Barbe-bleue
TROISIÈME PARTIE
I
Un soir d'octobre, vers quatre heures, une dame vêtue de noir et exactement voilée, montait lentement la rue Caulaincourt, qui contourne le côté ouest de la butte Montmartre.
Parvenue à hauteur de la rue Fontaine-du-But, elle gravit la pente rapide qui conduit au sommet de la colline. Là, elle s'arrêta et parut hésiter.
A sa droite, juchée sur un remblai d'où elle dominait tout Paris, se dressait la villa Girardon.
A sa gauche s'élevait une riante habitation, à demi cachée par un rideau de verdure.
L'étrangère se décida enfin; elle se dirigea vers la porte de la maisonnette et sonna. On entendit crier le sable des allées et une femme vint ouvrir.
—Mme Verdalle, s'il vous plaît?
—Ce n'est pas ici, madame.
—Comment, repartit vivement l'inconnue, ce n'est pas ici que demeure Mme Verdalle... qui tient une pension de famille...
—Vous voulez parler de l'ancienne propriétaire, sans doute, dit la servante, la pauvre dame est morte, il y a tantôt deux ans et c'est mon maître, un artiste du Palais-Royal, M. Vertellier, qui a acheté la maison... et qui y demeure...
—Je vous remercie, balbutia la dame en noir dont la voix s'étranglait, je vous remercie... et je vous demande pardon de vous avoir dérangée...
—Y a pas d'offense! fit la servante, en refermant la porte.
De son même pas accablé et pesant, l'inconnue reprit le chemin qu'elle venait de parcourir, mais, arrivée à la rue Caulaincourt, ses forces parurent l'abandonner et elle se laissa tomber sur un banc. Elle resta là, comme abîmée dans une muette douleur, la poitrine soulevée par les sanglots qui l'oppressaient.
Dans le lointain se faisaient entendre, atténués par la distance, les sons criards de l'orchestre du Moulin de la Galette. Au bout de la voie large et plantée d'arbres on apercevait, en dépit de l'obscurité naissante de la nuit qui tombait lentement, le sommet des monuments du cimetière Montmartre et plus loin encore la grande cité des vivants allumait ses milliers de feux, aux pieds de la cité des morts, noire et muette.
Il y a quelque douceur dans la contemplation de ce grand spectacle quand on a la certitude d'être attendu sur quelque point de cet océan de maisons, dans une demeure riche ou pauvre, où brille une de ces lumières sans nombre, car alors on sait où reposer sa tête...
Mais quitter cet horizon de tombes pour rentrer dans Paris, quand on n'a rien à soi dans la ville animée... à quoi bon?
C'était là sans doute le sujet des tristes réflexions de l'inconnue, car elle laissa tomber sa tête avec un mouvement de découragement et de désespoir, sur son bras appuyé au dossier du banc...
Tout à coup une voix retentit à son oreille:
—Vous souffrez, madame?
La dame noire releva brusquement la tête.
Près d'elle venait de s'asseoir un jeune homme d'une mise irréprochable, quoique modeste, et dont le visage très doux exprimait une compassion sincère.
—Monsieur... monsieur! balbutia l'étrangère avec un geste d'effroi.
—Remettez-vous, madame, je vous en prie, repartit le jeune homme, et n'ayez crainte... Depuis un instant je vous observe et, si j'ai pris la liberté de vous adresser la parole, c'est que j'ai acquis la certitude que vous souffriez... Permettez-moi donc de vous demander si je puis vous être utile en quelque chose...
Le ton discret et poli de son interlocuteur parut inspirer un peu de confiance à la jeune femme. Néanmoins elle secoua la tête et répondit:
—Hélas! monsieur, vous ne pouvez rien pour moi!
—La nuit tombe, repartit le jeune homme, vous êtes sinon malade... du moins fatiguée... permettez-moi au moins, si vous n'êtes pas du quartier, de vous remettre sur votre route et de vous accompagner à votre porte.
—Je ne vais nulle part! soupira l'étrangère.
Le jeune homme eut un geste d'étonnement. Il se tut un instant et considéra curieusement son étrange voisine.
Un voile épais, une capeline noire rendaient du côté du visage toute investigation impossible. Les mains, gantées de noir, étaient trop petites pour appartenir à une femme du peuple. D'ailleurs, la voix de l'inconnue et son langage avaient déjà révélé en elle une personne cultivée. La coupe et l'étoffe de la robe ne marquaient rien que la pauvreté. Quant aux pieds, ils dépassaient à peine le bord de la robe et il n'était donc pas possible de porter un jugement sur la façon dont ils étaient chaussés.
La bizarrerie de la réponse que lui avait faite l'inconnue ne fit qu'augmenter la curiosité du jeune homme.
—Enfin, reprit-il, vous ne comptez pas passer la nuit sur ce banc?
—Monsieur, dit tout à coup la dame qui parut avoir pris un grand parti, puisque vous voulez bien insister, je vais vous répondre... Je n'ai aucune raison de vous tromper et d'ailleurs le mensonge est antipathique à ma nature... Je suis tout simplement ce qu'on appelle en allemand Heimathlos, c'est-à-dire de ces gens sans patrie, sans famille, sans nom, que ballotte à droite et à gauche la destinée, toujours muette sur les desseins qu'elle a pu former, en vouant au malheur de pauvres humains qui n'avaient point demandé à naître. Que je m'appelle Clémentine ou Julie... peu importe... Mon véritable nom ne vous apprendrait rien... Je suis aujourd'hui sans ressource aucune. Il me restait un seul espoir... qui vient de m'être enlevé tout à l'heure... Une dame qui jadis connut ma famille, qui m'a, à une certaine époque de mon enfance, un peu servi de mère pouvait venir à mon secours. Je viens d'apprendre qu'elle repose depuis deux ans là-bas... au cimetière. Vous savez tout ce que je puis vous dire...
L'étrangeté de cette déclaration, faite dans une langue irréprochable et avec toute la grâce d'une personne distinguée, quoique l'inconnue confessât naïvement n'avoir ni nom, ni naissance, plut au jeune homme, autant que lui aurait déplu la classique histoire de toutes les aventurières, qui se résume à dire:
—Je suis Mme de X... J'ai dû me séparer d'un mari brutal et jaloux qui me maltraitait. Jeune, ne pouvant me suffire par le travail, auquel ma naissance ne m'avait pas destinée, j'ai trouvé d'abord dans l'amour d'un homme généreux un appui passager que les rigueurs de sa famille m'ont fait perdre, etc., etc...
Et ce refrain:
—Je cherche un cœur... et quelqu'un qui me mette dans mes meubles!...
—Madame, dit-il avec une douceur affectueuse, il y a plus d'une similitude entre votre sort et le mien. Je ne suis point Heimathlos, il est vrai... Je m'appelle Raymond Darcy et je possède un état civil en règle... mais je suis, pour le reste, aussi déshérité que vous, de telle sorte que je vous plains et que je vous supplie d'accepter, sans scrupule et sans appréhension, l'aide provisoire et désintéressée qu'un honnête homme vous offre... Il fait tout à fait nuit... Vous avez froid... Vous avez faim peut-être?
—Merci de la compassion que vous montrez à une pauvre femme découragée et exténuée, et, faut-il l'avouer? n'ayant ni dormi, ni mangé depuis quinze heures... Mais un peu de pain est tout ce que je veux prendre... Seriez-vous assez bon pour m'en procurer?... Avec cela et un verre d'eau, je serai tout à fait mieux...
—Mais pas du tout, reprit Raymond, c'est l'heure où moi-même je vais prendre mon repas... Et je dînerais mal en songeant au triste souper que vous souhaitez faire... Voyons, ayez un peu de confiance en moi... Acceptez mon bras... Oh! je ne vous conduirai pas dans un grand restaurant tout doré, mais dans une humble gargote, telle que peut la choisir un pauvre employé à deux mille francs par an...
La dame noire sourit à travers ses pleurs et elle fut sans doute subjuguée par l'accent plein de franchise de son interlocuteur, car, sans répondre, elle se leva et appuya son bras sur celui de Raymond.
—Je suis content de vous voir enfin raisonnable! dit le jeune homme.
Un instant après, ils étaient attablés tous les deux au fond de la salle commune d'un petit restaurant de la rue Lepic.
Raymond fit les honneurs de son maigre dîner à la pauvre affamée qui mangea, tête baissée, après avoir à demi relevé son voile.
Toutefois, en enlevant ses gants, au moment de s'asseoir, elle avait mis en évidence des mains d'enfant d'une éclatante blancheur.
Fasciné par cet aspect, Raymond se pencha galamment vers l'étrangère, cherchant un prétexte pour prendre une de ses jolies mains.
N'en ayant pas trouvé, il s'en passa et il en saisit une et la porta à ses lèvres.
—Oh! que faites-vous? fit l'inconnue en se retirant vivement, ne dirait-on pas que vous n'avez jamais vu de mains?
—Jamais d'aussi jolies! dit Raymond d'un ton convaincu. Mais voyons, reprit-il hardiment, je n'irai pas avec vous par quatre chemins... Puisque vous m'avez fait l'honneur de partager mon modeste repas, nous ne pouvons pas demeurer étrangers l'un à l'autre. Me ferez-vous longtemps encore un mystère de vos traits?
—Si c'est là le prix que vous mettez à votre complaisance, dit en souriant la dame noire, j'aurais mauvaise grâce à vous cacher plus longtemps ma figure...
Ce disant, elle retira son voile.
Raymond jeta un avide coup d'œil sur sa compagne, et grande fut sa surprise à la vue de la physionomie la plus expressive, la plus pénétrante et aussi la plus pâle qu'il eût jamais vue.
C'était une de ces têtes qu'en parcourant une galerie de tableaux on remarque, pour ainsi dire, malgré soi, pour ne plus l'oublier et qui vous suivent ensuite partout comme si, pour vous, elles s'étaient détachées de leur cadre.
—Et maintenant, reprit-il après un silence, ne me ferez-vous pas aussi le confident de vos inquiétudes et de vos peines... J'ai cru comprendre que vous étiez sans argent... Mais alors, qu'allez-vous faire à Paris?
—Je voudrais moi-même le savoir! soupira l'inconnue.
—Mais enfin, vous avez un plan?
—Celui de travailler pour gagner ma vie.
—Travailler à quoi?
—Mais à n'importe quoi!
—Tout le monde vous refusera du travail... Dans tous les cas, ça ne se trouve pas du jour au lendemain... Ah! vous ne connaissez donc pas la grande ville? Il faut avoir l'air de ne manquer de rien pour y obtenir quelque chose.
—J'avoue que je la connais peu sous ce rapport.
—Quel âge avez-vous?
—L'âge du travail, monsieur...
—Il est vrai que jolie comme vous l'êtes... hasarda Raymond.
Le visage de l'étrangère prit subitement une expression de mécontentement.
—Oh! pardon, reprit le jeune homme, je disais cela, parce que la beauté...
—L'observation est blessante et inutile, riposta la dame noire. Je ne suis pas... je n'ai jamais été de celles qui comptent sur leur figure...
—Mille excuses, madame, mais vous ne m'entendez point. Dans les beaux magasins de Paris, une belle personne bien élevée et bien mise est aujourd'hui de rigueur... Etre demoiselle de comptoir, c'est encore un emploi... Hors de là, je ne vois rien qui procure de quoi vivre, à moins d'un de ces talents innés qui poussent au théâtre, ou de ces études qui permettent de se livrer à l'enseignement... et encore pour l'enseignement vaut-il mieux être plus laide et moins distinguée que la mère des enfants que l'on instruit, parfois une grotesque parvenue...
—Vous êtes privilégiés, vous autres, hommes! soupira l'inconnue, vous avez au moins un refuge, les administrations!
—Quel refuge! soupira Raymond, non moins tristement.
—Mais enfin, reprit la dame, ne croyez-vous pas sincèrement qu'avec de l'honneur, quelques talents, du travail, une femme puisse se tirer d'affaire? Parlez franchement!
—Un homme, pas toujours! Une femme, je ne sais pas... Je n'ai pas remarqué, je doute même...
—Vous êtes Parisien, vous, monsieur, sans doute? Vous savez, dans tous les cas, l'enfer de Paris par cœur... Tenez, pour m'éclairer, dites-moi votre histoire...
—Soit, je vais vous raconter une biographie que ne sait personne... Écoutez-moi donc si vous en avez la patience... Je suis né en province d'une famille très honorable d'industriels... Par malheur j'ai apporté en naissant une vocation maudite... je dis maudite, parce qu'elle ne correspond à aucune carrière positive... Nommerai-je cette vocation? Les voleurs eux-mêmes trouvent ici-bas les choses prêtes pour eux... Ils ont des hôtels à Poissy et à Clairvaux... Ils ont leurs voitures cellulaires, leurs cuisiniers, leurs médecins, leur escorte en grand uniforme, leurs tribunaux particuliers... Enfin, s'ils ne mènent pas sur terre une vie de sardanapales, du moins ne les laisse-t-on mourir ni de faim, ni sans confession... D'excellents prêtres accompagnent les criminels à l'échafaud quand ils y montent et, tout comme s'ils étaient MM. de Thou et de Cinq-Mars, ils peuvent donner le spectacle d'une belle mort! Finalement, comme disait je ne sais quel assassin de marque, «il vaut mieux mourir en état de grâce après un crime que de risquer l'impénitence finale, en descendant platement le fleuve de la vie!»
Moi, madame, je ne suis pas né avec ces sauvages instincts; je n'ai jamais pu voir souffrir une mouche, encore moins la faire souffrir... J'aimais autrefois les hommes beaucoup plus que les chiens, aujourd'hui ce sont les chiens que je préfère! Etre utile aux hommes et recevoir en échange leurs encouragements et leurs éloges me paraissait le but de la vie... Mais les signes particuliers du passeport phrénologique que m'avait délivré la mère nature étaient mauvais. Jugez-en: Vocation littéraire accentuée!
Naître dans de pareilles conditions quand on n'a pas de fortune, c'était déjà jouer de malheur... Bref, je débutai dans la presse provinciale. Je ne fis qu'y végéter, bâillonné par les actionnaires de journaux sans lecteurs, harcelé par la polémique et empêché d'y répondre quand il n'y avait d'inconvénient qu'à me taire, ou empêché de me taire quand j'aurais préféré ne rien dire. Les tortures du talent appliqué à la rédaction des faits-divers sont comparables à celles du cavalier de haute école condamné à monter une bourrique à rebours en lui tenant la queue...
N'y tenant plus, je vins à Paris, bien résolu à me faire une place dans les lettres...
Je croyais trouver là un chemin plus facilement ouvert à ma bonne volonté, mes goûts m'entraînant du côté de l'étude, non du côté des estaminets, où je n'ai jamais aperçu, en fait de bibliothèques, que des râteliers de pipes ou de queues de billard. Je n'étais pas assez pauvre, quoique vivant économiquement, pour me refuser du linge blanc. J'avais les mains propres et je ne portais jamais le deuil sous mes ongles. Je n'étais pas plus débraillé dans ma tenue que dans mes propos. J'avais lu beaucoup, avec suite et avec fruit; j'avais cherché dans le style quelque chose de plus que la sonorité des mots. Enfin, j'avais toujours, par naturelle inclination, évité la bohème.
Eh bien, madame, la malechance s'acharna sur moi, en dépit de tous mes efforts. J'eus beau entasser nouvelles sur nouvelles, romans sur romans, écrire des drames, des voyages, des études historiques, nulle porte ne s'ouvrit devant moi.
Puis sur ces entrefaites, mon père étant mort, ne me laissant que des dettes, j'en fus réduit à façonner des charades et des énigmes pour les journaux de modes et un jour vint où, me sentant rouler sur la pente qui conduit à la Seine ou à l'hôpital, je dus songer enfin à choisir une carrière ou un emploi qui pût me procurer du pain...
Je me souvins d'un ancien ami de ma famille, qui était directeur d'une Compagnie d'assurances sur la vie. Je me présentai à lui. L'entretien que j'eus avec ce digne homme me charma par un mélange de gaieté et de bon sens. Il y avait plus de philosophie dans cette tête que dans vingt tomes de morale, et, séance tenante, il me procura un emploi modeste dans son administration.
Il y avait longtemps que je ne mangeais plus à ma faim et, songeant à l'irruption de quelques pièces de vingt francs dans mon porte-monnaie, quand viendrait l'échéance d'un premier mois d'appointements, je me prosternai devant le veau d'or avec la ferveur d'un estomac jeune, avide de pommes de terre frites!...
Et voilà comment, madame, d'homme de lettres incompris je devins rond-de-cuir... Et voilà comment il m'est permis ce soir de vous offrir un modeste et frugal repas...
La dame inconnue avait écouté ce récit, débité sur un ton enjoué, avec un intérêt soutenu.
Même à diverses reprises elle avait souri à l'ouïe des boutades paradoxales du jeune homme.
—Vous voyez, madame, continua Raymond, que j'avais raison en vous disant que j'étais aussi un déshérité de la vie... Eh bien, associons pour un jour nos tristes destinées... Après vous avoir ainsi parlé à cœur ouvert et surtout après vous avoir vue, je ne consentirais plus à vous laisser seule dans cette Babylone... Grands dieux! si vous n'êtes pas reine ou pour le moins duchesse, c'est que vous n'avez pas voulu!
—Vous êtes un bon appui pour les femmes abandonnées, riposta la dame noire, avec une nuance d'ironie, si vous êtes aussi serviable que complimenteur... Et si, comme vous le dites, vous êtes misanthrope, ce sentiment ne s'étend pas aux dames...
—Il pourrait, madame, dit avec galanterie Raymond, s'étendre à tout le monde, excepté à vous...
Cependant, la soirée s'avançait.
L'inconnue fit mine de vouloir se retirer, mais Raymond la prévint. Il quitta le ton de la plaisanterie et ouvrit avec la pauvre jeune femme un dernier pourparler, tendant à conclure:
—Madame, lui dit-il en lui prenant la main, nous touchons à un moment d'une certaine solennité pour tous deux. Parlons-nous avec une entière franchise... Vous êtes sur le pavé de Paris et vous n'avez aucune ressource. Je n'exigerai pas de vous la confidence des revers qui vous ont réduite à cette extrémité et je ne vous demanderai pas non plus si je dois vous conduire au Grand-Hôtel ou dans une maison garnie de bas étage... Ni dans le somptueux, ni dans le misérable hôtel, vous ne sauriez payer votre dépense... Dans l'un comme dans l'autre, vous seriez mal vue, par conséquent... Dans le dernier, vous souffririez cruellement des attouchements grossiers de la plèbe ou du contact de la police... Parlez! Avez-vous à Paris quelque relation qui vous offre un asile?
—Aucune relation, aucune ressource, dit la dame en secouant tristement la tête. Que faut-il faire en pareil cas, selon vous?
—Vous rendre à un poste de police et déclarer votre indigence au risque d'être enfermée avec des femmes abjectes dans quelque dépôt de mendicité...
L'inconnue fit un geste d'horreur.
—Ou bien, continua Raymond, avoir confiance en moi... et accepter l'hospitalité d'un galant homme.
—Me connaissez-vous assez pour être sûr, monsieur, que je ne suis pas une de ces habiles pickpockets anglaises ou autres, qui savent intéresser quelque brave cœur en faveur de leur air modeste et malheureux pour s'introduire dans son intimité et disparaître ensuite en emportant les valeurs, montres et argenterie?...
—Oh! là-dessus, je suis fixé! dit en riant Raymond. Mais, vous devriez bien, à un autre point de vue, m'expliquer ce que je ne puis parvenir à comprendre.
—Voyons, demandez! dit l'inconnue d'un ton de douceur et de bonne volonté qui achevèrent de séduire le pauvre Darcy.
Raymond, encouragé par cette réponse, reprit son interrogatoire d'un ton très doux:
—Vous ne me ferez pas croire, dit-il, après m'avoir révélé, rien que par le son de votre voix et par vos manières, que vous appartenez à la meilleure compagnie, vous ne me persuaderez point que vous avez passé toute votre vie à errer dans des haillons, ni à gagner votre pain au jour le jour.
—Je ne pense pas avoir essayé de vous le faire croire.
—Soit! à la bonne heure! Alors, vous avez eu une position? Et quelle position?
—Les positions les plus diverses... celles que réprouve l'honneur exceptées...
—Et puis... Et puis vous portez un nom... quelconque?
—Appelez-moi, si vous voulez bien, Marguerite.
—Vous êtes demoiselle?
—Oui.
—Accepteriez-vous donc ce que je vous offrais tout à l'heure, c'est-à-dire l'hospitalité chez moi, qui suis aussi célibataire?
—Non, dit tranquillement Marguerite.
—Mais alors qu'allez-vous devenir? riposta Raymond vivement inquiet. Je viens de passer en revue tout ce qui est praticable pour les personnes qui ont des ressources, puis pour celles qui n'en ont aucune. Vous connaissez donc un dernier parti à prendre?
—Mais vous m'exaspérez par vos réponses!
—J'aurais plus que vous, monsieur, le droit d'être exaspérée contre un ordre social où il n'y a pas un asile avouable pour une femme isolée et pour une nuit seulement! Et pourtant vous me voyez triste, anxieuse, mais ne donnant aucun signe de révolte... Si vous êtes impatient de retourner chez vous—et vous en avez le droit—partez... Je ne vous retiens pas!
—Ah! s'écria Raymond en se levant, vous voulez me faire mourir de dépit et de honte!... Moi, que je vous abandonne sans lit, sans pain, à neuf heures du soir... en octobre? Vous rêvez donc tout éveillée?
—Il me semble par moment, en effet, que je rêve.
—Voyons, dit Raymond, en se rasseyant et baissant la voix, si je vous promettais... Sachez d'abord que mon logement se compose de trois pièces: deux chambres et une petite cuisine... Dans une des chambres, il y a un lit, une commode et quatre chaises; dans l'autre, il y a un divan, une table, deux chaises et un fauteuil. Si vous acceptiez la première, je me retirerais dans la seconde. Je n'ai plus ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs. Je suis seul au monde. Vous pouvez passer pour une de mes sœurs que j'ai perdues, jusqu'au moment où vous aurez découvert une occupation.
—Eh bien, vous l'avouerai-je?... c'est cela que j'attendais, sans oser l'espérer! dit alors Marguerite avec une grâce enchanteresse. Votre sœur pour deux ou trois jours, rien que votre sœur!
—Merci! s'écria Raymond avec une explosion de joie, je vous promets la liberté avec le titre de votre choix, jusqu'au moment où vous me direz adieu... pourvu que vous gardiez dans l'avenir souvenance du pauvre nid... comme les hirondelles!
—Raymond Darcy, répliqua Marguerite, donnez-moi donc votre main!
Alors, ils se levèrent, elle appuyée au bras de Raymond, lui plus fier que l'hidalgo à qui un monarque espagnol a commandé de se couvrir en sa présence.
Ils gagnèrent ainsi, à travers la foule indifférente, la rue Caulaincourt, puis, parvenus au point où un hasard providentiel les avait fait se rencontrer:
—Où allons-nous? demanda Marguerite.
—Je demeure tout près d'ici, villa Girardon.
—Oui... en face de l'ancienne habitation de Mme Verdalle, la digne femme qui m'apprit jadis à lire et auprès de laquelle, dans ma détresse, j'espérais trouver un refuge... Elle est morte... et ma suprême espérance venait de s'envoler, lorsque...
Marguerite s'interrompit pour essuyer ses pleurs. Elle continua, montrant du doigt l'ancienne pension de famille:
—J'ai passé ici quelques mois bien calmes aux jours heureux de mon enfance et je ne me doutais guère alors que je trouverais, dans ce même coin de Paris et pressée par la misère, un abri contre la dureté du sort!...
—Vous regrettez d'avoir accepté mon offre?...
—Je ne regrette rien!
En ce moment tous deux arrivaient devant la grille de la villa, sorte de cité, précédée d'un vaste parterre plein d'ombrage, où la vue s'étendait sur Paris.
Raymond frappa à la porte du pavillon qui servait d'habitation à la concierge:
—Mère Lafeuille, voici ma sœur Marguerite Darcy, qui arrive de voyage... Marguerite, salue donc la mère Lafeuille, une bien digne femme!... Elle va passer quelques jours auprès de moi... Vous allez être assez bonne pour monter... Je donne mon lit à Marguerite... Vous mettrez un matelas pour moi sur le canapé... Allons, venez, mère Lafeuille!
—Ça se trouve bien, dit la concierge, la modiste, voisine à monsieur, va déménager. Alors...
—Qu'est-ce que vous voulez que ça nous fasse? demanda Raymond d'un air indifférent.
—Madame veut dire, interjeta Marguerite, qui avait compris l'allusion malicieuse de la vieille, que si tu songeais à t'agrandir... à cause de moi, tu pourrais louer le logement de ta voisine... Madame n'a sans doute pas entendu que je ne venais ici qu'en passant...
—Il ne s'agit pas de cela... pour le moment! dit Raymond, fort content, montons toujours!
La mère Lafeuille prit les devants et tous deux emboîtèrent allégrement le pas derrière elle.
II
Le lendemain, à dix heures, Darcy se rendit comme de coutume à son bureau.
Avant de partir, il avait frappé discrètement à la porte de Marguerite, qui était déjà debout, et il s'était enquis de la façon dont elle avait passé la nuit et cela avec une délicatesse raffinée, propre à ne froisser aucune des susceptibilités de la jeune femme.
Celle-ci le remercia en souriant. Mais il avait à peine quitté son logis que Marguerite se vit en butte à la curiosité de la mère Lafeuille, montée pour vaquer, ainsi que d'ordinaire, aux soins du ménage.
Suivant le procédé des gens de sa condition, la vieille concierge questionna adroitement sa nouvelle locataire sur quelques points de l'existence de Raymond qui lui étaient familiers, pour voir si Marguerite tomberait en contradiction avec lui.
Mais celle-ci déjoua de prime abord cette politique et elle fit si bien qu'avant la fin de la séance, non seulement elle avait persuadé la mère Lafeuille, mais encore elle avait conquis sa sympathie.
Elle lui exposa qu'orpheline et sans parents son rêve serait de quitter définitivement la province, où elle habitait, pour se rapprocher de son frère, son unique famille.
Mais il fallait vivre et elle était venue passer quelques jours à Paris pour voir si elle ne trouverait pas dans la grande ville le moyen d'utiliser son talent de musicienne.
La mère Lafeuille approuva fort ce projet et promit à la jeune femme de s'entremettre pour lui procurer, le cas échéant, des leçons de piano.
Elle habitait le quartier depuis de longues années, elle connaissait tout le monde et elle serait heureuse de pouvoir être utile à l'aimable sœur d'un de ses meilleurs locataires.
Marguerite remercia avec effusion la brave femme. Elle avait l'air radieux, quand Raymond rentra à cinq heures du soir.
Toutefois, elle ne souffla pas mot à son ami de la conversation qu'elle avait eue avec la mère Lafeuille et de ses nouvelles espérances...
Ils partagèrent tous les deux, en tête-à-tête, un dîner que Marguerite tint à préparer elle-même dans la petite cuisine.
Comme ils achevaient leur repas:
—Que vous êtes bonne et gentille! fit Raymond, et quelle maîtresse de maison vous feriez!
Marguerite ne releva pas ce propos et le jeune homme resta silencieux.
Quelque effort qu'il fit pour réagir, il se sentait troublé profondément, et un orage commençait à gronder dans son cœur, à la pensée surtout du silence obstiné gardé par la jeune femme sur son passé.
Il finit par trouver la force de le lui avouer.
—Je ne sais, lui dit-il, quel homme pourrait supporter l'affront raffiné que vous faites à celui que vous voulez bien appeler votre seul ami... Quel motif de défiance pouvez-vous avoir à mon égard?... Vous êtes ici chez vous... Je vous livre tout, mon passé, mon présent, mes lettres, mes manuscrits. Les clés sont sur toutes les portes... Dans ce tiroir, ma fortune entière, qui consiste en un billet de cinq cents francs... Voilà le portrait, au pastel, de ma mère, auquel je tiens davantage... De vous, je n'ai pas reçu la moindre confidence... Je ne sais que votre prénom de Marguerite, si toutefois il est bien le vôtre... Je suis votre hôte, votre ami... Depuis vingt-quatre heures, nous avons vécu côte à côte, j'oserai dire cœur à cœur, et tout à l'heure je vais de nouveau vous souhaiter le bonsoir sans que vous m'ayez dit un mot de votre famille... Car, enfin, on a toujours eu une mère... La vôtre est-elle morte... ou est-elle vivante?
—N'avez-vous donc point remarqué la couleur de mes vêtements? demanda Marguerite, en fronçant le sourcil.
—Dites-moi donc alors que vous êtes en deuil de votre mère! Dites-moi que vous avez été recueillie ici ou là quand vous étiez enfant... que vous avez habité Metz ou Carpentras... Tout ce que vous m'avez avoué et que d'ailleurs vous ne pouviez guère me cacher, c'est que vous avez jadis passé quelques mois dans l'ancienne pension de Mme Verdalle... Est-ce là que vous avez reçu cette parfaite éducation qui fait que, dans les moindres détails de la vie, toujours noble et gracieuse, vous semblez traîner après vous une robe de cour? Dites-moi dans quel pays vous avez fait votre première communion? Dites-moi où vous étiez il y a huit jours? Vous étiez dans une maison, fût-elle à vous ou aux autres? Prenez une épingle... Voici une carte... Montrez-moi où vous étiez avant les quinze mortelles heures que vous avez passées sans manger et sans dormir. Vous me trouvez indiscret, impérieux, impitoyable? Vous pleurez? Mais songez que je vous aime déjà et que je suis jaloux de tous les instants que vous avez vécus loin de moi! Si je n'étais pour vous qu'un aubergiste, je m'expliquerais cette réticence, qui ne serait après tout qu'un superbe dédain... Mais pourquoi laisser subsister entre nous la distance du mensonge à la vérité?... Ah! si vous avez quelque imprudence ou quelque faute à cacher, s'il y a eu dans votre vie méprise ou naufrage, songez que, moi, je n'ai pas hésité à vous raconter, avec le plus entier abandon, tous les détails de ma vie passée... Vous êtes si charmante que vous me ferez aimer jusqu'à vos sottises, si vous avez la bonne grâce de me les avouer...
Marguerite essuya ses larmes et répondit à Raymond:
—C'est ici, mon ami, la pierre d'achoppement! Je n'ai aucune faiblesse à avouer, comme vous pouvez l'entendre, mais en acceptant vos bienfaits, je n'ai pas entendu me donner un maître... Je vous ai permis de me plaindre, non de me juger!
La facilité d'élocution de Marguerite et l'à-propos de ses réponses déconcertaient toujours Darcy, quand il s'aventurait sur le terrain réservé de cette mystérieuse existence.
Mais cette fois Marguerite sentait si bien que son ami avait raison, que le secret dépit de ne pouvoir le contenter se tourna en colère contre lui-même.
—Je sais bien, lui dit-elle, que certaines natures mathématiques tiennent à supputer toutes choses et que les horizons voilés n'ont pas de charmes pour elles... Mais je ne vous ai pas trompé et, maintenant je vous répète une deuxième fois, pour que vous le sachiez bien, qu'il est des situations dans lesquelles en gardant un secret on fait preuve de respect pour les autres... que si vous m'aviez donné votre parole de taire votre rencontre avec moi, vous la tiendriez... Cela donnerait-il à un tiers le droit de penser que j'ai été votre maîtresse? Si vous ne pouvez admettre ma résolution, calme et inébranlable, de vivre comme si j'étais née hier, nous ne sommes pas faits pour nous entendre. Ne partez pas demain, sans avoir pris une résolution formelle à cet égard, ou sinon, vous ne me retrouveriez point ici à votre retour. Eh bien? Que décidez-vous?
—Comme il y a quelque chose de cruel dans vos réticences mêmes, dit Raymond d'une voix qu'il s'efforça de rendre aimable, je conserve l'espoir de vous trouver plus confiante un jour. En face d'un parti pris aussi mûrement, je me fais l'effet moins d'un juge d'instruction que d'un tortionnaire. Je vais vous quitter en laissant à vos méditations mêmes le soin de vous prouver que, si les cœurs sympathiques vont cherchant des raisons de se rejoindre dans l'éternité, le passé doit faire aussi partie de leur existence commune.
—Ah! dit Marguerite, détendue par ces bonnes paroles et se renversant dans son fauteuil, que vous êtes aimable, quand vous voulez l'être!... Vous méritez d'être pardonné!
—Et d'être aimé? demanda Raymond, sur un ton suppliant.
—Approchez, reprit Marguerite en rougissant, et je vous le dirai.
Puis, tendant son front au jeune homme, qui y déposa un baiser:
—Bonsoir, mon ami, et dormez bien!
Ce fut le premier aveu de ces deux cœurs, qui s'adoraient déjà, sans se l'avouer franchement.
Et quelques jours s'écoulèrent dans cette intimité charmante, sans aucun incident nouveau.
Marguerite s'occupait des soins du ménage et elle employait ses longues heures de solitude à restaurer sa garde-robe de façon à se procurer une mise presque élégante, quoique simple.
Cependant la mère Lafeuille avait tenu parole et, un soir, Marguerite eut la satisfaction d'annoncer à son ami qu'elle avait une leçon.
Puis, peu à peu, son talent musical lui fit une réputation... Elle parvint à recruter un noyau d'élèves et bientôt elle eut l'orgueil d'apporter dans le ménage de celui qu'elle appelait son frère, une quote-part égale, sinon supérieure à celle de Darcy.
—Et vous disiez, Raymond, lui objecta malicieusement Marguerite, qu'il est impossible à une femme de gagner honnêtement sa vie?
—Vous oubliez ma restriction, lui répondit Raymond, je n'aurais pas dit cela si j'avais su parler à un premier prix du Conservatoire!
—Je ne suis pas un premier prix du Conservatoire.
—Dans tous les cas vous en sortez.
—Je crois que vous recommencez?
—Ah! pardon! C'est encore un mystère?
—Du reste, reprit Marguerite, je vais vous mettre à l'abri de la récidive et, puisque j'ai enfin acquis le moyen d'être ingrate, je ne veux pas l'être à demi. Je vais m'établir pour mon compte.
—Vous n'aviez donc pas oublié cette menace?
—Pouvais-je l'oublier?
—Eh bien, vous êtes tout à fait ingrate! Mais apparemment, vous sentant en fonds, vous voulez acheter un piano d'Erard, que vous ne sauriez où loger dans mon taudis.
—Pas si ingrate que cela, dit Marguerite, vous savez que le logis de la modiste est toujours vacant, je vais m'en emparer...
—Vous croyez penser à tout, dit Raymond en secouant la tête et en riant. Mais as-tu donc oublié, ma sœur, que tu n'étais à Paris qu'en voyage?
—Ah! c'est vrai... J'oubliais que tu avais dit cela devant la mère Lafeuille... Eh bien, mon cher frère, il ne te reste plus qu'à me conduire au chemin de fer!
Les yeux de Raymond se remplirent de larmes. Il quitta le ton de la plaisanterie et, se mettant à genoux:
—Écoute, Marguerite, lui dit-il, avec une passion qu'il s'efforçait en vain de contenir... Laisse-moi aujourd'hui t'ouvrir mon cœur... Marguerite, je t'aime... et je sens que dès aujourd'hui je ne saurais plus me passer de toi... Ne sacrifions pas à un scrupule un bonheur d'où dépend ma vie entière... Je ferai ce que tu voudras... Nous quitterons ce quartier... Nous irons loin... bien loin... Mais pour Dieu! ne parle plus de me quitter... J'en mourrais!
—Écoute à ton tour, répondit Marguerite, en relevant doucement le jeune homme, je ne voulais pas te le dire... Mais c'était aussi mon idée!... Maintenant que je me suffis à moi-même, que je suis riche pour ainsi dire!... je pourrais partir...
Raymond écoutait, haletant.
Marguerite continua sur un ton plus bas:
—Oui... mais je viens de m'apercevoir que moi non plus aujourd'hui... je ne pourrais plus me passer de toi!
Elle baissa la tête, rougissante et effarée de son aveu, et elle se laissa tomber dans les bras de son amant.
Quinze jours plus tard le couple était installé rue de Vaugirard, dans un petit nid donnant à vol d'oiseau sur le Luxembourg.
Une ère de bonheur parfait commença pour l'heureux Raymond qui, chaque soir, pouvait se reposer dans un bon fauteuil, en écoutant, l'œil aux étoiles, un nocturne de Chopin ou un chant sans paroles de Mendelssohn.
Car Marguerite avait acquis, de ses deniers, non pas un piano d'Erard, mais un modeste piano droit que ses doigts agiles faisaient paraître bien meilleur qu'il n'était réellement!
Hélas! ce temps d'absolue félicité dura trop peu. Le printemps était venu... les arbres bourgeonnaient...
Un fantôme vint tout à coup se dresser entre les deux amants. Un tiers, importun pour eux, mais qui eût comblé d'aise un autre ménage. Un soupir suivi d'une crise de larmes qui fut un aveu de Marguerite!... Un frémissement de Raymond qui fut d'abord une joie!
Mais elle lui dit:
—Tu ne peux pas comprendre pourquoi je pleure... Je n'ai pas droit au bonheur de la maternité!...
—Mais, dit vivement Raymond, je suis libre, et nous pouvons tout régulariser, dès demain.
Pour toute réponse, Marguerite secoua tristement la tête. Et tout bas elle murmura en éclatant en sanglots:
—O mon Dieu!... comment lui expliquer?...
III
La proposition faite par Darcy à Marguerite de l'épouser pour trancher une bonne fois toutes les difficultés d'une situation pareille, n'avait rien que d'honorable et de naturel.
Il fut, une fois de plus, très froissé et très peiné de l'accueil de Marguerite à cette ouverture. Quelle raison pouvait-elle avoir de dire non?
Si elle était enfant trouvée, le mariage était une occasion de lui créer un état civil. Rougissait-elle de n'en point avoir et ne voulait-elle pas avouer ce malheur devant un officier public?
Mais une âme comme la sienne devait souffrir encore plus de ne pas sanctifier la maternité par le mariage!
Darcy en vint donc à ne pouvoir expliquer les refus de Marguerite que d'une façon terrible pour elle et partant pour lui...
Malgré la beauté de son caractère, la pureté de ses sentiments, l'innocence de sa vie, Marguerite devait avoir eu quelques démêlés avec la justice. Pour ce motif, elle avait caché obstinément son histoire à son ami, qu'elle craignait de perdre, en se montrant à lui telle qu'elle était.
Bref, elle ne pouvait vivre en sécurité qu'en vivant en sauvage au milieu du monde. Elle pouvait avoir été la victime d'une simple erreur judiciaire, mais sa fierté lui faisait craindre encore l'ombre du soupçon comme une tache indélébile.
Pourtant vis-à-vis de Raymond, qui avait en elle une foi absolue, qu'avait-elle à redouter des soupçons?
L'appréhension de scènes violentes sans issue condamnait Darcy au silence. Il souffrait le martyre en contemplant les lèvres de son amie, serrées comme par un vœu de mutisme éternel.
A côté de cela, les bizarreries de Marguerite devinrent extrêmes. C'était sans doute l'effet de sa grossesse. Des peurs subites la prenaient toutes les fois qu'elle restait seule.
Alors, dès que son ami était parti, elle partait soudainement et elle allait au loin, ou bien, elle passait, assise dans le jardin du Luxembourg, des journées entières.
Cependant, aucune solution ne se présentait, aucune explication concluante n'avait lieu.
Et la position de la mère et de l'enfant à venir s'aggravait pour ainsi dire d'heure en heure.
Il était notoire pourtant que Marguerite aurait voulu, comme Raymond, le mariage, et un mariage très prochain, et qu'elle était, toutefois, résolue à s'y refuser, plutôt que de rien découvrir de son histoire antérieure, même le lieu de sa naissance!
Un jour que Darcy rentrait sans être entendu, il vit par une porte entr'ouverte Marguerite assise, les mains agitées, l'œil égaré et se parlant à elle-même.
Au bruit qu'il fit, elle recouvra une sorte de sérénité. Raymond fut juge alors de l'effort constant qu'elle faisait sur elle-même.
—Écoute, lui dit-il, je ne t'adresserai plus de questions qui ont le don de t'affliger et de t'irriter. Tu obéis évidemment à un serment ou à une nécessité, en te taisant au mépris de mes prières et au détriment de notre enfant... Tu ne m'as jamais dit où tu étais née, mais tu m'as dit plus d'une fois que tu n'avais aucun état civil. Il n'y a plus, pour procéder au mariage, qu'un acte de notoriété à dresser. Y consens-tu? Nous nous concerterons pour t'assigner le lieu d'origine que tu voudras, ou qui nous sera le moins défavorable. La complaisance des témoins ne me fera pas défaut, car, dans la pratique, les témoins de ces sortes de choses ne font de difficultés que s'il s'agit d'un cas où l'honnêteté du but n'est pas évidente. Or, quoi de plus honnête que le but proposé? Si des obstacles se présentent, je les vaincrai. La Providence m'aidera, car il ne s'agit même pas de notre intérêt, il s'agit avant tout de celui de notre enfant!
—Rien de tout cela! dit résolument Marguerite. Quand notre cher enfant aura vu le jour, tu le porteras à la mairie. Tu le reconnaîtras... tu lui donneras ton nom, mais tu ajouteras: Mère inconnue.
Dans l'état de surexcitation nerveuse où il voyait sa maîtresse, Raymond, désolé, n'osa pas insister. Il se résigna.
Puis Marguerite fut prise subitement de la fantaisie des voyages lointains. Elle parla de réaliser leurs quelques économies pour partir en Amérique. Son rêve, disait-elle, était de donner le jour à son enfant dans ce pays libre, où l'on pouvait faire fortune et où, dans tous les cas, il était facile de vivre seuls et ignorés de tous. Elle était devenue la proie d'un bizarre accès de nostalgie: la nostalgie de la solitude.
Raymond s'effrayait de ces lubies qui s'accordaient si peu avec le caractère ordinairement si uni de Marguerite. Il se demanda même, un moment, si la maternité n'avait pas causé chez la pauvre femme un dérangement intellectuel et déterminé une sorte de folie, le délire de la persécution.
Un jour, elle rentra tout émue d'une commission très courte à la place Saint-Sulpice. Avait-elle fait quelque mauvaise rencontre? Avait-elle vu quelqu'un qu'elle tînt à ne plus voir?
Elle ne le dit point, mais elle regarda longtemps la rue avec inquiétude, à travers ses rideaux baissés et elle ne recouvra un peu de calme qu'à l'arrivée de son amant, qui rentra quelques instants après.
Et jamais elle ne confiait à personne le secret de cette angoisse perpétuelle qu'on lisait sur son visage! C'était incompréhensible!
Raymond espérait tout bas que la délivrance prochaine apporterait un remède à cet état de choses et il attendait.
Un voyage hors de Paris eût été peut-être salutaire; il comprenait que le séjour de la capitale dans une de ses plus belles rues, puisque ses maisons ont pour perspective le jardin et le palais du Luxembourg, ne compensait pas pour Marguerite la nécessité de gravir à chaque instant cinq étages.
A défaut de l'Amérique, où, pour Darcy, il ne pouvait être question d'aller, cet homme qui adorait sa femme cherchait, hélas! sans la trouver, une combinaison qui lui permît de procurer à sa compagne les joies et les libertés de la campagne.
IV
Un jour que, tête basse, Raymond Darcy descendait la rue Bonaparte, il se trouva nez à nez, à hauteur de la rue Jacob, avec un bel homme ayant l'allure d'un militaire et âgé seulement de quelques années de plus que lui.
Ce monsieur, dont les traits étaient vaguement connus de Raymond, ne lui sembla pas beaucoup plus gai que lui-même.
Il était même plus pâle, mais il se tenait plus droit et, sous les revers de son pardessus déboutonné, Raymond aperçut à sa boutonnière le ruban de la Légion d'honneur.
Il faisait ce matin-là un froid assez vif, dont le passant ne paraissait pas s'apercevoir et il ne fut rappelé de sa rêverie que par le mouvement analogue et simultané que fit Darcy aussitôt que leurs regards se croisèrent.
Ils hésitaient encore lorsque le plus riche et en apparence le mieux situé dit à l'autre:
—Raymond Darcy, n'est-ce pas?
—Aussi vrai que vous êtes M. de Guermanton! riposta l'employé d'assurances.
—Quoi! reprit le premier, élevés jadis tous deux au même collège, nous nous sommes tutoyés!... Pourquoi perdre ces bonnes habitudes?...
—Tu le veux? s'écria Raymond. Eh bien, je ne m'en tiendrai pas là!
Et il étreignit dans ses bras son vieux camarade aussi ému que lui.
—Je t'ai perdu de vue, continua Darcy, lorsque tu entrais à Saint-Cyr. Depuis lors, tu as fait du chemin, à ce que je vois!
—Arrivé au grade de capitaine, reprit M. de Guermanton, j'ai lâché tout pour me marier et je suis devenu gentilhomme campagnard. Tu me vois à présent dans cette période de la vie que l'on a surnommée l'âge critique des hommes et qui sépare presque la paternité de la grand'paternité. On se sent jeune encore, on voudrait l'être... on n'ose plus! Et toi, fais-tu toujours des tragédies en vers?
—Hélas! soupira Raymond, combien est loin ce temps heureux!
Et en quelques mots il mit son condisciple au courant des malheurs de sa vie, de ses déboires littéraires et de la dure obligation qui l'avait un jour forcé de chercher dans une infime position le moyen de ne pas mourir de faim.
Quand M. de Guermanton fut revenu d'un premier saisissement, à l'aspect d'un camarade aussi complètement naufragé:
—Il faut, dit-il à Darcy, que tu te sois trouvé aux prises avec des nécessités bien cruelles.
—Il est vrai!
—Tu dois t'être isolé volontairement... Que n'es-tu venu chercher de l'aide auprès de moi?
—Savais-je où tu étais et, puis, à force de souffrir on finit par se trouver sot et, à force de déconvenues, par s'accuser en secret autant et plus encore que les autres.
—Cependant tu avais du talent... quelque naissance.
—Avec peu ou point d'argent!
—Es-tu pauvre encore?
—Moins que jamais! Car il faut te dire que je suis marié, que je parviens, aujourd'hui, tant bien que mal à gagner ma vie, celle de ma femme et du bébé qui va naître! Nous n'avons heureusement pas de vastes ambitions... Mais je suis dévoré et je meurs à petit feu quand je songe qu'une femme aussi distinguée que la mienne souffre de ma médiocrité... Quand je songe qu'elle aime la nature, la contemplation, l'étude, philosophe qu'elle est devenue avant l'âge, par suite de malheurs aussi grands que les miens, et que nous sommes cloués là!
—Dis donc, Darcy, interrompit tout à coup M. de Guermanton, veux-tu devenir agronome, forestier, draîneur, un aigle de comice agricole?
—Sans terre ni capitaux?
—Moi... j'ai une terre assez considérable en Morvan où je ne mets jamais les pieds, ni ma femme non plus... Aussi tout va cahin-caha... faute de l'œil du maître... Je t'en nomme, si tu veux, le régisseur avec des appointements que tu fixeras toi-même et la faculté de manger jusqu'au noyau les fruits du jardin... Ce pays perdu en pleine campagne, à deux lieues de toute habitation, s'appelle Rouchamp; tu pourras y vivre tranquille.
—Oh! s'écria Raymond, comme tu y vas! Mais tu vas me faire mourir de plaisir... Tu aurais dû ménager la transition entre les ténèbres de la cave et l'éblouissement du grand jour!
—Le mal va si vite!... Il est heureux que le bien aille aussi vite quelquefois!
—Tu es notre Providence! Mais là-bas, dans ce bienheureux Rouchamp, ma femme composera des nocturnes, car elle est grande musicienne et, moi, je rimerai des sonnets à ton intention! Une seule chose me manquera... ta présence!
—C'est une récréation que je pourrai te donner quelquefois... A propos... où demeures-tu?
—Je demeure rue de Vaugirard, en face la grille du Luxembourg. Sais-tu monter à un cinquième?
—Mauvais plaisant!... Tu m'y trouveras peut-être grimpé avant toi... car je n'ai qu'une toute petite course à faire dans le quartier.
—A tout à l'heure?
—A tout à l'heure!
Ils se séparèrent après s'être cordialement serré la main et Raymond retourna diligemment chez lui pour annoncer à Marguerite cette grande nouvelle, dont il lui parla avec la joie et la volubilité d'un enfant.
—Au diable les assurances, ma bonne Marguerite! Nous partons pour le Morvan, qui vaut bien l'Amérique! Nous plions lestement bagage et là-bas nous allons semer, moissonner, vendanger, mener une vie de patriarches!... Ah! je n'assure pas, après cela, qu'il y ait des vignes à Rouchamp, mais s'il n'y en a pas... on en inventera!
—Tu me parais un peu extraordinaire, pour ne pas dire fou, dit Marguerite en riant.
—Il y a de quoi, mais rien n'est plus vrai.
—Me diras-tu au moins d'où nous tombe ce Rouchamp?
—De la main d'un ami généreux, un capitaine qui a un ruban rouge... une perle d'homme!
—Mais tu n'es pas son héritier?
—Il me nomme son régisseur!
—Mais où demeure-t-il?
—Tiens! j'ai justement oublié de le lui demander... Dans l'Allier, à Moulins, je crois, ou dans les environs, mais peu importe! Nous le saurons tout à l'heure, car il va venir nous voir... Il avait dit qu'il me devancerait... Il sera joliment attrapé! Ah bien! s'il a pu penser que je garderais seulement une demi-heure une pareille nouvelle!...
En ce moment une main discrète frappa à la porte et Raymond courut ouvrir. Marguerite était debout à contre-jour; l'ami de Raymond salua Mme Darcy, avant de l'avoir regardée, puis, la regardant, il se troubla et tomba assis sur la chaise que son ami lui avançait. Marguerite, pâle aussi, était demeurée debout, les yeux baissés.
—Qu'as-tu donc? dit Raymond, inquiet, à son ancien condisciple.
—Ce n'est rien... répondit M. de Guermanton, d'une voix un peu étranglée, un éblouissement!
—La fatigue d'être monté si haut un peu vite, sans doute?
Puis, faisant effort sur lui-même, le gentilhomme s'approcha de la jeune femme:
—Pardon, madame, mais vous ressemblez... Vous êtes... Pauline Marzet?...
—Non, monsieur! répliqua Marguerite d'une voix ferme et en regardant bien en face son interlocuteur, je ne connais personne de ce nom... Je suis Marguerite Darcy!
M. de Guermanton la considéra un moment encore, puis il regarda Raymond et, passant sa main sur ses yeux, comme pour en chasser un nuage, il dit d'une voix qu'il s'efforça de rendre assurée:
—Tu as mon cher ami, une femme charmante et je t'en fais compliment!
L'extrême embarras de Marguerite et du gentilhomme ne fut pas partagé par Raymond Darcy. Il admettait parfaitement que son ami se fût trompé en prenant Marguerite pour une autre personne et le trouble intense de Jacques fut dissimulé par lui avec tant de soin que le mari n'en prit point d'ombrage. Néanmoins cette ressemblance fortuite entre une personne que de Guermanton avait connue et Marguerite qui ne le connaissait pas demeura dans son esprit comme un point noir.
Tout en parlant de choses indifférentes, Jacques considérait la jeune femme; il semblait s'attacher à provoquer de sa part des réponses, ne fût-ce que pour entendre le son de sa voix.
Mais, dans ses réponses mêmes, Marguerite se laissa toujours devancer par son mari, n'ajoutant que des monosyllabes ou des signes d'acquiescement.
Elle ne se départit de ce silence que lorsqu'on en vint à parler du grand projet qui enthousiasmait Raymond et, au grand étonnement de celui-ci, elle parut sinon hostile à ce déplacement, du moins désireuse de ne rien décider avant de mûres réflexions.
—Rien ne presse, dit alors de Guermanton, je suis encore à Paris pour quelques jours... Pesez bien les avantages que vous pouvez retirer de mon offre et, pourvu que je sois informé de votre décision avant mon départ, tout sera bien... Je suis descendu au Grand-Hôtel, ajouta-t-il en s'adressant tout spécialement à Raymond, tu me trouveras tous les jours de cinq à six heures au café de la Paix... Je t'y attends le plus tôt possible...
Ceci dit, il salua respectueusement Marguerite et se retira.
Raymond Darcy, qui avait compté sur la nouvelle de son changement de position pour provoquer chez Marguerite une explosion de joie, ne comprenait rien à la répugnance de la jeune femme.
Sa stupéfaction se changea en tristesse et en dépit, lorsqu'il la vit se refroidir pour les sites du Morvan, à mesure qu'elle y songeait davantage. Il craignait d'abord que le séjour de la capitale n'eût déjà pour elle le charme d'une habitude.
Il avait remarqué que les provinciaux de naissance tiennent encore plus que les Parisiens à ne pas quitter Paris, mais il ne fut pas long à reconnaître qu'il se trompait en cela, car dès le soir même, sa femme se trouvait reprise par ses «diables bleus» américains et recommençait à parler des rives du Meschacébé, comme de la seule patrie qu'il lui convenait d'élire.
—Voyons, fille d'Outougamiz! dit Raymond en affectant une gaieté qu'il était loin de ressentir, veux-tu donc désespérer mon âme en m'entraînant comme un nouveau René, dans les forêts vierges, quand les buissons roux du Morvan ont tant de charmes véritables pour les vrais amants de la nature? Mais le père Corot, qui s'y connaissait, ne donnerait certes pas, s'il vivait, un étang de là-bas, avec ses oies, pour les méandres du Rio-Grande! Y a-t-il rien de plus beau que cette France où nous avons souffert et qu'y a-t-il de moins suave dans le gazouillis de la fauvette que dans le chant du colibri? En fait de poésie, parle-moi des pommes crues du centre de mon pays natal! Et où que tu sois née, quoique tu ne veuilles pas me le dire, tu seras moins dépaysée dans les Gaules que dans le pays de Jonathan!
—Pour notre enfant, dit Marguerite, il y a là-bas des mirages de liberté et de fortune!
—Il y a, répliqua le rêveur, devenu homme positif, des moustiques et des déboires sans nombre. J'ai ouï dire qu'à New-York, on paie les souliers quarante francs la paire et le reste à l'avenant. Il faut donc les gagner... et comment faire? Par tout pays, pour devenir riche, il faut commencer par avoir un million, les autres millions viennent aisément ensuite. Je ne sais pas un mot d'anglais et, quant au latin, les Peaux-Rouges et les Yankees en font si peu usage!
—Il me semble, vois-tu, répondit Marguerite devenu très soucieuse, que nous allons à Nevers chercher le malheur... Et nous sommes si heureux!
Elle fit une pause, puis brusquement et sans transition:
—Ton ami t'a-t-il dit qu'il viendrait nous voir dans ses terres?
—Hélas! soupira Darcy, c'est bien là le mauvais côté de notre affaire! Il n'y met pas les pieds! A peine le verrons-nous de loin en loin! Là-bas, nous serons isolés, perdus en pleine campagne, sans société, sans voisins...
—Sans société... sans voisins... répéta Marguerite, sans voisins absolument?
—Absolument, répondit Darcy.
—Va donc demain trouver ton ami, dit la jeune femme dont le visage parut se rassénérer un peu, et dis-lui que tu acceptes... Nous partirons quand tu voudras... Le plus tôt possible!...
V
Cependant, le vicomte de Charaintru était rentré à Paris, en compagnie du sculpteur, presque au lendemain de la disparition bizarre de la baronne Pottemain.
Et des semaines, des mois s'écoulèrent avant qu'il revint de l'extraordinaire impression que lui avait fait éprouver l'invraisemblable aventure dont il avait été le témoin.
Aussi l'histoire de la châtelaine de Bois-Peillot défraya-t-elle pendant tout l'hiver les conversations de l'incorrigible bavard.
En dépit de ses promesses et des incessantes sollicitations de son ami, Romagny avait été sobre de confidences et n'avait jamais raconté à Charaintru le motif qui l'avait fait chercher à Pottemain la ridicule querelle à l'aide de laquelle il était parvenu à attirer le baron hors de chez lui, pour laisser à la châtelaine le temps de mettre à exécution son détestable projet.
A présent, d'ailleurs, l'artiste se reprochait presque comme un crime sa funeste complaisance. Aussi, n'abordait-il jamais sans ennui ce sujet, dont le souvenir le hantait comme un remords.
Mais Charaintru suppléait par l'imagination à tout ce que la discrétion de Romagny ne lui avait pas permis d'apprendre.
Il racontait comment le baron Pottemain avait eu la fantaisie d'épouser après une femme riche une femme pauvre et jolie qui lui avait apporté en dot une chaumière et son cœur; comment la discorde avait éclaté dans le ménage presque dès le premier jour; comment les choses étaient allées si loin que pour fuir, apparemment, un être détesté, Pauline avait cherché un abri de l'autre côté du rideau terrestre, comptant bien que le baron n'aurait pas, comme Orphée, la fantaisie de l'y suivre.
Rapprochant ensuite les décès des deux châtelaines, il en tirait cette conclusion que le Normand devait avoir en lui quelque chose de rare et d'inconcevable, ce qui, à vrai dire, n'élucidait pas la question.
Plus d'une fois, il arriva à Romagny d'être présent à cette petite conférence sur la Belle au Bois-Peillot, comme le vicomte appelait Pauline, mais, bien que mieux informé que son ami, il gardait toujours un silence prudent et soucieux.
S'il arrivait à Charaintru de l'interpeller, de le prendre à témoin, de vouloir lui faire raconter le rôle qu'il avait inconsciemment joué dans le drame, le sculpteur répondait par des phrases évasives ou des monosyllabes, comme un homme à qui ce genre de conversation ne pouvait qu'être parfaitement désagréable.
—Enfin, ne cessait de répéter Charaintru, tu ne me feras jamais croire, après la comédie que tu as jouée avec le baron pendant toute une nuit—nuit que, par parenthèses, je n'oublierai jamais, car tu me l'as fait passer à la belle étoile!—tu ne me feras jamais croire, dis-je, que tu ne savais pas d'avance le fin mot de toute cette histoire. Voyons, pourquoi n'as-tu jamais voulu me dire le mobile qui te faisait agir?
—Parce que tu l'aurais répété.
—Ainsi, c'était un secret?
—Non, mais discrétion pure... Je ne suis pas seul intéressé dans la question.... donc je n'ai pas le droit de parler.
—Tu vois, tu étais complice?
—Hélas! complice inconscient d'une aventure bien triste et bien simple... que tu connais comme moi!
—C'est entendu! Tu ne t'expliqueras jamais davantage sur ce sujet. Raconte-moi au moins le reste.
—Quel reste? Il y a un reste? demandait Romagny.
—Oui... ce que l'on dit de la mort de la première baronne... que tu as connue.
—On dit qu'elle est morte... Voilà tout.
—Et de celle d'un certain Pastouret, intendant à Bois-Peillot.
—Je te jure encore une fois, répliquait l'artiste avec humeur, que je ne sais rien, absolument rien. Je ne puis que me récuser, par conséquent... D'ailleurs, ne parlons plus de tout cela... Cela vaudra mieux... Rien ne m'assomme comme tous ces cancans de province...
Et, réduit ainsi à ses propres forces, le pauvre Charaintru finissait par borner sa conférence au simple récit des faits apparents du grand procès du baron Pottemain.
Le vicomte allait renoncer à jamais de pénétrer le secret de cette énigme, quand un incident inattendu vint exciter de nouveau, et au plus haut degré, sa curiosité.
Il traversait une après-midi la place Saint-Sulpice, quand il croisa une jeune femme, fort élégamment, quoique simplement mise, sur laquelle il leva les yeux.
Charaintru s'arrêta net, croyant être le jouet d'un effet d'optique. La femme qui venait de passer près de lui était Pauline Marzet...
C'était bien sa tête fine et intelligente, sa taille cambrée, sa démarche un peu indolente...
Ce qui le confirma dans cette opinion, c'est que la passante parut avoir remarqué l'attention dont elle était l'objet de sa part et il lui sembla qu'elle pressait le pas. Charaintru voulut en avoir le cœur net.
Bien que certain de ne pas s'être trompé, car son impression avait été trop vive et la ressemblance trop frappante, il emboîta le pas derrière l'inconnue, avec discrétion toutefois, de façon qu'il fût impossible à la jeune femme de s'apercevoir qu'elle était filée.
—D'ailleurs, pensait le vicomte, pourquoi ne serait-ce pas Pauline Marzet? Quelle preuve matérielle a-t-on de sa mort? Aucune. Il était de toute évidence qu'elle ne sympathisait pas avec son mari. Elle pouvait avoir une liaison. Qui dit que le jour où elle disparut si subitement un galant ne l'attendait pas avec un bon cheval à l'entrée de la forêt... On ne s'est aperçu de sa fuite que plusieurs heures après... On fait du chemin en une nuit!... Mais alors Romagny était au courant. Et ce cachottier-là qui s'obstine à ne rien dire!... Eh bien, je vais pousser ma petite enquête. J'aurai sans lui le fin mot de l'affaire... Il sera joliment attrapé... Car il n'y a pas à en douter, c'est bien la baronne que je suis... Plus je la regarde et plus ma certitude augmente!
Cependant l'inconnue s'était engagée dans la rue de Tournon, qu'elle remonta jusqu'au Luxembourg. Parvenue à la rue de Vaugirard, elle tourna à droite et, après avoir jeté un coup d'œil furtif derrière elle, elle entra dans une maison de bonne apparence.
—Bien! pensa Charaintru, la voilà remisée! Elle ne m'a pas conduit trop loin!
Il fit les cent pas quelques minutes, puis, s'armant de toupet, il s'introduisit à son tour dans la maison et s'adressa à la concierge.
—Pardon, madame, je crois avoir reconnu la personne qui vient de monter il y a un instant...
Elle est bien votre locataire?
—Oui, monsieur, répondit la vieille femme en regardant le vicomte d'un air soupçonneux.
—Pourrais-je savoir son nom?
—Pourquoi faire?
Charaintru comprit et, pour lever les scrupules de la mégère, il lui glissa vingt francs dans la main.
—Oh! madame, répliqua-t-il, c'est par curiosité. Je viens de vous dire que je crois avoir reconnu une personne de ma connaissance, mais n'étant pas sûr de ne pas me tromper, je n'ai pas osé me présenter à elle.
La vieille n'en demandait pas tant et elle dit tout ce qu'elle savait. M. Raymond Darcy, employé dans une grande Compagnie d'assurances, avait emménagé avec sa femme, depuis plusieurs mois. C'étaient des gens charmants, très bien considérés et sur lesquels il n'y avait rien à dire... La dame était professeur de piano. Ils occupaient tous deux un petit appartement au cinquième étage.
—Et tenez, ajouta la concierge, voici justement le mari qui rentre.
Charaintru ajusta son monocle, considéra le nouveau venu: un grand jeune homme d'une physionomie très ouverte et paraissant âgé de trente à trente-cinq ans environ.
—Ne dites rien, fit-il vivement, je m'étais trompé, je ne connais pas ce monsieur ni sa femme.
—Rien pour moi? demanda Darcy, en passant.
—Rien du tout! répondit la vieille.
Charaintru remercia son interlocutrice et se retira très perplexe. Décidément, il s'était trompé; ce n'était pas la baronne qu'il avait rencontrée, mais vraiment la ressemblance était bizarre et il se promit d'instruire Romagny de son aventure, mais il fut quelque temps sans rencontrer le sculpteur, et le hasard le mit un beau jour vers cinq heures en présence de M. de Guermanton, assis à la terrasse du café de la Paix.
C'était une heureuse rencontre. Peut-être allait-il pouvoir apprendre quelque chose. Il s'assit près de son ami et, après quelques phrases banales de politesse:
—Vous avez dû, dit le vicomte, recevoir un coup bien sensible de la mort mystérieuse de cette pauvre Pauline Marzet, qui a fait à Guermanton et dans tout le pays bourbonnais un bruit si considérable?
—En effet! répliqua le gentilhomme, dont le sourcil se fronça.
—Eh bien, mon cher, savez-vous ce qui m'est arrivé? reprit Charaintru avec une comique importance.
—Je le saurai quand vous me l'aurez dit, repartit Jacques. Encore une aventure extraordinaire?
—Et si Pauline Marzet n'était pas morte?
M. de Guermanton tressaillit. Mais il se contint et parvint à cacher son émotion.
—Vous l'avez rencontrée... peut-être? Vous allez encore me faire un de ces cancans dont vous êtes coutumier... Et où ça?... En partie fine, je parie... dans un restaurant de nuit?
Il sut mettre dans ses paroles un ton de persiflage qui, s'il ne convainquit pas le vicomte de sa sincérité, lui fit tout au moins penser qu'à l'exemple de Romagny, Jacques se moquait de lui.
—Non pas! non pas! riposta Charaintru. J'ai rencontré Pauline Marzet toute seule place Saint-Sulpice et je l'ai vue comme je vous vois.
—Vous êtes sujet aux hallucinations, mon cher! Pauline Marzet est malheureusement bien morte! dit Jacques résolument, navré qu'il était qu'un autre que lui et surtout un bavard aussi dangereux que le vicomte eût surpris le secret de la pauvre femme.
—Je n'ai pas été le moins du monde le jouet d'une hallucination! repartit Charaintru.
—Alors, vous lui avez parlé?... Que vous a-t-elle dit? demanda Jacques, plus impressionné qu'il ne voulait le paraître.
—Hélas! je n'ai pas osé l'accoster! soupira le gommeux.
Jacques respira. Et Charaintru allait raconter à quelles investigations il s'était livré, quand l'arrivée d'un nouveau personnage arrêta net les paroles sur ses lèvres.
Darcy, le mari de la dame de la place Saint-Sulpice, était devant lui et il tendait tout souriant la main à Jacques de Guermanton!
—Heureusement je te trouve! s'écria Raymond. J'avais une peur bleue que tu ne fusses parti! J'ai enfin gagné ma cause et nous partons quand tu voudras! Le plus vite possible! Marguerite consent!... Mais je te dérange, je te demande pardon, ajouta-t-il en remarquant la présence de Charaintru.
—Mais pas du tout! fit Jacques, que la présence du vicomte gênait horriblement. Monsieur de Charaintru! ajouta-t-il, monsieur Raymond Darcy, un ami de vingt ans, qui devient l'intendant de mon domaine de Rouchamp!
Les deux hommes se saluèrent.
Jacques reprit:
—Je vous demande mille excuses, mon cher Charaintru, mais je suis obligé de vous quitter... Je repars demain pour Guermanton et j'ai beaucoup d'affaires encore à régler...
—Alors, je ne vous reverrai pas? demanda le vicomte, qui eût donné gros pour rester.
—Non! non! Vous ne me reverrez pas! A bientôt! se hâta de répliquer le gentilhomme.
—Mes respects à Mme de Guermanton!
—Je n'y manquerai pas!
—Voilà, pensa le vicomte en regardant les deux hommes s'éloigner, une coïncidence bizarre! Et il y a là-dessous un mystère que j'éclaircirai en dépit de toutes les mauvaises volontés... Il est évident que Guermanton sait à quoi s'en tenir sur cette disparition qui n'en est pas une... Mais c'est une vraie porte de prison! C'est singulier comme le genre porte de prison prévaut dans la société d'à-présent! Depuis quelque temps je ne rencontre que des gens dominés par une idée universelle... Celle de me faire taire... ou de ne rien dire! Eh bien, je me passerai d'eux et j'en aurai le cœur net, car tout ceci est vraiment trop curieux!
—Alors, tu pars demain? demanda Raymond à son ami, dès qu'ils furent seuls.
—Non, mais je voulais échapper à Charaintru, qui est le plus insupportable raseur qu'on puisse rencontrer... Il ne nous aurait pas lâchés! dit Jacques.
La vérité était qu'à tout prix il avait voulu couper court à toute conversation entre les deux hommes et éviter ainsi une indiscrétion assurée de la part du petit vicomte.
Au fond du cœur, il était assuré d'avoir retrouvé Pauline dans Marguerite Darcy, mais par un sentiment d'exquise délicatesse, il entendait laisser à la jeune femme la liberté de rompre son incognito à l'heure où elle jugerait pouvoir le faire sans danger.
Raymond raconta à M. de Guermanton quelles luttes il avait dû soutenir pour arriver à faire triompher ses idées et, lorsqu'il le quitta, toutes les dispositions étaient prises en vue de sa prochaine installation et il avait reçu, avec les pouvoirs les plus étendus, les instructions les plus détaillées.
En rentrant, il fit le récit à sa femme des divers incidents de la soirée qu'il venait de passer et il eut la satisfaction d'entendre Marguerite lui demander en souriant de vouloir bien hâter les préparatifs de leur départ.
Un mois plus tard, les deux amants dirent adieu aux arbres en fleurs du Luxembourg et ils partirent pour l'inconnu comme on part pour le bonheur.
VI
M. de Guermanton parut, en arrivant à son château, plus sombre que de coutume. Sa femme lui demanda avec anxiété des nouvelles de ses enfants, dont l'un, Georges, était en pension à Arcueil et l'autre, Berthe, au Sacré-Cœur. Il lui répondit qu'ils allaient à merveille.
Jeanne insista pour savoir s'il avait fait quelque mauvaise rencontre à Paris. Jacques lui répondit qu'il en avait fait au contraire une excellente, que depuis trop d'années il avait laissé son bien patrimonial de Rouchamp en souffrance, que le hasard lui avait fait rencontrer à Paris un ancien ami malheureux et qu'il l'expédiait en Morvan pour remettre ses terres en valeur.
—C'est un agronome? demanda Jeanne avec sa précision habituelle.
—Non... répondit Jacques, c'est... c'est un employé d'assurances sur la vie!
—Oh! mais, dit la dame, c'est vraiment par trop extraordinaire! Quel rapport y a-t-il entre cet emploi et la culture des betteraves?
—Un immense! C'est qu'il est malheureux à Paris et que, par comparaison avec le Luxembourg, qu'il voit de ses fenêtres, il trouvera les murs de Rouchamp, où il sera heureux, beaucoup plus gais... et il s'y attachera et surveillera plus attentivement les cultivateurs... Comme il est intelligent, il ne sera pas long à se mettre au courant...
—Ce qu'il y a de certain, dit Jeanne, c'est que je n'irai pas souvent lui rendre visite!
Son mari eut sur les lèvres le mot:
—Heureusement!
Il avait sur le cœur la ressemblance de Marguerite et de Pauline et, bien loin d'en parler, il craignait d'y penser lui-même.
Mais la cause de l'aversion de Jeanne pour le Morvan tenait à une autre cause.
Un malheureux accident avait plongé dix ans auparavant sa famille dans le deuil.
Son unique frère s'était tué avec son fusil, en sautant une haie, dans la propriété de Rouchamp.
Cependant, l'événement récent qui l'avait mis en présence de celle qu'au fond de son cœur il tenait bien réellement pour l'ancienne institutrice de ses enfants, lui donna la curiosité de savoir ce que pensait exactement sa femme au sujet de Pauline.
Il amena adroitement un jour la conversation sur le compte de la défunte baronne et il put se convaincre que Jeanne se consolait de la mort de Mlle Marzet par cette réflexion simple, et topique, que cette jolie personne était trop extraordinaire, et que son suicide avait dû être simplement l'explosion d'une maladie mentale qu'elle couvait depuis le temps où elle avait habité la patrie des thugs, des mancenilliers et des serpents.
Jacques se sentit complètement rassuré. Il était impossible qu'un soupçon pût jamais germer dans l'esprit de la châtelaine à l'égard de la compagne de Raymond.
Toutefois, en femme pratique qu'elle était, Mme de Guermanton chercha à deviner le caractère de Darcy, par une lecture attentive des lettres datées du Morvan, car elle ne pouvait admettre qu'il suffit d'avoir été employé d'assurances pour être bon administrateur.
Elle y remarqua une extrême conscience dans la direction des travaux, la recherche des économies, l'application des méthodes nouvelles. Elle y vit, de plus, que l'intendant avait été homme de lettres et, chose dont Jacques avait oublié de lui parler, qu'il était époux et qu'il allait être père. Elle lui pardonna la Compagnie d'assurances, la littérature et le reste, en pensant qu'il allait augmenter les revenus. L'époque des moissons, que Raymond y fût pour quelque chose ou qu'il n'y fût pour rien, amena des résultats magnifiques. En outre, les châtelains de Guermanton reçurent avis que Mme Darcy venait de mettre au monde un superbe garçon auquel on avait donné les prénoms de Jacques-Maurice.
Jacques montra de ces nouvelles une vive satisfaction et, vers la moitié des vacances, à peine avait-il passé un mois avec ses enfants qu'il annonça tout à coup l'intention d'aller ouvrir la chasse à Rouchamp et de s'entendre avec Darcy pour les coupes de bois projetées.
Mme de Guermanton, qui n'avait nulle envie de suivre son mari, chercha en vain à le détourner de ce dessein. Il partit et elle fut quelque temps sans recevoir de lui aucune nouvelle.
Jacques, de son côté, n'avait pas annoncé à Raymond sa visite, de telle sorte qu'il tomba comme une bombe au milieu d'un ménage qui, au lieu de profiter des facilités grandes d'un château vide pour s'étendre, s'était restreint à un ancien pavillon de garde et avait suspendu aux solives du plafond, au-dessus du piano même de Marguerite, des épis de maïs et des fusils de chasse.
Quand M. de Guermanton découvrit l'heureuse maisonnette, la première chose qui frappa sa vue fut un spectacle charmant.
Contre l'ordinaire de ce temps, où l'on voit des villageoises transformées en dames et se plaisant à échanger le fichu rouge, la croix d'or et le bonnet rond contre des parures citadines, Marguerite, belle comme une oréade des métamorphoses d'Ovide, était assise sur le seuil de sa demeure dans un négligé champêtre.
Une paix profonde régnait dans sa physionomie et elle regarda un moment le voyageur sans le voir, mais lui l'avait reconnue.
Sur une chaise de paille, un peu renversée, Marguerite allaitait son enfant. L'un de ses genoux, se croisant sur l'autre, avait fait tomber, du pied suspendu, le petit sabot d'érable à talon qui lui servait de pantoufle et sa chemise de fine toile pour toute robe trahissait des épaules et un sein dignes des pinceaux du Corrège. Ses cheveux noirs étaient négligemment tordus et relevés au sommet de sa tête. Marguerite avait survécu à Pauline, mais à la façon dont l'été survit au printemps.
De même que, dans les rêves de la nuit, une personne en devient une autre sans changer de nom, ou bien change de nom sans changer de figure; de même, dans son rêve tout éveillé, peu s'en fallût que Jacques, à l'aspect de Marguerite, ne l'appelât encore Pauline.
Tout à coup, Marguerite aperçut l'étranger... Elle se leva précipitamment et s'enfuit dans la maison, en rougissant de la simplicité de son costume.
A peine avait-elle disparu que Raymond s'avança, tenant à la main un rabot, qu'il laissa tomber en venant au-devant de Jacques.
—A quoi pensais-tu? demanda M. de Guermanton.
—A toi! répondit Darcy.
Ce simple mot fut dit avec une telle ferveur de reconnaissance et de tendresse que le gentilhomme n'osa plus suivre du regard l'image voluptueuse qui venait de disparaître. Car l'amitié venait de se dresser de toute sa hauteur sur le seuil de l'amour...
Cependant, la situation réciproque allait devenir intenable; Jacques, à n'en plus douter, se trouvait en face de Pauline Marzet.
Darcy ignorait-il les origines extraordinaires de son propre ménage?
Savait-il qu'entre deux unions contractées dans le même pays par une même femme, il y avait un décès imaginaire?
Ce genre de bigamie, qui a des exemples connus dans les Causes célèbres, était-il accepté par Darcy aux risques et périls qui pouvaient en résulter, si Pottemain rencontrait jamais celle qui avait été la baronne?
Il n'y avait qu'une question, résolue affirmativement et de franc cœur par Jacques de Guermanton: Pauline avait bien fait de se soustraire aux persécutions infernales résultant de ce mariage que M. de Guermanton lui-même lui avait fait imprudemment contracter.
D'ailleurs Pauline vivait, c'était assez!
La revoir vivante, après l'avoir pleurée morte, c'était une telle joie pour l'ami de Pauline qu'il ne regardait guère au delà, quoiqu'il fût toujours décidé à lui cacher le degré de sa tendresse, et, par une conséquence naturelle, il ne songea plus qu'à la conduite prudente à tenir vis-à-vis de ce ménage singulier.
Il se dit qu'il devait feindre en face de Darcy et accepter Pauline pour Marguerite.
Mais, pour dissiper le malaise que la jeune femme ne manquerait pas d'éprouver, il se décida à rechercher un entretien avec elle, en vue de la mettre à l'aise, ou du moins de la rassurer.
Aussi, dès qu'il eut échangé avec Darcy les premiers mots indispensables et complimenté son régisseur de l'ordre admirable qui semblait régner dans la propriété, il l'éloigna de la maison sous un prétexte plausible et fit demander à Mme Darcy la faveur de se présenter à elle.
Marguerite s'excusa d'abord sur l'état de sa toilette, mais Jacques insista de telle façon et si gracieusement qu'il fut impossible à Mme Darcy de refuser.
Elle se présenta à M. de Guermanton, son fils Maurice dans les bras, comme pour demander grâce au nom de l'enfant et s'en servir comme d'un bouclier mystique.
Jacques la considérait attentivement avec un rayon de bon vouloir et de consolation dans les yeux et sur les lèvres.
—Pauline, lui dit-il avec une infinie douceur, ne craignez rien de moi! Si votre nom est un mystère, même sous ce toit, vous serez éternellement pour moi Marguerite!
—O mon ami... mon second père! murmura la jeune femme, qui sentait ses genoux plier sous elle.
Jacques comprit la défaillance de son interlocutrice. Il avança rapidement un fauteuil et fit asseoir Pauline, dont l'affaissement, sous le coup d'une émotion si longtemps contenue, était passagèrement complet.
—Je vous ai menti, quand j'étais à Paris, lui dit-elle dès qu'elle put parler; ici, je ne vous attendais pas encore, mais j'avais prévu que ce serait bientôt... et alors j'ai tremblé... Mais je me fiais au souvenir de votre affection... Je suis bien coupable, mais j'étais si malheureuse aussi!... Raymond a tout remplacé et il aurait tout pardonné, s'il savait tout!... Mais je ne lui ai dit que ce qu'il importait à son honneur et à sa tranquillité de savoir... Pour lui, je n'ai jamais été châtelaine de Bois-Peillot et je ne suis jamais morte!... Mais il sait, depuis notre arrivée ici, que je suis une esclave fugitive que le maître ne doit jamais revoir... Une femme mariée en rupture de ban... Raymond ne m'a pas repoussée... Quelque chose me disait que vous, l'auteur involontaire de tous mes maux, vous ne me repousseriez pas non plus... Si jeune et si ignorante de la vie... mariée à un assassin!...
En prononçant ces mots d'une voix entrecoupée, Pauline fondit en larmes. Entendant pleurer sa mère, le petit enfant se mit aussi à pleurer. Alors elle le pressa contre sa poitrine en le berçant avec tendresse.
Le fils de Raymond se tut et s'assoupit, et Pauline, en le contemplant, essuya ses pleurs.
—Comme je l'aime! murmura-t-elle de cette voix profonde que les mères ont toutes en parlant de leur enfant.
—Ainsi, dit Jacques en s'arrêtant à sa contemplation, Darcy ne connait point la baronne Pottemain?
—Pas encore! mais je ferai tout ce que vous ordonnerez! J'avais compté sur vous pour m'éclairer, pour me guider dans ma voie... Avais-je eu raison?
Pour toute réponse, M. de Guermanton prit la main que Marguerite Darcy avait libre et la porta à ses lèvres.
—Je sais, ajouta-t-elle, qu'au point de vue des lois ma situation est très grave et celle de mon enfant peut-être plus encore que la mienne... mais quel intérêt le baron, à qui j'ai laissé ma fortune par le fait de mon décès, aurait-il à persécuter une femme dont il n'a rien obtenu, ni bonheur... car enfin, je l'ai rendu malheureux... ni avantages sociaux, puisque j'étais sans famille, sans naissance...
—Il est vrai, dit Guermanton, mais la haine a sa logique et la vengeance est le plaisir des méchants!...
Au bout de quelques jours d'habitation sous le toit de Marguerite, M. de Guermanton reçut une lettre de sa femme.
Elle lui annonçait que, les vacances des enfants prenant fin, elle allait les reconduire à Paris. Ensuite de là, et puisque l'absence de son mari paraissait devoir se prolonger indéfiniment, elle se proposait de le rejoindre à Rouchamp.
L'inconvénient d'un voyage de Jeanne en Morvan apparut de prime-abord à Jacques.
Confident de l'extraordinaire aventure qui avait fait revivre en Marguerite Darcy la jeune institutrice, il sentit parfaitement l'explosion de jalousie à laquelle un pareil rapprochement donnerait lieu de la part de Mme de Guermanton et il résolut, pour la prévenir, de partir plus tôt qu'il n'en avait le projet.
Dans cette pensée, il répondit à Jeanne qu'il aurait le plaisir de la revoir chez elle à la fin de la même semaine, et, par manière de causerie, il lui demanda si elle avait quelque nouvelle de leurs voisins de campagne, du curé et notamment du baron Pottemain.
La réponse de Jeanne ne se fit pas attendre, mais elle était datée de Paris. Elle donnait des nouvelles du curé de Besson, disait que du baron elle n'avait plus ouï parler depuis le décès ou la disparition de sa femme et elle ajoutait:
«Dès mon arrivée dans la capitale, j'ai rencontré M. de Charaintru, toujours empressé et toujours bavard, racontant partout des histoires conformes à sa fameuse devise: les pieds dans le plat!
«Il affirme avoir rencontré à Paris notre ancienne institutrice Pauline Marzet.
«J'ajoute aussi peu de créance à l'aventure qu'à la plupart des potins du personnage, mais il est fort remarquable que cette confidence à vous faite, paraît-il, par Charaintru lui-même, mon cher Jacques n'ait trouvé nulle place dans aucune de vos causeries avec moi—d'autant plus que les circonstances qui accompagnaient cette soi-disant rencontre étaient au moins bizarres...»
M. de Guermanton maudit une fois de plus l'inopportune indiscrétion du gommeux. Toutefois il montra, sans retard, la lettre qu'il venait de recevoir à Marguerite, qui pleura d'attendrissement en reconnaissant l'écriture de celle qui avait été son amie et son hôtesse et qui versa quelques larmes plus amères, en constatant la froideur glaciale de ces mots: «notre ancienne institutrice...»
Cette communication, faite à Pauline en l'absence de Raymond, ramena fatalement la conversation entre elle et M. de Guermanton sur le pénible et scabreux sujet qu'ils évitaient en présence de Darcy.
Pauline tenait à marquer tout le regret qu'elle éprouvait à cette heure d'avoir souffert l'annexion à Bois-Peillot d'un lot considérable, par suite de la donation que Jacques lui en avait faite à elle, pour la marier, et désormais en pure perte. Aussi lui dit-elle:
—Si jamais nous devenons riches, Raymond et moi, je vous rendrai la valeur de cette parcelle de terre... J'y tiens!
—Votre mari m'a déjà fait cette restitution sans le savoir, en doublant la valeur de la propriété que je lui ai confiée, dit Jacques avec une délicatesse égale à celle de Mme Darcy. Parlons d'autre chose. N'avez-vous pas laissé derrière vous, à Bois-Peillot, en dehors de fâcheux souvenirs, aucune trace que votre intérêt actuel vous commande d'effacer?
—Pardon, mon ami, dit Pauline. Il y en a une qui me trouble excessivement et que j'avais omise d'abord dans les incroyables épreuves que j'ai dû traverser. Un franciscain, qui a reçu ma confession quand j'étais à Bois-Peillot, a été chargé par moi de certains papiers qu'il devait remettre au Procureur de la république sur un avis de moi, ou au bout d'une année expirée... dans le cas où il apprendrait ma mort... Je m'attendais alors à être assassinée... Ces papiers contenaient la preuve des crimes qui ont supprimé l'infortuné Pastouret, ancien intendant du baron, comme la première châtelaine de Bois-Peillot, et qui pouvaient amener ma suppression dans des conditions analogues, si ma vie était jamais devenue un obstacle sérieux pour le baron!... Mais, voulant me réserver de surseoir à l'exécution de cette cruelle justice, et ne m'étant décidée même à la suspendre sur la tête de l'assassin que pour prévenir de nouveaux crimes, il était convenu que sur un simple avis de moi, parvenu dans le courant de l'année, ces dénonciations seraient livrées aux flammes... Or, le terme fatal est dépassé... Depuis quelque temps je ne vis plus... Je ne passe plus un jour sans parcourir dans les feuilles la rubrique: Tribunaux, m'attendant toujours avec terreur à y lire l'arrestation de M. Pottemain, sous la prévention des crimes que j'ai énoncés!... Pour le monde, aujourd'hui, je suis morte... Il m'est donc difficile de communiquer avec le franciscain sous mon nom actuel, et je me souviens exactement des dernières paroles que nous échangeâmes:
—Si, d'ici à un an, à partir de ce jour, vous n'aviez reçu de moi nul avis dans aucun sens, faites parvenir ce pli au Procureur... Aujourd'hui, je ne veux plus savoir si le baron mérite ou non le sort que je lui avais préparé, car moi-même je suis coupable d'une faute, d'un crime peut-être!... A qui pardonne, Dieu a promis le pardon! Ainsi donc, le devoir qui s'impose à moi est de mettre à néant mes dénonciations, laissant Dieu faire désormais justice lui-même, et je ne sais quel moyen choisir pour arriver à cette fin nécessaire... J'ai donc recours, dans cette perplexité... à vos bons conseils...
—Je comprends vos scrupules, répliqua M. de Guermanton, et je les approuve. Je veux tout faire pour les lever... Il y a d'ailleurs là une question de sécurité pour vous-même... Oui, Pauline, il faut, comme vous le dites, arracher le papier fatal des mains de ce capucin... J'irai, je lui parlerai et muni d'un mot de vous, j'arrangerai tout... Comptez sur moi! Il est clair qu'entre mon départ qui aura lieu après-demain et l'heure où nous sommes, rien ne sera survenu du côté de Bois-Peillot, après une année entière de silence et d'oubli.
—C'est bien ce qui m'effraie, dit Pauline, en frissonnant. Il y a maintenant un an que je m'évadais de Bois-Peillot! Le malheur marche si vite! Et puis, vous le dirai-je, je suis, depuis quelque temps, en proie à de sinistres pressentiments... J'ai des cauchemars... Cette nuit encore, je voyais le baron courir à toute bride et fondre sur cette paisible retraite, pour piétiner, sous le sabot de son cheval, le berceau de mon pauvre enfant!
—Les femmes ont des nerfs, dit Jacques en souriant. Elles construisent souvent des drames sur une impression fugitive. Gardez-vous de vous livrer à ces sinistres rêveries! Je suis là, Pauline, et je n'ai que faire de vous dire que l'ancien capitaine retrouverait son épée, un pistolet, un couteau, s'il s'agissait de vous défendre!
—Je n'en ai jamais douté, mon ami! Par malheur, bientôt, je vous appellerais en vain, puisque vous retournez à Guermanton.
—De grâce, bannissez ces folles terreurs! Votre petit nourrisson a besoin de votre lait. Ne le tarissez pas par des appréhensions que rien n'autorise...
—Le malheur marche vite! répéta Marguerite Darcy, en s'abîmant dans une rêverie douloureuse.
Mais l'arrivée du père de son cher enfant lui fit chasser le nuage appesanti sur son beau front.
Une boucle rebelle voltigea sur ses yeux et cacha une larme suspendue à ses cils et Darcy ne put apercevoir, sur les deux visages de ses deux amis, que deux bons sourires!