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Barnave

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[1] Aristote, de la Politique.

Nous étions donc toujours en discussion, Scaurus et moi; et, comme j'avais apporté tout mon sang-froid dans cette dispute et que j'attendais avec patience quelque bon argument bien décisif en faveur de la royauté, je me repaissais à loisir des belles et grandes rêveries du philosophe. Cette belle imagination prenait toutes les formes, parcourait tous les sentiers, passait en revue toutes les opinions: tantôt, comme Bias, elle définissait la république un respect pour les lois, égal à la terreur des tyrans; ou bien, comme Thalès, un nombre égal de riches et de pauvres; d'autres fois, avec Pittacus, elle appelait de tous ses vœux un État où les scélérats seraient exclus de la magistrature; enfin, avec Chilon, elle chassait les orateurs de la tribune pour ne laisser régner que la raison. Vous ne sauriez croire avec quel ravissement j'écoutais ces rêveries touchantes; car, autant les théories politiques sont à redouter parmi la foule ignorante et grossière, autant ces mêmes théories sont intéressantes dans la bouche d'un sage.

Une nuit où tout reposait, excepté nous et les sentinelles des deux camps, dont les lances au fer éblouissant renvoyaient au loin les pâles rayons de la lune d'avril, assise sur son trône d'argent, nous nous promenions, mon philosophe et moi, dans les murs silencieux d'Alexandrie, sous ces portiques de marbre blanc, au milieu de ces fontaines qui ne se taisaient ni jour ni nuit, et comme dominés par le fleuve aux flots d'argent où se balançait mollement la galère de Cléopâtre. Nous nous taisions. Ce silence qui succédait à tant de tumulte n'était pas sans charmes; nous poursuivîmes notre route jusqu'à ce que nous fussions arrivés au palais de la reine. C'était un vaste et élégant édifice entouré et défendu de toutes parts, il s'appuyait sur cette même tour au sommet de laquelle Antoine fut enlevé, frappé d'un coup mortel. Tout était silencieux dans le palais; pas une lumière qui indiquât un de ces festins somptueux dont chaque toast était annoncé à la ville par des fanfares, comme s'il se fût agi d'un triomphe; une nuit de paix et de calme, au temps de Ptolémée, une de ces nuits silencieuses comme si César, enveloppé dans l'ombre, et se cachant à tous les regards par un dernier respect pour le sénat et le peuple romain, eût dû venir le soir même et sans bruit visiter cette voluptueuse reine d'Asie adorée entre tous les amours.

Cette nuit sans orgie et silencieuse nous surprit quelque peu; nous étions encore à chercher en quels lieux se divertissait l'empereur, lorsqu'à l'angle du palais nous aperçûmes une petite porte... un mystère, qui s'ouvrit lentement. Bientôt un esclave en sortit; il referma la porte avec précaution, après quoi il se dirigea vers la ville où tout dormait. Il portait sur ses épaules un tapis de Perse aux couleurs sombres, et roulé avec soin. Nous fûmes curieux de savoir à qui ce tapis pouvait s'adresser; peut-être était-ce un présent que la reine envoyait à quelque capitaine romain. Nous suivîmes donc, presque sans le vouloir, le tapis et l'esclave: ils entrèrent d'abord chez un devin célèbre par ses prédictions et son inflexible avenir.

—Vous verrez, me dit Scaurus, qu'il s'agit de quelque enchantement, d'un philtre amoureux sans doute.

Ainsi parlant, il levait les épaules, comme un homme qui ne croit ni aux astres ni à leur influence ici-bas.

Bientôt l'esclave et le tapis reparurent, et nous les vîmes entrer dans la tente d'Énobarbus. Énobarbus était l'intime d'Antoine, un glouton et jovial compagnon de ses guerres et de ses plaisirs.

—Par Jupiter! m'écriai-je, mes pressentiments ne m'auront pas trompé: Énobarbus aura ce beau tapis.

Mais le tapis et l'esclave reparurent quelque temps après, et ils se dirigèrent dans un quartier tout opposé, chez Mécènes, le favori d'Auguste. Caché dans Alexandrie, il méditait en secret la ruine d'Antoine. Mécènes n'était pas encore ce que je l'ai vu depuis, gros, gras et lourd, tout parfumé des louanges d'Horace et des apothéoses de Virgile: il était tout simplement un diplomate à la main blanche, avec le bout de l'oreille déjà rouge, et d'un embonpoint très-décent qui, de nos jours, n'eût pas outrepassé les bornes d'un fauteuil de conseiller d'État.

—Je n'y comprends plus rien, dis-je à mon compagnon, et vous?

—Moi non plus, reprit-il. Ce sont de trop grands seigneurs pour conspirer par l'entremise inoffensive d'un vil eunuque. Quant au tapis, à quoi peut-il servir? Je l'ignore, mais, foi de philosophe! on donnerait vingt tapis comme celui-là pour le savoir.

—Nous le saurons peut-être, lui répondis-je; il ne s'agit que d'attendre.

En effet, nous attendîmes beaucoup plus longtemps à la porte de Mécènes qu'à celle d'Énobarbus. À la fin le tapis se montra de nouveau, et ce ne fut pas sans surprise qu'au détour du môle de Césarion nous le vîmes entrer, devinez où? À la caserne même des gardes prétoriennes. C'étaient d'anciennes troupes de César, les premiers vainqueurs de l'Égypte, les mêmes qui avaient imaginé de frapper au visage ses jeunes et beaux guerriers plus jaloux de sauver leur beauté que leur vie elle-même. Nous fûmes sur le point de renoncer à la recherche de cette énigme.—À qui donc en veut cet esclave? et que veut-il? où va-t-il?—La caserne le retint longtemps. Quand il en sortit, plusieurs soldats le suivirent jusque sur le seuil et baisèrent avec respect la pourpre tyrienne; à la clarté des flambeaux nous apercevions la couleur douteuse du mystérieux tapis.

—Vous m'avouerez, me disait tout bas mon stoïcien, que voilà un singulier messager: généraux et soldats, la tente du diplomate et la simple caserne, tout lui convient; il se glisse et partout avec la même sécurité... Et, si je ne me trompe, le voilà qui entre dans le palais d'Antoine, aussi facilement qu'un Athénien entrerait à l'Académie,

En effet, au milieu de mille acclamations bruyantes, le mystérieux tapis fut introduit dans le palais. Le palais du général éclatait de mille feux; échauffés par le vin, les convives, Africains ou Romains, esclaves parvenus ou nobles descendant de familles patriciennes, se livraient à cette gaieté bruyante qui plaisait si fort à l'empereur. Savant dans les voluptés de l'Asie, on avait vu Marc-Antoine donner une ville pour un bon plat de poisson, honorer son cuisinier à l'égal d'un homme de guerre; et même ce soir-là le festin était plus somptueux que jamais, car on parlait dans le public d'un défi entre Antoine et Cléopâtre, d'une lutte inouïe entre ces deux puissances, d'un triomphe ineffable de volupté qu'il s'agissait de remporter. L'arrivée de l'esclave au tapis de pourpre fut donc brillante et animée; à ce moment le banquet recommença de plus belle et les flambeaux jetèrent une clarté plus vive. Pour nous, assis à la porte du palais, et sans nous communiquer nos doutes, nous nous livrions à mille pensers divers.—L'âme de Scaurus était en souffrance et sa sévère indignation ne pouvait se contenir à l'aspect de ce Romain qui se jouait d'un monde et qui aurait donné le Capitole pour une nuit de plaisir. Moi, en homme habile et prudent, que rien ne saurait étonner, je trouvais plaisante cette destinée de la vieille Rome qui venait aboutir, en dernier résultat, aux plaisirs d'un débauché et d'une reine adultère. En vérité, pour celui qui sait l'histoire et qui la voit de près, c'est une bien misérable chose, ces empires dont la chute a fait tant de bruit. Il faut avoir de la pitié de reste pour s'apitoyer sur ces masses inertes qui s'écroulent, dès qu'elles ne peuvent plus soutenir leur propre grandeur; un royaume qui s'écroule est un équilibre perdu, voilà tout. Cependant, pour celui qui doit survivre à cette énorme chute, c'est un singulier spectacle: voir tomber un empire et comprendre combien ridicule est sa chute.—Il obéit désormais, s'il est favorisé du ciel, à des barbares qui l'envahissent, ou, moins heureux, il est envahi par quelques palmiers stériles du désert et par des herbes rampantes, comme vous pouvez voir les ruines de Thèbes et de Memphis.

Cependant la nuit s'avançait: les étoiles jetaient un éclat moins vif, on entendait déjà le bruit naissant d'une grande ville qui s'éveille à la tâche de chaque jour: le vent du matin circulait en sifflant dans les voiles du port, et nous allions nous retirer quand la porte d'Antoine s'ouvrit encore une fois. Alors nous aperçûmes cette troisième colonne de l'univers recharger en chancelant, sur les épaules de son esclave, le tapis mystérieux. À ma grande surprise, je reconnus dans l'esclave Éros, bon et valeureux soldat, le même qui devait apprendre à son maître comment il fallait mourir. Il était facile de voir qu'Éros avait pris sa part du festin: son pas était mal assuré, et souvent il s'arrêtait, pour retrouver sa route. Il allait ainsi, hors de lui, lorsqu'un incident étrange vint ajouter à son trouble. Nous étions encore en présence du palais d'Antoine: l'Imperator, entouré de ses courtisans, et chargé comme eux de la couronne de lierre des banquets, respirait machinalement l'air frais du matin, tout étonné de voir se lever l'aurore autrement qu'à la tête d'une armée. En ce moment se fit entendre une musique... Elle n'était pas de la terre!... C'étaient des sons doux et tristes qui n'étaient pas sans charme, et qui n'avaient rien d'humain. À ce bruit les Romains ôtèrent leurs couronnes; Éros s'arrêta:

—Les dieux s'en vont, dit-il; Bacchus nous abandonne! O dieux! mon maître est mort!

En même temps de grandes larmes roulaient dans ses yeux. Je m'approchai de ce brave Éros.

—Salut, lui dis-je; et que les Heures aux doigts de rose et toutes les divinités du matin te soient propices!... Mais il me paraît, Éros, que vous menez une vie assez pénible, et comment se fait-il qu'à cette heure, après les libations de la nuit, vous n'êtes pas étendu tout du long dans le triclynium de votre maître, entre ses deux molosses bretons, et serrant dans vos bras quelque bonne esclave sicilienne qu'il vous aura donnée en un moment de belle humeur?

—Par Hercule! et c'est bien parler, mon maître! reprit Éros: m'est avis que je travaille comme un consul, tandis que je devrais être heureux comme un grand-prêtre.

Puis levant les yeux vers son tapis avec un air langoureux et sentimental, qu'il avait puisé dans une vieille amphore de vin de Chypre;

—Un joli fardeau, disait-il. Que ne suis-je le Grec Anacréon! je te ferais une petite chanson de dix syllabes, toi qui es l'arbre sous lequel repose mon maître, dans les grandes chaleurs de l'été:

—Quel est donc cet arbuste que tu portes? reprit l'impatient Scaurus.

Éros reprit en chantant, sur un air de courtisane:

Un joli arbre, sur ma foi: ses fleurs sont des perles blanches,
Ses fleurs sont d'or comme la fleur du saule.
Trop heureux qui peut serrer ce jeune tronc dans les deux mains!
Trop heureux qui peut embrasser ses racines!

Je vous demande pardon, mesdames, dit le comte en s'arrêtant: j'ai honte moi-même de ces vers blancs, qui me feront prendre pour une traduction de Shakespeare; mais vous m'excuserez si vous songez sous combien de révolutions poétiques il m'a fallu courber la tête. Enfant, j'ai commencé par scander les vers de Sophocle et d'Homère; homme fait, je me suis occupé de l'alexandrin de Virgile et des vers saphiques d'Horace; sous le grand poète Ronsard, je me souviens d'avoir été un des meilleurs poétiseurs français. À présent votre mode poétique est trop variable pour que je puisse aussi m'y soumettre. Pardonnez-moi donc mes vers blancs, s'il vous plaît... Pardon encore, et je ne sais plus où j'en étais de mon récit.

—Vous en étiez à l'esclave, reprit vivement la belle Clary, penchée à demi sur son amant.

—Et le chanteur chancelait de plus belle en riant.

Si tu voulais me confier ton fardeau, Éros, lui dis-je, je le porterais sans peine et sans peur.

—C'est un pesant fardeau, disait Éros, que de porter la Cilicie avec la Cappadoce et le Pont-Euxin, et je ne sais combien de villes nombreuses...

—Mais je suis aussi fort que toi, ce me semble, et si, tu portes tout cela, je pourrai bien le porter moi-même.

—Aussi fort que moi? disait Éros; c'est impossible! tu es un homme libre, et j'ai sur toi l'avantage et l'honneur d'être un esclave.

Et il poursuivait sa pensée tout en se parlant à soi-même:

—Un bon esclave est le maître de son maître; et si son maître est le maître du monde, il est, lui aussi, le maître absolu du monde; si la fortune sourit à son maître, il a la plus grande part de ce sourire; et quand la beauté se rend à son maître, il a encore le droit de s'en féliciter... Voilà bien la peine d'être libre! reprit-il après un instant de silence. Tout homme libre que tu es, si tu laissais tomber ce fardeau, tu serais mort: il y aurait un tremblement de terre au premier choc, et l'abîme à l'instant s'ouvrirait pour te dévorer comme Curtius. De ce fardeau il n'y a que moi qui aie le droit de me jouer; moi seul je pourrais le laisser cheoir sans mourir, parce que je suis l'esclave d'Antoine. Aussi bien est-ce pitié lorsque, dans l'antichambre de mon seigneur, je rencontre des rois timides et tremblants. Ils se lèvent à mon aspect, et, saisissant leur couronne à deux mains:—Salut, me disent-ils, salut au seigneur Éros! vive à jamais le clément Éros!... Et ils sont heureux de me prendre la main, parce qu'ils savent que souvent, de la main que voilà, un sceptre peut tomber.

Ainsi parlait Éros. Au son emphatique de sa parole on voyait qu'il était convaincu de sa dignité d'esclave et de sa supériorité sur les hommes libres. En même temps, il jouait avec son redoutable fardeau comme un enfant jouerait avec un hochet, le changeant d'épaule à chaque instant; après quoi, tout fier de son audace, il me regardait fièrement pour me défier d'en faire autant.

—Donne-moi ton fardeau, mon cher Éros, repris-je encore une fois: tu dois être assez fatigué de l'avoir porté toute cette nuit!

Il me le céda sans mot dire; en le chargeant sur mon épaule, il avait je ne sais quel sourire sardonique qui n'annonçait rien de bon.

—Puisque tu veux à toute force emprunter mon fardeau, le voici. Imprudent! que dirais-tu si ce tapis devenait tout à coup une jeune lionne prête à te dévorer? Ce tapis est comme un rosier de l'Égypte: ne remuez pas sa tête rose et parfumée, vous en verriez sortir un aspic au noir venin. Rends-moi, homme libre, rends-moi mon fardeau, car la liberté te sera un méchant bouclier à l'instant du danger.

Cependant j'étais décidé à voir la fin de cette étrange aventure; je ne voulais pas, par une vaine terreur, perdre le fruit d'une nuit d'attente, et malgré les sinistres prédictions d'Éros je marchais toujours à ses côtés. D'ailleurs mon fardeau n'était pas sans charmes: c'était un poids léger, inoffensif, mais, autant que je pouvais le comprendre, avec des formes charmantes et cette douce et pénétrante chaleur qui donnerait des forces au plus faible. Nous repassâmes devant la caserne.

—Est-ce là qu'il faut entrer, demandai-je à Éros?

—Par Apollon! disait Éros, pas à présent: il fait trop jour, tu ferais reculer le soleil!

En effet le jour était arrivé; et quand nous fûmes en présence du palais de la reine nous pûmes le voir distinctement, enveloppé de la blanche lumière du matin, comme un cadavre dans un linceul. Arrivés près de la porte, Éros se retourna vers nous:

—Il en est temps encore, nous dit-il: rendez-moi mon fardeau, et vous êtes sauvés.

—Nous entrerons, Éros, reprit le brave Scaurus, et nous verrons si tu es assez esclave pour avoir le droit de sauver des hommes libres.

Nous entrâmes, en effet. Nous étions seuls. Le vestibule était de marbre; une savante mosaïque déroulait à nos pieds mille peintures riantes; le plafond doré était éclairé par les restes mourants d'une lampe à quatre becs suspendue à une longue chaîne de bronze. Déjà nous frappions à une seconde porte, quand Éros eut pitié de nous:

—Imprudents! nous dit-il, n'allez pas plus loin! Vous tomberiez parmi les gardes de la reine et sous les flèches de ses archers. Il ne tiendrait qu'à moi de vous punir de m'avoir espionné toute une nuit; mais mon noble maître Antoine m'a appris qu'il était doux de pardonner... Écoute, me dit-il d'un ton solennel de commandement, mets à terre ce tapis, déroule-le doucement, et tu comprendras, malheureux, à quels périls tu t'exposais!

J'obéis; je plaçai mon fardeau par terre, et, prenant par les deux mains l'extrémité de la pourpre tyrienne, d'abord j'aperçus une lueur fugitive, une forme idéale qui se cachait sous ces plis de pourpre, jusqu'à ce qu'enfin, à l'extrémité même du tapis, je découvris, le dirai-je? Cléopâtre elle-même, la reine d'Alexandrie, la maîtresse d'Antoine, endormie et plongée dans une ivresse léthargique!

Vous ne seriez guère avancés si, à ce propos, j'avais besoin de vous prémunir contre tous les mensonges de l'histoire. On en a fait beaucoup sur Cléopâtre; elle était petite et mignonne! Elle avait la pétulance et la vivacité d'une jeune panthère, la peau légèrement brunie, une voix aigre et colère, un visage d'enfant dédaigneux et boudeur: telle était la reine. Ainsi elle parcourait les rues de sa capitale, à l'abri de ce tapis complaisant.

Toutefois ce fut un étrange spectacle, pour nous surtout, qui n'avions aperçu cette grande puissance de l'Orient qu'à travers les pompes de la cour et les apprêts minutieux de sa coquetterie insatiable, de la voir étendue à nos pieds, ivre-morte et dans un désordre à ce point complet, que vous l'eussiez prise pour une bacchante en un jour d'orgie, oubliée par les satyres au coin d'un bois. Elle était là immobile et pâle comme la lumière qui frappait sur son pâle visage; ses cheveux étaient en désordre, elle était à peine vêtue; il eût été difficile de reconnaître à ces yeux égarés, à cette bouche entr'ouverte, l'ancienne amante de César, la jeune et belle reine assise sur le trône d'Orient; d'autant plus qu'avant cette ivresse nous nous souvenions d'un souvenir invincible de ses visites multipliées, autre part qu'au palais d'Antoine.

Et voilà l'affligeant spectacle qui frappa nos regards. Pour moi, j'en fus consterné. Je me suis toujours senti un grand faible pour le pouvoir dans les mains des femmes; quand la loi salique fut promulguée je fus chassé du conseil des vieux barons, pour m'y être opposé trop vivement.—Éros jouissait de ma consternation, il l'attribuait à la peur.

Il n'en était pas ainsi de mon compagnon: perdu toute la nuit dans ses belles rêveries de grandeur et de majesté populaires, il venait de trouver, tout à coup, un terrible argument en faveur de son amour pour la république.

—Donc vois-tu, me dit-il en s'approchant près de la reine étendue, et vois-tu ce corps inanimé, cette âme anéantie, et ce gracieux sourire effrayant par son immobilité même? vois-tu cette ivresse profonde, et ces traces hideuses d'une débauche nocturne? Eh bien! tout ceci, c'est pourtant la royauté!

Sans répondre à cet accent terrible, je me mis à baisser la toge de la reine, à l'arranger elle-même dans une position plus décente; je réparai de mon mieux le désordre de sa toilette. Il était complet. Bien plus, je remarquai que, dans le vagabondage de sa nuit, la reine avait perdu une des perles qu'elle portait à ses oreilles, aux grands jours, En effet, l'oreille droite était nue, tandis qu'à l'autre oreille était suspendue encore la seconde merveille de l'Orient. La Reine tenait dans ses mains une large pancarte: il s'agissait de plusieurs royaumes que lui avait donnés Antoine pendant la nuit. Je m'emparai à mon tour de cet argument sans réplique:

—Cet homme idiot qui paie avec des villes et des populations entières une palpitation d'un instant, cet amant fougueux qui donne à sa maîtresse des milliers d'hommes pour un baiser, ce terrible empereur qui joue la vie et les destinées de Rome sur un sourire, cet époux de la jeune et timide Octavie, qui vit en plein jour avec une prostituée, cet homme enfin dont les esclaves sont salués à genoux par les rois, voilà pourtant la république, Scaurus! Oserais-tu la préférer à la royauté?

Ici se termina notre dispute. Éros, dont l'ivresse se dissipait, comprit enfin son imprudence. Il replia la reine endormie en son manteau, il nous fit sortir en toute hâte du palais, referma la porte, et tout finit.

—Voilà, mesdames, comment se termina cette discussion politique. Elle eut le sort de toutes les questions qui s'agitent dans ce monde; après bien des explications, bien des clameurs, bien des sophismes, et quelquefois de grosses et interminables injures, chacun reste obstinément dans son opinion; misérable et triste penchant de notre espèce, qui des choses humaines n'aperçoit jamais qu'un seul côté.

Ainsi parla le vénérable comte de Saint-Germain. Malgré soi, telle était la vivacité, telle était la conviction de sa parole, que l'on assistait à ces fêtes qu'il racontait en témoin oculaire, irrésistible. On le voyait, on l'entendait, on le suivait au milieu de ces parfums, de ces femmes, de ces jeunes esclaves; on retrouvait dans son discours comme un souvenir de cette langue ionienne qui, après avoir traversé l'Italie, s'est retrempée dans la bouche des conquérants. C'était alors, en Orient, comme en France avant la révolution de 1789. Le sophisme et le plaisir débordent de toutes parts dans la terre des Pharaons et des Pyramides; le vieil Orient lui-même est soumis à une décomposition sociale. Cela commence et finit par des femmes et des débauches, comme dans le Paris de Louis XV.

Voilà comment l'histoire de Cléopâtre nous fut racontée, et j'ai vu rarement une plus noble attitude que celle du comte de Saint-Germain, quand, arrivé à la fin de son récit, à cinq heures du matin, par la ville d'Alexandrie, et l'aurore étincelante dans le ciel lacté, entre deux brises froides et sonores, et la galère d'ivoire aux voiles de pourpre se balançant dans le fleuve, on entendit dans les airs cette musique plaintive annonçant aux mortels la fuite des Dieux qui s'en vont!


TROISIÈME PARTIE


CHAPITRE I

Quand tout fut dit, chanté, déclamé, nos convives des deux sexes, répandus dans les petits salons frémissants de toutes les gaietés de l'orgie, appelèrent le jeu à leur aide, et Mirabeau ne fut pas le dernier à ces tables qui furent bientôt couvertes de louis d'or. Si Mirabeau n'était pas un joueur d'habitude, à peine il en avait senti le premier aiguillon, il obéissait à cette passion si vite éveillée; il en était du jeu comme de l'amour, comme de la colère, et de tous les transports de cette âme en plein délire, une fois lancé, on ne savait plus où il s'arrêtait.

Mirabeau, était superbe, une carte à la main; il n'eût pas tenu, d'une façon plus magistrale, la carte même de l'Europe à dépecer, et je ne saurais dire, au milieu des pertes les plus acharnées, l'orgueil et le sang-froid de ce joueur admirable. Ah oui! l'or glissait dans ses mains avec une effrayante rapidité, et sa figure restait calme et tranquille; une fortune était étalée au hasard sur le tapis; vous auriez dit, à voir cet homme écouter une plaisanterie et la rendre à qui de droit, qu'il jouait la fortune de son voisin... à vrai dire aussi, ces derniers seigneurs étaient de beaux joueurs. À peine échappés à la tutelle importune de leurs pères, qui n'avaient pas été plus sages qu'eux, ces jeunes gens jouaient sur une carte ou sur un dé leur fortune et leur avenir; ils auraient joué jusqu'au nom de leur père qu'ils avaient souillé, et dont leurs maîtresses elles-mêmes ne voulaient plus.

Rien qu'à les voir les uns et les autres, obéissant au hasard, le plus aveugle et le plus triste de tous les dieux, vous eussiez compris que la fin du monde était proche; ils jouaient sans peine et sans peur, le gain leur arrachait à peine un sourire, et la perte à peine un cri de détresse! Évidemment, ils pressentaient que d'autres émotions, cette fois plus terribles, les attendaient au sortir de ces repaires; ils pressentaient les supplices, ils devinaient l'échafaud.

Ils comprenaient confusément que cette société faite ainsi ne pouvait pas vivre, et ils se hâtaient de dévorer ces derniers jours de fortune et d'autorité. Mirabeau, calme et bonhomme au milieu de ce jeu funeste, était inaccessible à toute émotion vulgaire. Il causait, il riait, il souriait à sa maîtresse; il racontait les histoires qu'il avait apprises chez la belle madame Lejay, son amie, ou bien, un crayon à la main, il écrivait sur une carte déchirée les principaux passages de son discours du lendemain. Il aimait le jeu pour le bonheur même de jouer, non pour le gain, entassant l'or devant soi sans méthode et sans calcul quand il était en veine, et le rendant sans se plaindre aussitôt que la chance avait tourné. En même temps, qu'il gagnât ou qu'il perdît, le premier venu avait droit de puiser au monceau: la bourse de Mirabeau riche était ouverte; on lui pouvait emprunter la moitié de sa réserve, ou bien il la donnait tout entière. À son tour, s'il était décavé, il puisait dans toutes les bourses, sans se rappeler, le lendemain, à quelle bourse il avait puisé.

Admirable instinct de cet homme excellent! Il avait tout oublié de sa vie et de ses douleurs d'autrefois, sinon qu'il avait contracté des dettes éternelles dont il devait se souvenir toujours, à propos de l'infortune, à propos de la prodigalité la plus folle, à propos des plus étranges folies. Il fut ainsi toute sa vie, accordant toutes choses et prodiguant tout ce qu'il possédait au premier venu, puis se faisant des créanciers de tous les hommes qui lui tendaient la main. J'avoue aussi que Mirabeau, jetant au hasard sa fortune et celle de ses amis, m'étonna d'abord, et qu'il me rendit jaloux ensuite. Nous étions alors dans un siècle de moralistes à la façon de Sénèque. On discutait beaucoup sur la tempérance et sur la charité, sur toutes les vertus qui n'étaient plus en usage; on attaquait sans réserve et sans pitié la passion du jeu, on la représentait sous d'atroces couleurs; on montrait sur la scène un joueur appelé Beverley, au moment où ce malheureux va poignarder son enfant; bref, le jeu était à l'index presque autant que la religion chrétienne, et par esprit de contradiction je me sentis intéressé à ces ruines du roi de carreau et du valet de cœur presque autant que si j'eusse rencontré sur les autels renversés de Port Royal des Champs, un des solitaires de la vallée de Chevreuse, M. Lemaistre ou M. Arnauld.

J'ai toujours eu, Dieu merci, assez de bon sens pour prendre en grand mépris les déclamations toutes faites, et j'en suis fâché pour messieurs les moralistes, le grand Jeu ne sera jamais la passion des lâches ou des stupides. Dans cette dernière moitié d'un grand siècle, la France, l'Angleterre et la Russie, ont été gouvernées par des joueurs.

Singulier empire des âmes fortes qui cherchent le danger; elles font de leurs moindres divertissements une occasion de courage et placent, de préférence, le théâtre de leurs plaisirs sur les bords glissants d'un abîme où elles sont toujours sûres de tomber.

Cependant le jeu s'animait de plus en plus; les tout nouveaux jeunes gens succombaient sous le poids de ces émotions trop sévères pour leur inexpérience; les femmes s'abandonnaient à cette volupté de l'or, oublieuses de tout le reste, et même de leur grâce et de leur beauté. Mirabeau avait l'air d'être le dieu de ce silence et de ces transports inarticulés; il fallait toute cette âme en peine pour suffire aux accidents de cette nuit. La nuit était déjà passée, il avait vu le bal, il avait traversé les vapeurs enivrantes du festin, à présent il jouait, dans une heure il devait parler à la tribune... attendu par le monde, attentif aux moindres accents de cette voix où grondait le tonnerre... il oubliait l'heure, il oubliait la tribune, il oubliait au jeu, sa maîtresse elle-même... Il allait à la dérive, à l'abandon de l'heure présente, heureux de son vice accompli, et ne pensant guère, aux ambitions, aux rêves, aux folies, aux gouvernements, aux intrigues qui l'attendaient sur le seuil de sa porte, à son retour!

Hommes et femmes autour de lui succombaient à la fatigue, au sommeil; moi-même fatigué de choses extraordinaires, je me disais, voyant l'assemblée à bout de tant d'émotions si diverses: Jamais je ne retrouverai, non, jamais, réunis sur un seul point, tant de mœurs incroyables, tant de puissances irrégulières et d'aventures inouïes, et comme si je n'en voulais rien perdre, je me tenais à la porte extérieure de cette maison, je voyais s'avancer une à une, toutes ces apparitions formidables ou gracieuses de cette nuit de fête et d'illusion de toute espèce. Alors Mirabeau, mon fantôme, accompagna galamment la charmante femme qu'il avait amenée, il la remit dans sa voiture en lui disant: Au revoir!

Lui-même il monta dans un carrosse qui l'attendait; j'entendis son laquais crier au cocher: «En toute hâte, à Versailles!» Le cocher partit pour Versailles; et moi, honteux du repos que j'allais prendre.—À Versailles! m'écriai-je à mon tour, à Versailles! Je voulais voir enfin ce qu'on appelle une tribune populaire à la cour d'un roi de France, un orateur au XVIIIe siècle, enfin quel était ce phénomène, et cet excès en toute chose appelé Mirabeau!

Nous partîmes. On allait vite alors, sur ce chemin des révolutions et des tempêtes, et même avant Mirabeau; j'entrai dans cette assemblée unique au monde, où furent débattues, pour la première fois, les destinées nouvelles de la France. En ce moment, déjà la noblesse et le clergé ne formaient plus qu'un seul et même corps avec les représentants de la bourgeoisie. À peine entré dans cette salle, je compris l'égalité ou plutôt je compris que les priviléges étaient déplacés, qu'ils avaient passé de la noblesse au peuple, du clergé au peuple, du roi au peuple, car le peuple était roi en ce lieu des changements; les simples habits de la bourgeoisie éclataient de plus de majesté que toutes les broderies de l'armée et de la cour. Du reste, rien ne ressemblait là à ce que je m'étais figuré des assemblées, des tribunes et des orateurs antiques. Chacun parlant à haute voix, chaque dispute interrompue et reprise avec une ardeur ineffable, les préjugés se heurtaient contre les préjugés, les priviléges contre les priviléges; c'était un informe et furieux chaos de vieux noms et de noms nouveaux, de vieux et de jeunes principes; tous les éléments d'ordre public et de discordes éternelles étaient là, mélangés, pressés, heurtés. Dans ce tumulte organisé comme une force irrésistible, on copiait pêle-mêle, au hasard, sans choix et sans plan, tout ce qu'on savait du sénat romain, des parlements anglais, des lits de justice de la vieille France, et tout ce mélange allait au hasard, sans méthode, et par je ne sais quelle inspiration de révolte, que l'on ne saurait imaginer.

Certes, vous eussiez dit, à voir tant de frivolité unie à tant de sang-froid... un vrai joueur qui pour se dépiquer de sa perte, finit par jouer sa fortune et sa vie. Aussi, malheur à ceux qui perdent: ils se troublent, ils hésitent, ils tiennent le cornet fatal d'une tremblante main; ils perdent toujours, on dirait que les dés sont pipés; cependant le peuple, heureux joueur, gagne et gagne encore, et la revanche et la revanche; il joue autant qu'on veut qu'il joue, et plus qu'il ne peut perdre; il accepte avec rage tous les paris, il se fie à toutes les chances, il gagne... et chose étrange, lui seul, en commençant la partie, a joué sérieusement; lui seul il a pensé qu'il y allait d'un immense hasard; lui seul a gardé son sang-froid, arrivant tête nue à l'assemblée, en vrai polisson qui n'est pas invité, attendant à la porte, et par un temps d'orage, qu'il plaise à l'huissier royal d'ouvrir cette porte, et se baissant pour y entrer en mettant le genou en terre aux pieds du trône! Il fallait bien qu'il eût une envie extrême de tenter la fortune, ce joueur nu et dépouillé, qui passe humblement par tant d'humiliations, pour venir hasarder, sur quelques paroles, à une tribune qui n'existait pas, le pauvre rien qui lui reste, et pour tenir tête à ces violents joueurs des salons de Marly!... Il n'avait cependant qu'une mise à perdre en commençant; cette mise perdue, aussitôt tout était perdu... Le maître des cérémonies entrait dans la salle, et renvoyait les joueurs malheureux.

À cette lutte immense où la liberté de ce peuple était en jeu, un homme se rencontra dans la foule de ces nobles, qui accepta les dés plébéiens; il se fit peuple au moment où la chance allait tourner; il se livra en aveugle à cette chance plutôt qu'il ne la dirigea; poussé par un instinct sublime il devina dans cette décomposition sociale, qui faisait justice de tous les despotismes, à quelle borne fatale on devait s'arrêter! Incroyable vertu par laquelle cet homme, intelligent d'une situation si nouvelle se trouva, tout à coup, brave et vertueux, comme on entend la bravoure et la vertu dans les républiques, orateur plus que Démosthène et plus que Cicéron, et dépassant, de toute la hauteur d'un front olympien, tout ce que l'imagination antique avait rêvé d'un orateur!

Tout ce qu'on voyait en ce lieu était son ouvrage; les lois enfantées, les lois à naître, la nouvelle politique appartenaient à cette éloquence. Ah! le vif plaisir, écouter l'écho qui répétait son ardente parole, admirer les visages où se reflétait son mâle courage, assister à ce pouvoir plébéien dont il était l'âme et le roi! À Louis XI, au cardinal de Richelieu, ardents faucheurs de puissances tyranniques, succédait Mirabeau. Mais il leur succède avec un autre but, un autre plan, un autre génie; il quitte absolument cette ligne tracée, et le voilà qui fait du pouvoir contre le trône, pour le peuple. Aussi voyez comme il arrive habile et superbe à cette tribune, entouré de vices, chargé de dettes, accusé de tous les crimes, ayant passé la nuit en débauches sans fin! Le voilà! c'est lui! le sourire à la lèvre, et l'auréole à son front! Silence et respect! Le voilà! Il sera mieux reçu que le puissant cardinal en habit rouge, entouré de ses gardes. Voici donc Mirabeau, le Mirabeau chargé du mépris public, le roi de son temps, le roi des temps à venir, le fondateur d'une dynastie éloquente d'hommes libres; Mirabeau qui, pour dernier honneur, sera livré aux gémonies, après sa mort.

Ma tête, en ce moment, se remplissait des bruits les plus étranges; mon cœur battait à se briser, je voyais tous les objets comme dans un nuage confus; cette salle, ouverte à la libre parole, avait pour moi l'aspect d'un sabbat, comme en a vu Gœthe notre poëte. C'étaient de grandes ombres de diverses couleurs, noires, blondes, horribles à voir, doctes ou charmantes; les uns portaient le deuil, les autres étaient en habits de fête; tous étaient jeunes, à les bien voir, seulement c'était une jeunesse folle d'une part; c'était, d'autre part, une vieillesse inquiétante et délabrée. En ces lieux de la discussion universelle, on se battait jusqu'à la mort; on se heurtait à se briser. La confusion augmentait à chaque instant, à chaque instant augmentait la terreur, puis tout cela disparaissait dans un abîme insensé où pataugeaient comme en l'Enfer du poëte florentin, les vainqueurs, les vaincus, les nobles et les plébéiens, les prêtres et les rois: Battez-vous! Déchirez-vous! Mordez-vous! Ça grouillait, ça hurlait, ça jurait, ça damnait... c'était damné!

La France était à mes yeux un pays de visions surnaturelles. Tout y était mystère et confusion, je rêvais tout éveillé, mes yeux étaient dans un nuage, un perpétuel bourdonnement obsédait mon oreille épouvantée. Alors je compris ce qu'il y a de vrai dans les fictions poétiques, comment il est des faits au delà du langage des hommes, et comment, si la naïveté et la clarté sont le caractère de la poésie aux temps primitifs, la véhémence de l'expression est une tache inévitable au milieu de ces conflits sans relâche et sans repos. Sur ces entrefaites, je vis entrer Mirabeau.

Il avait un peu réparé le désordre de ses vêtements; sa figure était calme et reposée; il eût été impossible, en ce moment, de soupçonner qu'il avait passé la nuit dans les délires du bal masqué, d'un souper licencieux, d'un récit fantastique et d'un jeu infernal entrecoupé d'un travail assidu. Il faut à l'éloquence, au bruit, à l'impossibilité même, des hommes de cette force morale et physique, pour y suffire. On eût dit, à voir Mirabeau, le visage calme et souriant, qu'il avait passé une paisible nuit dans son lit chaste et solitaire, qu'il s'était levé ce matin même pour se promener dans ses jardins, méditant quelques-unes de ces belles et grandes idées qui embellissaient les frais ombrages de Tusculum.

Notre homme était semblable à un bel orage, et tout d'abord, il fut salué par les vives acclamations de son peuple: «—Ah! le voilà! le voilà! vive à jamais Mirabeau! À bas la droite!» Au même instant un gros homme que j'avais déjà remarqué au bal de l'Opéra et qui était, lui aussi, un des membres de l'assemblée, se levait plein de fureur!

—Veux-tu faire silence, ô foule idiote et brutale, et crier vive le roi! Puis après avoir apostrophé la masse, il provoquait plusieurs individus, les montrant du doigt et les appelant à haute voix.—Si vous n'êtes pas content, Monsieur, je puis vous faire raison.—Huissier, apportez-nous ce cuisinier qui se plaint là-bas, que je lui coupe les deux oreilles!—Peuple stupide, idiot!... te tairas-tu! Et le gros homme était là, rugissant, menaçant, s'agitant sur son banc, plein de rage et de mépris.

Mirabeau vint à lui, et lui prenant la main:—Bonjour, monsieur mon frère, lui dit-il; vous êtes bien en colère et mal embouché, ce matin, contre nos amis.

—Vous avez là de beaux amis, reprit le vicomte de Mirabeau, et je vous en fais mes compliments, monsieur mon frère! Oui da, vous voilà bien fier de cette alliance de bottiers, de tailleurs et de cuisiniers, vous, le fils aîné de la famille des Riquety! Cela est noble et beau!

—Je suis étonné, vicomte, reprit Mirabeau, que tu dises tant de mal des cuisiniers, ce matin; il faut que tu aies bien déjeuné!

La galerie se mit à rire, et Mirabeau, sans mot dire, revint à sa place ordinaire, sur le banc opposé à celui où siégeait son frère; il porta ses yeux aux tribunes, saluant ses connaissances et ses amis, encourageant le peuple d'un regard; je le vis sourire à une grande femme qui se tenait sur la tribune la plus avancée; elle était belle et déjà violente, autant que si la bataille oratoire en était à son premier feu: on me dit que cette dame, à l'aspect martial, était une des sœurs de Mirabeau. Famille intrépide, ardente! italienne à demi! Famille de géants!

Là je retrouvai, pour la première fois, presque toute la société que j'avais vue au Trompette blessé: Maury à droite et Barnave à gauche! Or voilà ce que je n'ai pas dit encore, mon ami inconnu, celui qui me conduisait à sa volonté: il s'appelait Barnave. Il était pâle et fatigué; lui seul peut-être, en cette assemblée, il avait passé la nuit loin du bruit, des fêtes, du jeu et de cette volupté sans frein qui mordait cette époque de plaisirs cuisants. Tous ces noms qui sont devenus si beaux, étaient presque inconnus alors. J'en ai oublié beaucoup... je n'oublierai jamais l'aspect imposant de ces hommes que je considérais avec mes idées d'Allemand, et mon admiration pour le règne du grand Frédéric, comme des révoltés constitués.

Si Mirabeau n'eût pas été le roi de l'assemblée, à coup sûr je n'aurais vu que Barnave! Mirabeau m'occupait tout entier. Dans cette assemblée où tous les regards, tous les cœurs, toutes les émotions étaient pour lui, jamais roi de France, jamais dauphin de France, après de longues années de stérilité, jamais jeune reine, à sa première entrée au milieu de sa capitale, n'occupèrent les âmes et les cœurs autant que Mirabeau les occupa: il était impossible de l'aimer ou de le haïr médiocrement. Lui, sans s'inquiéter de tant de regards fixés sur sa personne, causait familièrement avec ses voisins, lisait, saluait! et, parfois se baissant, leur faisait mille niches plaisantes comme ferait un jeune écolier à ses camarades; cependant sa figure était calme, son air était froid, et la discussion commencée allait, suivant son chemin, attendant l'obstacle... et l'obstacle aussitôt rendait la vie et le mouvement à ces langueurs.

Barnave en ce moment parlait: je me souviens confusément de son discours, c'était la parole austère d'un jeune homme, et si la vertu eût emprunté un langage, elle eût emprunté celui de Barnave. Il représentait fort bien, cet homme ingénu et bel esprit, dans sa pensée et dans sa parole, l'inflexible courage qui s'attacha de préférence, aux temps de révolution, à quelques jeunes gens d'élite, sublimes rêveurs; à peine échappés à l'antiquité, chaste objet de leurs études, ils se hâtent de réaliser les institutions des peuples d'autrefois qui leur sont apparues à travers le style des historiens et l'emphase ardente des orateurs; jeunes gens, dangereux dans les monarchies et dans les républiques modernes, parce qu'ils ne voient pas que l'histoire qu'ils ont étudiée au milieu des livres, ils l'ont étudiée telle qu'elle a été faite, pure et dégagée de tout alliage; une histoire héroïquement drapée, dont les vices même sont parés avec un art exquis; en un mot, une abstraction réalisée par les rhétoriques; quelque chose d'idéal comme les lois de Platon; un rêve à la façon de Thomas Morus; et, dans ce rêve où la liberté dominait, triomphante, tel était le fanatisme ardent des jeunes législateurs, que nul obstacle ne les arrêtait! Une fois lancés, ils allaient toujours. Allons, en avant, jeune homme; et marche, et marche, et renverse abominablement sur ton passage, brise et détruis, l'autel et le prêtre, et le trône et le roi! Bientôt le songe aux noires couleurs devient un cauchemar, la parole de l'orateur est haletante, il parle haut, il parle de meurtre et de sang. Ainsi parla Barnave. Ah! que ses paroles m'attristèrent! Dans quel effroi me jeta cette colère inutile, et sans frein! Que Barnave dut être épouvanté de ses paroles sanglantes, quand, descendu de la tribune, il se réveilla, voyant déjà monter à sa lèvre le sang qu'il avait demandé!

L'effet de cette tribune élevée au-dessus d'un trône était le même que le trépied de la Pythonisse; il s'exhalait du pied de cet antre, je ne sais quelles influences perverses qui jetaient l'âme au désordre, et le cœur au désespoir! Notez que dans cette réunion de fanatiques, pour le bien et pour le mal, les plus méchants étaient les plus jeunes, que les plus vertueux étaient les plus acharnés, que la plupart de ces vœux qui me faisaient frémir d'horreur n'étaient en résultat qu'un effort de vertu. Et quel temps fut jamais plus défavorable à l'exercice honnête et dévoué du grand art de la lutte et du combat? Quel plus dangereux contraste avec les nobles pensées et les philanthropiques projets! Il arrive, en ces instants sombres, que l'homme de bien s'emporte... il n'a plus ni égards ni respects pour personne; il juge en dernier ressort, et sans appel, comme un juge de chambre ardente; il ne laisse pas même une heure aux faibles, aux innocents pour se défendre ou se repentir. Ainsi faisait Barnave, ainsi Vergniaud, ainsi tous ces hardis courages, ces imaginations généreuses qui ne voulaient rien entendre, et qui moururent, portant la peine de leur vertu sans patience et de leurs vœux sans pitié.

Je me sentis de la pitié pour Barnave, et du mépris pour ses antagonistes: le vieux clergé et la vieille noblesse de cette assemblée étaient deux choses vermoulues. À les voir, à les entendre, les préjugés les plus gothiques régnaient encore, aux yeux de ces hommes aveuglés. Pour eux, l'avenir n'était qu'un mensonge, et le passé seul était réel; le passé rempli de leur puissance, exposé à leurs priviléges, humilié par leur orgueil; le passé que leur ignorance avait flétri, que leurs dissipations avaient perdu, que leurs folies de courtisans avaient réduit à rougir même de sa gloire!

Aux yeux de ces hommes, le cri du peuple était le cri d'un fou, d'un lâche, heureux d'implorer son pardon, avant qu'il soit huit jours. La liberté, c'était une comédie au Jeu de Paume, que la cour s'apprêtait à parodier, aussitôt que le théâtre de Versailles serait débarrassé du plancher élevé pour le festin des gardes du corps... Ils ont subi, les uns et les autres, cette exorbitante comédie! Elle s'est changée en drame, et ce drame a tout brisé!

Quand Barnave eut parlé, Mirabeau se leva de son banc; à peine avait-il écouté le discours auquel il allait répondre; il marcha lentement à la tribune, en côtoyant les bancs de la gauche et de la droite, et prêtant l'oreille à tous les murmures; du plus léger murmure il faisait son profit, plus d'une fois, d'un mot en l'air, il a fait un mot sublime! Il gravissait les marches gémissantes de cette tribune où son pas résonnait lourdement. Le silence était grand, Barnave avait repris sa place, vainqueur et complimenté par ses amis. Mirabeau se posa lentement, croisa les bras, et jetant ses regards çà et là, il commença. D'abord sa parole fut lente et brève, on eût dit d'un soupir tiré avec peine de sa vaste poitrine, après une orgie. En commençant son discours, il bégayait: cela durait quelques minutes. Peu à peu l'homme, obéissant à des visions surnaturelles, devenait éloquent. Cette langue hésitante et tout d'un coup échappée à ses liens, brisait, torturait et violentait la parole humaine dans cette bouche ouverte à toutes les passions; au même instant ce regard s'animait de mille feux, cette épaisse chevelure se relevait sur ce vaste front comme la crinière d'un lion en colère ou en amour; le feu sacré circulait dans tout cet homme; il s'emportait, il riait, il insultait, il plaisantait, il tonnait, il éclatait; tour à tour moqueur et grave, attristé, jovial, ironique et tendre, blasphémant, menaçant, criant, puis calme et doux, passionné avec mesure et bien-disant, élégant et châtié; puis soudain jetant le barbarisme avec toute la hardiesse d'un improvisateur qui ne veut pas donner de relâche au carrefour, prophète, enfin, du haut de la tribune, et grand seigneur d'autrefois, peuple d'aujourd'hui; il est impossible, à qui ne l'a pas vu, le monstre, à qui ne l'a pas entendu mugir, de se figurer quelle abondance et quelle variété, au milieu des ressources infinies de la parole et de la passion; quel sublime pouvoir de la langue française obligée de suffire à ce cœur, à cette âme, à ces passions sublimes, à ces vils besoins, à cette élévation de pensées, d'idées, de faste, de pouvoir, qui respirait par l'organe éclatant de cet entasseur de foudres et d'éclairs.

Cette fois tout est bouleversé dans l'éloquence; et c'est à ne plus s'y reconnaître; il n'y a plus de calcul, plus d'art, plus de ces savants résultats d'une vie entière consacrée à l'étude austère des préceptes et des modèles; cette fois c'est le hasard qui parle avec les fureurs, les rencontres, les violences du hasard. Jamais vous ne saurez comme il était orateur; jamais dans les pages imprimées vous ne retrouverez ce qu'il y avait de force et de majesté dans cette parole au-dessus de la tribune et plus haut que le ciel! Pour moi, fanatique, égaré, perdu, terrassé à l'annonce incroyable de ces maximes, à l'aspect de ces projets, en présence de cet ancien esclave des bastilles, du bon plaisir et de la lettre de cachet, qui tue à plaisir les lois, les institutions, les hommes, renversant l'obstacle et franchissant l'abîme, je ne savais guère ce que je devais admirer le plus, ou du génie obéissant à ces inspirations sublimes, ou du génie acharné à sa proie, à sa vengeance, au renversement de tout ce qui l'avait accablé si longtemps.

Telle était l'autorité de cette éloquence! Elle avait fait, de moi qui vous parle, un révolutionnaire, et si Mirabeau, comme c'était quelquefois son habitude, et quand il avait besoin d'un argument irrésistible, s'était écrié: À moi le peuple!... Eh bien, j'aurais mis la main sur mon épée et je me serais levé contre mes dieux, pour combattre et renverser mes propres autels!


CHAPITRE II

Tant d'émotions extrêmes m'avaient jeté dans un indicible accablement; si bien que je n'étais plus le même homme, au sortir du Jeu de Paume. J'allais devant moi, sans savoir où j'allais. Vous qui êtes jeunes et sans ambition, il est une chose plus redoutable à vos jeunes âmes que la passion la plus dangereuse, c'est le spectacle insensé d'une immense supériorité. Ce spectacle, aussitôt qu'il vous arrive inattendu et dans tout son éclat, flétrit l'âme et la déshonore. Que vous vous trouvez malheureux et petit quand les mêmes hommes qui vous ont vaincus dans les emportements de la jeunesse, héros brillants du vice à sa plus brillante période, vous les retrouvez une heure après, dominant de leur génie et de leur volonté ce qu'il y a de plus imposant dans le monde, une révolution qui renverse et qui fonde en tout brisant! Et de même qu'ils se faisaient tout à l'heure obéir par les courtisanes les plus insolentes et les plus fières de leur beauté, voilà les libertins, les Don Juan, les amoureux des Cydalises qui s'en vont, guidant, par un fil, cette révolution qui s'est faite aux accents de leur voix, jetant la couronne du buveur pour s'envelopper dans le manteau du stoïcien!

Étonnants prodiges, dont le ciel même est épouvanté presque autant que la terre!... Ils sont réservés au destin de ces astres errants qui menacent le monde, emporté par eux. Encore une fois, c'est un grand malheur pour qui n'est pas un lâche, quand il lui est donné de mesurer l'abîme qui le sépare de ces grands génies; le même homme qui s'estimait encore ce matin, se fait pitié le soir; il se prend dans un profond mépris à considérer sa nullité, il sent le besoin de s'arracher à ces humiliantes comparaisons; son cœur est dévoré d'une tristesse plus pénible et plus triste que l'envie: enfin pour échapper à ces douloureuses angoisses, il n'y a pas d'autre moyen que de fuir et de se cacher dans une patrie où il est encore permis d'être médiocre. Heureuse situation d'un empire qui ne se sent pas vieillir, tranquille paix des vieux états despotiques, que tous les empires despotiques de l'Europe ont perdue aujourd'hui!

Ainsi accablé, perdu, abîmé dans mes désolantes réflexions, traînant avec peine mon amour-propre humilié, j'ignore comment cela arriva, mais je me trouvai tout à coup dans la cour de la poste aux chevaux. Justement, au milieu de cette vaste cour se tenait tout grand ouvert un large coche aux vastes portières, déjà rempli de voyageurs: on me dit que ce coche allait aux frontières, une place y restait vacante, et je l'arrêtai! On n'attendait plus pour partir, que le conducteur et les chevaux.

Alors je me dis à moi-même: À quoi bon rester en France? et qu'ai-je à faire en ce monde où je ne comprends rien, au milieu de ces hommes qui m'épouvantent, entouré de ces ruines qui tombent, et qui peut-être finiront par m'écraser, sans que j'aie eu la gloire et l'honneur d'y porter une main prudente? Eh oui! l'ennui même un ennui calme et naturel convient beaucoup mieux à mon âme, que ces fougueux plaisirs que mon cœur ne peut contenir. Une passion modeste et malheureuse exposée à des chagrins modestes, ne saurait-elle pas remplacer ces épileptiques transports d'une société qui se hâte de vivre et qui tourne obéissante à des hasards pires que la mort?—N'ai-je pas vu, d'ailleurs, tout ce qu'il y avait à voir en France, à l'heure où nous sommes: Les ruines de la Bastille, et le bal de l'Opéra; Notre-Dame de Paris et le Waux-Hall, les boutiques du Palais-Royal et le Mariage de Figaro, Barnave et Mirabeau, mademoiselle Guimard et la Reine; le cabaret, le Jeu de Paume, et la cour? O ma tranquille et ma rêveuse Allemagne! Il n'y a rien qui te vaille et rien qui me convienne autant que ton nuage et ta paix domestique!... Allons! çà! je veux partir!

À peine arrivé, j'écrirai à ma mère pour implorer mon pardon! Elle ne peut pas me condamner à ce bruit abominable, à cette fournaise où l'on brûle, à ce Paris plein de menaces... Mais juste ciel! que cette diligence est lente à partir!

Rien n'agite le sang comme le repos et le calme en de certains moments. Une voiture immobile, à l'heure où l'on voudrait être emporté au galop de ses chevaux, ressemble à un sourd-muet en colère. Il se fâche... On rit! Il veut parler... on l'écrase à force d'ironie.—Est-ce que nous ne partirons jamais, Monsieur?

—Où donc allez-vous, Monsieur? dis-je, à mon voisin de droite, un homme, aux yeux bleus; il me répondit gravement:

—Je suis un amateur de roses: dans mon jardin de la barrière de Fontainebleau j'en possède un compte de trois cent trente-deux espèces; je n'ai pu avoir encore un beau plan de la Felicia, il faut que je me complète, et je vais en Suisse pour la chercher.

—Pour moi, reprit le voisin de gauche, on aime autant que monsieur les choses complètes. Je possède dans ma bibliothèque une admirable suite des éditions d'Horace, et c'est le seul livre raisonnable que je connaisse; aussi je puis me vanter de l'édition princeps, imprimée à Milan, en 1470 ou 71, par les soins d'Antoine Zaroth de Parme, une édition de Venise à la fin du XIe siècle, une de Ferrare et celle de Florence, on possède un bel exemplaire sorti des presses d'Antoine Miscominus, d'Alexandre Minutianus et de Jean de Forli. J'ai trouvé, naguère, sur le Pont-Neuf, l'édition Aldine de 1501, et l'édition d'Alde le jeune, de 1551. J'ai hérité de l'Horace de Jocodus-Badius-Allusius; je possède aussi l'Horace de Daniel Heinsius, imprimé par les Elzévier, en 1612. L'Horace de Jacques Talbot de Cambridge, et celui de La Haye, et l'Horace de Baxter, mais je n'ai pas encore trouvé l'Horace publié à Lyon en 1511, et je vais à Lyon pour le chercher.

—J'aime les papillons, dit le troisième et j'en ai chez moi de mille sortes, fleurs volantes dans l'air, chargées de peinture et d'azur; j'ai passé ma vie à les mettre en ordre, à les ranger par espèces. Avant-hier ma gouvernante a brisé l'aile droite de mon papilio atropos du lac de Genève, et je vais en Suisse pour le chercher.

—Et vous, Madame, avez-vous aussi une collection à compléter? Elle me répondit en souriant:

—J'ai six enfants dont je suis la mère: le premier s'appelle Jules, il fait déjà des élégies et des drames; le second s'appelle Ernest, et il ne parle que de fleurets et de tambours; Antoine est beau comme un ange, et ne parle que du ciel d'où il est venu; Tom est charmant dans son air malin et boudeur; vous n'avez rien vu d'aimable et de bon comme mon gros et jovial Grégoire; mon tout petit Gabriel vient d'être délivré de ses premières dents; je suis une heureuse mère, ajouta-t-elle d'un air pénétré. Si vous étiez venu plus tôt, vous les auriez vus tous les cinq autour de moi me donnant le baiser d'adieu; mais j'ai encore un autre enfant, une jeune fille de seize ans, ma Clémence, et je vais en Suisse pour la chercher.

Ces trois réponses me jetèrent dans une profonde rêverie. En ce moment je venais de comprendre, enfin, comment et pourquoi je ne pouvais plus partir.

—Mon Dieu! m'écriai-je en relevant la tête péniblement, mon Dieu, Madame et Messieurs, que vous m'avez fait de mal, sans le vouloir! Véritablement je ne saurais partir avec vous: gens heureux, partez sans moi: les chevaux arrivent, les postillons sont prêts... À l'instant même où je mettais le pied à terre, la lourde voiture s'ébranlait, les passants se pressaient contre la muraille, les chiens hurlaient, et je restai seul au milieu de Versailles, moi qui tout à l'heure encore m'en croyais absent à jamais.

Or, (voici que je reviens à mon accident du bal masqué), tel fut le raisonnement qui m'empêcha de quitter Paris et Versailles, comme c'était tout à l'heure encore ma très-formelle volonté. Quoi donc, me disais-je, il y a, dans cette diligence embourbée une demi-douzaine de très-honnêtes gens qui s'arrachent aux habitudes les plus chères de leur vie et qui partent, un jour d'automne, pour courir après une fleur, un enfant, un insecte qui leur manque, et moi, moi seul avant de partir, je n'ai pas songé à compléter le seul moment de bonheur qui me soit arrivé en ma vie? Insensé que j'étais! j'aurais donc emporté un bonheur incomplet, un bonheur misérable, et rempli de ténèbres, rempli de regrets!

Je sais bien que je parle en ce moment, par énigme, et que mon récit tourne au mystère... il faut cependant pour que je m'explique, et pour que vous compreniez ma peine, que je vous raconte le plus grand événement de mon étrange soirée au bal masqué de l'Opéra.

Cet aveu me coûte à faire, encore aujourd'hui, à l'âge où les honnêtes gens, leur tâche étant accomplie, et la mort étant proche, ne redoutent plus le ridicule. Ainsi, pensez, si j'étais embarrassé avec moi-même, au moment où je voulus me rendre compte enfin de cette aventure incroyable!... Il serait bon peut-être (ainsi me disais-je) d'écrire instant par instant les moindres émotions de cette nuit qui ne viendra plus!

Déjà je cherchais le papier, la plume et l'encre, quand un vieux valet poussant la porte de mon salon:

—S'il plaisait à Monseigneur, me dit-il, un pauvre diable attend, qui désire lui vendre un encrier.

—C'est bien vu, dis-je, et faites entrer ce brave homme... il arrive à propos.

L'homme entra. Il portait, de ses deux mains, une lourde et massive écritoire en pierre de taille, qu'il posa gravement sur mon bureau. Cette pierre avait la forme d'une tour, les créneaux, les cercles de fer, les fenêtres étroites, la porte oblongue, en un mot rien n'y manquait. Dans un trou qui représentait les fossés fangeux, l'encre flottait, image exacte de la limpidité des eaux du fossé.

Ce je ne sais quoi, d'une forme hideuse me fit peine à voir:—Êtes-vous fou, Monsieur? m'écriai-je, et remportez cette machine horrible, à l'instant.

—Monsieur, reprit l'homme à l'encrier, ceci est très-sérieux, je ne suis pas fou, et je ne plaisante guère; il y a déjà longtemps que nous ne plaisantons plus, nous autres du faubourg. L'encrier que voilà, et dont la masse attristante pèsera tantôt d'un poids cruel sur les pensées légères de votre jeunesse heureuse, il faut nécessairement que vous le contempliez avec respect. Je l'ai façonné de mes propres mains, avec une pierre de la Bastille, après avoir renversé la Bastille de ces mains que voici!

Ainsi parlant, le rude ouvrier s'approcha de son ouvrage, il le contempla d'un regard plein d'orgueil, puis il reprit:—J'ai fait ce que j'ai pu, mon prince, il est vrai que je ne suis pas un très-habile maçon; il peut se faire aussi que cette tour ne soit pas positivement une tour, et vous comprendrez facilement que la véritable Bastille était plus belle. Au fait, vous pardonnerez à l'ouvrage en faveur de l'ouvrier. Ce que je puis affirmer ici, c'est que la pierre que voilà, je l'ai prise au coin le plus sombre et le plus terrible de notre ancienne prison d'État. Ce fragment appartient à la plus triste des quatre tours, à la tour de la liberté. Cette pierre est suintante encore; en vain, je l'ai polie, en vain je l'ai limée, en vain je l'expose au soleil levant, au clair soleil qu'elle n'a jamais vu, cela sent toujours l'odeur de la tombe et la moisissure du cachot. Cela nuira peut-être à la qualité de votre encre; à coup sûr, cela doit ajouter à la valeur de l'encrier. Tenez, Monseigneur, voilà encore la trace d'un anneau de fer qui était attaché à ce coin-là! Vous posséderez vraiment un excellent échantillon de notre ancienne Bastille, et quand vous en aurez bien compris toute la valeur, je suis sûr que vous le montrerez avec orgueil.

Cet homme aurait pu parler jusqu'au lendemain, je ne l'écoutais pas! Je me promenais dans l'appartement, cherchant les recoins les plus sombres pour éviter l'aspect de cette Bastille en miniature. Ainsi la voilà donc réduite à cette dimension frivole, cette forteresse insensée où pendant tant de minutes séculaires, tant de sang fut mêlé à tant de larmes! La voilà donc sur ma table, imbécile jouet d'enfant, cette épouvante du Paris féodal. Tyrannie! On y brisait les âmes, on y brisait les corps! Toute la France guerrière et pensante a été renfermée en ce lieu funeste. Il était pour le roi Louis XI un lieu de plaisance! Il servait de coffre à Henri IV! Richelieu n'eût pas gouverné huit jours, s'il eût été privé de sa chère Bastille, et Louis XIV se fût écrié: ma royauté n'a plus de remparts! Un abîme... un tombeau... un échafaud... parfois même un piédestal. Le grand Condé et Voltaire ont été renfermés dans ces murs; l'un, vaincu par la Bastille, tout grand qu'il était; l'autre, faible et pauvre, et vainqueur de la Bastille! Qu'es-tu donc devenu, symbole énervé des vieux pouvoirs? Est-ce bien toi, Bastille, qui gis ainsi sur une table, prêtant la boue et le flot de ton fossé à ma plume oisive, éternelle prison où s'étouffaient les cris des misérables, donjon sans loi et sans pitié où l'écrivain expiait ses plus beaux rêves! Murailles féroces sur lesquelles se sont brisés tant d'amours malheureux, tant d'opinions généreuses, tant de croyances, tant d'écrits brûlés par la main du bourreau! Mais, Dieu soit loué! ces cendres ont fini par retomber sur ta tête comme un linceul?»... Ainsi je rêvais... autour de cette machine d'État, étrange relique du pouvoir absolu.

En même temps je cherchais à me rappeler cette histoire; il me semblait que je découvrirais dans cette pierre arrachée aux cachots séculaires, la trace et le souvenir de tant de misères imposées à tant de grands hommes; il me semblait que ce monument féroce et tout d'un coup infidèle à sa mission, rejetait par tous ses pores, les pensées de révolte et de révolution que le pouvoir confiait à sa garde abominable, impie! En effet, pour peu que vous soyez attentif vous verrez que ce n'est pas l'eau qui suinte en cette pierre arrachée aux ténèbres, ce ne sont pas les cris des misérables qui se font entendre... Écoutez, et voyez! ce qui suinte ici c'est le génie; et si ces murs épais vont crouler et remplir de leurs ruines le monde ancien, c'est la liberté des vieux âges qui brise à tout jamais ces murailles lézardées. O dérision de la force! Honte éternelle de la tyrannie! O retour implacable, inespéré de la toute-puissance... une heure a suffi pour renverser ce rempart, et voici les jouets que l'on fabrique de ses débris!

En même temps, mon rêve allait toujours, et refaisait à ma façon, sur l'immense et terrible ouï-dire du genre humain, une Bastille à mon usage: il me semblait que j'étais monté sur la plus haute tour, et soudain, de ces hauteurs, le spectacle le plus animé et le plus dramatique s'offrait à mes regards. Ah! quelle histoire! Hélas! quelle épouvante! O mon Dieu! que de souvenirs! Tout se courbe à tes pieds, Bastille impitoyable! À ton seul aspect les plus grands esprits tremblent, les plus grands cœurs frémissent, les héros se troublent, les saints rêvent le martyre et les innocents le supplice... et puis, tout d'un coup, victoire éternelle! Il n'y a plus de Bastille! Les cachots sont muets, les fossés sont comblés, les chaînes sont brisées, les tortures sont abolies, les corps sont délivrés, les âmes ont des ailes, la pensée est libre! Et tout ce qui est mort ressuscite! Et tout ce qui était bâillonné parle à haute voix! Les cachots sont ouverts! Les tombeaux chantent des hymnes! Triomphe au fond des abîmes et délivrance au plus haut des cieux!

Quant à toi, fabricant de petites Bastilles, parodiste idiot des grandes vengeances, colporteur de ces pierres insultées, emporte à l'instant ce monument de ton génie! Elle n'a que faire ici, chez moi, ta Bastille impuissante, et j'aurais grande honte d'en faire un meuble, à mon usage! Ainsi, va-t'en, et si tu trouves que cette pierre, enfin soit lourde à porter, va-t'en la déposer chez Mirabeau, Vergniaud, Barnave, Duport, Lameth, chez les vainqueurs véritables de la Bastille! À ceux-là seulement un pareil encrier peut convenir. Ceux-là ont brisé tous les vieux instruments qui servaient à donner un corps à la pensée humaine, ils en ont inventé de nouveaux et de plus sûrs; ils ont effacé les vieilles règles même de l'éloquence; ils sont grands, sublimes et politiques, comme on ne l'avait pas été avant eux. Si J.-J. Rousseau vivait encore, il faudrait lui porter cette pierre; elle irait à merveille à sa colère, à ses mépris, à ses vengeances, à sa haine pour l'autorité sans forme et sans nom. Donc loin d'ici, hors de moi ce fragment de la Bastille: ôtez cet encrier de ma vue, il est fait pour contenir les grandes pensées, pour servir le vrai courage et les passions populaires. Non! non! je ne saurais employer à mes vaines écritures ce travail d'un peuple entier; encore une fois, éloignez de mes yeux cette Bastille... elle me fait honte... elle me fait peur!

L'homme partit emportant fièrement la Bastille entre ses bras: il alla la vendre à la comtesse Dubarry qui partit d'un beau rire à l'aspect de cette grossière image d'un monument qui l'avait défendue et courtisée in extremis.

—Vous êtes un grand niais, Monsieur, dis-je à mon valet de chambre, avec vos encriers de pierre éternelle... l'écritoire de M. Dorat me suffisait.

Quand je fus un peu calmé...—Monseigneur (me dis-je à moi-même), essayez maintenant d'écrire ici, avec cette plume innocente et ce peu d'encre oublié au fond d'un cornet, la terrible aventure dont le souvenir vous enferme au milieu de Paris, plus sûrement que si vous étiez enfermé dans le cachot le plus profond de la tour de la liberté!

Donc, Monseigneur, souvenez-vous, qu'il y a trois jours, dans un moment d'oisiveté et de curiosité, vous êtes entré sur le minuit, dans la salle de l'Opéra, au beau milieu du bal masqué. Vous étiez seul, inconnu de tous, ne connaissant personne, écoutant sans rien entendre, et voyant tout... sans rien voir. Des ombres passaient çà et là, murmurant tout bas des paroles sans suite et sans accent. Des passions vous frôlaient, souriantes! Des yeux vous regardaient... brillants! Des bouches riaient... ironiques! Chacun pour soi était le mot d'ordre et le but de la fête, et puis, je n'étais qu'un étranger dans ces rencontres d'une ville entière qui se cherche, et s'appelle et se reconnaît, à certains signes, dont elle seule elle a le secret. Je restais dans cette foule immobile, inquiet, malheureux, quand tout à coup une petite main se posa sur mon épaule, une voix douce avec cet accent d'innocence que j'aime tant dans les femmes de mon pays, murmura de tendres paroles à mon oreille enchantée:

On te connaît, disait-elle, on sait que tu es un philosophe, un Allemand, un jeune homme honnête et réservé comme un vieillard... Ah! jeune homme à l'abri des passions, que viens-tu faire en ces lieux où tout brûle? Ainsi parlait la voix charmante, agaçante, et la beauté qui s'emparait de mon âme et de mon cœur! Figurez-vous une voix d'un beau timbre, une taille élevée, un geste ingénu, l'esprit léger, le rire et la bonne humeur de la vingtième année, enfin je ne sais quoi de vivant et passionné dans le peu que je pouvais deviner de ce visage inconnu; tant de grâce et tant de baisers! Jamais jeunesse et beauté ne m'avaient parlé si tendrement et de si près! «Tu me connais? lui dis-je en tremblant d'une irrésistible émotion, tu me connais beau masque, tu es plus heureux que moi.»

Elle prit place à mes côtés et sa robe, en frissonnant, faisait de beaux plis autour de sa personne, entourée à la fois de mystère et de contentement.

—Oui, dit-elle, on te connaît: un homme irritable et jovial, triste et rêveur sans savoir pourquoi, grand observateur de riens, grand faiseur de petites choses, très-médiocrement bon ou méchant, philosophe absurde, amoureux manqué. Beau masque... on te connaît... Mais vous, Monseigneur, vous ne me connaissez pas?

—Si je te connais, lui dis-je? Une ombre, une dame errante, une aventure, une habitante de Luciennes ou de Marly, une bergère de Boucher, une pampine de Clodion, une houlette, un jupon court, tout vice et tout sourire... un piége où l'on tombe, une imprudence, et très-jolie, à qui l'amour fait trop de peur, et que l'amour prendra ce soir. Est-ce bien cela, bergère, et voyez si l'on ne sait point parler votre jargon?

Elle reprit, toujours avec la plaisanterie et ce sentiment qui devaient nous mener si loin:—Que fais-tu ici, à cette heure, et pourquoi donc ne pas rester chez vous dans un calme repos? «Do! do! l'enfant do!» C'est une chanson allemande! Il me semble, à te voir huché dans ce tumulte, une de ces sentinelles perdues qui cherchent l'ennemi de tous leurs regards, et qui s'endorment avant de l'avoir découvert.

Elle me dit mille autres folies pleines de grâce et de goût; puis je lui parlai comme on parle à ses amours, et lui parlant tendrement, sans audace et sans peur, je donnais une expression à cette bouche, un mouvement à ses yeux, une couleur à ses longs cils; j'étais comme le statuaire à son dernier coup de ciseau; encore un instant, voilà ma Galatée! «O ma reine! ô ma vie!» Ainsi je lui disais! Puis, sans le savoir, sans le vouloir, je l'entraînais loin de la foule et quand nous fûmes seuls:—À présent, lui dis-je, assis à ses côtés près d'elle, et respirant sa tiède haleine; à présent, par grâce et par pitié, permettez que je vous contemple, à mon aise; oublions ces licences, permettez que je vous dise enfin, sérieusement, que je vous aime! Allons! fi du masque! Et, démasqué, je voulais la débarrasser de ce voile importun.

—Non pas, disait-elle, en se défendant d'un geste énergique, non pas, messire, non, vous ne verrez pas mon visage; à Dieu ne plaise en effet, que je joue ici même, en cette folle nuit, sur un regard, tout le bonheur de ma soirée. Est-ce donc ainsi que vous obéissez à la rêverie, ô rêveur? Donc fiez-vous à moi, comme à vous je me fie. Et elle ajoutait je ne sais combien de saillies vives et tendres, agaçantes et timides. J'étais muet, j'étais fou. Cependant tout à côté de cette retraite mystérieuse où M. le régent avait laissé son empreinte et ses souvenirs, les sons bruyants de l'orchestre ajoutaient un enivrement mortel, à mon enivrement.

—Au moins, repris-je, au moins laissez-moi, en partant, un nom que je puisse murmurer dans mes beaux jours, un nom auquel je rattache une idée, un souvenir... une obéissance, un respect. Ceci est très-sérieux, madame, et je ne plaisante plus.

Elle reprenait sur un ton incroyable de causticité féminine:

Oh! oh! nous voilà, en effet, tombés dans le sérieux! Madame! Ah! fi le gros mot pour cette heure emportée et frivole! Ami, croyez-moi, obéissons à l'heure présente, et gardons-nous de renvoyer ce fraternel toi dans le séjour des ombres, comme un fantôme après minuit. Quoi donc! tu veux être sérieux à propos d'amour, sérieux au milieu de la vapeur d'un bal masqué? Regarde, autour de toi tout est ruine, et menace; il n'y a plus rien qui soit debout dans l'ancien monde. Et pourquoi ne serions-nous pas, toute une heure, oubliant vous, ce que je suis; moi, ce que vous êtes, Monseigneur? Ici même, ici, un premier prince du sang se laissait tutoyer par madame de Phalaris?

—Qu'il en soit ainsi, lui dis-je, et puisque madame ne veut pas qu'on la voie, au moins a-t-elle un nom qui la rappelle à mon souvenir quand je n'entendrai plus ce bel esprit qui parle avec tant de grâce... et de tristesse...

—Et quoi! dit-elle, ma voix ne dit rien de plus, non pas même un brin de tendresse... un peu d'amour?

Je sentis sa main trembler dans la mienne... Il y eut comme une larme à travers la dentelle jalouse... Ah! qu'elle était belle! Elle exhalait les plus charmantes odeurs de la jeunesse. Elle était toute grâce et tout sentiment.., elle se livrait... elle se défendait... elle voulait... elle ne voulait pas... elle avait des licences qui me semblaient venir du ciel même d'Anacréon ou de Gentil Bernard!

C'était bien la femme abandonnée à l'extase, à la crainte, aux transports d'une minute ineffable... Ignorante, elle interrogeait une âme ignorante, elle pensait, elle pleurait tout bas! Tantôt elle m'attirait dans ses bras, sur son sein charmant, tantôt elle me repoussait, avec tant de force et d'énergie! Heureuse—épouvantée—insolente—altière—humble à mes pieds—agonisante! Elle était toute flamme et tout frisson, tout délire, haletante, éperdue... et moi, je passais par toutes ses transes, je provoquais toutes ses espérances, je subissais toutes ses douleurs. Je priais, j'ordonnais, je pleurais, je me fâchais... je lui disais: va-t'en! Je la rappelais... consolée! O lutte étrange! ô mystère! Enfin, tout d'un coup, lorsqu'elle eut demandé grâce et pitié, je m'emparai de cette inconnue et, sans rien attendre, ébloui, furieux, j'ouvris ses bras à mon amour; ses bras me retinrent avec une passion silencieuse et frénétique. Oh malheureux! je ne songeais qu'à mes transports du moment, je me livrai à cette femme comme à moi elle se livrait; inconnu à elle inconnue, et délirante, elle à moi délirant, à moi tout jeune, à moi timide, amoureux, plein de fièvre... ô bonheur! Elle était donc à moi cette beauté invisible!... elle était à moi, elle vivait pour moi, et j'embrassais un fantôme! Hélas! tant de passion... et déjà tant de remords! Pygmalion, ta statue est un marbre inerte... O dieu d'amour, fais au moins que je la voie, et qu'elle me sourie! et qu'elle me donne... un baiser. Elle était là furieuse, insensée et pleurante! Elle m'appelait un traître, elle m'appelait un lâche! Elle se maudissait... elle me maudissait. En vain par ma crainte et par mes respects, je voulais protester contre l'entraînement qui l'avait perdue... Elle était immobile! Elle était silencieuse! Étonnée, elle-même, de ce grand crime dont elle était la complice innocente... Oui! Elle avait honte et je partageais sa honte... Elle avait peur et j'avais peur! Ces grands yeux qui me regardaient semblaient mettre au défi ma probité, ma loyauté, ma chevalerie!... Enfin, quand elle me vit à genoux, baisant ses mains, et demandant à mon tour: grâce! pitié! pardon!

—Tu ne me verras pas, dit-elle! Et tu ne l'auras pas, ce baiser que ta bouche implore!—Adieu!

Il faut bien que je le châtie et que je me châtie! Adieu! Elle était déjà sur le seuil de cette porte où l'avaient conduite sa hardiesse et sa mauvaise étoile... Elle s'arrêta, comme obéissante à un remords mêlé de pitié, et d'une voix plus douce, et d'un regard plus tendre, elle ajouta: Pourtant si bientôt arrivait ton dernier jour... mon dernier jour!... Si ton souvenir et ta pitié me restaient fidèles... ou tout au moins si par quelque grande action vous vous montrez digne enfin de ce qu'on a fait pour vous... vous verrez mon visage... ami, vous saurez mon nom... nous mourrons dans notre premier... dans notre dernier baiser!

À ces mots... elle disparut, comme une apparition, dans cette muraille du Palais-Royal et de l'Opéra où tant de vices avaient passé!


CHAPITRE III

Resté seul, je me sentis pris par un grand doute... Allons! me dis-je, elle a bien joué son rôle... et je la reverrai demain! Tant le doute est un corrupteur certain des âmes les mieux trempées! Certes, j'étais convaincu de l'honnêteté de cette femme autant que de sa beauté suprême... Eh bien! lâche et misérable ergoteur, j'aimais mieux la nier à moi-même que d'entourer son cher souvenir de ma reconnaissance et de mes respects. Ingrat que j'étais, ingrat et lâche amoureux, quand tout me disait que j'étais le premier amour de cette beauté sans nom... Je me faisais toutes sortes de raisonnements misérables pour me bien démontrer à moi-même que j'avais affaire au vain caprice de quelque dame oisive, et qui se moquait de ma naïveté...

Heureusement que j'eus donné bien vite un démenti sans réplique aux sophismes qui s'arrêtaient dans mon cerveau, et ce démenti qui me sauvait de ma honte, je le trouvais dans les transports de mon cœur. Cette fois enfin l'amour l'emportait sur le paradoxe, et par la sincérité de ma douleur, de mes regrets, je comprenais tout ce qui manquait au parfait accomplissement de mon bonheur. J'aimais! J'étais aimé! Elle s'était livrée à moi toute entière... Oui! mais je n'ai pas vu son visage... oui, mais je n'ai pas effleuré cette lèvre où murmuraient ces tendres paroles... à l'instant même où j'avais le droit de la retenir! Et maintenant si loin d'elle, et pris d'un regret ineffable, en vain je l'appelle, en vain je la cherche... ou bien la voilà qui me revient, mais toujours invisible... Est-ce vous... est-ce toi, mon fantôme... Et veux-tu me donner enfin ton sourire et ton baiser?

Telle était mon anxiété! Voilà ma peine! À l'instant même où je quittais la France, épouvanté du bruit, des ténèbres, et de l'immensité de l'abîme, il m'a suffi de rencontrer cet ami des papillons, cet amateur des belles roses, ces faiseurs de collections complètes, ces rêveurs à la poursuite de tant de misérables petits bonheurs, pour comprendre à quel point il serait misérable et honteux de ne pas chercher à compléter, moi aussi, la plus belle heure de mon premier amour.

Ainsi je me rendais compte, à moi-même, et ne voulant rien oublier de cette aventure étrange, des moindres incidents de cette nuit de folie et d'enivrements de tous genres. Il me semblait que cela me consolait de me raconter à moi-même les plus fugitifs souvenirs... Un peu calmé par ces confidences, je revins à Versailles, dans cette ville à part qui n'avait pas, même à cette heure où s'éclipsait la royauté de la France, son égale sous le soleil! En ce moment, la ville était déserte, le roi, la reine et la cour fatigués du spectacle éternel de la cité devenue trop grande pour la royauté nouvelle, avaient cherché une ombre, un refuge, un peu de calme et d'oubli dans le palais de Saint-Cloud où la mort avait fait tant de ravages. Trop heureux ce roi dont le trône est chancelant, trop heureuse aussi cette reine exposée à tant de clameurs, à tant de violences, d'échapper à la fatigue, à l'isolement, aux ennuis de la ville de marbre et d'or.

Versailles, la ville esclave où tout passe, où le grand siècle a passé... Cité d'un jour!... Caprice éphémère d'un seul roi qui n'avait pas songé que ses enfants et ses petits-enfants ne suffiraient pas à remplir cet asile exagéré de sa propre grandeur. Rien qu'à parcourir cette ville sonore, on comprenait confusément que sa prospérité n'était plus qu'un mensonge, et sa grandeur un rêve. Ce palais dont Louis XIV seul fut le châtelain, dont les deux rois ses successeurs, ne furent que les portiers, encore un jour, encore une heure, il sera trop étroit pour le peuple souverain, pendant que ces hôtels bâtis pour ces ministres, ces capitaines, ces évêques, ces seigneurs seraient trop vastes et trop beaux pour de simples citoyens. La mort pesait déjà sur cette ville insensée à force de richesse et de grandeur, comme elle a pesé sur les villes des lacs sulfureux de l'Écriture, ou sur les villes profanes de la molle Ionie, et sur toi, Venise, ô reine, ô prostituée! À peine elle a perdu sa loi, sa force, elle se fait courtisane, et elle se perd dans la débauche et le plaisir.

Telle elle m'a paru vide, endormie, oublieuse du passé, sans souci du présent, et déjà courbant la tête sous la main pesante de l'avenir, telle on m'a dit qu'elle était encore aujourd'hui, cette ville ouverte à toutes les dégradations. Comme elle vivait de la royauté, elle est morte avec elle. Elle a succombé sous le poids de ses habitudes paresseuses; elle est semblable à ces grands sépulcres ouvragés, taillés et ciselés par les grands artistes que la postérité étudie et contemple sans trop s'inquiéter du nom des morts, enfouis dans ce magnifique cercueil. Quand je le vis, pour la dernière fois, ce temple dégradé où se tenait la majesté de Louis XIV, déjà tout était sombre et mort, l'herbe, ornement des cimetières croissait déjà dans les places publiques, les volets de ses maisons se fermaient silencieusement comme on les ferme à l'heure où l'on part pour un long voyage, tout est fermé au dehors; tout est sombre au dedans; le feu est éteint; le lit est défait; le meuble est recouvert de ses toiles, la pendule a cessé de sonner les heures, le jardin est mort, vide est le bûcher; la vie est absente à jamais de ces murailles; plus d'enfant qui va naître et plus de vieillard qui va mourir! spectacle épouvantable! Une ville entière qui se meurt! Un règne entier qui s'efface! Une maison pareille, la maison de Bourbon qui tombe en ruine! Versailles aux abois, tout Versailles!... Moi, cependant, je la contemplais dans son agonie, et dans son abandon, cette antique cité des miracles, lorsque au bas de l'escalier du palais j'aperçus un étranger dont la figure douce et calme, l'attitude aimable et le sourire bienveillant attiraient tous mes regards... Il se tenait devant un autre personnage qui portait sur sa poitrine une croix militaire, et qui vendait des petits gâteaux.

Je m'approchai de l'étranger, il me salua.—Voulez-vous manger un petit gâteau avec moi, Monsieur? La reine et le roi sont à Saint-Cloud, et Leurs Majestés ne nous verront pas.

—Je suis bien sûr, répondis-je en acceptant l'offre de l'étranger, que si le roi et la reine nous voyaient, plutôt que de nous blâmer, ils partageraient notre repas, rien que pour faire honneur à cette croix de Saint-Louis.

—La reine surtout, reprit mon homme en puisant de nouveau à la corbeille, elle est si belle... et si bonne.

—Oui, répondis-je, et cette croix est la meilleure preuve que Sa Majesté n'a pas mangé de ces gâteaux; cette croix, elle l'aurait vue; elle voit les malheureux de si loin!

—Et cependant, reprit l'amateur de petits gâteaux, vous voyez bien cette dalle de pierre; elle a cédé de deux pouces depuis que ce brave officier est venu se poser à cette place, pour la première fois.

Ainsi nous devisâmes, lui, l'officier et moi. Lui était affectueux, bienveillant et causeur, l'officier était simple et réservé, moi j'étais fort à l'aise en cette société d'honnêtes gens sans prétentions, et je trouvais les petits gâteaux excellents.

L'étranger était un causeur très-fin, et très-ingénieux; il courait après les plus imperceptibles nuances de la pensée et des objets extérieurs. Je ne saurais vous dire toutes les histoires dont il était le héros, il en avait de charmantes, à propos de rien. Par exemple, il nous montra ses gants, et il nous raconta comment il les avait achetés...—Dans une humble boutique éclairée à demi; le comptoir est tenu par une aimable et charmante femme aux yeux noirs, à la peau blanche, et qui sourit à merveille...

Ainsi la confiance allait s'établissant entre nous; j'étais tout oreille et le bon chevalier de Saint-Louis souriait doucement à sa corbeille à peu près vide... encore un gâteau, j'allais savoir toute sa vie... un importun qui descendait par le grand escalier et qui vint à moi, les bras ouverts, en me saluant de tous mes titres, emporta la confiance de ces deux hommes... Au premier salut du courtisan, le pauvre chevalier de Saint-Louis releva la tête, il prit sa corbeille des deux mains, et se retira lentement d'un air calme et résigné; l'étranger, le suivit, en me jetant un regard de reproche et de pitié.—Je les suivis longtemps des yeux l'un et l'autre, et quand ils eurent disparu, je sentis que je les aimais.

Je fus désespéré de les avoir perdus si vite.—Mon Dieu! Monsieur, m'écriai-je en parlant au courtisan, vous me tirez de la plus agréable conversation qui se puisse entendre: ces deux hommes sont vraiment d'honnêtes gens. Pourquoi donc votre aspect leur a-t-il fait tant de peur?

—Mais, reprit l'homme à l'habit, je l'ignore; on n'est pas fait, que je sache, à épouvanter ces messieurs: l'un est un pauvre diable qui a la rage, malgré la consigne, de faire son commerce sur les marches du château; l'autre, savez-vous qui est l'autre?

—Je voudrais bien savoir son nom, répondis-je avec empressement.

—Je vais vous le dire, monseigneur, et quand vous le saurez, plaignez-vous encore de mon intervention... L'autre n'est rien moins que le fou en titre du roi d'Angleterre, à qui je viens de faire délivrer un passe-port.

—Et son nom, je vous prie, Monsieur?

—Dame un nom de bouffon:... il s'appelle Yorick.


CHAPITRE IV

Le secret que j'avais confié au papier, je l'aurais dit volontiers à Mirabeau; mais s'il aimait beaucoup les dames, en revanche il les estimait assez peu, et je craignais son ironie... Au contraire, il me sembla que Barnave était tout à fait le confident que je cherchais, et je lui racontai non pas sans un peu de honte, ma bonne fortune et les doutes qu'elle avait fait naître en mon esprit.

—Bon! dit-il, vous avez trouvé la fin du roman! quelle étrange passion, et quel scrupule incroyable? Une inconnue... Un bonheur incomplet... un baiser qu'on vous a refusé... Ah! triple Allemand que vous êtes, et que dirait M. de Lauzun, s'il avait entendu votre histoire?... Au fait d'où vous vient cet embarras inexplicable? À tout prendre, l'accident qui vous arrive est un accident heureux. Une seule femme que vous ne connaissez pas, si vous savez profiter de l'aventure, peut vous tenir lieu de toutes les autres. Vous donc qui preniez en pitié le fou de la reine, on ne vous manquerait pas de respect en vous donnant un grain d'ellébore!—Ah! dites-vous, la dame était masquée!—Eh bien! prêtez-lui tous les visages qui lui conviennent le mieux! Son masque a caché cette femme à vos yeux, il en cache, en même temps mille autres plus belles et plus charmantes, celle-ci que celle-là... Pour vous cette femme est partout; elle a tous les noms, elle prend tous les visages, elle est jeune, elle est belle, elle est noble... elle a tout... Rêvez le reste, et ne pleurez pas! Ainsi parlait Barnave, avec un accent léger, vif, pénétrant, en homme habitué aux objections... Puis, comme il ne me voyait pas calmé...

—O fortune! ô destin, disait-il: une monarchie est en péril, un peuple est renouvelé, l'Europe entière est haletante à l'annonce des plus grands événements, Mirabeau monte à la tribune, éclipsant tout ce qui se présente, et moi, Barnave un élu du peuple, en ce moment je suis le confident des incroyables amours d'un grand prince! À cette heure, et bon gré, malgré moi, et toute affaire cessante, il faut que je m'occupe à compléter une intrigue de bal; il faut que j'assiste aux commencements d'une passion finie! Holà! le joli métier pour toi, Barnave! Et cependant, ajouta-t-il en me prenant la main, je ne trouve pas cela ridicule, je vous assure. Je suis assez malheureux pour respecter toutes les passions; cherchons donc, puisque vous le voulez, quelque remède à vos douleurs d'amour.

—Il faudrait, repris-je un peu rassuré, découvrir quelle était cette femme, comment elle était venue à ce bal et pourquoi donc elle m'a choisi dans la foule, et laissé là, l'instant d'après, sans me dire: Au revoir!

—Ma foi, reprit mon nouvel ami, si j'étais que de vous... je me ferais le plus beau du monde, et la tête haute, et le jarret tendu, j'irais, je viendrais, je chercherais... je ne m'adresserais pas à un orateur populaire, animé de toutes les passions d'une révolution sans pitié, je voudrais deviner, à moi tout seul, la dame et souveraine de ma pensée; je la reconnaîtrais à sa voix, à son geste, au feu de ses yeux, à ses mains, à sa parole, à son silence, aux révélations du sixième sens... et puis, si elle échappait à ma recherche, à mes transports, voulant compléter absolument l'amour et le bonheur qu'elle m'a donnés, je chercherais dans la plus belle foule, et quand j'aurais rencontré assez de beauté, de jeunesse et de grâce amoureuse, alors, prosterné sous le regard de cette beauté, je lui dirais: O Madame, un baiser! un seul baiser!... Je ferais mieux, j'irais dérober, comme un voleur de nuit, la sensation qui vous manque, après quoi, j'en demanderais pardon à la dame!... Il y a des injures que les femmes pardonnent toujours. Ainsi, bel et bien votre émotion sera complète, ainsi rien ne manque à votre roman de vingt ans!

Et comme il vit à mon désespoir muet que le remède était trop grand pour le mal:—Non, non, me dit-il, ne faites pas cela. Faites mieux; recommencez un autre amour, un amour complet, retournez au bal et gardez assez de sang-froid pour arracher le masque de la première qui se livrera. Vous avez raison, point de moitié de bonheur, je n'en veux pas pour moi, nous n'en voulons pas, nous autres qui avons une âme. Et cependant, cher prince, moi, qu'un abîme aussi sépare à jamais de l'amour qui me tue, ah! si j'avais touché seulement sa main, si son regard était tombé sur moi, agenouillé, à ses pieds, si j'avais entendu sa voix m'appeler par mon nom: François Barnave! En ce moment, je n'aurais plus été Barnave. En ce moment, dompté, docile et soumis aux moindres caprices de la beauté que j'aime, et dont nul ne saura le nom, jamais, François Barnave serait descendu de cette tribune éclatante... il eût déserté la cause de Mirabeau, la cause du peuple; il eût tout foulé aux pieds: honneur, devoir, conscience; et plus sage et plus amoureux que vous, Monseigneur, il eût trouvé son bonheur complet! Dieu du ciel! j'aurais été heureux autant qu'un mortel peut l'être ici-bas! Hélas! je ne vaux pas un sourire de sa lèvre, un regard de ses yeux, un soupir de son cœur. Ce nom-là: Barnave! En vain je l'ai fait terrible... en vain je le veux célèbre, elle l'ignore! En vain ma voix puissante a pesé dans les affaires de ce monde, elle n'a rien entendu, rien compris... Elle ne m'a pas vu une seule fois dans la foule; elle ne me connaît pas assez pour me craindre; et me voilà si loin de mon espérance... et si loin de son désespoir!

Disant ces mots, Barnave était hors de lui. Je le regardais avec un étonnement qui le déconcerta, il domina son trouble, et reprenant son sang-froid:

—Vous voyez, me dit-il, que votre passion n'est pas la seule ridicule! Et moi aussi j'ai ressenti des passions inexplicables; mais j'en suis le maître et je m'en sers pour avoir du cœur. D'ailleurs, quelle que soit la passion qui occupe les hommes, croyez-moi, elle est toujours couverte d'un masque, et le plus sage est de ne pas chercher à le soulever.

Il reprit, d'un air de résolution effrayant:—Voulez-vous que je vous dise absolument, le voulez-vous? quelle était votre inconnue?... Interrogez votre âme et sondez votre cœur!... Répondez-moi!

—Quoi qu'il arrive, et quel que soit le danger qu'elle et moi, nous courions, Barnave, eh bien oui, je veux le savoir.

—Prenez garde, jeune homme, répondit Barnave. Il y a de grands repentirs dans votre curiosité satisfaite. Encore une fois, le mystère est souvent un grand bonheur; songez-y. Qu'aurez-vous de plus, je vous en prie, aussitôt que vous saurez ce nom-là, ce nom caché? Comme il sonnera tristement à vos oreilles, quand vous l'aurez entendu! Combien les faveurs de cette nuit d'ivresse et de fièvre innocente vous paraîtront cruelles, quand vous saurez d'où elles viennent! Mais, vous le voulez... préparez-vous à tout savoir.

J'attendis.

Il reprit en ces termes:—Vous connaissez, ou du moins vous avez vu, sur le chemin de Luciennes, une femme à la démarche élégante et molle, à la taille svelte et légère, un œil qui brille, un regard qui blesse, un pied qui glisse en passant!

—Mais, lui dis-je, où prenez-vous le chemin de Luciennes?... Et cependant, j'étais déjà fort inquiet.

—Oh! oh! reprit Barnave, ainsi que tout chemin mène à Rome, il y a mille sentiers qui mènent au château de Luciennes. Dans ce château, la dame est un mystère, une fable, une aventure, un accident! Rien de trop haut pour elle... et rien de trop perdu dans les fanges. Les uns la saluent jusqu'à terre et par habitude, les autres font semblant de ne pas la reconnaître, ingrats! à qui cette femme a tout donné!

Quant aux duchesses, aux marquises, aux tabourets de la cour, elles couvrent de leurs mépris cette infortunée... Il est vrai que ces mépris sont bel et bien de l'envie, uniquement de l'envie... Elle, alors arrogante et superbe comme une fille de joie et de fortune royale, elle méprise également ces respects et ces dédains; elle marche, et le front levé dans ce Paris, dont elle fut la souveraine; et elle va partout, en simple artiste, qui est restée et femme et reine, en dépit de tous les changements de son visage et de sa destinée...

—Or ça, repris-je, ému jusqu'au fond du cœur, si je vous comprends bien, cette femme est une prostituée, une honteuse personne élevée à toutes les grandeurs de la prostitution! Elle à vécu de honte et d'infamie; elle a fait pleurer le misérable; honoré le lâche, adoré le brigand; elle a rempli les Bastilles et vidé le trésor?

—Oui, dit Barnave, et c'est cela pour quelques-uns; mais pour les autres, c'est une idéale créature, encore adorable! Elle est le rêve enchanteur de la dernière passion des rois de France. Elle a remplacé Agnès Sorel, dame de beauté, comme le feu roi remplaçait Pharamond; authentique et précieuse relique de l'amour, comme l'entendaient les vieux Bourbons de France, au temps du pouvoir absolu; c'est une savante à chasser les nuages d'un front couronné; c'est un jovial cynique exhalant les parfums les plus rares, vêtu de gaze et chargé de fleurs; c'est un des lutins de Cazotte, un prophète; c'est mieux qu'une femme, il y a bien des jeunes gens, et des plus beaux qui la rêvent. Comprenez-vous? c'est la seule entre toutes les choses qu'il allait perdre à jamais qu'ait regrettée, à son lit de mort, le roi Louis XV dans ce beau royaume qui fut à lui le dernier.

Je me levai presque désespéré.—Assez, assez, Barnave; cessez de grâce, et brisons là cette exécrable moquerie. O ciel! serait-ce possible et vraisemblable, en effet? Cette femme... aurait-elle à ce point l'ingénuité, la grâce et le charme? Aurait-elle, en son abandon même, la voix, la plainte et la douleur de la vertu qui succombe... Ah! feindre ainsi! jouer ce rôle affreux de la courtisane amoureuse, oublier si complétement ce qu'elle était dans ces palais fangeux, dans les bras de ce vieillard, dans le tumulte et le bruit de ses tristes amours... Madame du Barry sous ce masque, y pensez-vous?

—Qui vous dit que ce n'est pas madame du Barry elle-même? Elle a l'habitude et la conduite de ces sortes d'intrigues; elle a présidé, la première, à ces bals où tout est possible, où tout est permis; elle est la vanité même, elle n'a plus de roi de France à séduire; elle a voulu savoir ce qu'il fallait penser d'un prince de Wolfenbuttel...

—Et je suis parfaitement de votre avis, reprit une grosse voix... Voilà, trait pour trait, l'image exacte de la plus séduisante coquine qui se soit assise au trône de France... Et, vive Dieu! mon prince... il faut que vous soyez né sous une heureuse étoile pour avoir rencontré madame du Barry.


CHAPITRE V

L'homme qui parlait ainsi, c'était Mirabeau lui-même! Il avait l'œil du lynx et l'oreille de la taupe; il concevait, il comprenait, il entendait toute chose; et de toute chose il faisait un profit, disant que c'était dans son domaine... Enfin ce qu'il n'entendait pas, il le devinait.—Vive à jamais la comtesse du Barry! s'écria-t-il... Et plût au ciel, mon confrère... et mon rival, Barnave, que vous n'ayez pas d'autre amour...

Interpellé brusquement par cette voix irrésistible, Barnave étonné s'éloigna sans mot dire, et s'inquiétant fort peu des doutes dans lesquels il m'avait plongé... Mirabeau suivit du regard Barnave qui s'éloignait. Il y avait dans ce regard de l'intérêt et de la pitié:—Noble jeune homme, dit-il, sublime enfant, dont le cœur vaut mieux que la tête! Génie inquiet dont l'éloquence n'a pas d'égale! Barnave, emporté par la passion qui te brûle! Infortuné! comme il a menti à sa vocation, lorsqu'il a pris sa place au premier rang des grands démolisseurs...

—Dites-moi, pourtant, Monseigneur, reprit Mirabeau, ce que venait faire ici madame du Barry, quel chagrin pressait Barnave et pourquoi fuit-il ainsi à mon aspect?

—Vous êtes entré dans un de ces moments de malaise qui attristent souvent notre ami, répondis-je, il n'eût pas voulu être surpris, surtout par vous, dans cet état de faiblesse et d'égarement.

—C'est grand dommage, en vérité, que toute cette âme et tout ce cœur en soient réduits là qu'ils n'osent plus se montrer, dit Mirabeau; en vérité, c'est un grand malheur d'aller si vite, quand on marche dans un sentier si mal frayé et si obscur!

—Mais, repris-je, est-ce bien vous, Monsieur, qui parlez ainsi, et ces regrets conviennent-ils à la bouche de Mirabeau! Il me semble, en effet, que si la France obéit aux passions qui l'emportent, et si elle parcourt des sentiers obscurs, c'est bien vous qui l'avez voulu. C'est votre main qui l'a poussée hors des sentiers battus, c'est aux accents de cette voix souveraine qu'elle s'est mise à courir çà et là, échevelée et saisie de terreur. Voyez, monsieur, que d'épouvante! En ce moment, le trône est ébranlé, l'ardente calomnie entoure incessamment votre jeune reine, le vieux temps est perdu, les vieilles mœurs sont effacées, les ruines s'amoncellent dans ce royaume où rien ne se fonde... où tout est mort. Le hasard, aveugle dieu, préside aux destinées de ce beau royaume. Écoutez! mille prédictions sinistres pèsent sur ce roi plein de respect! En ce moment, plus d'appui pour le trône au dedans, au dehors la vieillesse des uns et la jeunesse des autres lui sont également funestes; en vérité je ne sais rien de plus triste que cette position des affaires qui ne fait le bonheur de personne; il est vrai qu'elle a fait votre gloire à vous, Mirabeau, mais que de doute et de malaise au fond de cette gloire unique et sans rivale! Hélas la triste position! qui a réduit notre Barnave à cette lutte terrible de son esprit et de son cœur, et qui le perdra, n'en doutez pas!

Mirabeau se prit à réfléchir profondément:—Je conviens, reprit-il après un silence, et j'avoue en effet que ce sont là de grands malheurs généraux et particuliers. Toutefois c'est bien malgré moi que le trône en est venu à cette extrémité. Je suis né un sujet du roi, un sujet loyal, et rien ne m'eût été facile comme d'oublier les abus cruels du pouvoir, sur ma personne et sur ma liberté. Malheureusement le roi est mal conseillé; il est aveugle! Il ne comprend pas! Il ne sait pas que la parole est la force et la vie... Et quand je venais au roi, le regard plein de pitié, le cœur plein de pardons, quand j'implorais... la permission de me perdre en sauvant le trône... ils se sont écriés que je jouais ma comédie, et que le trône serait déshonoré d'être sauvé par Mirabeau! Les voilà bien... les voilà tous!... Et maintenant ils m'implorent, ils me supplient, ils se prosternent: Mirabeau, sauvez-nous! Sauvez-nous, Mirabeau... Il est trop tard! Je voudrais les sauver, mais que faire? ô royauté misérable! C'est la faute de son orgueil et non pas la mienne, à moi, abreuvé de tous ses dédains!

J'observais Mirabeau disant ces paroles. Son front était chargé de nuages, son visage, ouvert et franc, s'était contracté sous une sensation pénible; il y avait dans toute sa personne éloquente et superbe quelque chose qui ressemblait au remords, mais à un remords combattu.

Le Titan... le voilà écrasé sous les montagnes qu'il a soulevées! Phaéton, le voilà brisé sous le char qu'il a conduit! Le révolté recule à l'aspect de sa révolte! Ah! tu veux détruire et renverser... ruine et détruis, brise et renverse afin que l'heure arrive où ton crime apparaisse à ta conscience, ivre de vengeance et de remords.

Cependant, nous restions plongés l'un et l'autre dans une méditation profonde, interrogeant l'avenir, épouvantés de l'heure présente... Et Mirabeau reprenant la parole, en secouant la tête avec fierté:—Certes, il y aurait de la lâcheté à désespérer du trône: avec la constitution telle qu'elle est, tout peut se réparer encore à condition que les mêmes hommes qui ont poussé le royaume à ces progrès inespérés arrêteront le char dans sa course... il n'y a pas d'autre remède, et pas d'autre secours.

—Et voilà précisément, monsieur de Mirabeau, où est mon doute. C'est un singulier maître et difficile à régler, le mouvement: quand une fois on lui a livré l'âme d'un peuple, et sitôt que le peuple aveugle s'est mis en marche emportant les vœux, les espérances et les craintes d'un royaume, allez dire à ce peuple: Halte-là!

—C'est vrai, Monsieur, le char est lancé, mais peut-être, en me plaçant tout vivant sous sa roue, au risque d'être écrasé, pourrai-je l'arrêter un instant? Rien qu'une heure et tout serait sauvé. On revient si vite en France à la vérité, au bon sens, pour peu que la France ait le temps de se reconnaître. Enfin, croyez-moi, voilà mon ambition présente... Sauver le roi ou périr. Car, entre nous, mon entreprise est une tâche odieuse, absurde, impossible, et ma royauté me poursuit comme une honte. J'étais né peut-être, comme mon cousin le duc de Guise, pour être un héros des dissensions armées, des guerres civiles, des révoltes de citoyens; mais jamais je n'aurais accepté ces émeutes que pour venir, après un jour de victoire, m'agenouiller orgueilleusement devant la majesté soumise de mon roi. Oui, j'aurais été heureux et fier de me montrer sujet fidèle, après avoir prouvé que j'étais un sujet redoutable. À l'heure où nous sommes la sédition est changée, et la révolte a perdu toute sa grâce à mes yeux, depuis qu'elle n'aboutit plus aux pieds du trône... Ah! fi d'une sédition en guenilles! Fi de ces mains mal lavées! Que m'importe, en effet, d'avoir brisé le joug léger de la cour, s'il faut porter le joug d'un autre souverain qu'on appelle le peuple? Sous cet étrange souverain que nous nous sommes donné, l'esclavage est une honte et devient un joug insupportable; moi-même, le maître absolu de ce peuple, dont j'ai retrouvé le nom perdu, après que Montesquieu eut retrouvé ses titres égarés, à quelles humiliations m'a condamné son caprice! Allons, Mirabeau, parle haut, dis ceci, dis cela, si tu veux qu'on t'applaudisse; allons, Mirabeau, notre histrion Mirabeau, de la colère ou de la haine, si tu veux que nous soyons contents; allons, Mirabeau, éclate et tonne, prie et pleure et calomnie, au gré de nos passions, renverse et brise et tue! O popularité fatale! humiliante protection! indigne succès! À ce vil métier j'ai perdu toute mon âme; pour cette vile royauté j'ai renoncé à mes préjugés les plus chers; j'ai brisé ma précieuse couronne de comte, que j'avais défendue contre les Caramans eux-mêmes; je suis devenu un fanatique! Mes vices, mes vices si chers, je les ai oubliés et je leur impose un frein. Je me cache, oh! qui l'eût dit! pour aimer ma chère maîtresse, et je me drape en vertueux. Que je m'ennuie et quel vide en tout ceci! Pour moi, la vie est le néant, elle me pèse et me lasse; et je sens dans mon cœur le plus poignant des remords, non pas le remords d'un crime inutile, mais le remords d'une folie sans excuse; le remords d'une faute! Enfin quand je songe aussi que l'opposition n'est plus de mon côté; que c'est moi qui suis le maître, et qu'il y a à défendre une monarchie... un roi, quinze siècles; quand je me vois, à présent le maître absolu, sans obstacle, et que là-bas une reine de France, une femme... appelle en vain le ciel et les hommes à son aide!... et que moi je suis là, frappant cette monarchie à terre, méprisé par cette reine, odieux à ce bon roi qui m'a délivré!... Non certes! non, cela ne peut durer; il faut que je sorte à tout prix de ce malaise et de cette honte; il faut que j'en sorte ou que je meure!...

Ainsi il parlait désespéré; il attendait une réponse; il hésitait.

—Ne craignez-vous pas, lui dis-je enfin, de rencontrer des obstacles, même dans votre bonne volonté pour cette monarchie au désespoir?

—Vous, voulez parler des courtisans, reprit-il; vous avez raison, c'est une race dangereuse. Mais populace pour populace, et tout bien pesé, j'aime encore mieux celle-là que celle-ci; celle-là rampe, et je l'écrase; au contraire, l'autre est reine, et c'est moi qui la flatte. La plus dangereuse des populaces, c'est la vraie populace, qui hurle et qui s'en va dans la rue en criant: tue et tue! Elle hait la guerre, elle hait le génie et le linge blanc. Elle a cru me faire une grâce extrême en me permettant la poudre à mes cheveux, un carosse et derrière mon carosse un laquais. Décidément, c'est un parti pris; là, dans mon âme, et là, dans ma tête, il faut, sujet, que je revienne au roi; homme, que je revienne à la reine... orateur, que j'impose au peuple qui m'entend, mes volontés suprêmes... Seulement, dites-moi, dans cette grande résolution que je prends aujourd'hui, voulez-vous me servir?

—Vous ne doutez pas de mon zèle à vous servir, monsieur de Mirabeau! je suis tout à vous, ordonnez. À mon premier voyage à Versailles, je l'ai promis à Barnave; pour sauver la reine de France, pour sauver la sœur de notre empereur, rien ne doit me coûter; ma vie est à vous, à ce prix.

—Ainsi, ce soir, à onze heures, vous consentez à me prêter un cheval et à me suivre, vous-même, vous tout seul, au rendez-vous de cette nuit?

—Mes chevaux seront prêts à onze heures.

—Il faudra prendre garde à ne pas être remarqué, ce soir. Il y va du salut de la monarchie, il y va de ma vie, une vie aujourd'hui précieuse entre toutes, car bien certainement, si le loyal parti dont je me suis fait l'esclave vient à me deviner, je suis mort! et, véritablement, avant ma tâche accomplie, il me serait pénible, il me serait affreux de mourir.

—Que dites-vous, Monsieur? votre mort ce serait un grand deuil pour les âmes intelligentes qui vous suivent dans cette ardente carrière; ce serait un coup fatal qui dérangerait cette lutte inégale entre le roi et le peuple, à laquelle seul, tout seul, vous pouvez mettre un terme. Enfin, pour ma part, ce me serait une profonde, une inconsolable douleur de vous perdre à l'heure où je commence à vous connaître, ô vous, mon grand homme et mon héros!

—Votre héros! après Barnave pourtant.

—Barnave est si malheureux!

—Ajoutez, il est si jeune et si grand rêveur, si cruellement marqué par le destin! Ici il passa la main sur son front en relevant sa crinière.

—Mais qui de nous n'est pas frappé à mort? Moi même je sens à mon front le signe fatal.

Puis se retournant vivement:—Ce soir à onze heures dans votre cour.

—Les chevaux et le courrier de M. le comte... seront prêts à partir!


CHAPITRE VI

À onze heures du soir nous étions à cheval. Mirabeau se mit en selle en excellent cavalier qu'il était. Avant de sortir dans la rue, il s'enveloppa de son manteau, et le voilà parti les yeux baissés. D'abord nous marchâmes avec précaution; nous fîmes plusieurs détours pour n'être pas suivis; puis bientôt quittant Versailles, nous entrions dans ces bois épais qui mènent de Versailles à Saint-Germain. La nuit était sombre, le vent agitait la cime des arbres, l'herbe se froissait sous les pas des chevaux, le gibier de la forêt passait et repassait avec mille bruits confus... Mirabeau marchait le premier, moi, je le suivais en silence avec l'obéissance passive d'un cavalier qui suit son capitaine, et sans avoir demandé où nous allions.

J'en étais venu, encore une fois, à jouer le rôle secondaire auquel je m'étais vu condamné tout d'abord;—le rôle d'un agent sans intelligence, qui ne sait même pas pourquoi il est dévoué, et qui cependant se dévoue, entraîné par une force irrésistible. Ainsi j'allais subjugué par Mirabeau, le suivant en aveugle et sur de vagues promesses échappées à son découragement. Le Mirabeau populaire, en ce moment le voilà qui trahit sa cause et qui revient par instinct à ses amours primitives; le voilà qui va sauver le trône qu'il a perdu; il se glisse en ces ténèbres, cachant son visage et dissimulant sa route, livré aux angoisses d'un nouvel avenir et d'un passé qui le lie étroitement avec les principes qu'il va combattre.—À quelle lutte horrible était soumise cette âme ardente, active et pleine d'incertitude! Il ne restait plus rien de l'échappé de la Bastille, du calomnié, du méprisé qui se venge, et qui devient dieu dans la foule; c'était l'homme d'État, pensif et réfléchi, s'arrêtant honteux devant des ruines, et tiré de son enivrement par des voix de détresse. O misère! Il tremble à l'idée que de toutes ces ruines il n'en saurait relever une seule! Aussi bien je n'ai jamais vu plus d'abattement et de tristesse que dans la marche silencieuse de Mirabeau traversant la longue forêt: sa tête était penchée sur sa poitrine, et de temps à autre de violents coups d'éperons dans les flancs de son cheval venaient attester la violence des passions qui le brûlaient.

Nous marchions toujours, lui, silencieux et préoccupé; moi, pensif et tout entier à mille idées étranges que je rougissais de m'avouer; héros tous deux, lui, à la façon d'un grand homme qui s'est trompé; moi, comme un homme faible et qui va au hasard sans savoir où.

La forêt était sombre et le ciel était noir, la route ne finissait pas. Où allions-nous?

Hélas, je vous porte envie, ô Mirabeau! Votre étoile vous guide: une reine est là-bas qui vous attend; vous savez où vous allez; quelle voix vos oreilles vont entendre; et quelles prières, quelles paroles! quelle main vous sera tendue en signe de confiance! Pour moi, je vais à votre bon plaisir; je ne sais d'où je viens, où je vais, et ce que je suis aujourd'hui, sinon le très-humble valet des passions et des hommes qui ont besoin de moi!

Nous n'avions pas encore rompu le silence, quand nous arrivâmes au carrefour de la forêt: six chemins à la fois se présentèrent à nos pas incertains, un poteau unique étendant six bras de chêne indiquait aux passants la route à suivre; mais la nuit était déjà sombre, et il devenait impossible de lire les inscriptions tracées sur le poteau.

Mirabeau s'arrêta; il releva la tête, il tourna autour du poteau indicateur, cherchant sa route, et déjà fort inquiet, et tremblant de laisser passer l'heure du rendez-vous.

Plus il cherchait, plus il tournait dans le rond point, plus les chemins se croisaient, se heurtaient, se mêlaient; c'était comme une danse échevelée où les arbres tournent, remuant leurs branches avec l'élégance d'un danseur dont la tête est chargée de plumes: ainsi dansait la forêt. On eût dit, la voyant se mouvoir en cercle devant nous, d'une roue de fortune entraînant avec les vœux animés, les espérances, la bonne humeur, et les imprécations terribles des joueurs.

Mirabeau était immobile, éperdu, béant; il sentait qu'il était doublement hors de sa route, égaré à jamais, doublement égaré, comme un homme qui ne peut avancer ni reculer.

Les nuages marchaient dans le ciel parsemé de taches lactées, c'était au ciel un mouvement inverse avec celui de la terre, c'était une rotation double en sens divers, double et sur un mouvement inégal, sur une mesure entrecoupée; un chaos sans règle, un mouvement sans cause, un pêle-mêle, une fascination nocturne impossible à décrire et dont il était impossible en effet de se tirer.

Le chaos était là, avançant, reculant, s'alongeant à terre et s'élevant jusqu'aux cieux; il se cachait dans l'arbre épineux, il soupirait dans le buisson touffu, il riait à gorge déployée, accroupi au sommet du poteau invisible; le chaos, pâle et gigantesque, flagrant, moqueur, il nous tendait ses sept bras mystérieux pour nous étouffer.

On entendait à la fois des bruits étranges; des ombres glissaient, voilées et soupirant; le carrefour s'approchait, reculait, prenait toutes les formes, carré, long, oblong, rond, en pointe, en pyramide, en trapèze, ou plat comme la pierre d'une tombe, élevé comme une colonne triomphale, saisissant à faire peur toutes les formules géométriques; il eût fallu un génie à la Newton pour soumettre à la moindre équation ces lignes brisées, ces trapèzes fantastiques, ces capricieux sphéroïdes qui naissent, qui grandissent, qui s'effacent, comme grandit et s'efface en se déridant le cercle fragile de l'onde ouverte au caillou.

Arrivés à cet endroit du chemin, nous sentîmes que nous étions égarés, égarés jusqu'au lendemain, sans un bruit qui nous guide, un frisson, un tintement, un cri de bête fauve, un chant d'oiseau, une onde, un murmure, un écho, une fumée au-dessus des arbres, sans une étoile dans le ciel... Perdus, perdus, absolument perdus!

Mirabeau descendit de cheval, il s'assit au pied du poteau, il porta sa main sur ses yeux, et je l'entendis soupirer profondément. C'étaient de rudes soupirs, partis du fond d'une vaste poitrine; il y avait dans ce soupir je ne sais quoi de ferme et de résolu, qui attestait le découragement d'une homme supérieur.

Il resta un quart d'heure à se lamenter tout bas. J'étais descendu de cheval à son exemple, et je m'étais assis à ses côtés.

—Vous voyez que le ciel ne veut pas la sauver, me dit-il en me montrant le ciel.

Puis il reprit:—Oui, là-haut un nuage, un mince nuage au-dessus d'une mince étoile, et voilà une reine à jamais perdue! Une reine! une femme! une femme qui m'attend, sous ce ciel glacé; elle frémit, elle pâlit, elle tremble au souvenir de mon nom; elle prête, attentive, l'oreille à l'horloge de son château, pour savoir si l'horloge sonnera minuit, l'heure où vient le fantôme!—et cette nuit le fantôme attendu ne viendra pas! La grille de fer restera fermée; à tous mes crimes envers elle, elle ajoutera un nouveau crime, elle dira: C'est un lâche! Et elle sera irritée, non pas en reine, en femme; elle se méprisera d'avoir songé à moi, qu'elle méprise! Alors le mépris plein le cœur, elle regagnera la couche de son triste époux, et cet époux endormi, qui ronfle, insouciant comme un villageois dont la récolte est achevée, elle le regardera avec complaisance, et, songeant à moi, elle le trouvera beau! Moi, cependant je vaudrai à ce mari vulgaire un baiser de sa femme, et je réchaufferai cette couche inerte. Ah! femme et reine, elle imaginera que je me suis vanté auprès de la reine et qu'on m'a vanté près de la femme! Ah! je ne suis ni le tribun qu'on lui a dit, ni l'amoureux qu'on lui a vanté. Elle croira qu'une nuit passée à tous les vents d'un ciel orageux me fait peur. Alors dans cette obscure forêt s'accomplira ma vie, et je mourrai en conspirateur subalterne! Après quoi elle racontera que je venais pour demander pardon, et qu'elle m'a fait fermer sa porte! Ah! malédiction sur moi, Mirabeau! malédiction sur la terre et sur le ciel, sur cette terre qui tourne et sur ce ciel qui reste noir!»

Il frappait sa poitrine et sa tête, il était hurlant. J'en eus pitié, je ne lui parlai pas.

—Malheureuse! Ah! malheureuse! reprenait-il, je venais si content et si fier de la sauver! Je portais à ces pieds sacrés et charmants tant de zèle et tant de respects! Je lui voulais crier grâce! et merci! pardon!... mais ce maudit nuage a tout effacé, tout brisé! tout déshonoré! Pourtant cette royauté que j'allais sauver, qu'a-t-elle fait au ciel, pour qu'il se voile ainsi sans pitié? Vieille monarchie, antique rempart... Royauté de la France! morte! morte! morte! Morte! parce que j'ai passé la jeunesse d'un libertin; parce que j'ai été désœuvré et joueur. Morte! parce que j'ai fait des dettes que je n'ai pas payées, parce que j'ai été séducteur adultère et vagabond sans respect pour mon père, et sans obéissance à mon roi! Parce que j'ai enlevé la jeune femme à son vieil époux. Morte! parce qu'un nuage passe dans le ciel effaçant les lettres de ce poteau au moment où je franchis ce carrefour. Je voudrais bien tenir ici quelque philosophe, un philosophe chrétien, pour lui expliquer la vanité de l'histoire du monde, et pour lui dire à combien peu tient un sage, à commencer par un apôtre, à finir par moi, dont mon cheval aurait pitié!»

Il se mit à pousser un éclat de rire, comme s'il eût entendu lire en cet instant l'Histoire universelle de Bossuet.

Ce fut tout à fait comme s'il eût parlé; son rire ici, dans la forêt, autant que sa parole à la tribune, rencontra l'écho obéissant! Il fut se briser contre le tronc des arbres, contre la pierre du rocher, contre la voûte du ciel, il se prolongea bien loin, plus loin que nos oreilles purent l'entendre; il ne s'arrêta que dans le jardin de la reine, à la place même où Mirabeau était attendu.

—On m'a parlé, reprit-il, des stoïciens. Pour être stoïcien il fallait avoir un manteau; j'ai un manteau; le stoïcien s'enveloppait dans un manteau, et il attendait. C'est ainsi qu'on a tué César: il était appuyé contre la statue du grand Pompée, comme je suis appuyé contre ce hêtre...

Il ajouta, toujours avec la voix du désespoir:—Je ne voudrais pas être Brutus, j'aimerais mieux mourir dans le manteau de César!

Il s'enveloppa dans son manteau; il s'étendit de tout son long auprès du hêtre, et, chose étrange... il s'endormit.

Il rêva, il rêva tout haut. Il rêva de noblesse et de liberté; il rêva de la reine et de ses maîtresses; il rêva la plus extrême indigence et la plus incroyable richesse; il rêva de Maury et de Duport; il rêva de l'Angleterre et de la France; il eut des éclats de rire et des sanglots; il sentit ses mains chargées de chaînes, et il entendit tomber la Bastille; joie immense et sans frein, atroces douleurs, orgueil satisfait, inépuisable repentir, cris, larmes, sanglots, sourires, chansons, baisers lascifs, procès, calomnies, tribune, éloquence, ivresse, travail, perte ou gain, amitié, haine, dévoûment et vengeance, ah! les passions viles, les passions d'un noble cœur! Il y eut de tout cela dans son rêve. Un rêve affreux, le rêve idiot d'un géant ivre mort; le rêve enchanté des plus belles années! C'était de l'épouvante, et c'était de l'extase, ici, là haut, là bas, dans l'enfer! Le vieux hêtre, enivré de ce sommeil douloureux, se balançait sur cette tête volcanique; la brise soufflait dans cette épaisse chevelure, un buisson ardent. J'assistais, sans le savoir, à l'un de ces sommeils solennels; sommeil de visions étranges comme en eut un le dernier Brutus aux champs de Philippes, dernier sommeil d'un grand homme qui résume sa vie, et qui sent au dedans de lui-même qu'il va mourir.

Tout à coup, sans aucun bruit avant-coureur, et comme s'il se fût échappé de l'arbre entr'ouvert, je vis un homme auprès de Mirabeau qui dormait. Cet homme était vêtu de noir; il me parut d'une taille gigantesque, il étendit une large main sur l'orateur endormi, et le secouant fortement:

—Debout! debout! disait-il d'une voix basse et solennelle, allons, debout! Est-ce bien le temps de dormir, ouvrier maladroit qui reviens si tard à la vigne de ton seigneur! Ne voilà-t-il pas, Monseigneur, une aventure héroïque? O l'événement honteux! Cet homme sort de sa maison comme un voleur; il se cache dans l'ombre, il se dérobe à ses espions, il part sous la sauvegarde et sur l'honneur d'un étranger; il marche vite parce qu'il sait combien le retard peut être funeste et quel but dangereux il se propose; il remonte à rebours de sa vie, il nage contre le torrent qu'il a suivi jusqu'alors, et puis à la moindre difficulté de la route, au moindre obstacle, ô douleur, ce héros, sorti de chez lui pour être un héros, il hésite, il s'arrête, il s'assied sur l'herbe, il s'endort; il dort, comme si la question qu'il va débattre était une simple question de vie et de mort. Oh! courageux pour tout détruire, lâche au contraire et nonchalant quand il faut réparer! Prêt à dormir, à rêver quand il faut agir! il lui faut pour être un homme une tribune, un écho! seul avec lui-même, il n'est plus qu'un lâche et un fou! C'est un présomptueux qui se perd, qui perd tout le monde, oubliant même sa passion pour les femmes, la seule passion de son cœur, sa plus criminelle passion, la passion la plus chère à son âme! Or, il faut que ce soit moi qui le réveille, et j'ai beau le secouer, il ne se réveille pas!

Et il le secouait toujours, mais en vain! C'était un sommeil de plomb, un rêve enraciné dans l'âme, un drame hardiment commencé dans une partie de ce crâne inaccessible à tout bruit terrestre, et qui s'accomplissait lentement! Alors l'inconnu se penchant sur Mirabeau:

—Mirabeau! comte de Mirabeau! cria-t-il.

—Qui m'appelle? allons! me voici! cria à la fin Mirabeau du fond de sa poitrine avec une voix lointaine, une voix qui s'échapperait du tombeau!

—Mirabeau! comte de Mirabeau! n'avez-vous pas promis d'être exact à un rendez-vous, cette nuit même? Avez-vous tendu la main à la monarchie aux abois? Avez-vous quitté votre banc à l'assemblée pour aller donner un démenti formel à vos révoltes passées? N'êtes-vous pas un traître à votre parti plébéien? ne marchez-vous pas, dans la nuit, sur les bords d'un abîme sans fin? Comte de Mirabeau! pourquoi donc vous endormir sur les bords de cet abîme? Il sera toujours assez temps de vous reposer quand vous y serez tombé; réveillez-vous, comte de Mirabeau! réveille-toi, Mirabeau!

Mirabeau se leva sur son séant. Ses yeux étaient ouverts, mais il ne voyait pas; son regard était transparent et terne, il le fixait sur l'inconnu:

—Oh! dit-il, par pitié! laisse-moi dormir, je dors! La fatigue à la fin m'a pris, il faut que je me repose et que je dorme, absolument je veux dormir! Il y a si longtemps que je suis actif! Tiens, prends mes mains, attache-les; lie avec des chaînes de fer ces deux pieds inutiles, apportez ici la Bastille, entourez-moi de ses murs épais, j'y consens, je le veux, je t'en prie, et qu'on me ramène en prison. En prison, on dort, on pense, on fait l'amour, on vit d'amour, on n'est pas enivré par cette fausse gloire, on n'entend pas ces clameurs d'un peuple injuste, on n'a pas à revenir sur ses actions de la veille, on n'a pas à renier son nom et sa gloire, on n'a pas de remords. C'en est fait, ma route est finie, à jamais finie, et je reste ici, ici à jamais! Ainsi parlait ce lutteur encore endormi.

Mais l'inconnu reprenait, toujours d'une voix grave et lente:—Mirabeau, comte de Mirabeau, réveillez-vous, debout! à cheval! à cheval! le temps fuit, minuit approche, une femme vous attend!

Et Mirabeau déjà plus éveillé:—Une femme, en effet... elle m'attend; elle est belle et jeune et m'appelle, elle me sourit; une créature à part dont l'aspect m'était défendu et dont j'approcherai assez près, cette nuit, pour respirer le parfum de ses vêtements. Que de progrès n'as-tu pas faits, Mirabeau, depuis la femme du cantinier, au fort de Joux?—Mais qui donc me dira le nom de la grande dame qui m'attend? reprit-il en élevant la voix.

—Monsieur de Mirabeau, s'écria l'inconnu, un galant homme, un seigneur, a-t-il jamais oublié le nom de la femme qui l'attend?

Mirabeau releva la tête:—O Mirabeau! pauvre homme et pauvre fou, dit-il, que tu es différent de toi-même! À me voir étendu et dormant, dirait-on que je marche à la faveur la plus enviée? Ah! certes, j'en ai bien connu des hommes, des républicains qui donneraient leur vie en échange du quart d'heure qui m'attend. Surtout, et disant ces mots il mettait son doigt sur sa bouche en façon de secret; surtout, il est un jeune homme accompli en génie et en amour, qui languit et qui se meurt, parce qu'il m'a trouvé sur son chemin, moi plus puissant que lui dans le peuple, et parce que je l'ai caché dans mon ombre, lui si jeune et si beau, et que les regards qui m'arrivaient n'ont pas su l'atteindre. Ainsi va le monde! Il est fait ainsi! Ce jeune homme eût tout sauvé!... Versailles ne sait pas même le nom de ce jeune homme! Et moi, vaincu, brisé, on m'appelle! Cette aimable et jeune renommée, on l'ignore dans ces hautes régions, pendant que mon épouvantable renom m'ouvre à tous battants toutes les portes. Il irait, lui, à cette cour tremblante et qui demande enfin pardon à l'éloquence, au génie, à la liberté, il irait pour sauver la femme uniquement; j'y vais, moi, pour sauver la reine. Et maintenant que j'y songe, ami, tu as raison, le temps presse, hâtons-nous, j'ai trop dormi; debout! debout! à cheval! à cheval! comte de Mirabeau!» Disant ces mots, il était déjà à cheval.

L'inconnu s'enfonça dans un des six chemins, en nous disant: Suivez-moi!...

Nous le suivîmes quelque temps. Arrivés à une hauteur, nous découvrîmes à nos pieds le château de Saint-Cloud qui dormait au milieu de son parc immense, au bruit des flots.

—Voilà votre chemin, nous dit le guide; allez à votre but, M. le comte, et rendez-moi grâce enfin de vous avoir réveillé, le sommeil le plus involontaire peut être un crime en ces temps de révolutions. Or vous ayant tiré de ce mauvais pas, écoutez ma prière au nom de votre âme, au nom de votre honneur: sauvez la reine et sauvez-la par tous les moyens que vous trouverez dans votre cœur ou dans votre génie. Au nom du ciel, sauvez-la! au nom des hommes, sauvez-la! Enfin, si j'ose ainsi parler, au nom des combats qui déchirent mon âme, au nom des angoisses les plus cruelles qui puissent flétrir la jeunesse et l'intelligence, au nom d'un amour insensé, en mon propre nom... ô maître absolu des opinions et des volontés de la France!... ayez pitié de la reine. Ah! sauvez-la! sauvez-la!

—Oui, oui, je la sauverai, en ton nom et par pitié pour toi, Barnave! Au nom de ton amour, s'écria Mirabeau.

Je m'écriai:—Barnave!

—Oui, reprit l'inconnu, Barnave! Et malheur à ceux qui douteraient de la reine! et malheur à vous, Mirabeau, si jamais cette illustre occasion était perdue! Ah! que de repentirs! quels remords à notre dernier jour!

À ces mots, il partit.—Barnave, où vas-tu? cria Mirabeau. Il se fit un moment de silence, et nous entendîmes une voix dans le lointain:—Je retourne à l'assemblée, où je veux abattre à tout jamais le trône que tu vas sauver.


CHAPITRE VII

Nous étions, sans le savoir, sous les murs du château de Saint-Cloud. Au mot d'ordre et prononcé tout bas, la grille s'ouvrit pour nous laisser passer et se renferma en silence; nous parcourûmes lentement la vaste avenue entre la Seine et le palais sombre. Arrivés au grand bassin, couvert de mousse, où dormait le cygne à l'abri de son aile, un homme attendait qui nous invita à descendre, et qui prit nos chevaux, nous indiquant du geste un sentier escarpé qui grimpait en côtoyant les cascades du jet d'eau, jusqu'à la plate-forme, au sommet du château. Mirabeau grimpa péniblement à travers le sentier glissant, et, en s'appuyant sur mon bras, il parvint à un certain point de l'avenue où il s'arrêta.

L'endroit était parfaitement découvert, un vase italien chargé d'un palmier indiquait le lieu du rendez-vous. Là s'arrêta Mirabeau.—Tenez-vous à l'écart, me dit-il, et asseyez-vous sur ce banc, dans le feuillage. Il me fallait un témoin de ce qui va se passer ici, et je vous ai choisi, parce que je n'en connais pas un qui soit plus désintéressé dans ces questions formidables. Vous témoignerez pour moi, quoi qu'il arrive, et véritablement j'ai mérité assez de haines dans ce palais pour avoir quelque raison de n'y être pas en sûreté. Ainsi ne me perdez pas de vue, et, quoi qu'il arrive, il y aura là quelqu'un pour attester que Mirabeau arrivait en ce lieu sans haine et sans peur, mais aussi plein de zèle et de bonnes intentions.

Mon mandat était d'obéir, j'obéis. J'abandonnai cet homme à ses réflexions; je me plaçai sous une tonnelle d'où je pouvais tout voir, et je me mis à penser aux chances funestes d'une révolution qui, à cette heure, en cette nuit douteuse, arrachait la fille des Césars au lit de son royal époux, la forçant d'implorer la grâce et la pitié de ce demi-dieu que la foule avait porté sur ses autels. Trop heureuse encore, ô majesté! que ce tout-puissant vous pardonne et vous protége! Heureuse aussi qu'il vous ait accordé ce moment d'audience! Hâtez-vous donc, reine! hâtez-vous, le tribun n'est pas fait pour attendre; il est un homme impatient, de sa nature; il croira, si vous tardez, que vous manquez à sa dignité personnelle, ou bien encore, il n'attendra plus la reine, il attendra Marie-Antoinette... alors il sera patient, il attendra jusqu'au jour, et tant que vous voudrez. Reine, hâtez-vous, il vaut mieux encore, ô majesté vaincue! implorer la pitié du tribun triomphant, que de venir, femme superbe et vaine, et longtemps attendue, écouter les prières de Mirabeau agenouillé.

J'en étais là de mes tristes pensées, quand du côté du palais, je vis arriver trois femmes... on eût dit trois ombres qui glissaient sur le gazon, elles se hâtaient lentement; elles avaient peur. Cependant, Mirabeau, calme et fier, se promenait à pas comptés et réguliers avec l'habitude d'un homme qui s'est longtemps promené sur la plate-forme circonscrite des donjons.

En hésitant les trois femmes s'approchèrent; deux d'entre elles passèrent devant moi. C'était la reine et ma mère avec elle. La reine était pâle, elle allait, les yeux baissés et les deux mains jointes, elle tremblait... elle était résolue. Une robe blanche, à longs plis enflés par le vent du soir, dessinait sa taille; ses cheveux blonds couvraient ses épaules: figurez-vous, par une lune voilée, à minuit, l'apparition d'une jeune femme enlevée, il n'y a pas trois heures, par une mort implacable, et qui revient avec le négligé de sa nuit de noces sur une terre où ses pas n'ont plus d'écho, où son corps n'a plus d'ombre, où son souffle, hélas! n'a plus de bruit!

Ma mère suivait la reine et de très-près. Ma mère était toujours impassible; son pas était grave et sa tête immobile: elle marchait comme si elle eût été en présence de toute la cour, un jour de réception solennelle dans la grande salle du palais.

C'est à peine si je m'aperçus que la troisième de ces dames entrait sous la tonnelle où je me trouvais, tant j'étais attentif à regarder le spectacle imposant que j'avais sous les yeux!

Ce fut d'abord la plus étrange et la plus entière confusion. La nuit était profonde autour de nous; le ciel était taché de blancheur, à de rares intervalles; sa clarté incertaine imposait et prenait toutes les formes: le silence était effrayant!

Quand la reine eut dépassé le berceau sous lequel je me trouvais, elle hâta le pas, comme si elle eût oublié ce qu'elle cherchait dans ce jardin; puis, tout à coup, face à face avec Mirabeau elle poussa un cri et elle recula d'un pas. Alors seulement je m'aperçus que je n'étais pas seul sous la charmille où je m'étais caché.

Une femme était là qui voulait s'élancer au cri de la reine... je la retins:—Pardon, Madame! et patience, je vous prie! Il ne s'agit pas ici d'un cri de détresse... un peu d'étonnement, voilà tout. Donc ne troublons pas cette entrevue en prévenances inutiles; ceci est une nécessité qu'il faut subir: subissons-la.

Aussi bien, vous le voyez, la reine est remise et salue. En ce moment l'homme approche... Il s'incline avec le plus profond respect... Ils se parlent; la conférence est commencée, et puisse-t-elle bien finir!

La dame à qui je parlais tremblait comme une feuille au souffle du vent d'hiver. Hélas! disait-elle, elle a tremblé toute la nuit! Elle prononça à voix basse des mots entrecoupés de sanglots... Ah! Monsieur, qui ne serait touché par tant de grâce et de malheur!

La voix qui me parlait était si douce et si touchante que, malgré le spectacle qui m'occupait, je retournai la tête, et je reconnus ma cousine Hélène, elle-même! À peine si je l'avais entrevue à Versailles dans la nuit même où le devin nous avait annoncé tant de peines, de menaces d'échafaud, d'exils et de prisons!

—O ma cousine Hélène, est-ce donc vous que je revois? Vous à côté de moi, dans l'ombre! aussi pâle que la reine elle-même! et qui m'avez à peine reconnu! Parlez-moi de grâce; me reconnaissez-vous, à présent?

Elle me regarda tendrement, elle me tendit la main.—Frédéric!

—Hélas! lui dis-je, il me semblait qu'Hélène avait oublié même le nom d'un proche parent! Il y a si longtemps déjà que vous m'appeliez si bien... Frédéric!

Elle rougit, et d'une voix tremblante:—Écoutez! la reine appelle!... elle a besoin de moi.

—La reine est là-bas tout entière aux paroles qu'elle prononce, aux paroles qu'elle écoute! Il y va de la vie et de la mort, gardons-nous bien de l'interrompre! En ce moment vont s'accomplir toutes ses destinées... Que de tempêtes! Qui dirait que la propre fille de Marie-Thérèse est là, dans cette ombre immense, implorant le pardon de tant de grandeurs! Quant à moi, à peine ai-je mis le pied sur ce volcan, j'aurais voulu partir et revenir en notre Allemagne heureuse et bien aimée... Est-ce donc que vous n'y pensez jamais, Madame, et que vous ayez tout oublié?

Elle m'écoutait... attentive, autant que l'était la reine aux paroles de Mirabeau. Même je vis dans ses veux briller une larme, et d'une voix qui me fit tressaillir:

—O destin! fit-elle... et d'une voix plus calme elle reprit: Une patrie, un ciel allemand! un royaume heureux et tranquille! un trône affermi! une royauté respectée! un peuple obéissant! Si vous saviez, Monseigneur, ces hurlements, ces volontés, ces menaces, ces cris du peuple! à quelles fureurs il s'abandonne! à quel point il est implacable! Il est là, menaçant, furieux, affamé, son enfant à sa gauche, et sa femme à sa droite... Il a le feu dans les yeux, la menace à la bouche et la fureur dans le cœur... Que vous dites vrai! notre Allemagne! Allemagne! Hélas! qui me rendra mon Allemagne et son peuple et son beau ciel? Il fait froid ici; la bise est glacée! On est mal en France. O peine! ô terreur!.. Ainsi elle parlait, et de ses belles mains glacées, elle disputait son voile au vent funèbre de minuit.

—Eh bien! chère Hélène, eh bien! qui vous arrête et qui vous empêche? Elle est là-bas, la chère et sainte patrie! Elle appelle! elle nous tend les bras à nous ses fils. Voyez au delà du Rhin nos châteaux forts, nos gothiques cathédrales, nos vieilles galeries, nos jardins, nos remparts... Tout cela nous attend, nous appelle, allons-y...

—Tout cela se trompe, ou nous trompe, ami! Notre patrie... elle est ici! Elle est ici, aussi longtemps que cette humble et triste fille des Césars, cette reine au désespoir que vous voyez là-bas éperdue, et plaintive, et tremblante, n'aura pas repassé la frontière où s'arrête enfin son triste royaume! Hélas! pensez-vous donc que je puisse redevenir Autrichienne aussi longtemps que notre archiduchesse, elle, sera Française, une Française accusée, insultée, accablée, ô misère! d'humiliations, réduite à implorer, dans la nuit, dans un horrible tête-à-tête, je ne sais quelle étrange puissance assez semblable aux dieux occultes qu'adoraient les anciens Germains! Non, non, il n'est plus de patrie, il n'est plus rien pour moi qui vous parle, au delà de ces écueils, au-dessus de ces abîmes! Je reste ici comme elle, avec elle, et c'est l'honneur qui le veut.

Elle parlait si bien, que je l'écoutais même quand elle eut cessé de parler... Cependant nous pouvions suivre et reconnaître à sa robe blanche, à côté de ce manteau noir, la forme exquise qui représentait la reine de France... On entendait parfois une exclamation pleine de pitié et de douleur...

—Monsieur, reprit Hélène après un silence, peut-on vous demander qui donc est cet homme appelé par la reine? À son ordre, elle a tout quitté pour l'attendre, il lui parle... elle écoute, elle pleure, elle a peur! Vous, cependant un prince de l'Empire, vous voilà servant de piqueur à ce fantôme.... Il faut que ce soit le démon!

—Si ce n'était que le démon! repris-je; ah! Dieu du ciel! si nous n'avions à conjurer, cette nuit, que la puissance infernale!... Un mot de la reine eût suffi pour le dompter!

—Vous avez raison, reprit-elle. Il tient de quelque dieu plus sombre! Il appartient à une éternité plus farouche! Il résiste... il se débat! La reine pleure... Il ne l'entend pas pleurer... ô monstre! Et j'ai bien peur d'avoir deviné ce nom-là!

—La chose est ainsi! cet homme est un génie! Il peut tout perdre... ou tout sauver. Il est le maître! il faut courber la tête, il faut obéir!

—Toujours obéir! toujours trembler! toujours implorer ces regards sans pitié, ces cœurs sans pardon, ces puissances d'en bas! Quelle vie, hélas! quelle vie... et mieux vaudrait mourir!

Toute notre âme et tout notre cœur restaient suspendus au plus léger bruit qui nous venait de cette rencontre abominable et surnaturelle. Un grain de sable, un cri d'oiseau, une feuille, une branche, un soupir... Tantôt la voix de l'homme éclatante et domptée... ou bien la voix timide et touchante de la femme! Elle plaidait pour son mari, pour son roi, pour ses enfants, pour les droits de sa race; elle plaidait, éloquente, inspirée, indignée, attestant le passé, invoquant l'avenir, appelant à son aide tous les siècles et toutes les grandeurs de la maison de Bourbon; elle disait ses transes, ses peines, ses journées de haine et d'insulte, et ses nuits sans sommeil! Elle racontait les pamphlets, les calomnies, les injures, le duc d'Orléans, le cardinal de Rohan, le fameux collier, par quelles misères elle en était venue à redouter les colères de ce peuple qui l'adorait naguère, et comment elle doutait, à cette heure funeste, de l'éternité de sa race et de la grandeur de sa maison!... De ces plaintes, de ces terreurs pas un mot n'arrivait jusqu'à nous, et cependant nous n'en perdions pas une, Hélène et moi, tant elle était intelligente, et tant j'étais moi-même intelligent de ces royales misères; elle retenait son souffle! Elle était une âme, un esprit, un ange gardien! Elle apposait, pour mieux entendre, son bras charmant sur mon épaule, et sa joue à ma joue, elle écoutait, parfaitement oublieuse de ses dix-huit ans, de mes vingt ans.

De son côté... le monstre (elle l'appelait ainsi), répondait au discours de la reine, et par quelques paroles échappées à cette voix portée à l'éclat, nous refaisions, Hélène et moi, tout son discours. Il expliquait... ses révoltes, ses colères, sa déclaration de guerre à cette royauté qui l'avait tenu captif: «parce que c'était son bon plaisir.» Il disait, lui aussi, ses angoisses, ses douleurs, sa propre ruine, et comment il se trouvait attaché par des chaînes de fer à cette popularité qui lui faisait peur; que du reste, il était bon gentilhomme, ami du roi, plein de respect pour la reine, et qu'il sentait dans ses veines que bon sang ne pouvait pas mentir. Tant qu'il parlait, nous suivions son sourire et le feu de ses yeux! Il était dans l'ombre, et pourtant son attitude et son geste étaient si vivement dessinés que l'ombre même en conservait la grâce et l'énergie! On comprenait que le lion baissait la tête! on reconnaissait qu'il était muselé! O reine, en ce moment quel triomphe! ô majesté, quel retour! Hélène et moi, dans la même émotion et dans le même enthousiasme, heureux, charmés, fascinés, nous nous disions tout bas: la reine est sauvée! Elle est victorieuse! ô joie! ô bonheur! ô fête étrange! Ah! dit Hélène... à la fin, je le reconnais, c'est bien lui, c'est le comte de Mirabeau... Et dans son épouvante, et contente, elle se jeta dans mes bras... Quelle violence il me fallut en ce moment pour résister à la tentation de lui dire: Hélène, aimez-moi!

En ce moment, la lune au ciel, que voilait un épais nuage, entr'ouvrit ce voile funèbre, et de son pâle et doux rayon elle éclaira le visage aimable et charmant, le front terrible et tout-puissant! Que la reine était belle et touchante, en ce dernier moment de sa grandeur! Que le tribun était superbe et semblable au Titan frappé de la foudre, au moment où, sur le clair gazon, et sous le regard limpide, il tombait agenouillé à ces pieds charmants!

Elle était là, les yeux baissés sur cet homme à genoux; elle triomphait de la victoire avec un sourire!... Elle se croyait sauvée... il avait juré de la sauver!—Madame, ô Reine! dit-il, quand S. M. l'impératrice, votre auguste mère, envoyait un capitaine à la bataille, elle lui donnait sa main à baiser... Alors la reine étendit sa main royale... Il la toucha de ses lèvres, et relevant la tête:—Allons! dit-il, obéissons au destin, au devoir, à la volonté de ma reine, et perdons-nous avec elle, s'il ne m'est pas permis de la sauver.

On eût dit, en ce moment, qu'il portait à son front l'auréole, et qu'il venait de découvrir une étoile inconnue au plus haut des cieux.

La reine en même temps s'éloigna sans mot dire, Hélène et ma mère la suivant d'un pas calme et silencieux. Mirabeau et moi nous redescendîmes par le chemin qui nous avait conduits sur la terrasse. Il marchait le premier, tout pensif et comme accablé sous le poids de ses visions... Nous eûmes bientôt rejoint la grande allée où nous avions laissé nos chevaux.

Le même homme à qui nous les avions confiés les promenait, au pas, au milieu de l'allée, avec la patience d'un laquais qui attend son maître...

Par je ne sais quelle préférence, il visita avec soin la sangle du cheval de Mirabeau, même il voulut lui tenir l'étrier quand il remonta à cheval.

Alors seulement Mirabeau reconnut le fou de la reine et avec le plus charmant sourire:

—Ah! monsieur le marquis, lui dit-il, vous me pardonnerez d'avoir souffert qu'un premier président me tînt l'étrier, ce soir, puisque j'ai pour écuyer un prince de l'Empire, un parent de Sa Majesté.

M. de Castelnaux répondit plein d'émotion:

—Et puisqu'il en est ainsi, monsieur le comte, puisqu'enfin vous revenez à la reine, quand je serais un Riquety ou un Montmorency, je consentirais à vous servir de laquais pour le reste de mes jours.

—Non! Monsieur, reprit le tribun, des serviteurs tels que vous n'appartiennent qu'à des reines; quant à moi, je vous demande humblement la permission de me dire, après vous, un serviteur de Sa Majesté.—Vous êtes plus que son serviteur, Monsieur, vous serez son sauveur et son ami. Moi je serai son valet toute ma vie, et pourvu que je la voie heureuse, alors je suis heureux! Adieu donc!... et que rien ne vous retienne en vos projets sauveurs; adieu, notre espoir, adieu notre force, adieu, Mirabeau; adieu aussi à vous, cher Seigneur, me dit-il en se tournant vers moi, votre cœur est honnête et vous aimez notre reine autant que vous pouvez aimer.

—Monsieur le marquis, reprit Mirabeau, voyez-vous cette étoile au plus haut du ciel? c'est l'étoile de la reine et le plus brillant de tous les astres, à dater de ce soir.

Castelnaux ôta son chapeau, Mirabeau ôta le sien, j'étais tête nue, et tous les trois nous avons salué la pâle et douce constellation.

Et partis au galop, nous entendîmes dans le lointain la voix de Castelnaux qui s'écriait: Tout mon sang est à vous, comte de Mirabeau!


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