mot qui m'a frappé c'est que la conscience est une méchante bête qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous pas mordu par cette vilaine bête? je vous le demande.

Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse à la porte, mais il réfléchit qu'un entretien qui commençait de la sorte pouvait lui apprendre des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il se retint, décidé à écouter jusqu'au bout.

—Voyez-vous, monsieur le président, continua Barthelasse, on a les plus fausses idées sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas été adroit, est-ce que j'aurais gagné les deux millions qui composent ma petite fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma jeunesse? un pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une côte de temps en temps ou les reinss un beau jour, et de mourir sur la paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas trouver mieux. J'allais beaucoup au café et dans les petits cercles, la profession veut ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte, pour dire les choses. Alors je me suis demandé ce que c'était qu'un voleur, et après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme qui gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans étude, était un voleur et qu'il méritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait jamais être un voleur.

Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de son président l'effet qu'avait pu produire ce début.

—Continuez, dit Adeline.

Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là, avait cherché ses mots, s'exprima plus librement et plus vite:

—Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en continuant mon métier de lutteur, tous les soirs je me faisais les doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre, je m'essayais à filer la carte, et sans lumière encore, car ce qui est difficile c'est d'opérer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne pouvais pas me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a récompensé ma persévérance: je ne m'entendais plus. C'était au moment de la guerre de Crimée; j'avais amassé un peu d'argent je me suis embarqué à Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers. Nous n'étions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme. On a joué pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans me vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitôt je me suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des officiers à bord qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. J'ai fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement de mon petit avoir.

—Où voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait à quatre pour ne pas éclater.

—A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas? autrement vous ne seriez pas un bon père, et vous en êtes un. A ce moment une petite fée se penche à votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec une épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver ta famille, ton honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que vous feriez?

Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec son meilleur sourire:

—Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqûre, désagréable, j'en conviens, et laissez la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois, vous aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?

Adeline étouffait d'indignation:

—Vous avez déjà commencé votre rôle de fée? dit-il.

—Une simple petite politesse, une prévenance, pour vous montrer ce qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en parler; vous verrez mieux que cela.

—Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?

—Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.

—Ah!

Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là, avait pris l'indignation d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en face de certaines choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant la fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fâchait, le président?

—Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est à lui que je répondrai.

—Mais...

—Envoyez-moi M. de Mussidan.

Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était pas loin.

—Eh bien?

—Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et puis ça paraît se fâcher; il est incompréhensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec vous, il vous demande.

Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulsé.

—Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les poings levés, vous, vous un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!...

Frédéric resta un moment décontenancé, puis se remettant:

—Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs!

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