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Barnave

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CHAPITRE VIII

Ce palais de Versailles, ce favori sans mérite, au dire de M. le duc de Saint-Simon, était pourtant, à le bien voir, un monument digne du monarque auguste qui l'avait construit, pour y loger sa monarchie. Il est difficile d'imaginer une profusion plus royale d'or et de peintures; les plafonds en sont surchargés, les portes, sculptées avec le soin d'un ouvrier chinois faisant une pagode, représentent un entassement de chefs-d'œuvre; les salons sont vastes et pleins de magnificence; et partout sur les murs, sur les corniches, sur le marbre et sur les cuivres, sur l'or, sur le fer, sur le bois de cèdre et sur la laine des tapis, on retrouve à profusion le soleil de Louis XIV. Certes, le grand roi vivait encore, en ce palais de Sa Majesté, le jour où nous y fûmes admis ma mère et moi. Tout était silence et repos, à cette heure. Au sommet de l'escalier de marbre, un garde-du-corps du roi se promenait à pas comptés; dans le grand salon, quelques seigneurs de la chambre du roi se livraient à un jeu effréné; dans la salle des gardes, de vieux officiers réunis autour de l'âtre immense parlaient de batailles et de philosophie, et un peu plus loin, de jeunes gardes cadençaient des vers, ou se promenaient l'arme au bras.

Alors nous traversâmes l'Œil-de-Bœuf, cette antichambre du grand siècle où se pressait la plus belle cour de l'univers; en passant, nous jetâmes un coup d'œil dans la vaste galerie où Lebrun a représenté tout le règne; la galerie était déserte, les ombres du foyer s'alongeaient sur le mur attristé; les héros paraissaient se battre encore; les tentes étaient agitées par le vent du nord; les armes s'ébranlaient, et le Rhin, notre Rhin, enflait son onde menaçante; la grande France allait, à grandes enjambées, enseignes déployées, toute brodée et chargée à profusion de plumets et d'ornements, comme à un tournoi. Voilà vraiment la bannière antique, et voici les belles écharpes, les couleurs des dames, le bruit des poëtes, la grâce accorte des comédiennes: Racine et Despréaux, Molière et Mlle Béjart, les fantaisies et les poëtes qui courent les camps, voilà le bel âge! Arrêté sur le seuil de cette vaste galerie, il me semblait que tout à coup ces géants allaient descendre de la muraille, que ces chevaliers et ces nobles dames allaient se mouvoir de nouveau,... j'étais prêt à tomber à genoux!

À cette heure, autrefois si bruyante et qui résonnait de tout l'esprit, de toutes les musiques, de toutes les ambitions de Versailles, le nouveau roi disparaissait, la cour se taisait, le bruit rentrait dans l'ombre, et cette vaste demeure était en proie au silence! Ainsi quand j'eus réparé le désordre de ma toilette et retrouvé ma mère:—Ah! mon fils, me dit ma mère, n'oubliez pas que nous habitons le toit même de celui qui disait: «J'ai failli attendre!...» Il est vrai que voilà bien longtemps qu'il est mort.

La reine était absente, et ma mère avait été introduite, par la volonté de Sa Majesté, dans l'appartement même de la reine. C'était une vaste chambre, un appartement royal. On y voyait le portrait de l'infortuné roi Louis XVI, il était entouré de Mesdames, filles de Louis XV; ces portraits étaient empreints d'une sévérité inaccoutumée, et représentaient les princesses dans les habitudes de leur vie, à l'ombre, en même temps que l'accessoire adoptait le goût le plus moderne. Il y en avait une qui lisait un livre pieux appuyé sur les ailes d'un amour, l'autre tenait entre ses genoux une lourde basse dont elle paraissait jouer solennellement; il y avait dans les autres portraits, des petits chiens et des vases de fleurs. Ma mère, au moment où je vins la rejoindre, était occupée à considérer le portrait de Marie-Antoinette. L'artiste avait placé cette aimable et noble figure au fond d'une rose épanouie, élégant et diaphane compliment à la Dorat.

C'était, dans ce beau lieu, une exquise élégance, une richesse intelligente et pleine de goût. N'eût été l'aigle aux deux têtes de la maison d'Autriche, et la couronne de France, qui éclataient de toutes parts, on eût plutôt soupçonné dans ces retraites la jeune femme que la reine. Ma mère, plus heureuse que moi, l'étiquette et le respect me retenant sur le seuil de la chambre à coucher, put contempler à son aise cet intérieur plus que royal. Ma mère se souvenait encore, il y a vingt ans, de tous ces détails du coucher de la reine; elle me les a racontés bien souvent. Chaque fois que nous parlions de la reine, elle me racontait qu'elle avait vu, le soir dont je parle, un spectacle inattendu, charmant et d'une simplicité qui ne pouvait se pardonner qu'à une reine de cette grâce exquise et de cette auguste beauté. En même temps, ma mère, enchantée et chagrinée à la fois, racontait tout ce qu'elle avait entrevu dans ces ténèbres éclairées: les simples préparatifs de la toilette du soir, le manteau pour la nuit, la longue camisole blanche et boutonnée du corsage au menton, simple et chaste vêtement du sommeil, le simple mouchoir et la longue coiffe qui devaient envelopper cette tête royale; au pied du lit, sur un tapis des Gobelins représentant un paysage allemand deux pantoufles, dignes d'une grande dame chinoise, attendaient le plus joli pied qui fut en France.—Ah! je me vois encore en la chambre de notre jeune archiduchesse, reprenait ma mère en soupirant, tant il y avait de simplicité et de goût autour de cette couche d'une reine que la France salua avec tant de transports d'amour et d'orgueil, quand elle lui donna son premier dauphin!

Souvent, depuis ce temps, en résumant mes souvenirs, j'ai cherché à me figurer quel dut être l'effroi et l'étonnement du premier brigand qui pénétra, l'horrible nuit du 6 octobre, dans la chambre de Sa Majesté. La porte se brise, et la reine, en sursaut réveillée, échappe, à demi-vêtue, à ce brigand, resté seul dans ce sanctuaire, épouvanté et comprenant à peine son audace! Indigne populace! Ah! l'indigne! Elle ne sait pas s'arrêter aux rideaux de l'alcôve royale! Elle a impitoyablement foulé à ses pieds sanglants le sommeil du roi, le silence de sa demeure, l'alcôve de la reine et son lit, fouillé par les baïonnettes de ces misérables!... L'invasion de Versailles! Elle a plus déshonoré ce peuple affreux que l'échafaud du 21 janvier sur la place de la Révolution!

Certes, nous comprenons Marie-Antoinette allant à la mort, sur une charrette, au milieu de l'injure et des respects; mais la reine, enfermée à Versailles et vouée aux tortures de l'émeute, entre les têtes coupées de ses gardes-du-corps... Voilà ce qui va au delà de toute espèce d'invention!... Ce sont là de ces enseignements qui ont manqué à Bossuet.

À ma première entrée au château de Versailles, j'étais loin de prévoir toutes ces ruines; je jouissais de tout ce que je voyais, en vrai jeune homme, et je tâchais de deviner, à force de passion, tout ce que je ne voyais pas. Je portais envie à ma mère, qui me laissait sur le seuil de la chambre royale; naguère j'étais entré dans la chambre du grand Frédéric, je m'étais agenouillé devant le lit de camp sur lequel il était mort, j'avais posé mes lèvres sur la table où il écrivait ses histoires, ses musiques, ses lettres à Voltaire, les épitaphes de ses chiens et ses plans de bataille. Eh bien! les murs habités par ce grand homme, les lieux où il rendit le dernier soupir, les meubles consacrés par cette pensée royale, ont produit sur moi, Allemand et encore enfant, moins d'effet que n'en produisirent le salon de la reine, son portrait si moderne au milieu des portraits de la famille royale déjà si gothiques; j'aurais donné l'épée et le sceptre de Frédéric le Grand pour le miroir de la reine; Dieu sait pourtant si j'admire, en mon par dedans, le roi de Prusse, moi qui admire jusqu'à ses vers!

Vous croirez peut-être que ce fut ici l'effet des influences secrètes, des invisibles parfums, des traces indicibles que laisse une femme aux lieux qu'elle habite, jetant à pleines mains je ne sais quel charme ineffable qui la fait reconnaître; non, à coup sûr, ce n'était ni le même parfum, ni l'élégance et le goût; malgré moi, malgré la reine peut-être, je me sentis dans une atmosphère plus élevée, et dans un air plus vaste et plus pur. Qu'on me pardonne ces folles paroles, l'expression me manque; hélas! je suis forcé d'aller au delà de ma pensée, il m'est impossible de la dire exactement... Un grand poëte se tirerait de cette peine avec une ode, et l'orateur chrétien se réfugierait sur les hauteurs de l'oraison funèbre... Que de fois, songeant à ces visions, j'ai regretté de ne pas être, un jour, un seul jour, Tacite ou Juvénal, Pindare ou Bossuet!

Nous attendîmes ainsi longtemps, ma mère et moi; ma mère, en s'étonnant qu'une reine de France pût n'être pas chez elle, à cette heure; et moi, en me hâtant de comprendre l'inconcevable bonheur qui m'avait amené du fond de l'Allemagne, en ce lieu splendide, où la plus grande dame et la plus vraiment royale du monde entier allait venir.


DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE I

La reine (et ma mère ignorait cette habitude) passait la plupart de ses soirées chez la surintendante de sa maison, madame de Polignac, en compagnie des seigneurs les plus spirituels et des femmes les plus aimables de la cour. C'était l'heure où, délivrée enfin de l'étiquette et maîtresse à son tour de sa parole et de son geste, elle jouissait des douceurs de l'intimité. La maison de la comtesse Jules de Polignac occupait une aile du château de Versailles, à côté même du grand escalier, et la maîtresse de céans, pour plaire à sa souveraine, s'efforçait de donner à son logis la grâce et le sans façon d'une simple maison bourgeoise; c'étaient l'abandon, la grâce facile, les conversations interrompues, les rires éclatants, les récits burlesques, les superstitions populaires, les bons mots d'une maison bourgeoise, hantée royalement, réunis à l'esprit, à l'élégance, à l'envie de plaire, au ton exquis des plus grands seigneurs. Dans cette société de son choix, la reine était une jeune femme, la première de la société, parce qu'elle était la plus belle et la mieux écoutée, uniquement pour la vivacité, le charme et l'entrain de son bel esprit.

Le soir dont je parle, en vain son monde accoutumé s'était empressé pour complaire à la reine, elle avait témoigné de vives impatiences; que dis-je? elle eût été maussade, si jamais elle avait pu l'être. Il faisait au dehors un de ces silencieux orages d'hiver, parsemé d'éclairs sans tonnerre; une pluie abominable battait contre les murs, les oiseaux de nuit volaient en poussant leur cri funèbre; le roi, qui était à causer géographie et voyages lointains (ses rêves!) ne s'en allait pas. La présence du roi (si voisin de Louis XV!) jetait toujours un peu de contrainte dans cette société intime. Il fallait être absolument plus grave et moins rieur, quand le prince était là; c'était, de sa nature, un époux plein de soins, un bon maître, mais un homme accablé de soucis cuisants et de tant de malheurs, dont il avait le pressentiment.

—Que cette aiguille est lente, et que l'heure est lointaine, ma princesse, dit la reine à demi-voix, nous ne serons jamais à minuit; avancez, s'il vous plaît, cette aiguille inerte; on se meurt d'impatience et d'ennui.

La princesse avança l'aiguille, et la reine avec un regard triste et doux:

—À présent, dit-elle, voilà que l'heure va trop vite; puis, se penchant vers une jeune femme assise à ses pieds:—Allons, Thaïs, l'heure approche et le sorcier va venir. Es-tu fâchée, et veux-tu bien me permettre de retrancher quelques minutes à ta belle vie? Enfin, que voulez-vous, c'est un caprice de reine, princesse de Montbarrey.

Pour toute réponse la princesse de Montbarrey leva ses grands yeux noirs du côté de la reine, avec une singulière expression d'enthousiasme et de dévouement.

—On voit bien, reprit madame de Lamballe, que la reine a des jours et des printemps devant elle! Puisque vous le voulez, Madame, faites un geste, ou soufflez sur l'hiver. Le vieil hiver remportera ses glaçons et ses tempêtes, faisant place au jeune printemps qui dit en nous frappant de sa tiède haleine: Me voilà!

—Non pas, non pas! ma jolie veuve, reprenait la reine, en parlant à madame de Lamballe, non pas encore le printemps. Ne chassons pas le vieil hiver, par amour pour votre amoureux que voici, M. de Bezenval. L'hiver et ses glaçons ont leur charme aussi bien que des cheveux blancs sur un front cicatrisé; attendons le printemps patiemment. Mais quoi! le printemps ramène, entre autres fleurs, ces pauvres et modestes violettes qui te font tant de mal. Eh quoi! s'évanouir à l'aspect de cette humble fleur? La violette est timide, elle se cache, elle exhale de douces odeurs, tu es pâle comme elle; et pour quoi donc en avoir si grand peur, je te prie? Or çà, nous ferons en sorte de t'y accoutumer; un peu de courage, et la fleur proscrite va reparaître en nos jardins réjouis; je veux que Bezenval, lui-même, t'en apporte un bouquet, au premier jour du mois d'avril.

Madame de Lamballe, entendant parler de violettes, pencha la tête et ferma les yeux, ses beaux cheveux se répandirent sur ses épaules, on eût dit qu'elle allait mourir...—Ne parlons plus de ces maudites fleurs; reviens à toi, Marie! Il n'y a plus de violettes ici que toi-même, ô beauté! disait la reine, en l'embrassant.

La pendule, avancée d'un quart d'heure, sonna onze heures... Alors, le roi, toujours ponctuel, se leva; il baisa la reine au front, en jetant un coup d'œil d'intérêt sur la princesse évanouie: Ce ne sera rien! dit-il; puis, saluant la maîtresse de l'appartement, il retrouva quelques-uns de ses gentilshommes dans le salon voisin, la moitié du service ayant manqué, justement par cette pendule avancée un instant.

La reine suivit son mari du regard, avec un doux sourire, puis se tournant vers la comtesse Jules;—Nous avons fait une grande faute, ce soir, ma mignonne, nous avons oublié les respects... Eh bien! pour nous châtier, renonçons à ces curiosités malséantes, et renvoyons à sa caverne le sorcier qui doit venir sur le minuit.

—Si Votre Majesté veut me permettre un conseil, reprit le marquis de Vaudreuil, je serais d'avis en effet de renvoyer ce magicien; la soirée est funèbre, et tout annonce au dehors une tristesse abominable. Ainsi le sorcier aura tort, et nous dirons, s'il vous plaît, des vers de Voltaire ou du nouveau poëte, M. de Parny; cela sera plus sage et plus amusant. Ainsi parla M. de Vaudreuil. Ici la princesse de Lamballe sortit de sa léthargie:—Ne verrons-nous donc pas le sorcier? dit-elle avec cette air penché qu'elle avait mis à la mode, et qui lui allait si bien.

—On m'a conté cependant que la lune et les astres étaient favorables, reprit la duchesse de Fitz-James, en faisant sa grosse voix, et la princesse de Tarente vient de me dire à l'oreille, qu'elle serait inconsolable si elle ne voyait pas le magicien nous arriver, comme un fantôme, à l'heure fatale de minuit.

—Je voudrais savoir, à ce sujet, l'opinion du prince d'Esterhazy, reprit la reine; car vraiment, s'il n'y a pas trop d'obstacles, il serait douloureux de renoncer aux délicieuses terreurs que nous nous sommes promises depuis si longtemps.

—Je n'ai rien à dire, Madame, reprit le prince d'Esterhazy; seulement je ferai observer aux plus poltrons que l'homme attendu n'est pas absolument à nos ordres, et même il n'a pas été facile de le décider à venir ce soir; c'est un homme atrabilaire et quinteux, et je puis assurer à Sa Majesté qu'il m'en a coûté bien des arguments pour en venir à bout.

—Du moins, reprit le marquis de Vaudreuil, on ne lui a pas dit en quel lieu il devait être amené, quelle société l'appelait, à quel auguste personnage il parlerait ce soir! Vous vous êtes bien gardé de compromettre la reine, M. d'Esterhazy?

La reine reprit:—Vous voilà bien toujours, prudent et bon Vaudreuil, dévoué à ma très-imprudente majesté, plein de précaution et de minutieuses prévenances! Pourriez-vous cependant me dire comment se porte madame la marquise de Vaudreuil?

Cette question imprévue interrompit toute conversation. Le penchant de la reine pour M. de Vaudreuil, et la noble résolution du marquis, lorsqu'il échappa, par un mariage, à son fatal amour, n'étaient un secret pour personne. Madame de Polignac et madame de Lamballe se jetèrent sur les mains la reine. La reine, comme si elle en eût trop dit, avait le regard baissé et plein de larmes; le marquis de Vaudreuil seul garda son courage et son sang-froid... Il était difficile aux amis de la reine de sortir de ce silence inquiétant.

À la fin, madame de Châlons, se rappelant à propos la visite de ma mère, et voulant donner aux idées un autre cours:

—S'il plaisait, dit-elle, à Votre Majesté, de recevoir en ce moment votre cousine, madame la princesse de Wolfenbuttel; elle attend, là-haut, dans les petits appartements, le bon plaisir de Votre Majesté.

À ces mots, la reine soulagée d'un grand poids:—Amenez-la tout de suite, ma bonne Châlons, s'écria-t-elle; j'ai oublié que j'avais donné ce soir même un rendez-vous à ma cousine... Hélas! le roi est rentré, madame de Wolfenbuttel peut venir sans être présentée, et vous, Mesdames, honorez d'un bon accueil ma chère compatriote, même quand vous la trouveriez encore un peu trop Allemande pour nous.

Une dame du palais vint, en effet, nous chercher, ma mère et moi; elle nous fit traverser les petits appartements de la reine, sa demeure intime, sa bibliothèque et son boudoir orné des plus belles glaces que Venise ait biseautées. Ce réduit caché lui plaisait par sa solitude, et faisait un contraste heureux avec le reste du palais, retraite austère et profonde où la reine était cachée à tous les yeux.

Dans ces cachettes, Marie-Antoinette se dérobait aux fracas du palais, aux lignes droites de ses jardins, au murmure impatientant de ses eaux. Elle était seule, inaccessible aux lâches, aux intrigants, aux flatteurs, aux courtisans. Très-souvent la reine disparaissait tout à coup de ses appartements, et c'était un bonheur pour elle d'échapper un instant aux hommages, aux respects, aux demandes, aux adorations.

Un escalier dérobé conduisait, de ce réduit, à l'appartement de madame de Polignac; ainsi la reine pouvait voir son amie à toutes les heures. Ma mère descendit cet escalier à grand'peine, embarrassée qu'elle était dans l'ampleur de sa robe. J'ignore ce qui se passait dans l'âme de ma mère, mais cette réception nocturne et cachée; et cet escalier difficile, étroit,.. bourgeois, l'heure avancée de la nuit, toutes ces choses si peu semblables à l'étiquette d'une cour, devaient la jeter dans un indicible étonnement.

Tout à coup s'ouvrit une porte, et nous nous trouvâmes, ma mère et moi, dans un salon moderne, faiblement éclairé, en présence de plusieurs femmes en négligé, qui me parurent, les unes et les autres, d'une éclatante beauté. Je n'ai jamais vu un assemblage plus choisi de jolies têtes; elles étaient groupées dans un coin du salon, les yeux ouverts, la bouche ouverte, curieuses, empressées, avec un sourire à moitié commencé, qui n'attendait qu'un signal pour devenir ironique; au fond du salon toutes ces têtes formaient un bloc de beautés de toutes sortes, blondes et brunes, joyeuses, tristes, graves, riantes; toutes ces formes se confondaient d'une façon ravissante; au premier coup d'œil, à la première émotion, il eût été impossible de faire un choix dans cette masse enchantée; on ne distinguait personne et pas même la reine; car c'était, parmi ces dames, à qui l'approcherait de plus près; la reine était assise sur un tabouret; les unes étaient à ses pieds devant elle, d'autres à genoux lui servaient d'appui comme les bras d'un fauteuil; plusieurs étaient derrière elle, penchées sur elle, l'abritant sous leurs poitrines de vingt ans; les hommes se tenaient dans un coin opposé du salon; ils s'étaient levés pour nous recevoir.

Ma mère se tira bien de cette inquiétante présentation. Elle avait été belle et sa démarche était naturellement pleine de noblesse et d'aisance. Elle avait connu Marie-Antoinette enfant; elle fut donc reçue avec bienveillance, en dépit de sa robe à vastes paniers et de ses diamants gothiques. D'ailleurs, la reine se levant brusquement, et se faisant un passage à travers le groupe qui l'entourait, alla au-devant de ma mère et la baisa à deux reprises:—Soyez la bienvenue, ma cousine, dit-elle à ma mère, soyez la bienvenue à ma cour; je vous rends grâces de vous être souvenue de moi.

Puis, se tournant vers moi, qui suivais ma mère:—C'est donc vous, Monsieur, me dit-elle, qui vous êtes enfui si brusquement de la cour du roi mon frère? Nous avons ici de vos nouvelles, Monsieur, vous êtes un philosophe dangereux, un esprit fort qu'il faut dompter et que nous dompterons, soyez-en sûr, si vous voulez y mettre un peu de bonne volonté.

Disant ces mots, elle se tourna vers les dames de son intime compagnie.—Or çà, dit-elle, on vous dénonce ici une jeune demoiselle d'honneur qui garde un secret mieux que personne. Et c'est à vous que le compliment s'adresse, à vous, la mystérieuse Hélène de Salzbourg.—Vous ne m'aviez pas dit, comtesse Hélène, que nous avions un cousin de cet âge et de cette tournure, ajouta la reine en souriant.

Cette beauté, que la reine interpellait si vivement, était, en effet, une aimable et charmante personne de l'antique maison de Salzbourg, alliée aux Wolfenbuttel; elle avait nom Hélène, et, jusqu'à l'âge heureux de quinze ans, elle et moi, nous avions étudié dans les mêmes livres, joué aux mêmes jeux enfantins, et chanté les mêmes chansons. Puis, à l'heure des noces royales, la jeune Hélène de Salzbourg était partie avec la jeune archiduchesse, qui l'avait amenée avec elle à Versailles, promettant chaque jour de la rendre à la cour de Vienne, et chaque jour la jeune reine et la jeune comtesse étaient plus nécessaire, celle-ci à celle-là. Cependant Hélène avait rougi aux paroles de la reine, puis, s'avançant en tremblant, elle vint embrasser ma mère, et elle répondit à mon profond salut par une révérence aussi cérémonieuse qu'amicale, pour le moins. En Allemagne, elle m'appelait son frère; à la cour de France, elle ne me traitait plus qu'en étranger!

Après les premières salutations, la reine fit asseoir ma mère; elle revint à sa place ordinaire, et m'ordonna d'un geste de me placer à ses côtés; j'étais debout, à sa gauche, ma cousine Hélène était assise à sa droite; la reine avait passé son bras autour de ce cou charmant, et jouait avec ces beaux cheveux.

—Dites-moi, ma cousine, dit la reine à ma mère, vous avez laissé l'empereur, mon frère, travaillant au bonheur de ses peuples, parlant beaucoup de liberté et de finances, plus souvent vêtu en bourgeois qu'en monarque, invitant à sa table tous ceux qui lui plaisent, dînant à ses heures, parcourant la ville à pied, la canne à la main, jouissant de l'incognito, jusque sur le trône, et sans gardes, sans aumônier, sans médecin, sans courtisans?... Ah! l'heureux prince! Ah! la délicieuse cour! Puis, se tournant vers moi:

—Comment se porte mon professeur, Monsieur? Comment va l'abbé Métastase, mon élégant écrivain, mon poëte favori?

—Madame, le professeur chante son élève, l'Allemagne l'applaudit et répète ses chants; nous avons tous partagé la joie de Métastase quand il a vu ses vers imprimés à l'imprimerie du Louvre, aussi bien que les chefs-d'œuvre de la langue française: il n'y a que Votre Majesté qui sache honorer, et récompenser comme cela.

—J'aime, en effet, ce Métastase; il est le seul qui m'ait appris quelque chose, et, sans lui, je n'aurais pas même su l'italien. Quand j'étais petite fille, et que, par hasard, je dînais à la table de ma mère, vous ne sauriez croire tout ce que faisait l'impératrice pour faire valoir ce qu'on appelait mes talents. On m'apprenait des longs discours par cœur, on distribuait précieusement des dessins que j'avais faits, disait-on; c'était à qui vanterait ma prose et mes vers; j'ai parlé latin, moi, qui vous parle... Hélas! de tous mes précepteurs, il n'y a que l'abbé Métastase qui ait été fidèle à sa mission.

—Mon Dieu, ma cousine, disait ensuite la reine à ma mère, vous devez bien vous souvenir de mes espiègleries de petite fille, de nos longues promenades dans le parc, de mon départ pour cette belle France, où je suis si heureuse, et qui me faisait tant de peur; mais n'ayez crainte: si je suis Française avant tout, je suis Allemande aussi, je n'ai pas oublié mon pays, ma famille et mes jeunes années; nous en parlerons, n'est-il pas vrai? D'abord, je ne veux pas que nous nous séparions; je veux que vous soyez de ma famille; je vous présenterai au roi mon époux, je vous montrerai mes enfants, mon dauphin, d'une si belle et si sérieuse figure; mon petit Louis, si joli, ma fille, un ange...; enfin, vous verrez tous mes trésors. Je sais que vous n'aimez guère les fêtes. Ce n'est plus le temps des fêtes chez nous; il fallait venir quand je n'étais que dauphine, et quand vivait le roi Louis XV. Cependant, Monsieur le comte, ajouta Marie-Antoinette en se tournant vers moi, rassurez-vous, nous allons encore au bal.

Ma mère ne savait que répondre à tant de grâce et de bonté. L'impératrice Marie-Thérèse elle-même n'avait jamais été plus loin dans ses familiarités les plus aimables. D'ailleurs, c'était une grande étude pour ma mère de reconnaître aux traits de la reine de France le joli enfant qu'elle avait tenu si souvent dans ses bras. La reine était tout simplement d'une beauté royale. On ne pouvait qu'admirer sa taille aérienne, on était séduit par son sourire; elle était d'une admirable blancheur. Rien n'égalait la forme éclatante de son cou et de ses épaules; il n'y eut jamais des bras aussi beaux, des mains aussi belles. Ajoutez qu'avant tout, même en ces instants où elle aspirait au bonheur de n'être que jolie, elle avait la figure et la majesté d'une reine; enfin quoique brillante d'une grâce toute française, à l'attitude un peu fière de sa tête et de ses épaules, on reconnaissait toujours la fille des Césars.

Il fallait toute la majesté de la reine Marie-Antoinette pour éclipser madame la princesse de Lamballe, si bien faite, et jolie à ravir; elle était toute semblable à la fleur qui penche sur sa tige; elle avait des yeux tendres qui avaient déjà beaucoup pleuré, tant ils avaient pleuré de bonne heure... Elle était apparue à sa royale amie, un jour d'hiver, dans un rapide traîneau, enveloppée de fourrures, éclatante de sa fraîcheur de vingt ans; on disait: Voyez le printemps, couvert de l'hermine et des martres de l'hiver!

Nos regards s'arrêtèrent sur madame de Polignac. Après la reine, elle était la plus belle; elle portait, ce soir là, un négligé blanc comme la neige; elle avait une rose à ses cheveux relevés sur les tempes; elle était légèrement posée au-devant d'une glace qui reflétait son image; elle ressemblait à un émail de madame de La Vallière... On eût dit une reine qui allait jouer un rôle de bergère dans un opéra de Monsigny.

Quelquefois, à la dérobée, et redoutant déjà de la compromettre, je regardais ma cousine Hélène; elle était belle, elle était fière et charmante; elle avait, dans ses traits réguliers, quelques-uns des traits de la reine elle-même, et que Dieu me punisse si je mens!

La reine s'aperçut de l'émotion de ma mère. Pour bien juger de la beauté des femmes, pour la sentir complètement, il faut être une femme... Alors, Sa Majesté se penchant à l'oreille de la comtesse:—Eh! fit-elle, avec un petit cri joyeux, croiriez-vous, ma cousine, que toutes ces dames que vous voyez, et bien d'autres encore de notre société, moins intimes, mais aussi belles, se sont réunies, il n'y a pas longtemps, pour tirer au sort à qui embrasserait les grosses joues rubicondes d'une espèce de rustre appelé Benjamin Franklin, qui est venu du fond de l'Amérique pour nous demander des armes, des vaisseaux, des canons et la liberté des peuples de là-bas?

Bientôt la conversation devint générale. En ce moment, les hommes se rapprochèrent des dames, on parla beaucoup des affaires, des ministres, et des princes, chacun selon ses antipathies ou ses amitiés particulières: d'où je compris que c'était la conversation de chaque jour, puisque, tout frondeur et dénigrant qu'il était, s'attaquant au pouvoir et le heurtant de front, cette espèce d'entretien avait même gagné les plus secrètes retraites du palais, dont le frivole écho répétait encore, à la façon de l'oiseau moqueur, le fameux mot du grand roi: l'État, c'est moi!

Telle était cette intime société; elle n'avait pas eu d'exemple avant la reine, elle ne trouva pas d'imitateurs. Cette réunion de femmes charmantes et d'hommes aimables autour d'une si grande princesse, et qui font toute leur étude d'être ses égaux, était un spectacle étrange et plein d'intérêt. Dans ce lieu chéri par la fantaisie, le palais de la reine était à peine une maison bourgeoise; les courtisans étaient des amis, les dames d'honneur des compagnes; l'abandon remplaçait l'étiquette; l'heure fuyait sur une aile rapide, oubliant la cour. Quant aux plaisirs, au langage, aux délassements de ce monde à part, il eût été difficile d'imaginer plus de grâce et de goût, de finesse et de science exquise en toutes choses de la causerie et du maintien. Sous ce rapport, comme sous bien d'autres, Marie-Antoinette était vraiment une Française; elle en eut l'activité, l'intelligence, la répartie avec une gaieté très-naturelle, une âme bien égale, et qui savait le prix de l'amitié.

Il eût été impossible de trouver, quelque part, plus de fatuité sans morgue, plus de préjugés sans malice et de rancunes sans colère; plus d'admirations imprudentes, de médisances cruelles, de projets en l'air, de plans singuliers pour le bonheur du royaume, de décisions burlesques, comme aussi nulle part, dans tout le monde, on n'eût rencontré plus d'esprit, d'incrédulité, d'ironie et de jeunesse qu'on n'en mettait dans ces entretiens oisifs, qui touchaient pourtant aux doctrines les plus respectables, aux fondements les plus sérieux de l'État.

Tout à coup l'horloge, au bruit de sa roue intérieure avait sonné minuit... Et minuit fut répété par toutes les horloges de ce pays des fables, où chaque heure apporte avec soi une résolution sérieuse. Au bruit strident de ces vibrations souveraines, soudain l'assemblée resta immobile, comme si l'heure eût sonné pour la première fois. L'instant d'après, nous entendîmes frapper à la porte... un léger frisson saisit l'assemblée... en ce moment, on ne songeait déjà plus au sorcier.


CHAPITRE II

Au même instant un des gens de madame de Polignac parut dans le salon. Cet homme, voyant la pâleur sur tant de visages, devint pâle à son tour. Il annonçait M. le prince de Tarente, qui menait en laisse un homme inconnu et dont les yeux étaient bandés.

Le silence était profond dans cet auditoire, habitué à tant de grands spectacles.—Votre Majesté veut-elle, en effet, entendre cet homme aujourd'hui? murmura tout bas madame de Polignac.

—On dit que sa prédiction est infaillible, reprit la reine; tout ce qu'il a prédit au duc d'Orléans est arrivé.

—D'ailleurs, Mesdames, reprit gaiement Adhémar, que risquez-vous? Vous ne voyez déjà pas trop de sorciers, pour refuser d'en voir un ce soir. Quoi qu'il vous dise, il ne vous empêchera pas de danser demain. Fiez-vous à votre jeunesse, aux astres cléments qui ont éclairé votre berceau; fiez-vous aux célestes influences de votre vie; essayez du magicien, s'il vous amuse ou s'il vous fait peur: qu'il entre; seulement je porte envie au maraud à qui vont être présentées, ouvertes, toutes ces belles mains.

Le marquis de Vaudreuil était naturellement triste, et la gaieté du comte Adhémar fut impuissante auprès de ce beau ténébreux.—Ces jeux-là ne sont pas de mon goût, dit-il; je ne suis pas un esprit fort; j'ai vu d'étonnants effets de la magie, et je sais d'incroyables révélations; même j'ai connu, en Écosse, une femme douée de seconde vue; elle voyait distinctement ce qui se passait dans la chambre de Louis XV, quand il est mort; et puisque vous parlez des mains de ces dames, comte Adhémar, je voudrais que la vieille eût seulement touché votre main de ses doigts gluants, tout votre bras se serait paralysé d'horreur. Ne jouons donc pas, je vous prie, avec les sorciers, ils ont de mystérieuses et inquiétantes paroles qui font frissonner les plus braves. Enfin, l'avenir est si plein de nuages... Ne touchons pas, croyez-moi, à ce fer chaud qui a nom l'avenir.

En ce moment, le même personnage annonça que l'inconnu s'impatientait, qu'il ne voulait pas attendre, et qu'il menaçait de se retirer...

—Allons, dit la reine, le Rubicon est passé; qu'on introduise le sorcier, je le veux. Si Vaudreuil a peur, il se cachera derrière moi. Vous, Mesdames, en avant les éventails; qu'on enlève une grande partie des lumières. Messieurs, soyez forts. Vous, ma cousine, vous êtes étrangère, vous ne risquez pas d'être reconnue, non plus que M. votre fils. Quant à toi, ma chère Hélène, il me plaît que nous nous cachions sous le même voile. Tu es de ma taille, on dit que tu me ressembles, va! va! nous embarrasserons le sorcier.

En même temps, la reine, à demi-rieuse, à demi-pensive, jetait précipitamment un voile sur sa tête et sur celle d'Hélène: on les eût prises pour les deux sœurs.

Tout à coup, précédé du prince de Tarente, dont l'air était plus solennel que d'habitude, apparut au milieu de nous un homme étrange, d'une équivoque beauté: sa taille était au-dessus d'une taille médiocre; sa figure était immobile; quand on eut débarrassé ses yeux du bandeau qui les couvrait, ils se portèrent hardiment sur l'assemblée, et il ne parut pas fâché de voir tant de femmes effrayées à son aspect. Des femmes, son regard se porta sur les hommes; la contenance de ceux-ci était moins favorable à la sorcellerie. On voyait cependant, sous ce froid maintien, un vague et puissant intérêt.

Le sorcier se tenait debout, attendant que quelqu'un l'osât interroger...—Je m'exposerai le premier, dit Bezenval. Seigneur sorcier, lui dit-il, à l'inspection des lignes de ma main, pourrez-vous me dire à moi, et à ces dames, de quelle mort je dois mourir?

Le sorcier.—«Si vous échappez aux influences de l'habit rouge, vous ne mourrez que d'une indigestion.»

Il y eut quelques sourires dans l'assemblée, et M. de Bezenval:—Le sorcier a du bon, dit-il, c'est un sorcier jovial; j'accepte volontiers ton augure, mon ami.

On se rassura quelque peu. La fin prédite à Bezenval n'avait rien de triste. M. de Vaudreuil qui tremblait, voulant en finir tout d'un coup avec les prédictions:—Voilà ma main, sorcier; dites-moi quel est mon sort à venir, à quels malheurs je suis réservé; car, je le sens, si je vis, c'est assurément pour le malheur. Ici la voix de M. de Vaudreuil était douce et pleine de charme. Le sorcier, avec le ton du respect, et après un instant de silence, répondit en ces termes:

—«Cette main est la main d'un franc gentilhomme, un noble cœur bat dans cette poitrine, une âme généreuse anime ce regard; mais le cœur et l'âme, la passion a tout usé. Homme faible, ton grand malheur est d'avoir joué avec ta passion, de t'en être méfié, d'avoir eu peur de ton bonheur, d'avoir reculé devant ta fortune. Ta fortune! elle eût fait envie à tous les rois de la terre; ton bonheur! il eût dépassé tous les rêves de l'ambition la plus forcenée! Malheureux, tu n'as pas osé être heureux. Ta main a tremblé, ton regard s'est troublé, tu as voulu donner le change à ton amour; tu l'as perdu dans une liaison fatale; tu l'as profané dans un lien coupable; meurs de chagrin et de repentir; meurs, victime de tes regrets!... depuis longtemps tout est fini pour toi!»

À mesure que cet homme parlait, sa taille et sa voix semblaient grandir... Il y avait dans cette voix autant d'émotion que de terreur. Le prophète lui-même était ému. Quant à M. de Vaudreuil, accablé, muet, épouvanté, il jetait un regard d'effroi sur l'inflexible visage du magicien... dans cet état, c'était pitié de voir M. de Vaudreuil.

—«Pour vous, dit le sorcier au prince d'Esterhazy, vous, simple et bon, vivant d'amitié et de dévouement, votre vie est attachée à celle d'une autre créature... Ainsi, veillez sur cette tête si chère, protégez-la, défendez-la contre la calomnie et l'injure... Où elle ira, vous irez; si elle meurt, vous êtes mort!»

Adhémar qui voyait que la sorcellerie allait au noir:—Sorcier, mon ami, tu es obscur comme feu l'almanach de Liège, et je ne croirai pas un mot de ta science, ou bien tu nous diras un peu mieux que tu ne fais à quelles destinées nous sommes clairement réservés.

Donc parlons sans métaphore, et dis-nous ce que tu veux dire avec cet habit rouge qui est un signe de mort.

—«N'êtes-vous pas tous gentilshommes, reprit le sorcier. Eh bien! malheur à vous! Malheur à vous qui, par vos folies, vos prodigalités insolentes, et par vos injustes priviléges, avez lassé la patience éternelle du peuple! Malheur à vous, qui avez élevé des Bastilles, à vous qui peuplez les bagnes! à vous qui baignez les échafauds du sang des misérables! Vous êtes gentilshommes, et vous demandez ce qui vous menace? Écoutez les cris des filles que vous avez séduites; voyez les pleurs des maris déshonorés; regardez, au pharaon, la capitation de vingt villages; rappelez-vous les lettres de cachet, les corvées, les justices secondaires, les exécutions seigneuriales, les pigeons de vos colombiers, les sangliers de vos forêts, et vous comprendrez quel est l'habit que vous portez, quelle est la couleur qui vous désignera aux coups du peuple dans les jours de sa justice; or, comprenez-vous, Messieurs les gentilshommes, mon énigme ou ma révélation, comme vous voudrez l'appeler?

À ces mots du sorcier, Adhémar s'emportant:—Tu mens, dit-il, de quel droit, misérable, viens-tu porter l'effroi dans un salon paisible, où tu n'as été introduit que comme un simple amusement?

—«Ah! reprit le sorcier, vous y voilà donc. Ceci est un jeu, à votre sens, un jeu! Vous avez voulu vous amuser de ma crédulité; vous avez cru qu'on pouvait dire à un homme: Viens çà, laisse ton livre au milieu de sa page commencée; viens, que l'hiver, la nuit, le bandeau placé sur tes yeux ne t'arrêtent pas dans ta marche, et tu nous amuseras comme un bateleur, comme un histrion. C'est très-bien dit, Messieurs, mais je ne suis pas un bateleur. Je suis ici parce que vous m'y avez appelé; je suis ici pour vous dire, à vous, Messieurs, à vous, Mesdames, quelques-unes des menaces de l'avenir! Vous l'avez voulu, vous m'avez cherché, vous ne m'éviterez pas!»

Ma mère, à ces mots, pour en finir avec cet homme, imagina de lui confier sa main loyale et ferme... Elle était peut-être la seule femme de cette assemblée qui n'eût pas peur.

—«Voici, dit le sorcier (l'interrogeant à peine), une heureuse main; mais je n'ai rien à vous annoncer, Madame; votre main et le visage de votre fils sont même chose. Si la mer est calme, et si le vent se tait, celui-là est un plus grand sorcier que moi, qui annonce orage et mauvais temps.»

Ma mère, avec un geste de mépris, retira sa main, toute honteuse, et déjà elle congédiait le sorcier, quand celui-ci s'arrêtant devant la princesse de Lamballe, à peine remise de son effroi: «Hélas! dit-il, hélas! que de malheurs empreints sur cette noble tête! Ah! quels orages dans cette jeune et frêle existence!...» Il y avait, en ce moment, des larmes dans les yeux, des larmes dans la voix de cet homme... Il se parlait à lui-même, il n'était plus de ce monde! «Infortunées, disait-il, à l'aspect de ces beautés, de ces jeunesses! Malheureuses! la prison, le sang, l'exil, la nécessité, la ruine et la mort!»

À ces mots qu'elle devinait, entrecoupés de mystères et de sanglots, madame de Polignac se leva épouvantée, et comme si elle obéissait au vertige, en jetant un cri effroyable.

-«Consolez-vous, Madame, lui dit le sorcier, vous mourrez dans un lit, vous seule ici, vous seule aurez un tombeau digne de votre rang, avec les armes de votre famille, une urne en marbre et des anges de pierre pour vous pleurer... ô victime innocente de l'exil éternel!» À ces mots, madame de Polignac restait immobile; elle était roide et froide à faire peur; on eût dit le marbre même qui pose, à Vienne, sur son tombeau.

La scène en ce moment devenait effrayante; le silence et la terreur étaient à leur plus haut degré; la duchesse de Fitz-James et la comtesse Diane cachèrent leur tête bouclée entre leurs mains tremblantes, et se plièrent en deux pour échapper à cet œil fascinateur. Restaient la reine et la comtesse Hélène, cachées toutes deux sous le voile noir; le voile en ce moment tremblait, mais c'était un tremblement inégal, comme deux émotions diverses, comme le battement de deux cœurs... deux épouvantes. Les reines ont des peines faites pour leur âme: les autres terreurs ne sont rien, comparées à celles-là.

L'homme alors approcha lentement. Sous ce voile uni deux mains lui étaient tendues, deux mains agitées. Il en prit une, et les considérant toutes les deux: «Je vois, dit-il, deux mains allemandes. La main que voici appartient à une jeune femme destinée à tous les chagrins, à tous les plaisirs, aux folles joies, aux vives douleurs, aux fugitives amours, dont le plus grand malheur sera le veuvage, peut-être. Cessez donc de vous flatter, Madame l'inconnue, et ne pensez pas que je confonde, aujourd'hui ni jamais, ces doigts charmants avec cette main superbe... Et vous, Madame (en même temps il se mit à genoux), à Dieu ne plaise que jamais vous soyez confondue avec personne! Il n'y a là-haut qu'une étoile, elle est vôtre! Une destinée... une seule est semblable à la vôtre!... Cependant, Madame, agréez mon silence, agréez mes respects!...»

Ici la reine rejeta son voile, et relevant la tête:—Je veux que vous parliez, Monsieur, je veux tout savoir. Puis voyant que M. de Vaudreuil était tout ému:—Du courage, et soyez un homme! Allons, Monsieur de Vaudreuil, mettez-vous à mon ombre, et voyez si j'ai peur.

—«Madame, reprit le sorcier, debout devant la reine, il y a deux portraits, dans ce palais, qui méritent toute votre attention. Vous avez le portrait de Charles Stuart, acheté pour Louis XV par Mme Dubarry. Ce portrait, il faudrait le regarder souvent, reine, c'est un des ouvrages les plus intéressants du grand peintre Van Dick.

«Quant à votre image à vous, Majesté, le tableau dans lequel madame Lebrun vous a représentée assise au milieu de vos enfants, ne trouvez-vous point qu'il ressemble au portrait d'Henriette de France? Étudiez-le avec soin, de grâce! et demandez-vous d'où peut venir tant de mélancolie, à propos d'un si aimable sujet?

«Reine, il existe de grands noms dans le monde. Ces noms résonnent comme un tonnerre au fond des âmes faibles; ils nous poursuivent dans nos rêves, ils nous réveillent en sursaut, ils nous obsèdent; ils s'interposent entre nous et le sommeil; nous avons beau faire, il n'est rien qui puisse imposer silence au murmure effrayant de ces noms qui se dressent en notre âme comme la flèche de Saint-Denis aux yeux de Louis XIV, et quand nous murmurons tout bas les noms de Lauzun, de Coigny ou de Vaudreuil, l'inflexible écho nous renvoie, avec des larmes et des cris funèbres, les noms de Cromwell et de Mirabeau!»

Vous eussiez vu, en ce moment, le désordre universel. Tout tremblait, tout frémissait; la reine accablée eût voulu rentrer sous terre; au même instant les courtisans tiraient leur épée, et c'en était fait du magicien, si le prince de Tarente ne l'eût protégé. Cependant, l'effroi de la reine, la colère des seigneurs, ni son propre danger n'épouvantèrent l'inconnu; sous les glaives nus, son visage était immobile; après la prédiction fatale, il se retira lentement, sans avoir donné aucun signe d'épouvante ou de pitié.


CHAPITRE III

Le départ du sorcier fut suivi d'une immense angoisse; évidemment sa prédiction touchait à toutes les fibres de ces cœurs dévoués et malades; sa voix retentissait encore, et ces pauvres femmes, éplorées, entouraient la reine, muette de terreur; les hommes gardaient un profond silence... et la reine était au désespoir:

—Vous l'avez entendu! disait-elle. Il a nommé Coigny, Vaudreuil, Lauzun! puis Charles Stuart et sa femme! Ces Stuarts qui occupent le roi, nuit et jour... puis Cromwell et Mirabeau! Mirabeau, cet homme déshonoré, que je n'ai pas voulu acheter! Ah! Marie! ah! Thaïs, mes amies que je traîne aux abîmes, je ne le sens que trop, le sorcier a dit vrai; nous sommes perdues, le trône est croulant, le peuple est roi, la royauté s'efface à jamais; ces grands noms de reine et de roi se perdent chaque jour, nous sommes perdus, moi la reine, et vous, les amis de la reine!... Ah! meurtres! exil! prisons! supplices!... Charles Stuart!... lord Cromwell!

—Madame, reprenait madame de Lamballe, ô ma reine! écoutez-nous! calmez-vous! Ah! tant pleurer les vains discours d'un fanatique! N'êtes-vous donc pas la reine du beau royaume de France, la fille de l'impératrice Marie-Thérèse, l'épouse du roi, la sœur de l'empereur?

—Hélas! disait la reine, hélas! Vaudreuil avait raison. Ces paroles ne sont pas vaines. Ce n'est pas la première fois que j'en ai fait l'affreux essai. Fiez-vous aux tristes pressentiments. Je suis née malheureuse, et je mourrai malheureuse. Je vins au monde un jour... le jour même du tremblement de terre de Lisbonne; j'ai été vomie par le volcan, le volcan viendra pour me réclamer. Enfant, mille terreurs accompagnèrent ce triste présage. L'empereur François, mon auguste père, partait pour Inspruck; il était déjà sorti de son palais, il partait, quand s'arrêtant tout à coup (madame de Wolfenbuttel vous le dira, car c'est elle-même qui m'a portée à mon père), l'empereur voulut embrasser sa fille encore une fois: Ma fille, disait-il, je veux la voir! Quand je fus arrivée au niveau de son cœur, l'empereur tendit les bras pour me recevoir; il m'embrassa tendrement:—Ah! dit-il, me voilà mieux! vraiment, j'avais besoin d'embrasser encore une fois cette enfant de ma tendresse... Hélas! les pressentiments de mon père ne l'avaient pas trompé; la mort l'atteignit dans sa route, et sa fille ne le revit plus!

Mais voici bien une autre misère. Écoutez-moi. Quand l'empereur Joseph II perdit sa femme, ma jeune sœur Josèphe, un ange par la beauté, un ange par le cœur, venait d'être accordée au roi de Naples; elle partait le lendemain. L'impératrice, avant le départ de Josèphe, ordonna que la jeune princesse irait prier sur le tombeau de sa belle-sœur. La jeune reine, à cet ordre, devint tremblante; l'idée horrible de s'agenouiller seule sur ce cercueil, dans ce caveau funèbre, et de joindre les mains sur ces restes d'une horrible maladie, était une idée insupportable... O mon Dieu! J'en mourrai, j'en mourrai, ma sœur! me répétait Josèphe... Il fallut obéir. Ce fut moi qui la rassurai, moi qui l'encourageai, moi qui la conduisis jusqu'à la porte du caveau fatal; bien plus, j'y voulus entrer, afin de l'encourager par ma présence... elle priait... elle pleurait... et lorsqu'enfin nous quittâmes le cercueil, je fus obligée de soutenir ma pauvre sœur. Vous le savez, ma cousine, trois jours après elle était morte, et cette fois elle redescendit dans le caveau funèbre pour n'en plus sortir. Alors la couronne préparée pour Josèphe retomba sur la tête de sa sœur... On eût dit la pierre même du tombeau.

Il y avait à Vienne un savant docteur, un homme simple et poli, dont la voix était touchante, et qui ne cherchait pas à faire peur. Il passait pour un saint: sa parole était prophétique. À peine étais-je appelée au trône de France, ma mère, à son tour, voulut consulter le docteur.—Ne sera-t-elle pas bien heureuse? Est-il un plus bel avenir dans le monde que le sien?—Majesté, reprit-il gravement, sans répondre aux instances inquiètes, au regard suppliant de ma mère, Majesté, il y a des croix pour toutes les épaules.—Vous le voyez, ils s'accordent tous dans leurs présages. Faut-il à présent, mes amis, que ces prédictions vous atteignent avec moi?

Nous voulûmes répliquer. La reine continua:—Et la place Louis XV, ce jour de fête qui devint un jour de deuil; et le pavillon qui me reçut en France, le pavillon de mes noces; vous souvenez-vous quelles tentures? Toute l'histoire des Atrides était représentée en ces tapisseries formidables, horrible assemblage de meurtres sans fin, de trahisons, de flots de sang; un repas funeste! Ah! reine infortunée... un pareil spectacle à tes premiers regards... c'était encore une prédiction!

L'instant d'après la reine se leva. Quatre bougies au milieu du salon brûlaient sur une table de marbre... une des bougies s'éteignit tout à coup.

La reine dit adieu à ses amies; elle tendit la main à la comtesse Jules; la seconde bougie s'éteignit comme la première, sans cause apparente.

—Ceci est étrange! dit tout bas le superstitieux marquis de Vaudreuil.

—Étrange, en effet, reprit madame de Lamballe, et je voudrais qu'on m'expliquât ce hasard.

Madame de Lamballe achevait à peine de parler, quand la troisième bougie vint à s'éteindre; une seule bougie restait, sa lumière était vive et pure.

—Si cette bougie s'éteint comme les trois autres, dit la reine, d'un ton résolu et solennel, le sorcier a dit vrai! Nous sommes perdues!...

La quatrième bougie... à ces mots... s'éteignit.


CHAPITRE IV

Je passai la nuit au château: on conçoit que je dormis peu; toutes les émotions de la journée et de ce terrible soir me poursuivirent dans mon sommeil. J'avais donc vu cette reine en son intimité! Du premier abord j'étais entré dans ce salon dont on disait tant de fables... Un poëte allemand a fait, de nos jours, une ballade... et le refrain de cette ballade, il convient fort au récit que je vous fais en ce moment... Les morts vont vite!

J'aime assez cette étrange ballade, et je la compare avec l'étrange histoire de 1789. Écoutez! La ballade commence au milieu d'une nuit d'orage. Eh! là-bas, la chaumière est fermée; eh! la jeune fille endormie... elle rêve... Eh! tout à coup, dans le lointain, se font entendre les pas d'un cheval, le cheval approche; on frappe à la porte de la chaumière.—Allons, descends, Louise, allons. Et la voilà, réveillée en sursaut, qui descend vêtue à peine:—Ah! voilà mon amoureux, Frédéric! Bonjour, Frédéric, revenu de la guerre. Mais Frédéric: Hâte-toi, Louise et monte en croupe, sur mon cheval!—Alors elle monte en croupe, entourant de ses deux bras le cavalier au corsage de fer, et les voilà au galop... Derrière eux disparaissent les vallées chargées de moissons, les hautes montagnes où grimpe la vigne... en même temps, disparaissent la ville et le hameau. Louisa tremble, et Frédéric s'en va, disant toujours: Les morts vont vite,—ils vont vite, les morts!

La ballade finit dans une caverne, à l'heure où dansent les morts; leurs os se dressent, leurs tendons renaissent, leurs têtes osseuses se balancent sur les anneaux cliquetants de leur col décharné. Frédéric baisse alors sa visière, il ôte son casque, et montre un crâne dépouillé; il ôte ses gantelets... on ne voit plus que sa main de squelette. À la fin Louisa meurt... à la lune nouvelle elle reviendra pour ouvrir avec son amant-fantôme la danse des morts.

Dans mon songe, entre la veille et le sommeil la cabane de la ballade, c'était le château de Versailles, la fiancée était la reine elle-même, et le cavalier noir ressemblait à beaucoup de figures, entre autres à l'homme de la taverne du Trompette blessé. J'eus à subir ainsi tout le reste d'un cauchemar poétique! Et voilà comme on doit dormir au bruit du vent, sous le cadavre d'un malfaiteur, entre deux gibets de carrefour!

Quand je me réveillai dans ces demeures de la toute-puissance et de la majesté royale, ô bonté divine! il n'y avait plus dans ces murs que la Majesté souriante! Le jour était beau, le soleil radieux, le ciel vaste et pur; tout le château s'animait des plus belles passions de la vie... À la fin j'étais sûr d'être à Versailles, et d'habiter le palais du roi. Tout s'éveillait, tout résonnait! La garde montante allait au son des musiques remplacer les gardes de la nuit passée; les Suisses du baron de Bezenval étaient rangés dans la cour du château; les ministres se rendaient dans la chambre du conseil; toute la noblesse du royaume de France, la robe, et l'épée, et le cardinal, venaient faire leur cour au roi; dans un coin du château on préparait la meute et les équipages de chasse; la galerie se remplissait d'étrangers et de sujets. Bientôt le roi passa, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent aux champs, les cent-suisses, espèce de géants armés, portèrent les armes, les gentilshommes de service arrivèrent, en grand habit;... dans les jardins le peuple, accouru pour saluer ce grand lever, criait: Vive le roi!

Fiez-vous aux songes, aux sorciers, aux mensonges, me dis-je en moi-même. Cette monarchie... elle était croulante hier, elle est forte, elle est riche, elle est grande ce matin! Et je fus tout affligé d'avoir perdu la veille, sur des malheurs impossibles, tant de larmes et tant d'émotions.

Libre enfin de mes terreurs de la veille, heureux, content, dispos, je descendis en triomphateur dans ce parc enchanté. Cet imposant appareil de force et de pouvoir, au milieu du plus éclatant appareil, me rassurait complètement et dissipait tous les nuages. C'était la première fois, à ce degré suprême, que je comprenais l'intime union de la monarchie et de la noblesse; la force du roi était la mienne: hier j'avais porté le deuil de la monarchie; aujourd'hui j'étais fier comme elle; aujourd'hui je relevais le trône croulant; je rendais à la reine ses sujets empressés, son pouvoir auguste; je lui rendais le charme intime de son intérieur, ses causeries sans fiel, ses amitiés sans nuages; bien plus, je revoyais Hélène elle-même, et, mettant à profit la force du monarque et la stabilité du trône, je revenais à mon rêve d'amour. Insensé que j'étais! Je me laissais prendre à ces vaines apparences! Je prenais cette maison du roi, ces soldats, ces courtisans, ces Suisses, ces chasseurs, ces gentilshommes, ces vains bruits de cor et de tambour, pour la monarchie elle-même... Il me semblait qu'elle était tout entière au milieu de ces bruits confus, de ces armes sonores, de ces riches uniformes, de ces regrets silencieux... O fantômes!... J'avais sous les yeux des fantômes. Hélas! ces bruits, ces uniformes, ces capitaines des gardes, ces bâtons fleurdelisés, ces épées, ces trompettes, ce mot d'ordre et ces tambours, n'étaient plus guère que les dernières et frivoles apparences de la monarchie épuisée... Ici, le champ où fut Troie... Ici, les domaines du roi Louis XIV!... On avait arraché même les arbres séculaires que Sa Majesté avait plantés... Le grand roi les avait plantés pour lui seul; il avait cru bâtir un ombrage comme on lui creusait des fleuves, comme on lui bâtissait des montagnes; l'arbre avait été aussi éphémère que le maître, ils s'étaient séchés tous les deux le même jour. Louis XV n'avait foulé que des feuilles mortes; Louis XVI venait de remplacer ces arbres d'un jour par des chênes, qui veulent des siècles pour grandir.

Quand j'eus tout vu dans ces jardins: les jets d'eau, les cygnes, les statues, les grottes, à présent sans mystères, les pins taillés en pyramides, les chiffres, jeunes encore, de tant de beautés évanouies, les hêtres à l'écorce raboteuse, où l'amour traçait tant de serments que l'air emporta, les flatteries emblématiques, et les dieux de la mythologie amoureuse dans leurs attributs divers, je revins sur mes pas, cherchant les Bains d'Apollon où le pauvre fou devait m'attendre. Il avait un secret à me dire; il m'intéressait vivement. Je découvris les Bains d'Apollon. C'était encore un rocher factice, une fontaine tombante, un Océan d'une coudée, une île enfantine, un abîme de trois pieds. Au sommet du rocher, on voyait les neuf Muses entourant Apollon; Apollon, c'était toujours Louis XIV. À droite du rocher, un grand cheval de marbre, au jarret tendu, la tête courbée et la crinière flottante au sommet, semblait vouloir se désaltérer dans l'Hippocrène; et l'Hippocrène, mince filet d'eau, fuyait ses lèvres haletantes; image trop véritable de la poésie en ces temps de révolution!

Mon premier coup d'œil fut pour le groupe en marbre; en me retournant, je découvris, assis sur un banc, l'amoureux de la reine. Il était moins défait que la veille, et son habit était décent. Quand il me vit, il me salua poliment; je lui rendis son salut: nous fûmes bientôt à côté l'un de l'autre, en vrais amis.—Vous voyez, Monsieur, que je suis exact au rendez-vous, lui dis-je en l'abordant.—J'y comptais, Monsieur, vous êtes trop bien né, vous avez une trop noble figure pour vouloir manquer de parole à un pauvre fou. D'ailleurs, vous êtes son compatriote et vous devez aimer la reine; or c'est d'elle que je dois vous parler.

À ces mots, le pauvre diable ayant tourné la tête d'un côté, pour voir si nous étions seuls, et baissant la voix:—Vous allez savoir mon secret, me dit-il; c'est à vous seul, à vous qui m'avez tendu la main, que je veux me confier; écoutez-moi, soyez discret. La reine (et ici il tourna encore ses regards çà et là), la reine... elle n'est pas une reine, je le sais, je l'ai vu... j'en suis sûr!

Je reculai d'étonnement; oubliant que je parlais à un fou. Mon épouvante et ma surprise lui firent plaisir.

—Vous croyez, me dit-il, habiter le palais d'un roi; vous dites que ceci, ce ciel grisâtre, est la France! Quand le tambour bat aux champs, et que vous entendez le bruit sec du mousquet que le soldat présente, vous vous découvrez, et vous dites: C'est la reine qui passe!... Et tout droit devant vous, vous arrivez à un palais de belle apparence, et vous vous croyez au palais de madame de Maintenon, à la vieillesse du roi Louis XIV, quand il devint malheureux et dévot. Eh bien! non, vous vous trompez, ce sont autant d'illusions de vos sens; tout ceci n'est pas Versailles, ce palais là-bas n'est pas Trianon, cette reine... mais ne le dites pas, elle est faite pour l'être, elle sera toujours la reine pour vous et pour moi.

J'écoutais sérieusement cet inconcevable discours; je me laissai guider par le fou. Il me mena au petit Trianon que je n'avais pas vu encore: à Trianon, ce lieu fameux, où la renommée (elle est si bête!) jetait l'or et les pierreries à pleines mains. On nous ouvrit les portes, grâce à mon fou.

Je vis Trianon; je cherchai en vain le luxe oriental dont on parlait dans le peuple et dans les pamphlets contre Sa Majesté, la chambre en diamants que demandaient à voir tous les étrangers qui accouraient à Versailles; je fus étonné de la rusticité du petit Trianon. La maison était toute simple, elle eût indigné une fille d'Opéra. Le jardin anglais grimpait et tournait, et jetait çà et là ses branches ébouriffées dans l'espace de quatre arpents. On entrait par une porte bourgeoise, une sonnette avertissait le portier. On se perdait tout d'abord entre deux montagnes, on traversait un pont suspendu entre deux rocs, au bout de ce pont se trouvait la grotte; de cette grotte on montait au sommet du pic par cinq marches, où se trouvait un banc de pierre... Alors de ces hauteurs l'œil dominait la campagne environnante. Ici, sur ce banc, la reine aimait à s'asseoir: souvent elle y restait des heures entières, seule et pensive, écoutant nonchalamment les moindres bruits de la campagne, le son du cor dans les bois, le chant des oiseaux sous les branches. Elle était encore assise sur ce banc le jour même où ses serviteurs tremblants et ses femmes éplorées, haletantes comme si elles avaient vu un assassin, vinrent l'avertir que le peuple envahissait le château, criant: La reine! et hurlant des blasphèmes... Elle se leva... elle prit congé de ces chères solitudes... Elle savait déjà qu'elle ne les devait plus revoir.

Nous traversâmes la grotte en rocaille; nous montâmes les cinq marches de la montagne, nous arrivâmes sur ces hauteurs factices, aussi émus que si nous eussions foulé la cime la plus haute du Mont-Blanc. Mon guide alors se retourne vers moi, et pousse un cri de joie.

—Ah! voyez-vous, dit-il, voyez-vous à nos pieds ce joli village?... Ici nous sommes à cent lieues de Versailles,... voici le petit village... Admirez le presbytère, la cabane du garde champêtre, l'église surmontée d'une croix. Cette grande maison, revêtue d'ardoises, c'est la maison du seigneur; la demeure du bailli, la voilà. Voyez la vacherie aux flancs de la montagne; la laiterie est à côté; reconnaissez-vous la Suisse, un pays fait pour le laitage et la chanson, je le reconnais à ses montagnes chargées de neige, à ses petites génisses, à son lac, à sa paix intérieure, au chaume de ses toits. Approchez, s'il vous plaît, montons dans cette barque, elle nous conduira sur l'autre rive, et nous entendrons toutes sortes de chansons qui ne sont pas de chez nous!

En effet, rien n'était plus villageois et plus rustique; on n'entendait que murmures et bêlements, on ne voyait que chaume et cabanes villageoises... Quels domaines pour une reine de France! et quel goût champêtre avait élevé ce village? Salut, paysage de la sainte Allemagne! salut, tableau sérieux de notre bonheur domestique!

En ce moment, j'aurais lu volontiers, même une idylle de Gessner.

Mon guide était à mes côtés, partageant mon extase; il me conduisit à l'étable, où ruminaient deux génisses enfouies sur une épaisse litière. Il les flatta de la main, en les appelant par leurs noms:—Bonjour Brunette et bonjour Blanchette!—Ici même, sur cette paille, il avait vu la reine elle-même qui trayait les vaches. Elle tenait d'une main un vase de terre, sous l'autre main le lait ruisselait en écumant comme les cascades de son jardin.

Tout le reste était à l'avenant, la laiterie était au grand complet, vases grands et petits, battoirs, tamis.—Je l'ai vue, elle battait le beurre! Un jour, à cette fenêtre, au mois de mai, elle était debout et se reposait de son travail; je pris mon chapeau d'une main, et, baissant la tête, je lui dis d'un ton de voix pleureur:—Pour l'amour de Dieu, ma bonne dame, s'il vous plaît! Aussitôt, en riant, elle me donna de son pain, de son beurre. À ces souvenirs, une larme roula dans les yeux du pauvre fou.

—Sur cette pelouse verte, je l'ai vue en jupon court, en gros souliers, en bas de laine, en mouchoir de grosse indienne... au soleil, riant, sautant, chantant, se livrant aux éclats d'une gaieté champêtre; là, vous dis-je, et se tressant une couronne de bluets.

Il me fit ainsi la description de cette maison rustique. Il en savait les détours, il en avait vu toutes les fêtes, il avait été paysan dans ce hameau dont le roi était le bailli; moissonneur dans cette ferme dont la reine était la fermière; il avait semé ces champs; il avait gardé ces troupeaux; il avait prié dans cette chapelle qui avait un cardinal pour curé; tout cela était son bien, son domaine et son Allemagne;... il s'était fait Allemand pour être de la même nation que la reine, et de cette nature allemande il me faisait les honneurs.

Quand nous eûmes tout vu, et qu'il eut dit tout ce qu'il avait à me dire, il nous fallut quitter ce jardin rempli de souvenirs. Arrivés à la porte, il se retourna vers moi.—Croyez-vous, me dit-il, que ce soit une reine à présent?

Pauvre insensé! cette reine à ce point calomniée, méconnue, injuriée, et il n'y a que toi qui l'aies aimée avec passion! qui l'aies comprise aussi bien!

À un certain endroit de l'avenue, il m'arrêta.—C'est ici, Monsieur, que se cacha Damiens pour frapper Louis XV. Le coup manqua. L'avertissement du ciel fut inutile; à la même place, ici, vous dis-je, le vieux roi fut atteint, quinze années plus tard, des premiers symptômes du mal qui l'emporta... C'était justice... il mourut trop tard... en plein déluge... «Après moi le déluge!» était son mot favori... et voilà comme il se fait que la majesté est morte, et que le royaume est submergé.

Il ajouta tristement:—Ces terres, que la chasse a dévastées, cette plaine et ces forêts, tout ce monde royal ont été témoins de bien des tristesses et de bien des douleurs. Louis XIV s'est promené dans ces allées, couvert d'un cilice et menacé par l'Europe... Il s'ennuyait... L'ennui tira Mme de Maintenon de ces belles demeures, pour la jeter à Saint-Cyr, sous le rire moqueur du czar Pierre le Grand, qui souleva la couverture de son lit, et la vit toute nue, et ridée abominablement, cette femme au désespoir de ces grands rêves qui s'achevaient dans le mépris et l'abandon!

—Avancez, à chaque pas vous heurtez des souvenirs de mort; partout la lancette au frère Côme, et partout des cadavres. Ici, est mort le premier dauphin; ici, sa femme saxonne expira de douleur, sous les tentures grises de son deuil. Il y a vingt ans, à cette maison blanchie à la chaux vive que vous voyez là-bas, si vous vous étiez approché la nuit, et que vous eussiez prêté une oreille attentive, vous eussiez entendu à toute heure (hélas!) les vagissements d'un enfant nouveau-né, les cris plaintifs des mères, le murmure de la vierge enlevée à ses parents, ou vendue par eux, qui se livre à son séducteur; bruits étranges et confus, pleins de terribles mystères et de déshonneurs inouïs! Les saturnales de la royauté s'accomplissaient dans cette maison du Parc-aux-Cerfs! À toute heure, en ces ténèbres obscènes, le sang royal jaillissait de toutes parts, abâtardi par le viol ou par l'inceste; un peuple bâtard de princes honteux et de princesses misérables sortait de ces portes dérobées, livré à toute les misères, à toutes les indigences, aux supercheries les plus abominables... Ces petits Bourbons, celui-ci devenait abbé, celle-là devenait, comme mademoiselle sa mère... une prostituée, et le vieillard, leur père d'un instant, ne demanda jamais ce que l'on faisait de ses filles et de ses garçons!... Dieu soit loué! cette demeure abjecte est muette à la façon de ces lacs sulfureux de l'Écriture, exécrés de la terre et du ciel!

—Sans doute, vous ignorez l'horrible histoire de cette cour faite à l'image odieuse du feu roi... Au premier abord vous la croiriez pleine de voluptés et de bonheur, c'est une dérision de la renommée, qui dénature tout ce qu'elle raconte. Louis XV est la pierre angulaire d'un édifice qui va crouler; il ne parle à ses complaisants que de la mort qui s'avance, il respire une odeur de funérailles, même au sein de ses maîtresses. Dans les bras de sa marquise ou de sa comtesse, les parfums les plus doux ont pour ce fantôme une exhalaison de cadavre. Au milieu d'une chasse à Marly (vous avez vu l'Atalante de Marly, comme elle ressemble à Marie-Antoinette!), le roi rencontre un paysan qui portait une bière:—Pour qui cette bière, demanda le roi, pour un homme ou pour une femme?—Pour un homme, dit le rustre.—Et de quoi est-il mort?—Cet homme est mort de faim!... reprit l'homme en portant sa bière. Ici le fou se prit à rire:—Allons, roi, cherche à te divertir, si tu peux; rassemble en troupeau tes maîtresses nubiles, fais un haras de femmes dans ton parc déshonoré, chasse, honnête roi, le cerf dix-cors... tu dois être heureux, à cette heure, où l'on t'apprend que, dans ton royaume, et si près de ta majesté paternelle, un homme est mort de faim!

—Monsieur! Monsieur! continuait le fou, à deux lieues d'ici, sur une hauteur, on a placé un joli cimetière: les murs sont garnis de buis et de clématites, les croix de bois passent leurs têtes noires au-dessus du mur, comme si elles appelaient chaque jour de nouveaux morts; la cloche à la porte obéit au vent qui souffle, et se balance avec un tintement inégal et capricieux, véritable musique de l'autre monde. Un jour, le feu roi passait sous ces murailles silencieuses; sa belle marquise en riant lui faisait mille joyeux et médisants récits, lui jetant au visage, par intervalles, les fleurs tièdes et parfumées qu'elle tenait cachées en son corsage.—Allons voir, dit le roi, s'il y a des tombes ouvertes sous les cyprès...

Ils allèrent au cimetière; en ce moment, trois tombes étaient ouvertes toute fraîches, la terre était amoncelée ici et là, noire et friable et prête à retomber des deux côtés.

—Voici trois tombes! dit le roi, les mains crispées, les yeux ouverts... C'est beaucoup!...

—C'est à en faire venir l'eau à la bouche, reprit la marquise.

Ils plaisantèrent sur ces trous, artistement creusés.

Le roi ne songeait pas en ce moment qu'il y a toujours un tombeau tout prêt à Saint-Denis, un en cas funéraire pour la mortalité des rois. Eh bien! ces trois tombes fraîches étaient un jouet du fossoyeur; il les avait creusées en un moment de zèle et d'oisiveté... Depuis ce temps la tombe royale s'est ouverte et refermée à trois reprises... Les trois tombeaux villageois se sont remplis de fleurettes et de gazons... Ainsi parlant et méditant, nous arrivâmes, le fou et moi, jusque dans la grande avenue entre Versailles et Paris, ou mon carrosse m'attendait.


CHAPITRE V

Un homme était assis dans mon carrosse. Au premier coup d'œil je le reconnus pour l'avoir rencontré dans la chambre haute du Trompette blessé. Il m'avait même accompagné jusqu'à mon logis avec une politesse qui lui était naturelle. Il avait une de ces nobles et tristes figures qui vous suivent, une fois qu'on les a vues. On comprenait confusément que, sous cette apparence indolente, se cachait une âme active, que ce doux visage annonçait un cœur souffrant, et qu'il y avait un but, irrévocablement tracé à cette vie, obéissante, en apparence, à tous les hasards.

Nécessairement, dans les têtes françaises de cette époque devaient survenir une foule de réflexions bien faites pour donner de grandes inquiétudes. Il ne s'agissait, pour les ambitieux ou tout simplement pour les poltrons, rien moins que de rompre avec les traditions passées, avec les leçons de l'enfance et les pouvoirs constitués depuis le commencement de la monarchie, et pour peu que l'on fût sorti du peuple, on comprenait vite et bien la force du peuple et la faiblesse du trône, on se disait confusément: Je tiens l'avenir! et si l'on se demandait ce qu'on allait en faire, ici la réponse était pleine d'inquiétude et de confusion.

Le jeune homme en m'apercevant me tendit la main, comme s'il eût été dans sa propre voiture.—Je retourne à Paris, me dit-il, et j'ai pensé que vous me donneriez volontiers une place à côté de vous. Au même instant il aperçut près de moi l'amoureux de la reine, et tout de suite il courut au-devant de ce brave homme avec le plus amical empressement.—Bonjour, Monsieur le conseiller, lui dit-il en lui tendant la main, que je suis aise de vous voir, et quel bonheur de vous rencontrer!

Un éclair de joie brilla dans les yeux du pauvre fou; il réfléchit un instant, puis il me regarda profondément, se consultant en lui-même s'il pouvait parler devant moi; à la fin emporté par son émotion:—C'est toi, Joseph, dit-il; c'est donc toi que je vois, mon enfant, toi perdu depuis si longtemps dans la foule, et mon rival, Joseph! Laisse-moi te voir à mon aise, hélas! c'est la première fois que nous nous rencontrons, depuis que nous sommes devenus, toi plus qu'un homme, et moi moins qu'un homme. Ami, crois-moi, cependant, si tu ne m'as pas encore rencontré, c'est parce que je cherche au fond des bois ce que tu cherches dans les villes; je suis fou ici; toi, là-bas. Puis, s'approchant de lui, et cherchant à le reconnaître:—Oh! mon Joseph, que te voilà changé! Tu n'es plus jeune, ami; j'aurais peine à te reconnaître. Ah! quelle différence à l'heure où tu essayais ton éloquence naissante au parlement de Grenoble! Tes yeux lançaient la foudre et les éclairs; ta voix était prompte et le digne écho des plus grandes pensées; ton âme honnête et vaillante était poussée à toutes ces grandeurs de la parole; ô maître! ô volcan! Et si parfois tu revenais sur la terre, ô Dieu! tu n'étais plus alors que l'oiseau qui chante; on n'eût jamais dit que Diderot était ton père, et que l'Encyclopédie était ta mère, avec Voltaire pour ton parrain! Je te disais souvent:—Enfant du paradoxe... ami de la vérité, te voilà en deux mots, Joseph, prends garde au paradoxe, il te perdra. Touche avec précaution cette arme éloquente; elle blesse; elle tue. Oui, tels étaient mes conseils; mais quoi! tu ne m'as pas écouté; tu es devenu l'esclave des théories brillantes et des rêveries impossibles; toi, si bon, tu es venu dans ce Paris des ténèbres, poussé par d'horribles projets; si modeste, une ambition fatale a gâté ton cœur; si calme et si doux, tu n'as plus été qu'un homme absolument incapable d'écouter la moindre parole d'humanité ou de raison. Tu es venu représenter le peuple, ici, et tu le représentes en effet comme s'il t'avait donné mission pour tout détruire en ce royaume éperdu! Joseph est parti en colère, il est arrivé en colère, il a parlé en furieux, il s'est irrité follement; il a porté une main sans pitié sur le trône, afin qu'on dise autour de Joseph: Quel est ce hardi jeune homme?... O misérable, indigne vanité de destruction, dans laquelle malheureusement tu as été vaincu! Ainsi tu as accompli les doctrines de tes maîtres, les démocrates du carrefour; tu as pris au sérieux leurs romans frivoles; à ces folles doctrines tu as sacrifié le bonheur, le repos, le charme et l'enchantement de ta jeunesse; adieu aux joies innocentes de la famille, aux innocentes amours, aux honnêtes plaisirs! tu ne les connais plus! Comme te voilà fait, jeune homme! abattu, rêveur, plein de regrets de tes démences... on te prendrait pour un conspirateur... Ainsi parlait le fou sans que l'inconnu songeât à l'interrompre en ses imprécations... Puis, s'animant peu à peu, il ajoutait:—Malheureux, vous l'avez voulu... vous voilà dans les abîmes!... portez la peine exécrable, honteuse, de vos folies; supportez le remords de vos crimes; expiez vos cruels sophismes... Ambitieux d'un jour, vous avez brisé le trône, insulté l'autel, flatté la force, anéanti le droit, renié la justice, invoqué le parricide et défié la tempête... eh bien! vous saurez un jour ce que c'est que d'être un renégat de sa raison et de son cœur; vous saurez si jamais les passions pardonnent! Non, non, les passions veulent qu'on leur obéisse et qu'on les flatte; elles sont impitoyables; elles sont ingrates et menteuses; elles sont égoïstes et cruelles. Voyez, elles vous tiennent; elles vous enchaînent; elles vous dominent; elles obéissaient naguères, elles commandent aujourd'hui; vous les conduisiez autrefois, elles vous entraînent à présent. Dans quel abîme êtes-vous tombé, malheureux, dont le nom est devenu une épouvante, une émeute, une condamnation?

En ce moment, je vis se troubler et rougir l'inconnu qui s'appelait Joseph, et soit qu'il eût honte de ces reproches mérités encore cette fois, il en voulut finir avec cette philippique en plein air:—Monsieur le conseiller, dit-il, vous n'avez pas encore parlé de vos amours.

Le fou soupira, et après un silence, il reprit d'un air touché:—Ah! Joseph! Joseph! point d'ironie, et trêve aux questions indiscrètes! J'aurais une trop belle revanche à prendre avec vous. Ainsi, croyez-moi, ne parlez pas de mon amour, ou n'en parlez qu'avec respect: je connais des amours d'hommes raisonnables qui ne sont pas moins folles que les miennes... J'en sais qui parlent comme des hommes, et que des hommes choisissent pour les représenter; ceux-là sont proclamés sages et habiles, ils parlent en public; ils raisonnent tout haut; ils détruisent les vieux principes; ils font de nouveaux principes; on vante à haute voix leur éloquence et leur logique. Admirables logiciens, en effet! Intelligences toutes-puissantes! ils attaquent, ils renversent, ils brisent, ils ruinent de fond en comble; et quand tout est fini, renversé, détruit, ils s'arrêtent, ils regardent autour d'eux, et, dans ce chaos lamentable, ils font un choix, ils se passionnent pour une infortune isolée; ils veulent relever sur sa base éphémère le chef-d'œuvre éternel qu'ils ont foulé aux pieds; ils se prosternent devant le chef-d'œuvre, ils l'adorent; ils lui demandent pardon en silence. Insensés, eux qui l'ont dégradé, qui l'ont perdu! insensés et malheureux! D'autant plus malheureux que les ruines qu'ils ont faites pour plaire à la foule appartiennent désormais à la foule; elle y pose en sursaut son pied couvert de fange et de sang, et elle dit: Cette ruine est ma ruine! Et si le ravageur veut relever quelques fragments de ses ravages, le peuple aussitôt l'appelle un traître, un égoïste; c'est l'histoire du vase de Soissons dont Clovis prend envie, et que le soldat de Clovis brise à coups de hache!... «Il n'y a point de faveur pour toi, notre chef, dit le soldat, point de passion à ton usage; à toi comme aux autres, aux autres comme à toi! rien de moins, rien de plus.»

Et maintenant, je te dirai à mon tour: comment se porte votre passion, monsieur le traître? et quels projets formez-vous pour vos amours? Vous, cependant, le bel amoureux... un renégat, un ravageur, un furieux qui veut se faire aimer parce qu'il se fait redoutable, un idiot qui ne voit pas qu'il est déjà dépassé dans ses sentiers furieux... Ah! le malvenu, ce Joseph... Il a beau parler haut et brutalement, grossir sa voix et grandir sa menace; il ne voit pas qu'il est vaincu sans peine et sans effort par un plus hardi courage et plus audacieux que le sien; une voix plus formidable que la sienne éclate et tonne, étouffant toutes les voix de l'entourage. Entre ton amour et toi, monsieur Joseph, il existe un homme qui t'éclipse et t'écrasera toujours. Tu es vaincu trois fois, Joseph; vaincu, dans les projets de ton ambition, dans les efforts de ton esprit, dans les vœux de ton cœur! Avec tes haines lamentables, il ne te manquait plus qu'un amour malheureux... Dis-moi, cependant, je te prie, as-tu jamais songé au résultat de toutes ces révoltes? As-tu jamais pensé au bourreau qui tue, en l'adorant, la victime qu'on lui jette? Ah! l'exécrable attentat! le supplice affreux!

Cependant nous étions arrivés au bout de l'avenue:—Adieu donc, adieu, Monsieur de Castelnaux! dit Joseph à l'inflexible conseiller, et ils se jetaient dans les bras l'un de l'autre.

—Adieu, reprit le fou, adieu, jeune homme, avec tant de génie et de vertu, que le génie et la vertu ne sauveront pas! Adieu! tu portes dans ton cœur un ver qui le ronge. Adieu, tu ferais mieux de renoncer à être un grand homme, que d'obéir à ta passion comme j'obéis à la mienne; et de redevenir tout simplement ce que je t'ai connu. Je te le jure, ici, Joseph, j'aimerais mieux encore te voir fou comme moi, que persistant dans ce que tu appelles ta sagesse. Hélas! quelle différence, ami, si tu voulais partager ma folie et ne pas aller plus loin que mes rêveries en plein air! que je serais heureux et content de partager avec toi ma folie, et quel triomphe aussi de te ramener vaincu et pardonné aux pieds charmants de tout ce que j'aime!.. Hélas! hélas! vaine espérance! il n'y faut plus penser... Là-dessus, il prit congé de nous, et, nous laissant sur la grande route, il nous suivait encore du regard.

À vingt pas de là, Joseph, mon compagnon, quelque peu calmé, se retourna pour saluer une dernière fois l'amoureux de la reine.—Il est mon compatriote, il m'a vu naître; il n'y a pas, ici-bas, de plus digne objet de mon estime et de mes respects, et de ma profonde pitié! ajouta Joseph en soupirant.

Nous montâmes en voiture, et comme s'il eût fait les honneurs de son propre carrosse, il me dit:—Placez-vous là; marchons au pas, et causons. Qu'avez-vous fait hier, je vous prie? et songez avant de me répondre que la question est importante et mérite qu'on y réponde sérieusement.

—Mon Dieu! lui dis-je, en le regardant d'un air étonné, quand j'ai quitté l'Allemagne, il me semblait que j'étais ce qu'on appelle un esprit fort; je passais à la cour pour un philosophe au moins égal à l'empereur Joseph II. Mon départ fit autant de bruit qu'en eût pu faire une rébellion ou une disgrâce. Cependant, à peine en France, il arrive, en effet, que je suis le moins complet de tous les hommes; je rencontre ici, là, partout, dans les clubs, sur les grands chemins, à l'hôpital des fous, des maîtres inconnus qui me dominent à leur première parole, et qui s'emparent de ma volonté à leur premier geste; ils me donnent des ordres comme d'autres donneraient des conseils; en un mot, j'étais venu ici pour apprendre au moins agréablement les droits de l'homme, et moi, si volontaire en Allemagne, et si libre, je courbe la tête ici, chez vous, j'accepte avec résignation votre joug superbe, et j'obéis volontiers; j'admire aussi; je reconnais tacitement ces nouveaux pouvoirs que je ne puis nier, et dont je n'ai pas vu les titres. Parlez donc, Monsieur, parlez sans crainte, on vous écoute; interrogez, je répondrai; dites à mes chevaux d'aller au pas, ils iront au pas. Je comprends à présent ces puissances inconnues dont il est parlé dans les livres, qu'on ne peut nier, et auxquelles on obéit malgré soi.

Quand j'eus tout dit, mon étrange compagnon reprit la parole, et, fort peu touché de ma soumission, il ne changea rien à son air sévère; un vrai juge interroge avec plus de réserve et de civilité.—Vous êtes allé à la cour hier? me dit-il.

Je répondis:—Je suis allé à la cour.

—Et vous avez vu la reine?—J'ai vu la reine.—Le soir même?—Le soir même.—À quelle heure?—À dix heures.—Où était la reine hier soir, s'il vous plaît?

—Croyez-vous, repris-je, en fronçant mon sourcil olympien (c'est un mot de landgrave!) que je puisse honorablement répondre à cette question? Je consens bien à vous raconter ce qui m'est personnel, vous dire mes propres aventures à moi, je le veux bien; mais l'intérieur de la reine, son secret et sa vie! En vérité, monsieur, je ne comprends pas que vous osiez m'adresser une pareille question!

Il s'emporta.—Oh! dit-il, trêve à tant de délicatesse. Songez, Monsieur, que c'est ici une sérieuse affaire. Répondez-moi, de grâce, et nettement; il s'agit peut-être de personnes pour qui vous donneriez votre sang! Répondez-moi, il y va de l'honneur!

—Ou plutôt, reprit-il, car il me voyait résolu à ne rien répondre, ou plutôt, si vous ne voulez pas répondre, écoutez-moi, écoutez; je vais vous dire ici, moi-même, tout ce que vous avez fait cette nuit; je vais vous raconter ce que vous avez vu dans les cachettes de ce palais... Eh! quelle horrible imprudence, attentif à ces fatals secrets!

Il porta sa main à ses yeux: on voyait qu'il se faisait violence pour me parler; j'attendis.

—Hier, reprit-il, la reine a passé la soirée chez madame de Polignac; vous y avez été introduit avec madame votre mère à dix heures; vous y êtes resté jusqu'à minuit. Ici il s'arrêta, et d'un ton solennel et suppliant: Répondez-moi, de grâce! répondez: y étiez-vous à minuit?

—Ainsi, reprit-il à voix basse et chagrine, vous avez vu Cagliostro?

—Le sorcier était le comte Cagliostro?... m'écriai-je.

—Allons donc, est-ce possible? Il est encore à Rome, au fort Saint-Ange, le seigneur Cagliostro. Cependant vous devez savoir que dans cet imbécile et crédule pays Cagliostro ne meurt pas; véritable patrie des charlatans, des alchimistes et des faussaires, la France, à tout prix, veut savoir ce qu'il y a de nouveau chaque jour... À force de ne pas croire en Dieu, elle interroge, à chaque instant, le passé, le présent et l'avenir; la France appartient aux sorciers beaucoup plus qu'aux philosophes. Voyez la honte! aux pieds de Cagliostro s'agenouille un cardinal-duc, qui se fait rajeunir! Ce misérable Cagliostro vole et ment à perdre haleine... On le chasse, on l'enferme; une monarchie est troublée et déshonorée, ou peu s'en faut, par ses trahisons et par ses mensonges; une reine est chargée d'outrages, et le lendemain du jour où le fourbe est puni, au lieu d'un seul Cagliostro, Paris en a dix. On ne sait plus leur nombre, on ne les compte pas. La cour veut savoir l'avenir comme les gens du peuple; aussitôt toutes les portes, des portes qui m'auraient été fermées à moi-même, impitoyablement fermées, s'ouvrent au devin; il gratte à la porte et la porte lui est ouverte, à lui, un bouffon de carrefour; il s'empare, au bal, de la main d'une reine; cette main lui est laissée, il a le droit de la toucher, il la touche, et il se penche à la ternir de son souffle impur! Damnation! imbécile cour! imbécile femme! Oui, malheureuse, infortunée!... en effet, livrer sa main à ce misérable, à ce mercenaire! O ces femmes! ces reines! elles sont folles! Ouvrir sa porte à Cagliostro... pendant qu'à moi... mais moi, je n'oserais pas y poser mes lèvres à genoux! ô reine! ô femme! Alors, c'est seulement alors qu'un véritable devin serait à tes ordres, alors vraiment tu saurais l'avenir; car c'est moi qui te dirais l'avenir; moi tremblant pour ton sort, moi qui voudrais te sauver, pauvre étrangère! Ah! cette main! ce Cagliostro! cette confiance à lui... cette haine à moi, à moi terrible, à moi tout-puissant, à moi blessé au cœur, à moi qui l'aime, à moi dévoué si elle voulait! Mais, me dis-je, elle ne me fait même pas l'honneur de me craindre, ou de me haïr... Elle n'a pas même du mépris pour moi; elle méprise un seul homme dans l'assemblée nationale, et cet homme ce n'est pas moi! Elle ne craint qu'un homme, un seul... elle me dédaigne... Il est vrai que je l'ai personnellement raillée, et que je lui ai fait de grandes peurs; j'ai menacé, j'ai crié, j'ai prononcé d'horribles vœux; j'ai été quelquefois orateur, j'imagine; et vil ou glorieux, elle n'a jamais voulu me voir! Or, n'ayant pas voulu me voir, et moi, voulant lui parler, fatigué de tant d'efforts, j'ai choisi un intermédiaire qui fût à la taille d'une reine, je lui ai ressuscité Cagliostro.

Et dites-moi, Monsieur, mon Cagliostro a-t-il été bien terrible, la nuit passée? Cette dédaigneuse majesté, la reine surtout, la reine a-t-elle eu peur?

—Oui, Monsieur, répondis-je, oui, vous pouvez vous réjouir, votre projet a réussi; votre Cagliostro a fait peur, et moi, étranger, moi peu habitué aux devins, j'ai pris facilement le faux Cagliostro pour le véritable. Encore une fois, félicitez-vous, la reine a eu peur! Ah! si vous avez voulu attrister cette soirée, si vous avez voulu vous jouer de la crédulité des femmes, si vous avez voulu éprouver par vous-même le courage des hommes et combien c'est peu de chose que ces brillants courages arrachés à leurs habitudes ordinaires, certainement vous avez réussi; jamais terreur ne fut plus grande, et découragement plus universel, plus complet... À mon tour, si vous me permettez de vous interroger, de quel droit, je vous prie, osez-vous troubler ainsi la reine dans son intimité? Comment, vous, jeune homme, pour me servir de votre langage, venez-vous empoisonner ces joies innocentes et ces confidences d'intérieur, par les épouvantables prédictions d'un charlatan? J'ai entendu parler autrefois d'une société de mauvais plaisants, qui s'amusaient à se moquer des incrédules; oseriez-vous vous attaquer à des crédulités royales? iriez-vous de Poinsinet et du prince d'Hénin jusqu'à la femme de votre maître, à la fille de Marie-Thérèse d'Autriche? En ce cas, Monsieur, ceci serait une injure punissable, une injure même personnelle; car moi aussi j'ai été la victime de votre plaisanterie; moi aussi j'ai eu peur, et la peur ne se pardonne pas!

Il reprit:—Que parlez-vous de jeu, de fête et de plaisir? sommes-nous à une époque plaisante? À coup sûr, ceci n'est point un jeu. J'y vais sérieusement, je vous jure, en cette tentative inouïe. Or, ne pouvant parler à la reine, et lui dire en même temps qui je suis; ne pouvant la voir et l'approcher qu'à son grand concert ou à sa chapelle, et voulant donner à cette frivole majesté quelques avertissements salutaires, j'ai choisi des moyens frivoles; j'ai parlé à son imagination plus qu'à son esprit; je lui ai fait dire hier encore par une voix étrangère tout ce que pensait la ville, et les menaces du peuple, enfin les tempêtes dont le temps est gros. À ces menaces vous avez eu peur, dites-vous; la reine a frémi... je le crois bien, que vous avez eu peur; moi-même je tremblais en dictant ces révélations suprêmes. En effet, tout cela est la vérité même; en effet cet avenir terrible arrive, il nous opprime, il est dans les faubourgs, il est partout en France, en Europe et dans le monde. Est-ce que vous n'entendez pas les menaces? est-ce que vous ne voyez pas les écueils où viendra se briser irréparablement cette monarchie haute de neuf siècles, dont les éclats dispersés au loin ébranleront tous les trônes de l'univers?

—Mais quoi! on dirait que le tonnerre est impuissant à réveiller ces royautés endormies! Cette nuit même, avez-vous remarqué le nom terrible et glorieux que mon sorcier a jeté dans les oreilles de la reine?... Un nom sonore et d'une physionomie active et redoutable, un lamentable écho; il a retenti comme le nom de Cromwell. Mirabeau: ce nom seul a glacé toutes les âmes imprévoyantes... Mirabeau... Lui tout seul, il va suffire à briser un monde...

Oui! mais quand le frisson a passé, tout s'oublie. Ils ont peur sans rien comprendre; ils se disent entre eux: C'est un jeu! et ils s'endorment paisiblement, sans prévoir que le lendemain sera le jour sans lendemain peut-être... Insensé que je suis de m'inquiéter de cette reine inintelligente qui se tient là-bas bien tranquille, et qui ne conçoit pas un mot des avertissements que je lui envoyais! Malheureuse!... ah! malheureuse!—Ainsi il parla longtemps, exalté, furieux.

—Monsieur, me dit-il d'une voix très-calme, avant peu, j'en ai peur, vous comprendrez si la scène de la nuit passée était une jonglerie, et si nos esprits forts ne devaient pas en tirer quelque profit. Quant à moi, j'y renonce... Assez longtemps j'ai attendu qu'ils eussent des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre... Ils sont sourds... Elle est aveugle... Elle est perdue irrévocablement, sans retour et sans espoir.

—Pourquoi perdue? et pourquoi sans espoir? m'écriai-je épouvanté moi-même de cet accent plein de tristesse et de vérité.

—Oh! reprit-il, vous ne comprenez pas ces choses; elles sont sous votre regard et vous ne les voyez pas; si vous vouliez en avoir quelques salutaires explications, il faudrait savoir, auparavant, si nous pourrions compter sur vous?

—Je ne puis rien vous dire à ce sujet, répondis-je; en ce moment j'ignore à quelle conspiration vous obéissez et de quels dangers la reine est menacée; avant tout je dois me souvenir que je suis étranger, fort ignorant des choses du temps présent et qu'il m'est défendu, plus qu'à tout autre étranger, de me mêler aux intrigues de la cour ou du peuple. En effet, je comprends qu'ici l'intrigue est double, quoique je sois en peine de comprendre comment vous vous trouvez dans cette double intrigue; vous, Monsieur, que j'ai rencontré dans le club du Trompette blessé, parmi les détracteurs les plus ardents de l'autorité royale, et que je retrouve aujourd'hui dans les jardins de Versailles estimé et connu du fou de la reine: évidemment vous jouez deux jeux, Monsieur: vous êtes un traître ici ou là. De deux trahisons: ou vous trahissez la reine, ou vous trahissez le parti du peuple auquel vous appartenez; voilà des choses vraiment que je ne saurais comprendre et que je comprends pas! Disant ces mots, je regardais mon compagnon; il ne changea pas de couleur, et me dit:

—Oui, j'appartiens au peuple, et j'en sors; je veux, moi aussi, le perdre à jamais ce trône insensé et chancelant du faîte à la base, et ce n'est pas de ce projet-là que je vous parle. Un prince, un Allemand, un seigneur, travailler à la liberté française; y pensez-vous, Monseigneur? La liberté ne voudrait pas de vos services; aussi bien n'est-ce pas de liberté que je vous parle. Ainsi, croyez-moi, ne vous inquiétez donc pas de nos projets; laissez le tribun à ses propres forces; je n'ai que trop la puissance de détruire ce que je veux détruire; en revanche (et voilà pourquoi je m'adresse à vous) j'ai besoin de tous les appuis, et du vôtre peut-être, afin de sauver la fille de vos rois, votre archiduchesse, Marie-Antoinette d'Autriche... et maintenant, Monsieur, répondez, me comprenez-vous?

—Sauver la reine et briser le trône! Eh bien! je ne comprends pas cela, je ne le comprends pas.

—Au fait! s'écria-t-il, qui vous parle ici de la reine? Est-ce qu'on vous dit un mot de la reine? On vous parle, et je vous ai parlé uniquement de Marie-Antoinette; on vous parle au nom de la femme innocente et belle, au nom de ses chagrins, de ses malheurs, de sa ruine imminente et des périls qui l'entourent. Et maintenant comprenez-vous comment je suis double, et que je le suis sans trahir personne? Oui, je perdrai le trône, oui, je sauverai Marie-Antoinette sans être infidèle à ma mission; et voilà comme, et voilà pourquoi je puis avoir besoin de vous, prince de l'empire allemand!

—Monsieur, lui dis-je, il y a bien de la mobilité dans votre conduite, et vos discours sont à double sens; donc permettez que je m'explique, et voyez si j'ai compris tout ce que je puis comprendre à vos projets. Vous aimez, vous haïssez; vous êtes sûr de vos haines, vous doutez de vos amours, et parce qu'en effet votre étrange passion a besoin de mes services, il faut que je fasse ici, par vertu, ce que vous faites par égoïsme! Ainsi pour vous tous les plaisirs de l'amour et de la haine; et pour moi, toutes les inquiétudes les plus cruelles du dévouement absolu; il faut désormais que je conspire avec vous, contre vous-même, que je vous aide à sauver la reine (encore est-ce bien la reine?) des débris du trône que vous allez renverser; il faut que je répare, à force de courage et de vertu, les crimes que vous méditez. En un mot, je suis votre esclave, et je dois vous obéir aveuglément; je veux sauver la sœur de notre empereur, en pensant que je n'ai le droit de rien demander, si je ne veux point partager vos projets parricides contre la reine. Est-ce bien cela, Monsieur? et cependant savez-vous une position plus équivoque et plus malheureuse? Eh bien! voyez si toute votre orgueilleuse démocratie accomplirait l'action que vous demandez à ma seigneurie; il faut que je vous obéisse et je vous obéirai; j'accepte avec orgueil cet humble rôle, et je vous obéirai comme un esclave... à condition que vous sauverez ma princesse... Ainsi vous le voulez, conspirons l'un l'autre, et seulement tenez-vous pour averti que je veux sauver la femme... et la reine, si je puis.

—Prenez garde, reprit-il, de perdre en même temps la reine et la femme par trop de bonne volonté et trop de hâte. Enfin, n'oubliez pas que nous courons un grand danger.

—Je n'ai pas vu encore le danger dont vous me parlez, répondis-je; à vous dire vrai, je n'y crois pas, mais je vais l'étudier.

Ici s'arrêta cette conversation fort incomplète et fort obscure, et cependant je me voyais chargé d'une grande responsabilité par un homme tel que moi, ignorant des choses et des hommes que j'avais sous les yeux. J'étais malheureux de l'obscurité dans laquelle je marchais; j'étais malheureux de me savoir nécessaire à quelqu'un dans ce pays, plein d'embûches, de mystères, de menaces... Qu'allais-je faire et comment retrouver ma vie en ces ténèbres?... Je fus interrompu dans ces réflexions très-sérieuses par mon complice intelligent.

—Prenez garde à ne rien changer à vos habitudes, me dit-il; au contraire, abandonnez-vous à vos penchants de jeune homme, à votre rêverie allemande. Allez au bal, si vous aimez le bal; faites l'amour, si vous aimez l'amour: seulement hâtez-vous, quand tout se hâte; il serait malhabile et malséant aujourd'hui de consacrer plus d'une heure à l'amour éternel.

Là-dessus, il me quitta... Et je respirai comme un écolier à qui son maître a donné un jour de congé.


CHAPITRE VI

Le lendemain de mon innocente conjuration, le surlendemain de ma présentation à Versailles, et ma mère absente, il me prit une étrange fantaisie:—Allons, me dis-je, allons au bal de l'Opéra!

Ce bal de l'Opéra fut le dernier auquel assista le Paris de la révolution. Depuis ce temps je ne crois pas que ces fêtes nocturnes, à l'usage de la cour, se soient renouvelées. Des fêtes semblables ne se voient pas deux fois en deux siècles. Au moment dont je parle, au plus fort des enivrantes solennités du carnaval, le bal de l'Opéra était le seul moment d'égalité qui fût en France... Épouvantable et charmante façon de réunir tous les extrêmes, de combler toutes les distances! Il est nuit, les bougies étincellent, la vaste salle est jonchée de fleurs, l'orchestre chante, et déjà tout est prêt pour cette confusion des confusions. Çà! ruez-vous dans ces abîmes de la chair fraîche et parée, ô peuple! Arrivez, grands seigneurs, comédiens, grandes dames, courtisanes, princesses et danseuses, escrocs et princes du sang, étrangers, gens d'église; arrivez,... il est temps; venez, dépouillez vos titres, oubliez votre rang, passez au niveau; mademoiselle Guimard, à défaut de toute autre, sera la reine de cette nuit de plaisir; Vestris ou Gardel seront les dieux. À ces despotes souverains de ce monde nocturne, apportez en tribut beauté, jeunesse, esprit, talent, fortune et santé, afin que le genre humain se roule en ces enivrements. C'est cela! Tout se confond: les soupirs, les remords, les trahisons, les voluptés. Et cela se presse et se mêle, et comme il est convenu que dans ces abîmes il ne peut y avoir que des grands seigneurs ou des femmes déshonorées, vous voyez se glisser sourdement les puissances naissantes sorties du sein du peuple; irrégulières puissances, qui bientôt remplaceront toutes les autres; elles se cachent encore dans la foule des grands; elles observent, elles étudient; elles partagent cette immorale nuit inventée aux écoles de Sardanapale! O ruine! abjection! fièvre impudique! ô splendide prostitution des corps et des âmes! quand tout se déguise et s'avilit à plaisir, quand le cordon bleu se cache sous l'habit d'Arlequin, quand le prêtre arrive en Gilles, dansant, comme David, la danse aux gestes obscènes; quand la grande dame étale à plaisir sa gorge en avant des gorges prostituées; quand la prostituée arrive et jette aux vents les lascifs hennissements de son argot! Il y a là quelques heures de délire, une vraie nuit de Pétrone. En ce moment montent au cœur enfiévré la vapeur des femmes assemblées, le murmure des voix qui s'appellent, le bruit des mains qui se cherchent. Il y a des éclats terribles, des silences affreux... Voyez! partout l'égalité a passé son joug, l'humanité est rabaissée au moins de trois pieds. À cette heure, il n'y a plus de nom propre et plus de moi humain qui ose ici se révéler; les fanges chantent leur cantique, le ruisseau se lamente, le carrefour danse avec la borne. À cette heure, il n'y a point de honte au front, point de remords au cœur, pas de frein au langage, et la nudité même des corps n'a rien qui les effraie!

Entendez-vous ces cris, ces rires, ces blasphèmes, ces mugissements, ces rugissements?

J'entrai donc à ce bal de l'Opéra comme on entre au milieu de la fournaise ardente... Ah! quel délire! Ah! quels rêves! Tout brûlait... Je brûlais! Jamais bruits si étranges n'avaient frappé mon oreille, et jamais plus vifs désirs n'avaient pénétré jusqu'à mon âme en même temps; j'étais ivre et j'étais fou; je cherchais à qui parler dans cette foule... Oui, mais cette foule ardente était un rendez-vous général où tout était décidé à l'avance, où chacun se rencontrait à coup sûr, et jamais on ne fut plus seul que j'étais seul. À cette heure, en ce lieu, la dernière des courtisanes doublait de valeur... Il fallait être un des seigneurs de Versailles ou de la Comédie, un mousquetaire, un évêque, un duc et pair, un prince du sang, pour obtenir un sourire... Eh! que vouliez-vous que ces dames fissent d'un burgrave allemand?

Souvent, dans ces bruits divers, un frémissement nouveau se faisait entendre: alors, avertie à je ne sais quelles palpitations, la foule allait se précipitant dans les loges. On montait sur les banquettes, une haie active et curieuse se formait subitement; dans cette haie arrivaient et passaient, masqués, silencieux, de nouveaux masques, et l'on se disait tout bas, désignant chacun les nouveaux venus:—C'est monseigneur! c'est le duc d'Orléans! c'est la reine! À quoi l'on devinait, je l'ignore, et peut-être était-ce un mensonge de plus, et celle qu'on saluait pour la reine était à peine une danseuse de l'Opéra.

Revenu de ma première surprise et tâchant de me calmer, je m'ennuyais, quand tout à coup la foule s'écria:—«Voilà M. de Mirabeau!» À ce grand nom, je me retourne, et je vois justement mon héros de l'autre jour. C'était bien lui, mais tout glorieux, tout gonflé, tout rempli de son importance! Il passait, semblable au feu qui passe et se fraie une route en brûlant. Ce hardi gentilhomme était évidemment plongé dans une ivresse joviale; il arrivait à ce bal poussé par l'amour; il cherchait je ne sais quelle femme obéissante qu'il appelait à haute voix, apostrophant de côté et d'autre ses amis et ses ennemis, tendant la main à tous les mousquetaires de sa connaissance, un vrai mauvais sujet de caserne, enluminé, gourmand, charmant!... Tel il était; et maintenant, à cette heure, il me semblait que je le voyais pour la première fois. Il allait plein de force et de grâce, acceptant également la raillerie et la louange, écoutant le sarcasme et répondant par un bon mot, gai jusqu'à la licence, imprudent jusqu'à la folie, abordant l'une, abordé par l'autre et tutoyant et tutoyé. Il avait toutes les physionomies, il parlait toutes les langues, dans tous les accents. Il était bien l'homme éloquent des plus grandes affaires et l'homme ingénieux des plus charmants plaisirs; si vif, si gai, si fin, si joyeux, si grand seigneur, riant comme un fou, causant comme on crie. Les mains d'une femme et le regard d'un aigle... il attirait, il fascinait, il brûlait... Et moi, je le suivais dans sa lumière et dans son sillon, oubliant toute chose; et que j'aurais bien donné la plus belle part de ma principauté pour qu'il m'accordât un coup d'œil...

Il ne me voyait pas; il voyait tout le monde et ne regardait personne; il s'enivrait de l'enivrement universel... On eût dit que parfois le donjon de Vincennes, le fort de Joux, toutes les prisons, passaient sous ses yeux éblouis, comme un encouragement à s'emparer de la vie et de la gloire. Et songez que cet homme était l'appui, le dernier appui de tant de siècles que sa parole avait fait crouler!

Je me trompais en pensant que M. de Mirabeau ne m'avait pas vu dans la foule. Un petit masque, enrubané de la tête aux pieds, vint s'asseoir près de moi, et d'une voix futée, il me dit:—Seigneur, vous êtes invité à souper, ce matin, après le bal.

Et voyant que je m'étonnais:

—Oui, reprit-elle, avec des demoiselles de ma sorte et les plus grands seigneurs de la cour; nous disons les plus grands noms et les plus révérés de la monarchie, à savoir: le marquis de Fénelon, le prince de Monaco, le prince de Bauffremont, le prince de Montbarrey, le duc de Fitz-James et, par-dessus le marché, mes grandes cousines et mes petites sœurs de l'opéra, mesdemoiselles Guimard, Adeline, mademoiselle Luzy, mademoiselle Arnoult. Nous y joindrons, si vous voulez, quelques bouffons de renom, des gens de lettres, La Harpe, Laclos, Chamfort, et, si nous pouvons l'avoir, Rétif de La Bretonne, un rustre en baillons. Là, voyons, laissez-vous faire, obéissez et trouvez-vous sous la loge de la reine à deux heures du matin.

—Et toi, mon petit masque, où vas-tu? Comment, tu m'abandonnes à la solitude, esprit follet?—J'en suis fâchée, me dit-elle; mais, avec la permission de Monseigneur, j'irai rejoindre un prince qui vaut mieux que vous, Monseigneur... Et elle s'en fut légère et piquante comme une abeille!

Et moi, resté seul, plein d'envie à l'aspect de ce Mirabeau, roi des aventures galantes et des rencontres joviales, je revins par un long détour à mes sombres pensées. Ces plaisirs, où je trouvais si peu ma part, me parurent bientôt misérables. Cet amour banal, dont je n'avais ni le secret ni le langage, me trouva timide, et je me retirais à l'écart, loin de ces intrigues croisées où je ne pouvais être qu'un embarras, justement au coin de la reine, à cette même place où déjà s'était opérée une révolution.

Révolution innocente, et toute en faveur de l'art, quand la jeune Marie-Antoinette, dauphine alors sous un roi qui se meurt, jeune et chaste princesse exposée au contact de la comtesse du Barry, la consolation et l'espoir de tout un peuple affligé par le hideux spectacle d'une royauté avilie, s'en vint un soir à l'opéra, tenant par la main le révolutionnaire Gluck; Gluck, le Mirabeau de la musique en France, celui qui donna à la France Armide, Alceste, Orphée, et les deux Iphigénies. Digne de l'Iphigénie de Racine, l'Iphigénie de Gluck, c'était toute une révolution, c'était un des premiers bienfaits de Madame la Dauphine. La première elle soutint les novateurs dans leurs essais les plus hardis. Sous les yeux de Marie-Antoinette, et parce qu'elle applaudissait Gluck jusqu'à l'admiration, on applaudit Gluck jusqu'au duel. La révolution musicale s'accomplit avec des transports de joie et des cris de plaisir; elle triompha comme toutes les révolutions triomphent, par la force, jointe à la conviction; l'art, obéissant à cette vie inespérée, marcha en avant, aux grands transports de la jeune Dauphine étonnée et charmée aussi de son triomphe! Aussi le peuple entier lui avait consacré la belle chanson: «Chantons, célébrons notre Reine!...» Et les plus douces larmes venaient à ces beaux yeux, chaque fois qu'elle l'entendait chanter.

Et maintenant, me disais-je à moi-même, que sont devenues ces disputes animées, le soir, quand le lustre étincelle, à l'heure où le roi et la reine, assis dans leur loge, donnaient le signal au vieux Gluck, quand les dieux et les déesses de l'Olympe descendent du ciel, quand l'harmonie emporte en haut toutes les âmes, quand on crie à la fois: Vive Gluck! vive la reine! quand J.-J. Rousseau s'en vient, timide et superbe, assister aux enchantements du Devin du Village?.. Où sont-ils ces instants d'un délire ingénieux? Artistes, qu'avez-vous fait de ces illusions décevantes?

Hélas! le vieux Gluck est mort à Vienne, en priant pour la reine de France, sa protectrice et son élève; J.-J. Rousseau, le musicien, est mort en pleurant sa jeunesse et ses rêves; la révolution faite pour les arts, et qui leur est si favorable, a passé de l'art à la politique; elle dédaigne en ce moment les jeux futiles; elle en veut aux rois à présent.

Ainsi, toujours préoccupé du passé ou de l'avenir, toujours loin du présent, je m'inquiétais tout à mon aise et je serais resté à la même place, toute la nuit, préoccupé des mêmes pensées, si je n'avais pas été interrompu dans ma rêverie par une aventure étrange, à laquelle je n'avais nul droit de m'attendre. Or, cette aventure a décidé de ma vie entière, et peu s'en faut qu'elle n'ait fait de moi, qui vous parle, un marquis de l'Œil de Bœuf, un roué du Palais-Royal, un Lauzun, un Richelieu, le Moncade errant à travers tous les amours, sans y jamais rien laisser; mais, Dieu soit loué! nul ne saurait mentir à son âme, à son esprit, à son cœur... et dans ce bonheur inespéré, dans cette minute heureuse... ô gloire et bonheur, et le premier enivrement étant passé, je suis resté le galant homme que j'étais.

Mais quoi! je suis attendu par la fête de tout à l'heure:

«Allons, saute, marquis!» prends ta part de ces folies de la nuit suprême, et demain,.. demain, tu raconteras l'aventure de cette nuit!

J'eus d'abord quelque peine à retrouver mon introducteur dans la fête où il devait me conduire; il avait oublié l'heure, et, lancé dans la foule, il s'abandonnait librement à tous ses délires; mais enfin le hasard le poussa vers moi qui l'attendais...

Il n'était pas seul; il tenait dans ses bras une femme éclatante et très-jolie: une brune, à l'œil vif, aux lèvres rebondies, au teint coloré: c'était sa conquête heureuse de ce moment où il ne pensait qu'au plaisir. Cette élégante, svelte et charmante femme avait ôté son masque, et, contente et fière de son cavalier, elle le regardait avec un sourire... Il y avait dans ce sourire une double joie... Évidemment cette femme était doublement heureuse; elle aimait et elle était aimée, et puis elle trahissait quelque brave homme qui se fiait à ses serments.

—Il est temps de partir, Clary; votre mari ne vous attend plus à cette heure; donnez-moi la nuit tout entière, ainsi nous arrangerons tout cela demain.

La femme aux yeux noirs répondit par un sourire, et nous fûmes souper tous les trois, remettant le mari au lendemain.

Le souper était dressé sur le rempart, dans le faubourg, en quelqu'une de ces petites et discrètes maisons bâties, vernies, dorées, tapissées pour le mystérieux accomplissement des vices du peuple d'en haut. Dans ces murs sombres au dehors, pleins de lumière et de parfums, les seigneurs et ce monde croulant amenaient les tristes complices de leurs voluptés passagères; le vice habitait ce somptueux hôtel; la petite maison était son logis; et pas un étranger, même un père au désespoir et redemandant sa fille égarée, un amant dont la maîtresse est perdue, un mari courant après sa femme arrachée à ses bras, n'auraient frappé à cette porte inflexible... Elle ne s'ouvrait qu'au vice, à la débauche, à l'adultère, à l'inceste; elle eût repoussé la loi même... Un boudoir pour la courtisane, une bastille pour l'honnête femme...

À peine entré dans ces salons mystérieux, je fus tout ébloui du luxe et des splendeurs que j'avais sous les yeux. Je sortais de ce bal où tous les visages étaient masqués, où des femmes sans forme et sans nom,... accourues des deux extrémités du monde aux lieux où commence le trône, où s'ouvre aux filles perdues l'abîme de Saint-Lazare, allaient cherchant dans la foule un cœur... un souper; je me trouvais tout à coup face à face de femmes demi-nues et parées comme des duchesses, préparées à tout entendre et prêtes à tout dire; leurs robes de gaze étaient décolletées et tenaient à peine à leur épaule haletante; c'étaient des vêtements si légers qu'un souffle les eût soulevés: le cou de ces femmes était chargé de diamants, des fleurs paraient leur corsage: et pourtant, malgré les plus séduisants apprêts de la coquetterie, il s'en fallait de beaucoup qu'elles fussent très-belles. Au contraire, elles n'étaient guère que des beautés médiocres, des grâces vulgaires: Aglaé mal jambée, Euphrosine au nez retroussé. Ce qui les faisait belles et désirées, c'était le vice; il était leur femme de chambre, il était leur père et leur mère à la fois! Le vice entourait ces têtes impudiques d'une auréole irrésistible,.. il y avait autour de ces femmes tant de petits boudoirs, bleus, roses, blanc pâle, éclairés à demi par des lampes complaisantes... En même temps les hommes étaient beaux et bien faits, et d'un ton exquis qui rachetait le sans-gêne et la vulgarité de ces dames; en ce lieu, peint par Beaudoin, le peintre des Indes galantes, le grand seigneur faisait passer la courtisane: il s'appelait Bourbon, il s'appelait Montmorency. Ajoutez que je sortais de l'enivrement, de la vapeur, des extases de ce bal de l'Opéra où j'étais venu pour la première... et pour la dernière fois... Dans cette nuit des voluptés païennes, le hasard m'avait comblé de ses faveurs les plus inespérées: j'avais encore l'œil humide de bonheur, les mains tremblantes de volupté, volupté incomplète, inouïe, et que je ne m'expliquais pas.

Les femmes de cette société perdue étaient peu habituées à étonner, à surprendre; on les savait par cœur, il n'était pas un jeune homme à la mode qui ne les eût vues sans ceinture; l'amour était à l'époque de ces corruptions une superfluité bourgeoise, un pis aller de grand seigneur, dont un homme du monde eût rougi de s'occuper trop longtemps. Être amoureux... fi donc! qu'aurait dit la philosophie?... Amoureux d'une fille, y pensez-vous?..» On se ruine à plaisir pour ces espèces... On peut même au besoin les épouser, mais les aimer... Elles n'y pensaient guère; elles avaient été les premières à rire de ces sottes amours... Je conviens cependant qu'au premier abord, dans ce salon des prostitutions les plus fameuses, je ne pus cacher mon trouble; il fut remarqué, et, chose étrange! il ne nuisit pas à ma présentation. Au contraire, la première impression me fut assez favorable. Les hommes me regardèrent avec envie, tant je leur semblais jeune, innocent et timide, et les femmes m'accueillirent comme une nouvelle espèce de Chérubin.

Je ne sais qui avait déjà dit à tout le monde que j'étais ce qu'on appelle un grand seigneur, et je trouvais sans peine obéissance, admiration et bon accueil.

On se mit à table après les présentations qui se firent lestement; peu de convives se choisirent, les autres se placèrent au hasard. On mangeait peu; mais en revanche on parlait beaucoup, et je commençai par m'étonner de cette ardente causerie... à la française. Elle était toute ironie; elle allait çà et là vagabonde, active, brillante et folle; sans respect pour personne et sans peur; elle était sans décence et sans honte; elle était tour à tour grave et pédante jusqu'à l'ennui, spirituelle et méprisante jusqu'à la fureur. Elle fut donc amoureuse et libertine, incrédule et mystique, un flux de paroles sans frein, sans logique et sans but, mais non pas sans chaleur et sans grâce. Ah! quelle société mal habile!... Elle avait cependant la conscience de sa mort prochaine; elle savait confusément que l'heure allait lui manquer; elle se hâtait de vivre et de sourire; elle se disait tout bas que les temps étaient proches, que l'anarchie accourait à tire-d'aile, que le silence allait remplacer tous ces grands bruits qui se faisaient autour de l'Académie, autour du trône, autour de tout ce qui vivait et régnait encore, et, semblable au chien qui porte au cou le dîner de son maître, au moins elle voulait avoir sa part dans ces franches et terribles lippées de chaque heure et de chaque jour.

Cependant, j'eus quelque peine à me faire à cette conversation légère, en bons mots, en petites phrases, en compliments galants, en dissertations bouffonnes, en propos sans suite... à l'aventure du bel esprit. Le repas même se sentait de la recherche et des mièvreries de cette conversation où personne, homme ou femme, ne disait ce qu'il voulait dire... On mangeait du bout des lèvres, des mets sucrés, sans substance et sans saveur; les porcelaines représentaient des fantômes perdus dans l'émail bleu du ciel, les cristaux étaient taillés à facettes, les peintures représentaient des bergères en guirlandes de roses, une tabatière à la main, conduisant des moutons poudrés dans des champs semés de violettes et de lis. On sentait partout le musc et l'ambre; il n'y avait de franc et de pur que le vin; il était exquis, et coulait à longs flots. Involontairement, dans ce pique-nique où la poire et l'œillet jouaient leur rôle entre le cytise et l'églantier, je pensais à nos bons gros soupers allemands, et je m'étonnais qu'au milieu de ces voluptés de la nuit, à côté de ces femmes transparentes, dans cette atmosphère aux acres parfums, pas un convive ne songeât à regarder sa voisine ou à s'inquiéter des beautés absentes...

«La première venue!» était sûre de l'emporter sur toutes les autres; mais la première venue, au bout de dix minutes, était toute semblable à la dernière arrivée... On ne la regardait plus, on ne l'écoutait plus, on n'en voulait plus!

J'étais placé à table entre deux femmes d'un certain âge; elles m'accablaient de petites questions: si l'on portait encore autant de paniers en Allemagne? si l'empereur Joseph II m'avait jamais parlé de mademoiselle Compan? si nous avions des poëtes, des fermiers généraux, des danseuses, et des cardinaux dans nos églises? et autres questions, toutes semblables à celle que faisait le roi Louis XV à son ambassadeur à Venise: De combien de conseillers se compose le conseil des Dix? De mes deux voisines, l'une et l'autre avaient embelli en vieillissant.

C'est le privilége de beaucoup de femmes en France. À mesure que vient l'âge, leur visage gagne de l'embonpoint, leur taille se forme, leur main blanchit, leur esprit plus à l'aise devient plus facile et plus enjoué. Rien n'est dangereux pour un jeune homme à ses débuts comme les femmes du second printemps; elles réunissent à la fois l'éclat de la jeunesse et le calme de l'âge mûr: vieilles filles, jeunes veuves, habiles à choisir, se décidant promptement, allant droit à leur but, estimant la réputation à sa juste valeur; au demeurant, à mérite égal avec les autres coquettes, elles n'ont guère besoin que d'une moitié de bonne renommée... et voilà les femmes qui constamment, en France, ont fait les mœurs, la réputation et la politique!—Elles ont fait l'amour, la poésie et le plaisir de ce grand royaume. Expliquez cependant, si vous le pouvez, une origine si grave, pour tant et tant de futiles passions.

Mes deux voisines de droite et de gauche, ayant bien questionné, se mirent a me répondre à leur tour sans attendre mes questions. Où donc elles prenaient tant d'histoires, je n'en sais rien. Je me souviens seulement que c'étaient de charmantes choses fines, déliées, quelquefois gazées, pour peu que la chose n'eût pas besoin de voiles. Il fallait avoir étudié à fond la langue française pour comprendre, et même confusément, ce petillement, ce tourbillon, cette malice et ce sifflement de couleuvre au soleil. On regarde, on est ébloui, on est piqué, et chacun rit de votre étonnement.

Dans la conversation vint à tomber le mouchoir d'une de mes voisines, un chiffon brodé par les fées... Un gentilhomme français se fût précipité pour le ramasser... je n'y pris garde, et ce fut un laquais qui releva le beau mouchoir.

Ma voisine en souriant:—Voire empereur François II était plus galant que vous, monsieur; il a ramassé la jarretière de madame du Barry.

—Et l'on ne dit pas, reprit mon autre voisine, qu'il ne l'ait pas remise à sa place; une jarretière détachée par un roi!

Ici Chamfort prit la parole. Chamfort était le bel esprit de la bande joyeuse, un petit homme à l'œil vif, à l'air caustique, au sourire matin; son visage était pâle, et son œil était noir; l'esprit dominait dans toute sa personne, et tout cet esprit n'empêchait pas Chamfort d'arriver à l'éloquence, et fort souvent.

—Et quand même, s'écria Chamfort, l'empereur François II eût remis à sa place, au-dessus du genou, la jarretière de madame du Barry, il en avait bien le droit, j'imagine, puisqu'il l'avait ramassée. Et vous, Messieurs les grands philosophes, qui de vous ramasserait si peu que cela... une jarretière aux armes de France? Eh! vous vous croiriez déshonorés pour un si doux service rendu par vous à cette fille charmante dont l'archevêque a ramassé la pantoufle, ô pudibonds!... Vous eussiez fait naguère de cette pantoufle une façon de Saint-Esprit que vous auriez porté sur la poitrine! En ce temps-là vous faisiez des visites même au sapajou de la favorite; et si la dame eût daigné vous sourire, ah! quel intime contentement! la reine a cependant donné l'exemple de la pitié pour cette beauté qui n'a fait de mal à personne...

Un soir, aux fêtes de la reine, deux personnes s'étaient introduites qui n'étaient pas invitées, le cardinal de Rohan et madame du Barry; la reine fit chasser le cardinal, mais elle voulut qu'on laissât en paix cette femme voilée qui se tenait cachée à l'ombre des arbres, assistant de loin à ces fêtes dont elle avait été l'étoile, sous ces bosquets où chaque rosier avait pour elle un souvenir, où, à chaque banc de gazon, elle avait vu le roi à ses pieds.

En même temps Chamfort, emporté par son sujet et se parlant à lui-même comme s'il eût été seul:

—Oui, sans doute, il n'y a rien de plus touchant que de voir cette ombre errante au hasard, sans un courtisan qui l'accompagne, sans un flatteur qui la suive, et sans monarque; errante autour du même palais où elle entrait, les deux battants ouverts. C'est pitié de la voir exposée aux mépris des mêmes hommes qui sollicitaient ses faveurs, comme la passion sollicite. Il faut qu'un empereur philosophe et une reine sans tache viennent nous donner des leçons de bon goût! En vérité, je ne vous en fais pas mes compliments, messieurs!

Messieurs, en ceci la femme découronnée a le droit de nous dire: ô misérables vertueux! je la connais votre odieuse vertu! Vous avez la vertu des lâches contre les faibles! vous avez peur d'une infortunée qui ne peut plus vous donner qu'un sourire!

Elle eût dit cela, Messieurs, madame du Barry eût bien parlé; elle était dans son droit de parler ainsi. Elle avait eu pitié de notre humble monarque accablé de tristesse; et véritablement, de ces deux amants, l'un, roi de France et roi souverain, l'autre, fille de joie et jolie, obéissante à tous les caprices, l'obligé, c'était le roi lui-même. L'obligé, c'est le roi qui dépouille la pauvrette de sa joie et de ses haillons; c'est le roi qui la dépouille de son jupon troué, de ses dentelles fanées, de son diamant d'Alençon... Le roi qui l'a faite, en vingt-quatre heures, dame et comtesse et reine des petits appartements, il l'a perdue, il l'a déshonorée; il a dérangé sa vie et ses amours; il l'a soumise à son joug, à sa vieillesse, à sa honte, à ses ennuis, à ses ministres, à ses courtisans, à ses voluptés, à sa chapelle, à ses cuisines, à ses jardins, aux salutations des ambassadeurs, aux corruptions des princes du sang royal. À quel abaissement es-tu descendue, ô pauvre courtisane royale!—Qu'as-tu fait de ta fierté, noble comtesse? O le temps heureux où tu choisissais tes amants dans la foule, où tu les prenais au hasard, où, parée à la fenêtre, en jupon blanc, comme un chasseur à l'affût, tu disais: Si je le veux, chaque homme qui passe est à mes pieds? Qu'est devenu le temps, beauté sans voile et sans honte, où l'amour arrivait et s'en allait à ton ordre, où ta porte obéissante se fermait et s'ouvrait à tes heures, où tu pouvais chasser ton amant, à ton premier ennui, avec l'assurance heureuse de ne plus le revoir? Ah! vraiment, tu étais reine alors, tu n'es devenue une prostituée que lorsque tu es tombée à la prostitution de ton roi! Que ce fut là, dans ta vie, un changement impitoyable, et combien tu devais te mépriser toi-même, offerte à ce timide libertin qui balbutiait comme un enfant je ne sais quelle plainte inarticulée!

Hélas! toujours le même libertin et le même libertinage, et quel ennui! Toujours dans tes bras le même vieillard, qui seul se souvient de sa royauté pendant que tu l'oublies! Toujours toi assise aux genoux de cette royauté cagneuse, et tremblante de peser trop à cette débile vieillesse, toi naguères si complaisante à t'étaler sur le grabat de ta vingtième année... Il y a dans le poëme de Virgile une histoire où l'on voit un corps vivant attaché à un cadavre... ici, le cadavre était le roi Louis XV. Imaginez Voltaire valet de chambre de Fréron, J.-J. Rousseau secrétaire de M. de Beaumont, Diderot censeur royal, et vous aurez à peine une idée approchante des douleurs de cette infortunée. À ce jeu brillant et fastidieux de favorite, elle a perdu l'existence la plus difficile à perdre, elle a oublié les habitudes les plus difficiles à oublier. D'où je conclus que S. A. le prince de Wolfenbuttel a eu grand tort de ne pas ramasser le mouchoir que lui jetait la petite Luzzi, et que ce fut chose honorable à l'empereur François quand il se baissa pour ramasser la jarretière de la comtesse du Barry... on a fait un ordre de chevalerie avec moins que cela.

—N'est-ce pas votre avis, à vous, M. de Mirabeau? ajouta Chamfort.

Au nom seul de Mirabeau s'évanouirent soudain les fantômes qui m'entouraient dans ce souper où j'étais venu pour Mirabeau lui-même, et désormais, en dépit de toutes les coquineries de mon entourage, il n'y eut plus d'autre intérêt pour moi que celui-là.

Notre homme occupait l'extrémité de la table;—il avait à ses côtés la jolie et piquante femme aux yeux noirs; on voyait qu'il s'était mis à l'aise en ce coin pour être seul, autant que possible, avec sa nouvelle maîtresse; il lui souriait à chaque instant, il n'était occupé que d'elle et d'elle seule, oubliant tout le reste. Il l'entourait de prévenances, il lui servait à boire et buvait dans son verre, ou bien il relevait ses beaux cheveux avec complaisance en lui souriant d'une façon charmante et lui disant à demi voix mille tendresses; il était le seul qui s'occupât avec tant de grâce et d'attention de sa voisine: aussi la dame était-elle enviée ici, là, partout. Les hommes disaient:—Qu'elle est charmante! Les femmes disaient:—Qu'il est heureux!

En revanche, et comme un contraste, se tenait à la gauche de Mirabeau une femme au regard plein de fièvre, au sourire ironique et superbe; elle parlait peu; elle buvait beaucoup; une large moustache et remontante aux sourcils coupait en deux le visage de cette virago. Je n'avais jamais vu de figure extraordinaire autant que celle-là, et je m'étonnais de n'avoir pas été frappé plutôt par cette extraordinaire et très-extravagante physionomie, où se mêlaient l'homme et la femme en ce qu'ils ont de plus étrange et de plus hardi.

Quand donc il s'entendit interpeller si brusquement par Chamfort, Mirabeau se retourna comme s'il eût été réveillé en sursaut:—Parbleu! dit-il à Chamfort, si vous avez de pareilles questions, vous ferez bien de les adresser à de plus savants que moi dans ces matières. Voici, par exemple, mademoiselle d'Eon, qui se connaît en filles de joie, et qui ne serait pas embarrassée à vous répondre. Puis se tournant vers la femme aux moustaches:—Bonjour à vous, madame et monsieur. Te voilà donc encore parmi nous, intrépide cavalier? Vous êtes donc de retour, madame? Où en sont tes exploits guerriers? Où en sont tes exploits galants? Sans doute, ô dame et monsieur! sur cette large poitrine où rien ne manque, les cicatrices ne manquent pas, non plus que dans ce tendre cœur. Inconcevable énigme! ingénue aux accents virils, homme intrépide à l'épaule blanche, il faudra bien que nous sachions, un jour, quel est ton sexe et ton vrai nom; mystère! et comment me conduire avec vous, ô ma reine! avec toi, mon chevalier! Car, si je ne me trompe, ou j'ai pour vous, madame, une vive sympathie, ou bien je t'ai connu quelque part, chevalier!

La dame au double aspect, rejetant de côté une plume qui tombait sur sa joue, et souriant d'une façon toute guerrière:—J'y allais quelquefois, en effet, monsieur le comte, et je vous y ai vu bien souvent.

—Mais où donc nous sommes-nous rencontrés, chevalier? dans quel mauvais lieu assez fétide, dans quel donjon assez noir, pour que nous nous y soyons trouvés, en même temps, tous les deux? dis-moi, est-ce au fort de Joux, au donjon de Vincennes? Est-ce dans les cachots de Pontarlier, ou chez les libraires de la Hollande?

On a vu tant de choses, à mon âge! on s'est piqué à tant d'épées, on s'est brisé à tant d'éventails! J'ai fait aussi de bien mauvais rêves dans mes diverses prisons,

Prisonnier à trente ans! Ne plus voir un sourire, et ne plus entendre une parole d'amour!

Oh! par le ciel! mesdames, si la moins belle d'entre vous était à Vincennes, qu'elle serait belle et charmante! quelle autorité sur ces âmes captives! quel charme au son de votre voix! Que de battements de cœur au seul bruit de vos souliers! De quelle flamme surnaturelle vous seriez revêtues! De quel amour plus puissant vous seriez entourées! En même temps que de rois vous feriez d'un regard! À la Bastille! au donjon de Vincennes, là est née, et j'en suis sûr, la Venus aphrodite... Une fois que j'étais prisonnier, par la volonté de mon père et par la faiblesse de mon roi, que Dieu pardonne, au fond des cachots du fort de Joux... mais c'est une histoire que je n'ose guère vous raconter, et d'ailleurs tu en serais jalouse, reprit-il en parlant à la jeune femme qu'il tenait attentive, émue et curieuse à ses côtés.

Il reprit:—J'étais en prison au fort de Joux, séparé de ma femme et de ma sœur, séparé du monde entier. Personne, excepté toi peut-être, ma Clary, n'a égalé ma sœur en beauté.—Elle était la plus belle du monde, aux yeux noirs; elle avait votre bouche, ô belle Guimard, et votre taille, ô gentille Olivier, souple comme un jonc... En ce temps-là, j'étais prisonnier pour avoir donné un soufflet à un gentilhomme qui avait refusé de se battre avec moi. Car, moi aussi, je me battais très-volontiers, ajouta Mirabeau en me regardant.

La prison est féconde en rêves, en extases; un jour que je songeais à la vie, à l'amour, au jeu, au festin, aux poëmes, aux bons vins, aux chansons, aux riches habits, à Voltaire, à l'Héloïse, à Mlle Véronèse, à Mlle Sylvia, à Rameau, à la belle Eurydice, à Properce, à Vestris, à la Guimard, aux roses, aux violettes, aux jasmins, à l'eau qui chante, à l'oiseau bleu, à la Dauphine, au prince de Conti, à maître Arlequin, à Mme Panache, à la petite comtesse, à la marquise de Brinvilliers, à Watteau, à Wandermeulen, à Beaudoin, à Coysvox, à la Diane d'Allegry, au prince de Hongrie, à l'eau de Luce, aux dés, aux cartes, à la chasse, aux beaux chevaux, à Mme de Tencin, à la procession, aux Récollets, au bourdon de Notre-Dame, à Greuze, aux échecs, au Café de la Régence, à l'École de natation, aux îles de la Seine, à la terrasse de Saint-Germain, aux rôtisseries de la rue Dauphine, aux balayeuses du Pont-Neuf, aux réverbères, au portier des Chartreux, à la comédie, aux tréteaux, à la petite rue Chassagne, à Ramponneau, à M. de Malesherbe, à St-Ovide, à la foire aux jambons, à l'Encyclopédie, à Gilblas, à Saint-Roland l'économiste, à Mesmer, à Triboulet, au neveu de Rameau, à Mme de Maintenon, aux jésuites, au diacre Paris, à la bulle Unigenitus, à M. le régent, à Law, à Mme de Parabère, à Mme la Ressource, au Mont-de-Piété, à Panckoucke, au baron d'Holbach, à Mme d'Houdetot, à Saint-Lambert, à la Samaritaine, au Suisse du bord de l'eau, au jardin du Luxembourg, à l'Académie, à Nicolet, à la Sorbonne, à Jean qui pleure, à Jean qui rit...

J'entendis une voix touchante, une voix qui chantait et qui pleurait! c'était M. le cantinier qui battait sa femme. Elle criait: «À l'aide! au secours!» Le brutal et l'imbécile! il avait arraché le mouchoir qui couvrait ce beau sein, le nœud qui relevait ces beaux cheveux, les souliers qui contenaient ces pieds charmants! À ces chants, à ces larmes, à ces pitiés, je vins en aide à la jeune cantinière... Elle cessa de pleurer, même quand son mari la battait!... Je m'aperçus qu'elle avait quarante ans, au moment où s'ouvrit ma prison... Elle et moi, nous aurions juré pour dix-huit ans, tout au plus!

—Bien obligé de vos jeunesses et de vos beautés, monsieur le comte, reprit la jeune femme aux yeux noirs! Fi! de ces cachots qui rajeunissent! Fi de ces chaînes de fer qui nous font charmantes! Les pauvres femmes qui vous ont aimé, je les plains, s'il vous fallait l'antre des Bastilles pour être amoureux, fidèle et reconnaissant; je les plains sincèrement!

—Tu as raison, Clary, elles ont été pour moi, par moi, bien malheureuses! Il en est ainsi pour qui m'approche... bien malheureuses! et toi aussi, ma douce et vive Clary, tu mourras malheureuse si tu veux m'aimer comme elles m'ont aimé. Elles m'ont aimé de tout leur cœur; elles m'ont aimé malheureux, et quand j'étais proscrit, mendiant, roué en effigie, elles sont venues à mon aide, elles m'ont pris par la main. Celle-ci m'a suivi à l'étranger; elle a partagé ma misère en Hollande, quand j'étais aux gages des libraires. O Sophie!—aimé par elle, et par moi consolée, ainsi nous avons parcouru toute la route, nous aimant plus que jamais; l'exempt de police lui-même eut pitié de notre amour, il ne nous sépara qu'à Paris; le digne exempt! Puis je fus enfermé à Vincennes; on enferma Sophie en quelque horrible maison de filles repenties; puis mes deux enfants moururent le même jour, l'enfant de ma femme et l'enfant de ma maîtresse, enfants de mon amour! Il y avait de quoi s'étrangler de désespoir; d'autant plus qu'une fois à Vincennes, et seulement à Vincennes, je compris tout ce que j'avais perdu. Sophie! ô misère! Épouvante et damnation! Seul, dans cet affreux donjon, sans un livre et sans linge, écrasé, perdu, plein de fièvre, appelant Sophie ou la mort... en plein délire, en pleine obscénité! moi, le gentilhomme évoquant le démon de la débauche, appelant dans mon cachot les saturnales entières, rugissant comme un satyre et dansant comme un faune... Ah! quel supplice! Ah! quelle fureur! J'écrivais des lettres folles; elles faisaient pitié même à l'exempt qui les remettait au lieutenant de police, à M. Lenoir, et M. Lenoir les vendait, pour mon compte, à d'honnêtes libraires, qui vous les vendaient à vous, mesdames... quand vos laquais n'en voulaient plus.

J'en reviens à mon texte, chevalier d'Éon: vous auriez été bien séduisante... à Vincennes... ou au fort de Joux.

Il dit ces derniers mots avec un rire infernal; son rire épouvanta la jeune femme, et la voyant pâle et tremblante:

—Oh! ma très-chère Clary, s'écria-t-il avec un son de voix flatteur, ne craignez rien! mon sang s'est apaisé; je suis libre, à présent; je suis le maître. Hélas! ne craignez rien; je ne suis pas dangereux!

Clary leva des yeux pleins d'effroi sur ce visage infernal.

—Cependant, monsieur, lui dit-elle, vous étiez libre au moment où madame de Monnier se tua de chagrin.

—Libre, ai-je été libre un seul jour, ma Clary? J'ai été misérable et pauvre: persécuté par mon père, abandonné par ma femme, et faisant pour vivre des livres obscènes! J'ai fait d'un charmant poëte, appelé Tibulle, un libertin du dernier ordre, pour cent écus; empruntant au premier venu, sans jamais rendre, aussi vil que le neveu de Rameau! Que n'ai-je pas tenté, pour vivre au jour le jour, comme un malheureux sans asile et sans pain! J'écrivais des journaux, des pamphlets, des livres obscènes, des iniquités; je me suis vendu à M. de Calonne, et j'espionnais en Prusse en même temps que vous étiez espion en Angleterre, madame le chevalier d'Éon. Comment voulais-tu, ma Clary, que ces pauvres femmes ne mourussent pas d'effroi, me voyant si laid, si mendiant, si vil? Moi-même je désirais les voir mourir, si honteux que j'étais de me voir! En ces temps misérables je portais le linge et les habits de mon secrétaire; ma compagne se faisait des coiffes avec la doublure de mes vieux habits; Dupont lui proposait de l'acheter, elle, pour quelques écus, et je tendais la main à Rulhière; c'est comme si Voltaire eût emprunté de l'argent à Fréron, ou Diderot à Palissot. Et ces pauvres femmes ne seraient pas mortes d'effroi! Mais songez donc, ma vie et ma fête, que je n'avais aucun rang dans ce monde, où j'étais comte et marquis; songez que j'étais un méchant écrivain, plus boursouflé que monsieur mon père, l'ami des hommes; que j'écrivais mal, que je parlais de tout au hasard, même de finances; que le dernier gredin avait le droit de me lancer mille ordures; que Beaumarchais faisait contre moi une brochure aussi sanglante que les Mémoires contre Goezman.

Croyez-moi, Clary, j'étais bien malheureux! Si vous m'aviez aimé alors, vous seriez morte de douleur, de misère ou d'effroi. Morte en posant votre main sur ma tête, en signe de bénédiction. Il se tut un instant n'étant plus le maître de son émotion; bientôt il releva fièrement la tête:—Or çà! vous tous qui m'écoutez, s'écria-t-il, vous savez si depuis j'ai pris ma revanche avec l'opinion publique, et si l'opinion publique est revenue entière, éclatante et superbe, à Mirabeau! Le premier cri de liberté, messieurs, que la France ait jeté, c'est moi qui l'ai jeté le premier; j'ai été absous de mon passé par la liberté présente, et maintenant ce furieux que vous avez connu si mendiant et si faible, il est roi aujourd'hui comme l'était Voltaire, au même titre; il est le maître, il est le plus fort, et pour régner il ne flatte aucun pouvoir. Cette fois, j'ai rencontré le seul élément dans lequel je puisse vivre, et j'y vis. Je suis encore, il est vrai, parmi vous, le joyeux compagnon, amoureux à outrance, homme de feu et de plaisir comme j'étais autrefois. Oui, j'aime encore aujourd'hui l'orgie et ses flammes, l'amour et ses fêtes, le jeu et ses délires; mais de tous mes vices je suis absous, parce que je suis un grand citoyen! La France est ma maîtresse à cette heure, et, si l'amour m'a puni longtemps, l'amour me récompense enfin. Je le savais bien, moi, que cette proscription finirait; dans mes plus grandes infortunes, je me consolais à force d'être aimé: l'homme qui est aimé n'est pas méchant; l'amour est le plus grand et le plus immortel des pouvoirs!

—Certes, reprit le chevalier d'Éon, un grand pouvoir, M. le comte. La renommée, aujourd'hui, disait qu'hier vous aviez remporté une victoire assez complète sur le grave précepteur d'un prince du sang.

—La renommée a dit cela? reprit Clary vivement.

—Moins que rien, reprit Mirabeau, la renommée est folle et menteuse, Clary; je me suis vengé, une bonne fois, de ce méchant précepteur en jupon, et voici comment:

Le petit Sillery a pris une femme, jolie, accorte, alerte, agaçante et pleine de bonnes qualités que la pédanterie a gâtées. La petite femme, à peine mariée, allait, le nez au vent, faisant de la vertu et de la peinture, un peu de musique, un peu de morale et de petits vers, tout ce que fait une honnête femme aussitôt qu'elle n'a rien à faire. À force de gros livres, de contes moraux et de chansons plaintives sur la harpe, la petite femme à la fin s'ennuya de ses propres vertus; elle fit de l'intrigue; elle se faufila au Palais-Royal où elle devint pour tout de bon le précepteur d'un prince-enfant, le premier prince du sang trouvant qu'il était sage à lui de faire élever messieurs ses fils par cette dame d'honneur, de harpe et de vertu. Jusque-là rien de mieux; je savais à peine l'existence de la dame, quand tout à coup il me revient qu'elle déclame contre moi, comme si j'avais fait Mahomet et le Dictionnaire philosophique. Bon! me dis-je à moi-même, et je me vengerai quand j'aurai le temps.

J'avais oublié la petite dame et ma vengeance; hier cependant je rencontre (elle était chez Chamfort!) une commère en rabat-joie, une belle parleuse en sentences, en révérences, en bons mots bien choisis...—Bon! me dis-je, elle tient son pied de bœuf, et moi je tiens ma pédante. Aussitôt je fais l'aimable et je prends ma douce voix! Je plaisante, je plais, on me dit: «Laisse-moi, je te prie!» on s'en va, je propose ma voiture: or, je n'avais pas de voiture, et nous prenons bel et bien un fiacre, un méchant fiacre... Elle allait en fiacre aussi, la belle et charmante Manon Lescaut. Nous allons, alors les stores baissés, je me garde bien de viser à l'esprit; je fais mieux, je prête l'oreille à l'esprit qu'on me fait; parfois je porte à ma lèvre indiscrète (et très-discrètement) cette main-ci, cette main-là; bientôt je me remets à écouter, bref, je deviens plus entreprenant, et quand on me trouve enfin par trop hardi... j'écoute; je n'écoute pas si bien quand Barnave est à la tribune. En un mot, j'ai tant écouté, j'ai si peu parlé, qu'arrivé au perron du Palais-Royal, où par parenthèse on vous a vue, belle Luzzi, descendre de voiture avec le comte Orloff...

—Eh bien! reprit Clary, vous avez tant écouté?

Mirabeau continua:—Donc j'ai tant écouté, tant écouté, qu'elle avait les yeux humides et bien tendres quand le fiacre s'arrêta.

—Et c'est là tout? demanda Rivarol.

—Si tu ne trouves pas que ce soit assez, dit Mirabeau, inscris-toi en faux.

—Mais, dit Rivarol, il faut une conclusion à l'histoire.

—Voici la conclusion, dit Mirabeau:

Voyant à la dame empourprée un regard humide... et content, j'étais redevenu un bélître, un beau parleur, un bavard même; à présent c'était elle à son tour qui gardait un silence modeste, et c'était moi qui faisais de l'esprit; nous avions changé de rôle elle et moi... Cocorico!

À la fin, comme je ne disais pas ce que je devais dire, elle se hasarde, en hontoyant, à demander le nom de son séducteur. C'était là justement que je l'attendais.

Je lui dis mon nom tout simplement, sans emphase, et j'y mis aussi peu de prétention que si je me fusse appelé Sillery... tout bêtement.

Mais quand elle entendit ce nom de Mirabeau, elle fut si violemment frappée qu'elle oublia de s'évanouir.

—Madame, lui dis-je, en voilà, j'espère, un beau chapitre à ajouter aux annales de la vertu.

Et confuse, honteuse et non repentante...

Et je te demande pardon, Clary, d'une vengeance assez facile, et dont j'ai regret, te voyant bonne et douce et si peu disposée à te venger.


CHAPITRE VII

Je sais bien que je gâte à les raconter ces aventures, ces paradoxes, ces bruits armés et charmants d'autrefois! Ce Mirabeau que je contemple à tant de distance, et dans cette inexprimable confusion, que je suis loin d'en donner la plus faible image! A-t-on jamais défini le tonnerre, et l'éclair, et le nuage? Et l'écho seul de Mirabeau, qui peut le dire? À peine il en est resté des paroles écrites, des paroles sans son âme et sans sa figure, veuves de son geste, et décolorées de ces veines bleues qui se croisaient sur son front comme un réseau mouvant! C'était un homme... un géant d'une race à part, qui s'est perdue, et quand on retrouvera ses ossements fossiles, dans mille ans d'ici, au fond des catacombes de 1789, on les prendra pour les restes d'Encelade entassant Pélion sur Ossa.

Cependant, ayant vu Mirabeau face à face et complet, j'ai voulu le dire et m'en vanter. J'ai suivi pendant vingt-quatre heures la vie ardente que cet homme a menée pendant trente années, et ces vingt-quatre heures de spectacle, elles m'ont fatigué comme n'eussent pas fait cinquante ans d'une existence à l'allemande, au coin du feu l'hiver, à l'ombre en été.—Aussi bien les moindres détails de cette nuit sont présents à ma pensée, elle est pleine de Mirabeau. La belle heure aussi, pour le voir, ces moments d'ivresse et de folles joies, où l'homme abandonné à ses penchants se montrait familièrement dans la corruption de son esprit, dans l'éloquence de son génie et dans la bonté de son cœur!

On n'expliquera jamais ce qu'il y avait de charme et d'entraînement dans ce merveilleux personnage. Il était, tour à tour, affable et moqueur, dédaigneux, enthousiaste, intrépide, emporté, sérieux, bouffon...; le plus aimable et le plus vrai des libertins, le plus impérieux des grands seigneurs... Il était toujours au niveau de toutes les positions, au-dessus de tous les excès! On était grave, il était sublime; on parlait d'art et de poésie, il était un grand poëte; il pleurait à un conte bien fait, il riait à un bon mot, il jouissait de toute chose en enfant, du vin, des parfums, des émotions du jeu, de la beauté des femmes, de tous les frissons intimes; il était tout âme et tout esprit...; il était un génie, il était un grand cœur. Les femmes qui l'entouraient le dévoraient du regard; les hommes écoutaient et se soumettaient à ses moindres caprices, le reconnaissant tacitement pour leur maître. Esprits, grandeurs militaires, abbés, hommes d'État, débauchés, joueurs, les philosophes eux-mêmes et les gens de lettres les plus insolents, s'inclinaient devant ce génie excellent et superbe. Les anciens maîtres de la société française comprenaient, en voyant Mirabeau, qu'ils avaient un maître à leur tour. Cet homme était encore un progrès de la toute-puissance: le pape, le roi, la philosophie et le peuple enfin! Grégoire VII, Louis XIV, Voltaire, Mirabeau; et après Mirabeau, Bonaparte; après la liberté, la force... Une histoire à recommencer, un monde à régénérer, une liberté à conquérir!

Au milieu de ces réflexions confuses, un nouveau sujet d'attention attira tous mes regards. Non loin de moi était assis un gentilhomme de noble façon, et qui paraissait s'occuper très-peu de ce qui se disait autour de lui. La figure de cet homme était belle et régulière, sa tête était couverte de longs cheveux grisonnants, sa physionomie était calme... Il riait parfois, et son rire était sans pitié; son âge était tel qu'il eût été impossible de dire s'il était plus près de la vieillesse que de l'âge mûr, tant il s'était maintenu habilement dans ce moment fugitif de la vie, où la jeunesse vous dit adieu avec un air de regret et de pitié, et vous jette entre les bras inexorables de la raison.

J'avais remarqué cet homme à quelques paroles pleines de sens qui lui étaient échappées. Évidemment c'était un esprit plein d'expérience et de sagesse; il était l'objet de l'attention générale; les dames cherchaient dans son costume riche et décent quelques vestiges des modes antiques; les hommes le regardaient, les uns avec défiance, et les autres d'un air incrédule; quelques jeunes gens avec un intérêt réel, et comme le seul vieillard qui fût assez âgé pour être au-dessus d'eux.

Il se tenait à cette table comme est la statue au Festin de Pierre, ni mangeant, ni buvant, parlant peu et parlant bien, sans que personne eût songé à l'inquiéter: il fallait que ce fût une des habitudes connues de sa vie qu'on ne voulait pas contrarier.

Le repas fini, vint le dessert. Les valets couvrirent la table de fruits et de fleurs, de temples chinois, de vins célèbres, de mille inventions faites pour le goût et pour les yeux. En ce moment où la joie et le bruit accomplissaient leurs plus rares folies, ces dames, sans y songer, détachèrent le dernier lacet de leur gorgerette; un repas français, à cette époque, était composé comme une sonate allemande, le grave andante, le tendre adagio, et, pour finir, le vif et rapide rondo, qui met en train la tête et le cœur: nous étions arrivés au rondo.

On porta des toasts aux femmes, aux grands hommes, à la gloire, à la liberté des deux mondes. Vint le tour de Mirabeau. Mirabeau ne porta pas de santé politique.—À la santé de notre aïeul toujours jeune... À la santé du plus aimable et du plus âgé vieillard de l'univers (jeunes femmes, méfiez-vous de lui); messieurs et mesdames,... à la santé du comte de Saint-Germain!

Le toast fut accepté avec transport. Tous les verres se levèrent légèrement couronnés d'un pétillement joyeux, le choc sonna doucement; au-dessous de ces bras tendus, M. de Saint-Germain relevait la tête, souriant et rendant mille grâces aux convives.

—Il faut nous rendre notre toast, monsieur le comte, dit Mirabeau; nous y tenons d'autant, qu'on nous a dit que vous ne buviez jamais.

—Qu'on me donne un verre, dit le comte.

—Voilà le verre de Clary, monsieur, répondit Mirabeau; buvez et dites-moi: grand merci! Vous êtes le seul, monsieur le comte, à qui je voudrais accorder cette faveur. Mais vous, sage vieillard, vous ne distingueriez pas sur ce verre enchanté la place heureuse où toucha cette lèvre amoureuse... Ainsi buvez sans peur dans le verre où buvait ma belle Clary.

M. de Saint-Germain prit le verre qu'on lui offrait, et d'une voix légèrement tremblante: À la santé, dit-il, des républiques à venir! à votre santé, Clary, qui avez dompté le lion, je bois à vous aussi! On buvait à Cléopâtre quand on disait à Antoine: Je bois à toi!

Quand il eut bu, le bonheur se peignit sur son visage; on eût dit qu'il retrouvait une sensation de bonheur oubliée depuis longtemps, même il parut tout à coup rajeuni.—Mais pourquoi à la santé des républiques, monsieur le comte? pourquoi, je vous prie, à la santé d'Antoine et de Cléopâtre? s'écria Mirabeau.

Le comte reprit:

—C'est qu'à présent c'est au tour des monarchies à mourir. J'ai vu tant de républiques tomber: la Grèce expirée, est assez semblable à la fleur qui se fane au soleil. J'ai vu mourir la république romaine... au milieu d'une fête nocturne, en présence des rhéteurs, des sceptiques, des philosophes, des athées et des femmes, les plus charmantes, un soir d'orgie, une nuit de fête, au milieu de la dégradation universelle. Voilà pourquoi, me souvenant de toutes ces choses, j'ai bu à la santé des républiques à venir, comme autrefois j'avais porté la santé des monarchies. Quant à Cléopâtre... il me souvenait que c'est moi qui ai bu le reste de sa coupe insolente: eh! croyez-moi, cent fois je préfère à ce vinaigre où disparut la perle orientale, le beau verre effleuré par ces lèvres roses, et le reste de ce bon vin d'Aï.

—Vous avez donc connu Cléopâtre? demanda Mirabeau.

—Je l'ai connue, et beaucoup: c'était une toute petite femme, mince et frêle, du corsage le plus élégant, aux yeux noirs et langoureux, à la peau brune et douce; le plus aimable contraste qui se pût voir avec ce robuste, ce gros et jovial soldat qu'on appelait Antoine, l'homme le plus amoureux et le plus brave de la république, et qui fut vaincu par un lâche. Mais ce serait une longue histoire à vous raconter.

—Contez-nous cette histoire, je vous prie, dit Mirabeau, contez-nous-la. J'aime ces temps de luxe et de misère, ces époques fatales où l'humanité, arrivée au plus haut progrès, ne peut plus que reculer, passant par le vice afin d'arriver plus vite à l'esclavage, s'étourdissant de ses propres éléments, oubliant les vrais principes, et se faisant folle, de gaieté de cœur, pour être dispensée de toute peur et de toute prévoyance. Parlez-nous de ces temps que vous avez vus, de ces hommes que vous avez connus; parlez-nous de Cléopâtre: et toi, Clary, appuie ta tête sur le sein de ton Antoine, mon disciple bien aimé.

Alors, sans viser à l'effet, très-simplement, et comme s'il eût raconté une histoire de tous les jours, le fameux comte de Saint-Germain:

—C'est l'heure ou jamais, messieurs, nous dit-il, de nous rappeler en quel état misérable était ce bas-monde, à l'heure où Jules César, habile et dément continuateur de Sylla, eut enseigné, une dernière fois, au Capitole humilié, que désormais Rome elle-même était une esclave et que le Capitole avait un maître. O l'abominable et douloureuse leçon! Elle attend, inévitablement toutes les grandes choses dont la chute est d'autant plus cruelle et complète qu'elles tombent de plus haut! La leçon profita surtout à trois hommes: Octave, un lâche habile, Antoine, un brave idiot, Lépide, un caprice du hasard; ces trois hommes furent un instant les trois colonnes sur lesquelles reposait l'univers; mais lorsque Lépide eut été jeté de côté comme un paradoxe qui a fait son temps, il arriva qu'entre Octave et Marc-Antoine le débat fut long et disputé. Le monde alors se partagea entre ces deux maîtres, prêt à battre des mains au vainqueur; et, comme à ce monde, abandonné aux plus tristes hasards, il fallait à toute force une occupation puissante qui pût remplacer la liberté à laquelle il renonçait, on se rejeta dans les théories philosophiques, dans les doctrines du bien et du mal; tantôt le spiritualisme, et plus souvent la sensation; aujourd'hui l'Académie et demain le Portique. Mais ces graves questions avaient été débattues dans la Grèce avec un éclat impérissable; elles avaient déjà assisté à la décadence de cette république enchantée; elles avaient été embellies par ce langage ingénieux et cadencé que Platon avait apporté du ciel. Aussi fut-ce un vain effort quand l'oisiveté romaine voulut aller sur les brisées de l'oisiveté athénienne; elle se perdit dans ce dédale éloquent dont l'éloquence seule a trouvé les détours; Cicéron lui-même les dénatura dans sa maison de Tusculum. En dernier résultat, loin d'avancer, la morale fit un pas rétrograde; elle prit un masque, comme dans les histoires de Salluste. Ainsi, pour la vertu, elle s'en tint à la définition du dernier Brutus.

J'ignore, si l'esprit humain à cet instant périlleux n'eût pas eu d'autre débouché, à quels excès il se fût porté. Peut-être bien que, faute de mieux, Rome se fût mise encore à faire de la liberté, bien qu'à ce métier elle se fût fatiguée et perdue. Heureusement qu'elle fit de la politique, ce qui n'est pas la même chose. Alors mille recherches furent entreprises sur le génie et l'avenir des nations, sur l'excellence des gouvernements, sur les meilleures lois de l'avenir. C'est ainsi que mon ami Thomas Morus, malgré mes conseils et mes prières, écrivait l'Oceana sous le règne de Henri VIII, et se dépouillait de son habit de chancelier d'Angleterre pour monter à l'échafaud. La politique était donc la principale occupation du monde romain pendant qu'Octave et Marc-Antoine, tantôt unis, tantôt séparés, se battant l'un contre l'autre ou poursuivant ensemble Cnéius, le fils du grand Pompée, amis inséparables, ennemis jurés, réunis ensuite par l'hymen d'Octavie, la sœur d'Auguste, dont la touchante beauté et les vertus simples et modestes auraient dû enchaîner ce soldat mal élevé, méditaient chacun de son côté l'asservissement de l'univers.

Pour moi, insouciant voyageur dans ce monde ainsi divisé, moi qui, en fin de compte, n'appartenais à aucun parti, j'avais cependant suivi Octave en Orient, parce que l'Orient devait être le théâtre de ces grands débats... Jamais dans vos livres, jamais dans vos extases de jeunesse, et dans vos plus beaux jours de gloire, à l'heure où vos dômes étincelants et chargés de drapeaux resplendissaient sous les feux du soleil, vous n'avez vu, vous n'avez imaginé rien de comparable à l'Alexandrie de Cléopâtre. Figurez-vous l'Italie en sa force, la Grèce aux formes riantes, l'Orient et sa richesse, enfin ce que la république a de grandeur, ce que la royauté a de grâce et de majesté, deux mondes confondus sur un seul point; à la tête du premier monde Antoine, l'ami de César, son lieutenant dans ses conquêtes, accompagné de ses vieilles cohortes, géant au cœur de lion, au sourire de jeune homme; à la tête de l'autre monde arrivait Cléopâtre, entourée encore de l'amour de César, reine à la tête de jeune fille, aux blanches mains, à la démarche de déesse, montée sur un vaisseau d'ivoire et d'or aux cordages de soie, aux voiles de pourpre; et tant de jardins, de palais suspendus au-dessus de ces deux puissances, vous aurez à peine une idée approchante de la splendeur et de la beauté d'Alexandrie.

Hélas! dans cette ville même la politique nous avait suivis. Incurable maladie des nations oisives et fatiguées, la politique était partout, dans le palais du proconsul et sous la tente du soldat, en Orient, en Occident, dans les maisons mêmes. Les Romains de la république se trouvant en présence d'une reine affable et pleine d'attraits, les sujets de Cléopâtre, au contraire, appelés à considérer de plus près la bonhomie guerrière d'Antoine, il se fit que chez les républicains survint un grand amour de monarchie; et que les sujets du trône furent envahis d'un grand désir de république. Cela ne prouvait qu'une chose, à savoir que des deux côtés, reine ou empereur, chacun dissimulait, chacun se faisait meilleur que de coutume, uniquement par envie de plaire, car ni l'un ni l'autre n'avait besoin de descendre à flatter le peuple: ils s'en souciaient fort peu, j'imagine; et lorsque la reine souriait aux cohortes, elle souriait à leur général; le général, de son côté, faisait sa cour à Cléopâtre en parlant aux sujets de la reine; c'était toujours la même déception, ce qui n'empêchait pas en théorie que le principe ne restât pur et à l'abri de toute atteinte; il ne s'agissait que de savoir à qui resterait l'empire. À ce sujet je me pris de grande dispute avec un stoïcien du vieux système, imbu des doctrines sévères de son école. Il se nommait Scaurus; il était le frère d'un des partisans d'Antoine, mais sa conscience, qui lui défendait de fréquenter un courtisan, les avait séparés depuis longtemps. C'était, à tout prendre, un homme d'une pensée énergique et d'un beau langage. Cependant il est demeuré sans nom, parce qu'il est donné à peu de philosophes de se faire un nom durable. Il avait quatre-vingt-dix ans, lorsque je lui fermai les yeux dans la délicieuse maison de Campanie que lui avait laissée son frère en mourant: je le vois encore, orné d'une longue barbe noire et se promenant à grands pas sous les portiques en récitant tout ce qu'il avait ajouté à la République de Platon, tout ce qu'il savait du même traité de Cicéron, que le temps a fait disparaître et que peut-être un jour je retrouverai dans mes papiers; sans compter qu'il avait toujours présentes les belles pages d'Aristote contre la tyrannie, et en particulier contre ces hommes sortis de la classe des démagogues, forts de la confiance du peuple à force d'avoir calomnié les hommes puissants[1]. Ainsi armé, et m'écrasant de l'exemple de Philon à Argos, de Phalaris dans l'Ionie, de Pisistrate à Athènes, de Denys à Syracuse, mon stoïcien sortait souvent vainqueur dans nos disputes de chaque jour; car pour moi, peu jaloux de m'appuyer d'exemples passés et de rappeler ces grandes monarchies si admirablement constituées qui avaient fourni à Alexandre le modèle de la sienne, je me retranchais dans la discussion du principe, dont je vous ferai grâce parce que, tout grands politiques que vous êtes, je vous ennuierais mortellement.

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