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Bas les coeurs!

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The Project Gutenberg eBook of Bas les coeurs!

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Title: Bas les coeurs!

Author: Georges Darien

Release date: July 27, 2006 [eBook #18918]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BAS LES COEURS! ***



ÉVREUX, IMPRIMERIE CHARLES HÉRISSEY



GEORGES DARIEN



BAS LES COEURS!



PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE
ALBERT SAVINE, ÉDITEUR
12, Rue des Pyramides, 12
1889



I

La guerre a été déclarée hier. La nouvelle en est parvenue à Versailles dans la soirée.

M. Beaudrain, le professeur du lycée qui vient me donner des leçons tous les jours, de quatre heures et demie à six heures, m'a appris la chose dès son arrivée, en posant sa serviette sur la table.

Il a eu tort. Moi qui suis à l'affût de tous les prétextes qui peuvent me permettre de ne rien faire, j'ai saisi avec empressement celui qui m'était offert.

--Ah! la guerre est déclarée! Est-ce qu'on va se battre bientôt, monsieur?

--Pas avant quelques jours, a répondu M. Beaudrain avec suffisance. Un de mes amis, capitaine d'artillerie, que j'ai rencontré en venant ici, m'a dit que nous ne passerions guère le Rhin avant un huitaine de jours.

--Alors, nous allons passer le Rhin?

--Naturellement. Il est nécessaire de franchir ce fleuve pour envahir la Prusse.

--Alors, nous envahirons la Prusse?

--Naturellement, puisque nous avons 1813 et 1815 à venger.

--Ah! oui, 1813 et 1815! Après Waterloo, n'est-ce pas, monsieur? Quand Napoléon a été battu?...

--Napoléon n'a pas été battu. Il a été trahi, a fait M. Beaudrain en hochant la tête d'un air sombre. Mais donnez-moi donc votre devoir; c'est un chapitre des Commentaires, je crois?

--Oui, monsieur... J'ai vu chez M. Pion...

--... Les Commentaires... Ah! c'était un bien grand capitaine que César! Eh! eh! nous suivons ses traces. Seulement nous n'aurons pas besoin de perdre trois jours, comme lui, à jeter un pont sur le Rhin; nous irons un peu plus vite, eh! eh!... Qu'est-ce que vous avez vu, chez M. Pion?

--Une gravure qui représente Napoléon partant pour Sainte-Hélène et prononçant ces mots: «O France...»

Le professeur m'a coupé la parole d'un geste brusque; et, passant la main droite dans son gilet, la main gauche derrière le dos, il a murmuré d'une voix lugubre en levant les yeux au plafond:

--«O France, quelques traîtres de moins et tu serais encore la reine des nations!»...

--C'est sur le Bellérophon, n'est-ce pas, monsieur, que l'Empereur était embarqué?

--Je vous apprendrai cela plus tard, mon ami. Pour le moment, nous n'en sommes qu'à l'histoire grecque... à la Tyrannie des Trente... Mais donnez-moi votre devoir.

J'ai tendu sans peur la feuille de papier. M. Beaudrain me l'a rendue dix minutes après avec un trait de crayon bleu à la onzième ligne et une croix en marge:

--Un non-sens, mon ami, un non-sens. Hier, vous n'aviez qu'un contre-sens. Somme tout, ce n'est pas mal, car le passage n'est pas commode. Je m'étonne que vous vous en soyez si bien tiré.

Ça ne m'étonne pas, pour une bonne raison: je copie tout simplement mes versions, depuis deux mois, sur une traduction des Commentaires que j'ai achetée dix sous au bouquiniste de la rue Royale. Les jours pairs, je glisse traîtreusement un tout petit contre-sens dans le texte irréprochable; les jours impairs, j'y introduis un non-sens. Hier, c'était le 17.

Mon père est entré.

--Bonjour, monsieur Beaudrain. Eh bien! votre élève?...

--Ma foi, monsieur Barbier, j'en suis vraiment bien content, je lui faisais justement des éloges... A propos, dites donc, ça y est.

--Ça y est, a répété mon père, et ce n'est vraiment pas trop tôt. Ces canailles de Prussiens commençaient à nous échauffer les oreilles. Ça ne vaut jamais rien de se laisser marcher sur les pieds. Avant un mois nous serons à Berlin.

--Un mois environ, a fait M. Beaudrain. Il faut bien compter un mois. Un de mes amis, capitaine d'artillerie, que j'ai rencontré en venant ici, m'a dit que nous ne passerions guère le Rhin avant une huitaine de jours.

--Oui, oui, les préparatifs... les... les... les préparatifs. On n'a jamais pensé à tout...

--Oh! pardon, pardon, papa! s'est écriée ma soeur Louise qui a ouvert la porte, un journal déplié à la main, le maréchal Le Boeuf a affirmé que tout était prêt et, dans quatre ou cinq jours...

--Eh! eh! a ricané M. Beaudrain en saluant ma soeur, les dames sont toujours pressées. J'apprenais justement à monsieur votre père, mademoiselle, qu'un de mes amis, capitaine d'artillerie, que j'ai rencontré en venant ici, m'a dit...


Ce matin, à neuf heures, mon père m'a envoyé chercher le journal à la gare.

--Tu demanderas le Figaro.

J'ai demandé le Figaro.

--Vous ne préférez pas le Gaulois ou le Paris-Journal? insinue la marchande qui est justement en train de lire, derrière sa table, le dernier numéro qui lui reste.

--Non, non, le Figaro.

Elle replie lentement la feuille et me la tend en soupirant. Comme ça doit être intéressant!

Au coin de la rue, je déplie à demi le journal. On me défend de le lire, à la maison; mais tant pis, je risque un oeil--un oeil que tire un titre flamboyant: La Guerre.

Je dévore l'article. Non plus furtivement, comme je fais quelquefois, un oeil déchiffrant les lignes aperçues dans l'entre-bâillement du papier, un oeil explorant les environs, mais sans gêne, tranquillement, coram populo, portant le journal tout déplié devant moi, à bras tendus, comme une affiche que je vais coller le long d'un mur. Et, quand je le ferme, à vingt pas de la maison, des phrases dansent encore devant moi, pesantes comme des massues, des lignes longues, droites comme des épées, les petites lignes des alinéas acérées comme des couteaux; j'ai dans la tête comme un remuement d'armes, un cliquetis de ferrailles. Je réciterais l'article d'un bout à l'autre, j'indiquerais la place des virgules et même des points d'exclamation:

«Le tambour bat, le clairon sonne,--c'est la guerre! Aux armes! Aux armes!

«... Aux armes! Sus à ces beaux fils de la sabretache, qui épient à l'horizon les baïonnettes de la France!...

«... Place au canon! Et chapeau bas! Il va faire la trouée à la civilisation! A l'humanité!... C'est sa voix qui va chanter l'hosanna de la victoire!

«... La France reculer?... C'est le soleil qui s'arrête... Et quel est le nouveau Josué qui fera reculer le soleil de la France?... Moltke, peut-être?...!!!--»

Je suis empoigné...


--Tu as l'air tout chose, Jean, me dit mon père à déjeuner.

--C'est probablement la déclaration de de guerre qui le tracasse, répond ma soeur en ricanant.

Je ne réplique pas. A quoi bon? Cette pimbêche de Louise se figure que je suis trop petit pour m'occuper de politique et, à deux ou trois questions, que je lui ai posées ce matin elle m'a fait des réponses moqueuses. Mais, attends un peu, ma belle, dans cinq ou six ans je m'en occuperai, de politique; et tant que je voudrai, encore. Tandis que toi, tu n'es qu'une femme; et les femmes... Quand j'en aurai une, je ne lui permettrai de lire que les faits-divers, dans mon journal. Et si Jules n'est pas un imbécile, il fera comme moi. Il faudra que je le lui dise, tout à l'heure.

Je le lui dis. Je le retiens dans un coin de sa maison de l'avenue de Villeneuve-l'Étang où nous avons été lui rendre visite, l'après-midi, et je lui explique mon système. Il m'écoute en souriant.

--Tu n'as peut-être pas tort, mon ami. Seulement, tu oublies une chose: c'est que je ne suis pas encore ton beau-frère et que...

--Oh! c'est tout comme, Jules, car dans deux mois Louise et toi vous serez mariés.

--Et si la guerre tourne mal?

Je répondrais bien que ce n'est pas possible, mais il faudrait avouer que j'ai lu le journal qui prédit la victoire, et j'aime mieux ne pas répondre, passer pour manquer d'informations.

Je suis Jules au jardin où Léon, le frère de Jules, un garçon de mon âge, et Mlle Gâteclair, leur tante, causent avec mon père et ma soeur. Ils parlent de certains changements à apporter à l'arrangement du terrain.

--Il faudrait avant tout, dit Louise, un massif d'arbres verts pour cacher le réservoir.

--Jules y a songé ce matin, répond Mlle Gâteclair.

--Et que penseriez-vous, fait mon père qui vient de réfléchir profondément, sa canne sous le bras, son menton dans la main, que penseriez-vous d'une jolie corbeille de verveines ou de géraniums au milieu de cette pelouse?

--Ce serait gentil, dit Jules.

--Adorable, s'écrie Louise.

--Maintenant, continue mon père en se pourléchant les lèvres et en arrondissant les bras, on pourrait égayer un peu la façade en plaçant, par exemple, à droite une boule rouge, à gauche une boule verte et au milieu une boule dorée. Hein? Ce serait-il gentil?

--Charmant! Charmant!

Ça me paraît bête, tout simplement. On ferait bien mieux de conserver cette grande pelouse où l'on peut se rouler à son aise et faire de bonnes parties de quilles. Depuis un mois, chaque fois que nous venons chez Jules, c'est pour dresser des plans dont l'exécution doit révolutionner sa propriété. Il n'est question que de changement, de transformation, de dérangement. Et Jules qui trouve ça tout naturel! Il renverserait sa maison pour les beaux yeux de Louise. Ah! s'il la connaissait comme moi...

--Viens-tu arroser les fleurs avec moi? me demande Léon.

--Mais non. Il fait encore trop chaud.

La vérité, c'est que je ne veux pas quitter les grandes personnes. Elles vont certainement parler de la guerre, des Prussiens, et je ne veux pas perdre un mot de ce qu'elles vont dire.

J'attends une bonne heure, prêtant l'oreille, tout en faisant semblant de m'intéresser aux fleurs, aux arbustes. Rien; ils n'ont parlé de rien; ça a joliment l'air de les occuper, la guerre! Dieu de Dieu! comme je m'ennuie!

Nous nous en allons, quand mon père se tourne vers Jules.

--Croyez-vous? Cette vieille canaille de Thiers qui ne trouvait pas de motif avouable de guerre?

--Ah! Gambetta a marché, lui, répond Jules. Décidément, c'est mon homme.

--Peuh! un drôle de pistolet!

Et mon père fait un geste de mépris pendant que ma soeur pince les lèvres.

--Oh! moi, vous savez, reprend vivement Jules tout rougissant, je m'occupe si peu de politique...

--C'est comme moi, dit Mlle Gâteclair.

J'ai demandé la permission de rester une heure de plus pour aider Léon à arroser les fleurs. Je l'entraîne dans un coin du jardin.

--Est-ce que Jules t'a parlé de la guerre?

--Oui.

--Qu'est-ce qu'il t'a dit?

--Que c'était bien embêtant.

--Et ta tante t'en a-t-elle parlé?

--Oui.

--Qu'est-ce qu'elle t'a dit?

--Que c'était bien malheureux.

Ah! comme on voit qu'ils ne s'occupent pas de politique!


Le soir, après dîner, j'ai ma revanche. Les voisins font invasion chez nous. M. Pion, d'abord, le capitaine en retraite qui entre en criant:

--Hein! qu'est-ce que je vous disais, Barbier? Ça finit-il par la guerre, oui ou non, cette question Hohenzollern?

Et Mme Pion ajoute, en retirant son chapeau:

--Les Prussiens se figuraient, parce qu'ils ont été vainqueurs à Sadowa, qu'ils allaient nous avaler d'une bouchée! On n'a pas idée d'une pareille insolence.

Et s'asseyant à côté de ma soeur, près de la fenêtre:

--Vous comprenez bien, mon enfant, qu'à Sadowa, comme le dit si bien mon mari, les Prussiens n'avaient aucun mérite à vaincre: ils avaient le fusil à aiguille. Nous, avec le Chassepot, je vous réponds...

Puis, c'est M. Legros, l'épicier, qui entre en riant aux éclats.

--Avez-vous vu comme le marquis de Piré a cloué le bec à Thiers, au Corps législatif? Il lui a dit: «Vous êtes la trompette des désastres de la France. Allez à Coblentz!» Il lui a dit: «Allez à Coblentz!» Elle est bien bonne?

--Savez-vous ce qu'on leur promet, là dedans, aux opposants? demande M. Pion en frappant sur un numéro du Pays qu'il tire de sa poche: le bâillon à la bouche et les menottes au poignet. Si j'étais quelque chose dans le gouvernement, ce serait déjà fait, ajoute-t-il en caressant sa grosse moustache.

--Bah! laissez-les donc faire, dit Mme Arnal, qui fait son entrée à son tour. Tenez, j'arrive de Paris. Savez-vous ce qu'on fait dans les rues? On crie: «A Berlin! à Berlin!...» Près de la gare, je vois un rassemblement. J'approche. Savez-vous ce que c'était? Un médaillé de Sainte-Hélène, messieurs, qui pleurait à chaudes larmes au milieu de la foule... Il pleurait de joie, le brave homme! Vrai, j'ai eu envie de l'embrasser.

Ah! je comprends ça. Ça devait être beau. Mon enthousiasme augmente de minute en minute. Il est près de déborder. Je voudrais être assez grand pour crier: à Berlin! dans la rue. Oh! il faudra que je me paye ça un de ces jours.

Les idées guerrières tourbillonnent dans mon cerveau comme des papillons rouges enfermés dans une boîte. J'ai le sang à la tête, les oreilles qui tintent, il me semble percevoir le bruit du canon et des cymbales, de la fusillade et de la grosse caisse; ce n'est que peu à peu que j'arrive à comprendre M. Pion qui donne des détails.

Ah! les Prussiens peuvent venir. Nous les attendons. Nous sommes prêts: jamais le service de l'intendance n'a été organisé comme il l'est, nos arsenaux regorgent d'approvisionnements de tout genre; nous pouvons armer cinq cent mille hommes en moins de dix jours et notre artillerie est formidable.

--Et puis, s'écrie M. Legros, nous avons la Marseillaise!

--Bravo! Bravo! s'écrient Mme Arnal et ma soeur.

Et elles se précipitent vers le piano.

--Non, non, je vous en prie, murmure Mme Pion qui se pâme. Pas de musique ce soir, je vous en prie. Je suis tellement énervée! Tout ce qui touche à l'armée, à la guerre, voyez-vous, ça me remue au delà de toute expression. Ah! l'on n'est pas pour rien la femme d'un militaire...

--Vive l'Empereur! crie M. Pion.

--Tiens! j'ai une idée, fait mon père qui disparaît et revient au bout de cinq minutes avec un grand carton à la main et plusieurs boîtes sous le bras.

--Qu'est-ce que c'est, papa?

--Tu vas voir, curieux. Louise, va donc dire à Catherine de tendre un drap blanc, le long du mur.

Je hausse les épaules dédaigneusement. C'est la lanterne magique qu'on veut nous montrer.

--A notre âge, dis-je tout bas à Léon qui vient d'entrer.

--C'est rudement bête, mais ça ne fait rien. Pendant qu'il fera noir, je pincerai ta soeur.

--Pince-la fort.

Il ne la pince pas du tout. Il n'y pense pas, moi non plus; le spectacle est trop intéressant. Ah! mon père est un malin. Ce ne sont pas les verres représentant l'histoire du Chaperon Rouge ou du Chat Botté qu'il glisse dans la lanterne; ceux qu'il a choisis peignent en couleurs vives les épisodes divers des campagnes de Crimée et d'Italie, de bons vieux verres que j'avais oubliés, qui m'ont amusé autrefois, qui aujourd'hui m'émeuvent.

Et puis, décidément, mon père a le chic pour montrer la lanterne magique. Il ne vous place pas le verre, bêtement, entre les rainures du fer-blanc, pour le laisser là, immobile, jusqu'à ce que le spectateur lui crie: Assez!--Il a un système à lui. Les premiers tableaux--le départ des régiments,--il les pousse lentement, peu à peu, dans la lanterne, et l'on croit voir défiler, au pas accéléré, le long du drap, les lignards à l'allure ferme et les lourds grenadiers; pour les chasseurs à pied, le verre va un peu plus vite: du pas gymnastique. Quand nous arrivons aux escarmouches, aux combats précurseurs des grandes rencontres, le verre prend une allure fantaisiste, il court avec les bersagliers, rampe avec les highlanders et bondit avec les zouaves. Pour les batailles, c'est terrible. C'est à peine si, dans le va-et-vient rapide des personnages qui s'égorgent sur le drap blanc, on arrive à distinguer les formes humaines, à voir autre chose qu'une effrayante mêlée, une masse informe et bariolée éclaboussée de boue rouge. Comme ça donne l'idée d'une bataille! j'en tremble. Et je n'ai même pas la force de hurler comme les autres spectateurs qui, dans l'ombre, poussent des cris de cannibales, des hurlements d'anthropophages.

Heureusement, pour me calmer, des tableaux moins chargés apparaissent. Trois ou quatre personnages tout au plus: des turcos hideusement noirs et des zouaves effrayants, aux longues moustaches en croc, embrochant des Russes qui joignent les mains et des Autrichiens tombés à terre.

--Pas de pitié pour les Autrichemards! crie M. Legros. Et il faudra en faire autant aux Prussiens.

--Tiens! sale Prussien, crie M. Pion, absolument emballé, et dont je perçois dans l'obscurité la longue silhouette tendant le poing vers l'orbe où un soldat blessé agonise, un coup de baïonnette au ventre.

Mon père glisse le dernier verre dans la lanterne et se croise les mains derrière le dos. Il sait que ce tableau-là n'a pas besoin d'être agité comme les autres, que tous les artifices sont inutiles cette fois-ci. Il est sûr de son effet: on a peint sur le verre l'incendie d'un bateau où des malheureux se tordent dans les flammes.

C'est épouvantable.

--Magnifique! crie Mme Arnal. Ah! ces brigands de Prussiens, si l'on pouvait les faire griller tous comme ça!



II

J'ai douze ans. Mon père en a quarante-cinq. Ma soeur dix-neuf. Catherine, notre bonne, n'a pas d'âge.

Elle nous sert depuis dix ans. C'est elle qui m'a promené en lisières dans les allées du parc et qui a guidé mes premiers pas le long des charmilles du Roi-Soleil. C'est elle qui me rapportait à la maison dans ses bras quand j'étais fatigué d'avoir traîné mes souliers bleus sur les tapis verts de Le Nôtre.

Je ne devais pas lui peser lourd: elle est forte comme un boeuf et dure au travail comme un cheval de limon. Je l'ai vue un jour, mise au défi par les ouvriers du chantier, porter vingt-cinq kilos à bras tendu. Elle est longue comme un jour sans pain et ça l'ennuie parce qu'elle est obligée de faire elle-même ses tabliers bleus: ceux qu'on achète tout confectionnés sont très bons et coûtent moins cher, mais on n'en trouve pas à sa taille. Elle est plate comme une limande et ça lui est à peu près égal. Quand on la taquine là-dessus, elle se borne à fournir une explication très simple: elle a monté en graine tout d'un coup--comme les asperges--et ce qu'elle a gagné en hauteur, elle l'a perdu en largeur. Elle ressemble à un gendarme: un gendarme qui aurait un gros nez rouge, qui mangerait de la bouillie avec son sabre et qui aurait, en guise de moustaches, un gros poireau poilu de chaque côté du menton.

Les poireaux, voilà le malheur de Catherine. Elle en a trois à la figure et trois douzaines sur les mains. Elle affirme n'en pas avoir autre part.

--Pas un seul! s'écrie-t-elle en roulant de gros yeux. J'en fournirai les preuves à qui voudra.

Personne ne lui en a jamais demandé.

Elle a essayé de différents remèdes qui devaient faire disparaître en un clin-d'oeil ses végétations importunes. Ils ont échoué. Quelqu'un, il y a six mois, lui en a indiqué un nouveau: les artichauts sauvages. Depuis ce temps-là, elle en cherche; elle leur fait la chasse partout; elle y passe ses heures de liberté, elle y dépense ses demi-journées du dimanche, jusqu'à l'heure de la messe--qu'elle passe au bleu.

Si Catherine a une haine et un dégoût: les poireaux, elle a une admiration et un amour: son frère. Il existe en chair et en os, ce frère, aux cuirassiers--au 8e de l'arme--; et, en effigie, tout le long des murs de la chambre de sa soeur. Il est là debout, assis, à pied, à cheval, en veste d'écurie, en grande tenue, tête nue, cuirassé et casqué. Chaque fois qu'elle touche ses gages, Catherine lui en envoie les deux tiers et lui réclame une photographie. La dernière qu'elle a reçue est superbe: elle a vingt centimètres de haut, elle est peinte et la tête du cuirassier, un point de carmin aux joues et aux lèvres, a été délicatement collée par le photographe entre le casque et la cuirasse d'un cavalier acéphale, comme on en fabrique d'avance, à la grosse.

Catherine ne tarit pas d'éloges sur son frère.

--Vous auriez dû vous engager dans son régiment, fait mon père. Vous avez la taille, je crois?

--Ah! monsieur, si ç'avait été possible! Comme je l'aurais soigné!

Mon père et ma soeur rient aux éclats. Je ne sais pas pourquoi, mais je leur en veux de leur rire.

A vrai dire, je leur en veux de moins en moins. J'ai eu beaucoup d'affection pour Catherine, autrefois, mais je m'en suis détaché insensiblement. M'ayant connu au berceau, elle a continué à me traiter en enfant; elle ne peut arriver à se figurer que je vais être bientôt un homme. Il y a dans sa tendresse pour moi quelque chose qui sent la nounou, le lange, le hochet. Elle a, en nouant ma cravate, le matin, des petits tapotements très doux, des lissages d'étoffes, de ces gestes qui ajustent les robes de bébés--qui arrangent les bavettes.--Et puis, au point de vue intellectuel, nous avons cessé toutes relations. Elle a un mot qui explique tout et qui a fini par me déplaire. A toutes mes questions sur les chiens écrasés, les aveugles et les boiteux, les chevaux qui se cassent une jambe et les morts qu'on mène au cimetière, elle faisait la même réponse: «C'est le bon Dieu qui l'a puni.»

--Catherine, sais-tu pourquoi le poisson rouge qui était dans l'aquarium est mort?

--C'est le bon Dieu qui l'a puni.

Ça m'a paru insuffisant--et douteux.

Aujourd'hui, je me demande comment j'ai pu arriver à trouver du plaisir dans la société d'un être aussi borné. Je la méprise un peu. Elle m'ennuie beaucoup. Elle s'en est aperçue, et en souffre.

Tant pis.

Ma soeur est une pimbêche. C'est une petite poupée, pas vilaine, si l'on veut, mais pas jolie, jolie. Poseuse, hypocrite, égoïste, rapporteuse, pincée. Orgueilleuse comme un paon.

--Pourquoi?

J'ai entendu un ouvrier du chantier dire d'elle, une fois:

--On dirait qu'elle a pondu la colonne Vendôme.

Ma foi, oui.

Elle m'embête.

Mon père est entrepreneur de charpente et de menuiserie; il est propriétaire, à Versailles, de l'établissement du Vieux Clagny. C'est, lui qui a fait poser ces longues planches qui portent son nom: Barbier, le long de la ligne du chemin de fer, avant d'arriver à la gare. Il possède aussi un chantier à Paris, rue Saint-Jacques. Ce chantier est tout voisin d'un autre: le chantier des Grands-Hommes, qui lui fait une concurrence désastreuse. Mon père a essayé de reprendre le dessus, plusieurs fois, sans aucun résultat appréciable. A chaque échec, une envie folle lui venait de se débarrasser de son établissement parisien.

--J'y mange de l'argent! criait-il. J'y mange tout ce que je gagne a Versailles!

Pourtant, il ne pouvait se résoudre à vendre. A la fin, une idée, une idée fixe, l'a possédé: acheter les Grands Hommes.

Il y a sept ans qu'il rêve à cette acquisition--qu'il sait impossible--et ç'a été le sujet de discussions terribles que je me rappelle vaguement, avec ma mère. Mon père lui reprochait, de plus en plus âprement, avec brutalité dans les derniers temps, de ne pas avoir payé sa dot. Il l'accusait de l'avoir volé, de s'être entendue avec son père à elle, le grand-père Toussaint, pour le filouter.

--Oui, tu savais qu'il me mettait dedans, le vieux brigand!... Tu n'as même pas pensé à tes enfants!... Tu t'en moques, de tes enfants!... Comme de ton mari, n'est-ce pas?... Tout pour ta famille! Une famille de fripons, de canailles!... De canailles!...

J'ai encore de ces cris-là dans les oreilles, de ces cris haineux, mal étouffés par les murs, et qui venaient souvent, la nuit, me terrifier dans mon petit lit. Je savais que mes parents se disputaient et s'insultaient, que mon père bousculait ma mère pour de l'argent. Et depuis ce temps-là j'ai le dégoût et la peur de l'argent. J'ai presque deviné, à douze ans, tout ce que peut faire commettre d'horrible et d'infâme une ignoble pièce de cent sous.

J'ai grandi au milieu de discussions d'intérêt coupées de scènes de plus en plus violentes jusqu'à la mort de ma mère. Ces scènes ont effacé en moi, à la longue, son image douce et bonne, et je ne peux plus la voir quand j'évoque son souvenir, que pâle et craintive, baissant la tête, pauvre bête maltraitée sans pitié par son maître, et fuyant sous les coups. J'ai gardé aussi, de ce temps-là, une grande frayeur de mon père.

Non pas qu'il soit mauvais pour moi. Mais il y a dans son regard quelque chose de méchant qu'il ne peut arriver à adoucir.

--Monsieur n'est pas commode, dit Catherine.

C'est à peu près ça: pas commode, raboteux, à angles droits. Il me gêne. Je me contrains devant lui. Son regard, que je sens peser sur moi, m'a rendu un peu sournois. Paresseux au possible, je joue les studieux--en truquant de toutes les façons.--Je lui désobéis rarement. Je n'ai pas peur qu'il me mette à mort, comme Brutus. Je crains qu'il ne me fasse remarquer, de son ton froid, qu'il a la bonté de ne pas me priver de dessert.

A part les deux heures de leçons que me donne M. Beaudrain, le soir je suis à peu près libre. Je ne m'amuse guère. Sans Léon qui vient souvent jouer avec moi, et le père Merlin, notre voisin, que je vais voir presque tous les jours, je crèverais d'ennui. J'aimerais bien aller m'amuser au chantier; mais mon père me défend de parler aux ouvriers. Un jour, Louise m'a vu causer à l'un d'eux. Elle a mouchardé. J'ai reçu un savon et l'ouvrier aussi.

--Ça t'apprendra à parler à ces gens-là, m'a dit Louise. Avec ça que tu es déjà si bien élevé!

Je voudrais demeurer à Paris. J'ai envie de Paris. Chaque fois que j'y vais, je voudrais y rester, ne jamais retourner à Versailles. C'est ennuyeux comme tout, Versailles, ennuyeux comme tout. On dirait que c'est mort.

--Une ville charmante, dit M. Beaudrain.

Et il parle des souvenirs historiques en passant un bout de langue sur ses lèvres, qui pèlent comme de l'écorce de bouleau.

M. Beaudrain a l'air d'un croque-mort. Ils sont tous comme lui, les gens qui habitent Versailles: drôles comme des enterrements. M. Legros, seul de toutes les personnes qui viennent chez nous, rit toujours; seulement il est bête comme une oie. Il a des yeux en boules de loto, des narines poilues, des oreilles en feuilles de chou et un gros menton rasé de près, tout piqué de trous, qui ressemble à une pomme d'arrosoir.

Il y a aussi Mme Arnal, qui est bien gentille. Elle va souvent à Paris où son mari tient un magasin, et ça se voit. J'aimerais bien me marier avec une femme comme elle. A condition qu'elle sautât un peu moins, par exemple. Elle est toujours en l'air. On dirait qu'elle a du vif-argent quelque part. Mais je n'en suis pas encore là. J'ai le temps d'attendre.

Pour le moment, mon père me gêne, Catherine m'ennuie, Louise m'embête, Versailles m'assomme.

Voilà.



III

Nous finissons de déjeuner. Mme Arnal entre.

--Vous ne savez pas?

--Quoi donc?

--Le père Merlin est revenu.

--Bah! Vous êtes sûre?

--Comment donc! Il est dans son jardin, en train d'arroser ses fleurs.

Et, plus bas:

--Il a un linge blanc autour de la tête; le front tout entortillé... Il y a quelque chose là-dessous.

--Oh! oui, fait ma soeur; quelque chose de louche. Il vaudrait mieux savoir à quoi s'en tenir, car enfin on ne peut pas fréquenter toute sorte de monde. N'est-ce pas, papa?

--Sans doute, sans doute; mais...

--Oh! tu sais, tu ne m'ôteras pas de l'idée qu'il a attrapé ses horions à la manifestation... tenez, madame, j'ai gardé le journal. Le voilà.

Elle lit:

--«A la hauteur de la Porte-Saint-Martin, une bande composée de quelques centaines de voyous, escortant un grand drôle portant un drapeau, se dirige vers le Château-d'Eau, aux cris de: Vive la paix! Cette manifestation est accueillie par des sifflets partis des bas-côtés des boulevards. Et bientôt la foule, ne pouvant plus contenir son indignation, se précipite sur ces stipendiés de Bismarck et les disperse, non sans avoir administré à quelques-uns des plus acharnés une correction bien méritée.»

Mme Arnal hoche la tête.

--Dame! vous comprenez bien qu'avec des idées comme les siennes...

--Oh! il faut savoir à quoi s'en tenir, répète Louise très surexcitée. Et si tu veux, Jean, tu vas t'en aller chez le père Merlin pour lui tirer les vers du nez.

Ce rôle d'espion ne me convient pas beaucoup. Je me tourne vers mon père.

--Mais papa ne voudra peut-être pas...

--Avec ça que tu as besoin de la permission de papa pour y passer des demi-journées entières, chez le père Merlin! Allons, tâche de faire ce qu'on te dit.

Je ferai ce qui me plaira. Et d'abord je ne lui demanderai rien, au père Merlin, rien du tout; je ne lui tirerai pas les vers du nez. Et s'il me raconte ses affaires, je garderai tout pour moi, je ne répéterai rien, rien.


Je sonne à sa porte. Il vient m'ouvrir, un bâton de frotteur à la main et un pied déchaussé. Il frotte. Gare à mes oreilles si je fais des bêtises.

--Ah! c'est toi! Ton ami Léon n'est pas avec toi? C'est dommage. La première fois que je le verrai, ce garnement-là, je lui donnerai de mes nouvelles; il m'a cassé un pied de dahlia... Tu veux aller au jardin? Va au jardin. Tu peux bêcher la troisième plate-bande, celle du fond.

--Oui, monsieur Merlin; et vous...

--Je frotte!

Il rentre dans la maison dont il fait claquer la porte et j'entends bientôt le va-et-vient de la cire sur le plancher, suivi du frottement de la brosse qui, à temps égaux, heurte les plinthes.

C'est un brave homme, le père Merlin, mais il a ses manies. Quand il est en colère, quand il a quelque sujet de contrariété ou d'affliction, vite, il attrape sa cire et sa brosse et s'enferme dans sa maison; il ne faudrait pas choisir ce moment-là pour le taquiner. Quand il vous a dit: «Je frotte!» il n'y a plus qu'à le laisser tranquille. «Je frotte!» c'est un avertissement, une menace; ce n'est pas, comme on pourrait le croire, l'énoncé d'une occupation domestique. Ça veut dire: «Je suis en colère. Je passe ma colère sur mon plancher. J'aime mieux ça que de la passer sur vous, pourvu que vous me laissiez tranquilles.» Ça veut dire: «Fichez-moi la paix.»

On sait à quoi s'en tenir là-dessus, dans le voisinage. Mais on continue à le fréquenter, à lui faire bon visage, malgré ça, malgré ses opinions ultra-républicaines qu'il affiche très ouvertement. Il a de si belles fleurs! Au dernier concours horticole, comme on couronnait Gédéon, l'horticulteur, pour ses hortensias, le père Merlin, plein de dédain pour les produits primés, a traduit son opinion par un mot qui a fait rougir les dames. Il a dit:

--C'est de la fouterie.

Les dames qui ont rougi ont dû se rendre compte qu'il n'y avait rien d'exagéré dans cette appréciation, car elles ont continué à demander au bonhomme des bouquets qu'il leur offre gracieusement.

Car il est gracieux quand il veut, le père Merlin, très gracieux même. On voit qu'il a été bien élevé. Il est fort comme un Turc, aussi, malgré ses cinquante ans passés. Je l'ai entendu dire, à propos d'un jeune homme de vingt-deux ans, bien râblé, qui le tournait en ridicule:

--Si ce galopin continue, je le casserai en deux comme une allumette.

Et le jeune homme s'est tenu coi.

Il aime beaucoup les enfants. Il paraît qu'il en a eu, mais qu'ils sont morts. Sa femme aussi. Quand je dis: sa femme... On prétend qu'il n'a jamais été marié et qu'il vivait en concubinage. Ça m'intrigue fort. J'ai demandé des renseignements à Catherine qui m'a répondu, mais avec un grand accent de conviction cette fois:

--Le père Merlin! C'est le bon Dieu qui l'a puni.

Un jour que le vieux m'avait parlé longtemps de ses enfants et de sa femme, comme si de rien n'était, en se déclarant même très malheureux de les avoir perdus, j'ai osé demander à Mme Arnal ce que c'était que le concubinage. Elle a commencé une explication vague, s'est troublée et a fini par me dire, en me fouillant de ses yeux profonds, qu'il ne fallait jamais parler de ces choses-là, que tout ça «c'était bien vilain».

Ce qui est vilain, aussi, c'est de ramasser du crottin dans la rue. Pourtant le père Merlin, tous les soirs régulièrement, recueille celui du quartier. Il se promène dans les rues, pendant une petite heure, avec une pelle et une brouette. Quand il rentre, sa brouette est toujours pleine. On dirait que les chevaux le connaissent et qu'ils tiennent à lui faire plaisir.

J'ai voulu l'aider autrefois dans sa chasse à l'engrais, dans ses pérégrinations à la recherche de la fiente chevaline. Mais Louise m'a rencontré un soir, précédant la brouette, la pelle sur l'épaule, faisant le service d'éclaireur; elle a prévenu mon père qui m'a formellement défendu de continuer à me compromettre. Un Barbier ramasser du crottin! Est-ce que j'aurais l'intention de devenir républicain, par hasard? Ma soeur en rougissait jusqu'aux oreilles.

Le lendemain soir, comme je voyais le père Merlin rôder autour de sa brouette et que je cherchais un prétexte pour ne pas l'accompagner, il m'a dit lui-même de ne pas venir avec lui.

--Car on te l'a défendu, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur.

Il a haussé les épaules. C'est son habitude. Que je lui parle de mes parents, des voisins, de ce qui se passe dans le quartier ou dans la ville, il hausse les épaules. C'est surtout lorsque je lui demande un bouquet de la part de ma soeur qu'il a un petit mouvement d'épaules accompagné d'un mince sourire railleur--toujours le même--qui en dit long. Il ne doit guère se tromper sur le compte de Louise. Il ne m'en a jamais parlé mal, c'est vrai--il ne cancane pas--mais on voit qu'il est fixé à son sujet. Au sujet de bien d'autres aussi, sans doute. Il doit savoir juger les hommes, le père Merlin, avec ses yeux clairs, et c'est peut-être pour cela qu'il les méprise un peu--et qu'il n'en dit rien.

Son haussement d'épaules ne signifie pas: «Ce que vous me dites ne m'intéresse pas. Ça me laisse froid.» Il veut dire: «Je le savais avant vous; seulement je veux faire comme si je ne le savais pas.»

Il y a une chose qu'il ne sait pas, pourtant. C'est que j'ai beaucoup de sympathie pour lui. Il ne le sait pas, car il serait plus ouvert, il aurait plus de confiance en moi s'il s'en doutait et nous pourrions causer sérieusement--comme deux hommes.--Il faudra que je lui apprenne ça, et--le plus tôt possible.

Tiens! le voilà qui sort de la maison et qui descend au jardin. Il est plus pâle que d'habitude; il a toujours son bandeau blanc autour de la tête. Je vais lui demander des nouvelles de sa santé et tâcher de le faire causer. Il peut se fier à moi et me raconter tout ce qu'il voudra. Je ne dirai rien, à la maison.

--Vous allez souvent à Paris, maintenant, monsieur Merlin?

--Mais oui.

--Papa m'a dit qu'il y a quelque temps, vous y avez été pour l'enterrement de Victor Noir.

--Ah!

--Est-ce que c'était un bel enterrement?

--Un enterrement comme tous les autres: beaucoup moins de morts que de vivants.

--Ah!... Et la dernière fois, vous y êtes resté trois jours?

Pas de réponse.

--Est-ce que c'est à Paris que vous vous êtes fait mal à la tête?

Le père Merlin m'a pris aux épaules, m'a fait tourner comme un toton et m'a mis bien en face de lui.

--Écoute, petit. Je n'aime pas les espions. Si tu as envie de faire ce sale métier, il ne faut pas venir chez moi. Il faut aller ailleurs. Ou plutôt, il vaut mieux rester chez ceux qui t'envoient. Tu as compris? Je ne te répéterai pas ça deux fois.

Et il est allé s'asseoir sous le berceau, devant une table où sont déposés ses journaux.


Ah! c'est comme ça?... Ah! tu doutes de moi?... Ah! tu n'as pas confiance en moi?... Tu me traites d'espion?... Eh bien! tu peux parler mon bonhomme! Tu peux parler, et tu verras si l'on te reçoit encore chez nous... tu peux parler!

Je dirai tout!

Mais le vieux est en train de lire un journal et n'a pas l'air de vouloir desserrer les dents... Si, il vient de déposer son journal pour bourrer sa pipe et il a murmuré:

--Nous allons voir combien de temps ces cochons-là vont encore nous épousseter avec leurs panaches.

J'ai entendu. C'est tout ce qu'il me faut.

--Monsieur Merlin, je m'en vais.

--Si tu veux.


--Ah! te voilà, s'écrie Louise qui vient m'ouvrir. Ce n'est pas malheureux, j'ai cru que tu y coucherais. Eh bien?

Je lâche la phrase que je viens d'entendre. Je n'ai pas eu le temps d'en oublier une syllabe.

--Eh bien! il a dit: «Nous allons voir combien de temps ces cochons-là vont encore nous épousseter avec leurs panaches.»

--Tonnerre de Brest! s'écrie M. Pion... Pardon, mesdames... Quel est le salaud qui a dit ça?

--C'est M. Merlin, dit ma soeur en étendant les bras.

--Misérable! Gredin!

--Il a tort, grand tort, affirme tranquillement M. Beaudrain. Il ne faut pas médire du panache, eh! eh!; il a du bon, eh! eh! eh! La France a grandi à l'ombre de deux panaches: celui du Béarnais et celui de Napoléon.

--Oser dire des choses pareilles! s'écrie ma soeur.

--Et le jour même où l'on parle d'illuminer la ville pour fêter le départ de nos braves troupiers, gémit Mme Arnal.

Je tends l'oreille. Comment? On parle d'illuminations?

Oui. Et ces messieurs sont justement venus pour s'entendre avec mon père au sujet de la décoration de la rue. M. Beaudrain déclare, peut-être pour calmer un peu M. Pion, toujours furieux contre le père Merlin, qu'il a encore en sa possession les lanternes vénitiennes qui lui ont servi en 48.

--Ah! en 48. «Des lampions! Des lampions.»

Et, tous les souvenirs guerriers de ces messieurs leur revenant en mémoire, ils remettent sur le tapis des histoires que je connais par coeur: le gigot de Louis-Philippe au bout des baïonnettes, les barricades, une femme aux longs cheveux dénoués brandissant une escopette qui avait frappé tout particulièrement M. Beaudrain, et un jeune voyou, porté par les cheveux, à bras tendu, par un municipal à cheval, dont l'image ne peut s'échapper du cerveau de mon père.

On en oublie un peu les illuminations, le départ des soldats.

--Ainsi, papa, tu es bien de mon avis, demande Louise à mon père, quand nous sommes seuls, il faut défendre à Jean de retourner chez le père Merlin.

--Oh! je n'y retournerai pas!

--Alors, tu vois bien, fait mon père, que ce n'est pas la peine de le lui défendre... D'ailleurs, ajoute-t-il, je ne suis pas d'avis de me brouiller avec quelqu'un pour des bêtises, pour de la politique...

Des bêtises! Des insultes lancées à notre brave armée, à ceux qui nous gouvernent, qui vont nous mener à la victoire, comme disait tout à l'heure M. Pion? Des bêtises! les injures de ce vieux brigand de républicain qui ne respecte rien et qui n'a confiance en personne?...

Mon père n'a pas de nerf.



IV

C'est aujourd'hui que part le dernier régiment caserné dans la ville: un régiment de ligne.

Léon et moi, nous avons été l'attendre sur la place du Marché pour l'accompagner jusqu'à la gare.

C'est épique le départ des troupes. Jamais je n'ai éprouvé ce que j'éprouve. Il y a dans l'air comme un frisson de bataille et le soleil de juillet qui fait briller les armes et étinceler les cuirasses, vous met du feu dans le cerveau. La terre tremble au passage de l'artillerie qui va cracher la mort, et le coeur saute dans la poitrine pendant que rebondissent sur les pavés les lourds caissons aux roues cerclées de fer, pendant que s'allongent au-dessus des affûts les canons de bronze à la gueule noire. Les musiques jouent des hymnes guerriers, on chante la Marseillaise, l'or des épaulettes et les broderies des uniformes éclatent au soleil, les drapeaux clapotent aux hampes où l'aigle ouvre ses ailes, les fers des chevaux luisent comme des croissants d'argent et l'on sent planer au-dessus de cette masse d'hommes parés pour le combat, au-dessus de ces bêtes de chair et de fer qui vont se ruer à la bataille, quelque chose de terrible et de grand, qui vous bouleverse. Le sang gonfle les veines, la fièvre vous brûle, et il faut crier, crier, crier encore, pour ne pas devenir fou.

Ah! j'ai crié: «A Berlin!» depuis quelques jours. Je m'en suis donné à coeur-joie. J'en ai presque attrapé une extinction de voix. Pourvu que je puisse encore acclamer le régiment qui va venir...

--Est-ce qu'il va se décider, à la fin? demande Léon qui s'impatiente. Si nous allions un peu plus loin?

--Mais non, mais non, nous sommes bien ici.

C'est jour de marché, aujourd'hui. La place est pleine de paysans qui ont apporté leurs légumes; leurs étalages sont sous les arbres, et, par-ci par-là envahissent les trottoirs. Nous nous sommes casés entre une marchande de salade et un vieux marchand d'oignons qui guette les clients à quatre pattes. Il est obligé de se tenir à quatre pattes parce que, à chaque instant, un oignon se détache du tas et roule sur le bitume; le vieux n'a qu'à étendre la main pour le ratteindre. C'est un malin, ce vieux-là.

Bon! un oignon qui roule. Le marchand se précipite pour le rattraper; mais un officier qui passe, botté et éperonné, vient de mettre le pied dessus. Il glisse et tombe sur le genou.

Le vieux retire sa casquette.

--Pardon, excuse, mon officier.

L'officier se relève, saisit sa cravache par le petit bout et, à toute volée, envoie un coup de pommeau sur le crâne dénudé du vieux qui tombe à la renverse. Du sang jaillit sur les oignons.

--V'là l'régiment! crie Léon.

La musique éclate au bout de la rue. Nous nous précipitons.

--As-tu vu ce pauvre vieux?

--C'est bien fait. Il n'avait qu'à faire attention à ses oignons. Si l'officier s'était cassé la jambe, hein?

Je ne réponds pas. Je suis trop occupé à regarder les soldats que nous escortons sur le trottoir, marchant au pas, en flanqueurs.

Les soldats, eux, ne marchent pas trop au pas: le trouble et l'enthousiasme, la joie d'aller combattre les Prussiens, l'émotion inséparable d'un départ--un tas de choses.--Il y a un vieux chevronné, à côté de moi, qui titube. Un officier tout jeune, presque sans moustaches, lui remet toutes les deux minutes son fusil sur l'épaule. Ça fait plaisir de voir l'union qui règne entre officiers et soldats. Le colonel, un vieux tout gris, salue de l'épée quand on l'acclame et un clairon, au premier rang, a fourré un gros bouquet de roses dans le pavillon de son instrument qu'il porte comme un saint-ciboire. D'autres bouquets sont enfoncés dans les canons des fusils, des bouteilles montrent leurs goulots sous la pattelette des sacs et deux ou trois chiens, les pattes croisées, sont étendus sur la toile de tente roulée autour des havre-sacs. On applaudit les chiens.

Place du Marché, tous les paysans sont accourus. Ils font une ovation au régiment. Et, devant la boutique du pharmacien qui fait le coin, quatre ou cinq grands gaillards qui viennent d'en sortir agitent leurs casquettes. L'apothicaire aussi remue son mouchoir blanc, pendant que, derrière lui, à travers ses jambes, on aperçoit la blouse bleue du marchand d'oignons, étendu sur le parquet.

Rue Duplessis, à chaque pas, des habitants se jettent dans les rangs, offrant des pains, des saucissons, des bouteilles rouges, des bouteilles jaunes, des bouteilles vertes. Je reconnais M. Legros, l'épicier--marchand de tabac, notre voisin. Il a apporté des cigares qu'il distribue.

--Tenez, tenez. Et ce sont des bons: des deux sous... bien secs...

Il fait l'article comme s'il voulait les vendre. L'habitude! Un soldat s'y trompe.

--Est-ce que t'aurais le toupet de ne pas nous les fournir à l'oeil, tes cigares, eh! sale pékin?

M. Legros proteste. Malgré tout, il a de la peine à s'en tirer.

--A l'oeil, mes cigares, à l'oeil. Et tenez, mon brave, si vous avez besoin d'allumettes, voilà ma boîte.

De-ci de-là, on entraîne les troupiers dans les cabarets. Devant Beaugardot, le marchand de meubles d'occasion, des fauteuils anciens sont alignés sur le trottoir. Des soldats vont s'y asseoir avec armes et bagages et refusent de se lever. C'est un commencement de débandade.

Mais, tout à coup, la musique entame la Marseillaise.

Allons enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé...

Ah! que c'est beau. Les soldats ont repris leur rang. Des acclamations enthousiastes les suivent jusqu'à la gare.


A travers les grilles, un troupier me passe son bidon et me prie d'aller le remplir chez le marchand de vin, en face. Il fouille dans sa poche.

--Attendez, je vais vous donner des sous.

Mais je ne veux pas de son argent; j'ai justement un franc dans ma poche. Je lui paierai son litre.


--Tenez, voilà votre bidon.

--Merci bien, jeune homme. C'est peut-être le dernier litre que je boirai que vous m'offrez là.

--Le dernier! s'écrie Léon, se dressant sur la pointe des pieds, rouge comme un coq, tellement il est joyeux de remonter le moral d'un guerrier, le dernier!... Ah! nous vous en offrirons bien d'autres, quand vous reviendrez vainqueur!

Des bourgeois qui nous entourent applaudissent, mais le soldat hoche la tête.

--Merci tout de même...

Il n'a pas l'air d'avoir confiance, réellement.


--Comprends-tu ça? me demande Léon en revenant. Douter de la victoire! Partir avec aussi peu d'enthousiasme!... Moi, je donnerais je ne sais quoi pour pouvoir aller rosser les Prussiens... Tiens, ce soldat n'a pas de coeur!...

Je ne sais pas trop. Il ne considère peut-être pas la guerre comme une partie de plaisir, il s'en fait peut-être une idée plus exacte que nous, au bout du compte. Et des tas de choses auxquelles je n'ai pas encore pensé se présentent à mon esprit...

--Eh bien? Était-ce beau? me demande mon père qui prend le café, sous la tonnelle du jardin, avec M. Beaudrain et M. Pion.

--Oh! oui.

--Beaucoup d'enthousiasme, comme toujours? crie M. Pion. Un entrain endiablé! Moi, voyez-vous, j'ai dû renoncer à assister au départ des troupes. Ça me faisait trop de mal de ne pas partir avec eux... Une guerre pareille! Une guerre qui sera une seconde édition de la campagne de Prusse...

--En 1806, fait M. Beaudrain... Iéna...

--Parfaitement. Vous connaissez le mot historique dit avant-hier à Saint-Cloud par un personnage des plus haut placés: «Cette guerre de 1870, comme celle de 1859, sera menée tambour battant.» L'Empereur, qui entendait, a souri... Il a souri, messieurs, répète M. Pion en tordant sa longue moustache.

--Le fait est que les Allemands ne sont guère de taille à se mesurer avec nous, dit mon père. Les services de leur armée sont très défectueux, les vivres manquent, les hommes de la landwehr se refusent à prendre les armes, l'argent devient de plus en plus rare... Toutes les grandes maisons de commerce font faillite les unes après les autres...

--Oh! le choc sera rude, fait M. Beaudrain; mais nous en sortirons vainqueurs. L'instinct me le dit, l'observation professionnelle me le démontre. Dans l'histoire passée on peut lire l'histoire future... Et puis, quel enthousiasme! Quelles manifestations magnifiques!... Un peu de surexcitation factice, me direz-vous? Mais non, mais non! L'effet produit est grand. Je dirai plus: il est utile... Voyez, messieurs, voyez, d'ailleurs--et M. Beaudrain tire un journal de sa serviette--voyez l'avis d'un homme généralement froid, toujours sensé, d'un universitaire--M. Beaudrain incline la tête--M. Francisque Sarcey:

«Il faut crier fort si l'on veut être entendu loin.

«Si ce foyer pétillait d'une flamme moins vive, il ne répandrait pas sa chaleur sur le reste de la France; son contre-coup ne s'en ferait pas sentir aussi vite au fond des campagnes, un peu plus lentes à s'émouvoir.

«Qu'on se rappelle l'immortel élan de 92. C'étaient les mêmes transports qui préludèrent aux mêmes victoires.»

--Etc., etc. Messieurs, veuillez m'excuser, mais l'heure de mon cours va bientôt sonner et vous permettrez... A ce soir, mon cher Jean...

Et le professeur disparaît, sa serviette sous le bras.

--Et nos généraux, s'écrie M. Pion en frappant sur l'épaule de mon père. Croyez-vous qu'ils vaillent les princes de Prusse?

--L'Empereur a agi sagement en se réservant le commandement en chef, dit mon père.

--Et en confiant le poste de major général au maréchal Le Boeuf. Il a préparé la victoire de longue main celui-là. C'est grâce à lui que tout est prêt.

--Et Mac-Mahon, qu'en dites-vous.

--On l'a vu à l'oeuvre.

--C'est comme le général de Cousin-Montauban.

--C'est Bazaine qui m'intéresse tout particulièrement. C'est un compatriote, un enfant de Versailles...

--A qui le dites-vous? Sa maison est à deux pas de la mienne.

--Ah! dites donc, il y a dans le Figaro d'aujourd'hui un article sur le général Frossard, le gouverneur du Prince Impérial... un article d'Édouard Lockroy... c'est très intéressant.

«Le général Frossard est un homme âgé, froid, calme. On le dit un stratégiste de premier ordre. Depuis longtemps, il n'a rien commandé. Le général Frossard a expliqué à son auguste élève toutes les guerres de l'Empire. Il promenait des soldats de plomb sur une carte d'Europe et le jeune Prince les renversait avec de petites boulettes de mie de pain lancées par de petits canons en bois.

«Quand le général Frossard voulut raconter la campagne de Waterloo et faire rétrograder l'armée française, le Prince Impérial se fâcha:

«--Non!... Jamais!... s'écria-t-il avec un mouvement de colère. Et, malgré les instances de son précepteur, il disposa ses batteries et écrasa d'un coup l'armée anglaise, l'armée prussienne, Blücher et Wellington.»

--Ah! c'est beau! s'écrie M. Pion... c'est beau!... Et nous douterions de la victoire! Allons donc!

Non, il n'y a pas à en douter. Mille fois non. Et si le soldat de la gare était ici... Par le fait, il avait l'air d'un imbécile; une figure idiote--quelque Bas-Breton--un illettré.

Oui, un illettré; ah! s'il pouvait lire les journaux, comme moi...

Car je lis les journaux, tous les jours, sans me cacher, en propriétaire. Mon père ne m'en empêche pas et ma soeur, heureuse de pouvoir causer avec moi des événements du jour, me les passe elle-même.

J'apprends ainsi que «c'est à peine si l'on s'aperçoit qu'un vide s'est produit dans nos arsenaux», que «la guerre ne peut avoir aucune surprise inquiétante pour nous; notre admirable corps d'éclaireurs, dont le moindre trappeur rendrait des points à Bas-de-Cuir, sondera le terrain devant chaque soldat»; et que «l'administration française a, de son côté, un service d'espions parfaitement organisé».

J'ai lu la réponse de l'Empereur à l'adresse du Corps législatif. J'ai vu comment il a répondu à l'Impératrice qui disait au Prince Impérial, en l'embrassant, au moment du départ:

--Adieu, Louis! et surtout fais ton devoir.

--Madame, nous le ferons tous.

J'ai vu comment il a veillé aux arrangements de sa maison militaire avec une austérité toute spartiate. Son domestique est réduit à un seul valet de chambre. Deux cantines suffiront à transporter tout le bagage impérial. «Pour bien faire la guerre, a répondu Sa Majesté à un général, il faut la faire en sous-lieutenant.»

Il paraît que l'enthousiasme est énorme, en province, au passage des régiments.

«On s'embrasse, dit la Liberté--un journal sérieux,--les mains et les coeurs s'étreignent. Il faut bien le dire, le succès est surtout pour les zouaves et les turcos, qui sont d'un entrain effroyable et d'une verve étourdissante.

«--Ah! disent-ils, les Prussiens ont voulu voir la ménagerie d'Afrique? Eh bien! ils la verront!»

«De fait, ils sont effroyables à voir: à moitié nus, coiffés de rouge, l'oeil allumé par le patriotisme et le vin! Pauvre landwehr!

«Au moment où j'écris, douze cents zouaves entrent en gare, perchés sur les wagons, dansant un cancan échevelé et hurlant à pleins poumons.»

Ah! les turcos! j'aurais tant voulu les voir passer!... Et les zouaves!


J'en ai vu un--sur un journal illustré qu'expose le libraire, au bout de la rue.--Il est couché à plat ventre, en face d'un Prussien qui le regarde, de l'autre côté de la frontière.

--C'est-y joli, Berlin? demande le zouave.

--Et Paris?

--Qué qu'ça t'fait? T'y vas pas.

Il y a aussi une caricature qui représente un militaire faisant ses adieux à sa payse.

--Reviendras-tu bientôt? dit la payse.

--Parbleu! Un tour de Rhin et un tour de Mein, et je reviens.

C'est très drôle.

Ce qui est drôle, aussi, c'est les nouvelles à la main des journaux:

«Connaissez-vous la dernière mode? Appeler son chien Bismarck et lui accrocher un écriteau portant: «Vive la France!» Faire acclamer la France par Bismarck, c'est tout de même raide.»

Ou bien:

«M. de Bismarck nous reproche de faire usage des turcos!... Tout ce que nous pouvons vous promettre, Monsieur de Bismarck, c'est que le turco, devenu Français maintenant, y mettra de la décence, il n'abusera pas trop du... Prussien.»

Les chansons sont plus sérieuses,--mais aussi belles:

Puisque c'est l'heure de la haine,

Faisons parler les chassepots...

Et puis, celle-ci, dont l'auteur est le prince Pierre Bonaparte:

Berceau du progrès, pays magnanime,

Ton bras glorieux qui frappe et rédime,

Reprend sa vigueur et reporte enfin

Notre aigle immortel aux rives du Rhin.

Et puis, la chanson des marins--car la flotte va entrer en scène et les Prussiens ont été prévenus qu'ils pouvaient, «s'ils tenaient à conserver un spécimen de leur marine, le placer immédiatement dans le musée de Berlin».--Ma soeur la chante, cette chanson-là. Du matin au soir on lui entend répéter le refrain:

Et vous, hache au poing, race antique,

Debout, matelots!... La Baltique

Dresse pour vous ses flots vengeurs!

Je ne fais pas que lire les journaux. J'ai des occupations plus sérieuses: je copie les proclamations. J'ai acheté un cahier tout exprès pour ça. Léon aussi. Nous rôdons par la ville, épiant le moment où l'afficheur colle sur les murs des carrés de papier blanc, à l'affût des placards émanant de l'autorité. Nous passons notre travail à M. Beaudrain--qui le recopie sur un beau registre à fermoir.

Entre autres choses importantes, nous avons déjà transcrit la Proclamation de l'Empereur au Peuple et la Proclamation à l'Armée.

Dans la première, il est dit que:

«Le glorieux drapeau que nous déployons encore une fois devant ceux qui nous provoquent est le même qui porta à travers l'Europe les idées civilisatrices de notre grande Révolution.»

Et, dans la seconde:

«De nos succès dépend le sort de la liberté et de la civilisation.»

D'ici peu, nous nous livrerons à d'autres travaux. Jules a fait cadeau à Léon d'une carte du Théâtre de la Guerre, avec de petits drapeaux pour marquer les positions des belligérants. Les petits drapeaux dorment dans leur boîte, fraternellement, drapeaux prussiens et drapeaux français, en attendant que le canon les réveille et qu'on les pique sur les places conquises.

Pour nous distraire, le soir, Léon et moi, nous parcourons la ville avec une troupe de camarades, en chantant la Marseillaise et le chant du Départ.

Mourir pour la Patrie,

C'est le sort le plus beau...

--Sacrée bande de polissons! a crié l'autre soir le père Merlin, par sa fenêtre, comme nous passions devant chez lui en hurlant ça; si vos parents n'étaient pas des ânes, il y a longtemps qu'ils vous auraient flanqués au lit à coups de martinet!

Quelle vieille canaille!



V

Je viens de planter un petit drapeau tricolore sur Saarbruck.

--Si tu veux, me dit Léon, nous laisserons la carte du Théâtre de la Guerre toute ouverte sur la table du salon. Comme ça, tous ceux qui entreront ici pourront voir où nous en sommes... Si nous piquions quelques drapeaux d'avance sur la route de Berlin?

--Gardez-vous-en bien! s'écrie M. Beaudrain qui recopie sur son registre la dépêche de l'empereur à l'impératrice, que nous venons de lui apporter. Gardez-vous-en bien! La guerre nous réserve tant de surprises! Savez-vous si nous passerons par Francfort ou si nous marcherons sur Rastadt? Connaissez-vous le plan élaboré par notre état-major? Êtes-vous dans le secret des dieux?... Ah! jeunes étourneaux... Mais, dites-moi donc, êtes-vous bien sûrs d'avoir transcrit fidèlement la dépêche?... «Louis vient de recevoir le baptême du feu; il a été admirable de sang-froid et n'a nullement été impressionné...» Ça fait un pléonasme.

--Monsieur, c'était comme ça.

--Ah!... «Une division du général Frossard a pris les hauteurs qui dominent la rive gauche de Saarbruck.»... La rive..., la rive d'une ville...

--Vous êtes certains qu'il y avait: la rive?

--Oui, monsieur.

--«Nous étions en première ligne, mais les balles et les boulets tombaient à nos pieds

--Monsieur, dit Léon, voilà une phrase qui m'a étonné.

--A tort, mon ami, à tort. Cela prouve simplement que les fusils à aiguille ne valent rien... et démontre en même temps la supériorité du Chassepot. «Louis a conservé une balle qui est tombée près de lui. Il y a des soldats qui pleuraient en le voyant si calme.»

M. Beaudrain essuie furtivement une larme avec sa manche.

--«Nous n'avons eu qu'un officier et dix hommes tués.» Les risques de la guerre! soupire M. Beaudrain en refermant son registre; on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs.

Et il ajoute:

--Cette dépêche du chef de l'État est modeste. Elle l'est même beaucoup trop. Elle ferait croire à une simple escarmouche; et c'est une grande victoire que nous avons remportée, une grande victoire!

Le soir, on a illuminé et on a pavoisé la ville. Je voudrais bien être à demain. Qu'est-ce que vont dire les journaux?


Ils disent que la revanche de 1814 et 1815 a commencé, que la division Frossard a culbuté trois divisions prussiennes, que nos mitrailleuses ont impitoyablement fauché l'ennemi, et que l'empereur est rentré triomphant à Metz.

Il paraît que Sa Majesté semblait rajeunie de vingt ans. Le prince impérial était très crâne. Son oeil bleu lançait des éclairs. Des milliers de soldats l'escortaient en lui jetant des fleurs.

On a bombardé et brûlé Saarbruck, aussi. Tant mieux. Ça apprendra aux Prussiens à démolir le pont de Kehl, les vandales.

Saarbruck ne redeviendra jamais plus allemand. C'est un journal qui l'affirme; et il apprend au public qu'il est déjà «arrivé au ministère de l'intérieur six demandes pour la place de sous-préfet de Saarbruck».

--Et ce n'est qu'un commencement, répète M. Pion en se frottant les mains, un tout petit commencement. L'armée allemande meurt de faim. Avant-hier, six cents Badois affamés ont passé la frontière et sont venus se faire héberger chez nous. Et puis, le roi Guillaume est malade.

--Ainsi, du reste, que le général de Moltke, fait ma soeur. Quant à Frédéric-Charles, il est gravement indisposé...

--Et Bismarck a la colique! s'écrie M. Legros en tamponnant son front avec son mouchoir, car il fait très chaud et il transpire facilement... Ah! à quand la grande raclée?

Oui, à quand? A bientôt s'il faut en croire le petit tailleur de la rue au Pain, près du marché. Il vient de changer d'enseigne. Il a fait clouer sur sa boutique une grande bande de calicot portant ces mots:

AU PRUSSIEN

Spécialité de vestes.



VI

Des lampions et des drapeaux, des drapeaux et des lampions. Il y en a partout, au-dessus des portes, aux fenêtres, dans les arbres et aux ridelles des charrettes. Le boueux qui enlève les ordures, le matin, a piqué un étendard d'un sou, surmonté d'une plume rouge, sur le collier de son cheval et la préfecture a arboré une grande bannière, toute frangée, dont le gland d'or balaie le trottoir. Versailles est enrubanné comme un conscrit. Il a l'air d'avoir son plumet aussi; on ne reconnaît plus les habitants, tellement la nouvelle de la victoire les surexcite. La ville est sens dessus dessous. Je n'ai jamais vu ça. Il y a du monde dans les rues jusqu'à dix heures. Mon père m'a déjà emmené deux fois au café avec lui, et j'ai profité de la cohue--presque la moitié des chaises est occupée, sur la terrasse!--pour demander des grenadines au kirsh. Mon père avale son grog à petites gorgées en trinquant toutes les deux minutes à la victoire de la France et à la santé de l'empereur et nous ne partons que très tard, après neuf heures et demie. Nous passons par les rues qu'éclairent les lampions et les lanternes vénitiennes aux raies multicolores. Ça sent la vieille graisse, et, quand on passe trop près des murs, du suif fondu rebondit sur vos chapeaux et vous coule dans le cou. C'est très beau.


Mais, tout à coup, un drapeau disparaît, puis dix, puis vingt. On les arrache par centaines, on les arrache tous et on décroche les lampions.

Les Prussiens sont vainqueurs. Wissembourg est pris!

D'abord, ç'a été un engourdissement. On en est resté là. Puis, on s'est révolté, on n'a pas voulu croire; on a parlé de mensonge ignoble, de manoeuvre de Bismarck... Maintenant, on sait à quoi s'en tenir: nous avons été surpris, pris en traître, écrasés sous le nombre.

--Nous sommes manche à manche avec les Prussiens, dit M. Pion, mais à nous la belle.


Eh bien! nous l'avons gagnée, la belle! Et rapidement encore! On vient de coller sur les murs, ce soir, 6 août, une dépêche qui annonce une revanche de Mac-Mahon: le prince de Prusse a été battu à plate couture et fait prisonnier avec 40.000 hommes de son armée.

--40,000 prisonniers! s'écrie ma soeur... Et on a bien dû en tuer autant... Croyez-vous qu'on fusillera les prisonniers, monsieur Pion?

--Non, mademoiselle. Ce serait contre le Droit de la guerre... à condition qu'ils appartiennent tous à l'armée régulière, car, dans le cas contraire--M. Pion met en joue, avec ses longs bras, un partisan imaginaire;--dans le cas contraire, on peut les passer par les armes sans autre forme de procès. Vous savez que, dans les guerres de l'Empire, particulièrement en Espagne, tout habitant pris les armes à la main était fusillé sommairement.

--Naturellement... C'est bien dommage qu'on ne puisse exécuter ces Prussiens... Ah! si nous avions des détails sur la bataille...

--Nous en aurons demain.

Heureusement qu'on n'a pas besoin d'avoir des détails pour illuminer et pavoiser. Tout le monde, en ville, a déjà sorti ses drapeaux et rattaché ses lampions.

Non, pas tout le monde. Un cafetier de la rue de la Paroisse n'a pas jugé à propos de pavoiser son établissement. Pourquoi? C'est ce que se demande la foule, qui s'est massée sur le trottoir, en face de chez lui. Un vieux monsieur à la face placide, toute glabre, que j'ai vu bien souvent assis sur un banc du square Hoche, sa canne à bec de corne entre les jambes s'écrie:

--Ce sont des Prussiens!

--Des Prussiens! Oui, des sales Prussiens! A bas les Prussiens!

Et une chaise de la terrasse, lancée à toute volée, brise la glace de la devanture. Le tumulte augmente. Les vociférations se croisent. On continue à jeter des chaises et des pierres contre les vitres et les becs de gaz.

--A bas, les Prussiens! A mort, les Prussiens!

Je ramasse un caillou et je le lance de toute ma force. Malheureusement, tout est déjà cassé et mon caillou ne cause aucun mal. J'en suis désolé.

--A bas, les Prussiens! A mort, les Prussiens!

Le patron et la patronne du café sortent en faisant des gestes. Mais on les accueille par des huées, par des grossièretés sans nom.

Ça me semble exagéré ces insultes, car enfin si ce n'étaient pas des Prussiens?

La femme rentre, terrifiée, en se bouchant les oreilles, pendant que le mari reste sur le seuil de la porte. Il est tout pâle, mais on voit qu'il n'a pas peur. Ce ne doit pas être un Prussien.

Tout d'un coup, tendant les poings vers la foule, il crie:

--Lâches!... Imbéciles!... Sauvages!...

Il y a un mouvement de recul, et le vieux monsieur, au dernier rang, profite d'un moment d'accalmie pour dire:

--Arborez le drapeau français et l'on vous laissera tranquille.

La patronne, qui a dû entendre, apparaît à une fenêtre du premier avec un drapeau qu'elle déroule. On applaudit... Mais, presque aussitôt, les huées et les injures recommencent: le drapeau est un drapeau anglais, tout rouge, avec un petit carré bleu, rayé d'argent à l'angle.

Un monsieur, employé à la préfecture, cravaté de blanc, et un maçon, se précipitent sur le propriétaire du café; celui-ci, d'un coup de poing en pleine figure, envoie rouler l'employé sur le trottoir, le nez en sang; mais il est saisi à la gorge par la main plâtreuse du maçon. Alors, la foule se rue...

--Arrêtez! arrêtez! au nom de la loi!

C'est la police, le commissaire, ceint de son écharpe, en tête. On se disperse, à la hâte.


J'apprends, en rentrant à la maison, par M. Legros, que le cafetier n'est pas un Prussien. Il le connaît: il lui fournit des cigares. C'est un Anglais naturalisé français, mais sa femme est Anglaise.

--Vous comprenez bien, fait M. Legros qui plaide la cause de son client, vous comprenez bien qu'il est excusable jusqu'à un certain point; c'était son droit, après tout, de ne pas pavoiser.

--Son droit! son droit! rugit M. Pion, parce qu'il n'est qu'à moitié Français? parce que sa femme est Anglaise? Pourquoi vient-il manger notre pain, alors?

--Il ne mange le pain de personne; il mange le pain qu'il gagne... à mon avis, du moins.

--A votre avis? Possible. Pas au mien. Un étranger, c'est un parasite, ni plus ni moins. Je ne connais que ça et le port d'armes. D'abord, on devrait tous les expulser, dans ce moment, les étrangers: ce sont tous des espions.

Il me semble que M. Legros, pour une fois, a raison. On a eu tort de briser les glaces du cafetier et de le maltraiter. Je regrette presque le caillou que j'ai lancé. Et puis, je me souviens de n'avoir pu retenir un mouvement d'admiration lorsqu'on a déployé le drapeau anglais. Il est très beau le pavillon anglais, beaucoup plus que le français. Au point de vue de la couleur, bien entendu, car, aux autres points de vue, le drapeau français est seul et unique en son genre. Je le vois flotter aux fenêtres, ce drapeau qui a fait le tour du monde... Eh bien! oui, plus je le regarde, plus je le trouve agaçant, gueulard et crapuleux. Je n'irai dire ça à personne, pour sûr.

Ce ne serait guère le moment. On vient d'apprendre que la bataille annoncée par la dépêche n'a pas eu lieu et que, par conséquent, nous n'aurons la peine d'héberger ni le prince de Prusse ni ses 40,000 hommes. La déception est énorme. Les drapeaux et les lampions ont disparu des façades comme par enchantement. Il paraît que ce n'était qu'un canard, un coup de Bourse.

--A Paris, nous dit Mme Arnal qui en revient, on a envahi la Bourse et l'on a brisé toutes les chaises; puis, on a été saccager une maison de banque allemande.

Très bien! ça servira de leçon aux Prussiens.

--Et figurez-vous, continue-t-elle, qu'on a rencontré Capoul dans la rue et qu'on lui a fait chanter la Marseillaise. Si vous aviez pu entendre ça! C'est un si bel homme, ce Capoul, et il chante si bien!

--Avec la Marseillaise, dit M. Pion, le Français est invincible.

Voilà: A Wissembourg, on n'avait pas chanté la Marseillaise. Maintenant, on va la chanter partout, et, ça va changer de note. J'ai copié tout à l'heure une dépêche ministérielle qui en dit long sans en avoir l'air:

«L'ennemi paraît vouloir tenter quelque chose sur notre territoire, ce qui nous donnerait de grands avantages stratégiques.»

Et j'ai lu un journal qui affirme que «la prise de Wissembourg est une faute commise par l'armée prussienne.»

«Si les Prussiens ont l'audace de s'avancer en France, ajoute-t-il, ils n'en sortiront pas vivants.»


Alors, ils sont perdus, car ils s'avancent à pas de géants. J'en ai déjà planté pas mal, des drapeaux noirs et blancs, sur la carte du Théâtre de la Guerre, dans les Vosges et sur la Moselle! et il faut que j'en pique encore un sur Woerth, et un autre sur Forbach, où, pourtant, Frossard a failli vaincre.

Oui, nous sommes battus par les Prussiens, mais battus glorieusement, héroïquement, battus comme Roland à Roncevaux, battus comme une poignée de chevaliers succombant sous les coups d'une horde entière de barbares. Beaux vainqueurs, vraiment, que ces vandales qui s'embusquent pour surprendre les corps les plus faibles et les écraser sans danger! Beaux vainqueurs, que ces lâches Teutons qui ne savent combattre que lorsqu'ils sont dix contre un!

M. Pion ne dérage pas. Il traite les Prussiens de cochons, de brutes, de sauvages, depuis le matin jusqu'au soir.

M. Beaudrain cite le vers fameux:

A vaincre sans péril on triomphe sans gloire

.

Et il ajoute chaque fois:

--Eh! eh! on jurerait que Corneille a prévu les Prussiens.

Cependant, il ne faut pas désespérer. Tout n'est pas perdu. On vient d'afficher une proclamation de l'Impératrice:

«Vous me verrez la première au danger pour défendre le drapeau de la France.»

--Des phrases comme ça vous réconfortent, dit Mme Pion. C'est capable de réchauffer les plus froids.

--Pour sûr, répond M. Legros qui s'éponge avec énergie.

Mon père lit le journal du jour.

«Les Prussiens sont à bout de souffle.

«La Prusse foule notre terre française. Songez-vous bien à cela? Oui, n'est-ce pas?--Et vous avez compris? Et au lieu de craindre quoi que ce soit, vous riez, vous haussez les épaules, et vous vous apprêtez aux voluptés du massacre?

«Oui, n'est-ce pas? vous allez venger les vieux de 1814, la France meurtrie et sanglante, laissée pour morte sous le talon des barbares?

«Ce sera le dernier sang versé! Soit! Mais, du moins, qu'il soit versé par cataractes, avec la divine furie du déluge!

«L'armée prussienne est chez nous! Nous la tenons! La voici enfin, non plus seulement en face de nos braves, mais en face de deux millions de citoyens, qui veulent mourir ou qui veulent tuer.

«La Prusse s'est laissée prendre à cette ruse de la Providence. C'est Dieu qui a été le seul vrai tacticien dans toute cette affaire

--Les Prussiens? dit Catherine qui vient annoncer que le dîner est servi et qui a entendu les dernières phrases; c'est le bon Dieu qui les punit.

Le 8 août le département de Seine-et-Oise est déclaré en état de siège.



VII

Le ministère Olivier n'existe plus. C'est le général Cousin-Montauban, comte de Palikao, le vainqueur de la Chine, qui est le chef du nouveau cabinet. C'est un grand bien, car, ainsi que le dit M. Beaudrain, dans la situation actuelle, la plume doit faire place à l'épée.

--Cedat toga armis, répète-t-il depuis deux jours.

Le nouveau ministre de la guerre est un résolu. Il a dit, en prenant possession de son portefeuille:

--«Nous avons 3,760,000 jeunes gens de vingt à trente ans. Il s'agit de mettre cette force immense à même de résister, par le nombre qu'elle représente, à l'invasion prussienne. J'en fais mon affaire

--«L'esprit des populations envahies est excellent, a-t-il dit aussi au Corps législatif. Une dépêche que j'ai reçue m'annonce que des dragons prussiens ayant fait une reconnaissance dans un village, des paysans organisés militairement en francs-tireurs sont sortis armés, ont tué dix dragons et ramené des prisonniers.»

La Chambre a applaudi bruyamment.

D'ailleurs, l'Autriche et l'Italie vont nous venir en aide. Après la première bataille, si le sort favorise les armes françaises, ces puissances entreront immédiatement en ligne.

Et pourquoi le sort ne nous serait-il pas favorable? Les Prussiens qui manoeuvrent autour de Metz, maintenant, sont dans une situation déplorable. Ces hordes immondes meurent de faim et sont dans la boue jusqu'au ventre.

«Ce qu'il faut, dit un journal, c'est être prêt pour la retraite des Prussiens, retraite qui, forcément, s'effectuera avant peu, et que les volontaires changeront en déroute en se jetant sur les flancs de l'armée. Surtout, pas de paix qu'on ne les ait chassés de France! Des coups de fusil, rien de plus! Non, dussent-ils ne rien demander en échange de leur victoire, ni un ruisseau, ni un écu, dussent-ils même nous faire des excuses, il ne faut pas subir la paix. L'âme de la France en serait humiliée et avilie pour jamais! Ayons donc bon courage. Dieu ne laissera pas couper la France, qui est sa main droite.»

Tous les soirs, chez nous, il y a de grandes discussions politiques et stratégiques entre mon père, M. Pion et M. Legros. L'épicier-marchand de tabac tranche de l'important maintenant, et veut avoir des idées à lui: il vient d'être nommé lieutenant de la garde nationale. Çà ne fait pas l'affaire de M. Pion qui parvenait toujours, jusqu'ici, à lui faire partager ses opinions, ou au moins à lui imposer silence. Ils vont parfois jusqu'aux mots aigres-doux. Heureusement M. Beaudrain met le holà.

--Il n'est peut-être pas mauvais que nous ayons été vaincus, dit M. Legros. Nous sommes tellement bavards, nous autres, si prompts à cancaner et à dénigrer, que nous avions besoin d'une leçon.

--Alors, qu'elle vous serve, dit M. Pion.

--Je parle des Français en général, monsieur.

--Le Français en général est magnanime, monsieur, chevaleresque, monsieur. Il tue, mais il n'insulte pas. Il combat au grand jour, sans embûches et sans traîtrises..... et quant à ceux qui lui souhaitent des défaites.....

--Vous ne parlez pas pour moi, j'espère?

--Je parle des mauvais Français en général. D'ailleurs, maintenant que vous avez acquis un grade...

--Je n'ai rien acquis du tout! s'écrie M. Legros qui doit son grade à l'élection. On m'a librement élu, librement, vous entendez? Pourquoi ne vous êtes-vous pas présenté à l'élection, vous aussi?

--Moi, répond M. Pion d'un air digne, moi, c'est autre chose. J'ai servi. J'ai occupé un grade élevé dans la hiérarchie militaire et je ne tiens pas, vous comprenez pourquoi, à faire partie d'une milice bourgeoise. Du reste, le gouvernement de l'empereur peut, d'un moment à l'autre, me confier un poste important...

--Ah! oui, dans un magasin!... Car vous étiez capitaine d'habillement, n'est-ce pas?

--A propos d'habillement, demande M. Pion qui rougit, avez-vous déjà fait faire votre uniforme de lieutenant?

--Oui, monsieur.

--Et les galons ne vous gênent pas?

--Vous verrez ça quand nous irons au feu! s'écrie M. Legros furieux.

Monsieur Beaudrain intervient.

--Voyons, messieurs, voyons; vous ne voudriez pas, au moment où l'ennemi a les yeux sur nous, donner l'exemple de la discorde, des dissensions intestines... des... des... voyons, voyons...

M. Pion se calme et M. Legros passe sa rage sur le préfet qu'il accuse de ne pas vouloir distribuer les fusils qu'on lui expédie. C'est honteux: les hommes de sa compagnie sont obligés de faire l'exercice avec des bâtons. Ils ont un fusil à piston pour douze et une baïonnette pour six. Ce n'est vraiment pas le moyen d'encourager une population qui perd déjà confiance. Si l'administration était moins bête...

--Ne calomniez pas le gouvernement impérial, fait M. Pion, sévèrement.

--Mais, fichtre de fichtre! on prend des précautions, au moins; on ne livre pas un département sans défense aux coups de l'ennemi... Avez-vous vu cette invitation ridicule lancée à tous les pompiers de France de venir défendre la capitale?

--Je l'ai copiée hier, dit M. Beaudrain.

--Croyez-vous qu'on ne ferait pas mieux d'envoyer des armes aux paysans?

--Il est peut-être déjà trop tard, fait mon père. Si on leur donnait des armes, ils ne mettraient pas longtemps à les enterrer. Pourvu qu'on ne touche pas à ce qu'ils possèdent, ils se fichent pas mal du reste, allez.

--Vous exagérez, répond M. Legros. Mais il est certain que nos populations sont bien abattues. Et si deux régiments de Prussiens, seulement, se présentaient devant Versailles, nous n'aurions qu'à leur ouvrir les portes.

M. Pion lève les épaules.

--On voit bien, monsieur Legros, que vous n'avez aucune expérience des choses de la guerre: on ne prend pas une ville comme ça.

Eh bien! si, on prend les villes comme ça. Quatre uhlans prussiens, le 12 août, à trois heures, ont pris possession de Nancy.

La nouvelle produit une émotion profonde. Quatre uhlans! Est-ce possible? Nancy! capitale de la Lorraine! Une ville de cinquante mille habitants! Mais il n'y avait donc plus de soldats?

Pas un seul.

Et les citoyens?

Ils n'avaient pas d'armes.

--Alors, hurle M. Pion, le maire de Nancy aurait dû se faire tuer!

--Pourquoi? demanda M. Legros étonné.

--Pour l'exemple, Monsieur!

La population, comme avertie par un de ses pressentiments précurseurs des catastrophes, se décourage tout à fait. De temps en temps elle s'anime; on dirait qu'elle a la fièvre.

Un beau jour, on s'aperçoit que, depuis dix ans, les pâturages du plateau de Satory sont affermés à des Allemands et que des gens suspects occupent les abords de l'École de Saint-Cyr. Là-dessus, on ne voit plus partout qu'espions prussiens: on jette des pierres dans les fenêtres des maisons occupées par les étrangers. Un sergent de ville, voyant un aveugle marcher lentement en tâtant devant lui le terrain avec son bâton, lui donne un croc-en-jambe «pour voir si c'est un vrai aveugle». C'est «un vrai aveugle». Et il tombe de toute sa hauteur sur le rebord du trottoir, si malheureusement qu'il se casse un bras.

Je n'ai pas encore vu arrêter d'espion--mais j'ai vu arrêter un individu qu'on prenait pour un espion.--C'était un vieux bonhomme, portant des lunettes bleues, qui descendait du chemin de fer. Comme il demandait son chemin à un cocher, le cocher, voyant les lunettes bleues et mécontent sans doute de ne pas avoir fait accepter ses services, a crié:

--C'est un espion.

On a saisi le vieillard, on l'a roué de coups, on a lacéré ses habits, on a cassé ses lunettes, et on l'a traîné chez le commissaire. Nous avons attendu plus d'une heure devant le commissariat. A la fin, le vieux bonhomme est sorti, accompagné par un agent qui l'a aidé à se rendre chez un de ses parents qu'il était venu visiter.

Si l'on perd confiance à Versailles, il paraît qu'à Paris on conserve bon espoir. Des amis qui habitent la capitale et qui viennent nous voir un dimanche, M. Arnal entre autres, s'étonnent de nous voir conserver des doutes sur l'issue de la guerre. Eux, ils n'en conservent pas. Ils sont certains du succès. Bazaine va opérer sa jonction avec Mac-Mahon et leurs deux armées n'en formeront plus qu'une seule, énorme, en face d'armées ennemies, décimées et épouvantées. Nous pouvons, d'un moment à l'autre, reprendre l'offensive sur toute la ligne. Ça dépend d'un rien.

--A Paris, disent-ils, on attend le résultat des opérations avec la plus entière confiance...

Le fait est qu'ils ne sentent guère la défaite. Ils sont gais comme des pinsons.

Leur entrain a fini par nous gagner.

Nous avons été visiter le musée, au château, avec eux. Nous nous sommes arrêtés longuement, dans la galerie des Batailles, devant les toiles qui représentent les victoires de la République et de l'Empire.

--Ah! il y avait de rudes lapins, dans ce temps-là! dit M. Arnal en secouant la tête.

--Des Romains, dit M. Beaudrain.

Devant le tableau qui représente la bataille d'Iéna, mon père fait halte en frappant le parquet du pied. Il a l'air mécontent. C'est son habitude, quand il arrive devant cette toile-là. Il trouve que Napoléon n'est pas ressemblant.

--Il n'y est pas! Ah! dame, il n'y est pas... N'est-ce pas, monsieur Beaudrain, il n'y est pas?

--Pas tout à fait, en effet.

--Et pourtant, c'est d'Horace Vernet! D'habitude, il le réussit bien... Ah! ce diable d'Horace Vernet!...

Et, comme on longe une interminable galerie peuplée de statues, mon père raconte l'histoire de l'hirondelle tracée avec un bouchon noirci sur un plafond du Palais-Royal.

--Est-ce que vous croyez réellement, demande M. Arnal en se croisant les bras théâtralement, au bout de la galerie, est-ce que vous croyez que, lorsqu'on a vaincu successivement tous les peuples de l'Europe, on peut se laisser flanquer une volée par ces pouilleux de Prussiens?... Tenez, on devrait faire visiter le musée de Versailles à toutes les troupes qui partent pour la frontière. Ça les électriserait.

Avant de rentrer à la maison, mon père fait voir à ses invités, tout à côté, la propriété qui appartient à Bazaine. Il est tout fier d'avoir pour voisin l'illustre maréchal.

Le soir, à dîner, on trinque et on retrinque aux succès de l'armée française et à la santé de l'Empereur. Au dessert, M. Arnal est un peu parti. Et, malgré les coups de coude de sa femme, il entonne.

As-tu vu Bismarck?...

Ah! ils sont sûrs de la victoire, les Parisiens!


Ils ont raison. Les bonnes nouvelles se succèdent. Dans la Baltique, une partie de la flotte française bloque Koenigsberg et une autre partie, Dantzig. L'Empereur a quitté Metz, le 14, «pour aller combattre l'invasion», et le 16, le 17 et le 18, des batailles sanglantes ont été livrées aux Prussiens, dans lesquelles nous avons eu l'avantage. Dans la journée du 18, particulièrement, les Prussiens ont subi un échec considérable. Trois divisions allemandes ont été culbutées dans les carrières de Jaumont. J'ai vu, dans les journaux illustrés, des dessins d'envoyés spéciaux représentant la chute des régiments tombant les uns sur les autres, dans une horrible confusion. C'est un affreux entremêlement d'armes, d'hommes et de chevaux. Ça vous donne froid dans le dos.

On assure que, de la splendide armée du prince Frédéric-Charles, il ne reste que des débris. Et le ministre de la guerre a annoncé au Corps législatif que le corps entier des cuirassiers blancs de M. de Bismarck a été anéanti. Il n'en subsiste pas un.

Les étrangers, maintenant que nous sommes vainqueurs, ne cachent plus leurs sympathies pour la France. Le Figaro reçoit de Louvain une lettre d'un huissier qui exprime des sentiments communs à tous les Belges.

«Je ne suis qu'un huissier, dit l'auteur de cette lettre.--Je ne suis donc pas riche.

«Tant que durera la guerre contre ces brigands de Prussiens, je vous enverrai chaque mois 20 francs, pour secourir les blessés français. Fils d'un révolutionnaire de 1830, je donne pour mon père qui n'est plus...

«Courage, Français!--Si vous n'avez plus de chassepots, vous avez encore des couteaux et si cette dernière arme vous manque, alors... alors, il vous reste de l'arsenic!

«Faites qu'ils crèvent tous en France, tous les Prussiens qui ont eu l'audace de sortir de leurs bauges pour souiller le sol sacré de la patrie! O France de 89! les cosaques déposent leur fumier dans vos champs, qui ne devraient être abreuvés que de leur sang!

«Je suis marié et j'ai une petite fille... Eh bien! je prie Dieu chaque soir qu'il inspire aux Prussiens une invasion dans notre pays: j'aurais l'occasion d'en tuer.

«Au revoir, monsieur, mais chut!--pas une syllabe à personne ni de mon nom, ni de l'acte que j'accomplis.»

Ça vous met de la joie au coeur, des lettres comme ça. On voit qu'on n'est pas abandonné, au moins. Ces manifestations sympathiques doivent remonter rudement le moral de nos troupes. Pourtant, le 24, on apprend que Bazaine est coupé. Il est vrai qu'on annonce, aussitôt, «que le maintien des communications du maréchal avec Verdun et Châlons n'entrait pas dans les plans du commandant en chef».

«La situation du maréchal Bazaine, dit un journal, est le résultat d'une tactique heureuse. Les Prussiens sont furieux de voir qu'il s'obstine à rester sous Metz.»

Il faut voir comme on se moque, maintenant, du roi de Prusse, de son fils--notre Fritz--et de ses généraux! Quant aux simples Prussiens, ce sont des misérables qui meurent de faim; mais la France est toujours charitable: lorsque nous les aurons vaincus--et le jour de la victoire est proche--nous ouvrirons une souscription pour les nourrir.

--Et pourtant, dit mon père, ces gens-là ont recours, pour escamoter la victoire, à des procédés bien odieux.

--Je crois bien! s'écrie ma soeur, ils empoisonnent les fontaines, ils brûlent les villages, ils envoient des espions partout et il paraît même que vingt navires formidablement armés viennent de partir d'Amérique, emportant une quantité considérable de flibustiers, tous allemands; ces pirates se proposent de débarquer dans les ports ouverts de France, et de les mettre au pillage!

--Oui! mais à bon chat, bon rat! ricane M. Pion qui vient d'entrer, un journal à la main. Son excellence le comte de Palikao a lu aujourd'hui à la Chambre une dépêche ainsi conçue:

«Corps franc composé de quelques Français a pénétré sur territoire badois; trains badois manquent aujourd'hui.»

Il y a un instant de stupéfaction. Ma soeur revient la première à elle.

--Ah!... trains badois manquent aujourd'hui!... Ah! quel bonheur!

Et, tous ensemble, de toute la force de nos poumons, nous crions:

--Vive la France! Vive l'Empereur!

--A vrai dire, reprend M. Pion, j'avais eu déjà cette idée-là; mais je n'avais osé en faire part à personne. Les gens sont si drôles! Ah! ç'aurait été un coup à tenter, pourtant: pendant que les Prussiens sont occupés en France, jeter cent mille hommes sur leur territoire!

--Oh! oui, fait ma soeur, émerveillée.

--Ah! j'ai eu bien d'autres idées, continue M. Pion en s'asseyant, pendant que nous l'écoutons de toutes nos oreilles. Ainsi, vous savez que, depuis le commencement de la guerre, beaucoup de soldats sont morts de fatigue: les chaussures mal faites, trop grandes, trop petites... Eh bien! j'avais pensé à une chose...

--Faire vérifier les chaussures avant leur entrée en magasin? insinue mon père.

--Non pas, non pas: elles n'en vaudraient pas mieux. J'avais pensé tout simplement à habituer le soldat à marcher pieds nus. Oh! pas une longue trotte, bien entendu; une petite promenade: deux ou trois kilomètres. D'abord sans sac, ensuite avec sac. Les troupiers s'y habitueraient facilement, voyez-vous; ça leur serait très utile. En cas de besoin, ils pourraient se déchausser et continuer l'étape pieds nus. Ce n'est qu'une habitude à prendre: voyez les Arabes, les sauvages...

--évidemment, évidemment, fait ma soeur. Mais je pense encore à votre première idée. Il serait peut-être encore temps de la mettre à exécution.

--Peut-être bien, répond M. Pion en tirant sa moustache.

Moi, je ne crois pas. La guerre bat son plein. C'est, depuis quelques jours, une véritable avalanche de nouvelles: des bonnes nouvelles, pour la plupart. Le roi Guillaume est devenu subitement fou. Il vient d'être reconduit à Berlin par deux officiers généraux. Sa folie a un caractère furieux: c'est le désastre de Jaumont qui en a provoqué la manifestation. Et puis, nous avons encore vaincu les Prussiens en différentes rencontres. Le Figaro annonce que nous avons remporté une grande victoire--chèrement achetée, il est vrai--à Grandpré.

Mais, justement, des personnes qui ont des parents à l'armée viennent de recevoir des lettres--qui sont arrivées en bloc.

Elles ne chantent pas victoire, ces lettres. Oh! non. Elles parlent de l'indiscipline générale de l'armée française et de l'organisation pitoyable de l'intendance militaire. Les régiments sont disloqués, bivouaquent au hasard, marchent sans ordre. Le nombreux personnel et les bagages de l'Empereur obstruent les routes et retardent de vingt-quatre heures, quelquefois de quarante-huit, la marche de l'armée.

On se les passe de main en main, ces lettres. J'en ai lu une dizaine, pour ma part; et j'ai lu huit fois, au moins, la même phrase: «Nous avons bien des tentes, mais nous n'avons pas l'oncle.» Est-ce qu'ils se seraient donné le mot?

Pour le calembour peut-être, mais pour le reste?

Un journal, ce matin, publie une navrante histoire: «Hier soir, de six heures et quart à neuf heures et demie, la gare des marchandises de Reims a été mise au pillage par trois ou quatre cents traînards du corps de Failly. Ces soldats, appartenant à différentes armes, s'étaient entendus à l'avance avec une cinquantaine de revendeurs. Ils ont brisé ou ouvert près de cent cinquante wagons, ont jeté sur les voies, au risque d'amener d'horribles accidents, les tonneaux de vin et de poudre, les caisses de biscuits et de cartouches, les boulets, les obus, les barils de salaisons, les effets d'habillement et d'équipement, et aussi une grande partie des bagages de l'Empereur.

«Les revendeurs attendaient de l'autre côté de la clôture brisée. Ils payaient 20 centimes pièce les draps de l'Empereur, 50 centimes les pains de sucre. Les bagages des officiers d'un régiment d'infanterie de marine ont été pris dans la bagarre...»


Que croire?



VIII

Mon grand-père maternel, le père Toussaint, croit que ça finira mal.

Il est venu nous voir dimanche--en passant, parce qu'il se trouvait dans le quartier, parce qu'il avait des nouvelles de la tante Moreau à nous donner.--Il a exposé des tas de raisons.

Il avait l'air de chercher à faire excuser sa visite: il est très mal avec mon père. Il a parlé du temps, qui est très beau, des récoltes qui ne seront pas mauvaises, de sa santé à lui, qui va cahin-caha, de la santé de la tante Moreau, qui ne va pas bien du tout.

--Ah! pour ça, non; pas bien du tout.

Et, comme mon père lui demandait quand il l'avait vue pour la dernière fois, le vieux a fait une réponse vague. Puis, il a parlé d'une maladie terrible qui frappait les dindons: il en avait déjà perdu une bonne douzaine. Heureusement, on venait de lui indiquer un bon remède: le marc de café. Ah! s'il avait su ça huit jours plus tôt...

--C'est au moins votre voisin, M. Dubois, qui vous a donné ce remède-là? a demandé mon père en souriant malignement.

--Dubois? Cette canaille? Ah! bien oui! Il aurait bien mieux aimé les voir crever tous les uns après les autres, mes dindons!... Ah! le brigand! Et dire qu'on l'a nommé maire de la commune! C'est la ruine du pays! La ruine!... Depuis qu'il est maire, les vagabonds vont se baigner tout nus dans la mare et l'on ne rencontre que des chiens enragés dans les rues... C'est une calamité!

Mon père a laissé le vieux déblatérer à son aise contre Dubois--sa bête noire--puis se doutant bien qu'il y avait anguille sous roche, il a cherché à savoir ce qui avait pu le pousser à nous faire une visite. Le père Toussaint, contre son habitude, a été très franc. Il était venu nous proposer un traité d'alliance, tout simplement. Convaincu que la guerre tournait mal et que les Prussiens ne mettraient pas six mois pour arriver à Paris, il était d'avis qu'on pouvait avoir besoin les uns des autres avant peu et qu'il valait mieux, par conséquent, oublier les discussions passées que de continuer à vivre comme chiens et chats.

--Voilà mon avis, a-t-il dit en terminant, d'une voix larmoyante. C'est l'avis d'un pauvre vieux bonhomme qui voit les choses de loin..., et qui ne voudrait pas mourir--car qui sait ce que l'avenir nous réserve--sans embrasser ses petits-enfants.

Ma soeur, les larmes aux yeux, a mis la main de mon père dans celle de mon grand-père et j'ai été embrasser le bonhomme sur la joue. Je me suis piqué les lèvres, car il n'avait pas fait sa barbe.

--Ainsi, c'est entendu? a demandé le vieux en partant. Comme c'est le 3 septembre la fête à Moussy, vous viendrez le matin? Vous repartirez le lendemain soir ou le surlendemain, comme vous voudrez.

--C'est entendu, a dit mon père qui a refermé la porte en murmurant:

--Quelle comédie! Il a tout simplement peur de rester tout seul à Moussy, si les Prussiens viennent dans le département, et il veut s'assurer un logement chez nous, pour faire des économies...

Malgré tout, mon père a tenu parole. Et aujourd'hui, 3 septembre, après avoir traversé les bois qui relient Versailles à Moussy-en-Josas, nous arrivons chez mon grand-père. Il nous guette, depuis quelque temps déjà, assure-t-il, de la porte du jardinet qui précède la maison, et il nous fait entrer dans la salle à manger où Germaine, sa bonne, vient de servir le déjeuner.

C'est une créature bien curieuse, cette Germaine: une petite femme, toute petite--six pouces de jambes et le derrière tout de suite,--sèche comme les sept vaches maigres et noire comme un corbeau. Noire de peau, noire de prunelles, noire de cheveux--des cheveux qu'on trouve souvent dans le potage, car elle est toujours décoiffée.--Avec ça, pas vilaine du tout. Ma soeur dit quelquefois qu'elle voudrait bien avoir ses yeux et Mme Arnal, qui l'a vue deux ou trois fois, prétend qu'elle aurait fait un beau petit garçon.

Mon grand-père n'a qu'une opinion sur elle:

--Elle vaut son pesant d'or.

Germaine, au contraire, a deux opinions sur son maître. Tantôt, c'est «la crème des hommes» et tantôt, c'est «un vieux grigou». Expliquez-moi ça.

--Je vous l'expliquerai quand vous serez plus grand, m'a-t-elle répondu un jour que je lui demandais la raison de ces appréciations complètement opposées. Et d'abord, si votre grand-père avait le sens commun, il ne mettrait jamais les pieds à Paris, vous m'entendez? Et vous pouvez dire ça à votre papa de ma part.

Elle le lui a dit elle-même à plusieurs reprises; elle venait à Versailles exprès pour se plaindre de la conduite du père Toussaint qui passait des trois et quatre jours à Paris.

--Des trois et quatre jours, monsieur, et il était parti pour une après-midi! Ah! il me revient chaque fois dans un bel état, je vous en réponds!

--Que voulez-vous que j'y fasse? demandait mon père, visiblement ennuyé. Ça ne me regarde pas.

--Ça ne vous fait guère honneur, en tout cas, disait Germaine en s'en allant.

Ce qui nous fait honneur, c'est la façon dont nous accueillons les différents plats qu'elle a préparés. Germaine est un vrai cordon-bleu et mon père lui fait des éloges.

--Ah! monsieur, ne me faites pas de compliments... les compliments, voyez-vous, ça me fait tourner la tête, et je serais capable de manquer mes pets-de-nonne.

--C'est vrai, ça! s'écrie mon grand-père, elle n'aime pas les compliments... Je ne lui en fais jamais et pourtant, bien souvent, elle ne les aurait pas volés.

Ma soeur, qui doit être au courant de bien des choses, rougit jusqu'aux oreilles. Le bonhomme s'en aperçoit; immédiatement, il change de sujet de conversation:

--Figurez-vous, Barbier, que ce scélérat de Dubois...

Le voilà parti, et pour de bon. Il enfourche son dada et ne le lâche pas. Dubois, par-ci, Dubois, par-là; Dubois est un misérable; Dubois ne vaut pas la corde pour le pendre...

Dubois est le maire de Moussy-en-Josas. Il a été nommé il y a six mois environ, au désespoir de mon grand-père qui avait fait des pieds et des mains pour arriver à décrocher l'écharpe tricolore. Dubois possède la plus belle ferme du pays; c'est un gros garçon réjoui, pas trop bête, assez honnête homme. Comme il aime à rire, il a blagué le père Toussaint à propos d'une foule de choses--je ne sais pas au juste à propos de quoi.--Il s'est moqué de Germaine aussi--c'est elle-même qui me l'a dit.--Il prétend qu'elle ressemble à un hérisson. De plus, Dubois passe pour être libéral et mon grand-père prétend que «c'est un rouge».

--Oui, un rouge! Il ne va jamais à la messe, d'abord.

Mon grand-père non plus; mais il envoie, tous les dimanches, Germaine à la messe et aux vêpres. Elle va à la messe pour son propre compte et aux vêpres pour celui de son maître.

--Je vous dis que c'est un partageux! Est-ce que, sans ça, il laisserait les va-nu-pieds envahir la commune? On ne peut pas mettre le pied dehors, le soir, sans marcher sur un vagabond. Il y en a tout un chapelet, le long du chemin. Et puis, il a voté: Non, au plébiscite. J'en suis sûr! Ah! si j'avais voulu dire ce que je sais, il ne serait peut-être pas maire, à cette heure! Il a eu de la chance d'avoir affaire à des gens discrets... Moi, voyez-vous, j'aimerais mieux me faire couper en petits morceaux que de faire du tort à mon prochain... N'empêche que la commune n'est guère en sûreté entre les mains d'un gueux pareil.

Dubois est un gueux, évidemment. Et la preuve, c'est qu'il a réussi à empêcher mon grand-père de s'adjuger un grand morceau de pré qui fait suite à son verger et que le bonhomme convoite depuis longtemps. Il prétend audacieusement que ce pré fait partie de sa propriété et il a essayé plus de dix fois de mettre la main dessus; il était même arrivé, du temps de l'ancien maire, à en faire couper le foin régulièrement et à le serrer dans son grenier. Mais, depuis que Dubois est au pouvoir, il lui est formellement interdit d'y faucher le moindre brin d'herbe; Dubois vient même de prouver, dernièrement, que le pré appartient bel et bien à la commune, et il a fourni des pièces qui établissent le fait.

--Ce sont des faux! hurle mon grand-père; des faux abominables!

Et, comme nous passons, après déjeuner, pour nous rendre chez la tante Moreau, devant la ferme de son ennemi, il ne peut s'empêcher de crier:

--S'il y avait une justice, il y aurait longtemps que ce gredin-là traînerait le boulet!


La tante Moreau que nous allons voir, est ma grand'tante. C'est la soeur du père Toussaint, la tante de ma mère. Elle a aujourd'hui soixante-huit ans. Elle est veuve de M. Moreau, marchand de vins en gros, à Bercy! A la mort de son mari,--il y a dix ans au moins--comme elle n'avait pas d'enfant, elle avait résolu de venir se fixer à Versailles, à côté de nous. Mais le grand-père Toussaint est intervenu. Il a déclaré que sa soeur avait grand tort de vouloir habiter Versailles, qu'une ville, c'était toujours très bruyant, plus ou moins malsain; que l'air de la campagne était bien préférable, surtout pour une personne qui avait longtemps habité Paris. Là, depuis, il s'est mis à vanter les charmes de la vie champêtre, a assuré qu'il vivait au milieu des champs comme un coq en pâte et qu'il engraissait de dix livres par an, ni plus, ni moins. Et, lorsqu'il a eu à moitié convaincu sa soeur, il a annoncé qu'il y avait justement, à Moussy-en-Josas, à côté de chez lui, une belle propriété à vendre, le Pavillon: un ancien rendez-vous de chasse de Louis XIII, arrangé à la moderne.

Mme Moreau a acheté la propriété, séduite par l'espoir de se voir châtelaine. Le fait est que le Pavillon est presque un château; il a grand air, avec son corps de logis principal, en pierres blanches et briques rouges, précédé d'une vaste cour d'honneur que bordent de vieux tilleuls. Par derrière, il y a un grand jardin, une sorte de parc, avec vases, balustrade en pierre et pièce d'eau.

Mon grand-père avait son plan, lorsqu'il engageait sa soeur à venir habiter Moussy. Il voulait se trouver constamment chez elle, arriver à se rendre indispensable et mettre tout doucement la main sur sa succession, qu'il savait considérable. D'abord, sa tactique lui réussit bien; mais, tout d'un coup, Mme Moreau tomba malade, fut frappée de paralysie; la maladie la rendit défiante et, à la suite de quelques tentatives peu délicates, elle rompit presque complètement avec mon grand-père.

J'ai appris tout cela peu à peu, à la maison, par des indiscrétions de Catherine ou par des conversations entre mon père et ma soeur. J'ai appris aussi que, par testament déposé chez un notaire, ma tante Moreau a divisé ce qu'elle possède en trois parts: la première doit revenir à Louise, la seconde à moi et la troisième est réservée aux hôpitaux.

Je ne sais pas pourquoi, mais j'y pense, à ce testament, en entrant dans la grande pièce où la vieille tante est assise dans le fauteuil qu'elle ne quitte pas depuis longtemps. Elle a l'air si décrépite, si usée, la pauvre femme! A notre entrée, pourtant, un éclair de joie a illuminé sa physionomie surannée, mais maintenant elle a repris son aspect morne; ses mains se sont aplaties davantage encore; ses tempes saillantes, ses joues creuses, sa mâchoire étroite et proéminente, ses yeux qui ont l'air de trous, tout dans son visage évoque l'idée d'un crâne sur lequel on aurait collé de la peau tannée et jaunie comme celle d'un tambour de basque.

Ça sent la mort autour d'elle. Et pourtant elle est si douce, si bonne que, peu à peu, l'impression de frayeur glacée, qui m'avait saisi en entrant, s'efface. Elle demande des nouvelles de notre santé, elle s'informe de nos études.

--Et vous êtes-vous bien amusés, ce matin, chez votre grand-père?

--Mais, nous sommes arrivés pour déjeuner, ma tante.

--Vous a-t-il menés à la fête, au moins? Car c'est la fête du pays, aujourd'hui et demain.

--Pas encore, ma tante; mais il va nous y mener tout à l'heure.

--Alors, il est venu avec vous? Pourquoi n'est-il pas entré? Justine, allez donc demander à monsieur Toussaint pourquoi il ne vient pas me voir.

La femme de chambre, une grande fille assez jolie, vêtue de noir, un bonnet blanc sur ses cheveux blonds, sort pour appeler le grand-père qui se promène dans le jardin. Il n'a pas voulu entrer; il dit que la vue des malades l'impressionne trop; il est tellement sensible!...

Mais le voilà qui paraît. Il s'avance, courbé, son chapeau appuyé sur le ventre, tout souriant.

--Hé! ma chère Clotilde, comme vous paraissez bien portante, aujourd'hui! Vous avez une mine... resplendissante, ma foi!... Et je crois, le diable m'emporte, que vous avez des couleurs?... Mais oui, mais oui! des couleurs!... Allons, allons, vous allez vous trouver sur pied tout d'un coup, un de ces jours...

--Vous voyez les choses un peu en rose, Pierre, répond ma tante en tendant la main à son frère; mais il me semble, depuis que ces enfants sont entrés, que je vais un peu mieux.

Elle nous invite à dîner. Mon grand-père, pendant le repas, trouve moyen de faire preuve d'un amabilité surprenante. Sa figure de vieux renard s'adoucit prodigieusement, ses lèvres pincées s'épaississent, l'éclat cruel de ses yeux se voile de bonté. On lui donnerait le bon Dieu sans confession. Il m'étonne beaucoup.

La vieille tante, avant de nous laisser partir, fait cadeau à Louise d'une belle paire de boucles d'oreilles enfermée dans un écrin bleu. A moi, elle donne deux louis, deux beaux louis d'or.

--Si j'avais des livres, mon cher enfant, je t'en aurais donné, mais je n'en ai pas: je m'attendais si peu à votre visite. Tu t'en achèteras avec.

Oui. Mais, en attendant, je vais faire un tour sur les chevaux de bois qui tournent, sur la place du village, au son d'un orgue de Barbarie qui joue le Chant du Départ. Ils vont très bien, ces chevaux de bois et, avec la baguette en fer, j'enlève au moins une douzaine d'anneaux. Louise n'en a attrapé que deux. C'est si maladroit, les femmes!

Je reviendrai à la fête. J'y reviendrai demain matin--car nous passons la nuit chez le grand-père et nous ne retournons à Versailles que demain soir.


J'y reviens. J'y passe la journée. Elle n'est pas mal du tout, cette fête, pour une fête de village. Il y a au moins une cinquantaine de baraques, des tourniquets où l'on gagne des Guillaume et des Bismarck en pain d'épice; des massacres où l'on abat des Prussiens à tour de bras. On peut s'en payer: deux balles pour un sou.

Du reste, tout est à la prussienne, cette année, tout, jusqu'aux tirs enfantins, à l'arbalète. On a remplacé les animaux par des Allemands--le marchand dit que c'est la même chose--et, lorsqu'on plante la flèche au milieu du noir, une porte s'ouvre et l'on voit le roi de Prusse sur son trône--celui où il va à pied, bien entendu.

En rentrant chez mon grand-père, je le trouve, dans le verger, causant avec mon père sous un pommier. Une discussion d'intérêt, sans doute. J'écoute sans en avoir l'air; mais leur conversation touche à sa fin; je ne puis arriver à savoir de quoi il est question.

J'examine la physionomie du bonhomme. Quelle drôle de tête! Oh! il n'est pas franc du collier, pour sûr. Deux petits yeux de cochon, en vrille, pétillant sous des sourcils en forme d'accent circonflexe; une bouche toute petite, rentrés aux coins, sans lèvres: une fente à peine perceptible dans la face glabre, couleur de brique; une mâchoire forte, carrée, qui avance et qui a l'air de vouloir se démantibuler quand il mange; un nez pointu, fouineur, aux ailes mobiles, qui fait presque carnaval avec le menton; une ride toute droite, couleur de sang, en travers du front, et, au cou, deux gros plis, pareils à des plis de soufflet de forge.

Il a le ton aigre, dur, cassant, en parlant à mon père qu'il ne désire pas froisser cependant, car en même temps il a des gestes qui veulent être bienveillants. Et, entre deux phrases cruelles que j'entends au passage: «Les affaires sont les affaires; je ne me mets jamais à la place des autres.--Dame, la sensibilité, c'est beau, mais ça mène loin;»--le vieux adoucit sa voix pour appeler son chien:

--Toutou, tou, tou...

Ça fait un drôle d'effet. On pense à du miel dans du vinaigre...


Germaine apporte un journal.

--Monsieur, le journal vient d'arriver. On dit qu'il y a des nouvelles.

Ma soeur s'empare de la feuille de papier.

--Lis à haute voix, dit mon père.

--«D'après les renseignements qui nous sont parvenus d'une source particulière, mais en laquelle nous avons une entière confiance, de graves événements se seraient accomplis, le 1er septembre, que notre correspondant désigne comme le troisième jour de combat.

«Le maréchal Mac-Mahon, après avoir été renforcé par le corps du général Vinoy, a livré un combat dans lequel nos armes auraient remporté un éclatant succès. Les Prussiens seraient vaincus, culbutés, et trente canons leur auraient été enlevés.

«Enfin, si le document que nous recevons est exact, le mot «massacre» appliqué à l'armée allemande ne serait pas une expression exagérée.»


«Une autre communication, de source officieuse, mais digne du plus grand crédit, surgit à l'instant même. Ce matin, à dix heures, un ami de la famille d'Orléans, à Paris, a reçu une lettre du prince de Joinville, datée de Bruxelles, le 1er septembre, cinq heures du soir. Cette lettre a quatre pages, qui contiennent de nombreux détails sur les journées des 30 et 31, le refoulement de Mac-Mahon sur la Meuse et les pertes de notre armée.

«Mais elle se complète par un post-scriptum qui est un bulletin de triomphe et un véritable cri de joie. Nous tenons le texte de ce post-scriptum de la bouche même de la personne qui l'a lu dans la lettre originale elle-même.

Le voici intégralement:

«La bataille continue en ce moment. Nous aurions pris trente canons. Bazaine marcherait vers Mac. Vive la France!»

--Tout ça, fait mon grand-père quand ma soeur a fini sa lecture, tout ça, ça ne me dit rien de bon. Ça sent le roussi, mes amis, ça sent le roussi.


--Qu'est-ce que tu penses de ces nouvelles, papa? demande ma soeur à mon père lorsque le grand-père nous a quittés, le soir, à la dernière maison du village.

--Ma foi, mon enfant, je n'en sais rien; mais je serais tenté de croire, moi aussi, que ça ne va pas bien.

Nous revenons à pied à Versailles. La nuit tombe comme nous entrons dans le bois et ce soir, je ne sais pourquoi, j'ai peur. Les feuilles mortes que le vent agite ont des frissons singuliers; il me semble voir remuer des choses dans les taillis; tout à l'heure, dans un sentier que nous traversions, une branche m'a cinglé le visage et j'ai sauté en arrière en poussant un cri. Et, maintenant, dans la grande allée qui mène à la route, ma frayeur s'accroît devant les formes imprévues des branches noires que fait siffler le vent, devant l'aspect insolite des gros troncs qui ressemblent à des hommes, devant le fouillis mystérieux des buissons où je crois percevoir des bruits de voix, où je découvre avec terreur les canons de fusil d'une embuscade.

Enfin, au détour du chemin, le rideau sombre de la forêt se déchire. Encore quelques pas, et nous serons sur la grand'route.

Nous y sommes. Il me semble qu'on me décharge les épaules d'un poids énorme, mais je ne respire librement que lorsque nous atteignons les maisons qui précèdent la ville...


A la porte de la rue des Chantiers, il y a un remue-ménage impossible. Les gardes nationaux d'un poste qu'on a dû installer dans la journée, discutent à grands cris avec une douzaine de voituriers dont les charrettes restent en panne, le long du trottoir.

--Alors, il n'y a plus moyen de passer?

--Vous passerez quand le chef de poste aura examiné vos papiers.

Un charretier s'esclaffe.

--Le chef de poste! Je l'ai au cul, le chef de poste! Attendez un peu, pour voir, que les Prussiens arrivent. Ils vous en donneront du papier pour vous torcher les fesses, eh! soldats du pape.

Là-dessus, c'est un tollé général Le factionnaire lui-même pose son fusil contre la grille et se mêle à la discussion.

Nous sommes déjà loin que nous entendons encore les cris:

--On devrait vous fusiller, espèce de Prussien!

--Prussien vous-même!

--Vous allez voir ça quand nous aurons la République!

--Qu'est-ce qu'il y a donc? demande mon père à chaque pas; mais qu'est-ce qu'il y a donc?

Il y a quelque chose, en effet. Plus nous avançons, plus la rue est encombrée. Au coin de l'avenue de Paris, devant la mairie, il y a un rassemblement considérable. Des hommes, à la lueur des becs de gaz, lisent tout haut des journaux qui viennent d'arriver de Paris. D'autres pérorent bruyamment, gesticulent comme des pantins, et leurs ombres qui s'allongent sur la chaussée jaunie par l'éclairage de la préfecture, en face, prennent des formes inattendues et grotesques. Dans le tohu-bohu, on ne comprend pas très bien; ce sont les mêmes mots, pourtant, qui reviennent le plus souvent: patriotisme, République, défense nationale...

--Mon père attrape par le bras un de ces orateurs improvisés: c'est M. Legros, notre voisin. Je n'en reviens pas. Comment se trouve-t-il là, cet homme placide? Mon père l'interroge:

--Eh bien! ça va donc mal!

--Comment! Vous ne savez pas! Sedan?...

--Oui, Sedan. Et puis!... Avons-nous été battus, oui ou non?

M. Legros croise les bras, et regardant mon père bien en face:

--La France vient d'essuyer une horrible défaite. L'Empereur a été fait prisonnier avec 80,000 hommes.

Ma soeur pousse un cri, pendant que mon père reste bouche bée. Des gens nous entourent qui ont l'air de se demander comment nous pouvons être assez bêtes pour ignorer des choses pareilles. Mon père sent qu'il est nécessaire de donner une explication.

--Nous arrivons de la campagne, vous comprenez...

On dirait qu'il avoue qu'il revient de Pontoise.

--Oui, vous n'êtes pas au courant; ça se voit, fait M. Legros avec compassion. Eh bien! je ne vous ai pas tout dit: l'Empire est fini; on a décrété sa déchéance et la République vient d'être proclamée à Paris.

--Ah! bah! Quand ça?

--Aujourd'hui. Aussitôt la dépêche officielle arrivée, on va la proclamer ici. Restez donc; vous allez voir ça. Tenez! vous apercevez bien Vilain qui se promène dans la cour de la mairie, les mains derrière le dos. Eh bien! il attend la dépêche pour grimper sur une chaise et proclamer la République. Vilain, vous connaissez bien? Vilain l'adjoint, Vilain l'avocat qui a plaidé contre le séminaire et qui a flanqué une volée à sa femme pour l'empêcher d'aller à la messe. C'est un pur, celui-là! Un vrai! C'est l'homme des principes! L'oubli des principes! L'oubli des principes, mon cher ami, voilà ce qui nous a perdus; on le disait tout à l'heure à côté de moi, et c'est bien vrai... Les principes! Les principes d'abord!...

Moi, j'ai peur, je ne le cache pas, j'ai peur.

J'ai vu justement ce matin, chez mon grand-père, une vieille gravure qui représente Charlotte Corday conduite à l'échafaud par une bande de sans-culottes.

Je me tourne vers ma soeur.

--Dis donc, Louise, ce sont bien des républicains, ceux qui escortent la charrette de Charlotte Corday?

--Oui. Des républicains rouges.

Ah! très bien. Il y a peut-être des républicains qui ne sont pas des républicains rouges.

Un gendarme sort de la préfecture, arrive au grand trot. Il tient un papier à la main. Tout le monde se précipite en hurlant.

On ouvre la grille de la mairie et on apporte une table en bois blanc. Vilain monte dessus. Deux citoyens lui tiennent chacun une chandelle à hauteur du visage.

Il lit la proclamation: on ne l'entend pas au milieu du bruit. Il s'arrête: des applaudissements éclatent.

Il fouille dans la poche de sa redingote.

Je me cache entre les jambes de mon père. Ce qu'il cherche, ce doit être le couteau de la guillotine...

Pas du tout. C'est un rouleau de papier qu'il se met à lire.

Ce ne doit pas être un républicain rouge. Allons! tant mieux.

Il arrive à la péroraison. Un grand geste à la Mirabeau. Il flanque les deux chandelles par terre.

--Vive Vilain!!!

--Vive la République!

--C'est ça, ronchonne le père Merlin qui se trouve à côté de nous et que je n'ai pas vu tout d'abord; c'est bien ça: les principes d'abord--mais les hommes avant.



IX

Nous sommes en république, et ça se voit: on a enlevé l'aigle du drapeau de la mairie et on l'a remplacé par un fer de lance; on a effacé le mot Impérial du fronton des édifices et on appelle l'Empereur «Badinguet».

--C'est un beau spectacle, répète mon père dix fois par jour, que celui de cette révolution pacifique.

--En effet, approuve M. Beaudrain; on pouvait redouter tant de violences, de désordres...

--Et contre qui, diable, aurait-on pu exercer des violences? demande en riant le père Merlin qui est venu nous voir, en passant. Pas contre la basse-cour impériale, je crois. Elle a pris sa volée assez vite pour mettre ses plumes à l'abri. Et, quant à la simple canaille bonapartiste, à moins d'aller la canarder par les soupiraux des caves où elle s'est cachée...

--Le fait est, dit généreusement M. Beaudrain, qu'on ne voit plus monsieur Pion, depuis quelques jours.

Le père Merlin sourit.

--Il aura trouvé, dit mon père, que l'écho manque ici lorsqu'il pousse ses cris de: «Vive l'Empereur!»

--Ah! bah! fait le père Merlin, très étonné. Il me semble pourtant que vous ne vous entendiez pas mal, ces jours derniers. Je traversais la rue, l'autre jour, juste comme vous poussiez en choeur un hurrah en l'honneur de son ex-majesté; je crois même avoir reconnu la jolie voix de mademoiselle--ainsi, d'ailleurs, que celle de messire Jean.

Je baisse la tête, tout confus; c'est vrai, j'ai crié: «Vive l'Empereur»! C'est honteux. Louise, par bonheur, trouve une excuse.

--Nous avons eu confiance en lui jusqu'à Sedan.

--Oui, jusqu'à Sedan, appuie mon père. Sedan nous a ouvert les yeux. Mais vous savez bien, monsieur Merlin, que je n'ai jamais été ce qu'on appelle un césarien.

--Moi non plus, affirme M. Beaudrain.

--L'Empire étant établi, j'ai bien été forcé de l'accepter.

--De le tolérer. Le mot est plus juste.

--Le commerce a ses exigences.

--Le professorat aussi.

--Au fond je n'ai jamais été partisan de la tyrannie napoléonienne.

--Moi non plus.

--Je suis, croyez-le bien, un démocrate convaincu.

--Moi aussi.

--Enfin, déclare mon père qu'embarrasse le regard narquois de son interlocuteur, enfin, nous avons la République. C'est déjà une grande chose.

--C'est une enseigne neuve sur une vieille boutique, dit le père Merlin en se levant pour se retirer.

--Ce monsieur Merland est étonnant, fait M. Beaudrain quand le vieux a disparu. Il n'est jamais content.


Quelqu'un qui n'est pas content, non plus, c'est Jules. Moi, à sa place, je serais enchanté. Son mariage avec ma soeur, qui devait être célébré à la fin de septembre, n'aura pas lieu avant l'achèvement de la guerre. Voilà-t-il pas un grand malheur! Et comme je souhaiterais, à sa place, que la guerre ne se terminât jamais. J'aime beaucoup Jules et, si j'osais, je lui découvrirais le fond de ma pensée. J'ai guetté l'occasion, depuis plusieurs jours, de le mettre au courant des nombreux défauts que j'ai découverts chez Louise, et l'occasion s'est offerte. Je l'ai manquée. Décidément, je n'ose pas. Il a l'air si triste, ce pauvre Jules, si triste, qu'il me fait pitié. Je n'aurais jamais l'audace d'augmenter son chagrin par des révélations utiles sans doute, mais affligeantes.

--D'ailleurs, m'a dit Léon, tu perdrais ton temps. Il en est toqué, de ta soeur. Est-ce que tu crois qu'elle l'aime, toi?

Oh! non, je ne le crois pas. Je suis même certain qu'elle ne l'aime pas. Elle n'aime qu'elle, d'abord. Chaque fois qu'on prononce le nom de Jules, à la maison, on le fait suivre immédiatement de l'énoncé de ses capacités, du chiffre de sa fortune et du montant des appointements que lui alloue la maison de banque Cahier et Cie, de Paris, dont il est un des principaux employés. C'est tout. Une seule fois, un jour que Mme Arnal questionnait sournoisement Louise sur le degré d'affection qu'elle portait à son fiancé, j'ai entendu ma soeur répondre:

--Il aime tant sa tante et son frère. Comment voulez-vous qu'on n'éprouve pas de la sympathie pour lui?

Le ton était faux. Je ne m'y suis pas trompé. Mme Arnal non plus, car elle a ajouté en souriant à demi:

--C'est surtout un excellent parti. Dix-huit mille francs par an, mazette!

Ce sont ces dix-huit mille francs, surtout, que Louise est fière d'avoir décroché avec ses beaux yeux--qui ne sont pas si beaux que ça,--mais elle n'aime pas Jules. Après tout, si Jules est toqué d'elle au point de ne s'apercevoir de rien, tant pis pour lui. Je serais bien bon de continuer à m'occuper de ces affaires là. Et puis, si le mariage ne se faisait pas, j'y perdrais beaucoup: on m'a promis, pour la cérémonie, un beau costume genre homme et une paire de bottines vernies, pareilles à celles qu'expose le cordonnier de la rue de la Pompe, celui qui a pour enseigne une rose entourée de ces mots: A l'image des dames.

Que Jules soit heureux ou non, je m'en moque. Je ne veux plus m'occuper de lui: j'ai bien d'autres chats à fouetter. Des événements plus sérieux réclament mon attention, comme dirait M. Beaudrain. Il paraît que les Prussiens s'avancent vers Paris à marches forcées. J'ai déjà copié un bulletin qui engage les cultivateurs du département à porter leurs récoltes à Paris.

--On ferait bien mieux de les laisser où elles sont et de les défendre, dit M. Legros, qui ne sort plus qu'en uniforme de lieutenant de la garde nationale, et le sabre au coté.


J'ai été le voir commander la manoeuvre à ses hommes, dans la cour de l'usine à gaz, et je m'en suis tenu les côtes toute la journée. Je n'ai encore rien vu d'aussi ridicule.

Ça n'empêche pas le marchand de tabac de se prendre au sérieux. Il prétend qu'il faut enflammer les courages et déblatère du matin au soir contre le gouvernement qui s'obstine à ne pas envoyer d'armes.

--Il manque encore plus de trente mille fusils! Et dire qu'on ne devrait pas livrer à l'ennemi, sans combat, un pouce de notre territoire!

--Mais songez donc, supplie M. Beaudrain, comme si M. Legros était le dieu de la Guerre en personne, songez donc aux malheurs irréparables qui peuvent résulter d'une résistance inutile.

--Je ne songe à rien, quand j'ai le sol sacré de la patrie à défendre.

--Pensez aux ruines de toutes sortes, aux veuves et aux orphelins...

--Je pense à la patrie!

--Mais par pitié...

--Pas de pitié...


On dirait que les autorités ont pris les avis de M. Legros, car elles font afficher des décisions impitoyables. Ordre est donné par la préfecture de mettre le feu aux granges, de détruire par la flamme toutes les meules du département et d'incendier en même temps avec du pétrole les bois qui entourent Versailles. Des francs-tireurs se répandent dans les campagnes pour mettre ces ordres à exécution.

Il paraît que ce n'est pas la crème des honnêtes gens, ces francs-tireurs. Les paysans ne veulent voir en eux que des maraudeurs et se déclarent prêts à les repousser par la force. La préfecture est obligée de rapporter ses ordonnances et de faire afficher une proclamation dans laquelle les citoyens sont instamment priés de «s'abstenir des actes d'hostilité isolée qui n'auraient d'autre résultat que d'attirer des représailles terribles sur des populations sans défense». Le document se termine par le cri de: «Vive la patrie.»

--Des populations sans défense! s'écrie amèrement M. Legros. Je crois bien! On nous enlève jusqu'à notre garde mobile!

Ils sont partis pour Paris le 12, en effet, les moblots. Mal chaussés, vêtus pour la plupart d'une méchante blouse de toile grise, armés de pitoyables fusils à tabatière, ils sont partis en chantant. Ils n'ont pas dû chanter longtemps, par exemple. Quand les têtes se sont un peu refroidies, quand les fumées de l'alcool et du vin se sont dissipées, ils ont pu causer, le long de la route avec les malheureux soldats échappés de Sedan. Fantassins aux souliers éculés, aux pieds sanglants, cavaliers harassés montés sur des fantômes de chevaux, artilleurs sans pièces et sans caissons, ils fuient devant l'armée allemande; et ces longues files misérables, ces bandes lamentables, ces éclopés, ces exténués, ces découragés, ces fourbus, traversent la ville, tous les jours, en criant à la trahison. Ils ont tous le même éclair de haine dans les yeux, lorsqu'on leur parle de ceux qui les ont menés à la défaite, et le même geste de menace, aussi, à l'adresse de leur chefs qu'ils accusent, tout haut, de les avoir vendus.

--Oui, vendus! vendus comme des cochons! s'écriait l'autre jour un petit voltigeur qui s'était assis au bord du trottoir, en face la gare, et qui entortillait, en pleine rue, ses pieds saignants avec des chiffons sales. Ah! bon Dieu! si nous avions du sang dans les veines, nous commencerions par descendre pas mal de Français avant de canarder les Prussiens!

Et, à ce pitoyable défilé des débris de notre armée, s'ajoute la débâche des habitants des campagnes. Affolés par les récits terribles colportés de bouche en bouche, par les détails épouvantables donnés par les journaux, ils se sauvent devant l'invasion. Hommes, femmes, enfants, chassant devant eux leurs bestiaux, poussant aux roues de leurs voitures chargées de leurs tristes mobiliers, ils encombrent les routes de leurs longs convois terrifiés.

Ils se hâtent, car derrière eux on ouvre des tranchées profondes sur les chemins, on scie au pied les grands arbres qui tombent sur les chaussées, avec leur branches.


--Bravo! voilà ce qu'il fallait! s'écrie M. Legros qui revient enchanté d'une visite qu'il a été faire aux abatis, sur la route de Velizy. Voilà ce qui s'appelle donner du fil à retordre à messieurs les Allemands! S'ils ont jamais envie de venir à Versailles, ils n'y entreront pas facilement.

--A moins, dit mon père, qu'ils ne fassent ce que vous avez fait pour revenir de votre promenade: qu'ils n'enjambent les arbres et qu'ils ne sautent les tranchées.

--Ou à moins, plutôt, dit le père Merlin, qu'ils ne vous prient de combler très proprement vos petits fossés et qu'ils ne vous engagent à ranger convenablement le long des talus, en attendant qu'ils s'en servent pour se chauffer, les arbres que vous avez si gentiment abattus.

--Ah! nom d'un petit bonhomme! je voudrais bien voir ça!... D'abord, vous, monsieur Merlin, vous n'êtes pas un patriote.

--Vous croyez?

--Oui.

--Et pourquoi ça?

--Parce que vous avez déclaré que le gouvernement agissait en sauvage en décrétant la destruction par le feu des bâtiments qui gênent la défense et des approvisionnements qui pourraient tomber entre les mains de l'ennemi.

--J'ai dit ça, c'est vrai. Et j'ai même ajouté que les Prussiens, qui ont leurs derrières assurés, trouveraient où ils voudraient les ressources qui leur sont nécessaires. Ces destructions étaient donc parfaitement inutiles.

--Elles ont eu lieu, cependant, dit M. Legros triomphant. On a tout brûlé.

--Excepté, pourtant, les réserves des fourrages de l'intendance militaire, à Rambouillet et à Versailles.

--On les a oubliées.

--Heureusement qu'on n'a pas oublié de les vendre à des particuliers qui n'ont pas oublié, eux non plus, de les acheter à un prix dérisoire.


Le 15, Jules, qui fait partie d'un des régiments de Paris, vient nous faire ses adieux. Il emmène avec lui Léon et Mlle Gâteclair. A-t-il de la chance, ce Léon! C'est moi qui voudrais bien aller à Paris.

--Tu me raconteras en revenant tout ce que tu auras vu?

--Oui, n'aie pas peur.

--Oh! dit Jules, nous ne verrons peut-être pas grand'chose. C'est une affaire d'un mois, six semaines tout au plus. Les Prussiens ne pourront pas, naturellement, investir complètement la capitale et, ma foi, lorsqu'ils verront qu'ils ne peuvent prendre Paris de vive force, ils seront bien obligés de faire la paix.

--C'est mon avis, dit mon père.

--Le mien aussi, dit M. Legros. Prendre Paris! Et comment voulez-vous qu'ils fassent une brèche dans les remparts? Avez-vous remarqué l'épaisseur des remparts, monsieur Gâteclair?

--Mais oui.

--Et vous, monsieur Barbier?

--Mais oui.

--C'est formidable! Quelque chose de formidable. Une épaisseur!... Un mur en pierres, d'abord; en moellon et pierres de taille--là.--Et, derrière, une masse énorme de terre. Supposez qu'un boulet traverse le mur en pierre: eh bien! qu'arrive-t-il? Il arrive qu'il se perd dans la terre. Voilà... Ah! quelle épaisseur!...

Nous accompagnons Jules à la gare. Elle est assiégée par les émigrants; les salles d'attente sont remplies de bagages... Mais le train va partir. J'embrasse Léon et Mlle Gâteclair à laquelle Mme Arnal, qui est venue avec nous, remet une lettre pour son mari, garde national à Paris.

--Dites-lui bien qu'il porte toujours de la flanelle et qu'il mette du coton dans ses oreilles, le soir.

Je serre la main de Jules, qui serre la main de mon père et celle de M. Legros. Il s'approche de ma soeur.

--Allons, embrassez-vous, fait mon père.

Louise avance son front et Jules y dépose un baiser...

La locomotive siffle et les voyageurs, après un dernier adieu, se précipitent vers les wagons.


Nous revenons. Louise a les larmes aux yeux--des larmes de crocodile.--Mme Arnal lui remonte le moral.

--Il faut se faire une raison, ma chère petite. Ainsi moi, regardez donc, j'ai mon mari à Paris. Eh bien! est-ce que j'en parais plus triste? Vous me direz qu'au fond... oui au fond... mais...

Elle n'a pas l'air convaincue, Mme Arnal. M. Legros, lui, y va de son voyage:

--Moi, voyez-vous, Barbier, je n'aime pas assister aux séparations. Ça me fend le coeur. Cette pauvre petite!

Il dit ça tout bas, la main sur la troisième côte. Puis, tout haut:

--Allons! encore un soldat de plus pour la défense de la Ville-Lumière! Nos volontaires prennent leurs fusils avec un enthousiasme!... Je suis certain, quant à moi, que les Prussiens vont trouver leurs maîtres sous Paris. L'armée a repris confiance en ses chefs--ce sont les journaux qui l'assurent--: elle est animée du patriotisme le plus pur... Tiens! qu'est-ce que je vois là-bas?

--Un rassemblement, je crois...

Oui, un rassemblement qui s'est formé autour d'un turco assis sur le trottoir, le dos appuyé à un mur. Son sac tout chargé est jeté à côté de lui et il a envoyé, d'un coup de pied, son fusil dans le ruisseau. Ce turco me semble terrible avec son uniforme bleu de ciel, son fez rouge, ses grands yeux brillant du feu de la fièvre et ses dents blanches, serrées par la souffrance et la colère, qui éclatent dans le noir du visage dont la peau est collée aux os. Il refuse de se lever, paraît-il; il a fait comprendre qu'il meurt de faim et de fatigue, qu'il a demandé du pain et qu'on l'a maltraité. Il veut mourir là. La foule regarde.

M. Legros s'approche.

--Allons, mon ami, vous ne pouvez pas rester là. Allez à la mairie...

Le turco secoue la tête. Il ne veut pas se lever. Alors, M. Legros montre son sabre et les galons de sa manche.

--Je suis officier, vous voyez. Je vous ordonne de vous lever, de ne plus causer de scandale et d'aller à la mairie.

Le turco secoue encore la tête.

--Moi, plus connaître officiers... officiers trahi...

M. Legros n'y tient plus.

--Comment! malheureux, vous avez l'honneur de porter l'uniforme français...

Mais il n'achève pas; le turco se dresse à demi et s'écrie d'une voix terrible:

--Francis macach bono... moi, plus Francis!.., moi Prussien!... Oui, Prussien!...

Et il retombe.

--Il meurt de faim, dit Mme Arnal. Je vais aller chercher quelque chose en face.

Et elle désigne un café, de l'autre côté de la rue, dont le propriétaire, en bras de chemise, regarde la scène tranquillement, du pas de sa porte.

--Jamais de la vie! s'écrie M. Legros. Un mauvais soldat qui renie son drapeau! Rien! rien! qu'il crève comme un chien!...

Il nous entraîne à sa suite...


Je n'ai pas pu dormir de la nuit. Tout le temps, j'ai pensé à ce turco--et j'ai pensé aussi au petit soldat qui m'avait donné son bidon à remplir, à la gare, le jour du départ des régiments, et qui avait l'air si triste... A-t-il été tué?...

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