Barbe-bleue
DEUXIÈME PARTIE
I
Le séjour de la baronne Pottemain à Bois-Peillot fut de courte durée.
Dès le lendemain du mariage, le baron pressa les préparatifs du voyage de noces qu'il se proposait de faire en compagnie de sa jeune femme. Il avait décidé de passer sa lune de miel à Paris qu'il avait déserté depuis quatre années et dans lequel il rêvait de faire une rentrée triomphale.
Il comptait d'ailleurs sur l'agitation de la grande ville, pour l'aider à rompre plus vite la contrainte forcée des premiers jours et à établir entre lui et Pauline une intimité plus grande.
Il tint toutefois, avant son départ, à lui faire visiter le manoir dans tous ses détails.
Ce fut pour Pauline comme une prise de possession à laquelle elle prit le plus grand plaisir.
Elle voulut tout voir, jusqu'à la chambre où était morte la première baronne. Sur la cheminée se trouvait une réduction du buste de la défunte, pareil à celui qui ornait le mausolée du parc.
Pauline s'arrêta un instant, pensive; elle considéra cette tête de marbre, dont les traits lui semblaient avoir gardé une expression de tristesse en dépit du sourire factice dont l'artiste avait voulu animer les yeux et les lèvres.
—Fut-elle heureuse? se demanda Pauline. Et elle passa sans oser formuler tout haut la question qu'elle se posait à elle-même, non sans une secrète et indéfinissable angoisse.
Puis, quand elle eut parcouru du grenier à la cave toutes les dépendances du château, le baron lui présenta le personnel de la domesticité qu'avait rassemblé le diligent Pastouret.
L'attention de Pauline se porta principalement sur ce dernier, sorte d'Hercule à la face sournoise, et sur Victorine, robuste Bourbonnaise de vingt-huit ans à qui incombaient le soin de la lingerie et la surveillance générale du service intérieur.
L'importance de cette fille dans la maison était écrite dans sa personne. Son bonnet garni de dentelles, ses riches boucles d'oreilles, un certain tour donné à sa robe, son attitude impérieuse et hardie auraient pu suffire pour signalement.
Mais Pauline n'était ni d'âge, ni d'expérience à juger d'après ces détails que c'était là une servante-maîtresse, ayant joué tous les rôles impliqués par ce mot significatif.
Toutefois, elle éprouva à la vue de Victorine une sorte de répulsion instinctive, le sentiment que cette femme commune la haïssait sans la connaître, un mélange confus de mépris et de jalousie rétrospective.
C'était pour Victorine l'occasion de se recommander à la haute bienveillance de celle qui serait désormais l'arbitre de sa destinée; elle se fit humble et courba l'échine.
La nouvelle baronne coupa court à ces manifestations, sans même prendre la peine de dissimuler son dédain.
Et le soir même, une voiture conduisait à la gare de Moulins les nouveaux mariés.
Deux heures après le départ des maîtres, il y eut grande conférence dans le réduit qui servait à Pastouret de cabinet de travail.
Réunis après dîner, le garde-chasse et Victorine tenaient conseil. Tous deux paraissaient soucieux.
—Comment trouves-tu la nouvelle patronne? demanda enfin Victorine.
—Jolie femme, répondit Pastouret, mais elle n'a pas l'air commode.
—Faudra voir, répartit la servante, à lui rabattre un peu son caquet, si elle se permet de faire trop la maligne... Après tout, nous sommes aussi chez nous... nous autres... à Bois-Peillot!
—Le Sournois a l'air de tenir à elle... As-tu vu comme il filait doux?
—Je lui laisse passer son premier temps... à celui-là... puisqu'il n'y a pas eu moyen de l'empêcher de faire la bêtise!... Aller chercher une fille de rien! C'est trop fort!... Mais aie pas peur, mon tour reviendra...
—En attendant, c'est lui qu'a repris le dessus et au jour d'aujourd'hui, il ne nous regarde quasiment plus...
—Pourtant... si on voulait? fit Victorine avec un rire méchant.
—Si on voulait, c'est bientôt dit? repartit Pastouret, m'est avis, à moi, que ça serait cracher en l'air... Et que ça pourrait ben nous retomber sur le nez...
—Allons donc! on n'est que des domestiques... Lui, c'est le maître! C'est sur lui que ça retomberait tout!
—Oui, mais c'est un moyen dont il ne faudra user qu'en dernier...
—Parfait! et seulement si l'autre fait trop sa maîtresse... et si lui l'écoute de trop! Parce que ça serait vraiment trop bête de s'être compromis pour rien...
Les deux interlocuteurs firent une pause. Victorine renoua la première le fil de cette incompréhensible conversation:
—C'est de ta faute aussi et t'as été trop bon garçon! reprit-elle. Faut jamais se laisser manger la laine sur le dos...
—Le vin est tiré, y a pus qu'à le boire! répliqua philosophiquement Pastouret, mais ça m'a servi de leçon... Tu verras que j'aurai ma revanche...
—Et qu'on reviendra comme avant les maîtres à Bois-Peillot.
—Moi, je t'aiderai, crains rien, mon gars! Charge-toi du Sournois! Moi, je me charge de la donzelle...
Victorine Ledoussat était une enfant du pays. Née dans une ferme dépendant du domaine de Bois-Peillot, elle avait été distinguée toute jeune par feu Mme Maslet et attachée à son service, dès l'âge de quatorze ans.
Depuis lors, elle n'avait jamais quitté le manoir.
La châtelaine, frappée de l'intelligence précoce de sa protégée, l'avait prise à ce point en affection qu'elle n'avait pas tardé à mettre en elle toute sa confiance.
Elle avait l'habitude de passer l'hiver à Paris et c'est à Victorine qu'elle confiait chaque saison la direction générale du personnel du château.
La jeune fille avait pris rapidement une importance énorme dans la maison.
Ambitieuse et rouée, elle avait trouvé le moyen de se rendre indispensable, à ce point qu'elle ne prenait plus même la peine de prévenir sa maîtresse des changements qu'elle opérait à Bois-Peillot. C'est ainsi qu'elle avait, de sa propre autorité, engagé comme jardinier, remplissant également les fonctions de garde-chasse et au besoin de cocher, le beau Pastouret, retour du régiment.
Mme Maslet avait, selon sa coutume, ratifié le choix de la jeune gouvernante, sans se demander à quel mobile celle-ci avait obéi. La vérité était que Victorine, qui à ce moment-là était devenue une fille superbe, dans tout l'épanouissement de la vingtième année, avait voulu introduire son amoureux dans la place.
Pastouret était né au même hameau qu'elle, dans une chaumière voisine de celle de ses parents. De quelques années plus âgé que Victorine, il l'avait le premier fait danser aux fêtes de village, puis il avait tiré au sort et lorsque, après cinq ans d'absence, il était revenu au pays avec les galons de maréchal des logis d'artillerie, son retour avait fait sensation parmi les filles à marier d'alentour.
Mais Pastouret était un garçon pratique. Et il n'avait eu d'yeux que pour la belle Victorine, qui représentait pour lui, de par la situation qu'elle occupait à Bois-Peillot et la protection de la châtelaine, le plus riche parti de la contrée.
Il était dès lors devenu le bras droit de Victorine et le factotum de Mme Maslet qui, sur la recommandation de la gouvernante, avait fini par le charger de ses intérêts extérieurs.
C'est lui qui s'occupait de la vente des coupes, de l'achat des bestiaux, de la rentrée des fermages. C'est à lui qu'avaient affaire les métayers et les bûcherons.
Jamais avant l'arrivée de Pastouret, les terres, sur le domaine, n'avaient produit un tel rendement et Mme Maslet se félicitait de son heureux choix.
Maintenant, elle ne faisait plus au château que de rares apparitions et l'on put dire pendant quelques années que Pastouret et Victorine Ledoussat étaient les vrais maîtres de Bois-Peillot.
Mme Maslet récompensait largement de leur zèle ses deux intendants, qui, trouvant leur intérêt à demeurer honnêtes, ne cherchaient pas à augmenter leur pécule par des malversations.
Victorine était la maîtresse de Pastouret, mais par crainte de perdre le fruit de leur travail s'il en résultait quelque scandale, tous deux apportaient dans leur rapports intimes la plus extrême discrétion.
Ils se savaient enviés de leurs voisins, espionnés par les gens d'alentour et il importait qu'un bruit malveillant ne parvînt jamais aux oreilles de la châtelaine.
Victorine avait fixé un chiffre déterminé à sa dot.
—Nous nous marierons quand je l'aurai atteint, avait-elle déclaré à Pastouret. En attendant, travaillons tranquillement et laissons dire!
Mais un événement imprévu était venu subitement renverser ses prévisions bien avant qu'elle eût atteint le but qu'elle s'était proposé.
Un beau matin, Mme Maslet était tombée à Bois-Peillot, accompagnée d'un étranger n'apportant que deux malles pour tout bagage, et elle l'avait présenté comme son mari.
Sans prendre la peine d'instruire ses gens de son changement de position, elle était devenue la baronne Pottemain.
Certes, Mme Maslet, âgée alors de cinquante-deux ans, avait habitué Pastouret et Victorine à bien des excentricités—dont ils ne s'étaient jamais plaint—mais jamais ils ne se fussent attendus de la part de la vieille dame à un pareil dénouement.
Ce fut pour eux une véritable déception lorsque celle-ci leur annonça qu'elle et son mari choisissaient Bois-Peillot pour leur résidence habituelle et que dorénavant c'est au baron que tous les deux auraient à rendre les comptes de leur gestion.
Ce fut fait dès lors de la liberté à laquelle les avait accoutumés l'insouciance de Mme Maslet.
Le baron prit en mains les rênes de l'administration des biens de sa femme et sut montrer dès le début, malgré la résistance de Pastouret, qu'il entendait désormais être le seul maître.
Le baron Pottemain était un homme de trente-six à trente-huit ans, à l'aspect dur, au parler bref. Sa façon de regarder en dessous le fit bientôt surnommer le Sournois.
Quant à se plaindre à la nouvelle baronne de la façon d'agir autoritaire de son mari, il n'y fallait pas songer. Il était visible pour tous que la vieille dame n'avait épousé M. Pottemain, pourtant de douze ans plus jeune qu'elle, que mue par un sentiment commun aux femmes sur le retour, lorsqu'elles se sentent incapables de résister aux ardeurs tardives de l'été de la Saint-Martin.
Victorine ne fut pas longue à comprendre que, pour regagner le terrain perdu et ressaisir son autorité, il lui fallait changer sa ligne de conduite.
Rien ne lui coûtait pour parvenir à ses fins. Aussi, d'accord avec Pastouret, entreprit-elle de s'attirer les bonnes grâces de son nouveau maître.
C'était chose difficile en apparence, le Sournois paraissant d'humeur assez peu folâtre, mais elle sut si bien mettre en œuvre toutes ses séductions de femme que Pottemain se laissa prendre à son manège.
La fine mouche s'était rendu compte qu'un homme de l'âge du baron ne peut épouser une femme de cinquante ans que par intérêt et que la monotonie d'un tête-à-tête perpétuel, dans un château isolé, avec une matrone aussi respectable, devait rapidement devenir intolérable.
De là à chercher une compensation dans les bras d'une commère aussi plantureuse et aussi pleine de bonne volonté que la belle Bourbonnaise, il n'y avait qu'un pas.
En effet, six mois ne s'étaient pas écoulés depuis la prise de possession de Bois-Peillot par le baron Pottemain que Victorine était devenue sa maîtresse.
Pastouret, qui se tenait modestement à l'écart, avait été récompensé de sa discrétion et peu à peu il avait reconquis son indépendance d'autrefois.
Pour éloigner tout soupçon, le baron redoublait pour sa femme d'égards et de prévenances.
C'est à cette époque que, par l'entremise de son ami Charaintru, il avait fait venir à Bois-Peillot le sculpteur Romagny, à qui il avait commandé le buste en marbre de la châtelaine.
Bref, tout allait pour le mieux, dans ce coin mystérieux et retiré, où nul n'avait accès, lorsqu'une indiscrétion, partie on ne sait d'où, vint éveiller les soupçons de la baronne.
Rien de terrible comme la jalousie d'une vieille femme qui se sent supplantée par une jeune rivale. Il y eut entre les deux époux une scène abominable dont les échos du manoir gardèrent le souvenir.
En dépit de ses dénégations, le renvoi de Victorine fut décidé par la châtelaine...
Et comme le baron osait prendre le parti de la servante, alléguant son innocence, le mot de séparation fut prononcé, mot dangereux et plein de menaces si l'on songe que Pottemain était ruiné, quand le hasard lui avait fait rencontrer Mme Maslet, et que celle-ci était millionnaire...
Nul ne sut jamais ce qu'il advint de cette discussion orageuse. Toujours est-il que quelques jours plus tard, à quatre heures du matin, Pastouret reçut l'ordre de monter à cheval et de galoper jusqu'à Souvigny, d'où il devait ramener le docteur Marsay.
Quand celui-ci arriva, la baronne venait de rendre le dernier soupir et il ne put que constater le décès, dû sans aucun doute, ajouta-t-il, à une congestion pulmonaire.
La douleur du baron fut navrante, atténuée à peine par la nouvelle que vint lui annoncer le notaire de Souvigny, chez qui Mme Pottemain avait rédigé son contrat et déposé son testament.
La défunte, qui n'avait pas d'héritiers naturels, laissait à son mari la totalité de ses biens.
Le veuf inconsolable obtint la permission d'inhumer la baronne dans la propriété et il lui fit construire, en témoignage de ses regrets, un magnifique mausolée surmonté du buste sculpté par Romagny.
Tout à sa douleur, le baron Pottemain se voua à un deuil éternel, mais il négligea d'obéir au dernier désir de la mourante. Victorine resta dans la place et dès lors Bois-Peillot retomba sous la domination du couple Pastouret.
Après trois ans de calme et d'une apathie telle que Victorine pouvait cette fois se croire absolument maîtresse de la situation, le baron se réveilla.
Tant il est vrai qu'on se lasse de tout en ce bas monde, même des meilleures choses!
Et il déclara tranquillement, au lendemain de la visite que lui fit le vicomte de Charaintru, que décidément la solitude lui pesait et qu'il songeait à donner à Bois-Peillot une nouvelle maîtresse.
Il s'agissait, cette fois, d'une jeune fille pauvre, mais jolie et fort bien élevée, sur laquelle il avait recueilli les meilleurs renseignements.
Ce fut un coup de massue pour la servante.
Elle mit, ainsi que Pastouret, tout en œuvre pour détourner le baron de ce projet de mariage, mais il se borna à répondre qu'il avait assez vécu dans l'isolement et qu'il était temps pour lui, s'il ne voulait pas se préparer une vieillesse triste et désolée, de songer à se remarier.
Victorine comprit qu'il était inutile d'insister, qu'elle se heurterait sans profit à une résolution bien arrêtée. Elle se résigna. Il était dit qu'avec ce baron de malheur elle échouerait chaque fois qu'elle croyait toucher au but. Mais aujourd'hui plus qu'autrefois, elle se sentait armée pour la lutte et elle attendit de pied ferme.
Pastouret lui-même dut obéir aux ordres de son maître et présider à la transformation du manoir.
Victorine, la rage au cœur, sentait chaque jour son maître lui échapper davantage et, en voyant les embellissements qu'il ne cessait d'apporter au château, elle comprit que le baron était amoureux de sa fiancée comme il ne l'avait jamais été de personne.
Le mariage se fit et la vue de la nouvelle baronne, plus jeune et plus jolie qu'elle, ne put qu'augmenter l'irritation et la haine de la servante.
Désormais, il allait falloir user des grands moyens et peut-être avoir recours à l'intimidation...
Tant pis! Elle et Pastouret étaient décidés à ne rien négliger pour jeter le trouble et la désunion dans le jeune ménage.
Telles étaient les dispositions des deux complices quand Pauline et son mari, après leur voyage de noces, revinrent s'installer définitivement à Bois-Peillot.
Ils purent remarquer qu'une profonde mélancolie se lisait sur le visage de la jeune femme.
Pauline n'avait pas trouvé dans le mariage toute la félicité qu'elle eût pu être en droit de se promettre.
En dépit des prévenances du baron et du soin qu'il avait pris de lui procurer toutes les distractions et de lui faire goûter tous les plaisirs de la capitale, en dépit de l'amour qu'il s'était efforcé de lui témoigner et de l'effort qu'elle avait fait sur elle-même pour y répondre, Pauline n'avait pu vaincre l'instinctif sentiment d'antipathie que lui inspirait son mari.
Dans le regard assez peu franc du baron, ce regard qui lui avait valu du reste le surnom de Sournois, elle n'avais jamais pu s'habituer à lire la sincérité.
Les protestations les plus tendres de son mari lui semblaient une leçon apprise et, comme en somme elle n'avait rien à lui reprocher, elle s'en voulait à elle-même de ne pouvoir assez commander à sa nature pour répondre à l'affection par l'affection.
Elle s'accusait comme d'une faute de cette répulsion sans motif qui lui faisait maudire les embrassements auxquels la condamnait sa situation d'épouse.
Le baron s'étonnait de cette froideur, sans s'en plaindre; il la mettait sur le compte de la différence d'âge et du changement trop brusque d'existence.
Il comptait sur le temps et l'habitude pour arrondir les angles et établir enfin entre lui et la jeune femme un courant de sympathie. En attendant, il redoublait de soins et de prévenances.
Pendant le voyage, Pauline, toute à sa tristesse, n'avait eu aucune initiative à prendre.
De retour à Bois-Peillot, où elle allait avoir une maison à conduire, elle comptait sur ses multiples occupations pour dissiper un peu sa mélancolie en donnant un autre cours à ses pensées. Elle trouva du reste son mari plus attentif que jamais à combler ses désirs.
Elle aimait à monter à cheval. Elle eut chaque jour à l'écurie, toute sellée, à l'heure où elle le désirait, une bête merveilleusement dressée.
Elle avait de son enfance conservé le goût des armes à feu que son père, durant son voyage aux Indes, lui avait appris à manier admirablement. Elle eut à sa disposition carabine, revolvers et pistolets de tir, avec un stand spécialement établi pour son usage.
Le baron Pottemain s'ingéniait à trouver chaque jour de nouvelles distractions, afin de chasser l'humeur noire de sa femme.
Chacun de ses efforts était récompensé par un sourire de Pauline, mais bientôt reparaissait cette teinte de mélancolie persistante dont ni lui ni elle ne pouvaient imaginer la cause.
Quelques jours s'étaient à peine écoulés depuis son retour à Bois-Peillot, lorsqu'un premier incident vint rompre la monotonie de cette existence si calme et légitimer dans une certaine mesure l'inquiétude latente de la jeune femme.
Pauline avait retrouvé, dans le regard et l'attitude générale de Victorine à son égard, la même hardiesse un peu provocante qui l'avait si fort choquée le jour de sa première entrevue avec la servante-maîtresse.
Et la mauvaise impression qu'elle en avait ressentie tout d'abord avait été loin de se modifier.
Au contraire, elle avait rencontré chez la paysanne, chaque fois qu'elle avait eu à lui donner un ordre, une résistance incompréhensible, qui ne s'était pourtant jamais manifestée par aucun éclat.
Elle attribua tout d'abord cette façon d'être à l'ennui que devait éprouver Victorine de se voir obligée d'obéir, lorsque depuis tant d'années, la confiance du baron l'avait laissée maîtresse absolue.
Puis peu à peu elle se prit à penser que peut-être, durant le long isolement auquel s'était condamné M. Pottemain, la Bourbonnaise avait bien pu être pour son maître autre chose qu'une simple servante, mais une sorte de bonne à tout faire, à laquelle la faiblesse du châtelain avait donné quelques droits...
Toutefois, dans l'incertitude, elle n'osa pas tout d'abord soulever une question qu'elle sentait irritante au premier chef.
Elle se contenta d'observer, tout en imposant sa volonté à Victorine, chaque fois que l'occasion s'en présentait.
La servante-maîtresse se sentit devinée et dès lors entre les deux femmes, ce fut une sorte de duel inégal où l'avantage, d'ailleurs, devait fatalement rester à la baronne.
Se sentant vaincue, obligée de plier sous le joug de la jeune femme, Victorine, furieuse, cessa de dissimuler. Elle s'oublia jusqu'à répondre sur un ton insolent aux observations qui lui étaient faites et Pauline la surprit un soir se plaignant d'elle au baron sur un ton qui ne lui laissa aucune incertitude sur la nature des rapports qui avaient dû exister entre elle et son maître.
Le soir même, Pauline signifia au baron sa volonté de voir Victorine quitter le château, sans d'ailleurs lui adresser aucun reproche rétrospectif sur des faits antérieurs à son mariage. Elle émit seulement avec discrétion cette opinion que la plus simple convenance aurait dû suggérer à M. Pottemain la pensée d'éloigner son ancienne maîtresse avant sa prise de possession, à elle, de Bois-Peillot.
Pottemain avoua ses torts, mais il se sentait tenu vis-à-vis de Victorine et de Pastouret à une certaine réserve et il chercha le moyen de concilier les choses sans rompre tout à fait et en évitant tout scandale.
Le lendemain, à la première heure, il fit appeler Pastouret et lui fit comprendre que, la présence de Victorine au château étant devenue impossible à l'avenir, il avait songé à une combinaison qui devait assurer la tranquillité de tout le monde.
A l'extrémité de Bois-Peillot, en plein bois, se trouvait une maison de garde. Il la donnait en toute propriété à lui, Pastouret, qui continuerait ainsi sur place à surveiller les coupes.
De plus, comme depuis longtemps, lui et Victorine projetaient de se marier, le baron s'engageait, pour reconnaître les bons offices de sa servante, à lui constituer une dot, ce qui leur permettrait de vivre tranquillement et de se créer une famille.
Pastouret avait écouté sans mot dire le discours de son maître. Quand celui-ci eut fini, il secoua la tête:
—Alors, fit-il, vous nous chassez? Victorine a cessé de plaire à la dame que vous avez amenée à Bois-Peillot... et vous nous mettez à la porte, comme cela, sans autre motif?...
—Que dites-vous? s'écria le baron, outré du ton insolent de son valet. Vous vous permettez, je crois, d'insulter la baronne?
—Je n'insulte personne, riposta Pastouret, mais, m'est avis que nous sommes, Victorine et moi, autre chose que des domestiques à Bois-Peillot. Sans compter les services que nous avons rendus... il s'est passé ici quelque chose, dont le souvenir devrait vous faire réfléchir avant de nous jeter dehors comme des chiens galeux...
Les deux hommes se regardèrent un instant dans les yeux.
—Ainsi, reprit lentement le baron, vous refusez mes offres? Vous refusez d'épouser Victorine?
—Pour épouser Victorine, je l'épouserai... Quant à ce qui est d'accepter vos offres, c'est autre chose... Vous êtes bien maître de vous débarrasser de nous et alors nous partirons... Mais si nous partons, je ne réponds plus de ce qui arrivera...
—C'est votre dernier mot, Pastouret?
—C'est mon dernier mot, not'maître!
—Bien! Vous attendrez mes ordres.
—J'attendrai... je ne bougerai point que vous ne me l'ayez dit... Faut bien vous laisser le temps de réfléchir...
Le baron, blême de colère, se demanda s'il ne devait pas étrangler sur l'heure l'insolent, mais il se contint, rentra et s'enferma dans son cabinet. Il en sortit deux heures plus tard.
Son visage tout à l'heure décomposé avait retrouvé son calme et il paraissait avoir pris son parti.
Après déjeuner, il proposa à sa femme de faire avec lui un tour de jardin.
—J'ai un service à vous demander, ma chère, dit-il à Pauline.
—Lequel?
—Celui de patienter encore quelque temps. Je ne puis renvoyer du jour au lendemain Victorine ni Pastouret, pour des raisons que je vous expliquerai et que vous comprenez peut-être déjà. Je vais les marier, assurer leur existence. Ce sera, je crois, le seul moyen de me débarrasser honnêtement d'eux. Vous plaît-il de m'accorder le crédit d'un ou deux mois?
—Puisque ce n'est qu'un retard, dit Pauline, et que leur renvoi est en principe décidé, j'y souscris volontiers.
—Je vous remercie, fit galamment le baron, en baisant la main de sa femme.
Et il changea de conversation.
Des jours et des semaines s'écoulèrent sans que le baron reparlât jamais à Pastouret de son projet, ni sans que Victorine eût à reprocher à sa maîtresse la moindre observation.
Ils crurent avoir gagné leur procès.
—Tu vois, dit Victorine au garde-chasse, je te le disais bien, nous le tenons, le bourgeois! Y avait qu'à montrer les dents! N'aie pas peur! Maintenant que nous savons le moyen... je te promets que la petite fera pas long feu!... Mais ne brusquons rien!... Le principal, c'est que le Sournois ait cané! Le reste viendra tout seul...
II
Cependant la saison des chasses était arrivée.
Fidèle au programme qu'il s'était tracé de ne négliger aucune occasion de fournir à sa femme le plus de distraction possible, le baron Pottemain organisa des parties auxquelles il convia les châtelains du voisinage et les fonctionnaires de Moulins.
C'est ainsi que Bois-Peillot, autrefois si triste, devint le rendez-vous élégant de la contrée.
Pauline faisait avec une bonne grâce parfaite les honneurs de ces petites fêtes qui se renouvelaient souvent.
Les habitants de Guermanton n'avaient pas été oubliés, mais Jacques, qui connaissait l'humeur ombrageuse de sa femme, se borna à répondre aux seules invitations, qui s'adressaient à sa famille entière et que la stricte politesse lui faisait un devoir d'accepter.
Vers le milieu de septembre, et comme les fermiers se plaignaient beaucoup de l'invasion des lapins qui pullulaient dans les taillis, le baron organisa une battue générale à laquelle trente fusils furent conviés.
De toutes parts on avait répondu à l'appel du baron et toutes les autorités du pays s'étaient trouvées réunies à Bois-Peillot. On préluda par un plantureux déjeuner, présidé par Pauline.
Parmi les convives, on remarquait le secrétaire général de la préfecture, l'inspecteur des forêts, le trésorier-payeur, M. de Morvins, procureur de la République, le docteur Marsay, quelques officiers de la garnison et la société des environs.
M. de Guermanton s'était excusé.
A onze heures, les chasseurs prirent position.
Ils furent échelonnés dans toutes les lignes du bois et les rabatteurs, sous la direction de Pastouret, commencèrent leur office.
Ce fut dès lors un crépitement de fusillade ininterrompu qui ne prit fin que vers le soir.
De toutes parts débouchaient les lapins refoulés sous le feu des tireurs, qui firent une véritable hécatombe.
Un incident se produisit qui pouvait avoir une issue funeste et qui amena une sueur froide sur le front de M. de Morvins.
Le baron, prévoyant que quelques chevreuils affolés pourraient passer à portée des chasseurs, les avait prévenus de tenir en réserve quelques cartouches de gros plomb.
A un moment donné, M. de Morvins, croyant voir s'agiter dans un fourré une masse de couleur fauve, tira au jugé.
Presque aussitôt, et au moment où il allait redoubler, un être bizarre écarta les branches du hallier et sauta sur la route en poussant un éclat de rire.
C'était un de ces enfants abandonnés qu'on nomme des berdins dans le patois du pays et qu'on emploie, faute de mieux, à garder les troupeaux.
Le procureur frémit, bénissant sa maladresse qui lui avait fait rater le pauvre garçon. Quand il fut revenu de son émotion et qu'il voulut admonester le berdin, celui-ci avait déjà disparu.
A cinq heures, les chasseurs se réunirent au carrefour de l'Étang Maudit. Trois cents pièces figuraient au tableau.
Le baron appela Pastouret pour le charger de la répartition du gibier. On remarqua alors seulement que Pastouret n'était pas là.
On courut au château. Pastouret n'y était pas. Qu'était-il devenu?
Les rabatteurs affirmaient l'avoir vu constamment à leurs côtés. Ils rentrèrent alors sous bois et fouillèrent les halliers.
Tout à coup l'un d'eux reparut, les traits bouleversés. Il venait de trouver Pastouret, étendu sous un gros chêne, presque sans vie, et le visage couvert de sang. Ce fut une véritable consternation. Les chasseurs se regardèrent entre eux. Quel était l'auteur de cet accident, car les premières constatations du docteur Marsay ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard, il y avait eu accident... ou meurtre.
Il fallait de prime abord écarter l'idée d'un suicide ou d'une imprudence du garde. Pastouret avait reçu en pleine figure une charge de gros plomb à chevreuil.
Il avait les deux yeux crevés et sa face ne formait plus qu'une plaie hideuse. C'était miracle qu'il ne fût pas mort sur le coup. On improvisa rapidement une claie à l'aide de branchages, et on transporta le blessé à Bois-Peillot.
M. de Morvins, à l'annonce de la catastrophe, était devenu blême. Il s'était souvenu de son coup de feu tiré au jugé, mais Pastouret avait été trouvé à une distance considérable de la place qu'il occupait.
Il ne pouvait donc avoir été atteint par lui et le magistrat respira plus à l'aise. Néanmoins, il ne souffla pas mot de l'incident qui avait failli coûter la vie au petit pâtre.
Le plus affecté de cette pénible aventure était assurément le baron.
—Mon pauvre Pastouret! gémissait-il, un homme si dévoué et que j'aimais tant!
M. de Morvins s'employa, autant qu'il put, à consoler son hôte.
—Ce sont des accidents, dit-il d'un ton pénétré, trop fréquents malheureusement dans ces sortes de battues et il est impossible, dans de semblables circonstances, de dégager les responsabilités.
—Enfin, vous étiez là, monsieur le procureur, et vous avez été témoin que tout s'est cependant passé correctement.
—La partie eût été charmante, répliqua le procureur, sans ce douloureux événement. Je vais néanmoins, pour la forme et pendant que tout le monde est réuni, procéder à un commencement d'enquête.
Cependant les chasseurs, suivant le corps, étaient arrivés au château.
Pastouret fut déposé dans sa chambre, sur son lit. Le docteur Marsay commença un premier pansement.
A ce moment, le garde fit un mouvement; sa bouche s'entr'ouvrit. Il se raidit, murmura:
—Victorine!... Victorine!... Tu sais... Tu sais...
Puis sa tête roula sur l'oreiller. Pastouret était mort.
Victorine et la châtelaine, accourues dès le premier moment, avaient eu le temps de recueillir le dernier soupir du moribond.
—Il vous a appelée! dit Pauline à la servante.
—J'ai entendu, répliqua d'un ton farouche la paysanne, et je sais ce qu'il a voulu me dire.
Elle se pencha vers le défunt, l'œil sec, mais les traits contractés, et elle le baisa au front, puis elle recouvrit d'un linge la face ensanglantée du cadavre.
Le docteur Marsay, dont les soins étaient désormais inutiles, courut retrouver le procureur.
—Tout est fini, monsieur le procureur, dit-il, Pastouret vient de mourir entre mes bras.
—Et vous concluez? demanda le magistrat.
—A un accident (vous l'avez vu comme moi), à un accident dont l'auteur est bien difficile à découvrir. Il a été tiré cinq cents coups de fusil aujourd'hui et à plusieurs reprises, chacun des tireurs a changé de position... On ne peut rien inférer... Le meurtrier s'ignore lui-même, c'est évident! Quel est celui de nous qui pourrait répondre de tous les coups de fusil qu'il a tirés aujourd'hui?...
M. de Morvins ne répondit pas à cette question. Il se mordit les lèvres, puis, brusquement:
—Envoyez-moi demain au parquet votre rapport, docteur, je délivrerai le permis d'inhumer.
Il tourna le dos, rejoignit le groupe des chasseurs consternés, prit quelques notes, le nom des invités, recueillit la déclaration du rabatteur qui avait découvert Pastouret, puis il se rendit près du baron, dont le chagrin faisait peine à voir:
—Consolez-vous, mon cher baron! que voulez-vous, la vie est faite de ces choses-là...
—Mais vous allez prescrire une enquête, monsieur le procureur, j'espère bien!
—A quoi bon! fit le magistrat en haussant doucement les épaules. Je n'apprendrais rien de plus... Et ma conviction est faite... Accident... Il n'y a là qu'un accident... C'est une affaire classée d'avance... Le malheureux est-il marié, père de famille?
—Non, c'est un garçon qui est à mon service depuis des années et il allait épouser ma gouvernante. Pauvre femme! sa douleur est navrante... J'aurai soin d'elle, monsieur le procureur!
—Je reconnais là votre cœur! fit le magistrat.
—Il était presque de la famille! gémit le baron Pottemain. Ah! je ne retrouverai jamais un dévouement semblable.
Quelques instants plus tard, tous les invités avaient quitté Bois-Peillot.
Dès qu'il fut seul, le baron se rendit dans le cabinet où son intendant renfermait ses papiers.
Il n'en sortit que deux heures après.
Les formalités relatives au décès de Pastouret furent remplies dès le lendemain par le docteur Marsay, qui en consigna la cause et les circonstances dans le rapport nécessaire pour obtenir le permis d'inhumer.
L'instituteur communal de Besson ayant reçu la déclaration en sa qualité de secrétaire de la mairie, on prépara tout pour la cérémonie.
Le curé avait voulu revoir son ex-paroissien une dernière fois, et il s'était rendu au château en habit d'officiant, un peu avant l'heure où on cloua le cercueil.
Puis, la croix en tête, tandis qu'au loin, dans le clocher neuf, tintait le glas funèbre, l'humble convoi se mit en route, suivi par le baron, à pied et tête nue, par le personnel de Bois-Peillot et quelques voisins, enfin par Jacques de Guermanton, qui payait toujours de sa personne dans les occasions où il y avait quelque bon exemple à donner aux riches et quelques consolations à offrir aux pauvres.
Au champ d'asile, quand la bière fut à sa place et que le moment de rejeter la terre fut venu, le baron s'approcha du bord de la fosse et dit:
—En face des quelques personnes présentes et surtout des travailleurs de cette commune, dont plusieurs se sont associés spontanément à cette triste réunion, je voudrais dire ce qu'a été Pastouret et quels regrets il emporte... Mais une émotion comprise par tous me gagne au souvenir du deuil que j'ai conduit, il y a trois ans, et auquel Pastouret assistait en larmes... Une pierre que je fais préparer relatera la probité de cet obscur serviteur et perpétuera sa mémoire... Adieu, pauvre Pastouret!
Tout le monde pleurait et le baron se détourna pour cacher son visage dans son mouchoir.
Après quoi, ayant salué le curé et les assistants qu'il remercia, il rejoignit Pauline, qui l'avait accompagné en voiture, et rentra à Bois-Peillot.
Il était à peine de retour, quand un homme couvert de sueur arriva en courant dans la cour du château:
—Monsieur le baron, le feu est à votre grange de Sainclair!
—Quoi! fit Pottemain, à Sainclair! Mais il y a là quarante mille gerbes? A-t-on fait battre la générale? A-t-on couru aux cloches? Y a-t-il des pompiers?
Le soldat de Marathon était moins abruti en arrivant, son rameau de victoire à la main, que ne le fut le pauvre paysan à ces questions auxquelles il ne savait que répondre.
—Courons! dit Pauline, dont le cœur battait avec force et qui avait pâli.
—Gardez-vous d'un pareil spectacle... C'est donc décidément le jour des malheurs! répliqua le baron. Qu'on me selle un cheval, j'irai seul!
Il fit brusquement rentrer sa femme au salon et, un instant après, il disparaissait au galop, tandis qu'une épaisse colonne de fumée noirâtre montait à l'horizon, au-dessus de la cime des arbres.
Pauline était seule depuis quelques instants, lorsque Victorine entra sans frapper.
—Je demande pardon à madame de la déranger, fit la servante d'un ton ferme, mais j'ai un devoir à remplir vis-à-vis d'elle.
—Quel devoir? demanda Pauline d'un air hautain.
—J'aimais beaucoup le pauvre Pastouret, qui vient de mourir,—Que le bon Dieu ait son âme!—et nous devions même nous épouser... Eh bien, ce que j'ai à vous dire, c'est que Pastouret n'est pas mort de sa bonne mort...
—Eh bien... oui, fit la baronne, un malheureux accident...
Victorine hocha la tête et reprit:
—Un accident fait exprès, madame... Pastouret en savait trop long!... Alors on l'a tué...
Pauline se leva, frémissante:
—Je ne permettrai pas... balbutia-t-elle.
—Je vous en prie, madame, interrompit tranquillement Victorine, écoutez-moi... Le pauvre avait quasiment l'idée de ce qui lui arriverait et il avait consigné ce qu'il savait dans un papier que voici... Il y a là l'explication de tout... ajouta-t-elle en tendant à sa maîtresse une enveloppe fermée qu'elle tira de sa poche.
Pauline rompit vivement le cachet et jeta les yeux sur un papier couvert d'une écriture moulée admirable qu'elle reconnut aussitôt.
C'était bien l'écriture de Pastouret.
Un instant, elle hésita avant de lire.
—Je sais tout ce qu'il y a là-dedans, reprit l'impitoyable servante, et j'aurais pu porter tout cela à son adresse, au procureur... Mais j'aime pas mettre les gens de justice dans mes affaires... Je préfère vous donner cela à vous... Vous verrez là-dedans ce que le Sournois a fait de sa première femme... ce qu'il ferait de moi, si je ne me tiens pas sur mes gardes, ce qu'il fera de vous... quand il en aura assez... Vous comprendrez aussi pourquoi Pastouret est mort... Ah! il se doutait, le Sournois, que Pastouret lui avait préparé un plat de sa façon... Depuis hier, il a retourné tout le petit cabinet où le pauvre garçon serrait ses papiers... Il n'a rien trouvé... moi, je reste pour venger le mort... et je vous jure que je le vengerai... Quant à vous, madame, vous ne m'aimez pas, puisque vous avez voulu me renvoyer, ça m'est égal, je ne vous en veux pas et la preuve, c'est que je vous rends service en vous prévenant... Que madame la baronne fasse maintenant ce qu'elle jugera à propos!
Et Victorine sortit, fière d'avoir rempli une mission qui la faisait désormais l'unique maîtresse de Bois-Peillot.
Elle savait d'avance que Pauline ne dénoncerait pas son mari, mais elle venait de rendre désormais impossible l'existence commune entre les deux époux.
Quant à elle, elle regrettait assurément Pastouret, mais la connaissance du passé de son maître mettait désormais le baron à sa merci...
Une fois Pauline écartée, elle se chargeait d'enlever au Sournois la tentation de la traiter comme il venait assurément de traiter le malheureux Pastouret...
—Et restant le témoin unique, se disait-elle, part à deux, ou sinon!...
Cependant Pauline, atterrée, considérait le papier accusateur d'un œil hagard, sans oser en prendre connaissance... Enfin, lorsque Victorine eut disparu, elle se décida...
Mais à mesure qu'elle poursuivait sa lecture, il lui semblait que les caractères étaient rouges comme du sang et qu'ils étaient tracés dans le vide.
Elle avait horreur de ce qu'elle lisait, sans pouvoir en détacher ses regards. Sa main tournait machinalement la page dévorée et d'un geste si absolument involontaire qu'elle croyait sentir une invisible force conduire, en la meurtrissant, sa propre main!
Ce n'est plus une lecture, c'était Pastouret, Pastouret le mort, qui se dressait devant elle avec sa face ensanglantée et qui parlait!
Elle étouffait en finissant. Elle se leva, courut à travers la chambre, reprit sa lecture, ne put la continuer, se crut folle, regarda par la fenêtre si personne ne la voyait, ne venait, serra le papier dans son sein, l'en retira comme s'il la brûlait, le cacha dans sa poche, ouvrit la porte, gagna l'escalier, puis le perron, à pas légers, tourna l'angle de la terrasse, dans l'espoir de n'avoir été ni remarquée, ni entendue:
—De quel côté Guermanton?
Elle s'orienta, crut reconnaître la direction de Guermanton à travers bois et se mit à courir parmi les arbres en poussant de temps en temps une clameur étouffée:
—Jacques! Jacques!
Elle ne voulait suivre aucun chemin battu, mais elle voulait arriver à Guermanton avant de mourir,—ou de revoir son mari, ce qui pour elle était la même chose!
Elle tomba plus d'une fois. Sa robe déchirée, embarrassant sa marche, elle la releva jusqu'au genou et d'une main la tenant, de l'autre écartant les branches qui obstruaient son passage, elle continua, elle avança, répétant toujours:
—Jacques! Jacques!
Enfin, elle atteignit la lisière de Bois-Peillot, dessinée par une allée, qui aurait de beaucoup abrégé le trajet, si elle eût pensé à la suivre.
Juste à ce moment arrivait au grand galop, sur son cheval couvert de sueur, le terrible Normand, l'exécrable Pottemain.
Il aperçut Pauline le premier et il lui adressa la parole avant qu'elle eût le temps de se reconnaître et de se recueillir:
—Eh bien, ma chère belle, que faites-vous en pareil lieu? Ah! votre robe est déchirée? Vous courez donc à travers bois? Je devine... C'était l'impatience de me revoir, bien partagée, n'en doutez pas!... Cet incendie est pour moi une bien mauvaise affaire... Les quarante mille gerbes y ont passé... Les pompiers de ce pays sont introuvables et imbéciles... Mais en quel état êtes-vous? Vous êtes troublée?... Vos traits respirent la terreur... Serais-je l'heureux objet de votre angoisse?...
—Évidemment, répliqua Pauline en se contraignant par un suprême effort.
Mais elle demeurait à quelque distance du cavalier, le sein haletant, la main crispée autour d'un jeune bouleau; l'autre main avait laissé tomber les plis déchirés de la robe qui balayait la mousse du talus et l'infortunée avait la tête basse et l'œil en terre.
—Vous ne me tendez pas la main? dit le baron, qui ne pouvait accorder tant d'impatience amoureuse avec tant d'accablement.
—C'est que j'ai souffert! murmura la jeune femme.
Et se cramponnant à un mensonge avec l'ardeur du forçat évadé se cramponnant à la corde par laquelle il peut encore tromper la sentinelle et gagner la rase campagne:
—Racontez-moi, dit-elle, ce qui s'est passé dans cet incendie...
—Regagnons le château, répondit Pottemain, je vous raconterai cela en cheminant au pas.
Et, joignant le geste à la parole, il rendit la main à sa monture et raconta le sinistre à Pauline qui marchait au bord du chemin.
Le Normand, tout en parlant, considérait sa femme et il se rendait vaguement compte d'un trouble auquel la pensée de son mari, des dangers qu'il avait pu courir, du récit même qu'il lui faisait, était tout à fait étrangère; mais il aimait mieux étudier les allures de son interlocutrice et deviner sa préoccupation que de lui poser une question plus directe, à laquelle elle pouvait ne pas répondre.
Comme ils approchaient du château, Pauline ralentissait de plus en plus le pas; mais le baron ayant plus de peine à retenir sa monture aux abords de l'écurie, renonça tout à coup à cette situation qui l'impatientait et sautant à bas de son cheval, il lui lâcha la bride et lui asséna un coup de cravache.
Le cheval bondit, s'élança au galop dans la direction du râtelier et Pottemain offrit à Pauline, pour gravir le perron, son bras qui fut machinalement accepté.
Il la quitta quelques instants après l'avoir conduite à la porte de sa chambre à coucher, afin de réparer le désordre de ses habits et de faire disparaître les traces de la scène lugubre à laquelle il venait d'assister.
Pauline, rentrée dans son appartement, se fit peur à elle-même en voyant dans la glace l'altération de ses traits.
A présent, elle s'expliquait l'aversion instinctive et irraisonnée qu'elle s'était sentie, dès le premier jour, pour son mari.
Elle sentit que l'heure suprême allait sonner.
Tout à l'heure Pottemain allait reparaître... et cet homme était à présent l'objet d'une telle horreur de la part de Pauline, qu'elle se sentait décidée à tout pour se soustraire, non pas seulement à ses caresses, mais même à son regard...
Alors, en proie à une exaltation sans cesse grandissante, sans plus songer à sa toilette, ni à sa beauté que s'il se fût agi de lutter avec une bête fauve, elle courut tirer le verrou.
Puis, comprenant la faiblesse de ce rempart, elle ouvrit l'armoire, dans laquelle étaient enfermées les armes avec lesquelles elle se plaisait à s'exercer dans le stand construit pour elle. Elle choisit un revolver qu'elle chargea.
En ce moment un bruit de pas, un coup frappé à sa porte et le son d'une voix connue et désormais odieuse se firent entendre.
Le baron voulait entrer, et il s'attendait si peu à une objection qu'il tourna le bouton de la porte comme si cette porte ne dût lui opposer aucune résistance.
Pauline frissonna, mais elle se tut; sa main crispée serrait la crosse de son revolver. Alors, Pottemain frappa plus fort, demandant d'une voix très nette et très accentuée si madame était là.
Nulle réponse.
Il secoua alors une dernière fois la porte et la jeune femme l'entendit s'éloigner.
Moins d'une minute après, une autre porte plus petite, noyée dans la tapisserie, qui s'ouvrait sur un cabinet de toilette et à laquelle Pauline n'avait pas pensé, s'ouvrait sans bruit et encadrait la figure stupéfaite et irritée du baron.
Le Normand porta la main à son front avec ce geste de l'homme qui se recueille avant d'éclater et son mutisme témoigna que, s'il se taisait, c'était de crainte d'en trop dire.
—Eh bien? dit-il enfin, à quoi songez-vous donc?
Puis apercevant le revolver:
—Une arme dans vos mains?... Et pourquoi faire?
—Enfin... qu'espérez-vous de moi? dit Pauline fermement.
—Comment... fit Pottemain stupéfait, ce que j'espère de vous?... Mais tout...
—Tout? répéta lentement la jeune femme. C'est beaucoup trop pour un assassin!
—Qu'osez-vous dire?
—Que je vous ordonne de quitter cette chambre!
—Ce n'est pas possible, murmura le Normand, abasourdi, vous avez perdu la raison!
—Presque... il est vrai! articula Pauline, mais ne craignez rien, il m'en reste heureusement assez pour vous connaître et vous apprécier à votre juste valeur...
—Voyons, Pauline, je vous en prie, remettez-vous et donnez-moi cette arme.
Et en s'avançant peu à peu, l'œil caressant et la main tendue, il semblait espérer de désarmer la jeune femme.
—Je vous l'ai dit! répéta-t-elle, éloignez-vous, sortez, vous me faites horreur.
—Mais enfin... de quoi m'accusez-vous?
—Interrogez votre conscience... Elle vous le dira.
—Voyons! n'êtes-vous plus ma femme... ma femme que j'adore?
—Ah! oui, c'est vrai! fit Pauline en riant nerveusement, en effet, je suis votre femme! Je suis venue à vous pleine d'espoir et de confiance... A présent, je vous dis: «Plus un pas! Pas un mot! Sortez, ou je vous brûle la cervelle!»
Le baron sembla hésiter un instant... Il jeta autour de la chambre un regard plein de défiance, puis il sortit, la face blême et décomposée par la colère.
III
La position du baron Pottemain était embarrassante.
Eût-il été seul à Bois-Peillot, en face de Pauline, passée tout à coup d'une apparente sympathie au comble de la haine, il n'aurait eu que le problème de cette métamorphose à résoudre.
Mais, vis-à-vis de ses gens, son attitude de mari éconduit était ridicule. Allait-il passer le reste du jour à y songer, en arpentant le parquet d'un salon ou les allées du parc, lui déjà si las d'une journée orageuse et énervante?
Allait-il se voir forcé de dîner seul si Pauline se refusait à descendre?
Il n'y avait pas moyen d'en rester là, il fallait négocier lestement, s'il tenait à sauver la situation et les apparences. Et par-dessus tout il fallait, si Pauline n'était pas folle, qu'elle s'expliquât clairement.
Il courut s'enfermer dans son cabinet et il écrivit à sa femme.
Puis il alla poser lui-même sa lettre sur le coin du meuble le plus rapproché de la petite porte de communication qui lui avait servi à s'introduire, quelques instants avant, dans la chambre de Pauline.
Un fugitif regard qu'il jeta dans cette chambre en poussant la lettre, lui montra Pauline passée de son apparent accès de fièvre chaude à une prostration dont tout autre que lui aurait interprété l'excès par l'excès de la folie même.
Elle était assise, repliée sur elle-même, le front appesanti, ses mains jointes, mais à côté d'elle, à sa portée, sur une causeuse, se trouvait encore le revolver.
Au bruit, quelque léger qu'il fût, du baron entre-bâillant la porte, la main de Pauline s'allongea sur l'arme et son œil lança des éclairs.
Pottemain secoua la tête d'un air de commisération, comme pour dire:
—Elle est bien décidément folle!
Puis, d'une voix contenue, il lui adressa ces simples mots:
—Calmez-vous un peu et répondez à ce billet!
—C'est juste, répliqua-t-elle, vous ne savez pas... Vous ne comprenez pas! Eh bien, la réponse ne se fera pas longtemps attendre... Vous allez être édifié...
—Tant mieux! c'est mon plus vif désir! répartit Pottemain d'un ton où vibrait la volonté et où éclatait, malgré lui, l'impatience, vous conviendrez qu'une semblable plaisanterie ne peut durer...
—Une autre plaisanterie plus atroce, répliqua Pauline, n'aurait jamais dû se produire!
—Je saurai de quoi il s'agit, n'est-ce pas?
—A merveille!
—J'attends dans la pièce voisine.
Et il referma la porte.
Pauline se leva, saisit le billet et lut ce qui suit:
«Je vous ai épousée il y a six mois. Pas un nuage ne s'est jamais élevé entre nous. Aujourd'hui sans aucun motif, vous saluez mon retour par des outrages, par des menaces! Je n'y comprends rien... Je m'y perds! Répondez! que vous ai-je fait?»
Pauline prit une plume et traça ces mots:
«Un hasard m'a tout appris!... Je sais qui vous êtes et ce que vous avez fait... Je ne puis plus être à vous. Ne voulant rien vous devoir, je ne vous serai point à charge... Le scandale et le bruit sont partout de trop. D'ici à une heure trouvez donc un prétexte honnête et plausible pour nous séparer.»
Et elle fit passer la lettre au baron par le moyen que le baron avait employé lui-même.
Pottemain, qui attendait, fondit sur le papier, déchira l'enveloppe en l'ouvrant, puis après en avoir lu rapidement le contenu, il froissa la lettre avec colère et la mit dans sa poche.
Un instant, il rêva; enfin, d'un visage un peu rasséréné et comme si une inspiration soudaine lui venait, il traça la réponse:
«Il a dû y avoir des fous dans votre famille et vous savez que la folie est héréditaire.
«Désirant éviter toute espèce de trouble, n'aimant ni le bruit, ni le scandale, je me range à votre avis et je souscris à votre proposition.
«Possédez-vous donc! Dissimulez devant nos gens... Je serai, je vous le promets, impénétrable pour vous donner l'exemple.»
Il porta la réponse, puis sonna. Un instant après, tintait la cloche du dîner.
La résolution de Pauline fut rapidement prise, car dix minutes plus tard, elle apparaissait sur le seuil de sa chambre, ayant changé de robe et rattaché ses cheveux.
Il faisait presque nuit. Tandis qu'un valet se tenait prêt, un flambeau à deux branches à la main, à descendre devant son maître en éclairant l'escalier, Pottemain tendit en souriant son bras à sa jeune épouse, qui, muette et sans trouble apparent, y posa sa main gantée et descendit avec lui.
Un seul détail trahissait en elle une recherche étrange; elle ne s'était parée d'aucun des bijoux de sa corbeille et ses boucles d'oreilles étaient celles que Berthe et Georges lui avaient offertes.
La galerie donna des forces aux acteurs pour jouer leurs rôles. Pauline plus encore que Pottemain en avait besoin.
Ils dînèrent sans manger, comme au théâtre, et comme au théâtre, ils se parlèrent sans penser.
A peine au dessert, le baron dit tout haut:
—Les tristes émotions de cette journée paraissent, mon amie, vous avoir éprouvée autant que moi-même. Peut-être désireriez-vous goûter de suite un peu de repos?
Pauline ayant fait un signe d'assentiment, il continua, s'adressant au valet:
—Qu'on s'assure de la clôture des portes et des barrières et qu'on m'apporte les clefs dans ma chambre. Madame va se retirer dans la sienne... Veillez à ce qu'il y ait grand feu dans l'une et l'autre et que le jardinier lâche les chiens avant d'aller dormir!
Là-dessus, il se leva, offrit son bras à la baronne avec autant d'empressement et de grâce que pour l'amener dans la salle à manger.
Du tour encore ouvert par lequel on passait les plats, Victorine lança au couple déjà désuni un regard de haine et de triomphe.
Peu après, il se fit un grand silence, à peine troublé par le tic tac d'une vieille horloge à poids, aux rouages énormes, dont la dent rongea lentement les heures de cette nuit sans sommeil et sans amour.
Pauline la passa sans se déshabiller, accoudée plutôt que couchée sur son lit et l'oreille au guet en dépit des assurances que lui avait réitérées le baron en lui souhaitant bonne nuit.
La pauvre fille avait lu des romans où des forçats du temps de la marque se trahissaient, après des années de bonheur conjugal, par quelque accident dramatique ou vulgaire, comme la soudaine invasion d'un gendarme ou la déchirure d'une chemise qui mettait leur épaule à nu...
Comment la pauvre institutrice se trouvait-elle transportée réellement en un clin d'œil au beau milieu d'une de ces situations tragiques, écloses dans l'esprit des romanciers? Comment ses protecteurs avaient-ils été aussi aveugles?
Mais il fallait sortir de là. Il fallait au risque de passer décidément pour folle, et même en affectant de l'être tout à coup devenue, recourir dès l'aube à Jacques de Guermanton et obtenir de lui une voiture et un cheval pour aller en courant s'ensevelir dans le premier cloître venu.
On laisserait Jeanne s'écrier une fois de plus:
—Mais c'est par trop extraordinaire!
Et Pauline, de peur d'être retenue par les petits bras des deux enfants, s'esquiverait avant le réveil.
Mais le couvent n'est pas une retraite pour une femme en puissance de mari, si elle ne plaide point en séparation et si elle ne veut articuler aucune plainte.
Le premier commissaire venu peut, au nom de la loi, la sommer de réintégrer le domicile conjugal.
La femme est la chose du mari, bien plus que ses domestiques qui donnent huit jours quand ils veulent se faire remplacer.
En paraissant céder provisoirement, le baron Pottemain n'avait pas dit qu'il abdiquât.
Jusqu'ici il n'avait rien avoué. Il avait même le beau rôle, ayant subi d'assez bonne grâce, en somme, ce qui ne pouvait être dans l'esprit de tous, que le caprice d'une exaltée.
Comment faire, alors?
Obtenir une séparation en règle, le divorce, c'était faire intervenir la loi. Et la loi française, qui ne veut pas connaître l'incompatibilité d'humeur ne pouvait être invoquée que si Pottemain, dénoncé pour ses crimes, était traduit en cour d'assises!
La mort! Il n'y avait donc, au fond, pour la pauvre abandonnée, que la mort! La mort seule, acceptée par Pauline, dénouait la situation d'une façon bizarre, mais muette...
Elle y songeait... elle en cherchait le moyen quand apparurent les premiers feux du jour, salués par le concert des oiseaux peuplant les bosquets.
Elle ouvrit sa fenêtre et éprouva une sorte de soulagement, comme si ce réveil de la nature entière lui était un encouragement à vivre.
L'horizon qu'elle découvrait de là était prestigieux. Les coupoles vertes des grands arbres s'étageaient devant elle aux flancs du coteau, et plus loin, les plans contrariés de la forêt se perdaient dans l'azur.
A gauche, à près d'un kilomètre, sur une sorte de promontoire, également chargé d'arbres, il y avait un point blanc, et ce point blanc était surmonté d'une aiguille terminée par une petite croix.
Ce qu'elle avait entendu, que les restes de la première baronne Pottemain étaient ensevelis dans le parc, lui revint en mémoire et une curiosité maladive attira son attention de ce côté.
—Faisons connaissance, dit-elle, avec le port d'où elle s'est embarquée pour l'autre monde.
Il faisait un beau temps, presque tiède. Elle se vêtit d'une matinée, jeta sur ses épaules une mantille de guipure blanche et dissimula dans sa poche le revolver qu'elle avait gardé toute la nuit à sa portée et dont elle ne voulait plus se séparer.
Mais au moment de sortir pour accomplir ce pèlerinage, elle se souvint de l'ordre donné la veille et probablement tous les jours par l'ogre du château, de lui apporter les clés à l'heure du couvre-feu.
Les portes devaient être closes et verrouillées et plutôt que de demander les clés, elle serait restée prisonnière.
Elle attendit donc patiemment que les domestiques fussent levés et dès que de sa fenêtre elle eut reconnu aux allées et venues du personnel, que la consigne était levée, elle descendit sur le perron et se dirigea à pas lents vers le parc.
La marche à l'air pur et au soleil naissant rendit des forces à Pauline qui, après s'être orientée, s'achemina vers le mausolée.
Après l'avoir souvent perdu de vue, elle atteignit enfin la pente qui y conduisait en zigzags parmi les hêtres.
Là on entendait le bruit argentin des clochettes. C'étaient les vaches du prochain domaine broutant avec volupté des herbes fleuries dans la futaie.
Comme elle avait envié le sort des fauvettes des buissons, elle envia le sort de ces animaux, qui ne connaissent de la vie que le présent et qui ne meurent qu'une fois... tandis que, harcelé par l'attente ou par la mémoire, l'homme regrette ce qu'il n'aura plus ou redoute ce qui l'attend!
Encore quelques pas et elle allait toucher le but.
Le tombeau était une chapelle en pierre blanche, déjà verdie par l'humidité et dont chaque extrémité ouverte et bordée par un arceau, était close par une petite grille.
Par la première de ces grilles, elle vit un autel dont les vases contenaient encore quelques tiges de fleurs desséchées.
Puis élevé sur une stèle adossée à l'autel, elle considéra le buste de la défunte, qui semblait, par l'expression de son visage, lancer aux vivants un regard inexprimable de défi et leur dire:
—Réfugiée dans la mort, je suis désormais à l'abri de vos coups!
Cette composition ne pouvait être que l'œuvre d'un grand artiste, inspiré à coup sûr par une pensée singulière.
Car pour donner à cette figure l'air de se réjouir d'être morte, il fallait qu'il l'eût connue vivante et qu'il eût pénétré son secret.
Mais Pauline attribua l'idée que la vue de cette statue faisait naître en elle à l'état d'esprit particulier où elle se trouvait.
Elle se recueillit un instant et avança vers l'autre extrémité de la chapelle.
Comme elle l'atteignait presque, une voix s'éleva de derrière le monument:
—Hé!... Bas-Rouge!... Va... va!... Tou! tou! tou!
Et aussitôt, Pauline entendit l'aboiement d'un chien dans le fourré, puis le trot de quelques vaches surprises en maraude au milieu d'un taillis.
Un instant après, le chien parut, laissant pendre hors de sa gueule sa longue langue rose. C'était un mâtin de haute taille, au poil hérissé comme un loup.
—Couche ici, Bas-Rouge, reprit la voix.
Pauline, une main au mur, l'autre sur sa mantille croisée, se pencha légèrement pour découvrir l'être qui parlait et elle aperçut un pâtre de quatorze ans, déguenillé comme un mendiant, mais au visage doux, comme un berger de Théocrite, à moitié caché par une forêt de longs cheveux blonds épars.
Bien que la jeune femme ne fit aucun bruit, Bas-Rouge, averti par son instinct, tressaillit, gronda sourdement et l'enfant leva la tête.
A l'aspect de l'étrangère, il eut un petit geste de frayeur, et Pauline, pour le rassurer, lui dit:
—Ne crains rien, mon ami! je suis la baronne Pottemain, ta maîtresse...
Après un court silence, l'enfant secoua la tête lentement, puis:
—Non... Vous n'êtes pas Mme la baronne... Mme la baronne, elle est là!
Et du doigt, il désignait le monument.
—Oui, la première baronne, qui est morte, repose là en effet... Mais je suis la seconde baronne.
—Ah! fit simplement le pâtre.
—Comment t'appelles-tu? reprit Pauline.
—Jeannolin.
—Je garde les bêtes du domaine de Bois-Peillot... tiens!
Et l'enfant tourna la tête d'un air maussade comme s'il n'eût répondu qu'à regret et qu'il fût décidé à ne pas continuer la conversation.
Mais cet être bizarre intéressait Pauline.
Elle s'approcha et d'un ton caressant:
—Pourquoi me boudes-tu? demanda-t-elle. Je ne t'ai rien fait.
—Non!... Mais j'ai rien à dire... puisque vous êtes la femme du Sournois! répliqua le pâtre d'une voix bourrue.
Pauline ne se tint pas pour battue.
—Je ne suis pas méchante... moi! Voyons... pourquoi ne me réponds-tu pas? Tu n'aimes donc pas ton maître, le Sournois, comme tu l'appelles?
—Non!
—Pourquoi?
—Parce qu'il a fait du mal à ma bonne maîtresse, la baronne...
L'enfant regarda un instant la jeune femme, puis comme si cet examen eût tout à coup provoqué chez lui une subite sympathie pour son interlocutrice, il reprit:
—Il a fait du mal... beaucoup de mal à ma bonne maîtresse... et il vous en fera aussi à vous... vous verrez,.. Le Sournois est méchant pour tout le monde...
Pauline frissonna en entendant cette prophétie et l'enfant continua:
—Ils disent comme cela dans le pays que je suis berdin... mais je ne le suis point!... Mais dâ—non!,.. et je vois clair... Je l'aimais bien, ma bonne maîtresse, elle me donnait des habits, des gâteaux... et des sous... Le Sournois l'a fait mourir... Elle est là... Pastouret aussi était un bon garçon... Il m'emmenait à la chasse... Le Sournois l'a tué, l'autre jour... Je le sais bien... Et même qu'un ami du Sournois m'a tiré dessus...
—Tu dis que tu as vu?,.. interrompit Pauline suffoquée.
—Tiens! pardine, j'étais tout à côté de lui... quand le pauvre Pastouret est tombé... Pan! pan!... comme sur un lapin... Il me faisait peur, le Sournois! Alors, je me suis ensauvé et c'est là qu'un de ses amis m'a tiré dessus... Il m'a manqué, par exemple...
Pauline resta atterrée en écoutant cette confession inattendue.
—Ça m'est égal, reprit le petit pâtre, après une minute de réflexion, je me suis bien vengé du Sournois, et la baronne doit être contente.
—Qu'as-tu fait? demanda Pauline.
—Oh! pas vous... répliqua Jeannolin, l'autre baronne qui est là,.. dans la chapelle.
—Voyons, aie confiance en moi, qu'as-tu fait? demanda de nouveau la jeune femme.
Mais l'enfant secoua la tête.
—Non, pas vous! Vous, vous iriez le répéter au Sournois...
—Par l'âme de la morte, je te jure qu'il n'en saura rien... Aie confiance... et comme ton ancienne maîtresse que tu aimais tant, je te promets d'avoir soin de toi.
—Eh bien, puisque vous m'avez promis... de garder pour vous ce que je vous dirai... écoutez... Il a été bien attrapé, le Sournois, hier!... C'est moi qui ai mis le feu aux gerbes de blé...
Et le berdin éclata d'un rire nerveux et strident.
—Tais-toi! tais-toi! fit Pauline épouvantée en apercevant au loin, sur le perron, la silhouette de Victorine. Tous les jours, tu reviens faire paître tes vaches par ici?...
—Tous les jours... et je viens m'asseoir là, contre la chapelle de la baronne...
—Je reviendrai... à demain!...
Et Pauline s'éloigna, l'âme bouleversée de ce qu'elle venait d'apprendre, tandis que le berdin lançait Bas-Rouge de nouveau à la poursuite des bêtes qui s'éloignaient trop du pacage.
—Tou! tou! tou! Bas-Rouge! Ramène! ramène!
IV
Cependant le baron Pottemain n'avait pas mieux dormi que Pauline.
Il avait passé sa nuit à former des conjectures sur ce mot plein de menaces que lui avait jeté la jeune femme indignée:
—Je sais tout!
Tout? Quoi?
Et ce qu'il pouvait y avoir d'affreux et de compromettant sur son compte, de quelle source le tenait-elle?
Le jour parut avant qu'il eût pu résoudre cet irritant problème. Pottemain se leva et, à l'heure même où Pauline accomplissait son pèlerinage au mausolée de la défunte baronne, il commença sa toilette.
Par un caprice bizarre et inexplicable, il abattit ses moustaches et tailla ses favoris à pleins ciseaux.
Sans doute trouvait-il qu'il s'était trop fait de violence aux jours de sa poursuite amoureuse, c'est-à-dire durant plusieurs mois, en sacrifiant, contre son habitude, au fer à friser et aux cosmétiques.
Victorine, qui, à cet instant même, apportait de l'eau chaude, resta stupéfaite. Toutefois, elle crut utile d'annoncer à son maître qu'on avait déjà vu Mme la baronne en course dans le parc, bien qu'il ne fût pas sept heures du matin.
—Madame sort de bien bonne heure! glissa sournoisement à l'oreille du baron l'ex-servante-maîtresse.
—C'est qu'elle aime la nature! répliqua le Normand, qui ne voulait pas paraître étonné.
Sans ajouter un mot, au grand étonnement de Victorine, il continua à se savonner le menton d'un geste ample et symétrique, se bouchant les lèvres avec la mousse du pinceau à barbe, ce qui lui donnait l'air d'un masque de plâtre fendu d'un coup de sabre.
Victorine pensa que son maître devait être bien préoccupé pour qu'il ne lui prît pas la taille, comme il le faisait aux bons jours.
—Oh! fit-elle d'un air pincé, comme vous voilà grave et sage, aujourd'hui!
Cette fois Pottemain se fâcha. Il interrompit son opération et, se retournant vers sa servante:
—J'en ai assez, s'écria-t-il, de tes observations et de tes familiarités. Tu sais à quelles conditions je t'ai gardée à mon service?
—Vous ne pouviez guère faire autrement... riposta aigrement Victorine, à moins de vous conduire avec moi comme avec ce pauvre Pastouret.
—Que veux-tu dire? cria le baron, menaçant.
—Moi? Oh! rien!
—Tant mieux! Mais tu sauras que je ne crains personne... et j'entends être le maître chez moi et savoir tout ce qui s'y passe... Je t'ai chargée du soin de me renseigner... Or, hier, en mon absence, pendant que j'étais à l'incendie de Sainclair... on a causé... quelque chose s'est passé que j'ignore... Qui la baronne a-t-elle vu après mon départ et qu'a-t-elle fait?
Victorine sourit imperceptiblement.
Elle comprit que sa trahison avait porté ses fruits, que la rupture entre les époux était sinon accomplie, du moins près de s'accomplir, et elle triompha. Mais elle sut cacher le contentement intérieur qu'elle éprouvait.
—Ce qui s'est passé hier? fit-elle, mais rien... rien du tout, sinon que madame, à qui j'offrais mes services après votre départ, m'a paru étrange, bizarre. Elle m'a renvoyée, puis elle a jeté un châle sur ses épaules et est partie toute seule, à travers bois... Je lui ai trouvé l'air un peu fou... Une heure après je l'ai vue revenir avec vous... Je ne sais rien de plus...
—Et tu n'as pas parlé? insista Pottemain, en regardant fixement dans les yeux la servante-maîtresse.
—Moi? que lui aurais-je dit? fit Victorine en soutenant hardiment le regard étincelant de son maître.
—Personne ne l'a approchée après mon départ?... Tu peux l'affirmer?
—J'affirme que je n'ai vu personne.
—Tout cela est bien extraordinaire, grommela Pottemain entre ses dents. Et ce matin, qu'a fait la baronne? Tu dis qu'elle est sortie?
—Oui... dès que les portes ont été ouvertes, elle est descendue au parc et s'est rendue du côté du monument de la défunte baronne. Je croyais que vous le saviez, ajouta-t-elle, d'un petit ton sarcastique.
Mais le baron ne releva pas cette pointe.
—Où est-elle à présent?
—Tenez, écoutez! fit Victorine, en étendant sa main vers la fenêtre.
On entendit à ce moment plusieurs détonations successives.
—Elle est au stand en train de se faire la main... Et, vous savez, en voilà une qui s'entend à tirer... Elle fait mouche à tout coup...
—C'est bon! fit Pottemain impatienté, tu peux te retirer, mais je te préviens que j'entends être tenu au courant de tout ce que fera et dira la baronne en mon absence. Arrange-toi pour qu'elle reste continuellement sous ta surveillance. J'ai mes raisons... Tu as compris? C'est entendu?
—C'est entendu!
—C'est bien!
Victorine sortit, fière de ce premier résultat qu'elle venait d'obtenir. Cette femme chez qui n'était accessible nul autre sentiment que l'intérêt personnel, trouvait un plaisir âpre à braver le danger.
Elle regrettait modérément Pastouret, surtout à la pensée que, si le succès couronnait ses efforts, à elle seule reviendrait la toute-puissance.
C'était un duel engagé entre elle et le baron, et elle était décidée à ne pas reculer d'un pas, à tout oser, même, au prix de sa sécurité propre.
Bois-Peillot méritait bien qu'on se compromît un peu et, après tout, qu'avait-elle à craindre? Rien ne serait plus difficile à prouver que sa complicité dans le cas où les affaires tourneraient mal.
Donc ayant tout à gagner, pas grand'chose à perdre, elle n'avait pas hésité à mettre le feu aux poudres et elle était résolue à poursuivre son œuvre.
Une fois sa toilette terminée, le baron descendit au jardin et s'achemina vers le stand où Pauline continuait à s'escrimer.
Il salua poliment sa femme, l'appelant de son prénom, de l'air le plus dégagé du monde.
A son approche, Pauline avait frémi. Elle lui répondit, néanmoins, sur le même ton et sans se déranger, quoique avec moins d'aisance.
—Oh! mais, vous tirez à ravir! fit le baron. Vous chassez volontiers... je parierais.
—Mon père, repartit Pauline, m'a donné l'habitude des armes à feu et je me suis fréquemment exercée, à Guermanton, avec une carabine de salon; mais je ne chasse pas... ayant horreur d'ôter aux êtres vivants ce que je ne puis leur rendre.
Ces paroles furent prononcées avec un accent net et cassant auquel le baron affecta de ne pas prendre garde.
Il reprit sans aucune ironie:
—Seriez-vous donc membre de la Société protectrice des animaux?
—Non, répliqua Pauline, et je sais à peine ce que c'est; mais j'ai, pour les animaux comme pour les humains, les sentiments de la nature.
—De quelques natures à part, devriez-vous dire, car la nature est essentiellement féroce et l'antagonisme est sa loi. Elle ne crée que pour détruire et tout ce qu'elle anime souffre... Mais pardon! la nature vous est chère et j'ai tort de parler ainsi, car, pour la contempler, vous sortez, paraît-il, d'assez bonne heure...
—Il est vrai, dit la jeune femme, sa vue console et raffermit mon cœur.
Pottemain écouta sans rien dire cette réponse, s'occupant à tracer sur le sable des arabesques avec le bout de sa canne.
Enfin, il soupira:
—Vous possédez à un degré très louable le respect du bien des autres... Que ce sentiment ne s'étend-il jusqu'au bonheur de votre mari!...
—Vous?... mon mari?... Ah! c'est vrai!
Et Pauline regarda le baron d'un air de telle hauteur et de tel mépris qu'il en frissonna, lui que rien n'effrayait trop sur la terre.
Dans ce coup d'œil, elle remarqua qu'il n'avait plus de barbe et que cette métamorphose mettait au jour la brutalité de ses traits. C'était un autre homme et comme la mise à nu de l'homme intérieur.
—Vous êtes changé, dit-elle involontairement.
—Mais prêt à recouvrer mes avantages, s'ils doivent me faire recouvrer votre sympathie. La barbe pousse vite. Seulement c'était un soin de plus et cela m'ennuyait. Cependant, je vous le répète, pour vous plaire...
—N'y songez plus, répliqua simplement Pauline.
—Voyons, dit tout à coup le baron, combien de temps cette triste plaisanterie durera-t-elle? Croyez-vous que je vous aie épousée avec la perspective d'être traité par vous comme un chenapan?
—Veuillez me dire, monsieur, qui de nous deux a trompé l'autre?
—Franchement, je ne puis m'expliquer l'horreur subite que je vous inspire depuis hier... Voyons, de quel manquement grave s'est rendu coupable, à votre endroit, ce pauvre baron? Racontez-lui cela comme s'il était un autre... et ne lui tenez pas plus longtemps rigueur.
Ce disant, il s'avança vers sa femme.
—Demeurez à distance, fit Pauline en reculant d'un pas.
Mais sans qu'elle s'en rendît exactement compte, par sa phrase empreinte en apparence d'une franche bonhomie, le baron venait de recouvrer une partie de son avantage.
A cet instant précis, un doute et la crainte vague d'une injustice criante envers un innocent calomnié traversèrent comme une étincelle électrique, et en dépit des témoignages accumulés, le cœur de Pauline, qui ne haïssait au fond que de désespoir de ne pouvoir aimer.
Quelque légère que fût la détente, le baron Pottemain en profita, en stratégiste de premier ordre, pour démasquer une nouvelle batterie.
Il s'approcha de nouveau de sa femme, la fit asseoir sur un banc de mousse et s'assit près d'elle.
—Je le sais, continua-t-il, j'en suis sûr... Hier, quelqu'un m'a calomnié auprès de vous... J'ai des ennemis, autour de moi peut-être, et dont je ne me doute pas... Nommez-les moi... Dites-moi ce qu'on vous a rapporté... que je puisse au moins me justifier...
Pauline se recueillit un instant, passant rapidement en revue, avec cette lucidité de conscience familière aux gens d'honneur, les dangers qu'elle ferait courir aux dénonciateurs par l'aveu de la dénonciation.
Ces dénonciateurs étaient au nombre de trois: Pastouret, Victorine, Jeannolin.
Le premier avait écrit la dénonciation. Il était mort, et dès lors à l'abri.
La seconde avait apporté la dénonciation et elle était bien vivante, celle-là.
Mais elle connaissait des secrets terribles et elle était femme à s'en servir, comme d'une arme empoisonnée. La nommer c'était la désigner à la colère et à la vengeance du baron. A moins d'un nouveau crime qui fermerait la bouche de la servante-maîtresse, l'éclat et le scandale étaient inévitables, et un scandale dans lequel sombreraient sa fortune et son avenir à elle, un scandale qui marquerait d'une tache ineffaçable le nom qu'elle était condamnée à porter à jamais.
Elle ne se sentit pas la force de reconquérir peut-être sa liberté à ce prix.
Quant au troisième, Jeannolin, qui, avec l'abandon et l'innocence de son âge, avait confirmé la dénonciation, Jeannolin qui avait vu, qui avait incendié Sainclair, il était perdu, si Pauline attachait un simple soupçon à sa trace.
En conséquence, la jeune femme restreignit son thème.
—Vous vous souvenez, dit-elle, que nous avons arrêté, hier, les bases de notre séparation. Vous m'avez demandé de feindre pour éviter le scandale. Ainsi donc, vous tenez à l'éviter. Je m'y suis prêtée, m'y prête encore. Si vous respectez ma liberté absolue vis-à-vis de vous, je respecterai la vôtre. Donnant, donnant. Vous ne gagnerez rien au delà, ni par menaces, ni par promesses, ni par soumission. Si vous insistez, pour gagner un pouce de terrain, je regarderai le pacte comme rompu et alors commenceront le scandale et ses suites. Si vous me persécutez dans l'ombre, je crierai ce que vous êtes... et je le crierai sur les toits. Vous pourriez me tuer, pour m'imposer silence, j'en conviens, mais le silence ne se ferait point sur ma tombe. Dussé-je—et retenez bien mes paroles!—dussé-je, par l'effet de quelque subtil poison, ou tout autrement, sembler morte de mort naturelle, mes précautions sont déjà prises. J'ai mis quelque part les faits de ma cause et de la vôtre en sûreté!
Pauline mentait pour la première fois de sa vie. Mais elle mentait, comme on use, sur un champ de bataille, d'une ruse de guerre pour sauver une armée, c'est-à-dire avec l'aplomb et le courage du désespoir.
Le baron considéra sa femme d'un air d'étonnement stupide. Il se contraignit d'abord pour ne pas éclater.
Puis il finit par sourire avec une ironie triste et contenue:
—J'avais deviné juste, dit-il d'une voix parfaitement calme. Pauvre amie! Voulez-vous m'accorder la faveur de vous tâter le pouls?
—Faites! répondit Pauline d'un ton de défi.
—Il paraît, reprit le Normand en lui palpant le poignet d'une main douce et légère, que le climat des tropiques n'est pas sain à de trop jeunes cerveaux. A quel âge avez-vous quitté Ceylan? Avez-vous eu les fièvres de l'Inde? Avez-vous avalé, dans votre enfance, quelques-uns de ces subtils poisons dont vous parliez tout à l'heure?
—Je suis, repartit Pauline, aussi saine d'esprit que de corps.
—Trop arrêtée, dit Pottemain, cette opinion ne serait chez vous qu'un symptôme de plus, songez-y.
Pauline comprit, se troubla en pensant à certaine statistique qui range et dénombre, à côté des erreurs judiciaires, les erreurs volontaires ou non de quelques médicastres, prompts à enfermer des gens raisonnables, mais incommodes, dans des maisons d'aliénés.
—Ah! dit-elle en s'affermissant contre son émotion, ce serait là votre plan de campagne?
—Oh! certainement, dit le baron, je dépenserais jusqu'à ma dernière pistole plutôt que de laisser une maladie aussi grave, compromettre une santé—malgré tout—aussi chère, sans épuiser tous les moyens de la science, toutes les ressources de l'art!... Mais, voyez, il suffit souvent de la volonté, au début de ces affections funestes, pour en triompher pleinement. Essayez de vous raidir contre une aberration dangereuse. Quand cette malheureuse idée d'avoir en face de vous un étrangleur de l'Inde vous assiège, faites effort pour penser à autre chose. Vous parlez de la nature, vous l'aimez, fiez-vous à ses inspirations. Elle doit vous rapprocher d'un homme qui vous aime et qui vous en a donné la plus rare et la plus éclatante preuve, dans un siècle où le secret ressort de tous les actes n'est que l'intérêt. Venez alors à moi, rassurez-vous, en vous appuyant sur moi, contre vous-même. Tenez, je vous plains: je ne vous en veux pas. A force de me voir vivre à côté de vous en paix et en bonne amitié, à force de trouver en moi une obligeance continuelle et une inaltérable bienveillance, vous surmonterez votre mal et vous bannirez loin de vous les diables bleus!... Cela vous va-t-il? Que vous coûte un essai? Je vous défierais bien de me haïr et de me soupçonner, si vous aviez vécu un ou deux ans avec moi. Tenez, un exemple: quand aujourd'hui on viendrait vous dire que M. Jacques de Guermanton a fait cuire un petit enfant pour le manger, vous ririez au nez du dénonciateur... Si vous étiez un peu médecin, comme moi, vous connaîtriez l'influence occulte de certains viscères sur l'état cérébral. La femme plus que l'homme est en butte à ces influences et la jeune fille plus que la femme. Bien souvent sur la déclaration du médecin le criminaliste lui pardonne. Hé bien! vous sentez-vous un peu réconfortée et rassurée? Promenez-vous, prenez de la distraction, mangez et buvez largement, car les fonctions de l'estomac influent aussi sur la tête. Suppliez-vous d'être heureuse comme je vous en supplie moi-même et, pour y parvenir ne causez pas sans fin avec votre propre manie et votre propre douleur...
Ces paroles, qu'elles fussent hypocrites ou sincères, offraient à l'infortunée la seule chose qu'elle pût souhaiter à cette heure: le moyen de gagner du temps.
Appelant alors à son aide une diplomatie aussi contraire à son habitude de penser tout haut qu'à sa loyale humeur, elle dit à son geôlier:
—Si je suis folle, c'est de honte, de dépit, de chagrin!... Mais puisque vous m'offrez le temps de me guérir, j'accepte la proposition. Je vous prends au mot: je jouirai désormais de la plus complète indépendance. Cette porte de séparation de nos deux chambres sera exactement close. Je m'appliquerai à recouvrer le calme. Vous m'y aiderez par une humeur égale et par un respect absolu de mes caprices. A ce prix, je m'engage sur l'honneur à me conformer à tous mes devoirs apparents, à faire honneur à la maison qui m'abrite. A la première infraction de votre part, je saurai que tout est fini entre nous!
—Vous avez ma parole, comme je prends acte de la vôtre, répondit le baron d'un air de triomphe. A l'œuvre, maintenant!...
Ce fut paisiblement que l'on déjeuna. Mais, aussitôt après, Pottemain courut, sans rien dire, chez M. de Guermanton.
L'apparition de Pottemain à Guermanton fut saluée, par la famille, avec tout l'intérêt qu'inspirent les existences nouvelles.
Et, bien que les sentiments qui s'attachaient au départ de Pauline fussent très opposés chez Jacques et sa femme, tous deux confondirent les marques du plus vif attachement pour elle, dans les politesses qu'ils firent au baron.
Les enfants réclamaient déjà hautement Mlle Marzet, ne comprenant point qu'en devenant Mme Pottemain elle cessât d'être à eux.
L'air penché du nouveau marié n'échappa à personne. Il s'était avancé souriant avec effort et comme affaissé légèrement sous le fardeau de la destinée.
La récente métamorphose de ses traits fut aussi remarquée, et elle ne parut point à son avantage.
Et—que les pressentiments soient des courants véritables, ou que le changement survenu dans la figure de Pottemain mît plus en évidence son caractère réel—Jacques ne présagea rien de bon de cette visite.
Il devina un serpent sous l'herbe et il n'avança qu'avec précaution dans la voie des épanchements.
—Peut-on causer avec vous? demanda Pottemain en regardant Berthe et Georges avec embarras.
Sur un signe de leur mère, les deux mignons diablotins partirent en recommandant qu'on leur amenât Pauline une autre fois.
—Dites-moi, chers voisins, dit le baron en formant avec eux sur trois sièges rapprochés un triangle étroit dont il occupait le sommet, avez-vous remarqué que notre chère amie fût sujette à des accès bizarres de mélancolie ou de fièvre?
—Non, répondirent le mari et la femme d'une seule voix.
—Hé! pourtant, reprit Pottemain d'un air soucieux, le séjour d'un climat extrême comme celui de la presqu'île asiatique doit avoir exercé sur son enfance une influence néfaste!
Et il regardait le plafond, attendant une réponse.
—Pauline est très romanesque! dit enfin Jeanne. C'est une fleur animée pour ainsi dire, sujette à toutes les variations de l'atmosphère et du jour... C'est une de ses grâces! ajouta la jeune femme en voyant se froncer légèrement le front de son mari.
—Mais enfin est-elle parfois en proie à des hallucinations? Croit-elle tout à coup, par exemple, qu'on veut lui nuire... l'assassiner?...
—Elle a eu des terreurs folles dans son enfance, dit Jacques; elle a failli, toute petite, mourir de mort violente avec ses parents, dans les jungles de l'Asie méridionale; mais ici, en pleine sécurité, entourée d'égards et de soins affectueux, comment croirait-elle?...
—L'entendait-on tout à coup traverser les taillis avec les cheveux en désordre, en criant... que sais-je? «Jacques! Jacques!» Non, à Guermanton, elle ne faisait pas cela?
Pottemain regarda tour à tour Jacques, qui devint très sérieux, et Jeanne, qui rougit excessivement, mais qui ne répondirent ni l'un ni l'autre.
—Voyons, reprit bonnement Pottemain, aidez-moi, cette pauvre Pauline a quelque chose de dérangé dans le cerveau.
Le Normand avait bien pesé le mot abominable qu'il venait de jeter dans la conversation. Il examina en dessous M. et Mme de Guermanton.
—Expliquez-vous plus nettement, dit Jacques impatienté, ou laissez ces particularités dans l'ombre!
—J'y viens, reprit le baron. Hier un sinistre dont vous avez sans doute entendu parler...
—Oui, dit vivement Mme de Guermanton, un incendie à deux lieues d'ici. Mais nous n'avons encore aucun détail.
—L'incendie, madame, c'était quarante mille gerbes de froment à moi qui brûlaient! J'y volai, défendant à Pauline de me suivre. Pourquoi l'affliger d'un pareil spectacle? Pourquoi lui faire courir avec moi quelque danger? Bref, quand je revins, triste, impatient de la revoir, elle courait dans le bois. Je pensai que c'était à ma rencontre... Mais ce n'était pas moi qu'elle appelait... J'ai mal entendu, peut-être!
—Vous aurez mal entendu et cela pour deux raisons, dit froidement le père de famille: la première est que, jamais ici, Mlle Marzet n'a été avec nous sur le pied d'une semblable familiarité; la seconde est qu'aucune explication de cette course à travers bois et de cette impatience n'est admissible, à moins que votre absence prolongée n'en fût la cause?
—C'est vrai, c'est bien vrai! dit Pottemain, comme se conseillant à lui-même de se rassurer.
—Est-ce là, poursuivit Jacques sur le ton d'un aimable persiflage, le seul nuage qui se soit élevé entre vous depuis que vous êtes unis?
Le baron répondit d'un ton bas, mystérieux, péniblement résigné:
—Hélas non!
—C'est singulier, dit Jeanne d'un air étrangement contrit.
—Des vapeurs! dit le baron, il faudra peut-être voyager!... Mais je voulais vous parler à cœur ouvert auparavant, vous consulter...
—Il faudrait voyager, en effet, s'écria Jeanne, poussée à bout par des préoccupations nouvelles, aggravées de sa jalousie conjugale.
—C'est votre sentiment? dit Pottemain. Et vous, mon bon voisin? demanda-t-il à Jacques.
—C'est aussi mon sentiment! répéta Jacques d'un ton bref et sévère qui ne lui était pas habituel.
—J'avais pensé à autre chose, reprit le baron. J'avais pensé à vous prier de provoquer une explication, des confidences. Je ne connais pas assez le terrain: vous l'auriez sondé pour moi!
—Je m'y refuse, dit M. de Guermanton sur le même ton. Entre l'arbre et l'écorce, il ne faut pas mettre le doigt.
—Moi, dit Jeanne, je n'offrirais mon intervention qu'à regret, surtout après le refus de mon mari. Je connais Pauline: elle n'avait point de secret pour moi; toute ombre d'investigation pourrait la blesser!... C'est une âme claire, habituellement joyeuse, que d'amers souvenirs ont pourtant le droit d'attrister quelquefois!... Mais votre confiance en elle est bien placée. Croyez-en la mère de famille.
L'exquise délicatesse de cette réponse charma Jacques, qui remercia sa femme d'un long regard et qui toisa ensuite Pottemain d'un coup d'œil froid et altier.
—Ce que vous cherchiez n'est pas ici! lui dit-il en s'efforçant de sourire.
—Vous entendez: le mot de l'énigme, n'est-ce pas?
—Oui, j'entends cela! répliqua M. de Guermanton. Soyez heureux avec votre charmante femme. Restez, vous ferez bien. Voyagez, vous ferez encore mieux. Mais nous n'interviendrons jamais, par respect pour Pauline, pour vous, pour nous-mêmes.
—C'est ce que je craignais! dit le Normand. Vous auriez pu me bien aider! Mais... je conçois certains scrupules, la prudence... Ah! si je savais que Pauline ne fût pas heureuse... Car je ne l'ai épousée que pour être la source du bonheur de quelqu'un!...
Il s'attendrit et, comme dans le cimetière, en prononçant l'oraison funèbre de feu Pastouret, il cacha son visage dans un mouchoir.
Cet attendrissement toucha Jeanne et laissa Jacques impassible.
La visite ne pouvait se terminer que par une invitation à l'adresse de Pauline et de son mari, invitation d'autant plus urgente, que le départ du baron pouvait être plus proche.
M. de Guermanton la fit d'une manière trop succincte pour ne pas laisser à Pottemain toute latitude de refuser.
Il refusa en effet et, se contentant d'annoncer une visite d'adieux que peut-être il ne voulait pas faire, il se retira bien assuré que le cercle était fermé de nouveau autour de Bois-Peillot et que, de dépit d'une allusion faite par le baron à quelque secrète sympathie pour Pauline, M. de Guermanton ne remettrait pas les pieds au château.
C'était peut-être ce qu'il souhaitait!
V
Le baron, de retour à Bois-Peillot, trouva sa femme occupée dans la lingerie à ajuster de vieux vêtements à la taille d'un jeune garçon.
—Que faites-vous? dit-il d'un air qu'il voulut rendre aimable. Vous voilà tailleur à présent?
—Je désire simplement, repartit Pauline, si toutefois vous m'y autorisez, habiller un petit pauvre.
—Oh! rien de mieux, ma chère amie... dit Pottemain. Serait-ce lui, par hasard, qui s'appelle Jacques!
Pauline se pencha sur son travail en changeant de couleur et répondit:
—Il s'appelle Jeannolin. C'est un de vos bergers, et vous le connaissez sans doute.
—Peut-être! fit le baron. Et à propos, continua-t-il, j'ai deux mauvaises nouvelles à vous apprendre. Je viens de Guermanton, où j'ai été reçu fraîchement, je n'imagine pas pourquoi. J'espérais que des relations suivies avec vos amis vous seraient agréables... Ils se dérobent. Vous voilà, malgré moi, bien isolée... L'autre nouvelle est que décidément le feu a été mis exprès à ma grange de Sainclair. Décidément, nous excitons des sympathies partout!... Ah! il est vrai que votre amour me reste pour me consoler... C'est quelque chose... Habillez les pâtres, ma chère! Quant à moi, je vais m'occuper à faire prendre et à faire pendre l'auteur du méfait. Je mets la maréchaussée sur pied à dix lieues à la ronde. Cela va m'occuper huit jours. Après quoi, si vous n'allez décidément pas mieux, nous bouclerons les malles et nous jetterons une plume au vent...
Et, après ce petit discours, empreint d'un léger persifflage, le baron Pottemain tourna les talons, laissant Pauline à son travail.
La jeune femme, si seule dans ce manoir plein de visages louches, s'était prise pour Jeannolin d'une affection singulière.
Elle avait résolu de conquérir l'amitié de ce petit sauvage, bien moins berdin qu'on ne voulait le dire, mais dont l'intelligence fruste avait besoin d'être développée et cultivée.
Elle continuerait ainsi la tâche de la défunte châtelaine, à laquelle le pauvre être avait gardé un souvenir si reconnaissant.
Aussi le danger couru par Jeannolin, auteur de l'incendie de Sainclair, fit, s'il se peut, plus de peine à Pauline que l'abandon de la famille de Guermanton.
Le premier de ces malheurs était pressant et pouvait devenir tragique.
Le second était tempéré, dans l'esprit de la jeune femme, par l'indignation que lui causait la pensée d'avoir été livrée par ses hôtes à un scélérat et de ne pouvoir plus désormais trouver auprès d'eux aucun appui.
Le silence était même imposé d'avance à toute plainte. Eux qui ne lui devaient rien que des égards avaient fait, pour la marier et se séparer d'elle, un sacrifice qui pesait maintenant à sa délicatesse et auquel mille fois elle aurait préféré un sourire ou une poignée de main.
Le baron, tandis que Pauline travaillait avec une douce charité à vêtir le vrai coupable, adressa une plainte au parquet.
C'est toujours une bonne fortune pour un parquet de province qu'une ténébreuse affaire et c'est tout naturel. De quoi serviraient, sans la guerre, les officiers et les soldats?
Une enquête eut lieu.
Ce même substitut, qui tenait les chevreuils de Guermanton en si haute estime, se trouva chargé des préliminaires.
Il vint à Bois-Peillot, assisté de son greffier, dans une voiture de louage.
Cette circonstance lui permit de voir Pauline, transformée en baronne Pottemain.
Jusque-là, pour lui, elle n'avait été personne, mais maintenant elle était riche et par conséquent elle était quelqu'un.
—Ah! c'est pour cela, madame, lui dit le jeune magistrat d'un ton malin, qu'il y a six mois, à Guermanton, vous vous informiez si volontiers de Bois-Peillot et du château un peu délabré alors, mais magnifique aujourd'hui... grâce à vous. Tous mes compliments, madame la baronne!...
Tandis que parlait le substitut, dont les épaules hautes et maigres faisaient l'effet d'un porte-manteau, tandis que, la tête rejetée en arrière comme ses cheveux, il cherchait à résoudre le problème d'apercevoir les objets à travers le pince-nez juché sur les tendons extrêmes de son appareil olfactif, Pauline cherchait, dans son cœur meurtri et saignant, comment elle pourrait dérober un pauvre enfant, coupable d'un gros forfait, aux menottes de la prévention criminelle.
Le substitut, lui aussi, avait trempé dans l'espèce de conspiration qui avait donné à Pauline Pottemain pour époux.
Raison de plus pour le dépister dans des recherches et même pour croire qu'il serait possible de le dépister, car il ne brillait pas par la judiciaire, à en juger par la façon dont il appréciait les physionomies.
Mais Pauline comptait peut-être sans cette habitude contractée dès l'abord au parquet par les jeunes magistrats, de voir partout des coupables et de spéculer à perte de vue sur les antécédents et sur l'attitude des malheureux, comme si rien faisait foi d'un fait, comme le fait lui-même, et comme si une induction devait jamais servir à faire tomber une tête.
Quoi qu'il en soit, elle sentit, de prime abord, que la lutte, à l'occasion de Jeannolin, était entre le substitut et elle. Et comme elle était brave, elle marcha de l'avant, l'oreille et l'œil bien ouverts.
La mort de Pastouret créait une vacance dans le personnel domestique de Bois-Peillot.
Le plus profond taillis n'était pas sûr pour le pauvre Jeannolin, que ses stations avec son troupeau avaient conduit et conduiraient encore sur le théâtre de l'incendie.
Elle eut un éclair de génie féminin, elle demanda Jeannolin au baron pour tenir provisoirement l'emploi de valet au château et, de peur de se voir opposer un refus, elle travailla toute la nuit de façon à ne produire son candidat que proprement vêtu des pieds à la tête.
Jeannolin était de ces enfants de l'amour, qui, n'ayant ni père ni mère, ont, par exception, obtenu grâce, dès leurs premières années, par leur gentillesse.
Le fermier de Bois-Peillot lui avait servi de tuteur et il était couché et nourri (Dieu sait comme!) à charge par lui de garder les troupeaux.
Livré à lui-même, personne ne s'étant jamais avisé de son éducation, il s'était élevé solitairement et sa nature restée fruste avait fait croire dans le pays qu'on était en présence d'un simple d'esprit, un innocent, un berdin...
De son vivant, la première baronne l'avait aimé et choyé de son mieux. Mais depuis trois ans, il avait subi le sort commun des choses à Bois-Peillot; il allait pieds nus parce que Mme Pottemain était morte, que les murs avaient des lézardes et que les ronces avaient poussé partout.
Quand Pauline le présenta timidement au baron avec sa supplique, celui-ci ne le reconnut pas, tant il était changé.
Pauline l'avait peigné et attifé elle-même après lui avoir prescrit les ablutions nécessaires. Jeannolin était vêtu de gris des pieds à la tête; il avait de bons bas bleus des souliers neufs et un vieux ruban rouge, trouvé par Pauline au fond de sa toilette, formait au col de l'adolescent un petit nœud qui éclatait comme un corail sur une chemise de grosse toile d'une blancheur éblouissante.
Le baron examina le petit berger d'un œil assez narquois et dit à Pauline:
—Il vous plaît, madame, d'avoir pour page ce Jeannolin? Soit, essayez-en, mais conseillez-lui de ne pas fracasser ma vaisselle, car il doit être moins habitué à servir un thé qu'à gauler des noix...
—Je me charge de son éducation, dit la jeune femme. Vous n'accuserez que moi de ses fautes.
Le pauvre criminel n'avait pas osé lever les yeux sur le Sournois. Toutefois, c'était déjà une première victoire.
Pauline s'occupa de suite d'initier le nouveau domestique aux détails de son service.
—C'est toi, lui dit-elle, qui serviras à table et voici comment tu devras t'y prendre. Il faut avoir la serviette sous le bras gauche avec l'assiette à donner. Tu prends l'assiette à enlever de la main droite, tu la passes comme ceci dans la gauche, et tu présentes la nouvelle assiette que tu tenais sous ton bras. Marche sans bruit pour faire ton service. Glisse comme une ombre autour de la table. Offre du pain sans que l'on t'en demande et nomme d'une voix brève, à demi-basse et très nette, près de l'oreille droite du convive, le cru dont tu vas remplir son verre. L'important est de ne pas se tromper de verre. Il y en a plusieurs pour chaque personne.
—Jamais je ne me reconnaîtrai là-dedans, soupirait Jeannolin, surtout si M. le baron me regarde... Ça me trouble, voyez-vous...
—Ne le regarde pas...
—Mais s'il me parle?
—Préviens ses ordres, il ne te parlera pas.
—J'ai peur...
—Il faut t'armer de courage... Tu ne seras en sûreté qu'ici.
Deux jours, trois jours se passèrent, d'une longueur mortelle pour les deux complices, car Pauline s'était faite la complice du petit incendiaire en épousant sa cause.
Et l'enquête se poursuivait toujours.
L'assurance ne couvrant pas le sinistre, l'idée de la culpabilité du fermier avait été rapidement écartée. De tous les gens soupçonnés, pas un n'avouait.
Pauline ne perdait pas un mot des rapports, ni des rumeurs, tout en feignant de ne songer qu'au ménage.
Enfin, un soir, le baron, le substitut et le greffier arrivèrent de la ferme de Sainclair avec une satisfaction visible.
Le greffier ployait sous le faix des dossiers déjà formés par de volumineux interrogatoires.
Intervenu comme expert, le docteur Marsay était de la partie.
On se mit à table aussitôt et le baron invita ses hôtes à considérer Bois-Peillot comme leur propre demeure.
—Vous paraissez triomphants, messieurs, leur dit Pauline, pleine d'anxiété. Avez-vous trouvé quelque chose?
—J'ai, dit le substitut d'un air de suffisance et de mystère, mis, je crois, la main sur un garçon suspect et je l'ai expédié en prison à tout événement.
—Et vous le croyez coupable? demanda Mme Pottemain, en feignant de s'occuper beaucoup moins de la conversation que du potage.
—Madame la baronne, répondit le substitut avec une pédanterie enjouée, ceci est le secret de Dieu. Notre rôle consiste à interroger, selon notre sagacité, Pierre, Paul ou Jacques sur le fait délictueux. Celui qui se coupe, se trouble, s'enferre et ne peut prouver immédiatement son alibi, passe à l'état de prévenu. On l'écroue. Puis le ministère public le tenaille et, s'il passe, par sa faute, de l'état de prévenu à celui d'inculpé, il est renvoyé devant la chambre des mises en accusation. Si la chambre confirme, l'inculpé devient accusé et comparaît devant les tribunaux.
—Et ainsi, repartit Pauline, vous tenez le prévenu?
—Et nous le tenons bien! dit gaiement l'homme de justice, en laissant tomber son pince-nez pour déguster son madère.
—Et pourrait-on savoir son nom?
—Facile! dit le substitut. C'est un pâtre, le nommé Bertrand Cassecou...
Jeannolin, qui, à ce moment, offrait du poisson au substitut, laissa tomber le plat qui se brisa sur les dalles. Le magistrat, éclaboussé, se retourna d'un air très contrarié et toisa Jeannolin des pieds à la tête.
Pauline avait poussé un cri.
Il résulta de la chute du turbot un certain trouble et un mélange confus d'exclamations, de plaintes et d'excuses.
—Voilà ce que c'est, murmura Victorine en réparant le désordre, tandis que l'enfant, plus mort que vif, la regardait faire en songeant à Bertrand Cassecou, au turbot et à d'autres calamités encore. Voilà ce que c'est que de se faire servir à table par un berger!
Cette critique adressée au pauvre Jeannolin n'échappa pas au substitut et, pour rompre les chiens,—car le mécontentement du baron menaçait d'éclater—il dit:
—Y a-t-il longtemps, mon ami, que vous ne gardez plus les troupeaux? S'il n'y a pas longtemps, vous êtes excusable.
Jeannolin regarda Pauline, transie de peur en songeant à la réponse probable de l'enfant et il puisa, dans ce regard, plus de force qu'elle n'en avait elle-même.
—Depuis pas assez de temps, répliqua-t-il hardiment, pour n'être pas sûr que Bertrand Cassecou n'est pas coupable...
—Vous le savez? dit vivement le magistrat.
—Je suis sûr que Cassecou n'a rien fait... j'en mettrais ma main dans le feu...
—C'est un de vos camarades? demanda le substitut.
—Oui, dit Jeannolin, nous avons gardé les bêtes ensemble... Pas méchant du tout... Berdin si l'on veut, mais faire du mal à qui que ce soit, jamais!
—Mais, enfin, sur quoi bases-tu cette opinion qu'il n'est que berdin, puisque berdin il y a? demanda le baron intrigué.
Jeannolin essaya, sans y réussir, de regarder le baron en face; il se recueillit, puis:
—Oh! nous autres, dans les bois, ça nous connaît! Les personnes des villes peuvent pas savoir cela, mais le feu prend souvent tout seul dans les champs... Essayez de mettre de l'herbe verte en meule avec une clef dedans... et vous verrez!
—Ce serait bienheureux, s'écria Pauline, si l'on découvrait que le pauvre Cassecou est innocent, que tout le monde est innocent...
Le docteur Marsay, qui avait des raisons de complaire à la nouvelle baronne, jugea qu'elle tenait à ce que personne ne fût coupable et il parla:
—C'est précisément, fit-il d'une voix insinuante, ce que, sur le terrain, il n'y a pas deux heures, j'avais l'avantage d'exposer, en ma qualité d'expert, à ces messieurs... Ainsi, je me charge d'allumer un incendie à quinze lieues de l'endroit où il éclatera une heure après...
—Une heure après quoi? dit en riant le baron qui se moquait volontiers du médecin, bien qu'il lui témoignât d'ailleurs, en toutes autres circonstances, une confiance à toute épreuve.
—Une heure après mon départ, dit Marsay.
—Mais alors vous ne serez pas à quinze lieues.
—Mettons-en dix par le chemin de fer, répliqua le docteur, et n'en parlons plus. Je continue ma démonstration: Soit un débris lenticulaire de carafe, n'importe quel fragment de verre concave jeté au hasard sur le sol et une allumette jetée aussi par hasard, de telle façon que le foyer de la lentille...
—Permettez, monsieur le docteur, interrompit le substitut, qui tenait à son prévenu, vos suppositions sont gratuites et si vous aviez raison, il n'y aurait plus que le hasard...
—Ce sont ces hasards, répliqua l'officier de santé, qui expliquent la plupart des erreurs judiciaires. Et l'éperon de Lesurques? Et tant d'autres circonstances aggravantes, qui ont fait porter à des innocents leur tête sur l'échafaud? Tout est possible et même ce qui semble souvent impossible...
—Dites-nous de suite, conclut le substitut, que nous aurions dû chercher le coupable dans le château.
—Ah! pour cela, dit Pauline, ce serait peine perdue, puisqu'ici tout le monde s'intéresse à la prospérité de nos affaires, nous, parce que ce sont les nôtres, nos serviteurs parce qu'ils en bénéficient, et pourquoi aussi ne pas ajouter: parce qu'ils nous aiment!
A l'ouïe de ces paroles, le petit Jeannolin trouva du génie à sa maîtresse et il la plaça incontinent, dans son cœur reconnaissant, à la hauteur de la baronne trépassée.
Le repas ne fut signalé par aucun incident nouveau. Quand la maîtresse de maison se leva et que le substitut lui offrit son bras pour la conduire au salon, les autres convives suivirent.
Seul, le baron, demeuré en arrière, dit à Jeannolin, qui respirait d'aise à voir les gens de justice s'éloigner, mais que préoccupait fort le destin du pauvre Bertrand:
—Je parie que c'est toi, polisson, qui a mis le feu au bâtiment, en allumant quelque pipe. A ton âge, on veut déjà fumer dans une pipe!
Ce n'était qu'une plaisanterie du baron, mais l'enfant devint excessivement pâle en l'entendant. Le Normand remarqua cette pâleur, fronça le sourcil et passa outre.
A dix heures, les visiteurs prirent congé de leurs hôtes, et repartirent, le docteur Marsay à Souvigny, le substitut et son greffier à Moulins.
Demeuré en tête-à-tête avec sa femme, le baron lui dit à brûle-pourpoint:
—Oui, décidément Bertrand Cassecou n'est vraisemblablement pas l'auteur du méfait.
—Non, mais il faut néanmoins laisser s'instruire l'affaire afin d'avoir une certitude au lieu d'un soupçon.
—Quel soupçon?
—Le soupçon de l'innocence de Bertrand et de la culpabilité d'un autre.
—Quel autre?
—Le feu a été mis aux bruyères, n'est-ce pas? De là, il s'est communiqué à l'aire de la grange où il y avait de la paille. De la paille, l'incendie a gagné le blé en gerbes qui était à l'étage au-dessus.
—J'entends... Alors?
—Alors, il ne s'agit plus que de savoir qui a mis le feu aux bruyères. Marsay, consulté, dit: «Il a bien pu prendre tout seul...» C'est aussi l'avis de Jeannolin, ajouta le Normand avec un rire sardonique, de Jeannolin qui était bien placé pour voir, puisque, ainsi qu'il vient de nous l'avouer, il gardait les bêtes en compagnie de Bertrand. Jeannolin, votre protégé, a opiné, vous aussi du reste et dans le même sens... Il n'y a plus guère pour moi d'hésitation possible...
—Que voulez-vous dire? Que c'est le contraire qui est vrai? demanda Pauline d'un ton altier.
—Oui et non, répliqua le Normand. Eh bien, écoutez, faisons un marché. Depuis quelques jours, un différend qui me pèse et me cause une peine profonde nous sépare... Je donnerais tout au monde pour lui voir prendre fin... En ce qui concerne Jeannolin, j'ai, comme je viens de vous le faire entendre, de fortes raisons pour le soupçonner; vous, mue par un mobile que j'ignore, vous avez entrepris de l'innocenter... Voici ce que je vous propose... J'aimerai qui vous aimerez et je croirai ce qu'il vous plaira... Je m'en remets à vous de fixer mon opinion, elle sera la vôtre... Admirez ma docilité et mon désir de vous plaire... Je n'y mets qu'une condition, c'est que le passé sera de part et d'autre oublié... et la communication que vous aurez à me faire à ce sujet... j'irai vous la demander cette nuit même... chez vous...
—Mais, dit Pauline, qui commençait à comprendre, si je ne parviens moi-même à me former aucune opinion sur un sujet qui m'est d'ailleurs absolument étranger... si, en définitive, je n'ai aucune communication à vous faire?...
—Alors, dit le baron froidement, dans ce cas, je me formerai une opinion tout seul et d'après certains indices que voici. Primo: Jeannolin n'appartenait pas encore au personnel du château quand ma grange a brûlé. Il gardait, au contraire, ce jour-là, en compagnie de Bertrand, les troupeaux à proximité de Sainclair. Secundo: Il s'est troublé et a laissé échapper le plat, quand il a ouï dire que Bertrand Cassecou était en prison. Tertio: Il a fait grise mine quand je lui ai dit tout à l'heure, en manière de plaisanterie:
«—L'incendiaire, c'est toi!»
Je crains de conclure... Sur ce, Pauline, bonsoir! Je vous souhaite un sommeil plein d'agréables rêves... à moins que vous ne préfériez ma compagnie pour une fois...
Ce marché, si lestement proposé, jeta Pauline dans une perplexité terrible.
La mise en accusation de son favori tenait à un cheveu. Sauverait-elle l'enfant au prix de l'humiliation la plus épouvantable qu'une femme puisse subir: se livrer à un scélérat?
Non! Après tout, quel grand risque Jeannolin courait-il? Tout au plus d'être accusé d'un incendie par imprudence, car nul témoin, nulle preuve ne viendraient l'accabler!
Y avait-il seulement une pénalité pour ce crime? Et le crime n'était peut-être en somme, aux yeux de la loi, qu'un simple délit.
Ah! quel malheur pour elle de ne pas connaître le Code pénal! Comment se renseigner sur ce qu'elle ignorait?
Avait-elle lu dans quelque journal, avait-elle ouï dire que l'on fût sévèrement puni pour un malheur que l'on n'avait pu ni empêcher, ni prévoir?
Mais, en attendant, elle avait juré à Jeannolin qu'elle ne le trahirait jamais. Et ne pas le disculper cette nuit même, c'était le trahir! Ne pas le sauver, c'était le livrer à l'inconnu... à la griffe juridique!
Pauline sentait augmenter son anxiété à mesure que l'heure s'avançait.
Un instant, elle se demanda si ce n'était pas folie à elle de tenir autant à la libre disposition de soi-même, de ne pas accepter ce suprême et douloureux sacrifice, quand, en livrant son corps à ce qu'elle considérait comme un outrage, elle pouvait sauver l'honneur et la vie d'un malheureux!
Oui, mais céder, c'était pour elle-même perdre tout le terrain si âprement conquis depuis quelques jours...
C'était le renoncement définitif, l'oubli du passé et pour l'avenir l'obligation de reprendre sa place d'épouse au foyer du misérable.
A la façon dont Pottemain venait de lui proposer ce marché, elle avait compris la résolution bien arrêtée du Sournois d'en finir avec cette contrainte qu'on lui imposait et qui l'exaspérait.
Il avait choisi ce moyen de faire rentrer Pauline sous le joug, et en dépit de ses promesses et de sa crainte du scandale, il était homme à ne reculer devant rien—il l'avait bien prouvé—pour reconquérir son indépendance et faire triompher sa volonté.
Et quelle résistance pouvait opposer la malheureuse Pauline?
Abandonnée par les de Guermanton, sans famille, sans amis, sans relations, sans argent, au fond de Bois-Peillot, elle était à la merci de cet homme, qui lui faisait horreur.
Elle avait beau chercher dans sa tête par quel moyen elle pouvait échapper à cette alternative qui la torturait... à l'existence affreuse qui la menaçait, si elle avait le malheur de céder... elle ne trouvait aucune solution pratique.
Sa seule ressource était la dénonciation posthume de Pastouret, la preuve de l'infamie de Pottemain, mais elle devait réserver cette arme pour un cas désespéré, alors qu'elle ne pourrait plus compter sur aucune défense.
Elle ouvrit un coffret, s'assura que la lettre vengeresse était toujours là...
Puis une pensée traversa son cerveau. Pottemain pouvait, par une indiscrétion, apprendre l'existence de cette pièce.
Il importait qu'elle ne pût tomber entre ses mains... Où cacher ce papier d'où dépendait peut-être sa vie?
Elle s'arma d'une paire de ciseaux, et renferma le témoignage de Pastouret dans la doublure de sa robe qu'elle recousut aussitôt avec soin.
Puis elle se plongea de nouveau dans ses réflexions.
Toujours nulle issue à cette condition effroyable. Elle était bien décidément dans la main de son bourreau.
Et cet être qui lui dictait la loi, armé qu'il était de la loi elle-même, cet être était un assassin déguisé en honnête homme, en soutien de l'ordre social!
Il donnait à dîner à la magistrature et il jouissait de la considération générale!
Ah! non, elle résisterait jusqu'à la fin, ou au moins jusqu'à ce qu'elle eût trouvé une issue à cette situation abominable!
Et dans le désordre de ses idées, elle en vint jusqu'à rêver sinistrement aux Judith et aux Charlotte Corday.
Elle se voyait frappant Pottemain le tueur, comme il méritait d'être surnommé, dans le moment où, abusant de la terreur et de la faiblesse d'une pauvre fille, et sûr de l'impunité légale, il la coucherait de force sur le lit nuptial, comme sur un chevalet...
Comme elle agonisait sur son fauteuil, éclairé par la lueur indécise d'une bougie prête à s'éteindre, cherchant sans la trouver, pour sauver le petit berger et elle-même, une inspiration d'en haut, elle entendit tout à coup un ronflement de rouages et l'horloge séculaire du château sonna lentement minuit...
Presque aussitôt des pas se firent entendre dans le couloir de sa chambre. On frappa à la porte qu'elle avait eu soin de fermer à double tour.
Comme elle ne répondait pas, le baron demanda d'une voix narquoise:
—Le jury sortira-t-il bientôt de la chambre des délibérations? Oui ou non, l'accusé Jeannolin est-il coupable?
Pauline sentit le frisson de la mort lui courir de la racine des cheveux à la plante des pieds.
—Non, répliqua-t-elle résolument, il est innocent.
—Et la preuve? repartit le baron.
—C'est, répliqua Pauline, que j'affirme son innocence!
—L'affirmeriez-vous devant la justice? Car il faudra y aller peut-être.
—Hardiment! dit la jeune femme, si vous y allez vous-même pour répondre de vos actes.
—Dites tout de suite que c'est moi qui ai mis le feu à ma grange, fit Pottemain en riant avec affectation.
Pauline se leva et, s'approchant de la porte:
—Pas tant de bruit! murmura-t-elle d'une voix faible, ou vous allez réveiller Pastouret!
Il se fit un silence profond, pendant lequel elle eût entendu le vol d'une mouche.
—J'entre, dit soudainement Pottemain en poussant la porte d'un si rude coup d'épaule qu'il disloqua la serrure.
Le baron était en costume de nuit. Il était pâle et les yeux lui sortaient de la tête.
Pauline avait vivement couru au fond de la chambre.
Elle ouvrit la fenêtre toute grande.
—Un pas de plus et je me tue! dit-elle d'une voix étranglée.
—Eh bien, tuez-vous! dit Pottemain exaspéré, en croisant ses mains derrière son dos. Que m'importe!
En même temps, il fit un pas en avant.
—Vous marchez, dit Pauline, mais prenez garde! votre châtiment marche du même pas et peut-être plus vite...
—Ah! ma chère amie! dit le baron, j'ai assez de vos rébus et de vos caprices absurdes. Je vous ai épousée sans fortune, parce que je vous aimais; je n'ai rien négligé pour vous rendre la vie douce et heureuse; vous ne m'en avez récompensé qu'en affectant pour moi un mépris et une haine incompréhensibles, en m'accusant de crimes aussi ridicules qu'imaginaires... J'en ai assez et il faut en finir!... Si vous êtes réellement folle... on vous enfermera et tout sera dit... Je veux... j'exige des explications, ou bien...
Et son bras s'éleva lentement... Sa face décomposée avait un aspect horrible...
Pauline rassembla ses forces et, appuyée sur le rebord de la fenêtre:
—Vous êtes un assassin! fit-elle, entendez-vous, un assassin... Je le sais... Je ne veux être ni votre victime, ni votre complice...
—Allez-vous continuer à m'outrager de la sorte! hurla le baron, hors de lui.
—L'outrage n'est rien, dit Pauline. Le crime est tout!... Ce sera le troisième.
Et elle se pencha dans le vide...
—Votre mort, entendez-vous bien, ne m'accuserait pas... Elle n'accuserait que votre folie.
—Soit! Mais la plainte de Pastouret sera aussitôt déposée... je vous l'ai dit... Et la justice aura son cours...
—Appelez donc Jacques... Jacques! s'écria le baron en bondissant et en saisissant Pauline par un bras. Il ne viendra plus à votre secours!
Mais, avec une force plus qu'humaine, elle dégagea son bras meurtri et se jeta par la fenêtre.
VI
Le baron ne croyait pas volontiers aux femmes qui se jettent par la fenêtre. Il n'avait été, de sa vie, dupe de ces menaces.
Aussi fut-il plus que surpris d'avoir vu Pauline passer soudainement de la menace à l'exécution.
Il eut même une peur véritable des suites de l'accident, car il y avait du premier étage au sol du jardin, une hauteur de dix bons mètres—plus de distance peut-être que du baron Pottemain à la cour d'assises!
Pauline n'avait pas poussé un cri en tombant. Ou elle s'était tuée sur le coup, ou ses blessures n'étaient que légères.
Dans l'un comme dans l'autre cas, elle passerait pour avoir subi des violences.
Le baron était l'homme des décisions promptes; il eut vite fait de prendre son parti. Il se pendit aussitôt aux sonnettes, et, serrant sa robe de chambre autour de sa taille, il descendit en courant l'escalier, son trousseau de clés à la main.
Victorine arriva la première au secours de sa maîtresse.
Puis parurent successivement les valets couchant dans les parties éloignées du bâtiment: le cocher, le jardinier, les palefreniers et enfin Jeannolin, dont le jeune sommeil semblait à l'épreuve du tambour et du canon, mais que le nom de la baronne prononcé dans le corridor des combles où il couchait avait suffi pour tirer de sa léthargie.
Lorsque cinq ou six lanternes s'approchèrent de l'endroit où Pottemain avait couru, elles éclairèrent de leurs feux croisés une scène singulière, mais moins effrayante qu'on pouvait le redouter.
Pauline était vivante, mais à demi enfouie dans une corbeille de giroflées; les tiges pressées et le sol fraîchement remué avaient amorti sa chute.
Quant au baron, il poussait des soupirs à fendre les rochers et couvrait de baisers les petites mains blanches de sa femme.
—Ah! Dieu merci, chère amie!... Vous êtes saine et sauve, répétait-il avec effusion... Vous sentez-vous la force de vous lever?
—Non! répétait Pauline, je dois avoir le pied démis! Hélas! ajouta-t-elle avec un sourire amer, j'ai la vie dure!
L'explication de cet événement pour le petit public admis à y assister, c'était la fenêtre ouverte au-dessus de l'endroit où la baronne venait d'être retrouvée et c'était cette parole:
—J'ai la vie dure!
Il s'agissait maintenant, pour Pottemain, d'expliquer la chute de façon à ne point pouvoir être démenti, ni incriminé; c'était difficile.
Mais le gaillard avait une imagination fertile en expédients.
Dès que l'on eut transporté la baronne dans la maison, et comme on lui donnait, dans le salon du rez-de-chaussée, les premiers soins, le baron prit à part ses domestiques dans le vestibule et leur dit:
—Mes enfants, vous me voyez désolé! Vous avez pu remarquer que ma bien-aimée femme, votre maîtresse, a quelque chose là... (et il se frappa le front du doigt). Eh bien, pour le nom et l'honneur de ma maison, je vous demande de ne pas en répandre le bruit... Faites ce qu'il vous plaira, mais ne dites pas la vérité... Ne dites pas au dehors que Mme la baronne Pottemain est folle!... Cela me poignarderait!...
Par cette recommandation, il fut bien assuré que, dans moins de quarante-huit heures, tout le canton répéterait en chœur que la nouvelle baronne avait perdu le jugement.
Puis il fit chercher le docteur Marsay. Tandis que Jeannolin y courait à cheval, Victorine montait au premier étage, et elle constatait à sa manière l'état des deux appartements contigus: le lit de Pauline intact, le lit du baron défait.
La porte de communication fracturée et grande ouverte... Point de traces d'une lutte, car les meubles étaient à peine dérangés.
Seulement,—chose étrange pour une femme sortant du lit conjugal,—Pauline avait été trouvée au-dessous de sa fenêtre, à elle, en habit de nuit, il est vrai, mais avec son corset, des bas et des bottines, tandis que, à en juger par le désordre de Pottemain, celui-ci était couché et il dormait peut-être quand il fut attiré par le bruit d'une fenêtre que l'on ouvre ou par la chute de sa femme.
—Il y a progrès, pensa la maritorne, puisqu'ils ont fait chambre à part... Néanmoins il a dû y avoir dispute... A moins que la petite dame ne soit somnambule! Ça s'est vu, des malheurs comme ça, dans les familles!... Ça ne fait rien... C'est bien fait et ça lui apprendra, au patron... à aller chercher des demoiselles de l'Inde pour faire des traits à Victorine!... Il en reviendra... Ça commence bien!
A l'arrivée du médecin, Pauline était installée dans son propre lit. Elle paraissait souffrir beaucoup.
Mais cela ne se voyait qu'aux battements de sa poitrine et à ses sourcils froncés, car elle n'articulait pas une plainte.
Le baron l'appelait des noms les plus doux. Il se mettait en quatre pour la soulager et pour lui plaire.
Elle y répondait par des paroles douces, résignées, n'exprimant aucune rancune, n'accusant personne.
Était-ce prudence? Était-ce générosité? Elle n'avoua ni une discussion, ni un accès de folie devant ses gens, mais elle prononça elle-même le mot de somnambule.
Son pied gauche était réellement démis. Il gonflait à vue d'œil. Ce fut beaucoup pour la science de Marsay que de le lui remettre.
Pauline parut très affectée de la visite de ce pédant imbécile qu'elle considérait en secret comme le complice du baron.
Dès que la douloureuse opération fut terminée, elle demanda à boire à Jeannolin, de préférence à tout autre, et lui désigna un verre et une carafe qui se trouvaient sur sa propre cheminée, mais elle refusa les autres breuvages.
Jacques de Guermanton et sa femme, accompagnés de leurs enfants, accoururent dès le lendemain, quand ils surent que Pauline était blessée.
A leur aspect, elle fondit en larmes. Le baron ne perdit de vue ni Jacques, ni Pauline. Jeanne lui sembla en faire autant de son côté.
Les enfants étaient consternés. Le visage de leur bonne amie les avait frappés tout d'abord et ils n'avaient pas été seuls à remarquer sa pâleur, car Jacques avait, en parlant à la baronne, des larmes dans la voix, tout ancien officier de cavalerie qu'il était.
Quant au baron, dans quelques a-parte, il reprit et accrédita de son mieux la question d'aliénation légère, mais croissante.
Les visiteurs se retirèrent très attristés, mais pensant qu'il y avait de la faute de Pauline, si elle n'était pas heureuse.
Jeanne, sans oser le dire, la trouvait presque ridicule, quoiqu'elle la plaignît de son accident:
—C'est pensait-elle, une fille d'une exaltation, d'un romanesque insupportables!
En attendant, Pauline était condamnée à garder le lit.
Il en résulta entre les deux époux une sorte de trêve et d'accalmie.
L'état de la blessée, du reste, la mettait à l'abri de toute nouvelle entreprise de la part de Pottemain.
Si elle évita soigneusement toute allusion au passé, le baron de son côté affecta de ne se souvenir de rien.
Il se montra vis-à-vis de sa femme plein d'attentions et de prévenances, et Victorine put croire un instant que son plan avait échoué et que cet incident, qui aurait pu être funeste, avait au contraire servi à sceller la réconciliation des deux époux.
Quels étaient le but et la pensée secrète du baron, et que signifiait ce brusque changement d'allures?
Regrettait-il sincèrement sa brutalité et était-ce de sa part une suprême tentative pour regagner l'estime de cette femme qu'il avait choisie, qu'il aimait peut-être et que dans tous les cas il désirait?
Ou bien agissait-il en vue simplement de prendre ses précautions vis-à-vis de cette créature énigmatique et courageuse, qui l'avait pénétré d'un coup d'œil, qui semblait tout savoir sur lui par simple intuition?
Pauline était-elle l'amie qu'on cherchait à se concilier de nouveau... ou l'ennemie dont on désirait la mort au fond du cœur?
Sans oser résoudre ce problème redoutable, la jeune femme penchait plutôt vers la dernière hypothèse. Elle devinait la griffe acérée du tigre sous cette patte de velours.
Tout en feignant de se laisser prendre à cette apparente soumission, elle en profita pour manifester quelques petites exigences auxquelles Pottemain accéda aussitôt.
Comme elle se défiait du personnel qui l'entourait, et en particulier de Victorine, elle voulut que Jeannolin fût chargé de son service particulier.
Les événements tragiques qui s'étaient succédé l'avaient empêchée de demander à nouveau le renvoi de cette fille, et pour la remercier de cette discrétion, Pottemain n'avait plus parlé de déférer aux tribunaux le petit pâtre.
Grâce à cette convention tacite, Jeannolin resta le compagnon et le garde-malade de sa maîtresse. C'était pour la pauvre blessée, qui se sentait espionnée et sans défense, une sorte de sauvegarde que la présence presque constante de l'enfant.
Dès que le docteur Marsay lui permit de se lever, c'est appuyée sur l'épaule de Jeannolin qu'elle descendait à grand'peine les marches du perron et qu'elle atteignait un de ces fauteuils roulants, très légers, dans lequel elle s'installait.
Puis l'ancien berger la conduisait à l'ombre d'un bosquet, et là, Pauline passait les longues heures de l'après-midi à instruire son protégé dont l'intelligence s'éveillait tous les jours davantage, ou bien elle s'occupait à travailler pour les pauvres de la contrée, et c'était encore Jeannolin qu'elle chargeait de répartir ses aumônes.
Ainsi s'écoulait la triste existence de la baronne.
Une vie aussi réglée, mais aussi sévère, sans récréation, ni compensation terrestre et au fond sans sécurité, était bien faite pour user rapidement une nature pleine de vivacité et d'exigences.
La rieuse, ardente et mobile jeune fille, condamnée qu'elle était à vivre dans une contrainte et une terreur perpétuelles, à marcher le moins possible, semblait subir ce supplice inventé par la barbarie persane, qui consiste à être murée vivante.
En dehors de ces heures de repos où elle se consacrait à la charité ou à l'éducation de Jeannolin, elle devait subir la présence de Pottemain, qui, même lorsqu'il la quittait, ne s'absentait jamais longtemps.
Elle s'effrayait parfois de cette surveillance incessante. Quel projet cachait le baron sous cette bienveillance hypocrite?
Ne se recueillait-il pas en attendant l'heure propice de se délivrer à tout jamais de la femme qui possédait son secret?
Un soir, comme le soleil allait se coucher en face des fenêtres de Bois-Peillot, dans sa lave de pourpre, un humble capucin parut à la grille du parc et demanda l'hospitalité.
Le jardinier, qui savait quels honneurs apparents le baron rendait en toute occasion aux gens d'église, comme à toutes les puissances de ce monde, lui fit révérences sur révérences et le conduisit au château.
—Attardé en route, dit le capucin, et connaissant de réputation le propriétaire de ces domaines, j'ai pensé que je trouverais pour une nuit une botte de paille dans une de ses granges...
—L'hôte envoyé par Dieu, répliqua Pottemain avec onction, ne couche pas chez moi sur une botte de paille, j'y coucherais plutôt moi-même pour lui céder mon lit. Entrez, mon père, soupez, si le cœur vous en dit, comme je l'imagine en vous voyant couvert de poussière et de sueur. Soyez le très bien venu!
Puis il lui présenta Pauline, qui assistait à l'entrevue, étendue dans un fauteuil.
—Mme la baronne, dit-il, qu'un accident récent prive du plaisir de vous faire les honneurs de sa maison.
Le capucin s'inclina profondément. C'était un homme jeune encore, assez chétif, d'une haute taille et dont la barbe rousse était la seule chose abondante et forte qui parût en lui.
La ferveur et la simplicité du dévouement chrétien luisaient dans ses yeux limpides, et ses pommettes saillantes, sur ses joues creuses et pâles, donnaient à son visage aquilin le type des anciens solitaires.
—C'est une bonne fortune pour moi, mon père, dit Mme Pottemain, que votre arrivée sous notre toit. Depuis longtemps je souhaitais de me confesser et je profiterai, si vous le voulez bien, dès demain, de votre présence.
—Je le voudrais sincèrement, dit le capucin, mais je suis attendu de bien bonne heure, à trois lieues d'ici, par le prêtre malade dont je dois dire la messe à huit heures et je ne saurais, sans manquer à mon devoir, m'attarder le long du chemin.
—J'insiste, repartit Pauline, je me fais fort d'être prête aussi matin que vous le voudrez. Notre curé demeure loin d'ici... Il est d'ailleurs souffrant, et moi, je ne puis, dans l'état de santé où je suis, faire de longs trajets... Ainsi, ne me refusez pas cette grâce...
—Donc à six heures du matin, si vous le voulez bien, madame, dit le moine en se levant.
Puis, ayant achevé la collation qu'on lui avait fait servir, il porta la santé de ses hôtes, pria un instant et se fit conduire par Jeannolin à la chambre qui lui avait été préparée.
Cette scène courte avait eu lieu devant le baron, qui ne pouvait rien y blâmer et à qui nulle considération ne devait la rendre suspecte.
Cependant cette confession générale lui déplaisait en pareille situation. Toutefois, il réfléchit qu'il valait mieux avoir pour confident un capucin en voyage que le pasteur permanent de la paroisse et il dissimula son dépit.
Craignant sinon une opposition, du moins une observation, Pauline prit les devants:
—Je suis heureuse, dit-elle, de pouvoir profiter du passage de ce bon père pour me réconcilier avec Dieu. Et vous, ajouta-t-elle sur un ton de discrète raillerie, pourquoi n'en feriez-vous pas autant?
—Confessez-vous, ma chère, répliqua Pottemain d'un ton sec, je trouve cela naturel... Quant à moi, je mentirais à Dieu si je lui disais que je puis vous pardonner l'état où vous m'avez réduit!
Seule dans sa chambre, Pauline passa une partie de la nuit à écrire.
Le lendemain, au coup de six heures, elle était sur pied et habillée; Jeannolin, debout également, conduisit sa maîtresse au salon, où le capucin l'attendait, son bréviaire à la main.
Presque à la porte, la jeune femme rencontra Victorine.
—Avez-vous vu monsieur? demanda-t-elle.
—Monsieur dort encore, répliqua la servante, qui paraissait le savoir.
Pauline ferma les portes avec soin, poussa un écran près d'un fauteuil qu'elle désigna au capucin et elle s'assit elle-même péniblement aux côtés du prêtre.
Puis elle prit la parole:
—Je vous remercie, mon père, d'avoir bien voulu m'entendre et de venir ainsi au secours d'une pauvre âme aux abois... Je suis en danger de mort, mon père, et je ne puis ici me confier à personne... Les seules armes que j'aie contre mes ennemis, armes qui peuvent m'être ravies d'un moment à l'autre, sont ces deux lettres... L'une est signée de moi et d'un témoin qui pourra confirmer les faits graves que j'énonce... l'autre est une dénonciation posthume... Ces lettres demeureront closes jusqu'au jour où vous recevrez de moi, au couvent où vous résidez habituellement, l'avis que le danger menace... Cela signifiera que vous devez porter vous-même ces deux lettres au Procureur de la république. Jurez sur votre âme et sur Dieu que vous accomplirez ma volonté dernière et qu'à votre défaut... si Dieu vous rappelait à lui, mon père, avant le temps... un autre soldat du Christ vous remplacerait sur la brèche...!
—Pouvez-vous me jurer auparavant, ma fille, que ces lettres renferment la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et qu'en me confiant cette mission vous n'accomplissez point quelque projet de vengeance?
—Il est aisé de vous répondre, mon père, car ces lettres ne renferment que ce je que crois être fermement la vérité. Quant à des projets de vengeance, il y a, il est vrai, en ceci des représailles contre un meurtrier, mais ce n'est pas moi qui suis sa victime. Seulement, je pourrais le devenir à mon tour et je n'ai d'autre arme contre ses entreprises que la certitude où il est, que le glaive se lèvera sur lui le jour où il me frappera... C'est donc un acte de simple défense pour ma part et de réparation pour les autres.
—Mais enfin, dit le capucin, il est sans doute un cas prévu où, venant à résipiscence, le coupable obtiendrait de vous le pardon, la remise pleine et entière de sa peine. Dieu lui-même ne procède pas différemment à l'égard du repentir.
—Oui, ce cas est prévu. Et dans ce cas ce sera vous qui, sur mon avis, jetterez ces deux lettres au feu!
—Soit, repartit le moine, mais supposez que des circonstances que nous n'imaginons pas vous empêchent de me faire parvenir un message... quelle conduite dois-je tenir? Et quelle durée assignez-vous au dépôt de ces pièces entre mes mains?
Pauline réfléchit un moment, puis fermement:
—Si, d'ici à un an, à partir de ce jour, vous n'aviez reçu de moi nul avis dans aucun sens, faites parvenir ces lettres au Procureur.
Il y eut un instant de silence solennel entre les deux interlocuteurs.
Pénétré de la gravité de la mission qu'on lui confiait, le capucin tournait et retournait entre les mains cette enveloppe qui contenait un si terrible secret.
Enfin il reprit:
—Chaque année, vers cette époque, je prêche une mission à l'église de Souvigny... Dans un an, si je n'ai, d'ici là, rien reçu de vous, je passerai au château et c'est à vous-même que je remettrai ce dépôt que j'accepte aujourd'hui... Si vous n'étiez pas ici...
—C'est que je serais morte! fit Pauline d'un ton vibrant, alors n'hésitez pas! Et que justice se fasse!
—Dans ces conditions expresses, prononça alors le moine, et en présence de Dieu, qui lit dans votre âme comme dans la mienne, je consens à mettre en sécurité cette enveloppe et je promets d'en disposer selon votre volonté.
—Merci, mon père, et à présent, daignez recevoir ma confession.
Quelques instants à peine s'étaient écoulés depuis que le capucin, pressé par l'heure, avait pris place dans la voiture qu'on avait mise à sa disposition et s'était éloigné dans la direction de Souvigny, lorsque le baron Pottemain parut, l'air soucieux et préoccupé.
Le visage de Pauline était radieux.
—Vous paraissez bien gaie, ce matin? dit-il à la jeune femme.
—En effet, répliqua-t-elle, j'éprouve une paix intérieure profonde depuis que je suis réconciliée avec Dieu! Que ne m'avez-vous imitée? Vous auriez à présent comme moi la conscience tranquille.
Le baron haussa les épaules sans répondre.
En réalité, ce qui remplissait de joie l'âme de la jeune femme, c'était moins les consolations qu'elle venait de demander à la religion et l'absolution de ses fautes que l'assurance où elle était à présent de pouvoir opposer une défense efficace aux tentatives de son mari, de quelque nature qu'elles pussent être.
Il lui semblait maintenant qu'elle n'était plus seule, ni abandonnée et qu'une puissance invisible veillait sur elle...
Aucun incident nouveau ne vint troubler la monotonie des jours qui suivirent, sinon que Pauline crut s'apercevoir que plus que jamais ses actes étaient surveillés.
Elle sentait autour d'elle, à mesure que les forces lui revenaient, un espionnage occulte qui ne lui permettait pas de faire un mouvement, de prononcer une parole sans que le baron en fût aussitôt informé.
Elle se résigna donc à poursuivre le cours de son existence triste et solitaire, au milieu de ses geôliers, en attendant que son horizon s'éclaircît, s'il devait jamais s'éclaircir, ou qu'elle en changeât... en quittant ce monde.
Les Guermanton n'avaient plus reparu. Et elle ne songeait pas même à accuser Jacques d'inintelligence ni de dureté.
Le gentilhomme avait parfaitement compris, dans les deux ou trois visites qu'il avait faites devant témoins avec sa femme, à la baronne alitée, que celle-ci souffrait d'autre chose que d'une entorse et qu'elle avait une plaie au cœur depuis le jour de son mariage.
Mais la question avait été posée devant Jacques, au sujet de Pauline, dans de tels termes, par Jeanne et par le baron, et Pauline, paraissait-il, avait aggravé elle-même le soupçon par de telles imprudences, qu'il n'était plus possible à Jacques de s'occuper d'elle, ni ouvertement, ni en secret.
La raideur militaire de ses principes lui avait dicté de se conduire à l'égard de son ancienne institutrice, précisément comme si elle était morte.
Mais ce n'était pas à dire pour cela qu'il ne souffrît point de ce qu'elle semblait souffrir? Bien au contraire!
Pauline elle-même reconnaissait la nécessité de cet apparent abandon et le lui pardonnait volontiers.
Mais ce quelle ne lui pardonnait pas plus qu'à Jeanne, c'était de l'avoir précipitée dans l'horrible vie qu'elle menait à cette heure, par une folle confiance dans la réputation usurpée de Pottemain et par l'éblouissement que leur avait causé la fortune du baron.
VII
Quinze jours environ après le passage du capucin parut à Bois-Peillot un visiteur inattendu.
M. de Charaintru, que la saison des chasses avait ramené à Guermanton, débarqua un beau matin au château, sans se faire annoncer.
Tout d'abord le nouveau venu, qu'avait poussé là le désœuvrement et la curiosité, trouva que le manoir présentait un assez triste tableau.
De cette vaste et peu riante demeure, restée ou redevenue morne, malgré les efforts et les dépenses d'un propriétaire amoureux, il n'y avait d'habité qu'une petite aile. Tout s'était concentré là.
Condamné, soit par sa tendresse pour sa femme ou pour tout autre motif—la jalousie peut-être, pensa Charaintru—à servir de garde-malade ou de geôlier à la baronne, Pottemain passait sa vie entre les quatre murs du château, auprès de Pauline dont, après quarante jours, le pied refusait encore de la porter.
La conversation s'engagea sur les événements de la saison ou du pays, sur Paris, sur la Chine, sur l'incendie de la grange aux quarante mille gerbes, sur le procès qui s'en était suivi, sur l'acquittement du prévenu—car Bertrand Cassecou, dans l'intervalle, avait été remis en liberté, faute de preuves,—enfin, sur la cause probable et purement accidentelle du sinistre.
—Après tout, dit Charaintru, il suffit pour cela d'un bout de cigare dans un chaume.
—Oh! dit Pottemain, comme vous y allez... il n'y a pas, mon bon ami, de bouts de cigares dans les champs!... Vous vous croyez toujours au boulevard des Italiens!
—Sans croire que l'écrevisse soit rouge avant le court-bouillon, dit Charaintru, j'admets volontiers qu'un feu de paille soit chose involontaire et fortuite.
—N'est-ce pas? dit Pauline. Et pourquoi toujours soupçonner le mal?
—A l'endroit des soupçons, grommela Pottemain, j'admire votre charité, ma chère!
Mais à part cette allusion quelque peu amère, il fut constamment aimable pour Pauline, devant Charaintru.
Le vicomte remarqua aussi aller et venir dans la maison et entrer souvent, à l'appel d'un petit timbre que la baronne avait sous la main, un gamin de moins de quinze ans, qui était bien le plus joli adolescent qui se puisse voir.
Pottemain souffrait cette intimité de la convalescente, comme une de ces fantaisies qu'on irriterait en les contrariant.
Quant aux de Guermanton, leur nom fut à peine prononcé. Et Charaintru, qui s'était déjà la veille aperçu de la réserve de ses hôtes à l'égard des châtelains de Bois-Peillot, en conclut qu'il devait y avoir du froid de ce côté-là.
Quelque indifférent que le vicomte fût à Pauline, une visite semblait à la jeune femme une consolation et une sorte de sécurité.
Aussi ne cherchait-elle qu'à prolonger cette visite, comme l'aurait fait à sa place tout prisonnier. Tout à coup une idée lui traversa la tête.
—Avez-vous rencontré à Paris ou ailleurs, demanda-t-elle à brûle-pourpoint, un sculpteur du nom de Romagny?
—Oui, madame, et non pas rencontré seulement, mais fréquenté, car je vois quelques artistes. Ce sont des toqués qui m'amusent, pourvu que cela ne dure pas trop longtemps! Romagny est un fort aimable garçon, et qui serait bien partout, s'il était moins fantasque.
—J'en sais quelque chose, dit Pottemain, à une fatale époque de ma vie, voulant éterniser une figure qui m'était chère, je l'appelai ici...
—Je sais bien... par mon entremise... Et il a exécuté, pour la chapelle du parc, la statue de votre pauvre amie... Une merveille!
—Eh bien, vicomte, Romagny passa tout son temps... devinez où?
—Je ne l'imagine point.
—Au milieu des bois, dans une masure, sorte de hutte de charbonnier qui existe encore à quelque distance d'ici... Il y couchait, il y vivait, il s'y faisait apporter à manger... Il s'y trouvait si bien qu'il fallut la saison des pluies pour l'en chasser.
—Il y resta longtemps? demanda le gommeux.
—Deux mois environ!
—Je regrette beaucoup de ne pas le connaître, dit Pauline. Pour moi, pauvre impotente, ce serait une distraction de faire faire mon portrait. Quel artiste!
—N'est-ce que cela? demanda Charaintru. Vous n'avez qu'un mot à dire et je fais venir, et je vous amène Romagny mort ou vif... Il serait homme, s'il vous connaissait, madame, à payer pour avoir la bonne fortune de modeler vos traits charmants!
—Qui ne le sont plus, s'ils l'ont jamais été, mais dont j'ai la folie de vouloir laisser la mémoire... à l'exemple de la personne plus aimable sans doute, qui m'a précédée dans ce château.
—Qu'à cela ne tienne! dit gracieusement Pottemain. Vos désirs sont des ordres, madame, et vous aurez Romagny... puisque telle est votre fantaisie. On n'a rien à refuser à la personne de qui l'on tient la félicité sur la terre.
—Voyez, dit Pauline au vicomte sur un ton dont celui-ci ne soupçonna pas l'ironie, voyez comme nous nous aimons! Cela ne vous donne-t-il pas l'envie de vous marier?
—Pas encore, repartit Charaintru, pas encore! Le mariage, c'est sévère en diable! Je ne me vois pas marié, moi! C'est drôle, hein? Je constate que vous êtes heureux, mais je ne voudrais pas être aussi heureux que cela! C'est trop magistral!
—Vous avez le mérite de ne l'être pas, vous! dit Pauline, qui riait d'assez bon cœur pour la première fois depuis longtemps.
—Si vous saviez, dit le baron, comme mon cœur s'épanouit à l'entendre rire.
Cette simple parole révéla à Charaintru que l'on ne riait pas tous les jours à Bois-Peillot.
Aussi ne fit-elle pas éclore en lui le désir d'y revenir fréquemment. Sa philanthropie n'allait pas jusque-là.
Une seule chose l'aurait décidé, un déjeuner comme le déjeuner d'autrefois. Ce fut à cette considération que Pauline dut de le retenir un peu plus longtemps.
A deux heures, le gommeux prit congé de ses hôtes:
—Vous n'oubliez pas M. Romagny? dit la jeune femme en lui serrant la main.
—Aujourd'hui même, je lui écris...
—J'espère que vous ne vous plaindrez plus de moi... dit le baron à Pauline, quand Charaintru fut parti. Pourriez-vous trouver amant ou serviteur plus obéissant que moi?
—Je vous remercie, répondit simplement Pauline.
De ce jour, elle sembla moins triste. On eût dit qu'elle était soutenue par un espoir qu'elle n'avouait pas et une résolution désormais bien arrêtée.
En même temps, ses forces revenaient peu à peu. Elle pouvait maintenant faire à pied de courtes promenades, appuyée sur le bras de Jeannolin. Son but favori était le mausolée de la première baronne.
Une après-midi qu'elle s'était rendue auprès du monument et que, assise sur le pliant qu'avait apporté Jeannolin, elle lui faisait répéter une leçon, un inconnu portant une blouse légère sur une veste de velours gris, salua Mme Pottemain en s'approchant de la grille qui la séparait de la statue.
Après quelques instants de silencieux examen:
—C'est sans doute, demanda l'étranger, à madame la baronne Pottemain, que j'ai l'honneur de parler?
—Oui, monsieur, dit Pauline, frappée du ton d'exquise courtoisie de ces quelques mots.
—Vous aimez cet asile et vous y venez quelquefois, peut-être?
—Quelquefois, monsieur.
—Moi, madame, j'ai passé ici deux mois dont je me souviendrai toujours.
—Et vous êtes?
—Le tailleur de pierres! s'écria Jeannolin qui depuis un instant regardait fixement le nouveau venu. Vous ne me reconnaissez donc plus?
—Ah! Jeannolin! C'est vrai! fit l'artiste en tendant la main à l'enfant.
Puis se retournant vers Pauline:
—Oui, madame, le tailleur de pierres, l'auteur de cette statue que nul ne visiterait peut-être... si vous ne veniez point ici quelquefois...
—Monsieur Romagny? dit la jeune femme.
—Lui-même qui vous demande humblement pardon, madame, d'avoir été indiscret en pénétrant dans ce parc, sans la permission de ses propriétaires et en vous abordant sans vous avoir été présenté... Agréez donc mes excuses... C'est la faute de mon ami Charaintru avec qui j'avais rendez-vous à la grille de Bois-Peillot et qui s'est attardé en battant, le fusil à la main, les champs d'alentour.
—Vous n'êtes nullement indiscret, monsieur, repartit Pauline et je le serai en tout cas plus que vous en vous adressant une question. Nous avons beaucoup parlé de vous, mon mari et moi, ces temps derniers, avec M. le vicomte de Charaintru à qui je disais que je désirais beaucoup avoir un buste de votre main. Est-ce à un hasard que je dois de vous rencontrer dans le pays, au moment où j'émettais le désir de vous y voir?
—Non, madame, poursuivit le sculpteur, mais simplement à la lettre que m'a récemment adressée Charaintru.
Et Romagny tira de son portefeuille la lettre suivante qu'il présenta à la baronne: