Barnave
QUATRIÈME PARTIE
CHAPITRE I
Tels sont les événements dont je me souviens comme s'ils étaient d'hier!... Tout le reste échappe à mon souvenir, et le premier venu saura mieux que moi l'histoire appartenant à tout le monde! Un bruit confus m'est resté des paroles de la tribune, des hurlements de la foule, de cette royauté sur laquelle un peuple agité, furieux, frappe à toute heure sans rémission! Je me rappelle aussi très-confusément l'agitation des provinces, la misère publique, l'infâme banqueroute et l'émeute allant dans la ville à main armée! Mais quoi... les détails de cette abominable histoire devaient m'échapper; fatigué de tant de passions diverses, las de souffrir sans oser me plaindre, honteux de mon peu d'intelligence, indifférent à la cour qui n'avait aucun besoin de mes services flegmatiques, inaperçu dans le peuple, qui n'en voulait qu'aux sommités françaises, je m'étais plongé de nouveau dans les contemplations si chères à ma paresse et dont j'avais été distrait violemment.
Je ne saurais vous dire aujourd'hui combien j'ai subi de déceptions en ce genre. Hélas! ce dix-huitième siècle a fini dans le nuage, et j'y rencontre, à chaque pas, cette espèce de mensonge ambulant au moyen duquel il était convenu qu'un homme était juste et bon, à la condition que pour la justice et pour la bonté il ne sortirait pas de certaines limites qu'il se traçait à lui-même, et qu'il avait soin de se tracer aussi peu reculées que possible. Le fabuleux roi Louis XV avait mis à la mode (avec tant de lâcheté!) cette bonté facile et misérable qui consiste à être myope et presque sourd; de ces hommes bons... à si bon marché, j'en trouvais partout; ils affluaient à Paris, ils remplissaient le royaume, ils venaient du dedans, ils arrivaient du dehors; aussi bien cette philanthropie a-t-elle porté des fruits dignes d'elle, et quand elle fut poussée au bout de ses limites, la terreur s'empara en souveraine de ces justices douteuses, de ces bontés limitées, de tous ces égoïsmes honteux; elle trancha la tête à ces vertus, elle les frappa l'une après l'autre, et sans qu'elles songeassent à sortir des bornes qu'elles s'étaient imposées, à se secourir l'une et l'autre, en combattant, ou du moins en criant ensemble au secours!
C'était acheter bien cher cette fureur de comploter lentement, minutieusement; étrange erreur des temps de sophisme! Ils ne comprennent pas l'unité; ils rêvent une fausse unité qu'ils ne sauraient atteindre! Ainsi fut le siècle, ainsi étais-je aussi, moi-même, incessamment tenté de faire un tout, avec des parties éparses, comme si l'unité se composait de fragments! En ce moment, la France, encore une fois, changeait d'aspect, elle succombait enfin sous la dévorante épilepsie d'opinions et d'idées qui la devaient perdre. Ah! Dieu! si la crise était longue et si le dénoûment fut terrible! en ce monde ouvert aux plus grands crimes tout était mystère ou conspiration. C'était je ne sais quoi de plus dangereux que le creuset de l'alchimiste ou la conjuration diabolique du sorcier. La magie ordinaire travaillait seule; or, la conspiration, qui fut la magie et le péril du dix-huitième siècle, se réunissait, s'agglomérait, ne faisait qu'un seul et même corps, et se cachait uniquement pour se donner un air plus solennel. À cette heure de l'histoire de France, les têtes tournaient, les esprits se dénaturaient, le mensonge et le faux planaient en maîtres sur cette société pervertie! Il y avait la peur, la haine, la vengeance, l'envie et le désespoir sans frein, les ambitions déchaînées, les vices hideux, les sophismes menaçants, la colère aveugle et les passions mauvaises, délire, ivresse et sommeil, les rêves; la philosophie en manteau, la religion vêtue en fille de joie! Ici, le vieux temps masqué et burlesque, et plus loin, le temps présent dans sa nudité misérable avec la débauche et le jeu, l'anglomanie et le Nouveau Monde... un tas de paradoxes; tout cela s'emparait de la France, à la façon de ce livre du poëme de Virgile où les Grecs, vainqueurs par la ruse, s'emparent de Troie à la clarté des flammes, au râle des mourants!
C'était donc une confusion profonde, incroyable, un bourdonnement sans frein; vengeances, paradoxes, passions, délires, assouvissement de la bête fauve acharnée à sa proie... une folie, une honte, une ivresse... et cette ivresse, où le sang se mêle au vin des coupes, se communique, abominable, à la ville, à la cour, à Paris, à la province. Tout chancelle en cette France au désespoir. O ruine! ô meurtre! Il lui fallut trente années de combats et de gloire avant de se remettre de ses frayeurs.
Ainsi pressé, ainsi épouvanté moi-même, ainsi fatigué de ce rêve ingrat que je faisais tout éveillé, vous comprenez ma hâte au départ, et mon désir immense, inassouvi de revoir ma chère patrie! Absolument, cette fois encore, il me semblait que je pouvais partir.
—Allons, me disais-je, il faut renoncer à mes rêves, il faut obéir au conseil de Barnave, il faut partir. Cependant, avant mon départ, je voulus revoir Barnave et Mirabeau, mes deux camarades! Depuis longtemps Barnave m'évitait. À peine il avait l'air de me reconnaître, si le hasard me mettait sur sa route, et souvent je n'obtenais qu'un froid salut! Jamais il ne me parlait des confidences que je lui avais faites, il semblait uniquement occupé des affaires publiques et de ces discours courageux et funestes qui paralysaient l'éloquence même de Mirabeau.
Quant à celui-ci, depuis son voyage nocturne, il n'était plus le même homme... On eût dit qu'il avait la conscience enfin du mal qu'il avait fait et du bien qu'il pouvait faire. Ange et démon, il portait la même activité dans tout son rôle. Sa vie était grave et laborieuse. Plus de jeux, plus de fêtes, de festins somptueux, de femmes enlevées, de filles séduites, plus rien de l'ancien Mirabeau que l'éloquence et le génie. En ce moment de son retour aux doctrines des royalistes, il se disait qu'il était fait pour gouverner la France, et s'il l'eût gouvernée à son gré elle pouvait être sauvée; ainsi, il redoublait de travail et de zèle chaque jour. Ses premiers succès de tribune, entraînants, victorieux, irrésistibles tant qu'il parlait de sa voix de tonnerre aux passions de la multitude, étaient devenus une lutte, un combat, un danger, aussitôt qu'il voulut mettre un frein aux passions qu'il avait soulevées et qui ne lui obéissaient plus.
Je ne saurais dire exactement quel fut cet unique instant dans la vie et dans l'honneur de ces deux hommes, quand Mirabeau se mit à peser sa parole, et quand Barnave à son tour devint tout à fait un orateur. Un changement dans les saisons, un astre inconnu dans le ciel m'auraient frappé moins vivement que le tribun devenu sage et prudent, où Barnave accomplissait chaque jour son projet de remplacer Mirabeau lui-même dans l'admiration, l'enthousiasme et les respects qu'il inspirait à son peuple. Évidemment, les rôles de ces deux hommes étaient changés. Mais si je comprenais la conversion du premier, je cherchais à comprendre à qui donc en voulait Barnave, et d'où lui venait cet incroyable acharnement?
Barnave en ce moment évitait ma présence, ont eût dit qu'il ne m'avait jamais connu; il était tout entier à sa rage, à sa joie, aux accents de la foule, aux fureurs de l'assemblée, aux cris de la rue, aux violences du journal, à ses traînées sanglantes, présages funestes des plus mauvais jours de cette révolution qui semblait emporter la terre elle-même! Ah! ce Barnave... un jour cependant comme il entrait dans le jardin des Tuileries, je le rencontre, et je l'arrête.
—Un moment, lui dis-je, et permettez que je vous demande si j'ai démérité de vous?
—Monsieur, me dit-il, d'une voix brusque, évitez, croyez-moi, toute explication inutile! Vous êtes étranger, vous êtes un seigneur: nous marchons sur des charbons ardents; mon amitié pouvait être fatale à votre bonne renommée, et votre amitié pouvait me rendre suspect au despote que je sers; voilà pourquoi j'ai rompu avec vous... j'imagine aussi que nous n'avons plus rien à nous dire à présent.
—Monsieur! lui dis-je, entre vous et moi, il y avait d'abord une amitié commencée, il y avait ensuite un double secret, et je ne comprendrais guère que ce petit danger d'amoindrir une popularité si brillante ait tant de pouvoir sur votre esprit, que vous soyez forcé d'oublier que vous avez été mon confident et que je suis le vôtre! À coup sûr, je sais votre secret, citoyen Barnave, et vous savez le mien, ou du moins vous en savez tout ce que j'en sais moi-même, et dans ma naïveté allemande, il me semblait que ce double lien ne pouvait pas et ne devait pas se rompre ainsi...
—Monsieur, reprit Barnave, on est presque en république... et l'on n'est pas toujours son maître! Un jour de plus, dans les temps où nous sommes, a souvent changé bien des âmes. La dernière fois que je vous ai vu, vous m'avez raconté une histoire galante à laquelle vous avez attaché plus d'intérêt qu'il ne convient, et que j'ai tout à fait oubliée... Oubliez aussi quelques paroles imprudentes que j'ai pu dire... et dont je me souviens à peine. Et puis la belle heure, et bien choisie, après tout, pour ces belles passions!
Pourtant, reprit-il, si je le voulais bien, je vous raconterais... mais on m'attend, ce sera, s'il vous plaît, pour un autre jour!
—Non, non, m'écriai-je, et vous vous expliquerez à l'instant.
—Apprenez donc, Monseigneur, qu'il y a peu de jours, comme j'étais à rêver dans un coin de mon logis, je vis entrer... une dame voilée... Elle pleurait, à travers son voile; elle était belle, elle me parla avec désespoir. Elle rougit quand elle me raconta ce que vous m'avez raconté vous-même: l'ivresse du bal, son masque et sa faiblesse en ce lieu d'enivrement, et les remords de son amour pour vous, ses terreurs d'être découverte, et la peine que vous lui causiez, vous, si jeune, et qui perdiez dans cette recherche les plus belles heures de votre jeunesse! Ah! vous aviez raison, mon prince, et voilà certes la beauté même, et la grâce en personne. Elle me connaît, certes, et moi, je ne sais pas où donc je l'ai vue... Et quand elle eut ajouté que vous deviez l'oublier, que vous ne la verriez plus jamais, non, plus jamais, elle ajouta, de sa voix la plus touchante, qu'elle vous priait et vous suppliait de ne plus vous occuper d'elle, et de cesser tout reproche inutile.—Et dites-lui bien, monsieur Barnave, vous son ami, que je veux qu'il parte, à l'instant, et qu'il retourne au fond de l'Allemagne... et qu'il m'oublie!... Ah! oui... Elle pleurait, elle suppliait et quand elle eut essuyé ses yeux, elle pleura; puis voyant qu'elle était restée avec moi trop longtemps, elle rougit, elle se leva; elle me fit jurer de ne pas la suivre, et de ne pas la reconnaître si je venais à la retrouver; elle me dit adieu pour vous et pour moi. Je n'ai jamais vu plus de noblesse et plus de grâce, unies à plus de décence et de désespoir!
—Mon Dieu! Barnave, pourquoi ne m'avoir pas dit un mot de cette rencontre? Votre conduite envers moi est dure, convenez-en.
—Eh! je savais bien que mon récit aurait l'effet tout contraire de celui qu'attendait la belle inconnue; en même temps j'espérais, à vous voir calme et résigné, que vous aviez oublié cette heure d'enivrement. Mais puisqu'enfin vous y pensez encore, eh bien! j'obéirai à la dame inconnue... Oui, cette femme est jeune; elle est belle! et, vous l'aviez devinée. En même temps, elle est une femme honnête et sérieuse, elle pleure avec des larmes de sang la folie et l'ivresse de cette nuit folle, et quand, par ma voix, elle vous commande, à vous, de partir, de l'oublier, pour votre honneur!... il me semble, en effet, que vous devez obéir.
—Non, Monsieur, non, vous dis-je, et tant qu'elle ne me l'aura pas commandé elle-même, et tant qu'elle me devra... cet adieu que j'invoque, eh bien! je m'obstine à sa recherche, et je reste au milieu de cet horrible Paris où tout se dénature, au milieu de ce peuple affreux qui me regarde avec défiance, au milieu de ces cris, de cette ivresse, de cette famine, de cette lèse-majesté divine et humaine, de ces meurtres sans fin! Elle le veut!... Je reste, immobile témoin, au hideux spectacle de cette anarchie violente; encore une fois je ne partirai pas d'ici, Barnave, et vous me direz qui elle est, vous me direz où elle est, que je la voie et que je lui parle... enfin!
—Monsieur, reprit Barnave après un silence, il y a des circonstances de la vie où la passion est un contre-sens. Voyez-moi, vous savez combien j'ai souffert d'un amour sans espoir; à présent, je n'y songe plus. Faites comme je fais, occupez-vous. Deux grandes parties se jouent en France; les paris sont ouverts, la chance, avant peu, sera décidée; intéressez-vous à cette partie éclatante et terrible dont votre tête sera l'enjeu. Voyez, je suis ferme et loyal avec vous. Vous êtes arrivé chez nous comme un gentilhomme révolté contre les préjugés de sa caste et partisan de toutes les innovations! Moi seul, et parce qu'en effet c'était votre devoir, je vous ai maintenu dans le parti de la cour. Je sentais qu'il y allait de votre gloire et de votre honneur de rester à côté de votre mère et de votre archiduchesse; homme de parti, je vous en ai épargné toutes les peines; je vous ai aplani toutes les voies; je vous ai fait le représentant de la bonne moitié de moi-même, et c'est vous, Monsieur, que j'ai chargé de mon dévouement à la reine; voulant sauver la reine, moi, l'ennemi du roi, je vous ai choisi pour mon second; je me suis fié à vous pour accomplir la partie honorable et sainte de la mission que je me suis donnée! Or çà, soyez un homme, et patientez encore un jour! Barnave, le révolutionnaire accomplira seul la tâche impérieuse de sa révolution, Barnave le royaliste, a besoin de vous, mon prince, pour sauver la reine de France!... Elle est perdue... à moins d'un miracle... Or, ce miracle, à nous deux, nous l'accomplirons, je l'espère, et quand vous l'aurez accompli, je vous en laisserai tout l'honneur. Pensez donc à la reconnaissance, à l'orgueil du peuple allemand, quand vous lui ramènerez Marie-Antoinette, et si l'Allemagne vous recevra à bras ouverts.
Ou bien, si je succombe, si je meurs à la peine, j'aurai besoin de vous pour dire à la reine que jamais Barnave n'a été son ennemi personnel, malgré tous les outrages dont il l'a abreuvée; que Barnave a suivi sans colère et sans passion la voie que les progrès du temps et les besoins de la France lui avaient tracée, et que si Mirabeau ne se fût pas rencontré sur le passage de Barnave, pour l'éclipser et le réduire à la seconde place, j'aurais été moins emporté, moins fanatique! Ainsi vous me ferez pardonner, si je meurs! Ainsi, vous sauverez la reine, si le trône s'écroule! Ainsi, vous le voyez, votre part est assez belle, vous êtes destiné ou à sauver ma mémoire, ou à sauver la reine... Allons! vivez! oubliez!... et souvenez-vous!
Il me parla fort longtemps avec l'affection d'un père; il me fit honte enfin de moi-même et de mes lâchetés; il rendit quelque repos à mon âme, un peu de sérénité à mon cœur en me prouvant que j'étais utile.
—Utile, indispensable, et parce que vos services n'auront pas d'éclat, parce que vous aurez le courage d'accomplir les fonctions d'un subalterne qui trouve sa plus douce récompense en son cœur, parce que si vous mourez, vous, vous mourrez inconnu! Si bien, Monseigneur, que vous serez un des hommes de cœur de cette révolution!
—Oh! repris-je, accomplir ce qu'on appelle une illustre action, et me faire un nom dans votre histoire, ce n'est pas cela que j'ambitionne. Le premier jour où je vous ai rencontré, vous vous êtes emparé de toutes mes volontés, comme un maître. Le rôle le plus subalterne, vous le savez, ne m'a jamais fait peur. J'ai servi d'écuyer au comte de Mirabeau, et maintenant, puisqu'il vous faut un subalterne, je vous obéirai, j'y consens; mais quand j'aurai tout fait pour vous, quand j'aurai oublié, pour vous, mon nom, ma seigneurie et jusqu'aux vagues rêveries de mon amour malheureux... ne ferez-vous rien pour moi?
—Il y aura un moment, soyez en sûr, où Barnave, qu'il soit triomphant ou vaincu, ne saurait pas refuser l'homme généreux que Barnave a chargé de sa gloire et de son propre honneur! Que je joue encore un jour le rôle de Mirabeau, encore un jour que je sois le premier à cette tribune dont il fut le roi jusqu'à son voyage de Saint-Cloud! Que la France, attentive à ma parole, espère, et que le roi tremble! En même temps que les derniers abus soient effacés, que les priviléges soient anéantis jusqu'au dernier... et puis, je vous dirai:—Elle est là... la femme que vous cherchez! ma gloire m'a délié de mon serment.
Oui! que je sois Mirabeau! que je force, à mon tour, la reine elle-même à m'appeler dans la nuit, qu'elle vienne à moi en s'écriant: «Sauvez-moi, Barnave!» et que je meure empoisonné comme Mirabeau!...
Je poussai un cri terrible.—O Dieu! que parlez-vous de poison et de Mirabeau?
—Quoi! reprit-il, l'ignorez-vous? Mirabeau se meurt...
—Mirabeau! notre espoir, notre dernier espoir, l'aîné de sa race et le premier né de l'éloquence?
—Il n'y a qu'un Mirabeau dans ce monde... il se meurt... il est mort!
—Empoisonné, Barnave! Et par qui?
—Par la main terrible, implacable! Elle a frappé tous les grands pouvoirs quand leur tâche est finie. Un grain de sable dans l'urètre de Cromwell, ou un grain d'arsenic dans la coupe de Mirabeau! Il faut qu'elles tombent à un jour marqué, ces extraordinaires puissances qui changent le monde; et c'est un de leurs priviléges les plus sacrés, les plus incontestables: mourir à temps!
CHAPITRE II
Véritablement, ce dernier soutien d'une cause perdue, il se mourait... je l'ai vu mourir. D'abord il avait lutté contre le mal, le mal avait été plus fort que ce génie... Il était vaincu, pour la première fois. Cet homme (il touchait à l'immortalité de tant de côtés divers), cet homme, il allait si vite et si droit! la mort l'arrête en son ardente carrière, elle le terrasse; il tombe, écrasé par la logique meurtrière des partis; il tombe, héroïque victime de son propre ouvrage, à savoir: l'émancipation de l'humanité. Croyez-moi, il fallait un grand courage, un dévouement extrême aux libertés qui venaient de se faire jour en France, pour hasarder cet immense attentat... la mort de Mirabeau. Il fallait que l'émancipation des peuples se sentît bien forte en effet pour assassiner son père et pour se passer, au premier moment de gêne, de la force qui l'avait fait naître. Enfin pour se délivrer de l'obéissance par un crime... un crime funeste! et qui se paie avec des crimes au delà de toute prévoyance et de toute vraisemblance. À l'aspect de cette joie immense, il était facile à l'Assemblée nationale de prévoir son sort à venir!
On n'a pas assez parlé de cette mort. Elle a changé les destinées de l'Europe. La révolution, en perdant Mirabeau, son maître, a jeté plus de bave et de venin qu'elle n'eût pu en jeter s'il eût vécu pour la comprimer. S'il eût vécu, le héros des temps modernes, la France n'aurait connu ni Robespierre, ni Bonaparte. Bonaparte, en venant au monde, aurait trouvé un maître, et il n'eût point songé à le devenir. Dans mon opinion, Mirabeau représente, et complétement, le pouvoir populaire, aussi complétement que Richelieu l'autorité du prêtre et Louis XIV le pouvoir royal. Mirabeau mort, le peuple est mort, et maintenant que le sceptre a passé dans tant de mains, à présent qu'il a été violemment arraché de toutes ces mains, devenues trop faibles pour le soutenir, que deviendrait le vieux sceptre impossible à porter? Par quelle flatterie ou par quelle gloire, ajoutez par quelles grandes actions se maintiendra l'autorité dans la main qui le porte? Difficile question, qui ne peut être résolue que par le temps.
Je reviens à Mirabeau. Quand il sut qu'il fallait mourir, absolument, et qu'il était au delà de toute espérance, il se résigna à la mort. Il rejeta bien loin tous les secours de la médecine...; il comprenait qu'un homme de sa sorte était fait pour bien mourir.
Amis qui le pleurez, adorateurs de son génie, esprits reconnaissants de tant de biens qu'il a rêvés pour son peuple, accourez à son aide! Écoutez sa plainte suprême! Ouvrez la fenêtre qui donne sur les jardins, approchez son lit de l'arbre en fleurs, laissez pénétrer les rayons du soleil printanier et les premiers chants de l'oiseau; le soleil est clair comme au jour où mourut Jean-Jacques; l'air est embaumé; l'abeille bourdonne et l'oiseau chante; la nature est presque aussi belle qu'elle était belle au Bignon, quand le jeune homme, agriculteur sous son père, allait parcourant les campagnes, rêvant tout haut, jetant au vent la poésie et les soupirs de son âme. Hélas! hélas! c'est bien le même soleil, ce sont les mêmes fleurs, c'est le même chant des oiseaux: rien ne meurt, rien ne change, ô bruits, chansons, parfums! Rien n'est changé dans cette France, que la loi, et le roi et la royauté: rien n'est changé... il est là étendu, le roi de son temps, le Mirabeau qui parcourait les joyeux chemins, en criminel d'État, le Mirabeau du fort de Joux et du donjon de Vincennes: alors aussi, il voyait le soleil étincelant à travers les grilles; il lui tendait les mains de sa fenêtre; ô mains impuissantes à l'atteindre hier comme aujourd'hui: hier retenu par ses fers, aujourd'hui retenu par la mort!
Le voilà donc arrivé tout à fait, le maître jour, brisant les derniers verroux, ouvrant le dernier cachot! Approchez, bons serviteurs; venez, votre maître appelle: il s'agit de le dépouiller de ses habits de malade, et de le parer de son habit de cour! Allons! des fleurs! des broderies: le talon rouge au soulier, la poudre aux cheveux, l'épée au côté; Mirabeau, marchand de draps, redevient un gentilhomme! Il veut mourir debout, souriant, calme et fort, et que son dernier jour soit un jour de fête. Il renonce, et sans pleurer, à ce bel avenir qu'il s'était ouvert.
Hélas! il mourait au moment où il venait de comprendre toute sa force, et comme il était sûr que le monde, à son tour, saurait quelle perte il avait faite en perdant son tribun, Mirabeau donc pouvait mourir. Ouvrez les portes de sa chambre et laissez entrer ses amis, sa maîtresse et ses enfants, ses sœurs, tout ce qu'il aime... il n'a plus qu'un instant à les entendre... à les bénir.
Il est donc vrai! encore une heure et tout sera mort. Grâce, esprit, éloquence, autorité, geste et regard, intelligence, âme et cœur! Tant de qualités mêlées à tant de vices! tant de vertus, tant de courage! O maître... ô fantôme! Ainsi, grâce à cette mort imprévue... et trop heureux, il ne verra pas mourir la monarchie éternelle qu'il voulait sauver! Il n'assistera pas au convoi de ce monarque auquel il a pardonné, lui, si souvent emprisonné et mendiant! Il ne le suivra pas dans ses fanges et dans ses chutes éternelles le tombereau de cette reine infortunée, aux touchants souvenirs, quand elle portait sur l'échafaud sa tête blanchie avant l'heure! Ah! pauvre femme, à peine vêtue de la robe noire qu'elle avait raccommodée de ses mains! Ah! Majesté!... Un cercueil pour la veuve Capet...sept francs!
Heureux de mourir, Mirabeau, trop heureux, avant d'entendre à son oreille indignée ces bruits sinistres de république à peine fondée, et d'échafauds permanents sur les places les plus vastes de ce Paris des élégances et des poésies! Trop heureux en effet au seul aspect de ce maître... appelé la Terreur, il eût réclamé ses titres de noblesse, ou bien, si, malgré sa noblesse et ses épreuves ardentes, le bourreau l'eût épargné par respect, vous l'eussiez vu, quand vint la réaction thermidorienne, réclamer son titre de citoyen dans le peuple! Il était un de ces hardis courages qui ont peur du sang, et qui meurent, plutôt que d'en respirer la vapeur.
Il meurt! Adieu, Mirabeau! Adieu au dix-huitième siècle! Adieu nos années de délivrance! Adieu le règne éclatant de Voltaire et de l'esprit français! Adieu, vieux monde, qui ne te soutiens plus que par le souvenir! Autel, adieu! Trône, adieu! Majestés souveraines, poésie et philosophie, histoire, aristocratie et majestés de l'autre monde, adieu! L'ancien monde à Mirabeau s'arrête... ainsi que le Nouveau Monde fut l'Europe, le jour même où Christophe Colomb porta le pied sur ces terres ignorées. Silence donc et courage! À présent que Mirabeau n'est plus, vous n'avez qu'un choix, vous qui vivez encore: allons! vivre en plein chaos... ou mourir!
Longue et triste agonie! ô lente, impitoyable et superbe douleur! Parfois la nature prenait le dessus, le malade semblait renaître! Le sang circulait dans ce vaste corps, le feu remontait à ce regard éteint; le mal vaincu se taisait, alors il redevenait tout à fait Mirabeau.
Ce fut dans un de ces instants de calme et de paix qu'il me vit au pied de son lit, comme je le regardais mourir. Il m'appela, du regard, à son chevet, et la tête penchée il me parla de la reine. «L'avez-vous vue... et n'aura-t-elle pas un mot à me dire avant la mort? Et le roi, lui pour qui je meurs!» Son regard inquiet cherchait en vain le messager royal... personne de cette cour ingrate ne vint au lit de mort de Mirabeau.
Tout à coup la porte s'ouvrit à deux battants; un éclair de joie et d'orgueil brilla dans ses yeux éteints:—Qui va là? demanda-t-il.
—C'est une députation de l'Assemblée nationale qui vient pour saluer son héros; Barnave la conduit.
Il se leva en souriant; il salua de la main ses collègues; puis il prit Barnave de ses deux mains, et l'attirant à soi comme pour l'embrasser:—Barnave, ô bon jeune homme! ô Barnave, eh bien! C'est vrai, je meurs! Désormais, soyez le premier à la tribune, et si vous avez été jaloux de Mirabeau, pardonnez-lui, Barnave, il vous bénit au lit de mort; vous êtes un grand cœur! Vous êtes un orateur à ma taille, et vous mourrez comme moi, assassiné; cela est sûr, aussi sûr que je meurs... Hâtez-vous de montrer qui vous êtes, vous mourrez avant peu. Vous êtes tous morts, moi mort. Je te bénis donc, Barnave; esprit loyal! honnête cœur! Dévoué! fidèle... et malheureux! Adieu donc!... Et baissant la voix: Si vous aimez la reine (et vous l'aimez!) dites-lui que tout est perdu!... Qu'ils la tueront... Qu'ils tueront le roi... et son enfant... que ce sont des bêtes féroces... et qu'il n'est plus de salut que dans la fuite, à présent que Mirabeau est mort... Il entrait, en ce moment, dans les douleurs de la suprême agonie... et de l'agonie, il entrait dans le râle... il dormait, puis il se réveillait, pour embrasser ses amis; il leur tendait la main avec un muet sourire. Il songea à dicter son testament... Il n'avait rien à donner. Un de ses amis, le plus hardi, le plus heureux, lui donna sa fortune, afin qu'il eût quelque chose à donner. Mirabeau l'accepta.
Même il y eut une scène d'une effrayante solennité.
Nous entourions le lit du moribond, il reposait. Tout à coup entre un homme, il marchait doucement, respirant à peine, son visage était résolu; il se posa devant Cabanis, et lui tendant son bras nu, il lui dit à demi voix:
—Mirabeau n'a plus de sang: son sang est brûlé et perdu; la prison et l'amour ne lui en ont pas laissé. Les Anglais savent ranimer les cadavres par la transfusion, il ne s'agit que de trouver du sang à remplir les veines du cadavre. Voici ma veine, ouvrez-la, prenez mon sang, un sang pur et fort, honnête et dévoué, qui remontera au cœur de la monarchie expirante sur ce lit. Prenez mon sang, docteur, il appartient à Mirabeau, prenez! qu'il vive, et que je meure en criant: Vive le roi!
On regardait cet homme avec admiration: des larmes, les larmes retenues jusqu'alors, tombaient en silence de toutes les paupières, on cherchait à se souvenir si jamais le deuil du peuple était allé jusque-là? J'eus encore, à ce propos, un vil moment de jalousie et je m'écriai tout bas: C'est le fou de la reine, Messieurs! Mais lui, reprenant la parole, et tendant son bras de nouveau:
—Non pas, non pas, dit-il, je ne suis pas un fou; ceci n'est pas l'action d'un fou, il me semble; je n'ai jamais été un insensé, comme vous dites. Si c'est vraiment Mirabeau qui est couché sur ce lit, pâle et blême et pris par le râle, eh bien! c'est chose sage et sensée au premier venu de dire à ce cadavre: Ami, prends mon sang! C'est chose honnête et prudente de donner tout son sang à ce cadavre! Il ne s'agit pas d'un homme isolé, un père, un fils, un époux, un de ces malades vulgaires que l'on pleure, dont on porte le deuil, auquel on élève un tombeau sous un cyprès... douleur d'un jour, que le temps emporte aux premières feuilles du cyprès. Ceci, c'est la monarchie expirante! Ceci, c'est la France au désespoir... c'est vraiment la France qui râle et qui est morte! Si je suis un fou, Messieurs, de venir apporter mon sang dans ces veines, c'est que peut-être arrivé-je trop tard. En ce cas seulement je suis un fou, je le veux bien, j'y consens, je suis des vôtres... un fou... je ne l'ai pas toujours été!
Il s'approcha du lit, et se penchant sur le corps étendu du mourant: Tu meurs, dit-il, utile, intelligent, dévoué! vaincu, pardonné, impuissant et glorieux ami de la bonne cause! Ainsi tu meurs entouré, honoré, pleuré;... encore un jour, et tu venais à bout de ta noble entreprise! O ciel!... Le ciel ne veut pas, il te rappelle, et personne ici-bas ne prendra ta place, personne! et pas même un royaliste de ma sorte qui te donne tout mon sang, si tu veux vivre encore huit jours!
Ses paroles furent étouffées par les sanglots.
On tira un coup de canon à l'intérieur: Mirabeau se leva sur son séant, et d'une voix encore sonore et franche: N'est-ce pas le commencement des funérailles d'Achille?
C'était mieux que les funérailles d'Achille, c'était la mort d'Hector.
C'était la constitution française qui venait de perdre, elle aussi, son premier Dieu, comme toutes les religions accomplies.
Soudain il fut saisi de ces atroces douleurs sous lesquelles il se tordait comme du fer. Il voulut parler, la parole haletante échappa à sa lèvre... et cette voix éloquente, qui avait suffi à donner la liberté à tout un peuple, elle resta muette!
Il ferma les yeux quelque temps, il opposa l'inertie à la douleur, il se laissa tenailler comme un martyr à la question, après quoi il ouvrit les yeux, et, sur une page commencée, il écrivit en grosses lettres ce simple mot: Dormir!
Il avait vu le ciel, il avait respiré les derniers parfums, il avait entendu les derniers concerts de la terre, il avait dit adieu à ses amis, à sa sœur, à son enfant; il avait entendu les derniers sanglots de sa maîtresse qui pleurait agenouillée au seuil de sa porte... il avait compris les angoisses de la foule... À présent il voulait dormir.
Il s'endormait, quand il fut réveillé au nom de Pitt. Ce nom d'un commençant politique le tira de sa léthargie et lui rendit un instant la parole:—«Euh! si j'avais vécu, je lui aurais été fatal.»
Fatal, en effet, car si la même France avait eu, tenu dans son sein un Bourbon légitime, une constitution légale, Mirabeau ministre, et Bonaparte général, je vous demande où serait la grandeur de M. Pitt?
Il dit à l'ami qui soutenait sa tête accablée et couverte de sueur: Tu soutiens cependant la tête la plus forte de la monarchie!
À ces mots j'entendis le fou de la reine qui disait tout bas:
—Et la plus forte tête, après celle de Mirabeau, c'est la mienne... O! la tête d'un pauvre fou, qui n'est bonne à rien, pas même à jeter à la populace,... un jour de crime et de fureur!
Quand la tête de Mirabeau retomba sur l'oreiller, nous étions à genoux. Il y a des têtes privilégiées dans le monde, leur dernier bond a de singuliers échos. La tête d'Alexandre retombe en brisant la monarchie universelle. La tête de Mirabeau brisait plus que la tête d'Alexandre n'a brisé, elle faisait voler en éclats la monarchie immortelle de saint Louis, de Henri IV et de Louis le Grand!
CHAPITRE III
Ainsi plus d'espoir! Le dernier soupir exhalé de cette vaste poitrine emportait toute une monarchie; il me semblait que le ciel aurait dû se couvrir, à ce triste et solennel moment. Je sortis de cette maison funèbre; je traversai cette galerie encombrée de livres en désordre, ces cabinets dont les murs étaient chargés de portraits de femmes; je vis, sans les voir, tous ces appartements consacrés aux festins, à l'étude, à l'éloquence, à l'amour, désormais pleins de deuil. Il avait laissé, en ce logis, la trace évidente de son génie et de son désordre, il en avait fait un pêle-mêle étrange où se retrouvaient les passions, les habitudes et les instincts de sa vie entière! Évidemment, cette demeure abritait autant de vices que de vertus! Le bois de chêne sculpté, les vieux cadres entourés de guirlandes, les fauteuils aux larges bras, la bergère en vieille étoffe, empruntée aux vieux salons du grand roi, la tenture à l'aiguille, et tout le vieux siècle étoffé, reluisant, épais et riche! En même temps, sur ces meubles magnifiques, étaient épars dans la poussière et le mépris des livres, des journaux, des discours, des pamphlets, tout l'attirail moderne de la pensée révoltée... On voyait que cet homme avait vécu à la hâte, et qu'il était mort brusquement. Comme il était un bon homme à la maison, chez lui, ses domestiques le pleuraient, le vieux chien hurlait, et la sœur du mort, appuyée au marbre d'une console, était plongée dans les plus amères réflexions.
À la porte, il y avait des mendiants en guenilles, au teint hâve; ils avaient l'air fort tristes d'avoir perdu leur bon seigneur; car à force de bienfaisance et d'urbanité la féodalité chassée de toutes parts se retrouvait encore à la porte de Mirabeau avec ses respectueuses formules; à la porte de Mirabeau, il y avait même un prêtre... un prêtre en surplis qui consolait les pauvres, en leur distribuant les dernières aumônes de Mirabeau.
O Mirabeau! génie! audace! intelligence! esprit bizarre! esprit charmant! grâce et bonté! force et courage!... Un monument placé sur les limites de la philosophie et de la politique! Il a réuni, par un privilége unique, à l'entraînement du grand siècle, le doute et l'ironie ingénieuse du siècle de Voltaire; il a forcé même ses passions à l'obéissance, il a dompté même son génie, il est mort après l'avoir vaincu, après l'avoir fait rentrer dans la voie étroite qui lui déplaisait! Pleurez, vous qui aimez la patrie! Il est revenu le nouveau Coriolan, de son exil chez les Volsques; lui aussi, il a été fléchi par la voix d'une femme; il a embrassé avec transports les portes de la ville natale. Pleurez-le, républicains et gentilshommes; aux républicains il a donné le vrai et sincère langage qui se doit parler parmi les hommes attachés à la chose publique... et s'il meurt c'est, en fin de compte, parce qu'au milieu de sa victoire, il n'a pas consenti entièrement à son état d'homme nouveau, de citoyen, d'égalité.
Il était né pour la fête, pour le plaisir, cet homme éloquent dévoré par la politique; il aimait les danses, les festins, les musiques, les menuets, les rondes, les gavottes, les musettes. Ce hardi compagnon avait brisé les outres dans lesquelles étaient contenus tous les vents de l'orage et les tempêtes les plus bruyantes du genre humain.—L'outre une fois percée, il n'en fut plus maître, et le voilà qui succombe à son tour, sous les vents qu'il a déchaînés. Ainsi, grand homme-enfant, tu n'as pas eu de rivaux, tu n'auras pas d'imitateurs, et maintenant que te voilà mort tout entier, le trône de France renversé de fond en comble te servira d'oraison funèbre, d'épitaphe et de tombeau!
J'arrivai jusqu'au fond du jardin, malheureux, éperdu, ne concevant rien à la douleur qui me saisissait à l'âme; jamais je n'avais ressenti pareille douleur; hélas! jamais je n'aurais imaginé que la perte de cet homme amènerait pour moi un découragement si complet. Mirabeau mort, adieu la fiction, adieu les rêves de l'avenir, adieu mon ami qui me protégeait, adieu la reine, adieu Barnave; il était la reine, il était Barnave, il était moi-même; il était le drame autour duquel nous tournions les uns et les autres, incessamment poussés par une force invisible. Il me semblait que l'histoire et le roman de ma jeunesse étaient finis à ce cercueil. Mort Mirabeau, mort le joyeux convive et l'aventureux jeune homme aux bondissantes amours; morte aussi cette voix puissante qui avait un écho dans toutes les capitales du monde; il n'est plus ce génie, il ne bat plus ce grand cœur, elle est épuisée, enfin (qui l'eût dit?) cette passion qui s'emportait çà et là, abandonnée à ses propres hennissements.
Au détour de l'allée où l'Amour, en riant, posait le pied sur la flamme éteinte de son flambeau renversé, je rencontrai un homme à demi penché sur un rosier mousseux dont il étudiait l'architecture. La méditation de cet homme était profonde, et l'enthousiasme perçait dans tous ses traits. Je reconnus mon amateur de roses; il avait trouvé dans ces jardins abandonnés la fleur qui manquait à sa collection, et courbé jusqu'à terre, il était devant cet arbuste, ivre, heureux, content.... Si l'on disait à cet homme: ami, de cette fleur qui vient de naître et du bouton qui s'épanouira demain, je te prie, faisons un funèbre hommage à ce grand esprit qui vient de s'éteindre?—Oh! que non pas, dirait-il, cette rose est rare, elle est à moi, c'est ma collection! c'est ma vie! et puis, vous avez tant d'autres fleurs pour composer vos couronnes! Vous avez l'œillet, le lys, l'anémone et la pervenche, et le laurier, et l'immortelle... Ah! de grâce, épargnez ma collection!
C'est ainsi que la nation française a porté le deuil de Mirabeau! Elle a fait comme l'amateur de roses, elle a défendu sa passion jusqu'à la fin, puis au mort qu'elle pleurait, elle a sacrifié tout le reste. Aussi, quand l'heure est venue, et qu'il s'agit d'honorer ces dépouilles mortelles, demandez à ce peuple éloigné de son Dieu, qui ne lit plus l'Évangile, et qui ne va plus aux anciens autels, le plus grand, le plus beau de ses temples, pour y déposer ce corps... le peuple aussitôt donnera ce temple qui n'entre plus dans sa collection favorite; il chassera le Dieu du sanctuaire, il renversera les saints de leur base, il prendra la pierre consacrée de l'autel, et chargée encore de reliques, il la posera sur le tombeau de son héros d'hier... Voilà tout ce qu'il peut faire en ce moment; un temple où le Dieu n'est plus! Mais demandez à ce peuple ingrat, au nom de son grand homme, en souvenir des services rendus, l'oubli d'une colère, ou le renoncement à une injustice: au nom de Mirabeau, son Dieu qui vient de mourir, priez cette nation d'épargner une seule tête... une seule... Elle dira, comme l'amateur de roses: c'est ma collection qui l'ordonne... il me faut cette tête encore... Il me la faut! J'ai donné un de mes vieux temples à Mirabeau... il peut bien me laisser sa reine et son roi, pour que j'en fasse à mon plaisir!
Voilà comment le paradoxe enfante inévitablement tout ce qu'il y a de plus lâche et de plus cruel!
Et maintenant que Mirabeau, mon maître, a laissé sans condition son humble écuyer, je veux quitter ce volcan qui me dédaigne; il faut m'arracher à la perpétuelle moquerie, au sarcasme impitoyable. Il est mort, Barnave me dédaigne, et la cour m'est fermée; ici je ne suis aimé de personne; ici je ne puis rien voir de ce qui se passe en ce monde; ici j'étouffe et je meurs; je ne crois plus à rien; en si peu de jours, j'ai tout épuisé, partons.
Adieu donc Paris, la cité reine; adieu, Versailles, la cité morte; adieu, le petit Trianon; adieu les bains d'Apollon; adieu, l'Opéra et ses nocturnes saturnales; adieu aux petites maisons lambrissées et dorées par le vice; adieu à cette société fardée, en nœuds roses et en larges manchettes; adieu, France, adieu, belle ruine, adieu! Je pars!... En quelque endroit où j'habite, en ce bas monde, hélas! le bruit de ta chute arrivera jusqu'à moi!
CHAPITRE IV
Ma résolution prise une fois, les préparatifs de mon départ furent bientôt arrêtés. C'était par une chaude journée, au mois de juin, j'étais prêt dès le matin; mais avant de partir, je voulus saluer une dernière fois tous ces lieux où j'avais laissé tant de souvenirs. Je me rendis à la taverne du Trompette blessé, je montai dans la salle haute, où j'avais vu, pour la première fois, les héros de ce nouveau monde évanoui déjà! Quel bruit c'était alors! les brûlantes paroles! les cruels sarcasmes!... quel silence aujourd'hui, quel abandon! Les anciens habitués de ce cabaret, si vifs, si jeunes et si forts, étaient vaincus ou dépassés! Ils étaient déjà vieux, perdus et morts: le vieux Saturne avait dévoré ses enfants. Aujourd'hui, dans ce cabaret, sur ces mêmes bancs, tachés du vin de la dernière orgie, étaient assis les pouvoirs nouveaux de la France! L'enthousiasme était moins sincère, il avait oublié le magnifique et superbe écho de ces voix solennelles. Il est donc vrai, la théorie est une grâce, une force, une fête... et l'expérience apporte avec soi une tristesse abominable. Où donc étaient les orateurs de ce club innocent encore? Ils étaient remplacés par des conspirateurs, cachés dans l'ombre, et chargés des livrées de l'émeute!... Où tonnait Mirabeau gloussait une ignoble terreur enfantée au beau milieu du club des Jacobins... Ces femmes gorgées de vin seront bientôt des tricoteuses; ces Brutus et ces Scipions, demain seront des pourvoyeurs d'échafauds!
Ainsi la taverne était un club; l'Opéra était une caverne, et dans cette caverne arrivaient, à pied, les anciennes divinités de cet olympe anéanti! Madame Guimard sans carosse et madame Camargo sans livrée!
Divinités détrônées et humiliées, on vendait leurs chevaux et leurs hôtels, on les interrompait dans leurs danses les plus gracieuses; l'art était caché, plaintif, en haillons! Il avait froid; il avait faim!... Poursuivi par ces tristes images, je cherchais en vain autour du monument dégradé quelques ombres errantes des sourires d'autrefois.
Aux colonnes du Théâtre-Français, le Mariage de Figaro avait disparu de l'affiche; il était remplacé par des drames de son école, avec moins d'esprit, de style et de talent! Voilà ce que c'est! vous semez la révolte et l'ironie, étonnez-vous de recueillir le doute et l'abandon.
La rue ouverte à la ruine était un immense, un incomparable encan. Les livres, les tableaux, les statues, les gravures, les médailles, les chevaux pour la course et les meutes pour la chasse, en un mot, tout ce qui faisait jadis l'intérieur d'un gentilhomme, et tout ce qui composait naguère une vie élégante, heureuse, abondante, ces trésors du luxe et du goût étaient étendus au hasard, sur les quais et sur les places publiques; ils étaient exposés sans ordre et sans choix à la curiosité indifférente des passants. On comprenait que les portraits de famille arriveraient à leur tour dans cet encan à l'usage de la populace; non-seulement les enfants ont souffert des rigueurs de cette époque, mais encore leurs pères et leurs mères, arrachés aux nobles lambris où ils étaient fixés depuis le grand roi!
C'est grand dommage, en vérité, de porter des mains impures sur les générations anciennes, de les arracher violemment à cette vie intelligente que leur donne la toile ou le ciseau, d'exposer tant de figures vénérables sur les places publiques et dans les carrefours, de déshonorer l'intérieur des familles, de profaner leurs souvenirs. À l'époque dont je parle, il n'y avait déjà plus de logis pour personne en France, le logis du roi lui-même avait été profané, le premier.
Je l'avoue, hélas! j'eus la faiblesse aussi de repasser devant cette maison aux fenêtres mystérieuses où j'avais vu tant de personnages divers, où j'avais entendu tant de choses inouïes; cette élégante petite maison... elle appartenait aux sans culottes, aux bonnets rouges... à ce qu'il y avait de plus déguenillé et de plus hideux.
À la porte de Mirabeau, une pancarte flottante indiquait que l'appartement était à louer. On passait devant la maison, sans se découvrir.
J'avais voulu m'assurer, avant mon départ, que rien ne pouvait plus me retenir. Partons donc, puisqu'ils ont tout gâté en si peu de temps. Ils ont ôté sa majesté à la maison de Mirabeau, ses grâces à l'Opéra, son esprit à la Comédie-Française, son inviolabilité à la vie intérieure; ils ont gâté, jusqu'aux joies du cabaret, les malheureux!
Tel fut l'emploi, le triste emploi de ma dernière journée... Hâtons-nous, me disais-je, et partons!
J'en ai trop vu! Je suis vaincu; je suis mort... je veux partir!
Ici je fus pris de vertige.—Eh quoi, partir sans voir Barnave, et sans dire adieu à ma mère? Partir sans revoir Hélène, et sans présenter mes respects à la reine; enfin quitter Paris, comme j'ai quitté Vienne, en écolier délivré de son précepteur! Certes, je ne saurais partir ainsi; je ferai, du moins, mes adieux à ma mère... et pourtant je quitterai Paris ce soir.
Quand j'eus mis ordre à mon départ, je quittai mon hôtel de Paris, pour me rendre en toute hâte chez ma mère... Il était huit heures du soir; cette nuit d'été rayonnait de mille étoiles. Je ne sais quelle ville incroyable, en ce moment, j'avais sous les yeux, dans quel tumulte et dans quel bruit, dans quelle tempête et dans quels périls. Tout hurlait, criait, transportait, menaçait et déclamait! Le Palais-Royal était soulevé par Camille Desmoulins! Chaque feuille empruntée à ses arbres devenait une cocarde et chaque écho devenait une menace aux carrefours; sur chaque place et sur tous les seuils, en voiture, à cheval, sur les bancs, sur les chaises des jardins, au balcon des maisons, sur la borne et dans l'échoppe, on trouvait, à cette heure, des énergumènes qui faisaient entendre éternellement des cris de mort. Les citoyens s'assemblaient autour de ces forcenés et les écoutaient bouche béante; on eût dit des Italiens réunis, par un beau clair de lune, autour d'un improvisateur favori; les rues étaient pleines de gardes nationaux et de soldats, les corps-de-garde étincelaient de feux sinistres, les chevaux des officiers traversaient la ville en piaffant; tel était l'aspect général, une inquiétude immense, un malaise incomparable! Ainsi j'allais, comme on va dans un rêve... Et, dans ma course, il survint plusieurs accidents qui me parurent de mauvais présage: je heurtai, en marchant, un homme qui remettait la boucle de son soulier; cet homme avait les traits du roi; au coin d'une rue où je voulus appeler un fiacre, le cocher se retourna pour me dire qu'il était retenu, cet homme... ô vision! ressemblait au comte de Fersen; un postillon passa, solidement assis sur son cheval... je crus reconnaître un écuyer de la reine, M. de Valory. Cependant, je me dirigeais toujours vers les Tuileries surveillées, torturées, espionnées, fermées. Aux approches du palais, je rencontre une femme d'une taille élégante et d'une noble démarche, elle baissait la tête, elle donnait le bras à un jeune homme... elle allait tremblante... et malgré moi, je hâtai le pas pour la voir... Tout à coup passe au galop un grand carrosse, entouré de gardes et de laquais. Les laquais portaient des torches brûlantes, comme autrefois la livrée au devant du carrosse du roi!...
Ce carrosse... il ramenait, en grand triomphe, aux Tuileries, M. de Lafayette... et cette femme inconnue, allant seule à travers la rue ameutée... O misère!... et pensez si j'eus peur... je reconnus à son orgueil, à l'éclair de ses yeux, à la majesté de sa démarche... Oui, je reconnus la reine!... Elle était libre... elle allait dans la ville...
Eh quoi! toute la cour vagabonde? Eh! quoi! le roi et la reine dans les rues de Paris, à l'heure de leur sommeil! Est-ce veille ou songe?
Et tout à coup, poussant un grand cri:—Et la comtesse Hélène. Et ma mère, où sont-elles? qu'en a-t-on fait? Qui les défendra sinon moi, le fils et le cousin? Et je me précipitai dans les cours du château.
La sentinelle me demanda où j'allais?
—Je vais, lui dis-je, au pavillon de Marsan, chez madame la douairière de Wolfenbuttel.
CHAPITRE V
Dans la cour du château, tout au bas du perron de Leurs Majestés, je vis arrêté le carrosse aux flambeaux. Plusieurs gardes s'étaient groupés autour de cette apparition; d'autres gardes se promenaient en grand nombre, au milieu de la vaste cour; tout était tranquille en ce moment; l'horloge sonnait onze heures; on entendait les pas réguliers de la garde nationale dont on relevait les sentinelles; tout le château avait l'aspect accoutumé. Je pensai que j'étais le jouet d'une folle vision, et que tout ce que j'avais vu appartenait à l'exaltation de ma tête: alors je me rassurai quelque peu, et je ralentis le pas.
La même voiture arrivée au galop, repartit au galop: les sentinelles portèrent les armes, la grande porte se referma, et tout rentra dans le repos.
Cependant, je demandai ma mère. Elle était chez elle; je montai, un domestique vint m'ouvrir.
—Madame n'y est pour personne, ce soir, me dit-il. Il refusa de m'annoncer.
Je voulus entrer dans l'appartement: la porte était fermée en dedans... ce que ma mère ne faisait jamais.
Je grattai à la porte: d'abord on ne me répondit pas; je frappai de nouveau. Une voix faible et tremblante cria:—Que me veut-on?
—C'est moi, c'est moi, Madame, ouvrez-moi!
J'entendis ma mère qui faisait un effort pour se lever; mais elle retomba sur son siége:—Les jambes me refusent tout service, Hélène!
—Je vais ouvrir, Madame, répondit une voix qui m'était bien connue, et la porte s'ouvrit.
Hélène me salua tristement d'un signe de tête; ma mère, à mon aspect, sembla se ranimer, elle me regarda d'un air suppliant. Ce regard me toucha jusqu'au fond du cœur... nous changeâmes alors de rôle, ma mère et moi; elle m'avait guidé jusqu'ici, désormais je comprends que je suis son guide et son appui.
La comtesse avait repris sa place à la fenêtre... elle tenait sa tête entre ses deux mains.
Voyant que l'une et l'autre gardaient le silence:—Je viens de rencontrer Sa Majesté, Madame, dis-je à ma mère avec l'accent de la plus profonde affliction.
—Quelle Majesté? reprit vivement Hélène, et ses joues se couvrirent de rougeur: de quelle Majesté parlez-vous, monsieur?... il y en a tant aujourd'hui!
—Vous savez, ma cousine, que je n'en connais que deux... le roi et la reine. Oui, repris-je et j'ai vu... le roi et la reine dans la rue, à cette heure, et si je viens au palais, cette nuit, c'est pour vous, ma mère! et pour vous sauver, ma cousine, l'une et l'autre de la fureur du peuple, aussitôt qu'il apprendra que ses victimes lui échappent; donc je vous sauve, ou bien je meurs avec vous, choisissez!
—Vous avez vu le roi? reprit ma mère.
—Oui, Madame, le roi, bien déguisé; j'ai reconnu la reine aux flambeaux d'un carrosse qui vient d'entrer dans la cour, il n'y a qu'un instant.
Les deux femmes pâlirent.—Quoi! la reine a rencontré cette fatale voiture?.. s'écria ma mère en joignant les mains.
—Oui, Madame, elle l'a rencontrée; et elle ne s'est pas contenue, elle l'a frappée de son fouet, et quand ces flambeaux ont passé, elle ne s'est plus cachée, et c'est à sa royale allure que je l'ai reconnue; elle doit être bien loin à présent.
—O ma noble maîtresse! ô ma fille! s'écria ma mère, en pleurant, te voilà sauvée. Et béni soit Dieu qui t'a conduite à travers tant d'obstacles! À présent, ma chère Hélène, il ne nous reste plus qu'à la rejoindre, et à partager de nouveau ses périls.
—Madame, repris-je, agréez tous mes services. Ma chaise de poste m'attend à la porte Saint-Denis; quel que soit le chemin qu'aient pris Leurs Majestés, nous pouvons arriver presque en même temps à la frontière. Allons, venez, ma mère; et venez, ma cousine, allons, rentrons dans notre heureuse, notre paisible Autriche, et fuyons ce volcan, il finira par tout engloutir.
—Rejoignons la reine! Allons à notre œuvre! à notre devoir, Monsieur, reprit Hélène, à côté de la reine est ma patrie; votre patrie, à vous, c'est votre mère; en ces périls pressants, soyons à la hauteur de tant d'infortunes, n'oublions jamais, vous ni moi, notre devoir.
Ma mère était agenouillée à son prie-Dieu! Elle fit une humble prière, et se releva pleine de courage... Les deux femmes se revêtirent d'un mantelet noir, elles se cachèrent sous de vastes chapeaux, et, me prenant le bras, les voilà qui s'abandonnent à tous les hasards.
Quand j'eus au bras ces deux femmes qui m'étaient si chères, que je les sentis à mes côtés, éperdues et tremblantes, la ville me parut beaucoup plus sombre et plus menaçante. La nuit s'épaissit à mes yeux, et je marchai dans ces rues, presque au hasard. Hélas! ma pauvre mère, à pied, à cette heure, elle s'abandonnait, pour la première fois de sa vie à ma conduite, et Dieu sait, malgré tant d'angoisses, si j'étais fier de l'emporter!
À ma droite et s'appuyant à peine à mon bras, marchait ma cousine Hélène. Bien plus que ma mère, elle avait la conscience du danger que nous courions. À chaque instant elle prêtait l'oreille; on eût dit que Paris se réveillait en sursaut et que la grande voix du peuple ameuté se démenait autour de ce palais déshonoré dont il avait fait une prison!... Quelquefois Hélène hâtait le pas, comme si nous eussions été poursuivis. Ce fut un horrible, un dangereux moment! Ma mère allait à peine, Hélène aurait voulu courir; j'aurais voulu porter ma mère, et courir avec Hélène! O fatale, ô fatale nuit!
Nous avancions, peu à peu, jusqu'à la porte Saint-Denis; nous avions déjà détourné plus d'une rue; à la lueur du réverbère, Hélène aperçut un homme qui nous suivait, enveloppé dans un large manteau.
Il nous suivait, rasant la muraille; où nous allions... il allait: nous faisions halte, il s'arrêtait. Nous allions à gauche, il était à gauche: on eût dit une ombre impassible qui suivait tous nos mouvements, avec le sang-froid et le silence d'un espion qui tient sa proie. À cette vue, il me sembla que nous étions perdus.
Je regardai ma mère qui se traînait à peine, n'ayant aucune idée du danger que nous courions; Hélène, avait l'œil fixé sur l'homme au manteau noir, elle tremblait autant que moi.
À la fin, elle me dit tout bas:—Si nous allons plus loin, nous trahissons la reine... On nous suit, prenez garde, changeons de route,... à coup sûr, nous sommes épiés!
Je sentis en même temps que les forces de ma mère l'abandonnaient.
Je dis à Hélène:—Il est impossible d'aller plus loin, ma mère est accablée... attendons sur cette borne jusqu'au jour, nous ne trahirons pas le chemin de la reine... elle sera sauvée... au petit jour, et déjà bien loin de ses géôliers.
La rue était étroite. À la porte d'une maison de peu d'apparence il y avait un banc de pierre, où je les fis asseoir... je me tins debout dans l'angle de la porte; ainsi nous étions dans l'ombre! À quelques pas, du côté opposé, se tenait notre espion, immobile, et dans l'ombre aussi!
La nuit était profonde et le silence était terrible... Serrés tous les trois l'un contre l'autre, nous attendions.
Tout à coup, à travers les fenêtres de la maison opposée, à l'instant le plus grand de notre découragement, une étrange apparition attira nos regards. Une vive lumière vint à frapper sur cette fenêtre, et dans l'appartement ainsi éclairé, nous vîmes entrer plusieurs figures d'une apparence triste et pensive qui se placèrent à genoux contre les murailles.
Quand ces personnages furent à genoux, un enfant alluma le lustre attaché au plancher de la salle, et cette scène lugubre fut éclairée à la façon d'un spectacle qui se serait donné pour nous seuls.
À la première lueur de la fenêtre, Hélène et moi nous avions regardé de toutes nos forces cette scène nocturne; ma mère tenait toujours la tête baissée. Inquiet de ce que nous allions voir, je portais mes regards de cette scène étrange à ma mère, et bientôt, quand nos yeux, habitués à cette obscurité éclairée, purent distinguer les objets, nous aperçûmes toutes ces ombres à genoux, hommes et femmes, prêtres en surplis, jeunes filles en robes blanches qui priaient et se frappaient la poitrine. À la fin, s'ouvrit une porte latérale, et nous vîmes sortir de cette porte un vieux prêtre qui traînait une croix de bois; cette croix était noire et massive, et le vieux prêtre avait peine à la traîner. Quand la croix fut posée au milieu de l'appartement, l'enfant passa au prêtre son surplis; le prêtre à genoux, on alluma un cierge, on apporta l'eau bénite, on apporta les clous et les clous furent bénits. Quand tout fut préparé, la même porte latérale s'ouvrit de nouveau; cette fois la victime venait après l'instrument du supplice. Deux femmes âgées conduisaient, appuyée sur leurs bras, une jeune fille aux yeux hagards. La victime était de petite taille, à la tête penchée, au sourire grimaçant; ses épaules étaient couvertes de longs cheveux, ses pieds étaient enveloppés de linges sanglants; elle tenait ses deux mains jointes; une force surnaturelle s'empara de ses sens, quand elle vit la croix et les clous. À cette vue, elle se leva par un mouvement convulsif, elle marcha seule, elle grandit de deux coudées; elle arracha elle-même ses charpies (ses pieds saignaient encore du supplice de la veille), elle se coucha sur la croix, levant la tête, et croisant ses pieds l'un sur l'autre, étendant les deux bras, ouvrant ses deux mains, deux mains sanglantes... en cette posture elle attendait; elle se tenait patiente et résignée... elle aussi:—Je sauverai le monde à force de douleurs.
Voici ce qu'on lisait dans son regard, fasciné par le jeûne et la mortification.
Je m'assurai, d'un coup d'œil rapide, que ma mère avait toujours la tête penchée; et, plein de fièvre, je reportai mes regards vers ce drame épouvantable, dont la réalité me paraissait douteuse, en dépit du témoignage de mes yeux. Hélène s'était levée de son siége, elle se tenait debout, pour mieux voir.
Horrible nuit! La croix, le prêtre et la victime étendue; ici, les assistants immobiles, nous dans la rue, et ma mère endormie, et, là bas, l'espion immobile qui nous regarde, éclairés par le reflet de la faible lumière... et je revenais toujours à ce chapitre en action de la Passion de Notre-Seigneur.
La victime était prête. Alors le vieux prêtre s'approcha d'elle; il baisa ses pieds et ses mains avec le respect du moribond qui baise les sept plaies du Christ. En même temps l'enfant lui présente un marteau de fer sur un plat d'argent. Le marteau enfonce un grand clou sur les pieds, un clou entre les mains de la victime... Et le clou sépara les chairs, écarta les tendons, pénétra les os, le sang coula sur le sein de la crucifiée! Et là, crucifiée, elle était attachée à la croix... l'œil gonflé, les joues pendantes, le sein qui bat, le cou parsemé de veines bleues, la tête expirante... ô profanation!
Nous assistions, sans nous en douter, au dernier effort du dix-huitième siècle pour croire encore à cette religion chrétienne, qui avait fait toutes les destinées de la France. En ce lieu, plein de ténèbres, ces hommes et ces femmes, ces malheureux parodistes étaient les seuls chrétiens que la France eût gardés, ils étaient les seuls croyants que le doute eût épargnés sur son passage. Étranges chrétiens, qui démontrent la divinité de leur Dieu par le cadavre d'une femme attachée à une croix! Étrange foi, qui se rattache à ces preuves toutes matérielles! Digne résultat de tant de sophismes!.. de tant de miracles! Voilà une femme appelée en témoignage de la divinité, d'un Dieu. Que si cette femme eût faibli, si seulement elle eût appelé à son secours le vinaigre et le fiel, c'était fait de l'Évangile dans le cœur des assistants!
Il y eut un moment de cette affreuse scène où ma jeune compagne poussa un grand cri.
Ce cri réveilla ma mère. À son premier regard, ma mère découvrit cette croix noire, attachée au mur blanchi, et sur cette croix ce cadavre, au bas de ce cadavre le cierge qui vacillait dans la main de l'enfant de chœur.
Elle se mit à fuir en appelant l'exorcisme à son aide... elle voyait l'enfer!
Elle serait tombée avant que j'eusse pu la rejoindre, elle se serait brisé le crâne contre le pavé; mais l'espion se détachant de la muraille, elle tomba évanouie entre ses bras...
—O ma mère! m'écriai-je, sentant que ses mains étaient froides; puis me retournant vers son étrange sauveur, je reconnus le fou de la reine...
Il tenait dans ses bras ma mère évanouie; il me reconnut, d'un regard, et sans mot dire, il marcha devant nous, portant ma mère; Hélène et moi, nous le suivions sans parler.
Nous arrivâmes ainsi à une maison peu éloignée, et dont la porte basse était entr'ouverte. Castelnaux entra le premier; tout était sombre. Un tapis moelleux était étendu sur l'escalier; d'invisibles parfums, à peine entré dans ce lieu, vous saisissaient; d'invisibles échos répétaient vos pas dans un vide invisible; des ombres erraient sur les murs, comme en un miroir, les plafonds étaient chargés de figures mystérieuses qui, dans la nuit, semblaient gigantesques; l'appartement était vaste, à peine éclairé de ce pâle crépuscule du matin, qui n'est plus la nuit, qui n'est pas le jour; c'étaient partout, dans ce lieu, des lustres éteints, des miroirs voilés de gaze, des siéges de soie, des peintures bizarres. Castelnaux déposa ma mère contre un meuble inconnu, qui répétait les paroles et jusqu'aux soupirs de cette épouvantée... Il y avait, en ces ténèbres, une horrible et mystérieuse confusion!
Nous étions seuls. Castelnaux appela du secours: l'instrument d'airain lui répondit par un sourd gémissement, il ne vint personne et pas une lumière ne brilla, pas une porte ne s'ouvrit, pas une voix ne se fit entendre... À la fin, ma mère reprenait ses sens: je sentis le sang revenir à sa joue, et le battement à son cœur.
—Personne ici! dit Castelnaux, personne pour porter secours à une femme évanouie, en cette maison qui guérissait tous les maux! Où est-il donc allé, le grand médecin? Qu'est-il devenu l'infaillible et le guérisseur? Autrefois, cette salle était pleine de malades de tout rang et de tout sexe; autrefois, la santé planait au sommet de ce plafond solennel; hier encore, aux bords de cette grande cuve d'airain vous eussiez trouvé des consolations pour toutes les douleurs, des parfums pour les maux de l'âme, un feu caché pour les maux du corps!... Puis, voyant ma mère ouvrir les yeux enfin, il prenait ses deux mains et les plaçant sur les bords de la cuve:—Ne sentez-vous pas, Madame, une force nouvelle? Votre âme n'est-elle pas remise de toutes ses secousses? Penchez-vous, disait-il, penchez-vous sur cet abîme. Il est très-vrai que moi qui vous parle, je suis entré malade ici, j'en suis sorti guéri!
Ce remède indiqué par Castelnaux me fit peur.—De grâce, un verre d'eau pour ma mère, un peu d'air, je la sens qui revient, et si vous voulez nous aider, nous pourrons partir; il est temps de partir; le jour vient, dans une heure nous sommes perdus!
Il sortit. J'entendis ma mère qui m'appelait.—Où sommes-nous, me dit-elle d'une voix faible, et pourquoi ne fait-il pas jour?—Nous sommes dans la maison d'un médecin, ma mère, et le jour va bientôt venir.
La cuve d'airain répétait chacune de mes paroles; ma mère se retourna à ce bruit; et fatigués que nous étions tous les trois, nous nous trouvâmes alors, sans nous en douter, autour du baquet de Mesmer, attendant le retour de Castelnaux.
Debout, machinalement appuyés sur les bords de la cuve, nos idées n'allèrent pas plus loin que l'heure présente. La fatigue, la terreur, la nuit, nous retenaient à cette place, autour de cette cuve reluisante autant que l'or. Peu à peu je m'abandonnais aux visions qui voltigeaient informes et sans bruit, entre les mille branches d'airain croisées les unes sur les autres, sur les bords de ce gouffre, au fond du gouffre, au-dessus du gouffre, assemblage inouï d'ombres légères, de bruits étranges, écho mouvant qui eût répété les battements du cœur.
L'âme entière, abandonnée, séduite à ces harmonies invisibles, se plongeait dans cette vague obscurité. Bientôt je cherchai à découvrir Hélène... Elle ne parlait pas, mais je sentais qu'elle était fascinée et que son regard plongeait où plongeait mon regard! Chère âme, en ce moment elle cherchait mon âme; à cette heure et dans cette muette contemplation il se formait entre elle et moi une union inexplicable et certaine. Oh! si Mesmer eût été là, donnant la chaleur à l'airain, faisant jaillir la flamme électrique de ce fer, à présent refroidi... si la foule eût entouré le baquet magique de ses mille regards, de ses mille espérances, de ses mille terreurs; si à chaque nouveau venu, il nous eût été donné de comprendre enfin qu'un nouveau malade arrivait pour partager avec nous son malaise; et si l'imagination, vague désir, et la peur, sa plus puissante compagne, eussent présidé à ces enchantements; si j'avais ignoré qu'Hélène était près de moi dans l'ombre, et qu'au milieu de la foule muette, au milieu de ces soupirs qui s'élèvent et qui s'abaissent en cadence, au milieu de ce monde confus, pêle-mêle, malade, et blasé, crédule aussi, j'eusse pu deviner à son soupir, à son regard, aux parfums de sa robe, à ses frissons, la femme inconnue... et ma maîtresse que je cherchais depuis si longtemps; à coup sûr, guidé par le sixième sens, et le suivant dans le sentier lumineux, si j'avais pu la saisir dans l'ombre, et réclamer tous mes droits, acquis dans le bal... si j'avais pu toucher seulement sa lèvre de mes lèvres, et la prendre enfin dans la foule: ô bonheur! ô miracle! ô Mesmer!
En ce moment de peine et de doute, aussitôt j'aurais reconnu ton pouvoir, j'aurais proclamé ta science en appelant Mesmer mon sauveur. Ce qui est vrai, c'est que malgré moi je fus soumis à une puissante fascination. Le regard tendu, et cherchant au fond du baquet des restes de magnétisme à mon usage, il me sembla que je trouverais une explication à tous ces mystères! Je voulais retenir à mon profit quelques-uns de ces violents plaisirs, qui donnaient aux corps tant de secousses. Je cherchais, dans cette solitude, une part du drame accompli dans ces ténèbres. À force d'attention, je tombai dans une rêverie étrange, le rêve magnétique s'empara de mon âme; ainsi j'allai de la terre au ciel, du rire aux larmes, de l'espérance à la terreur; j'entendis des voix célestes et des hurlements d'enfer; dans le fond de la cuve où s'agitait mon rêve, mon rêve se nouait et se démenait comme ferait un ballet de l'Opéra joué en grand costume, et sérieusement, dans la nuit profonde, et quand le lustre est éteint.
Ah! ce siècle était un siècle infini de paradoxes tels que jamais le monde autrefois n'en avait vu! Il faisait du sophisme à propos de tout; sophiste à propos des maladies de l'âme, il crucifie une femme pour démontrer un Dieu! Sophiste à propos des maladies du corps, il invente un sixième sens pour n'avoir plus à s'occuper des cinq autres. Triste condition de la religion et de la science en cette France au désespoir!.. D'abord sujets féconds en moqueries indestructibles, puis enfin parodiées l'une et l'autre, jusqu'au crime, à l'absurde, et jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, pas même le nom!
CHAPITRE VI
Le retour de Castelnaux me rendit à moi-même; en ce moment ma mère allait mieux; notre voiture, grâce à Castelnaux, était à la porte.—Partez, nous dit-il, il est temps; à présent, s'il y a un Dieu dans le ciel, la reine est sauvée, et la révolution a perdu sa proie... Et demain le faubourg Saint-Antoine n'aura plus de lit royal à fouiller avec ses baïonnettes, plus de têtes royales à souiller de son bonnet rouge; demain les mégères des faubourgs ne souilleront plus les chastes oreilles des enfants de Marie-Antoinette avec leurs propos de mauvais lieux et leurs blasphèmes de carrefour; à présent la royauté est sauvée! Allons, partez, vous ne courez plus le danger de mettre l'ennemi sur ses traces; partez, le peuple va se réveiller dans une heure... et je veux assister à son réveil.
Oui je tirerai ma vengeance! et de ce pas je vais m'asseoir aux Tuileries, à l'angle du pont, vis-à-vis la fenêtre de la reine, fermée encore, et gardée, et surveillée. Ah! ma sentinelle bien veillée! Ah! mon peuple... eh bien! hurle et calomnie... Ah! ah! l'entendez-vous! il crie, il vocifère, il maudit la reine.—À bas la reine! À bas la reine! et cependant la fenêtre est toujours fermée. À bas la reine! mort à la reine! Et quand il verra, malgré ses cris, que la reine enfin ne vient pas le saluer humblement, lui le souverain déguenillé, quand il ne verra pas la reine en larmes, son dauphin dans les bras, lui rendre un sourire pour un blasphème, un bonjour pour ses cris de mort; le peuple, à lui-même, il se dira:—(il sait que sa victime est matinale... il a tué son sommeil!) il dira:—pardieu, l'Autrichienne a diablement prié ce matin! Et quand ce peuple hideux la sait à genoux, en prières, pour son époux, pour ses enfants, pour la France, il redouble, ô blasphémateur, de rage et de fureur:
—La Reine à mort!... à la lanterne!.. Elle est le fragile jouet du peuple. Il s'est donné rendez-vous autour de sa tête, et la fait pleurer à volonté. Il la fait sourire, il la menace, il la pousse, il l'emprisonne, il la chasse, et le tigre tenant sa proie, il se la renvoie comme un jouet; la mordant jusqu'au sang, en attendant qu'il la dévore... À Versailles même, et dans le palais des rois, ce peuple impie est entré chez elle, une nuit, comme un époux jaloux, après un long pèlerinage, en brisant les portes, en se précipitant au lit nuptial...—Ah! foule insolente!... à la fin, ta proie, elle échappe à tes appétits! et maintenant qu'elle est partie... et qu'elle est sauvée... allons, va le chercher ton jouet: la reine! eh! la reine! Plus de reine et plus de jouet, plus de femme et plus de mère, et plus d'épouse et plus de prisonnière, et plus de victime, et plus d'injures... Or çà, citoyens, vous n'avez plus que le ciel à blasphémer!»
Ainsi parlant, Castelnaux se frottait les mains de joie, il bondissait autour du salon, il crachait dans le baquet de Mesmer, il était triomphant, il était fou tout à fait... fou de triomphe et de bonheur.
—Dans une heure ou deux, disait-il, on frappe au palais; on frappe à la porte du roi. On entre en même temps chez le roi. Personne! On se trouble, on court, on cherche, on appelle... Il est perdu. Plus de roi! Croyez-vous qu'il y ait de la pâleur, à cette heure, dans l'histoire de France, à cette nouvelle impitoyable: Il n'y a plus de roi, et le roi n'est pas mort! Il y aura un jour, dans la création, où la voix venue de l'Orient dira aussi à la terre... Il n'y a plus de soleil! Eh bien! ce mot sans forme et sans nom: plus de roi! plus de roi à immoler! plus de reine à charger d'outrages! plus de royauté qu'on insulte, et plus rien dans ce royaume!... Il faut que je sois le premier à l'entendre, à m'en réjouir! Cette effrayante pâleur d'un peuple sans pitié, Castelnaux veut la voir, pour se venger; ces palais déserts, ces temples déserts, parce que les palais sont déserts, Castelnaux les veut parcourir, pour savoir ce que c'est qu'un trône inoccupé... un sanctuaire inerte et vide. Il veut savoir ce que dit l'écho de pareilles solitudes, et si cela fait peur aux nations, quand le trône et l'autel rendent un son funèbre, privé de son roi dégradé, de son Dieu! Victoire à Castelnaux, cette nuit est une nuit de triomphe. Il est l'Achille et l'Ajax Télamon de cette nuit troyenne. À moi l'honneur, chassant les sans-culottes, les sans roi et les sans Dieu, d'éventrer, le premier, la muraille de la ville assiégée. Aussitôt vous voyez entrer, de toutes parts et par la brèche, la mort, la peur, la famine et la vengeance du ciel et le châtiment des hommes, les meurtres sans fin, le pillage, les réactions sanguinaires, les longues terreurs, l'anarchie et la guerre civile avec la banqueroute et les misères accomplies des bourreaux, enfantant des massacres et des échafauds sanglants! Entrez, tout cela, entrez! Le roi et la reine, il n'y en a plus; entrez, tout cela, c'est Castelnaux qui vous ouvre la porte! Entrez, dissensions intestines, bavardages sans fin; entrez, brigands armés; entrez, populace; entrez, femmes sans honte et sans robe nuptiale; entrez, faubourgs; entrez, armées étrangères: Anglais, Prussiens, hordes sauvages, vagabonds, Cosaques, Russiens, gorgez-vous d'or et de sang, pillez les églises, renversez les châteaux, incendiez les chaumières, dévalisez les sacristies, ouvrez les tombeaux, brûlez les livres, déchirez les chartes, violez les vierges, chassez les saintes filles des saints monastères, ruez-vous dans le désordre, à la proie, au meurtre, à l'incendie; allons! çà! brisez les statues et les images, démolissez les maisons royales pour en vendre le plomb et la pierre; saccagez, brûlez, dévorez tout sur votre passage... à vous la France! Elle est à vous, à vous seuls; elle n'est plus ni à Dieu, ni au Roi; elle est à vous; venez, venez tous, Castelnaux vous appelle, entrez, et si en passant vous avez un chapeau ou un bonnet, tirez votre chapeau ou votre bonnet devant Castelnaux!»
Et nous le vîmes ainsi bondir tout un quart d'heure, et jamais dans tout Paris logis plus sombre et plus caché n'avait entendu un si grand bruit; la cuve, à ces cris, retentissait comme un tonnerre, et l'écho troublé balbutiait à peine ces paroles pressées et haletantes. Or ma mère, hébétée, était là, contemplant toutes ces choses sans y rien comprendre, Hélène, à mes côtés, se pressait effrayée et muette. Castelnaux brisait tout ce qui tombait dans ses mains.—O la belle nuit! disait-il; la belle nuit! Paris a perdu un roi, il a crucifié un Dieu, il a chassé Mesmer: royauté, religion, charlatanisme, et psit... tout est parti; tout a quitté Paris, cette nuit; il n'y a plus rien à Paris. Paris n'est plus! De profundis... Alleluia!
Quand il eut repris son sang-froid, il nous conduisit jusqu'à notre voiture, et il nous dit adieu en pleurant!
C'est ainsi que je le quittai, ce fameux Paris que je ne devais plus revoir. Je le laissai vide; il était si rempli quand j'y entrai, pour la première fois! J'étais si jeune alors, j'étais devenu si vieux en peu de temps! Tout ce que j'admirais était tombé! Je laissais dans ces ruines mes illusions, mes espérances, et maintenant je ne pensais plus qu'à suivre, à mes risques et périls, les traces de cette royauté perdue au milieu des grands chemins.
Triste retour! tristes sentiers battus par des rois tremblants! Ma mère était retombée en ce triste état d'anéantissement, voisin du rêve... ma cousine Hélène, abattue et pensive, semblait dévorer l'espace qui s'étendait devant nous. Elle oubliait ses dangers, à force de terreur.
Qui l'eût vue ainsi penchée à mon côté, et nous deux, au matin, courant la grande route où le soleil courait après nous, celui-là nous eût pris pour deux amants heureux qui se sont rencontrés dans l'ombre, et qui s'enfuient loin de leur vieux tuteur.
Qui m'eût vu l'entourant d'une tendresse ineffable eût juré ses grands dieux que nous accomplissions un de ces drames enchantés de la jeunesse heureuse, quand l'amour jouait un si grand rôle en ce royaume, éclairant les palais, illuminant les chaumières, animant le grand chemin, jetant partout la vie et les sourires dans ce beau pays, sous ces épais ombrages, dans ces vieux châteaux aux gothiques souvenirs.
Je dis à Mlle de *** en lui prenant les mains, en signe de témoignage et de serment:—Voulez-vous, Hélène, en ce péril, unir votre destinée à la mienne, et ne plus nous quitter jamais? Voulez-vous que je réveille en ce moment, qui peut être un moment solennel, ma mère endormie, et que je lui demande sa bénédiction pour nous deux? À cette brusque demande, elle ne parut pas étonnée, et comme je lui avais parlé simplement, elle me répondit simplement:
—Écoutez, Frédéric, nous n'avons pas de temps à perdre en vaines espérances; il ne faut pas espérer que nos destinées soient unies; notre séparation est proche, et, je le sens, deux devoirs différents nous appellent. J'appartiens à la reine, et vous appartenez à votre mère. Ainsi nous irons, vous et moi, où elles iront, chacun de son côté: nous ferons notre devoir, tout sérieux qu'il puisse être, et que Dieu nous protége! Hélas! l'heure est sérieuse, et nous devons, avant tout, racheter les fautes de notre jeunesse à force de dévoûment au malheur! Ainsi nous nous partagerons la ruine et les misères de cette royauté qui s'en va, comme nous avons partagé sa gloire et sa folie. O Frédéric! vous ne savez pas toutes les fautes que nous avons commises! toutes les erreurs dont nous devons porter la peine; et si vous saviez cela, mon cousin, combien nous avons été tous coupables, vous plaindriez ce peuple éperdu qui gronde et tue; vous trouveriez qu'il est juste en ses vengeances, vous comprendriez ces cris furibonds de liberté! Pour moi, je ne m'aveugle pas sur cette révolution. Cette révolution, c'est notre mort à tous... Mais vous ne comprenez pas cela, mon cousin; vous ne comprenez rien aux menaces d'un temps que vous n'avez pas vu, d'une histoire que vous ne savez pas. Vous n'avez vu, de la cour, que la surface, et du peuple que la lie immonde! Vous êtes venu en France au moment où nous renfermions nos vices en nous-mêmes, surpris par le grand jour, au moment où le peuple obéissait aux vengeances de quatre siècles de servitude. Hélas! notre malheur vous a trompé sur notre compte; innocent au milieu de nos corruptions et de nos vices, vous avez cru à notre innocence, et maintenant vous voulez partager notre infortune, et vous me dites à moi: Je suis à vous, Hélène! Imprudent que vous êtes! Ne voyez-vous pas que cette infortune est infamante, et ne voyez-vous pas que vous n'avez aucun droit, vous si jeune, à venir porter la peine de tous les crimes de Louis XV? Disant ces mots, elle appuya sa main droite sur ma tête, comme un témoignage d'une ineffable protection.
Je lui répondis avec toute l'assurance et toute la conviction qui étaient en moi; je me montrai bien décidé à ne la plus quitter, à la suivre, à l'aimer, à vivre à côté d'elle, à mourir avec elle...—Non, lui dis-je, il n'en sera pas, cette fois, comme de ma première passion d'amour!
Je n'ai pas peur de vous; je ne crains pas vos dédains; vous m'aimerez, vous m'aimerez, je vous aime et j'en suis sûr!... Innocent, dites-vous! mais j'ai partagé, j'ai copié tous ces vices! Innocent, en effet, et plus à plaindre que si j'avais été coupable! Un matin, capricieux jeune homme, je quitte l'Allemagne, exprès pour vous voir, ma cousine! et me voilà parti pour la France, que vous habitez; chemin faisant, je me rappelle avec une joie ineffable votre naissante et charmante beauté; j'entends vos chansons, je vous vois me sourire... Ainsi rêvant me voilà tombé sur les chemins, et brisé à demi je rencontre une petite fille agaçante et rieuse, et pour la petite fille aussitôt je vous oublie... Alors, me voilà, sur le chemin, aux genoux de cette fillette, et la suppliant d'accepter ma fortune et ma main! Voyez si j'étais sage!... Heureusement la fillette me rit au nez, et, sage autant que j'étais fou, elle épouse, à mon nez, mon valet de chambre. Désolé, je viens en France, et je vais à la cour, je vous vois, la nuit, près de la reine, sous un voile noir; on vous eût dit morte, et chez la reine vous me recevez avec une froide réserve... On eût dit que vous saviez mes infidélités de grande route... Éconduit par vous, faiblement reçu par la reine, oublié de ma mère, alors je vais au hasard, et je rencontre en tout lieu des hommes plus puissants que le roi: des libertins qui règnent au nom de la vertu; des charlatans qui proclament la vérité. Le vice est partout, l'égoïsme et la vanité encombrent toutes les âmes, la peur règne en souveraine, enfin vous tremblez tous. Moi, je fais un effort pour être, à l'exemple universel, un brouillon, un émeutier, un Don Juan de carnaval. Je prends Mirabeau pour maître et seigneur; je choisissais bien, convenez-en.
Ainsi... à mon premier pas, à mon premier appel, le vice aussitôt vient à moi dans ses atours les plus charmants. Rien de plus gai, de plus vif, de plus joli: l'esprit au regard, la grâce à la lèvre, un feu de vingt ans... Mon premier bal masqué fut un événement... J'en rêve encore, et voyez ma plainte!... Il advint que je sortis de cette fête amoureux comme un fou. De qui? je l'ignore... pourquoi? je le sais bien. Malheureux que je suis! je la regrette encore, et (soyons vrai!) j'ai bien peur de la regretter jusqu'au dernier de mes jours, cette nuit d'ivresse et de fête qui devait me dégager des illusions de ma jeunesse: au contraire, elle les renouvelle, elle les prolonge, elle les ravive, et voilà mes illusions qui me reviennent! Dès ce moment je suis poursuivi par les spasmes infinis de cette minute heureuse, et je n'entends plus rien, je ne vois plus rien, je cours après une ombre! Ah! Dieu du ciel! je reste un Allemand, rien qu'un Allemand, un Allemand sans vice et sans vertu. Pour un parfum... pour un sourire... pour une jupe fripée... Alors voyant que je n'étais qu'un faux vicieux, un Don Juan de hasard, je retourne à Mirabeau: Tu m'as trompé, lui dis-je... et c'est à peine s'il se rappelle une seule des leçons qu'il m'a données! Le Mirabeau que j'avais vu au bal, en plein délire, amoureux jusqu'au blasphème... en vingt-quatre heures il était devenu un grand homme... un homme d'État! La veille encore il m'avait fait le compagnon de son orgie; aujourd'hui il me fait monter à cheval, et, dans la nuit, enveloppé d'un manteau, seul avec lui, comme un fidèle écuyer, il me conduit à une conférence politique. Et de loin je le vois, réglant les destinées du royaume, et sans vous, que j'ai retrouvée, je jouais cette nuit-là le rôle d'Osmin ou de tout autre confident de tragédie! Honteux de moi-même, et poursuivi par mes rêves, je n'avais plus qu'un espoir, j'espérais en Barnave. Il était amoureux d'un amour sans espoir, j'étais possédé, moi aussi, d'un amour sans espoir. Donc, je le rencontre espérant qu'il me consolerait par le spectacle d'une misère semblable à la mienne... Barnave était changé autant que Mirabeau. Plus d'amour dans le cœur de Barnave et plus de vice dans la tête de Mirabeau: ils m'échappent l'un et l'autre, après avoir commencé mon éducation tous les deux.
Je trouve alors un nouveau Barnave... un Barnave austère, inflexible, ennemi de la reine, implacable... et voici que le même jour, la république dresse la tête à la voix de Barnave, et que la monarchie expire au lit de mort de Mirabeau! Moi resté seul, seul et cherchant dans mon âme à quoi m'a servi mon dévouement à Mirabeau et à Barnave, à quoi m'ont servi ma science et mon amour; je reviens à vous, ma chère Hélène, à vous dont le regard me ravive, et dont la voix me console: c'est vous qui me faites oublier à la fois tout ce que je voudrais oublier: mon isolement, mes vices inutiles, mon peu d'intelligence des faits et des hommes, mes regrets du passé, mon désespoir pour l'avenir!... et vous ne voulez pas m'épouser!
À ce long discours qu'elle écoutait, attentive et calme:—Votre malheur est étrange et me fait pitié, reprit Hélène. À vous entendre on dirait que le vice seul a manqué à votre bonheur! Certes, voilà de ces malheurs qui ne sont arrivés qu'à vous; cependant, mon malheureux cousin, je vous porte envie, à vous, malheureux de si peu!
Disant ces mots, Hélène se prit à rougir; et moi, la suppliant du regard, j'essayai de donner le change à ma passion:—Non, non! m'écriai-je; à présent je n'ai plus d'amour que pour vous; la femme elle-même que si longtemps j'ai cherchée, elle serait devant moi, je ne voudrais pas la voir; je suis à vous, à vous seule, à la reine aussi, puisque vous pardonnez à la reine; enfin, pour vous, j'ai entrepris mon voyage en France, et je veux le finir avec vous!
Ainsi je lui parlai longtemps; elle m'écoutait tantôt avec peine et parfois avec bonheur, souvent émue; et moi, misérable! si j'eus un instant de calme, oh! je le dis à ma honte, ce fut dans cette fuite où je foulais des traces royales sur ces chemins couverts de tant de désolations, dans ce jour d'effroi où la monarchie de Louis XIV, s'avouant vaincue, accepta les chaînes de la Convention, et s'en revint, esclave et désolée, au milieu de la fournaise ardente et souillée où elle devait mourir à petit feu.
CHAPITRE VII
Nous avions couru tout le jour: sur le chemin tout semblait tranquille; en ce moment, le soir tombait, et la Champagne, au loin, s'étendait devant nous. La chaleur du jour avait été suffocante, et la fatigue, unie aux terribles inquiétudes de la nuit, nous avait plongés dans cette espèce d'abattement du sommeil qui n'est pas sans charme. C'est un sommeil de seconde vue et rempli de visions surnaturelles; à ce moment, l'imagination peu à peu s'arrête, le cœur bat moins vite, et le malheur disparaît. Déjà même nous pensions voir la reine sauvée au delà du Rhin, et reçue à bras ouverts, quand notre voiture arrêta au relais, pour changer de chevaux.
C'était dans un misérable petit village, entre Épernay et Dormans. Comme nous étions sans inquiétude et sûrs d'arriver, nous fîmes d'abord fort peu d'attention à ce qui se passait autour de nous. Cependant plus d'un indice annonçait je ne sais quelle hésitation qui nous fut bientôt suspecte. La population du village, inquiète, obéissait à un peu plus de curiosité qu'à l'ordinaire au passage d'une chaise de poste; on s'assemblait, on pérorait. Les orateurs de l'endroit (car alors quel est le village qui n'avait pas son Barnave ou son Danton?) montaient sur les bornes de l'hôtellerie, invoquaient les soins de la police et les soucis de la liberté; bientôt, à ne plus en douter, nous remarquâmes des signes de défiance; enfin, le maître de poste, après avoir consulté son entourage, nous annonça qu'il lui était impossible de nous laisser continuer notre route avant d'en avoir reçu l'ordre de Paris même... En ce moment je me réveillai tout à fait..... je compris que le roi était perdu.
Comment je le compris, je l'ignore; en ces malheurs extraordinaires, la catastrophe aussitôt se devine. À la plus légère secousse, on comprend que la terre tremble; à la première fumée, on se dit: le volcan s'est ouvert! C'est ainsi qu'il y a des gens qui ont prédit, à cent lieues de Paris, la Saint-Barthélemy et l'assassinat de Henri IV, vingt-quatre heures avant que personne eût rien su des crimes et des horreurs de Paris.
Je dis à ma mère:—S'il vous plaît, vous reposerez ici cette nuit, ma mère; après cette pénible journée, il faut dormir dans cette hôtellerie, et demain nous regagnerons le temps perdu.
C'est ainsi que je cherchais à la rassurer sur l'interruption de notre route. Ah! soins inutiles! elle ne m'entendait pas. L'intelligence avait manqué à cette dame à l'ancienne marque; elle ne comprenait plus rien à ce qui se passait devant elle, et, ne voulant pas ajouter foi au rêve funeste qui l'agitait, elle s'était abandonnée au mouvement de la voiture; elle avait renoncé à la crainte, à l'espoir, à la joie, aux larmes, au sourire, elle obéissait.
Hélène, au contraire, animée à bien faire, et prête à l'exil, à la mort, hostie expiatoire du vieux temps, me comprit à mon premier regard. Elle vit tout d'un coup que quelque chose avait manqué à cette fuite royale, et que tout était perdu.
Elles descendirent en silence dans l'hôtellerie. Hélène entraîna ma mère dans une chambre retirée où elles restèrent, ma mère endormie à demi et priant Dieu, Hélène obéissante à la force implacable... et prête à tout!
Ces deux femmes, à mon sens, représentaient fort bien cette époque, abandonnée à tant de malheurs: d'une part, une vieillesse aveugle, éperdue, et qui tombe au premier souffle en courbant la tête, et cherchant en vain au chevet de son lit un prêtre pour la bénir, un fils pour le bénir, des vassaux pour porter son deuil; tristes moribonds! Ils meurent isolés dans le plus stupide étonnement... Cependant ne les plaignons pas; par leur vieillesse même ils sont délivrés de toutes les terreurs, et par la mort de tous les dangers.
Mais d'autre part, et quand les vieillards expirent, les jeunes gens, voyant le volcan débordé, choisissent une place apparente où ils attendent le volcan, de pied ferme. Ils savent que la fuite est inutile, ils se disent qu'on les garde et d'en haut et d'en bas et qu'il faut avoir du cœur.
Pour moi, quand ma mère et ma cousine furent retirées dans leur chambre à coucher, je revint sur la porte de l'auberge où je me mêlai à cette vie active, exaltée et violente. En vain, ce soir-là, vous eussiez cherché autour de l'auberge et dans l'intérieur de l'auberge une scène de repos et de gaieté; à l'intérieur, tout était morne et sombre; les fourneaux étaient éteints, les tables étaient dégarnies, aucune voix de buveur ne s'élevait dans l'enceinte, attristée et déserte; au dehors, sous le brouillard si joyeux naguère, on n'entendait ni chansons ni gaieté; du silence encore, ou bien, plus effrayant que le silence, un perpétuel chuchotement, des rires énigmatiques, des regards pitoyables. Les hommes, grands politiques, dissertaient tout bas avec émotion et chaleur; les femmes, animées comme à un conte plein de terreurs, se montraient du doigt la grande route. Elles avaient vu passer, sur le midi, l'énorme voiture; elles avaient donné à boire au joli enfant; elles avaient vu les pauvres du chemin tendre une main reconnaissante à la belle dame, qui leur avait fait l'aumône; elles avaient vu tout cela, les femmes, et elles avaient compris qu'il y avait fuite et douleur, qu'il y avait bienfaisance dans ce carrosse; elles avaient vu des femmes tremblantes, une jeune fille timide, un père de famille résigné, un jeune enfant insouciant et joueur. Pauvre enfant! c'était la dernière fois qu'il allait dans les champs; il saluait la foule heureuse; il tendait sa joue aux bonnes femmes, ses mains aux arbres du sentier, son regard bleu au ciel bleu; elles avaient vu tout cela, les femmes, elles avaient compris ces misères, ces malheurs, ces tendresses, et, les larmes dans les yeux et dans le cœur, elles avaient prié pour cette fuite, elles avaient embrassé leurs enfants avec plus d'amour; elles avaient souri à leur pauvre chaumière, au mur tapissé de lierre, à la vigne grimpante, au pigeon familier qui s'abat sous les tuiles comme un familier génie. Elles comprenaient tes douceurs, ô sainte pauvreté du travail et du toit domestique! elles savaient que le Louvre était vide, Trianon fermé, Saint-Cloud garni de canons; elles se disaient que l'air, la campagne et l'ombrage des forêts, la clarté du ciel, les eaux limpides, les fleurs, la vie et la liberté, manquaient au roi, à la reine, à sa sœur, à leur fille, à leur fils, le petit dauphin.
La France, en ce moment suprême, appartenait aux indicibles angoisses d'une nation sans présent, qui renonce au passé, et qui doute de l'avenir. C'est une singulière épouvante pour les peuples si longtemps gouvernés par des intelligences honnêtes et par des pouvoirs réguliers, que d'attendre une chose qui ne vient pas, fût-ce la peste ou l'anarchie! Et quand enfin le silence et la peur se sont emparés de cette nation malheureuse, quand elle est là sur sa porte, oisive, inquiète, attristée, et voyant passer à chaque instant des bourreaux et des victimes; quand chaque jour son cœur s'endurcit à l'aspect des crimes et du sang, il arrive alors qu'elle se sépare en deux fractions bien distinctes: les faibles qui agissent et les forts qui souffrent; les faibles qui plongent leurs mains dans le sang des innocents, et les forts qui tendent la tête; les faibles qui insultent la royauté qui passe et la couvrent d'injures; les forts qui pleurent sur sa destinée et qui, l'ayant accompagnée au pied de l'échafaud, meurent sur sa tombe vide, en voyant au loin ses ossements dispersés.
Ah! s'il y a de la gloire, enfants, pour ceux qui pleurent, pour ceux qui souffrent, pour les héros de la foule osant saluer, quand la royauté passe en traînant ses fers, pardonnons aux criminels leur faiblesse; hélas! elle portera sa peine assez vite. Ainsi j'étais, moi, pendant cette soirée, à la porte de l'auberge, attendant des nouvelles que j'aurais pu dire à tout le monde. En ce moment, j'avais besoin de consolation et de pitié, donc je laissai les hommes à leur faiblesse, et, content de moi, je fus m'asseoir parmi les rouets et les travaux à l'aiguille, à côté de ces femmes fortes et pitoyables, qui n'avaient vu passer ni le roi ni la reine. Elles avaient vu passer un famille d'exilés: père, mère, enfants, et maintenant, charitables et chrétiennes, elles faisaient des vœux dans leur âme, pour que cette famille eût le bonheur de l'exil.
Dans ces alternatives de pitié, de terreurs, la soirée avançait. Tout entier à mes inquiétudes, j'avais fini par ne plus faire attention à ce qui se passait autour de moi; d'ailleurs les habitants du petit village, un instant distraits par tant de bruits étranges, étaient rentrés, l'un après l'autre, en leur logis, et dans leurs habitudes ordinaires. L'intérieur de ces maisons s'éclairait peu à peu; le villageois, voyant son troupeau revenu à l'étable, rentrait à la maison; le repas du soir arrachait les hommes à la politique en plein vent; l'enthousiasme et l'émotion de la journée, alors s'abaissant peu à peu, les femmes, les enfants, le coin du feu, reprenaient leur influence accoutumée; à cette heure enfin, les jacobins les plus forcenés du village étaient redevenus d'honnêtes laboureurs très-disposés à l'indulgence pour tout le monde et même pour les rois malheureux.
Si vous saviez combien c'était un pays calme et réglé, la France! ancienne et poétique patrie où vivent en chrétiens des hommes simples et bons! Chaque heure, en ce vaste royaume, était une heure de travail; le royaume s'endormait à la même heure, il se réveillait, il priait à la même heure! Trente millions d'hommes passaient leur vie à l'ombre d'un château ou d'une abbaye; la cloche de leur baptême était aussi la cloche de leurs funérailles. On parle beaucoup de l'esprit de la France, en fait de bel esprit à cette époque... il n'y eut jamais en France que Paris même; et, non-seulement Paris avait gardé tout l'esprit, mais encore (et comme cela était juste) tous les vices de la France et tous ses vertiges; la France ne se perdit que le jour où Paris eut trop d'esprit. Alors il jeta son superflu sur les provinces, et la contagion gagnant les extrémités... tout fut perdu.
Resté seul, assis, je suivais, non sans intérêt, le mouvement de ces populations soumises encore à leurs modestes habitudes domestiques. Je voyais les groupes se dissoudre et les curieux les plus animés s'éloigner lentement; j'entendais la sonnette et le bêlement des troupeaux; je prêtais l'oreille au bruit de la fontaine jaillissante, dont le murmure étouffé par les clameurs de la foule reprenait sa mélancolie. Aussi bien, grâce à la nuit, la campagne et le village avaient retrouvé leur calme et leur charme; on respirait de nouveau la paix des chaumières; le pain cuisait au four banal; les grenouilles du fossé défiaient le maître du château voisin; l'auberge même avait retrouvé le mouvement, l'activité; les fourneaux s'allumaient, les chiens hurlaient, les buveurs chantaient; la vie, un instant suspendue, arrivait et s'emparait de ce monde villageois. Hélas! ce fut un grand malheur pour le repos de ces campagnes, quand le malheur des temps fit passer sous leurs yeux attristés ces exils, ces crimes, ces douleurs; quand on les rassasia soudain de pitié, d'héroïsme et de terreur!
Tout à coup j'entendis dans le lointain, venant à nous, du côté de Paris, les grelots d'un cheval, le bruit du fouet et la voix du postillon qui demandait des chevaux.
Le postillon et le voyageur qu'il escortait s'arrêtèrent devant la porte de l'auberge; et le postillon descendit, le voyageur restant en selle, en criant: un cheval! un cheval!
Le postillon vint lui dire que depuis trois heures la poste ne donnait plus de chevaux à personne, en preuve il me montra du doigt, tranquillement assis à la porte, et regardant le voyageur d'un air curieux.
Ce voyageur, c'était Castelnaux. À ma vue il se jetait en bas de son cheval, il vint à moi, et les bras croisés:—Toujours Allemand! me dit-il, toujours couché, assis, patient, patient sur des ruines, patient sur un volcan qui brûle! Et vous ne demandez pas ce que fait Paris à cette heure?... à cette heure il est en route, il s'agite et se démène, insultant le ciel et les hommes, marchant à grands pas sur les traces de ses victimes; Paris, c'est l'ogre aux enjambées de sept lieues!... vous, cependant, vous l'attendez tranquillement à cette porte! et vous espérez que la ville aux cent mille têtes va passer devant vous, dans l'ordre d'une sainte procession des quatre-temps! Ah! si vous l'aviez vu comme je l'ai vu, moi qui vous parle, s'éveillant en sursaut, ce peuple enivré de carnage, et s'arrachant les cheveux de désespoir; tour à tour muet, hurlant, abattu, emporté, frappant ses chefs, aiguisant ses piques, tirant ses couteaux, rougissant ses bonnets, déchirant ses culottes: tête et sang! ruine et feu!...
Si vous l'aviez vu se frappant lui-même au visage et poussant son désespoir jusqu'à sa propre insulte, à coup sûr vous ne resteriez pas ainsi comme un campagnard sur sa porte, et vous ne prêteriez pas si complaisamment l'oreille au bruit lointain du torrent; le tonnerre approche, il arrive en hurlant, en brisant... Mais quoi! vous n'êtes qu'un Allemand, sans passion, sans amour, sans crainte. Or vous ne savez pas un mot des destins de la reine! vous ignorez si elle a touché la frontière, elle et son mari et ses enfants, et je suis sûr que vous allez dormir, cette nuit, d'un sommeil allemand! Puis se tournant vers les écuries:—Un cheval! criait-il, un cheval, ma vie entière pour un cheval! un cheval, messieurs! un cheval à moi, homme du peuple, un cheval à moi, qui suis républicain! un cheval à moi, aide de camp de Marat, cousin de Robespierre, ami de Danton, le valet du bourreau! Un cheval à moi, qui poursuis les traces de ce scélérat de Capet... un cheval, citoyens! il faut que j'arrête au passage ce tas de brigands, et que je vous les ramène pieds et poings liés; un cheval! je vous ramènerai, demain matin, la reine; alors vous vous assemblerez sur vos portes, en haillons; vous vous armerez de haine et d'insulte, vos femmes se mettront derrière vous et vous souffleront mille gentillesses de leur vocabulaire; au milieu de vous, bien foulés, je promènerai lentement la reine, et bien lentement... pour que chacun la couvre de boue à plaisir..... vous verrez, ce sera drôle, et pour que vous ayez tout le temps de la voir, je veux mettre un cheval décharné à sa voiture: le chemin sera long, soyez-en sûrs; une injure à chaque pas, à chaque tour de la roue une torture. O mes bons villageois! fiez-vous à moi: je suis un brigand!—Un cheval! et pour prix de ce cheval, vous insulterez la reine à votre aise une heure de plus que ceux de Varennes, de Sainte-Menehould, que ceux d'Épernay et de Dormans; vous serez traités comme le faubourg Saint-Antoine, et ni plus ni moins, citoyens laboureurs! Mais un cheval! par pitié, un cheval!
Je suis un scélérat, voyez-vous, je déteste les aristocrates; j'ai marché sur le crucifix avant de partir; je suis entré le premier dans la chambre de la reine; et c'est moi qui hurlais dans la cour, le jour de Versailles: Plus d'enfant! Le jour où l'on a voulu l'assassiner, c'est moi qui l'ai mise en joue, et c'est moi qui ai manqué tuer pour elle madame Élisabeth de France. Il y a sur mon bonnet du sang des suisses et des gardes du corps; c'est moi qui écrivais les biographies et les pamphlets venus d'Angleterre; oui, je suis un biographe à telle enseigne que j'ai volé le collier de la reine.
Voulez-vous tout savoir, messieurs? je vais tout vous dire, à condition que vous me donnerez un cheval; je vous dirai mon nom et vous verrez que je suis un pur, messieurs, et vous verrez si je veux trahir la bonne cause; écoutez mon vrai nom et qui je suis; mais, de grâce, donnez-moi un cheval! un cheval! un cheval à Philippe Égalité! Et Castelnaux, disant ce nom formidable, recula épouvanté de ce qu'il avait dit.
Les cris de cet homme, ses prières, ses larmes, sa voix émue et son geste animé, tout le bruit qu'il faisait, attirèrent à lui toute l'auberge.
On se pressait autour de Castelnaux, les uns avec admiration, les autres avec défiance!... Il n'écoutait rien et ne connaissait personne; il se fût élancé à pied sur la route, s'il avait pu marcher!
CHAPITRE VIII
Cependant trois nouveaux venus étaient entrés dans l'auberge, à la faveur du bruit, sans avoir été aperçus; Castelnaux criait encore: «Un cheval! un cheval! Un cheval à moi! Philippe Égalité!» quand l'un des trois hommes le frappant sur l'épaule:—Pourquoi donc un cheval à cette heure, Monseigneur? lui dit-il d'un air sérieux et affligé.
Castelnaux se retourna au son de cette voix si connue. Et voyant Barnave, il pâlit, il s'appuya contre la table.—«Voici le peuple; allons, tout est dit, tout est perdu!»
Puis se retournant vers la foule avec la lenteur d'un homme qui prend un parti violent, mais nécessaire:—Assez de mensonges comme cela, dit-il, respectez-moi, messieurs, et ne m'obéissez pas; je ne suis pas Philippe Égalité.
—Cependant tu m'avoueras, Joseph, dit-il à Barnave, qu'un pareil mensonge était fait pour obtenir un cheval!
Il prit la main de Barnave et la mienne; il nous entraîna tous les deux hors de l'auberge; il nous mena en silence sur le seuil de l'écurie, et quand il se fut assuré que nous étions seuls:—«Écoute, ami Joseph, dit-il à Barnave, ô Joseph! mon ami, mon fils, toi que j'ai tant aimé, je ne veux pas te faire de reproche. Tu étais un honnête homme, et tu te conduis comme un scélérat; tu pouvais te couvrir de gloire, et te voilà dans l'infamie! un peu de courage, et tu sauvais le trône! hélas! tu ne l'as pas voulu! mais pardonne aux reproches d'un insensé!
Qui suis-je, pour te donner des conseils, pour te faire des reproches? Tu sais bien que je suis un fou, comme cela est convenu; je suis un fou, tu es un républicain, et il n'y a rien de commun entre nous deux que mon amitié pour toi, et ta pitié pour moi. Tu sais bien que nous sommes amis, que nous avons été rivaux un instant... Oh! ne te fâche pas! Je ne t'en veux pas, Joseph!
Tu es un noble rival, ma jalousie était absurde, enfin tu n'as pas voulu faire un si grand mal à ton pauvre ami Castelnaux; tu n'as pas voulu te faire aimer de la femme qu'il aimait. Au contraire, ami Joseph, tu l'as persécutée et tu as déclamé contre elle, en la couvrant d'humiliations; à présent qu'elle fuit la prison dure, et qu'elle est arrêtée à vingt pas de son pays natal... c'est toi qui la ramèneras dans sa prison, et tout cela tu l'as fait, Joseph, pour rassurer Castelnaux, bon Joseph! Mais aussi Castelnaux est reconnaissant, il t'aime, il t'honore, il ne t'adresse plus qu'une prière, une seule. Eh! oui, si tu es vraiment du peuple, ami, tu prendras pitié de moi, pauvre malade, et tu me laisseras partir! si tu es vraiment roi aujourd'hui, protége-moi, je suis ton sujet, Joseph!
C'est bon à toi, mon ami, de t'arrêter et de prendre un moment de repos, toi qui n'aimes plus rien, tu es un Stoïcien, un Brutus, un républicain de Plutarque, et tu frapperais tes enfants à mort, si tu avais des enfants, Joseph! Gloire à toi! mais moi je suis un fou, je tremble et je pleure; et je ne saurais me reposer ni dormir. Il y a là-bas, écoute bien cela, Joseph, il y a là-bas, au delà de la frontière, une femme que j'aime et qui m'attend, et qui ne saurait partir sans m'avoir avec elle. Ainsi laisse-moi partir, je vais la rejoindre au delà du fleuve allemand.
Barnave ici fronça le sourcil:—Plût à Dieu, dit-il, ah! plût à Dieu que la reine eût passé le Rhin!... Après un silence, il ajoutait à voix moins haute:—Elle est prise, elle est arrêtée, elle est à nous, la reine, elle sera ici demain.
—O Barnave! ô Barnave! ayez pitié de moi, s'écria le pauvre fou, laissez-moi partir! que je la voie!
Une fois encore, oh! faites cela par pitié! Que la reine heurtée, écrasée et jouet de la foule, ait du moins un ami à voir dans cette foule. Oh! faites cela! Que ses yeux, au milieu de ces regards flamboyants, trouvent des yeux remplis de larmes! que son sourire au moins rencontre un sourire! que ses oreilles, au milieu des blasphèmes, entendent une prière, un cri de pitié dans ces accents de mort! Dieu protége la reine!
Ayez pitié d'elle et de vous!... Il faut absolument que j'aille au-devant de la reine. Qu'elle retrouve au moins son pauvre fou, cette femme seule, abandonnée au désespoir, et qui n'a pas même un chien pour la défendre ou pour la consoler. Voyez, Barnave! et si, durant la route, une longue route, la pauvre reine n'a pas une consolation, elle mourra; vous ne la verrez plus; vous perdrez cette belle proie... Or, si vous m'envoyez au-devant d'elle, en me voyant dans la foule, elle pensera que tout n'est pas perdu, qu'elle a encore des amis: elle saura qui chercher sur le chemin. Elle m'aura vu, moi, toujours moi, la regardant. Esclave et reine, prisonnière et libre, Dauphine et fugitive, c'est toujours Castelnaux qu'elle a vu le premier dans son triomphe et dans son abaissement, dans sa douleur et dans sa joie... Et puis, elle est faite à moi: je suis l'astre autour duquel elle tourne. Elle a commencé par détourner sa vue à mon aspect...
Un fou qui la dévorait du regard, qui était toujours à ses pieds et qui la suivait toujours!... Cependant elle m'a souffert par pitié; elle n'a pas voulu me faire mourir en me chassant de sa vue, elle s'est faite à ma vue à force d'être moins heureuse, et elle m'a trouvé plus supportable, enfin elle m'a cherché quelquefois, tant elle était malheureuse! Puis ses amis l'ont quittée; ils ont eu peur; ils se sont sauvés, les lâches! Puis elle a forcé madame de Polignac de partir: elle est restée abandonnée; alors étant seule elle a cherché Castelnaux du regard, et toujours elle a trouvé Castelnaux; puis le peuple est entré chez elle, il en a fait une prisonnière, il l'a ramenée à Paris violemment; alors au milieu des têtes coupées elle a vu la tête de Castelnaux, mon regard lui disait: Bon courage!
On n'est pas seule, hélas! quand il y a quelqu'un qui vous aime. On se dit: C'est lui, c'est mon fou! Ça occupe, on sourit, on oublie. Insensiblement on se reporte encore aux temps heureux; on a vu le fou à Versailles, à côté du jet d'eau; la nuit par le clair de la lune, et le matin, par le soleil levant. Ces yeux, pleins de pitié et de respect, sont un miroir où se montre une lueur des beaux jours; c'est une distraction innocente à laquelle on s'abandonne: oui, je suis une des distractions de la reine; oui, je suis son unique soutien dans ses voyages à travers les peuples: laissez-moi partir, laissez-moi la voir! Un cheval! un cheval! un cheval!
En même temps, par la permission tacite de Barnave, il choisit un des bons chevaux de l'écurie; il le sella lui-même, et le cheval fut prêt en un clin d'œil. Castelnaux le flattait de la main: c'était merveille de voir ce pauvre homme hâtant ces préparatifs, et cependant prêtant l'oreille au moindre bruit venu du dehors, au moindre geste de Barnave: il fallait le voir, quand le cheval fut équipé, se glisser le long du mur, comme un voleur, se faire petit lui et son cheval! Arrivé à la porte de l'écurie, il mit le pied à l'étrier, et il allait se mettre en selle, lorsque Barnave le retint:—Notez bien que vous faites ceci contre mon gré, Castelnaux! Je manque pour vous à tous mes devoirs.
—Adieu, Joseph, adieu! Tu es un digne homme, et je vais chercher la reine, et je te la ramène. Adieu, Joseph!
—Dites à la reine que c'est Barnave qui vient au-devant d'elle et qui la ramène à Paris!
Castelnaux se mit en selle; il fit avancer, très-naturellement, son cheval de deux pas; puis, sans affectation:—Mais es-tu seul à venir au-devant de la reine, Barnave! Comment s'appelle le second de tes compagnons? Je veux dire aussi ce nom à la reine, afin qu'elle se rassure un peu.
—Il s'appelle le citoyen Latour-Maubourg, dit Barnave.
Ici Castelnaux fit encore un pas en avant, puis se retournant à mi-corps, et s'appuyant de la main droite à la croupe du cheval:
—Et le troisième nom, Barnave?
À ces mots, le cheval fit volte-face:—Adieu, Barnave, adieu! Ce troisième nom, je le sais; ton chef à toi, misérable, le chef que tu ne nommes pas, il a nom Pétion. Honte à toi, Barnave! ô subalterne d'un Pétion, quoi que tu fasses! Vaincu deux fois, d'abord par Mirabeau, puis vaincu par Pétion! Vaincu dans l'éloquence et vaincu dans le crime! Traîné à la remorque de Pétion! Tremble, et repens-toi pour le ciel, Barnave... À cette heure... tu es perdu pour la terre, et ta mission est achevée! Ainsi sois content, tu as commis tous les crimes que tu pouvais commettre; indigne et déshonoré successeur de Mirabeau, tu avais refusé son joug; tu as courbé la tête sous un joug infâme; tu as trouvé pour maîtres les derniers des criminels; tu étais un homme de parti, tu es devenu un homme de complot; tu étais chef d'une révolution, tu es le courtier d'un émeute. Honte à toi! malédiction!
Malheur à toi!... Je vais dire à la reine, oui, je le lui dirai, que c'est Pétion qui l'attend; encore une fois, la reine ne saura pas ton nom, Barnave; elle saura celui de Pétion... elle a su le nom de Mirabeau... Disant ces mots, il piqua des deux et disparut en criant: Vive le roi!
—Je regardais Barnave. Il était accablé.—Qu'allez vous devenir, Barnave, et ne trouvez-vous pas que monsieur de Castelnaux a raison?
—Cet homme a raison, reprit Barnave, il a dit vrai, je ne suis plus mon maître, et je ne m'appartiens plus. Le mouvement m'emporte et la passion m'aveugle; je suis arrivé, trop jeune et trop novice, aux affaires de ce monde, et je me suis usé tout de suite; à présent je suis fini; il n'y a pas de force humaine qui me puisse faire avancer ou reculer d'un pas. Cependant ne soyez pas cruel à la façon de Castelnaux; ne me frappez pas à terre, et laissez-moi attendre humblement cette reine que le peuple a voulu reprendre, et reprend en effet par mes mains. Vous avez lu souvent, dans l'histoire de France, comment les Français amenaient à leurs rois des épouses venues d'Angleterre ou d'Allemagne... On vous disait comment le jeune monarque attendait, patiemment, sa fiancée; ou bien, comme Henri IV, impatient, il montait à cheval et il allait au-devant d'elle avec la foule, et perdu dans la foule. Eh bien! je suis le roi qui attend sa fiancée. On me la ramène, elle traverse, en tremblant, les populations pour venir à moi, son maître... O mon règne... il va durer trois jours... Je vais donc enfin la tenir, cette reine superbe! Je vais donc enfin lui parler! Elle saura qui je suis, moi Barnave.... Après ces deux jours, moi aussi je pourrai mourir.
Il cacha sa tête dans sa main droite, et quand il eut songé, il reprit en ces termes:
—Heureux Mirabeau! Certes je l'ai bien envié dans sa vie, il m'a fait passer bien des nuits sans sommeil; mais sa mort au milieu de son triomphe, à l'instant où il changea le monde une seconde fois, sa mort qui souillait une révolution, précédant le dernier jour de la monarchie, elle était le complément de ce bonheur surnaturel... elle fut la dernière supériorité de Mirabeau!
Monsieur, quelque jour vous comprendrez quel était ce grand homme, et quelle âme, et quel courage, et comme il avait deviné, bien à temps, les honnêtes gens courant après les chimères! Quel démenti cet homme a donné à notre république! Où donc est-elle? Où sont nos institutions grecques et romaines? Athènes, Rome, ô vanité! Où sont-ils, ces orateurs de l'antiquité, ces sages qui devaient surgir parmi nous? O rêveurs, rêveurs que nous sommes! Athènes! Sparte! Rome! Impossibles! Trois utopies qui nous coûteront bien cher à tous!
Barnave, à son tour, m'inspirait une profonde pitié. Nous rentrâmes ensemble à l'auberge, où sur une table, dressée au milieu de la salle principale, le souper était servi. Pétion, morne, idiot, ivre à demi, développait à grand bruit ses théories d'égalité et de liberté. Je n'ai jamais vu de plus grand contraste! Pétion à côté de Barnave! ils représentaient les deux forces..... 1792 et..... 1793! Barnave, doux, mélancolique, élégant, républicain, sublime rêveur, orateur savant et passionné, entraîné, poussé dans l'abîme, et se perdant pour la politique, comme autrefois il se fût perdu pour une passion d'amour... Pétion était le Falstaff cynique et jovial de ce moment misérable; il représentait toute la partie matérielle de l'atroce pouvoir de 93. C'était, chez cet homme, un enthousiasme idiot, un grossier instinct de puissance; on l'eût pris pour un Marat gonflé de vent; il s'avançait dans la révolution d'un pas bête et lourd, sans rien savoir, sans rien prévoir: heureusement pour lui, il eut peur de lui-même aussitôt qu'il eut vu Robespierre et d'assez près pour le comprendre. Alors il s'arrêta épouvanté de se voir dépassé dans ses rêves les plus sanguinaires; un jour que l'échafaud l'attendait, il fut dévoré par les loups; il mourut à peu près comme Marie-Antoinette et Barnave, seulement son trépas fut plus doux.
La nuit était avancée, et de nouveau le silence régna dans l'auberge où se tenaient les trois députés du peuple; ils se logèrent au hasard; Pétion s'étendit sur un banc et se prit à ronfler. Pour moi, inquiet, éperdu, je me promenai longtemps de long en large, enviant le sommeil de ce malheureux, et plaignant Barnave. Je me figurais son affreux réveil, tantôt, dans une heure. Oh! que deviendras-tu, Barnave, à l'aspect de cette infortunée aux yeux gonflés de pleurs, appuyée sur ses enfants en deuil, et jetant sur toi, Barnave, un regard solennel avec ces mots: Retournons à Paris, Monsieur!
Autour de moi tout dormait; vaincu par le sommeil, je m'endormis à mon tour.
Sans doute afin qu'il fût dit que de ces cinq personnes qui attendaient le roi captif avec des sentiments si divers, pas une d'elles: amour, haine ou pitié, ait eu la force de veiller pour l'attendre.
O siècle imbécile et barbare! Il dormait: les uns dormaient sur le tribunal, les autres sur l'échafaud... seul, le bourreau ne dormait pas!
CHAPITRE IX
Dès qu'il fit jour, un mouvement inusité commença dans le village. Le village se trouva pressé entre deux bruits qui lui venaient de loin, et de deux côtés opposés. D'une part, c'étaient ceux de Paris accourant au-devant de la royauté captive... et d'autre part, c'étaient ceux de Varennes qui ramenaient enchaînée cette royauté douloureuse. Vous n'avez jamais entendu pareille épouvante! Ici la menace, et la mort répondait à la menace, au meurtre le meurtre, et tout cela confusément, bien au loin, bien loin, il s'en fallait encore de plusieurs milles que ceux de Varennes se rencontrassent avec ceux de Paris; si bien que le bruit était aux deux extrémités de la route, et le calme nulle part.
Je regardais Barnave.... Il était pâle et défait; il sortait d'un songe horrible. Il regarda longtemps autour de soi... cherchant à reprendre ses esprits; en me voyant il me tendit la main.
—Voici le grand jour, Monsieur... c'est aujourd'hui qu'on me livre à la reine; et, avec un sourire amer:—Ne m'estimez-vous pas bien heureux? me dit-il.
Je voulus en vain répliquer; l'idée et la voix me manquèrent également. Il retomba peu à peu dans ses réflexions profondes, j'en eus pitié!
Sur ces entrefaites, la porte de la chambre où reposaient ma cousine et ma mère s'entr'ouvrit doucement; Hélène, à travers la porte entr'ouverte, regarda si j'étais seul. J'étais seul en effet, l'appartement était désert. Barnave attendait dans l'angle obscur; la vaste salle, en désordre, était sombre. Hélène attendait, j'allai pour lui parler à demi-voix:
Elle était abattue et défaite; ses beaux yeux étaient rougis par les larmes; sa figure était livide; elle avait mis une robe blanche, une ceinture noire en signe de deuil. Elle me regarda tendrement.
—Je sais tout, me dit-elle, et j'ai tout deviné. Votre mère dort encore, elle ne se réveillera que trop tôt. Mais la reine... hâtons-nous de la rejoindre. Il faut que je la revoie; il faut partir. Par pitié, par devoir, par amour, s'il le faut! donnez-moi le bras, partons!
Elle était hors d'elle-même: elle avait des sanglots dans la voix, son sein battait, son œil brillait. Elle était résolue et prête à tout.
—Hélas! lui dis-je, vous savez si je vous suivrai où vous irez! vous savez si je suis prêt à mourir pour la reine et pour vous! Partons, je le veux. Donnez-moi le bras, allons à pied. Mais comment partir? tous les chemins sont gardés! Le peuple est sur pied, tout réveillé, tout armé, et qui regarde! En ce moment le farouche Pétion est à la porte entouré de meurtriers; le ciel et la terre sont contre nous: comment voulez-vous partir? Et quand bien même nous rejoindrions la reine, espérez-vous percer la foule qui l'entoure, et renverser ce rempart mouvant qui la tient captive? Ah! Dieu du ciel! comment votre voix si faible et si douce ira-t-elle au-dessus des voix du peuple en fureur? Croyez-moi, chère Hélène, attendons! La reine approche, ils la traînent ici, elle sera infailliblement ici dans trois heures; alors nous pourrons la voir et lui parler? Voyez-vous sur cette table un homme endormi? c'est un des commissaires de la Convention nationale, un homme d'honneur qui nous protégera.
En même temps, je lui montrai Barnave... immobile et silencieux.
Hélène alors s'avança près de l'homme endormi. En ce moment la porte de la chambre, abandonnée à elle-même, s'ouvrit tout à fait; les premiers rayons du soleil levant inondèrent l'appartement, et ils allèrent frapper d'aplomb sur la tête de Barnave. Alors seulement il leva les yeux.
Quand il vit, dans cette lumière subite et surnaturelle, cette femme blanche et mélancolique, ce fantôme attristé, superbe et charmant, qui s'avançait lentement vers lui, Barnave, encore occupé des songes de la nuit, se leva brusquement frappé d'un incroyable effroi:
Cependant la vision approchait, et elle dit:
—Barnave!
—Qui m'appelle? dit-il, l'œil hagard. Puis avançant d'un pas, les mains tendues à l'adorable vision:—C'est la reine! dit-il; déjà la reine! Alors se mettant à genoux:—Pardon, Majesté! pardon! je suis coupable! Oh! si vous connaissiez le cœur de Barnave et si vous saviez tout ce qui se passe au fond de son cœur! Si vous saviez tout ce qu'il y avait, pour vous, dans mon âme, ah! vous me regarderiez avec moins de courroux! Vous auriez pitié de moi, Majesté! Majesté, j'ai été entraîné, j'ai été perdu, j'ai été poussé contre vous par mille passions diverses; j'ai voulu attirer votre regard, bon ou mauvais; j'ai voulu être redoutable à vos yeux, qui ne voulaient pas me voir... c'est pourquoi je vous ai poursuivie. et de toutes mes forces; je vous croyais au-dessus de ma colère, vous, la reine! Oh! pardon! pardon!
Ma victoire a dépassé ma volonté!..... Je n'avais pas compté moi-même sur ce triomphe, abominable, impie... ô reine que j'admire et que j'adore! En ce moment j'ai honte et j'ai peur de ma toute-puissance. Oh! si je vous ai forcée à quitter Versailles; si je vous ai enfermée au fond des Tuileries; si je vous ai chassée des tribunes réservées; si je vous ai fermé les jardins de Saint-Cloud; si je vous ai forcée enfin d'abandonner furtivement votre capitale et votre royaume; si je vous force aujourd'hui à rentrer captive, errante et sans voix, sous le poids de trois cents mille baïonnettes ennemies, pardon! pardon! j'ai été plus puissant que je n'aurais pu le croire, et me voilà, Dieu le sait, horriblement servi dans ma colère et dans ma vengeance. O reine! ô captive! hélas! vous le savez, peut-être, nous autres, les rois du peuple, les rois d'un jour, nous avons des flatteurs comme de vrais princes; le peuple obéit à nos moindres désirs; nous faisons un geste, et soudain, à ce geste, il brûle, il tue, il renverse, il détruit; il n'entend plus rien. Le peuple, un lâche flatteur, se met à deviner nos désirs, et quand nous sommes tristes, il tuerait un roi véritable pour nous distraire!
O ma reine! ô reine, ayez pitié!... Pardonnez à un roi du peuple! Ils sont bien malheureux, les rois du peuple, ils ont une puissance abominable, ils sont peu écoutés et peu obéis, eux, comme tous les rois que l'on flatte! En ce moment voyez la foule. Si je lui dis: Tue! elle tue! et si je lui disais: Sauvons cette femme!... elle tue! Et si je crie: Honorons le roi qui passe, ayons pitié du roi qui revient, et qui n'a pas versé une goutte de sang, qui t'a faite libre, ô nation! qui s'est dépouillé pour toi, qui t'a fait distribuer jusqu'au dernier morceau d'or de sa vaisselle!...
Aussitôt ce peuple, révolté contre son ami Barnave, immolera le petit-fils de Saint-Louis!... Si je dis à mon peuple: O peuple indulgent, charitable et juste, prends pitié de la jeune fille, un ange, qui a pansé tes blessures, une innocente qui a sauvé la reine aux périls de ses jours!... aussitôt le peuple obéissant la tuera, la sainte Élisabeth! Si je dis à mon peuple: Au moins, pitié pour le petit enfant royal qui tend ses petites mains à tes baisers; pitié pour ton dauphin qui sourit... car il joue ignorant avec ta colère; vois-le pleurer, si tu pleures; vois-le sourire à ton sourire!... eh bien! mon peuple égorgera ce bel enfant!
Car je suis le roi du peuple, et je suis obéi comme un roi! je suis un roi vaincu, un roi suspect, un roi dont la voix n'est plus entendue, un roi détrôné, sans veto... cependant si vous me pardonnez, ô reine! un roi tout prêt à mourir, déchiré, lui aussi, par ses propres sujets.»
Barnave, aux pieds d'Hélène, emporté par ses douleurs, achevant ainsi, tout haut, des rêves commencés dans l'ombre, était sublime! En ce moment, sa voix, son attitude et son geste appartenaient à la plus haute éloquence; en le voyant si près de la mort, il était impossible de ne pas l'aimer!
Hélène lui tendit la main, et le releva:
—Plût à Dieu, lui dit-elle, que je fusse la reine, en effet, et que le peuple voulût se contenter de moi! Je vous suivrais sans peine et sans peur, Barnave; avant la mort, je vous pardonnerais tous mes malheurs!... Ces paroles, prononcées avec l'accent de la pitié, firent rentrer Barnave en lui-même; il ne parut nullement chagrin de la méprise, il reprit en ces mots:
—J'aurais dû penser, en effet, que vous n'étiez pas loin, madame la comtesse, digne servante de tant de malheurs.
—Et je donnerais ma vie afin de la rejoindre, une heure plus tôt! dit Hélène. Êtes-vous détrôné à ce point déjà que vous ne puissiez satisfaire à mon envie? Avouez alors que ce n'était guère la peine de détrôner votre maître légitime, au profit de je ne sais quelle puissance honteuse et cachée à laquelle vous obéissez en rougissant!
En ce moment, nous entendîmes une légère rumeur au dehors. La porte extérieure de l'auberge s'ouvrit brusquement, et nous vîmes entrer, à pas précités, plusieurs hommes et plusieurs femmes, qui tous portaient sur leur visage l'expression de la plus profonde terreur.
Les nouveaux venus dans la grande salle de l'auberge arrivaient cependant l'un après l'autre, en assez bonne contenance. Ils obéissaient à une peur stupide et calme. Ces gens-là ne fuyaient pas un danger, ils marchaient en arrière, au pas, retenus par une irrésistible curiosité; vous eussiez dit des premières feuilles d'automne qui se détachent au premier souffle avant-coureur de la tempête. Oh! ce fut parmi nous un moment de transes inexprimables, quand nous vîmes tous ces étrangers se blottir dans un coin de l'appartement, et rester assis bouche béante, l'œil ouvert, sous une force écrasante qui les empêchait de faire un pas en arrière... en avant!
Nous, qui savions au fond du cœur tout ce que ces gens-là auraient à répondre à nos questions, nous gardions le silence; Hélène appuyée à la muraille et Barnave qui la regardait, croyant voir la reine, moi occupé à tout voir, à tout entendre, et tous trois comprenant que le dénoûment approchait.
Je vis donc entrer ces voyageurs tremblants. Hier encore, heureux et tranquilles, ils rentraient dans leur patrie; ils revoyaient en espérance amis, famille et maison, quand ils furent rejoints par l'affreux cortége. Au bruit qui se faisait derrière eux, ils avaient retourné la tête, et ils avaient vu (chose horrible!) traînés, dans un char misérable, ce roi et cette reine, et tant de siècles de royauté dont le souvenir et le regret les ramenaient dans leur pays.
Alors ils avaient voulu rebrousser chemin; mais les débris d'un trône brisé s'étendent si loin que la voie et l'espoir du retour étaient fermés; force avait été d'aller en avant, balayés, entraînés par le flot populaire qui ne devait s'arrêter qu'après avoir tout renversé.
L'inondation avait monté jusqu'aux bords, l'abîme avait appelé tous les abîmes, le fleuve avait vomi toute sa réserve; Eh! là-bas, là-bas, cette frêle nacelle au-dessus de ces têtes émues! Eh! la vague... Or la nacelle qui portait la France et sa fortune... elle n'arrivera pas au port!
Vraiment, s'il n'y eût pas eu, quelque part, ce pauvre esquif si cruellement chargé, faible barque en proie à l'orage, et portant l'enfant, la mère et la fille, le trône et l'autel, les dieux pénates et les vieilles lois, et l'antique croyance et l'antique fidélité, notre position eût été cruelle à nous qui allions nous trouver entre deux vagues, dans ce débordement du peuple. En effet, de côté et d'autre, à chaque instant, nous arrivait un nouveau venu: l'un venait de Paris, effrayé par des cris de rage, et l'autre arrivait de Varennes, effrayé par des cris de mort. Ah! quand ces deux colères vont se trouver face à face, voilà un double incendie, un double meurtre, un choc à briser la terre et le ciel!
Vous autres, Allemands, mes frères, qui chantez en chœur les chansons de Kœrner, qui faites vos révolutions dans les tavernes, et qui buvez joyeusement à la liberté du monde, vous ne savez pas ce que c'est qu'un peuple qui crie! On n'a rien entendu de pareil, dans le Sabbat de Faust. C'est un bruit à briser la tête, un bruit à briser le cœur! Un peuple hurlant, les narines enflées, l'œil en feu, la lèvre livide, les dents serrées, la joue haletante et les poings fermés! Un peuple hurlant: «à Mort! mort! mort!» Un peuple enivré de haine et de rage et de la poussière du chemin... Rien ne l'arrête et rien ne l'apaise...
Il ne voit pas le soleil sur sa tête, il ne voit pas les ronces à ses pieds; pas de remords, de pitié, pas de respects! Ah! vile engeance! Au milieu du chemin, dans la poussière et sous la roue ardente, elle accourt en poussant son cri de mort!... Un bruit à ne pas s'entendre! un enivrement, un délire, un oubli de tout ce qui tient à l'âme, au cœur, aux larmes, à l'intelligence humaine... une ivresse hideuse, un cauchemar à l'opium, mêlé de salpêtre, d'eau-de-vie et de nudités obscènes... un chaos dans lequel il faut avoir été mêlé, non pas pour le décrire... uniquement pour le comprendre. Enfin, permettez-moi ce blasphème affreux: si ce cri d'un peuple est vraiment le cri de Dieu, c'est le cri de Dieu devenu fou!
Le bruit était encore éloigné de plusieurs milles, que nous en avions le pressentiment confus, même nous l'entendions distinctement; ces espèces de bruits dédaignent d'arriver à l'oreille par les moyens ordinaires; le joyeux écho, capricieux messager de l'air, est inhabile à supporter des bruits si énormes; à ces bruits qui ne sont pas du ciel, et qui ne sont pas de la terre, à ces fracas de l'abîme, il frissonne, il se cache, il se blottit dans un endroit retiré, il se tait, l'écho jaseur! jusqu'à ce qu'enfin le bruit arrive, à la voix rauque, inarticulée, prise de vin, semblable à la voix d'une poissarde, un jour de révolution.
Alors, plus le bruit est grand là-bas, autour de vous, plus le silence est effrayant à l'endroit où vous êtes. C'est à peine si vous entendez dans l'air l'oiseau qui vole à tire d'aile, poussant un cri plaintif, comme s'il avait à rendre compte d'une couronne à ce peuple en fureur.
Moi, voyant ma cousine hors d'elle-même, et Barnave obéissant à la même fascination, l'œil fixé sur Hélène et la dévorant du regard, et toujours prêt, à chaque instant, à l'appeler: Majesté! j'eus peur de ce que Barnave allait dire, et je songeai à fixer autre part son attention.
Justement le hasard m'avait fait reconnaître en ces voyageurs égarés plusieurs acteurs subalternes du drame inextricable et puéril dont j'avais été la victime et le héros.
Je disais à Barnave, en lui montrant le premier voyageur qui était entré du côté de Varennes:—Voyez-vous cet homme? il tremble, et savez-vous d'où vient sa terreur? Cet homme, je le connais, et peu s'en faut que je ne sois parti avec lui pour la Suisse... Il allait en Suisse y chercher un papillon qui lui manque. Il revient! Il rencontre en son chemin cette monarchie éparse en mille fragments, et le voilà qui abrite son chapeau sous sa poitrine et qui va tête nue, exposé, l'imprudent! à saluer le roi et la reine, comme ferait un Montmorency. Mais s'il va tête nue, au moment où le roi passe insulté par ses propres sujets, ce n'est point par respect pour la royauté ou par respect pour le malheur, c'est uniquement afin que sa collection soit complétée, uniquement pour protéger son insecte favori, pour que l'aile d'azur ne perde rien de la poussière qui la dore!... Oh! vous êtes d'une nation bien méprisable, à mon sens!
Comme j'achevais ces mots, et comme Barnave allait sourire, je vis entrer un autre voyageur; il s'assit au coin de la cheminée, et je le reconnus aussitôt.
—Cet homme abandonné, que vous voyez là-bas près du foyer éteint, courber sa tête sous ce beau rayon de soleil, je l'ai vu heureux et bien portant, par une froide matinée en hiver, se mettre en quête d'une édition d'Horace. Rien ne lui coûtait pour posséder son auteur favori. Il en parlait avec l'ardeur d'un amant d'autrefois, courant après sa maîtresse. Eh bien! cet homme entêté de poésie, il a passé, tantôt, devant le char funèbre; il a vu le roi tête nue, et couvert d'opprobre, le roi de France... Or çà, je vous prie, à quoi sert la poésie, à quoi sert l'enseignement du poëte qui se félicitait de l'amitié d'Auguste? voilà un adorateur d'Horace, un poëte, un savant, un artiste... Il n'a pas assez d'âme, assez d'honneur pour faire un instant cortége à son roi! Il fuit devant la foule, en dépit de sa poésie, et pourtant il traduit l'Éloge de Caton, debout sur les ruines du monde! O poésie! ô vanité royale! tu n'as pas trouvé un mot de consolation pour le petit-fils du grand roi! pas un mot de reconnaissance ou de pitié! vous êtes d'une nation bien déshonorée et bien lâche aussi, Monsieur Barnave, convenez-en.
Au milieu de mon discours, une femme était entrée, elle tenait une fille de quatorze ans, par la main. La mère était éclatante de bonheur. Elle fit asseoir sa belle enfant à la table de l'auberge; elle lui donna à boire, en buvant avant elle, et soufflant sur le verre pour le réchauffer: puis elle déchaussa son enfant; elle essuya ses pieds fatigués; puis elle arrangea ses cheveux; elle lui lava les mains et le visage; elle l'embrassa; puis la petite fille appuya sa tête sur les genoux de sa mère et s'endormit: la mère ne fit plus un seul mouvement... Elle veillait, bien heureuse, et retenant son souffle, elle veillait pour son enfant.
Je poursuivis, montrant du regard cette femme et son enfant.—Les mères elles-mêmes, les femmes intelligentes de tout ce qui touche à la passion maternelle, ne comprennent rien à l'étrange phénomène qui se passe en ce moment. Je vous en fais juge, est-ce juste, est-ce vrai, cela? Voici une femme, une mère! Elle a laissé chez elle quatre enfants en bas âge! Elle a son fils aîné qui, pour elle, a prié nuit et jour! Elle a son fils cadet, une tête blonde et bouclée et qui fait des élégies, un autre qui ne pense qu'à Turenne et au grand Condé: que vous dirai-je? Elle les a quittés tous les quatre, pour aller chercher son autre enfant, sa Clémence! Elle arrive, et contente, et triomphante, ayant complété sa collection de beaux enfants, elle rencontre en son chemin une mère, un enfant, une mère qui pleure et son enfant qui la console; elle entend maudire... exécrer cette femme et cet enfant...
Cette femme heureuse et mère de cinq enfants, la voilà qui passe indifférente aux larmes de la reine! Elle essuie, avec une tendresse ineffable, les pieds de sa petite Clémence, et pour le dauphin de France elle n'a pas un regard de pitié!
Son cœur de mère ne lui dit pas que ces deux enfants se tiennent; que ces deux mères se tiennent, l'une captive au fond de ce carrosse exécrable, et l'autre allant librement sur le grand chemin où tout l'accompagne, espace et soleil; elles sont pourtant, l'une et l'autre, unies par le même lien!
Elle ne comprend pas, cette mère heureuse, que tout cela ne fait qu'une famille, une seule vie, une seule captivité, une seule royauté!
Elle ne comprend pas qu'il faut que les pères règnent ensemble ou meurent le même jour; qu'il en sera ainsi pour les mères; que les enfants, jeunes branches si peu vivaces, se sécheront sur le même tronc desséché, et la voilà tranquillement assise auprès de son enfant, comme s'il ne s'agissait que d'un papillon!
Il faut que vous soyez d'un pays bien à plaindre, ô Barnave! pour que les mères elles-mêmes en soient venues à cet excès d'égoïsme et de tranquillité, d'ingratitude et d'aveuglement!
CHAPITRE X
Voilà comment je parlais pour empêcher quelque imprudence inutile, et pendant que ma chère Hélène effrayée cherchait à retrouver son courage et ses sens.
J'ai dit que nous étions resserrés entre deux bruits. À chaque instant les deux bruits que nous avions entendus de si loin s'affaiblissaient, ou prenaient un accent plus sauvage en se rapprochant. Quelle pitié! Quelle immense terreur! Que faire et que devenir? La chose allait et roulait, hurlante, et le moyen de ne pas être envahi et brisé, dans ce choc immense, entre ces deux invasions!
Le moment certes était terrible; en vain je cherchais à calmer les terreurs de ma cousine et de Barnave,... ils me faisaient pitié tous les deux: elle était si faible, il était si craintif! elle était résignée au sort qui l'accablait, il se sentait écrasé par la force même dont il était le dépositaire et le valet.
Bientôt les premiers Parisiens arrivèrent, ivres de colère et de vin. Cette étrange populace allait par monceaux, comme les sauterelles d'Égypte, elle vivait comme elles, en ravageant.
C'était une masse haletante, informe, aveugle, hideuse! un ramassis des plus abominables et des plus bruyantes clameurs! Tantôt ça hurlait à abaisser le ciel! Tantôt ça se taisait à charmer l'enfer. Une fumée immense accompagnait cet incendie... Et ça roulait, lentement, sans suite et sans fin... tantôt s'arrêtant... tantôt marchant... Ça n'a de nom dans aucun langue, un bruit pareil!... À ce bruit de l'autre monde nous nous sentîmes défaillir.
En ce moment l'aimable amateur de papillons regarda son brillant insecte au fond de son chapeau; l'homme aux bouquins ouvrit son Horace; la mère appela sa Clémence... O profondeur de l'égoïsme humain!
Même, ces trois personnages qui, à mon avis, étaient possédés d'un assez innocent égoïsme comparé à l'égoïsme général, trouvèrent le moyen de parler dans cet horrible moment: leurs paroles roulèrent toutes sur l'objet de leur passion.
L'un disait, regardant son insecte:—C'est un vrai papillon à tête de mort, papilio atropos; il a cinq pouces de vol, il est nuancé de raies noires et jaunes; il sera d'un bel effet dans ma collection.
L'autre murmurait tout bas cette épître d'égoïste, qui n'est pas la moins belle de celles d'Horace: Ne s'étonner de rien, ô Numicius! voilà le secret du vrai bonheur!
La bonne mère appelait: Clémence! arrive ici, Clémence, tu verras bien ce qui va passer, mon enfant!
Barnave, Hélène et moi, sur cette route de l'épouvante, nous attendions, pareils à des malheureux que l'on vient chercher pour les conduire à l'arbre du malheur.
Tout à coup nous voyons Castelnaux... O misère, ô pitié! ce n'était pas le fou de la reine... O douleur! c'était la tête de Castelnaux! l'œil sanglant, la bouche ouverte et les cheveux pendants—empreinte de cet effroi que jette la mort quand elle est lente à venir.
Cette tête, asile ingénu de tant de courage et d'un si pur dévouement, se balançait au hasard. Penchée, elle voltigeait autour de la tête de Barnave. Elle voltigeait, obéissante, à un caprice bizarre, et sans rien dire, et sans rien voir, muette, et se balançant joyeusement, à tout prendre; jamais tête d'homme ne s'était balancée ainsi.
Et l'homme qui la portait au bout d'une pique s'assit sur le banc de l'auberge en criant: À boire! à boire! Il avait bien joué son rôle en cette tragi-comédie, il avait soif, il voulait boire et se reposer un peu, et pendant qu'il parlait, la tête de Castelnaux allait çà et là, nonchalamment, comme une girouette par un vent faible et douteux.
Dans cette épouvantable révolution où la force venait d'en bas, de si bas, ils avaient pris l'habitude, une fois pour toutes, de couper ainsi les têtes et de les placer au sommet des piques, comme les Romains y plaçaient une botte de foin... rien ne leur semblait plus simple et plus naturel. Une pique appelait la tête, une tête appelait la pique; on vous tuait pour un soupir, pour une larme, une grâce, une pitié, un regard sympathique au malheur! Votre tête, aussitôt qu'elle déplaisait au peuple, était une tête coupée!... Ainsi, ils avaient coupé la tête de Castelnaux pour lui apprendre à saluer la reine, à se découvrir à son passage, à l'appeler Majesté, à crier: vive le roi! Castelnaux! Castelnaux! parfaite image de l'antique fidélité! Castelnaux, vieux sujet d'autrefois, qui meurs et qui reviens, mort, faisant cortége aux côtés de son roi malheureux! À l'aspect de cette tête, Barnave se sentit mourir.
Cela fut si fort que l'Horace tomba des mains du savant, que la mère en oublia sa fille, et l'homme aux insectes, son papillon à tête de mort.
Moi je m'élançai au-devant du char funèbre, en criant: Au crime! au meurtre! et cette avant-garde qui se reposait haletante comme le tigre repu, je la tirai de son repos.
Alors, si vous eussiez été là, vous l'eussiez entendue rugir, cette foule:—À la lanterne! à la lanterne! à la lanterne, l'Autrichien! Mort à l'Allemand!
Ah! le hoquet aviné et sanglant de cette horrible foule! Elle avait oublié le roi et la reine.—À la lanterne! à mort! à mort, l'Autrichien! et la tête de Castelnaux, tout à l'heure abandonnée à la nonchalance du sans-culotte qui la portait, s'agitait terriblement, accusant toutes les passions de la foule. Qui eût dit à Castelnaux qu'il serait un jour l'expression de la colère populaire? mais aussi qui l'eût dit à Barnave?... En ce moment, je me crus perdu: si la colère du peuple ne se fût calmée, à l'instant j'étais un homme mort!
Je voulus en finir avec cette populace innommée; une fois au moins, je la voulais mépriser à mon aise, et véritablement, je la regardai avec ce profond mépris qu'elle comprenait si complètement et si bien, et qui l'eût poussée aux dernières violences... En un mot, j'étais perdu et déchiré en mille pièces,.. si tout à coup le torrent qui descendait n'eût rencontré le torrent qui montait... «Ah! les voilà! les voilà! les voilà enfin!» criaient les égorgeurs de Paris... «Nous vous les ramenons,» répondaient les égorgeurs du grand chemin... Si bien qu'ils oublièrent de m'égorger.
En ce moment affreux, j'aurais voulu être mort!... J'enviais Castelnaux!
La voiture était là... comme un convoi funèbre... Elle s'arrêta sur la place, au pied d'une croix brisée... Elle contenait... tout un monde! O fils de saint Louis! ô fille des Césars! La reine, au milieu de ce flot qui monte en grondant, se tenait immobile et calme et patiente. Il y avait sur cette place une fontaine... Elle n'osa pas demander à boire, mais son regard, tourné vers l'humble villageoise qui remplissait sa cruche à la fontaine, était si triste! Alors la villageoise, ô courage! eut pitié de cette reine, et de sa main généreuse elle lui tendit un pot de cette eau fraîche... Elle but la dernière, après son mari et ses enfants; et pour la jeune villageoise elle trouva encore un sourire.
Elle était là sous ce soleil!... Autrefois, quand le clocher de l'église était debout, il y avait de l'ombre à cette place, une ombre crénelée et gothique au-dessus de laquelle s'agitait la cloche villageoise... Plus d'ombre, à présent qu'il n'y a plus de roi. Cela dura longtemps ainsi, on changeait les chevaux. Nous voyions tout cela de bien près.
Quand Hélène aperçut sa royale maîtresse au soleil, brûlée et protégeant de ses bras son cher enfant, elle se mit à fondre en larmes! Elle priait, elle pleurait, elle voulait sortir; mais la foule était grande à la porte de l'hôtellerie, on eut dit une cloison vivante qui nous retenait prisonniers comme dans une tour. Hélène revint à la fenêtre, entendant ses bras à la reine... Hélas! la reine était plongée en ses contemplations funestes... elle ne voyait rien, elle n'entendait rien!
À la fin, Hélène, éperdue, hors d'elle-même, et priant Barnave:—Monsieur, monsieur, lui dit-elle, elle est là, votre proie, enfin la voilà, cette reine; elle vous attend, elle est à vous, allez la prendre; et par pitié, faites-moi prisonnière aussi, prisonnière avec la reine, à qui j'appartiens! Donc, Monsieur, hâtons-nous! tirez-moi d'ici, partons! partons! partons!
Barnave hésitait, il chancelait; il tenait sa proie, il n'osait pas la regarder en face; il n'osait pas toucher à ce présent que lui faisait le peuple.—O vanité de ces victoires misérables! vanité de ces haines impuissantes! Tribun vaincu! vous voilà bien embarrassé de vos fameux pouvoirs! Eh quoi! le peuple, ton maître, a confié à ta garde la reine et le roi, leur fils et leur fille, et leur sœur; tout cela est à toi, c'est ton bien, c'est ta gloire! À la fin ton rêve est rempli, tu es au but... le char est prêt, monte enfin dans le char de ton dernier triomphe et traîne enfin tes victimes au bourreau.
Ce malheureux me fit pitié.—Venez, Barnave! et soyez homme, encore une fois! lui dis-je; une heure encore soyez le maître! Ouvrons-nous un passage au milieu de cette foule horrible! Allons à la reine, elle nous attend; ne la faisons pas attendre au grand soleil. Venez, Barnave! et vous, ma cousine! allez au secours de tant de malheurs... Retournons à Paris, nous aussi, dussions-nous y rentrer comme Castelnaux!
Nous partions; nous étions à la porte tous les trois, cherchant à l'ouvrir, mais contre la porte se tenait une masse inerte. Essayez de la remuer, cette masse occupée à regarder une révolution qui passe au milieu de l'insulte et des malédictions!
Tout à coup (hélas! malheureux que j'étais, j'oubliais ma mère!) tout à coup je vis ma mère! Attirée à son tour par le bruit, elle se tenait sur la porte de sa chambre, et elle regardait!
Alors Hélène, se tournant vers moi, me dit d'un ton résolu: Soyez béni pour votre dévouement et votre courage! Hélas! vous étiez digne en effet de mourir pour une si belle cause, et j'aurais accepté généreusement votre sacrifice... il est vrai! Mais votre mère... irez-vous l'abandonner au milieu de ces tristes sentiers?
Elle alla à ma mère.—Ordonnez, Madame, à votre fils de ne pas vous quitter!
Ma mère s'approcha de moi, elle prit mes deux mains, elle se mit à genoux, baignant mes mains de ses larmes.
Je sentis ces larmes précieuses qui roulaient de ses yeux, et sur mes mains sa bouche desséchée....
Alors, Barnave eut pitié de moi, à son tour.
—Monsieur, me dit-il d'une voix forte, vous avez mal pris votre temps pour venir en France. Heureusement que votre devoir est ailleurs. Vous appartenez à votre mère, allez, et sauvez-la de son épouvante! Mademoiselle appartient à la reine, je suis au peuple. Ainsi, laissez-moi remplir mon devoir de député; souffrez qu'elle accomplisse avec honneur ses devoirs d'amie et de sujette. En même temps, mais d'une voix plus basse et plus douce:—Adieu! me dit-il... si vraiment vous me trouvez à plaindre, et si vraiment vous m'avez aimé... embrassez-moi, embrassons-nous!
Et il se jeta dans mes bras en suffoquant.
En même temps, penché à mon oreille:—Écoutez, me dit-il, vous m'avez promis de quitter la France quand je vous aurais montré la femme que vous cherchez! Plus d'une fois vous m'avez dit à moi: Barnave, je n'ai plus qu'une chose à faire en France, un baiser à donner, et je pars! Vous m'avez dit cela souvent, vous me l'avez juré sur votre parole d'honneur! Eh bien! au nom de votre mère et de votre honneur!... quittez la France... et touchez de vos lèvres, avant de partir... les deux lèvres que voici: en même temps il me montrait mademoiselle Hélène de ***, qui prenait congé de ma mère en lui demandant sa bénédiction.
Barnave essuya ses yeux pleins de larmes. Il ceignit son écharpe, et par la vertu de ces couleurs redoutées, la haie aussitôt se forma, et laissa la place libre au représentant du peuple... Une fois la place libre, il revint à nous, et me voyant encore auprès d'Hélène immobile et sans voix:
—Embrassez-la, me dit-il, pour la première... et pour la dernière fois. Accomplissez courageusement tout votre mystère, et s'il y eut entre vous une faute, allons, courage, et songez que cette faute est cruellement expiée!
En ce moment, il me sembla que les cieux venaient de s'entr'ouvrir, tant il y avait de grâce et de pardon, d'espérance et de contentement, dans l'attitude et dans les yeux de mademoiselle de ***. Elle me pardonnait! Elle se pardonnait à elle-même...
—Oh! dit-elle, ô mon époux!... mon cher époux que j'aime!... Mais je ne veux pas, tu ne veux pas tant de bonheur en présence de tant d'infortune... Adieu donc!... Nous nous embrasserons dans le ciel!
Elle suivit Barnave qui l'entraînait... Soudain la foule, obéissante un instant, se referma sur elle et nous fûmes séparés, Hélène et moi, jusqu'au commencement de l'éternité!
J'eus assez de force encore pour remonter avec ma mère dans la chambre de l'auberge... je fus assez courageux pour me mettre à la fenêtre, et bientôt, la tête nue et m'inclinant, comme un courtisan d'autrefois, je le vis passer, ce chariot funeste où ma vie entière était renfermée. O misère! ô douleur! Pitié! Providence! Au fond du carrosse, à la place d'honneur, à côté de la reine était assis Pétion... ce vil Pétion, l'insulte en personne! Il avait la reine à son côté! Il brisait de son sabre à la poignée horrible les bras du petit dauphin! Il avait assis, devant lui, le roi qui saluait la foule! Il heurtait madame Élisabeth! Sur la banquette, à côté du roi, vis-à-vis de la reine, était assis, humble et les yeux baissés, Barnave!... À voir ce Barnave humilié, à voir cette reine auguste et clémente, on eût dit que c'était la reine qui s'emparait de Barnave. O vertu! Majesté! Grandeur! Crime! Impiété! Révolte!... O pêle-mêle abominable, impie! O ce chemin de Varennes, que les siècles les plus pervers n'oublieront pas!
Et tout passa... Roi, reine, enfant, larmes, terreur, soupirs, gémissements, remords, foule hurlante, et prière et pitié, souffrances de l'âme et souffrances du corps... Tout s'évanouit dans cette poussière ardente et tout se perdit dans les abîmes... Ma mère, un instant réveillée en sursaut, fit le signe de la croix, en criant: Vive le roi!... Humble cri qui se perdit dans le ciel! Je m'inclinai en pleurant sur tant de malheurs... Puis, je vis dans le lointain, comme en un rêve... la main de ma cousine Hélène... Elle m'envoyait un baiser.
CHAPITRE XI
Ainsi fut engloutie au fond des abîmes cette monarchie, et cette maison de Bourbon qui n'avait pas son égale sous le soleil! Maintenant que la route était libre, et déjà se repentait de ses violences, je ramenai ma mère en son paisible manoir de l'Allemagne. En passant à Varennes, je revis l'ornière où ma voiture s'était brisée en venant en France! À cette même ornière, hélas! la reine et le roi s'étaient brisés! Qui que vous soyez, parcourez lentement l'espace étroit qui sépare le pont de la ville; les rivages d'Actium, les champs de Philippes, la fertile plaine d'Ivry, ces lieux solennels que consacrent la chute ou la grandeur des empires, n'ont pas, à mon sens, un intérêt égal à l'intérêt que m'inspire encore cette borne fatale, où le petit-fils de Louis XIV s'avoua vaincu et fugitif, où il fut décidé, irrévocablement décidé, que la France, elle aussi, aurait son Charles Stuart. La monarchie, en cette ornière, ne trouva pas une main tendue pour la secourir; moi, j'avais trouvé à cette place le bras et le secours de la jolie villageoise Fanchon. Que dis-je? Elle était assise encore sur le banc de ses noces, son chapeau sur le côté de sa tête, comme si elle m'attendait.
Je n'eus pas la force de lui parler. Je la vis, qui nous suivait d'un regard inquiet et plein de larmes, comme si chaque voiture qui passait sur la route eût dû contenir un roi fugitif. Bonne Fanchon! ce regard de pitié me réconcilia avec elle. En la voyant si triste, j'oubliai sa cruauté envers moi.
Arrivé à la frontière, le Rhin passé, ma mère abattue et muette d'effroi, je résolus d'attendre sur les bords du fleuve des nouvelles de la France et de sa reine, et de son roi. Pensez donc si je suis resté longtemps, attentif aux moindres bruits qui venaient de ce royaume égorgé dans mon château des bords du Rhin!
Je l'aime et je l'honore, ce vieux père aux flots d'azur! C'est le fleuve par excellence, et le fleuve de mon choix. J'ai vu le Rhône, errant et capricieux comme le génie de la France; j'ai vu la Loire, patiente et marchant lentement, comme le récit d'un vieux trouvère de la Bretagne; la Seine aussi a son embouchure royale; mais le Rhin se glorifie à bon droit de ses vieux châteaux sur ses deux rives; de ses villes crénelées, de ses forêts qui le protégent de leur ombre. Ah! que d'années j'ai passées sur les bords riants ou sombres du vieux fleuve allemand! J'y suis encore et j'y veux mourir, pour peu que les guerres et les révolutions me le permettent.
Si c'est l'été, je vais plonger dans l'ombre errante des vieux murs et des tours qui le bordent. Qu'il fait bon chercher sous cette eau plaintive le secret de ces ruines; quelle tâche aimable à suivre au courant du flot ces seuils et ces balcons qui ruissellent et murmurent, et s'éloignent jusqu'au fond de son lit! Si c'est l'hiver, je m'asseois dans la barque des pêcheurs, et je souris à mon fleuve sous le nuage glacé. C'est lui! Je le connais à toute heure, le matin quand il s'éveille, en grondant comme un peuple oisif, et le soir quand il s'endort avec la cornemuse des veilleurs.
Parcourez ses bords. Que de monuments debout encore, et que de champs de bataille, ensemencés déjà! Partout ce sont des moissons ou des cathédrales qui jettent leur ombre à ces champs engraissés par les ossements mêlés des Allemands et des Français. Les flèches perdues dans le nuage, à savoir Cologne, Bonn, Mayence, Worms, Spire et Strasbourg, ces forêts de pierre, protégent toujours le vieux sol, foulé si souvent et si longtemps par les pieds des bataillons. Ces vastes champs de houblon, qui grandissent pour les solennelles orgies des étudiants de l'université voisine, ils ont été parcourus par la révolution française. Le pas des soldats français retentit en ces campagnes, où l'histoire se mêle à la fiction.
Je vois passer... sur la même route, ici, le coursier de Bonaparte et l'attelage aux quatre chevaux d'Hermann et Dorothée. Le même écho m'apporte à la fois les cris de guerre et les sons du clavecin sous la main du maître d'école, ou le bruit des chœurs qui s'interrompent en tombant dans les prés. Toute l'histoire que j'ai vue finir dans ma jeunesse, vieillard, je l'ai vue recommencer sur lès mêmes bords.
Hélas! la tête tranchée de Marie-Antoinette, notre archiduchesse, n'a pas-empêché, vingt-cinq ans plus tard, une archiduchesse, jeune et belle, de passer le Rhin, elle aussi, pour aller chercher en France un trône, un époux, un maître! Ah! vanité du passé! Les leçons du passé ne profitent pas au présent: j'aurais pu avertir cette autre archiduchesse du danger que les reines couraient là-bas, elle ne m'eût pas écouté.... Triomphante, elle passa le Rhin soumis; plus tard, elle repassa en fugitive le Rhin qui s'était révolté. L'histoire... un vain jouet d'enfant!
Nous avons eu cela de bon, chez nous, Allemands, c'est que toute l'histoire moderne a été faite à notre profit. L'Allemagne a tenu l'étrier à la France, comme je l'ai tenu à Mirabeau. Quand l'Europe entière faisait de l'histoire, une histoire sanglante, l'Allemagne faisait de la poésie et du drame; aujourd'hui avant de mourir, il m'a été donné de voir encore une révolution française, la révolution de 1830, comme si la France avait le monopole des révolutions! Révolution qui frappera, cette fois, sur l'Allemagne, et qui troublera bien autrement ton onde, ô mon beau fleuve!
C'est très-vrai, nos villages sont encore en apparence aussi paisibles et contents qu'il y a sept mois; ils resplendissent de toutes les couleurs tranchées d'une moissonneuse au jour de fête... au dedans combien tout est changé! Sous ces toits aigus, derrière ces vitraux de plomb, les hommes ne s'abandonnent plus uniquement à la fumée des tabagies; ballottés jour et nuit entre deux civilisations puissantes, le Nord et le Midi, l'Allemagne et la France, qui les tiraillent à chaque instant, ils songent à prendre un parti définitif.
Il ne s'agit pas d'un drapeau nouveau, il faut choisir, cette fois, entre deux races, deux climats, deux mondes! Sans doute, il est grand, l'effroi qu'on a de voir le noyer qu'on a planté, le bois et le champ paternel, émondés par la mitraille et les pas des chevaux... pourtant c'est une des nécessités de l'Allemagne de se soumettre à ces révolutions qui ne s'arrêtent pas. La résistance de l'Allemagne à la première révolution française a été belle et grande... il faut qu'elle cède à la seconde. À l'insu même de l'Allemagne, l'attraction muette de la France est là s'exerçant sans relâche à compléter ses destinées. Désormais, malgré tous les obstacles, les deux climats sont jetés dans le même avenir... mais quel choc avant de se rejoindre, et que de sang répandu avant de s'entendre et de se réunir!
J'ai vu sur ces bords nuageux toute la grande migration française. C'était une honte pour cette vieille noblesse qui fuyait son pays, vagabonde et tremblante, abandonnant son roi prisonnier. Cependant ces frivoles gentilshommes, tournant le dos à la France, imprévoyants, se livraient à la plus folle gaieté, comme s'ils eussent fait à l'étranger un voyage de quelques jours. De toute cette noblesse perdue, je n'ai vu qu'un homme qui comprît toute sa position.
Un matin (j'étais ce jour-là plus inquiet que jamais de la France, et je m'en approchais de toutes mes forces, car la tempête grondait au loin), je vis venir à moi un gentilhomme français qui paraissait accablé de fatigue. Les marches forcées, l'insomnie et la privation de tout ce qui faisait sa vie et ses loisirs d'autrefois, ne l'avaient pas tellement défiguré que je ne pusse reconnaître le vicomte de Mirabeau. À son aspect je me sentis saisi d'une profonde pitié. Il vint s'asseoir à côté de moi, triste et silencieux, ce brusque et hardi parleur, naguère si plein de joie et de gros bons mots. Lui, si fier et si brutal, dont la voix était connue en tous les lieux consacrés à la bonne chère, au bon vin, il demanda modestement de quoi manger un morceau, car il n'avait rien pris depuis vingt-quatre heures; disant cela, il poussait le soupir plaintif d'un homme à jeun de la veille. Ce ne fut qu'après qu'il eut bu lentement une bouteille de vin du Rhin, que je me hasardai à lui parler:
—Me permettrez-vous, M. le vicomte, de vous demander des nouvelles de la France et de sa royauté?
Il parut étonné de ma politesse, et sans répondre à ma question directement:—Puisque vous osez donner ses titres à un gentilhomme, appelez-moi comte de Mirabeau, me dit-il; je suis le comte de Mirabeau ici; là-bas, je ne suis plus que le citoyen Riqueti en veste courte, en bonnet rouge, en gros souliers.—Disant ces mots, il soupira profondément, regardant sa bouteille vide, attendant le déjeuner qu'il avait demandé.
—Et le roi, M. le comte? comment va le roi? je vous prie.
Il me regarda d'un air défiant; puis sa sérénité naturelle reprenant le dessus:—Figure-toi, citoyen, c'est-à-dire figurez-vous, Monsieur, que les infâmes jugent le roi... demain!
En même temps, il posait son sabre sur la table, il ôtait son chapeau, il s'essuyait le visage, il faisait tous ses préparatifs comme un convive qui se rend à un repas convié. Puis son regard venant à rencontrer la table nue et la chaise de paille, et moi qui l'observais, il songea à sa situation présente et reprit en ces mots:
—Jugez de tout ce qui se passe en ces endroits maudits! Les cheveux de la reine ont blanchi en vingt-quatre heures: c'est pitié maintenant de la voir, cette reine, notre amour et notre orgueil, surprise avant l'âge par la vieillesse; on dirait l'amandier en fleurs par une gelée de printemps!
Quand il eut dévoré son maigre repas et la première faim calmée, son visage devint plus serein; et, voyant que je l'écoutais de toute mon âme, il reprit la conversation interrompue:
—Il est passé, le temps où, quand l'étranger demandait au passant: Où demeure le vicomte de Mirabeau? le passant lui répondait gravement: À ce monceau d'écailles d'huîtres, Monsieur!
Il soupira, puis revenant à une expression plus grave:
—Par grâce et par pitié, croyez-moi, ne parlons pas de la France! un si doux royaume! et si fertile, où les femmes étaient si belles, et les vins si choisis! À cette heure, ami, vous ne reconnaîtriez pas la France... Et tant de ruines, et tant de malheurs, parce qu'il a plu à monsieur mon frère de se faire marchand drapier!
Puis se levant brusquement:
—Comme ils l'ont récompensé, mon frère! Et c'était bien la peine, en vérité, d'être un héros d'éloquence, un révolutionnaire irrésistible, un Jupiter tonnant! Figurez-vous, Monsieur, qu'ils l'avaient porté triomphalement... vous ne devineriez jamais dans quel panthéon? Ils l'avaient porté, ils l'avaient enseveli dans l'église Sainte-Geneviève. La Vierge sainte avait fait place à l'amant de Sophie, et les saints, étonnés de cet étrange camarade, en faisaient des gorges chaudes sur leurs autels délabrés. Mais quoi! Monsieur mon frère a gardé son temple, moins longtemps que la sainte elle-même. Le peuple a repris à Mirabeau le tombeau qu'il lui avait donné; ils ont brisé sa pierre et son épitaphe et l'urne lacrymale; ils ont repris ce corps en pourriture; ils l'ont traîné sur la claie, après quoi ils l'ont jeté à la voirie! Ainsi s'est accompli le triomphe éternel de cet ami du peuple. Ah! ce pauvre diable, au fond de l'âme, il était un bonhomme; il avait beau nier et renier, sa négation respirait la grâce chevaleresque des temps anciens. C'était un lion sous plusieurs peaux de bêtes puantes, un vrai gentilhomme en dépit de sa carmagnole. Il eût mieux fait d'être honnêtement et simplement un grand homme, et de se venger en pardonnant. Prisonnier et roi, dieu et pourriture, à l'autel, à la voirie! Son sort est le même durant sa vie, après sa mort!
À ce nom de Mirabeau, je me sentis remué presque autant que je l'avais été au nom de la reine. Mirabeau, mon héros, mon ami, mon maître, à qui je portais un dévouement même domestique... J'allais parler de Mirabeau et le pleurer tout à mon aise, lorsqu'un jeune homme, un nouveau venu, vint s'asseoir à nos côtés, et tout de suite il aborda la grande question:—Quelles nouvelles de la France, Messieurs? Puis, sans trop hésiter: Comment va la reine? dit-il en s'inclinant.
Nous comprîmes tout d'abord, le vicomte de Mirabeau et moi, que cet étranger était de nos amis.
Ce jeune homme était un Allemand de la vieille race; au premier coup d'œil, on comprenait que le génie avait envahi ce front jeune encore et déjà dépouillé; sa taille était déjà légèrement courbée vers la terre, sur laquelle il ne devait pas rester longtemps.
Je lui répondis, charmé de le voir à mes côtes:—La reine est en prison, Monsieur; ses cheveux ont blanchi dans l'espace d'une nuit, à force de tourments.
«O Dieu! fit-il, où donc est ta justice? ô peuple ingrat! où donc est ta pitié? O ma reine! Ah! qu'elle était belle et charmante en ses jours de vie et de splendeur! Je n'étais qu'un petit enfant, un pauvre enfant allemand; j'avais quatre ans alors; je mendiais ma vie et j'allai mendier en France: en France, il n'y eut que la reine qui me fit l'aumône d'une louange, à la prière de Haydn, en souvenir du vieux Glück!»
Le vicomte de Mirabeau nous voyant, le jeune homme et moi, tout remplis d'une vague curiosité, nous prit tous les deux par la main:—Je vous répète que je ne vous dirai pas un mot de la France! Mais voulez-vous savoir ce que j'ai vu avant de quitter Paris, Messieurs? C'est une histoire assez plaisante, et si vous étiez poète, ami jeune homme, comme je le crois, dit-il au nouveau venu, vous pourriez en faire une bonne comédie un jour à venir.
Le vicomte était retombé dans une de ses gaietés d'autrefois, mais celle-ci était empreinte d'une indicible tristesse; il avait le sourire d'un homme frappé à mort.
—Figurez-vous, nous dit-il, que le même jour sont revenus de Londres madame la comtesse Dubarry et S. A. R. le duc d'Orléans, comme un honnête taureador qui veut assister à un combat de taureaux. Arrivés à Paris, à la même heure, le prince et la courtisane se rencontrent à la même porte de la ville. Alors les voilà qui se font politesse et mille compliments à qui passera le premier. «C'est à vous à entrer, Madame, qui avez jeté la monarchie en ce désordre!—C'est à vous, Monseigneur, qui avez vendu le roi et la reine!» Et voilà ces deux crimes qui se complimentent à qui mieux mieux. Il faut avouer que Son Altesse est bien modeste! Nos deux crimes seraient encore à la même place à se complimenter, si le prince, en toute hâte, n'avait pas eu à voter la mort du roi: vous concevez qu'il se soit hâté!
Notre jeune homme écoutait ces choses dans le plus morne étonnement:—Mais, dit-il, je croyais que le plus criminel de ces criminels de là-bas, c'était Mirabeau, non pas Mirabeau l'honnête homme, mais celui qui est mort.
Le vicomte, hors de lui-même, leva les mains au ciel!—Oui, s'écriait-il, vous dites bien, vous êtes dans la vérité! sinon dans la démence. À coup sûr, le plus scélérat, c'est Mirabeau! Honte à lui, honte à Mirabeau, celui qui est mort! malédiction sur Mirabeau!
—Messieurs, Messieurs, m'écriai-je, il ne faut pas être injuste pour le génie, et croyez-moi, ne maudissez pas Mirabeau! Il a été pardonné par la reine; moi qui vous parle, j'ai vu aux pieds de la reine Mirabeau vaincu par Sa Majesté!—Donc silence à vous, jeune homme, et silence à vous, son frère! Il est mort innocent. Il est le seul qui ait compris son époque, et vous ne l'avez pas plus comprise, vicomte, que Marat lui-même ne l'avait comprise. Ainsi, bénissez le nom de votre frère, et loin de le maudire, honorez sa mémoire! Soyez-en fier, et puisque son temple est brisé par ce peuple impie, ardent à détruire avec rage ce qu'il adorait avec crainte, rendons dans notre cœur son temple à Mirabeau!
Le vicomte se découvrit, ses yeux se remplirent de larmes: Vous me soulagez d'un grand malheur, me dit-il, et d'un grand doute. À présent je puis mourir avec le nom de mon frère; à présent je mourrai en gentilhomme, en confessant que je suis le frère de Mirabeau.
Il se leva. Il reprit son sabre et le remit à sa ceinture.—J'ai sur le flanc une blessure que m'a faite Barnave, un coup d'épée qu'il m'a donné dans ses beaux jours, et qui me fait toujours souffrir. Pourtant j'imagine que j'aurais rendu un grand service à Barnave, si je l'avais tué, ce jour-là. Pauvre Barnave! Hélas! que d'honnêtes gens se sont perdus dans ce gouffre, sans me compter! À ces mots, il prit congé de nous deux, en homme qui se fait violence; il prit ma main et celle de l'étranger.—Je m'appelle Mirabeau, nous dit-il; Dieu sauve le roi et la reine!
Le jeune homme répondit modestement:—Sauve Dieu la reine et le roi! Je m'appelle Mozart.
Je dis avec eux: Sauve Dieu le roi et la reine! Nos adieux furent une prière. Je priai aussi pour vous, Hélène, et cette prière, je la fis tout bas dans mon cœur. Quant à mon nom, je n'osai pas le dire après ceux de Mirabeau et de Mozart.
Nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir. Chacun de nous finit comme il devait finir. Le gentilhomme est mort de misère; l'artiste mourut d'ennui, victimes l'un et l'autre de la révolution.
Et moi, resté seul de ce grand naufrage, errant autour du Rhin, ombre vieille et grondeuse, je m'aperçois que je viens de vous faire un conte allemand.... Mon conte finit comme tous les vieux contes français commencent: Il y avait autrefois un roi et une reine.
FIN
PARIS.—IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7.