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Bas les coeurs!

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XVIII

--Mon enfant, on veut me faire mourir!

Je n'oublierai jamais ce cri que pousse ma tante, lorsque je pénètre dans le salon du Pavillon où l'on a roulé son fauteuil, devant la cheminée.

--On veut me faire mourir! On veut me tuer! Je suis entourée d'assassins! Jean, viens ici, mon petit Jean, tout près de moi, là...

J'approche, très ému. Ma tante me fait peur. Elle a l'air d'un spectre. C'est malgré moi que je lui tends mon visage et je frémis quand, de ses lèvres froides, elle pose un baiser sur ma joue. Elle tient mes deux mains dans les siennes--des mains de glace--et je sens ses ongles m'entrer dans la chair pendant qu'elle creuse mes yeux de ses prunelles froides où brille un point blanc, terrible.

Une idée m'empoigne; ma tante est folle! J'essaye de me dégager. Je ne veux pas rester là. Elle est folle!

--Ne t'en va pas, mon petit Jean. Je t'en prie... Assieds-toi là, tiens, près de moi, tout près...

La voix est lugubre et douce; une voix de mourant.

--Prends une chaise... Mets-toi près du feu... Je suis si heureuse de te voir...

Et, brusquement, d'un ton rauque:

--Ton père est-il venu avec toi?

--Non, ma tante. Il est très occupé pour le moment. Il a dit qu'un de ces jours... sans faute... il viendrait vous voir. Louise aussi.

La vieille femme porte la main à son coeur:

--Ah!... Eh bien! tant mieux... oui, tant mieux... un de ces jours!... pourvu que je n'y sois plus...

Elle éclate en sanglots. Et, tout d'un coup, tendant vers moi ses bras décharnés:

--Jean! pardon, pardon! pardonne-moi! Dis-moi que tu me pardonnes... que tu m'aimeras tout de même... que tu ne me le reprocheras jamais... quand je serai morte... que... Ah! mon Dieu! mon Dieu!...

Je me suis jeté à ses genoux.

--Ne pleurez pas, ma tante, je vous en supplie...

--Si, si! il faut que je pleure... c'est honteux... c'est misérable... Ah! qu'on est lâche quand on est vieux... Laisse-moi pleurer... ma vie ne valait pas la peine...

--Ma tante, je vous en prie...

Je cherche des mots; je n'en trouve pas. Il faut que j'appelle quelqu'un.

--Justine!

Mais ma tante bondit dans son fauteuil et me saisit par le bras.

--N'appelle pas?... Je te défends!... Cette fille ne m'obéit plus... Elle obéit à lui. Il la paye... J'en suis sûr...

Je la regarde, stupéfait. Elle n'a point lâché mon bras; elle m'attire à elle.

--Jean, tu es grand, tu es raisonnable, tu es presque un homme. Eh! bien, écoute. Je vais te parler comme je parlerais à ton père, s'il était ici. Je vais tout te dire. Écoute-moi bien. Et, plus tard, quand je serai morte, quand on dira que je n'étais qu'une vieille gueuse, tu pourras...

Elle recommence à pleurer et, à travers ses sanglots, me raconte des choses affreuses. Depuis près d'un mois, des scènes atroces ont lieu chez elle; les Prussiens ont choisi le Pavillon pour s'y livrer à tous les excès, à toutes les orgies, à tous les outrages.

--C'est inimaginable, ce qu'ils ont fait, mon enfant. Il y a des choses que je ne voudrais dire pour rien au monde; j'ai été près d'en mourir de frayeur et de honte. Eh bien, ce que tu ne croiras pas, c'est qu'ils étaient payés pour le faire...

--Payés! ma tante; et par qui?

Elle me regarde douloureusement.

--Pauvre, pauvre petit!

Puis, rassemblant ses forces, hachant les mots, coupant les phrases de soupirs:

--Celui qui les payait est venu... quand il m'a vue à bout de forces... n'en pouvant plus. Et il m'a proposé de faire cesser ces... ces choses... de faire partir les Prussiens de chez moi... à condition... que je vous... que je vous dépouille, mes pauvres enfants... que je vous déshérite... Et moi, lâche, lâche, pour conserver ma vie... ma misérable vie que je sentais s'en aller... j'ai accepté... j'ai fini par accepter... Et ils sont revenus! Ils sont revenus hier! Ils ont recommencé... Tout le monde est vendu à lui. Il veut me faire mourir!... mourir!... Mais je ne veux pas mourir! Jean, je te demande pardon, mais défends-moi, défends-moi... Jean!...

Et ses bras qu'elle a croisés autour de mon cou, tout d'un coup se détendent, battent l'air, et la pauvre vieille se laisse tomber, toute blanche, sur le dossier du fauteuil.

Cette fois, j'appelle. J'appelle à grands cris.

Justine accourt.

--Ah! mon Dieu! madame qui se trouve mal! Quel malheur!

Elle s'empresse; mais au bout d'un quart d'heure, ma tante n'est pas revenue à elle. Le pouls est faible, presque imperceptible. Elle respire difficilement.

--Monsieur Jean, je vais envoyer chercher le médecin, me dit la femme de chambre. C'est le major allemand qui nous sert de médecin. L'autre est parti. Mais... comme on ne sait jamais... si vous vouliez aller chercher M. Toussaint.

--Oui, j'y vais.


Je pars en courant. J'ai déjà dépassé la ferme de Dubois, l'ancien maire, lorsque des appels, derrière moi, me font tourner la tête.

--Pst! pst! petit, écoute donc un peu.

Une femme vêtue en paysanne, me fait des signes, de la porte de la ferme. Je la reconnais; c'est la femme de Dubois. J'approche.

--Que me voulez-vous, madame?

--Où vas-tu si vite que ça? Chez ton grand-père, au moins?

--Oui.

Elle se campe devant moi et, clignant de l'oeil:

--Alors, c'est que la vieille est claquée?

--Quelle vieille?

--Eh! ta tante, donc! la dame du Pavillon! Petit malin, va! Comme si on ne connaissait pas vos affaires!

Je reste tout interloqué. Cette femme se moque de moi, c'est clair.

--Madame, vous n'êtes guère polie. Dans tous les cas, si vous vous intéressez à ma famille, apprenez que ma tante Moreau n'est pas morte.

--Si je m'intéresse!... Petit bandit!...

La femme de Dubois a sauté sur moi et, m'attrapant par ma cravate--une belle cravate bleue toute neuve--:

--Eh bien! quand elle sera morte, tu pourras dire à ton grand-père, à ton vieux cochon de grand-père, de te payer une cravate encore plus belle que celle-là. Ça ne le gênera pas, car il aura pu mettre dans son sac l'argent de la vieille qu'il est en train de tuer par-dessus celui qu'il a reçu pour faire envoyer mon mari en Prusse et pour vendre l'officier de francs-tireurs qu'on a fusillé là-bas dans le pré. Entends-tu, morveux? Et, tiens, voilà pour toi!

Elle lâche ma cravate et me flanque une paire de gifles.

--Graine d'assassin! petit-fils d'assassin!


Elle ferme sa porte à la volée. Je reste là, hébété, sans voir, sans oser comprendre. Puis, des larmes s'échappent de mes yeux et je cours me jeter à plat-ventre derrière un buisson où je reste à pleurer, malgré le froid, jusqu'à ce qu'il fasse nuit noire. Alors, j'ai peur; et je rentre au Pavillon en tremblant, me retournant à chaque pas pour regarder derrière moi.

--Vous n'avez donc pas été chercher votre grand-père? me demande Justine.

--Non... Je me suis amusé en route... Et puis, il était trop tard...

--Heureusement qu'il est venu tout à l'heure. Il vient de s'en aller. Je vous conduirai demain matin chez lui pour déjeuner.

Des détonations éclatent dans le salon. On dirait des coups de pistolet.

--Qu'est-ce qu'il y a, Justine?

--Oh! rien, monsieur Jean, rien du tout. Ce sont les Prussiens qui s'amusent. C'est leur habitude, le soir. Ils enlèvent les balles de leurs cartouches et jettent les cartouches dans la cheminée. C'est très drôle; ça fait comme un feu d'artifice; et puis, il n'y a pas de danger, puisque les balles sont enlevées.

De nouvelles détonations crépitent. J'entr'ouvre la porte du salon. Devant la cheminée où pétille un feu de bois, ma tante est assise, la figure terreuse, les yeux fermés, les bras pendants. De chaque côté d'elle, un sous-officier prussien, dodelinant de la tête, ivre sans doute, dépouille des cartouches dont il jette les culots au feu. Il y a un tas de balles par terre. A chaque cartouche qui éclate, la vieille tressaute. C'est tout. Elle n'ouvre même pas les yeux.

--Justine! Justine! Il faut dire aux Prussiens de s'arrêter!

--Ah! bien, oui! Allez donc leur dire un peu, pour voir, monsieur Jean. Vous verrez comment vous serez reçu!

--Alors, il faut emmener ma tante, la porter dans sa chambre...

--Mais ça la distrait, ça, monsieur Jean!

--Il faut l'emmener dans sa chambre! Entendez-vous? Tout de suite!

--C'est bon, monsieur Jean, c'est bon, ne vous fâchez pas. Si vous y tenez...

Justine appelle la cuisinière--une paysanne des environs--et, à nous trois, nous transportons la pauvre vieille dans sa chambre. Elle ouvre les yeux en route, me regarde, mais ne prononce pas une parole.

--Là, dit Justine. Je vais la déshabiller et l'aider à se coucher. Allez donc dîner, monsieur Jean. Votre dîner est servi, en bas, dans la salle à manger. J'attends que vous soyez parti pour déshabiller madame.

Je descends. Je dîne en deux bouchées et je demande à remonter auprès de ma tante.

--Elle dort, déclare la femme de chambre. Le médecin a défendu de la déranger. Vous la verrez demain matin, monsieur Jean. Ah! cette pauvre madame! Elle est bien malade, voyez-vous. Nous faisons ce que nous pouvons, pourtant... Quelquefois, il y a du mieux. Ainsi, depuis deux jours elle se lève. C'est déjà quelque chose, puisque dernièrement elle est restée quatre jours couchée. Cette fois-là nous avons bien cru que c'était fini....

Justine parle longtemps. Je finis par ne plus l'entendre. Je ne comprends plus. Je n'ai plus d'idées. Il me semble qu'on m'a coulé du plomb dans le cerveau.

--Voulez-vous vous coucher, monsieur Jean?

--Oui... Oui...

On me conduit à la chambre qu'on m'a préparée, une chambre du premier étage, tout au bout du Pavillon. D'habitude, je couchais au rez-de-chaussée, dans une chambre contiguë à celle de ma tante.

--C'est moi qui couche là maintenant, me dit Justine. C'est tout à côté de madame. Si elle a besoin de quelque chose, la nuit...

Je suis exténué, j'ai la tête en feu. Je m'endors d'un sommeil lourd. Je fais un rêve étrange, dans lequel je vois passer le paysan que les Prussiens escortaient--celui qu'on a fusillé, dans le pré;--j'assiste à son exécution; et, immédiatement après le bruit déchirant du feu de peloton, il me semble pendant longtemps, oh! longtemps, entendre des cris affreux, des hurlements, un vacarme épouvantable... Puis, le bruit s'apaise... et je me vois, fuyant à Versailles, à travers le bois et poursuivi par mon grand-père qui, pour me saisir étend des mains toutes rouges...


J'entends une clef grincer dans la serrure. Je me réveille en sursaut, terrifié, couvert de sueur. C'est Justine qui entre.

--Monsieur Jean, habillez-vous vite... Il est sept heures... Et votre tante... votre pauvre tante...

Une idée me traverse le cerveau. Je me dresse sur mon séant.

--Morte?

--Non... non... mais...

--Justine! dites-moi la vérité!

--Venez vite, monsieur Jean...

Deux minutes après, je suis en bas. La chambre de ma tante est éclairée par des bougies. Tout au fond, un chirurgien-major allemand, en uniforme, est assis, les jambes croisées, sur une chaise basse. Au pied du lit, près d'une table sur laquelle est posé un crucifix, la cuisinière campagnarde est agenouillée, un mouchoir appuyé sur les yeux. Et, sur les oreillers blancs, des cheveux gris, le haut d'une face couleur de terre apparaissent au-dessus du drap remonté très haut et qu'ont agrippé avec rage des doigts longs et amincis. Les doigts semblent se resserrer de plus en plus, les paupières battent, doucement. Mais les mains semblent s'ouvrir. Les doigts se détendent, par saccades, les paupières se relèvent, l'oeil se retourne et une grosse bille, toute blanche, paraît sortir de l'orbite.

La paysanne fait le signe de la croix et je m'appuie à la cheminée pour ne pas tomber.


Un coup de sonnette retentit.

--Voilà M. Toussaint, dit Justine qui pleure à chaudes larmes. Je vais lui ouvrir.

Je la suis; mais je ne dépasse pas le salon. Aussitôt que la femme de chambre en est sortie, j'ouvre tout doucement une fenêtre, j'enjambe la barre d'appui et je me laisse glisser à terre.

Et je me sauve, à travers champs, à travers bois comme dans mon rêve, dans la direction de Versailles, en courant de toutes mes forces...

Graine d'assassins! Petit-fils d'assassin!

Oh! que j'ai peur! oh! que j'ai honte!... Je ne veux plus voir mon grand-père!...

Jamais!... Jamais!...



XIX

Quelques jours se sont passés. Je me suis raisonné. J'ai réfléchi. Je ne dirai rien.

Bien que je ne puisse chasser de mon esprit le souvenir des tableaux terribles que j'ai vus se dérouler devant moi, bien que les paroles affreuses de la paysanne me poursuivent sans relâche, bien que je sente sa dernière insulte imprimée sur mon front comme avec un fer rouge, je suis décidé à garder pour moi la honte, à ne rien révéler des turpitudes qui me font frémir et crier, la nuit, à ne pas trahir le secret des ignominies qui m'écrasent.

L'autre matin, pourtant, en revenant de Moussy, j'ai été près de tout dire. Mais, aux premiers mots, j'ai senti le rouge de la confusion me monter au visage et j'ai compris que je ne pourrais jamais prononcer les paroles qui me brûlaient la langue, qui m'étranglaient pourtant, que j'avais besoin de hurler. Et j'ai raconté seulement la mort de la tante, devant moi; j'ai dit l'épouvante que ce spectacle m'avait causé, et comment je m'étais sauvé, sans trop savoir pourquoi, pris de peur.

Mon père et ma soeur, heureusement, n'ont pas trop insisté. Ils ne m'ont pas semblé s'affecter outre mesure de la mort de la tante Moreau. Et lorsqu'ils sont partis pour Moussy, le jour des funérailles, ils n'avaient pas du tout--même ma soeur--des figures d'enterrement.

Moi, je n'ai pas été à l'enterrement. J'ai fait le malade. Je ne pourrais pas supporter la vue de mon grand-père.

J'ai passé la journée dans ma chambre, à pleurer, à écouter le frottement des rabots sur les planches, le grincement des scies dans les pièces de bois. Car, pendant mon absence, le chantier, qui chômait depuis longtemps, a repris son activité. Cela m'a fort étonné, à mon retour. Comment le travail a-t-il recommencé, tout d'un coup? Pour qui travaille-t-on?


Mon père, à qui j'ai posé ces questions, m'a fait des réponses vagues. On dirait qu'il est embarrassé, qu'il a quelque chose à cacher. Mais, aujourd'hui, je vais savoir à quoi m'en tenir. Mon père et ma soeur sont partis ce matin, de bonne heure. Ils vont à Moussy, pour la levée des scellés, et ne rentreront guère avant une heure, pour déjeuner. Midi va bientôt sonner et les ouvriers enfilent déjà leurs vestes. Je descends au chantier et je m'approche du contremaître.

--Monsieur Benoît, pour qui donc travaille-t-on, maintenant?

--Comment! monsieur Jean, vous ne le savez pas? Mais, pour l'état-major.

--L'état-major allemand?

--Dame!

--Alors, mon père travaille pour les Allemands?

--Pourquoi pas? Tiens! si les Prussiens ont besoin de bois, on serait bien bête de ne pas leur en fournir, pourvu qu'ils paient.....

Le contremaître se rapproche de moi et, tout bas:

--Les Prussiens font de grands travaux dans ce moment-ci. J'ai vu ça l'autre jour, dans le parc de Saint-Cloud, en allant livrer des madriers; ils établissent des batteries, des redoutes, un tas de machines. C'est pour bombarder Paris, vous comprenez.

--Bombarder Paris!

--Ni plus ni moins. Alors, voyez-vous, il y aura de sacrées fournitures de bois à leur faire. Ah! le patron a eu une fière chance de tomber là-dessus..... Moi, je crois que c'est M. Zabulon Hoffner qui lui a fait avoir ça... Vous savez, le vieux vilain, qui a des lunettes?

--Oui, je sais... Ah! vous croyez?

--Oui. Une fois que le patron m'avait fait demander, pour savoir si je pourrais embaucher assez d'ouvriers dans la ville, je l'ai trouvé en conversation à propos des fournitures avec le citoyen en question... Et puis, vous savez, ce particulier-là a bien une tête à s'entendre avec les Prussiens... Ça ne m'étonnerait même pas, qu'il ait demandé une bonne petite commission à votre papa.....


--Jean!

Je me retourne. C'est mon père qui m'appelle par la fenêtre de la salle à manger. Il a l'air en colère.

--Viens ici tout de suite!

--Oui, papa.

Je prends tout doucement le chemin de la maison. Je sais ce qui m'attend: un bon savon pour avoir causé avec les ouvriers. C'est l'affaire d'un quart d'heure. Mon père y met le temps.


--Jean, tu es un petit malheureux!

Quel drôle de début! Mon père éprouve-t-il le besoin de changer la forme de ses prologues?

--Tu m'as menti!

Mon père me crie ça d'une voix furieuse. Il n'est pas question des ouvriers. Qu'y a-t-il?

--Tu m'as menti! Tu as menti à ta soeur! Tu as menti à tout le monde!

--Mais, papa... mais, papa...

--Viens ici, et tâche de dire la vérité, cette fois. Lorsque tu es arrivé chez ta tante, au Pavillon, l'autre jour, que s'est-il passé?

--Mais, rien, papa.

--Sacré nom d'un chien! si tu continues à mentir, tu auras affaire à moi!... Que s'est-il passé? que t'a dit ta tante, pendant le temps que tu es resté seul avec elle, en arrivant? Car tu es resté seul avec elle, j'en suis sûr; la cuisinière nous l'a dit. N'est-ce pas, Louise?

--Oh! certainement. Du reste, regarde donc la figure de Jean. Regarde-le rougir.

Je rougis, parce que je comprends, maintenant, pourquoi mon père m'a appelé. Il peut m'interroger tant qu'il voudra; je ne dirai rien.

--Allons, veux-tu parler? que s'est-il passé?

--Rien.

--Que t'a dit ta tante?

--Elle m'a dit qu'elle était bien malheureuse... et bien malade... C'est tout.

--Et puis?

--Et puis elle s'est évanouie.

--Et alors?

--Justine a envoyé la cuisinière chercher le médecin allemand...

--Et toi, on t'a envoyé chercher ton grand-père?

--Oui, papa.

--Y as-tu été?

--Non, papa.

--Et tu es resté près de deux heures dehors! Qu'as-tu fait pendant ce temps-là?

--Je me suis amusé en route.

--Pendant deux heures! Par le froid qu'il faisait!... Tu ne veux pas dire ce que tu as fait? Tu ne veux pas le dire?... Tu veux continuer à mentir! Petit misérable!

Mon père s'avance vers moi, la main haute. Mais il se contente de m'empoigner par le bras et de m'amener devant lui, à côté de Louise.

--Reste là, gredin! Et, puisque tu ne veux pas parler, je vais parler pour toi, moi! je vais te dire ce que tu as fait. Tu as été chez ton grand-père. Tu es resté chez lui jusqu'à la nuit! Et tu t'es entendu avec lui pour laisser mourir ta tante sans nous prévenir!... Est-ce cela, hein? Est-ce vrai, dis? Crois-tu que je voie clair, malgré tes mensonges?...

Mon père se lève et me secoue de toutes ses forces.

--Et maintenant, tu vas nous dire ce qu'il t'a donné, le père Toussaint, ce qu'il t'a promis, plutôt, pour te faire son complice. Tu vas nous le dire! Et tout de suite! Parle!

--Allons, parle donc! s'écrie ma soeur en grinçant des dents. Maintenant que c'est fait!...

--Je n'ai pas été chez grand-papa!

Mon père m'allonge une gifle terrible.

--Non! je n'y ai pas été!

--Alors, qu'as-tu fait?

--Rien!

Mon père se rassied, blanc de colère. Pendant deux minutes, un grand silence; on n'entend que le bruit que font les pieds de ma soeur en trépignant sur le parquet.

--Allons, Jean, mon petit Jean, reprend mon père, d'une voix qui veut être douce, mais qui est aigre,--les mains tremblent, les yeux brillent, les dents s'entre-choquent.--Mon petit Jean, tu ne veux pas me désoler, nous réduire au désespoir. Tu vas nous dire... tout, n'est-ce pas? Nous ne t'en voudrons pas. N'est-ce pas, Louise?...

--Oh! s'il dit tout, je ne lui en voudrai pas, sûrement.

Et ma soeur me lance un coup d'oeil féroce.

--Tu nous as fait bien du mal, pourtant!... Sais-tu ce que tu as fait? Sais-tu de quel malheur tu es cause?... Je vais te l'apprendre: tu sais que ta tante Moreau devait vous laisser les deux tiers de sa fortune, à toi et à ta soeur; elle avait fait un testament, déposé chez un notaire de Versailles. Tu sais cela, n'est-ce pas?

Je ne réponds pas. Mon père frappe du pied et continue en crispant les doigts sur son pantalon:

--Eh bien, ce matin, chez elle, en brisant les scellés, on a découvert un testament, un nouveau, datant de huit jours, qui institue ton grand-père--le père Toussaint--légataire universel!

Mon père hurle les derniers mots. Il compte sur un effet. Mais je ne bronche pas.

--Légataire universel! Entends-tu? Comprends-tu?... Et le dernier testament annule l'autre... l'autre, qui vous laissait une fortune à chacun! quinze mille francs de rente. Comprends-tu, hein?... Et vous n'avez plus rien! rien! rien!... Et le père Toussaint a tout! tout!... Comprends-tu?... Comprends-tu que vous avez été volés, ta soeur et toi? Indignement, atrocement volés!... Et ta tante avait dû te prévenir de ça! Elle t'en avait prévenu, j'en suis convaincu! Moralement convaincu!... Et tu aurais dû venir nous prévenir, nous avertir immédiatement, sans perdre une minute!... Je serais accouru! J'aurais fait déchirer ce testament! Et vous auriez eu l'argent, tout l'argent!... Et, au lieu de cela, tu t'en vas chez ton grand-père, tu restes deux heures chez lui, tu te laisse entortiller par cette vieille canaille... Allons, Jean, voyons, si tu as un peu de coeur, mon petit Jean, dis-nous tout ce que tu sais; raconte-nous ce que t'a dit ta tante, ce qu'elle t'a dit de ton grand-père, des moyens qu'il a employés... C'est lui, n'est-ce pas, qui la rendait si malheureuse?... Réponds!... Mais réponds donc!...

--Ma tante ne m'a rien dit.

Mon père se lève.

--Ta tante ne t'a rien dit? Tu persistes...

--Non! Elle ne m'a rien dit.

--Prends garde à toi, Jean! Prends garde à toi!... Si tu ne dis pas la vérité, si tu ne dis pas ce que tu as fait chez ton vieux voleur de grand-père...

--Je n'ai pas été chez grand-papa!

Mon père lève le poing; mais je me gare et je reçois, sur le coude, un coup terrible qui m'engourdit le bras et m'envoie rouler jusqu'à la porte.

--Menteur! Hypocrite! Jésuite!

Et ma soeur, toute droite, le visage vert, la bave aux lèvres, s'écrie en me tendant le poing:

--On devrait te mettre dans une maison de correction!

Une maison de correction! Oh! j'aime mieux y aller que de rester ici! Je ne veux plus rester ici! Je ne veux plus! Et je m'écrie en regardant mon père bien en face:

--Mettez-moi dans une maison de correction! J'aime mieux ça!

J'ouvre la porte, furieusement, je traverse le corridor et je me précipite dans la rue.



XX

Je m'en vais, sanglotant, le mouchoir appuyé sur les yeux.

--Eh bien! maître Jean, on pleure? Qu'est-ce qu'il y a donc?

C'est le père Merlin qui rentre chez lui et qui m'a vu venir, de loin, en ce triste équipage. Je m'essuie le visage rapidement et je relève la tête.

--Tu as la figure toute rouge. Est-ce qu'on t'aurait battu?

--Oui... oui, monsieur...

--Et qui? Ce n'est pas ton père, je pense?

--Si, monsieur...

--Qu'est-ce que tu as donc fait?

Je ne réponds pas. Je recommence à pleurer. Le père Merlin me prend par la main.

--Allons, entre chez moi. Tu me raconteras tes chagrins... si tu veux. Et tu te chaufferas, au moins; tu dois geler, dans la rue; il fait un froid de chien, ce matin...

Je suis assis dans la salle à manger, au coin du feu, la tête dans les mains, sanglotant toujours.

--Alors, on n'a pas été sage? On a fait de grosses bêtises? Qu'est-ce qu'on a fait, allons?

--Oh! oh! oh!... monsieur Merlin... si je vous disais...

--Pourquoi pas? C'est donc bien grave?

--Oh!... oui. C'est affreux, allez... Je n'ose pas... non...

Et je secoue la tête en regardant le vieux qui fixe sur moi ses yeux brillants. Ces yeux m'attirent; je vois dans ces prunelles calmes de la loyauté et de la douceur, de la bonté pour les faibles, de la sympathie pour les souffrants. Tout remué encore par la scène atroce à laquelle je viens d'assister, le cerveau plein d'images horribles, le coeur débordant de terreur et de honte, je me sens entraîné vers ce vieil homme à la face honnête et digne. Je sens que derrière ce visage, sur lequel une expression de raillerie douce a fait place à la pitié, il ne peut y avoir qu'une âme droite. Et je comprends que je puis avoir confiance en ce vieillard, qu'il ne me trahira pas, qu'il me donnera peut-être du courage et du coeur, à moi qui n'ai plus de force, qui ne sais ni ce qu'il faut faire, ni ce qu'il faut penser.

J'essuie mes larmes et, bravement:

--Monsieur Merlin, je vais vous raconter tout.

Et je lui raconte tout, en effet, sans omettre un détail, sans passer un mot...

Le vieux s'est levé et se promène de long en large. De temps en temps, il crispe les poings en murmurant:

--Ah! ces bourgeois... Ah! ces bourgeois...

--Et je n'ai rien voulu dire, monsieur Merlin; ce que je vous raconte à vous, je n'ai pas voulu le raconter à mon père, même quand il m'a battu. Mais maintenant qu'ils veulent me mettre dans une maison de correction, je dirai tout, je le crierai dans la rue, dans la ville, partout! Je crierai que grand-papa a fait mourir ma tante et qu'il a fait fusiller le franc-tireur!... Et qu'il a fait envoyer Dubois en Prusse... et que papa travaille pour les Prussiens pour les aider à bombarder Paris...

Je crierai ça tant que je pourrai... avant d'aller dans la maison de correction!...

Le père Merlin s'est assis en face de moi et m'a pris les mains.

--Allons, mon enfant, calme-toi, calme-toi. Et écoute-moi un peu... Tu veux bien m'écouter? Tu as bien confiance en moi, n'est-ce pas?

--Oh! oui, monsieur Merlin; oui, oui... Je suis bien content que vous me parliez... que vous me parliez comme à un ami, parce que, voyez-vous, je... j'ai trop de chagrin...

Je recommence à sangloter.

--Eh bien! ne pleure pas. Je vais te parler comme on parle à un ami, comme on parle à un homme, car il te faut maintenant la force, le courage d'un homme, mon pauvre enfant. D'abord, comme je viens de te le dire, il faut te calmer, laisser s'apaiser ta colère, laisser tes nerfs se détendre. Tu es hors de toi; il faut reprendre possession de toi-même. On juge mal quand on n'est pas de sang-froid... Tu ne veux pas rentrer chez toi pour déjeuner, n'est-ce pas?

Je secoue la tête.

--Non. Eh bien! tu vas déjeuner avec moi. Je vais envoyer ma bonne prévenir tes parents que je t'ai rencontré en route et que je te garderai avec moi pendant l'après-midi. Je te reconduirai moi-même ce soir, quand nous aurons causé.

Nous déjeunons tranquillement et peu à peu, je sens mes angoisses s'apaiser, ma colère décroître et, malgré les frissons qui me secouent encore, je sens le calme descendre en moi.


--Mon enfant, me dit le père Merlin lorsque nous avons fini, tu parlais tout à l'heure d'aller révéler les horribles secrets qui te pèsent, de crier sur les toits les iniquités dont tu as été le témoin, de publier les mauvaises actions dont on s'est rendu coupable devant toi. Il ne faut pas faire cela. Il faut, comme tu l'as fait jusqu'ici, enfouir ces choses au fond de toi. Ne les oublie pas, souviens-t'en, au contraire, repasse-les souvent dans ton coeur. Laisse là ta colère, mais conserve ton indignation. L'indignation est toujours une chose juste. C'est pour cela qu'elle vit. Plus tard, quand tu seras grand, les frémissements qui t'agitent aujourd'hui te secoueront encore et ce sera peut-être au souvenir des ignominies qui t'ont fait horreur que tu devras d'être un homme. C'est une dure leçon qui t'est donnée là, mon enfant, tu le comprendras un jour. Elle peut te profiter à toi, si tu veux. Si tu veux, si tu es assez fort pour ne pas laisser fausser, pendant dix ans au moins, ton âme d'enfant qui est sincère et droite; si tu es assez robuste pour voir les choses, plus tard, avec tes yeux d'aujourd'hui.

Quant à divulguer ce que tu as vu, à quoi bon? A quel résultat arriverais-tu, en agissant ainsi?

--Je me vengerais!... Puisqu'ils veulent me mettre dans une maison de correction!...

Le père Merlin sourit.

--Non, ils ne t'y mettront pas. Ils sont persuadés, maintenant, que tu ne sais pas grand'chose; que tu t'es laissé entortiller bêtement, sans rien voir, que tu es tombé sans t'en douter dans les panneaux que te tendait ton grand-père, pour t'empêcher de revenir à Versailles avant la mort de ta tante. Ils te prennent pour un imbécile, vois-tu, un imbécile qui ne veut pas avouer, par fausse honte, les sottises qu'il a pu commettre. Ils ne te parleront plus de rien, sois-en sûr. Mais toi, de ton côté, garde-toi bien...

--Oh! je ne parle à personne, à la maison! Je ne peux parler à personne. Vous savez comment ils sont. A qui voulez-vous que je parle? A mon père? Il ne m'écoute pas ou ne me répond pas. A ma soeur? Elle se moque de moi.

Le vieux hausse les épaules.

--Eh bien! tu me parleras, à moi. Et si tu manques de courage, je t'en donnerai.

--Oh! vous, oui. Vous ne pensez pas comme eux, au moins. Il y a longtemps que je le sais. Et il y a longtemps, aussi, que j'aurais voulu vous causer, voulu être votre ami...

--Bah! dit le père Merlin, qui cependant semble ému, je ne vaux pas mieux que les autres!

--Oh! si. Et, d'abord, vous ne feriez pas ce que fait mon père, vous ne livreriez pas aux Allemands les choses dont ils ont besoin pour canonner Paris. Voyez-vous, quand j'ai appris ça, ce matin, ça m'a bouleversé. Il me semble que mon père est un brigand, un traître...

--Ton père est un bourgeois, mon ami... un bourgeois... voilà tout...

Et le vieux parcourt la pièce, de long en large, les mains derrière le dos.

--... Un bourgeois, parbleu!...

--Et dire qu'à la maison, on ne parlait que de patriotisme, de défense nationale, de guerre à outrance! On ne parlait que d'élever son coeur!...

--Le patriotisme, murmure le père Merlin qui semble se parler à lui-même, mais dont la voix s'élève peu à peu, le patriotisme! Une trouvaille du siècle! Une création toute nouvelle! Une invention des bourgeois émerveillés par la légende de l'an II, hébétés par les panaches et les chamarrures de l'Empire! C'est drôle, ils en rêvent tous, ces idiots, du plumet et de la ceinture à glands d'or des commissaires de la Convention aux armées!... On n'a qu'à désosser Saint-Just pour avoir Prud'homme... Un peu trop jeunes pour partir en guerre, les sires de Framboisy; mais ça ne les empêche pas de faire les crânes. A Berlin! A Berlin!... Allez leur crier: Vive la Paix, à ces ânes-là, pour voir comment vous serez reçus... J'en sais quelque chose... Le patriotisme, monsieur! Et allez donc, les blouses blanches et les casse-têtes tricolores!... Et puis, la débâcle: encore le patriotisme... Seulement plus de casse-têtes: les souvenirs de 92. Ça vous assomme tout de même... Ah! les souvenirs de 92! Le passé pris à témoin du présent! Les fantômes devant les fantoches! Les objurgations, les évocations, les exhumations... Mânes de Bonaparte, protégez-nous! Après Bonaparte, c'est Kléber et Marceau... Pourquoi pas Sobieski et Palafox?... Voilà: ils avaient moins de panaches... Et puis, le dénigrement préconçu de l'ennemi, les railleries, les moqueries, les annonces mensongères de victoires, les enthousiasmes, les énervements, les défaillances, les chaises qu'on brise à la Bourse, la Marseillaise qu'on fait chanter à Capoul. C'est du patriotisme, tout ça! C'est du patriotisme bourgeois, le patriotisme de l'épicier et celui du journaliste--les journalistes! Quels misérables!--... Mais le patriotisme de première classe, le patriotisme extra, le fin et le râpé, c'est celui de Gambetta. Ah! celui-là, par exemple, j'espère bien lui voir élever une statue avant ma mort... Ni un pouce du sol, ni une pierre de forteresse!... Et une fierté de théâtre, et des phrases creuses, et des déclamations ampoulées, et encore 92--lorsqu'il n'y a plus ni soldats, ni armes, ni rien--lorsqu'on ne peut aboutir qu'à une chute plus irrémédiable, après des tueries inutiles, des boucheries idiotes, des carnages imbéciles. Ah! il a tenu haut le drapeau, celui-là...

Le drapeau!... Voilà Thiers, le vieil assassin, l'homme qui a toujours fait litière de la justice et du droit: il est au pinacle. Il montera encore, le chacal; et il pourra, si ça lui plaît, recommencer Transnonain. Qu'est-ce que ça fait? C'est un patriote...

Ah! ils y tiennent, à leur patriotisme! Ils y tiennent, comme on tient aux sentiments factices, ceux qu'on n'éprouve pas--et qu'on se targue d'éprouver... Seulement, il y a la pierre de touche: l'intérêt. Oh! alors... Alors, les capotes en papier buvard, les souliers en carton, la poudre d'ardoise pilée, la viande pourrie, la farine avariée... Tiens, petit, tu serais à l'armée, toi,--et le vieux me frappe sur l'épaule--tu serais soldat, que ton père, entends-tu, ton père? fournirait, pour de l'argent, aux Prussiens, de quoi établir les batteries qui devraient tirer sur toi!...

C'est dégoûtant, hein? C'est infâme? Oui, je sais bien... mais c'est logique, après tout. Ou plutôt, ce serait logique s'il n'y avait pas le patriotisme... L'intérêt! l'intérêt!... Le paysan, au moins, ne cache pas sa haine de la guerre. Il ne se met pas de masque sur la figure; il vous donnerait tous les drapeaux du monde pour un quarteron de pommes... Mais le bourgeois! ce mouton affublé d'une peau de tigre! cet imbécile qu'un plumet rend enragé et qu'une épaulette fait rêver de batailles... et qui ne comprend même pas, l'abruti, pourquoi les meneurs de nations tiennent à faire, de temps en temps, un charnier de leurs peuples...

La guerre! l'ignoble guerre!... Oh! quand donc les peuples seront-ils las de s'entre-tuer? Quand refuseront-ils l'impôt du sang?... Refuser l'impôt du sang! Ah! bien, oui! Chauvin n'est pas mort... Attends un peu, mon garçon, attends un peu, et tu verras de drôles de choses, plus tard...

Tout le monde soldat... Tu verras ça... Plus de peuples: des armées. Plus d'humanité: du patriotisme. Plus de progrès: des drapeaux. Plus de liberté, d'égalité, de fraternité: des coups de fusil... Ah! saleté humaine! Ah! bêtise! Ah! cochonnerie!.....


Le père Merlin s'arrête devant moi.

--Je m'emporte, mon enfant, je m'emporte. Ces choses-là, vois-tu... La guerre, je la hais.

--Oh! moi aussi, je la hais!

--Toi aussi? demande le vieux en souriant. Tu as déjà des convictions?

Et il ajoute, très sérieux:

--Alors, tu souffriras. Ce sont les convaincus qui souffrent.


Quand je rentre à la maison, reconduit par le père Merlin, des tas d'idées tourbillonnent dans ma tête. J'éprouve des sensations que je n'ai jamais éprouvées. Je rêve de fraternité et de justice. Et tout le reste me semble très bas, très bas.



XXI

J'ai passé bien des jours tristes. A la maison, on a l'air de m'éviter, de s'éloigner de moi comme d'une bête galeuse; ma soeur surtout affecte un mépris de moi, un dédain de ma personne qui se traduisent de mille façons. Quant à mon père, il se contente de ne m'adresser la parole que lorsque la chose est tout à fait indispensable. Le temps n'est pas gai, non plus; le froid est terrible et la neige tombe presque sans discontinuer; la ville a un aspect lugubre. La famine menace Versailles; les vivres commencent à manquer; les denrées les plus indispensables font défaut ou sont hors de prix. On parle d'accaparement, de spéculation sur la misère publique. On déblatère contre certains commerçants dont la conduite est des plus louches, contre d'autres qui se font les pourvoyeurs de l'ennemi.

Le préfet prussien s'est ému. Il s'est arrangé avec un groupe de négociants dont fait partie mon père pour créer un immense entrepôt de marchandises de toute nature, qu'on prendrait en Allemagne, pour subvenir aux besoins du département. J'ai entendu mon père parler plusieurs fois avec admiration de cette conception grandiose.

Cependant, depuis quelques jours, il se montre moins expansif. Il paraît que l'opposition du conseil municipal, des événements imprévus, ont fait échouer la combinaison, à la grande colère du préfet. Et ce fonctionnaire, irrité de se voir accuser d'avoir voulu approvisionner l'armée allemande avec l'argent français, a fait mettre le maire en prison et a frappé la ville d'une amende de 50,000 francs.

--C'est une sale affaire, m'a dit le père Merlin, l'autre jour, sans vouloir m'apprendre pourtant quel rôle avait joué mon père.

Un vilain rôle, j'en suis sûr. Ah! je suis bien content de pouvoir passer, chez le bonhomme, la plus grande partie de mes journées. J'avais craint, tout d'abord, qu'on s'effarouchât, à la maison, de la fréquence de mes visites chez le vieux, qu'on me défendît de retourner chez lui. Mais on n'a pas l'air fâché, tout au contraire, de mes longues absences; ma présence gênait mon père et ma soeur; et eux qui faisaient grise mine au père Merlin, depuis pas mal de temps, lui font bon visage, aujourd'hui. D'ailleurs, il économise à mes parents des frais de répétiteur; il me donne des leçons, «pour m'entretenir la main», dit-il. Le fait est que j'apprends beaucoup avec lui--beaucoup plus qu'avec M. Beaudrain.


L'autre jour, j'ai appris, par hasard, une chose que je voulais savoir depuis longtemps. J'ai appris ce que c'est que le concubinage. J'étais seul dans le cabinet du vieux, au premier étage, lorsque, en regardant par la fenêtre, du côté de la maison de Mme Arnal, j'ai été témoin d'un spectacle qui m'a fortement étonné. J'ai appelé le bonhomme.

--Monsieur Merlin! vite, vite, venez voir!

--Quoi donc? m'a-t-il demandé d'en bas.

--Madame Arnal... Elle est contre sa croisée, dans sa chambre... et elle embrasse le Prussien..., son blessé prussien... Tenez! tenez! elle l'embrasse!

--Ce n'est que cela! a crié le vieux en redescendant les trois marches qu'il venait de monter. Eh! parbleu, naturellement, qu'elle l'embrasse... Un concubinage en règle...

Ah! c'est ça, le concubinage... Tiens! tiens! tiens!... Et Mme Arnal qui disait que c'était si vilain?... Ah! ah! ah!... Un concubinage en règle...


Le moment me semble pourtant mal choisi pour embrasser les Prussiens... Le bombardement de Paris a commencé hier et ç'a été, toute la nuit, un roulement de tonnerre ininterrompu. Je n'ai pas pu dormir. Chacun des coups de canon me faisait tressaillir dans mon lit et je me sentais rougir, dans l'ombre, en pensant que mon père avait aidé à mettre en batterie ces pièces qui crachaient la mort sur la grande ville.

Il a dû gagner de l'argent, avec les Prussiens, car il semble bien joyeux depuis quelque temps. Une ombre, cependant, a passé sur son front, ce matin, lorsqu'il a appris, par deux artilleurs allemands que nous hébergeons, que les obus dépassaient la rue Saint-Jacques. Si le chantier de Paris était atteint! Dame! pourquoi pas? Les artilleurs ont désigné, sur un plan de la capitale, comme ayant déjà souffert des projectiles, le Panthéon et le Luxembourg. Ah! sapristi!...

M. Legros se méprend à l'expression soucieuse du visage de mon père.

--Les Prussiens, dit-il, veulent prendre Paris par la famine et ils ne tiennent pas, les brigands, à imiter nos zouaves à l'assaut de Sébastopol. Mais, soyez tranquille, un de ces jours, les nôtres vont faire une sortie en règle et forcer les casques à pointes à sortir de leurs retranchements. Ah! si les Français venaient seulement jusqu'à Versailles! nous sommes ici dix mille hommes...


Oui, dix mille hommes--dix mille hommes qui assistent, le 18 janvier, à la proclamation de l'Empire d'Allemagne. C'est dans la galerie des Glaces, au château, que Guillaume ressaisit la couronne de Frédéric Barberousse. Et, le soir, une fête triomphale a lieu à la préfecture, illuminée à giorno, enguirlandée de lierre et de rubans, pendant que des musiques militaires, des retraites aux flambeaux, parcourent la ville. La foule regarde, applaudit même, comme elle a déjà regardé et applaudi lorsque des réjouissances semblables ont célébré la capitulation de Metz.

--L'Empire d'Allemagne, me dit le père Merlin à qui je vais donner des détails sur la cérémonie, et que je trouve en train de frotter avec rage; l'Empire d'Allemagne! oui... l'union des races, l'homogénéité des peuples!... Ah! la bonne blague! l'assemblage des forces militaires, plutôt! Le parquage de la chair à canon... Chauvin peut battre la caisse des deux côtés du Rhin, maintenant... Ça présage un avenir tout rose à la civilisation... Patriotisme: caporalisme... Tiens, laisse-moi tranquille aujourd'hui. Je frotte...!

Et le vacarme de la brosse heurtant les boiseries recommence, et la cire continue à rayer le parquet... Mais, le lendemain matin, 19 janvier, c'est un autre bruit qu'on entend. Le fracas de la canonnade augmente, semble se rapprocher et, à plusieurs reprises, le crépitement de la fusillade arrive à nos oreilles. Une bataille est engagée non loin de nous, une bataille terrible, sans doute.

--C'est probablement la grande sortie, dit ma soeur.


Toute la journée, nous attendons, anxieux. La lutte continue, sans interruption; on dirait, au bruit des détonations qui devient plus clair d'heure en heure, que les Français gagnent du terrain. On dit déjà qu'ils sont vainqueurs, qu'ils ont enlevé les redoutes de Montretout, qu'ils marchent sur Versailles par Vaucresson, que Guillaume et Bismarck se sont sauvés à Saint-Germain...

Oui, ils sont vainqueurs! Des trompettes à cheval parcourent la ville en sonnant l'alarme; la cavalerie et l'artillerie prussienne défilent au grand trot, les régiments d'infanterie se succèdent sur la route de Saint-Cloud...

Le soir vient, que la bataille dure encore. Les réserves allemandes sont massées, l'arme au pied, dans les avenues. Demain, sans doute, les Français entreront à Versailles. Les Prussiens se sentent perdus. Dans sa rage, la landwehr de la garde a envahi de force les maisons du boulevard de la Reine et les a dévastées...

Mais il fait jour, et nous attendons en vain le pétillement de la mousqueterie; nous n'entendons que la grosse voix des canons allemands qui, régulièrement, lancent leurs obus sur Paris. Et puis, des fanfares éclatent, des musiques qui jouent des marches triomphales; ce sont les Prussiens qui reviennent, chantant à pleins poumons, traînant derrière eux des Français prisonniers.


--Maintenant, Paris doit se rendre, nous dit en rentrant chez nous un officier de dragons bleus que nous logeons depuis quelques jours.

Et nous comprenons que le dragon ne ment pas, que la chute de la capitale n'est plus qu'une affaire d'heures. Coup sur coup, l'ennemi nous apprend qu'une insurrection terrible a éclaté à Paris, le 22, que les Français ont été battus à Saint-Quentin et que l'armée de l'Est est en déroute. Nous sommes résignés à tout. Et, lorsque la nouvelle de la capitulation se répand dans Versailles, le 26, elle nous laisse presque insensibles.

Depuis quatre mois nous vivons complètement isolés, sans communications avec la province et avec Paris, sans nouvelles précises même des opérations qui ont lieu tout à côté de nous. Nous avons d'abord espéré, puis attendu la délivrance; mais, peu à peu, le découragement nous a abattus, la démoralisation nous a gangrenés et affaiblis. Une torpeur insurmontable, un engourdissement invincible nous ont saisis, nous ont rendus incapables du moindre effort, de toute résolution, et nous nous sommes trouvés, un beau jour, beaucoup plus Prussiens que Français. Il fallait un coup de tonnerre, un événement imprévu, comme la sortie du 19 janvier, pour nous tirer de notre léthargie, pour produire chez nous une surexcitation factice. Et lorsque les Allemands revenaient vainqueurs, lorsque notre espoir se trouvait déçu, nous nous assoupissions, de nouveau, avec accablement, en attendant la chute finale.

Moi, je l'ai souhaitée, cette chute, je l'ai désirée ardemment. J'étouffe, je me sens empoisonné peu à peu par l'air vicié que je respire depuis de longs mois. Sous l'influence du milieu dans lequel je vis, je sens ma conscience s'endormir, mon esprit se paralyser; je veux en sortir, en sortir à tout prix, de ce milieu que je hais. Je ne veux pas grandir dans l'étouffante atmosphère familiale, comme les plantes qu'on fait pousser dans les serres chaudes où montent des vapeurs malsaines, et qui s'étiolent lorsqu'on leur fait voir le soleil. Je veux grandir à l'air libre. Je ne veux pas vivoter. Je veux vivre.

Oh! que je voudrais être un homme! Tous les jours...

Ce matin, encore! Les deux Alsaciens, Hermann et Müller, sont arrivés devant la porte du chantier avec des voitures remplies de meubles. Ils ont demandé à mon père s'il ne pourrait pas, pendant quelques jours seulement, mettre à l'abri le contenu de leurs charrettes. Ils ont appris, disent-ils, que les Prussiens ont résolu d'incendier Saint-Cloud et, immédiatement, ils ont entrepris de déménager les choses les plus précieuses--pour les rendre plus tard à leurs propriétaires.

--Nous nous zommes téfoués bour saufer ze que nous afons bu, a sangloté Müller.

Et Hermann a ajouté:

--Bour guelgues chours zeulement, monsieur Parpier?

Mon père a hésité et je l'ai entendu qui disait tout bas à ma soeur:

--Ce sont des filous, tu sais.

Ma soeur a fait un signe de tête affirmatif; et, aussitôt, elle s'est approchée d'une des voitures.

--Mais c'est une commode Louis XV que vous avez là? Et une horloge de Boule? Et une glace de Venise.

--Foui, matemoiselle, a répondu Müller. Tes obchets brézieux. Et si matemoiselle feut nous vaire l'honneur te les agzebder en soufenir te regonnaizzanze, nous zerons fraiment pien honorés.

Ma soeur a rougi--très légèrement--mais elle a accepté. On a rangé les meubles sous un hangar.


Et, ce soir, nous apprenons que les Allemands ont mis le feu à Saint-Cloud et que la ville entière est en flammes...

Oh! que je voudrais être un homme!



XXII

Jules est revenu. Il est revenu sans nous prévenir, profitant de l'armistice, au moment où nous l'attendions le moins. Et ma soeur, en l'apercevant, a pâli et poussé un cri comme si elle avait marché sur un crapaud. Il est revenu chargé de vivres--il croyait Versailles dénué de tout.--Il a apporté avec lui un pain de sucre, une dizaine de livres de chocolat, du café, du thé, du vermicelle, un tas de choses qu'il a trimballées tout le long de la route stratégique n° 15--une route horriblement longue que son sauf-conduit l'obligeait à suivre, à pied.--Il ne m'a même pas oublié, l'excellent garçon; il me donne un beau livre, un beau livre doré, que Léon a absolument voulu m'envoyer.

--Et Léon, comment va-t-il? Et mademoiselle Gâteclair, a-t-elle beaucoup souffert, pendant le siège? Vous ne saviez donc rien de Versailles?

Des masses de questions auxquelles Jules répond de son mieux. Il n'a pas beaucoup changé; il a un peu maigri, seulement.

--Ah! nous étions si inquiets! si inquiets! fait Louise en joignant les mains et en prenant sa figure de fausse madone. Nous avons bien souvent pensé à vous, allez!

C'est dégoûtant. Pas une fois--pas une seule fois--je ne lui ai entendu prononcer le nom de son fiancé.

--Et les affaires? demande mon père. Ça ne va pas fort, hein?

--Oh! non, pas fort, répond Jules, pas fort du tout.

Et il nous apprend que la maison Cahier et Cie, comme beaucoup d'autres maisons de la capitale, a reçu une rude atteinte. On sera obligé d'y mettre du sien, de tous les côtés. Ainsi, il a accepté, lui, une diminution de plus de moitié sur ses appointements.

--Je ne pouvais pas faire autrement, vous comprenez. Il m'est impossible d'abandonner une maison à laquelle je suis aussi attaché; ça durera ce que ça durera; pas longtemps, espérons-le. Et puis, je crois qu'il y a là-dedans une question de patriotisme. Si tout le monde jetait le manche après la cognée...

--Oh! évidemment, dit mon père.

Mais il me semble qu'il vient de faire la grimace, et Louise, j'en suis sûr, a esquissé une petite moue que je connais très bien: sa moue de déception. Ah! ma cocotte! ils sont loin, tes dix-huit mille francs! Tu peux courir après.

Rage, rage, rage,

Tu mangeras du cirage...

Jules a dîné avec nous, naturellement.

--Hein! Ça fait plaisir, de manger du pain blanc! lui dit mon père.

Et la viande fraîche, et les légumes verts, voilà ce qui lui fait plaisir! Ce qui devrait lui fait plaisir, tout au moins. Mais Jules ne connaît pas son bonheur. Il n'a pas l'air très joyeux. Souffre-t-il du peu de sympathie que nous semblons lui témoigner, de notre manque de démonstrations amicales, de laisser-aller? Le plaisir de manger du pain blanc ne lui suffit-il pas? Le fait est que, malgré ses efforts pour paraître gai, il est morose.

--J'aurais dû vous prévenir de mon arrivée, dit-il à la fin du repas. Quand on n'attend pas les gens, on est tellement surpris...

--Oui, oui, dit Louise. L'émotion, le plaisir...

--Mais que voulez-vous? Les communications sont encore si difficiles! Et, à vrai dire, je n'y ai même pas pensé. J'avais si grande envie de vous voir...


Jules est parti le lendemain matin. Son sauf-conduit n'était valable que pour quarante-huit heures, jours d'arrivée et de départ compris. Nous l'avons accompagné jusqu'à la porte de la ville. Louise, en le quittant, s'est contentée de lui tendre la main. Il avait l'air très triste.

--Espérons que nous nous reverrons avant peu, a dit mon père. Tout fait présumer que les hostilités ne seront pas reprises et qu'on va signer la paix.

--C'est plus que probable, a répondu Jules. Aussi, à bientôt.


Il est probable, en effet, que la paix va être signée. En attendant, l'article 2 de la convention conclue entre Jules Favre et Bismarck rend la France à elle-même. Les élections ont lieu sous la direction du maire de Versailles chargé des fonctions du préfet. Le département de Seine-et-Oise a élu Thiers, Jules Favre et Gambetta. Mon père a voté pour Jules Favre.

Il ne sait pas pourquoi.

M. Legros a voté pour Thiers et il sait pourquoi. C'est pour pouvoir faire un calembour. Le marchand de vins du coin a voté pour Gambetta et M. Legros répète toute la journée, en riant:

--Les marchands de vin aiment Gambetta et les marchands de tabac, Thiers.


L'assemblée ainsi élue doit discuter les préliminaires de la paix. Pour baser la demande d'indemnité qu'ils doivent présenter à la France, les Prussiens font le calcul des dépenses auxquelles ils ont été entraînés pour soutenir la guerre. Ils y ajoutent le montant des contributions et réquisitions de toute nature dont l'Allemagne a été victime, de 1792 à 1815.

--Le compte de la Prusse seule, m'a dit le père Merlin, s'élève à six milliards.

--Six milliards!

--Pas un sou de moins. Nous payons les dettes du premier Empire, mon ami, en même temps que celles du second. Et remarque bien que si les Allemands, maintenant, en pleine trêve, frappent les départements occupés par eux d'énormes contributions de guerre, remarque bien que s'ils agissent ainsi contre tout droit, ils s'appuient sur des précédents. Ils peuvent opposer à nos réclamations, comme ils le font, du reste, des actes semblables accomplis en Europe, et particulièrement en Prusse, par Napoléon le Grand... Ah! c'est beau, la guerre...


Oh! oui, c'est beau!

Mon père m'a emmené avec lui, l'autre jour, visiter les environs, les points qui dominent Paris, les endroits où les Prussiens avaient établi leurs batteries, où ont eu lieu des combats.

Nous traversons Garches qui n'est plus qu'un monceau de ruines, le parc de Saint-Cloud, sinistre. Le squelette du château, noirci par les flammes, est effrayant. Les murailles percées à jour sont encore debout: de grandes crevasses les fendent du haut en bas; le toit et les planchers se sont effondrés en emplissant de décombres des salles où tremblotent des lambeaux de tapisserie, où l'on entrevoit des morceaux de bas-reliefs, des débris d'ornements. Les branches d'un lustre émergent d'un tas de plâtras. Une corniche énorme est tombée tout d'une pièce devant une porte dont les gonds en fer sont tordus. Des fenêtres ne sont plus que des ouvertures sans forme, dont la bordure de pierre, mangée par le feu, s'effrite; et d'autres, intactes, ont conservé leurs barres d'appui et leurs persiennes qui claquent au vent. A un mur tendu de bleu, au dernier étage, un tableau est accroché dans son cadre d'or, au-dessus d'une cheminée qui branle.

Il y a des allées du parc qui sont pleines de tombes. Des tombes sans croix qui ont l'air de morceaux de bourrelets posés sur le gazon des tapis verts. De grands arbres coupés au pied se sont abattus avec leurs branches en mutilant des statues. Des retranchements sont élevés partout, des épaulements, des palissades, des chevaux de frise; et, derrière les balustrades des terrasses, des rails de chemin de fer ont été entassés les uns sur les autres. Des allées nouvelles ont été ouvertes avec la hache pour livrer passage aux obus.

Partout la mort, la dévastation. Saint-Cloud est presque complètement brûlé. Les murs des maisons restées debout sont percés de meurtrières et garnis de créneaux, des tranchées sont creusées dans les jardins et des arbres fruitiers ont été coupés par le milieu et aiguisés comme des piques pour hérisser les abords des retranchements. Des barricades ont été élevées avec des meubles, des charrettes, des voitures de ferme, des charrues. Les ponts ont sauté. A Sèvres, dans le quartier qui avoisine la Seine, les maisons sont éventrées par les bombes. Et, comme nous passons, des soldats vendent publiquement aux enchères les meubles des habitations désertes: il y a là des convoyeurs prussiens qui ont arrêté leurs fourgons chargés d'objets volés,--et des brocanteurs français.

Ah! oui, c'est beau; ça fait partie du programme de la guerre, tout ça. Et ce qui en fait partie, aussi, c'est l'entrée de l'armée victorieuse dans la capitale ennemie. Les Allemands ne l'ont pas oublié. Nous avons appris, le 25 février, qu'ils doivent faire prochainement leur entrée triomphale à Paris.

Ils partent pour ce triomphe, en effet, le 2 mars, musique en tête, tout fiers d'effacer ainsi la honte de l'entrée de Napoléon à Berlin, après Iéna.

--Maintenant, dit le père Merlin, la France n'a plus qu'une chose à faire: c'est de chercher un nouveau Napoléon. Et tu verras qu'elle ne mettra pas longtemps pour le trouver... Il n'a pas besoin d'être en vrai. Il peut être en toc. Ça ne fait rien.


Le 5 mars, nous voyons entrer chez nous Mme Arnal appuyée au bras de son mari. M. Arnal a obtenu, lui aussi, un sauf-conduit qui lui permet de passer quarante-huit heures à Versailles.

--Dire qu'on n'a pas encore signé la paix! s'écrie Mme Arnal en frappant du pied. Quand on pense que tu es obligé de retourner à Paris, mon gros chien-chien!

Et sans se gêner, devant nous, ma foi, elle saute au cou de son mari.

--Pauvre mignonne, dit M. Arnal très ému, en se débarrassant de l'étreinte conjugale, comme tu as dû t'ennuyer! surtout dans la compagnie d'un éclopé, en tête à tête avec un malade!...

--Oh! Adolphe! Tu ne t'en fais pas une idée! Les jours, ça passait encore, mais les nuits, les nuits!... Et ces idées qu'on se fait... ces... idées... quand on n'a pas de nouvelles...

--Ah! ma foi, assure M. Arnal, je n'ai pas ri tout le temps, moi non plus. Mais, maintenant... Oh! à propos, j'avais oublié; il faut que je vous montre...

--Quoi donc? demande mon père.

M. Arnal sort de la poche de son gilet un papier plié en huit, le déplie avec soin et nous le tend, triomphant. C'est une caricature représentant un gamin de Paris brûlant du sucre, sur une pelle rouge, derrière le dos des Prussiens qui s'en vont, dans l'avenue des Champs-Elysées.

--Hein? qu'est-ce que vous en dites?... C'est fameux!



XXIII

Nous sommes redevenus Français. Les Allemands doivent demeurer encore quelque temps sur la rive droite de la Seine, mais Versailles est débarrassé de leur présence. Les communications sont rétablies. Mon père en a profité pour aller à Paris--d'où il est revenu songeur.

Une conversation qu'il a eue, le soir, avec Louise, m'a mis au courant de ses perplexités. Il paraît que la situation de notre chantier de la rue Saint-Jacques n'est point bonne, mais que celle du chantier des Grands Hommes est déplorable.

--Ah! dit mon père, il y aurait là une affaire magnifique... Le propriétaire des Grands Hommes est à bout de ressources... Il n'a pas gagné d'argent pendant la guerre, lui... Avec quelques billets de mille francs... Hein? vois-tu ça d'ici, Louise? acheter les Grands Hommes, ne faire des deux établissements qu'un seul... un seul, énorme, colossal... réserver une large place à la menuiserie; et, qui sait? peut-être entreprendre la fabrication des meubles... faire concurrence au Vieux Chêne. Vois-tu ça d'ici, hein?...

Et il renfourche son dada, se laisse travailler sans relâche par son idée fixe. Oui, quelques billets de mille francs! Ah! si cette vieille canaille de père Toussaint n'avait pas mis la main sur le magot de la tante Moreau! Si l'on avait pu prévoir!...

--Ah! le vieux gredin! la vieille crapule! le vieux voleur! Dépouiller ses petits enfants! Les mettre sur la paille! Leur enlever le pain de la bouche!... Et vous verrez qu'il ne crèvera pas, le vieux chenapan, qu'il ne nous débarrassera pas de sa carcasse!... Vous verrez ça... Crapule, va!...

Mon père ne dérage pas. Quelquefois il passe sa colère sur moi.

--C'est toi qui es cause de tout. Si tu avais été moins bête! Ah! je t'apprendrai à faire l'imbécile, idiot!

Pour éviter les discussions, je reste peu chez nous. Je vais voir Léon et Mlle Gâteclair qui viennent d'arriver à Versailles.


C'est drôle, Léon est convaincu que les Français ont été vainqueurs. Je ne sais pas comment il s'arrange, mais c'est comme ça. Il admet bien qu'en définitive nous sommes battus, mais battus sans l'être, battus avec le beau rôle, battus pour la forme. Il prétend qu'au fond, en poussant jusqu'au bout l'examen des faits, en approfondissant la question, il est impossible de douter de notre succès définitif. C'est un succès moral, ce succès-là; mais enfin c'est un succès--et le plus grand.

--Crois-tu, par exemple, me demande-t-il, que Paris en deuil, silencieux et digne, assistant avec une hauteur méprisante à l'entrée des Prussiens, n'a pas remporté sur l'ennemi une grande victoire morale?

Je n'en sais rien.

--Et puis, vois-tu, continue Léon, dans cette guerre, nous nous sommes conduits autrement que les Prussiens. Ils ont agi en barbares, et nous en chevaliers. Ah! si nous n'avions pas été trahis!... Tiens! regarde ce morceau de pain noir que nous avons fait encadrer. Regarde-le, et dis-moi si une population qui se résigne à en faire son unique nourriture pendant de longs mois, n'est pas une population héroïque. Trouve-moi beaucoup de villes capables de faire ce qu'a fait Paris!

Je crois qu'on en trouverait pas mal. Léon a évidemment une aptitude toute spéciale à expliquer et à justifier nos revers.

--C'est que je suis un bon Français, un patriote!

Je m'en doutais.

Là-dessus, il me fait voir une quantité de dessins et de gravures qu'il a rapportés de Paris, des chromolithographies représentant l'Alsace et la Lorraine en deuil, avec une fleur tricolore dans les cheveux, la France prise à la gorge par un Prussien ivre qui tient une torche à la main; et, enfin, il déroule une grande image, enluminée de couleurs criardes, où l'on voit trois dames habillées, la première en bleu, la seconde en blanc, la troisième en rouge, qui passent, la tête haute, devant un groupe d'officiers allemands, verts de rage. C'est intitulé: «A Metz. Quand même!»

--Jamais les Prussiens n'auront le coeur de l'Alsace, dit Léon.

Mais il se souvient qu'on vient de faire une chanson là-dessus. Et il ouvre de beaux livres, dorés sur tranche, à couvertures multicolores, qui tous parlent de la guerre. Tous, ils exaltent les actions héroïques des Français, ils célèbrent leur bravoure, ils chantent leur grandeur d'âme, et, comme intermède, ravalent les Allemands et les dénigrent sur tous les tons. Ils sont illustrés, ces livres-là; et les gravures qu'ils renferment vous font assister à la défense de Belfort, de Bitche, à la bataille de Coulmiers, au combat de Bapaume, aux charges des dragons de Gravelotte, des cuirassiers de Reischoffen...

--Trouve-moi des faits pareils à l'actif des Prussiens, me dit Léon. Trouves-en et tu me les apporteras.

--Oui, je te les apporterai.


Je ne peux pas, malheureusement. Brusquement on me défend de continuer à fréquenter Léon. On prétend que sa société m'est nuisible, qu'il fume, qu'on l'a rencontré dans la rue la cigarette à la bouche: des prétextes qui n'en sont pas. La bonne, que j'interroge, m'apprend que Jules est venu à la maison dans la journée et qu'il a tenu avec mon père une longue conversation.

Il est parti avec une figure longue comme ça.

--Mon pauvre monsieur Jean, je crois que vous n'irez pas à la noce cette année.

Que s'est-il passé? Je le demande au père Merlin qui se contente de hausser les épaules en esquissant le geste qu'on fait pour compter des pièces de cent sous.

--Pauvre Jules!

--Comment! dit le vieux, tu le plains? Je croyais que tu lui portais beaucoup d'intérêt, pourtant.

Je ris, pendant que le père Merlin me fait signe de m'asseoir.

--Mon enfant, je dois t'annoncer que mes démarches auprès de ton père ont abouti. Je suis parvenu à lui faire comprendre qu'il était dans ton intérêt d'aller passer quelque temps dans un établissement scolaire. Aussitôt que la tranquillité sera complètement rétablie, on t'enverra à Paris, dans un lycée, pour continuer tes études. Ce n'est pas gai, un collège. C'est, pour beaucoup, une prison. Ce ne sera pas gai pour toi non plus, sans doute; mais tu m'as dit toi-même que tu aimais mieux vivre entre les quatre murs d'un bâtiment noir que dans un milieu que tu exècres... Tu travailleras. Le travail fait passer le temps... fait passer bien des choses. Tu grandiras vite; et, plus tard, ma foi... plus tard, comme je n'ai pas d'enfant... comme j'ai eu le malheur de perdre mes enfants... eh! bien, nous verrons... je serai toujours là, tu sais.

Très ému, je serre les mains du vieillard.

--Quand croyez-vous qu'on rouvrira les lycées, monsieur Merlin?

--Bientôt, probablement.


C'est aussi l'opinion de M. Beaudrain. Nous venons de recevoir une lettre de lui. Il nous apprend qu'il va revenir «dans nos murs» très prochainement. Il nous explique aussi de quelle façon il a passé le temps, dans son exil. Il a fait des vers: une pièce de vers qu'il adresse à Gambetta, le coryphée de la guerre à outrance. M. Beaudrain nous laisse entendre que c'est peut-être un moyen très habile d'obtenir les palmes d'officier d'académie. Pourtant, il se trouve fort embarrassé; il n'a pas tout à fait terminé sa pièce.

«Les derniers vers, dit-il, me donnent beaucoup de mal. Je me suis arrêté à ce distique:

Tu compris...

«(Je tutoie M. Gambetta, mais c'est une chose permise en poésie. Voyez notre maître Boileau.)

Tu compris qu'il fallait élever notre coeur

Et, si l'on succombait, tomber, non sans grandeur.

«C'est précisément ce: non sans grandeur qui cause mon tourment. Il me semble faible, point assez expressif. J'avais d'abord mis: avec honneur. Mais je crois avoir déjà lu cette fin d'alexandrin quelque part. J'ai dépouillé, il est vrai, sans la rencontrer, plusieurs recueils de poésies, mais je ne suis pas encore complètement rassuré. Un auteur qui se respecte doit redouter avant tout une accusation de plagiat. Réflexion faite, je laisserai peut-être: non sans grandeur. Et pourtant...»

Espérons qu'il se décidera.

--Si M. Beaudrain revient, dit mon père en fermant la lettre, c'est que nous n'avons plus rien à craindre.

Je le crois aussi.


Mais, tout à coup, le soir du 18 mars, le bruit se répand dans la ville qu'une insurrection terrible vient d'éclater à Paris.



XXIV

Versailles offre depuis quelques jours un spectacle étrange. Ainsi que le péristyle d'un théâtre, désert et silencieux pendant la représentation de la pièce, se remplit de spectateurs bruyants aussitôt que le rideau a caché la scène, la ville du Grand Roi, si taciturne et si triste, a vu tout à coup envahir ses rues et ses boulevards tranquilles par l'agitation apeurée d'un peuple en fièvre. Autour de l'Assemblée qui siège dans le château sont venus se masser les émigrés de Paris fuyant devant la Commune. Deux cent mille réfugiés, appartenant à toutes les classes de la société, sont accourus s'abriter derrière les baïonnettes des soldats qu'on fait revenir d'Allemagne et qu'on se hâte d'armer et de former en régiments pour combattre l'insurrection.

Les troupes qui se sont échappées de Paris, les gendarmes, les sergents de ville qui ont entouré leurs képis d'un manchon blanc, les prisonniers sortis des forteresses de la Prusse et qui arrivent par grandes masses, sont campés sur les avenues, sur les places, au camp de Satory. Les opérations sont commencées, déjà. Thiers n'a pas voulu perdre de temps. Et les jeunes élégants, les fonctionnaires, les cocottes et les femmes du monde qui paradent dans les rues en toilettes de deuil, peuvent aller, le soir, en sortant du théâtre où des acteurs illustres jouent des vaudevilles célèbres, entendre les canons français cracher leurs obus sur la grande ville où flotte le drapeau rouge.

Les émigrés se sont casés où ils ont pu, dans les hôtels et dans les maisons, dans les greniers et dans les caves. Nous en logeons deux, chez nous: M. de Folbert--un fonctionnaire, un chef de bureau au ministère des finances--et sa mère.

M. de Folbert est tout petit; haut comme Tom Pouce à genoux. Il a une mine de pain d'épice et des attitudes de pantin. Quand il fait un geste, on dirait qu'un imprésario, caché derrière lui, vient de tirer une ficelle. J'y ai été pris, dans les premiers temps. Mais il n'y a rien, derrière M. de Folbert,--rien que les deux boutons d'une redingote sanglée sur sa poitrine de bambin et qui cache ses genoux cagneux.--Il doit y avoir aussi un fond de culotte lustré par l'abus des ronds de cuir, mais la redingote le voile. Je ne l'ai pas vu.

M. de Folbert est très solennel. Lorsqu'il parle, il se tient raide comme un manche à balai; son cou s'allonge, ses yeux tournent, ses petites épaules remontent. Elles sont si étroites que j'ai toujours peur d'en voir passer un morceau par l'échancrure du faux-col. En politique, il est modéré comme une lampe carcel remontée par une main circonspecte. Il s'exprime en phrases officielles:

--La hiérarchie... les préopinants... les statuts organiques... la prépondérance administrative de l'État....

Il est très poli. Il dit:

--Voudriez-vous être assez aimable pour avoir l'extrême obligeance de me faire parvenir la salière?

Il me fait suer.

Sa mère est une vieille personne solennelle, à figure longue, pâle, pâle--couleur de riz au lait.--Elle a des anglaises.

Mon père professe une admiration sans bornes pour son locataire.

--Une intelligence hors ligne. Un homme d'avenir. Il ira loin.

Sans échasses? Peut-être bien. M. de Folbert a un oncle député, un oncle à héritage, s'il vous plaît, et très populaire dans sa circonscription; cet oncle, fatigué de la vie politique, n'attend qu'un signe du neveu pour lui céder son siège à la Chambre.

--Quel avenir! répète mon père émerveillé.

Depuis qu'elle a entendu parler de la succession politique et financière, Louise fait les yeux doux au chef de bureau; elle lui lance même de temps en temps, à la dérobée, de petits coups d'oeil américains. Est-ce que ma soeur aurait l'idée?... Eh! eh! pourquoi pas?... Madame de, ça fait bien Madame de... Tout le monde ne s'appelle pas madame de. Et puis, elle serait dépu... Dit-on députée ou députète?


Le fait est que M. de Folbert a le bras long--au figuré.--Il a fait obtenir à mon père la construction d'une énorme ambulance en bois, dans le grand terrain vague qu'on voit des fenêtres du père Merlin, et où les Prussiens avaient établi un dépôt de charbons. Mon père pousse le plus possible les travaux de cette ambulance--qui doit lui rapporter gros.--Une chose, pourtant, le désole; c'est de ne pas pouvoir employer des piles entières de planches pourries qui moisissent dans le chantier de la rue Saint-Jacques.

--Ç'aurait été si facile de placer ça ici. Ça aurait passé comme une lettre à la poste. De belles planches toutes neuves!... Est-ce assez malheureux!

Il a une peur, aussi: c'est que la Commune ne dure pas assez pour qu'il ait le temps d'achever sa construction.

--C'est qu'on me ferait une réduction sur le prix convenu... Pourvu que les communards se défendent encore un mois!...

Mais, bientôt, une crainte encore plus terrible le saisit.

Germaine est venue nous voir, en cachette.--Elle a appris à mon père que le père Toussaint, depuis le départ des Allemands, mène une vie de polichinelle.

--Et, depuis que les femmes de Paris sont venues ici, depuis qu'il y a des cocottes dans la ville, il ne se contente pas d'aller les voir. Il les amène au Pavillon, où il s'est installé.

--Quelle honte! s'écrie Louise.

--Et vous verrez, continue Germaine, vous verrez que ça finira mal. Je fais ce que je peux pour le retenir, mais, bernique... Oh! il lui arrivera malheur, pour sûr!... Un homme sanguin et fort comme lui... Car, c'est un vrai taureau, vous savez, malgré son âge. Il se met dans des états, je ne vous dis que ça! Et c'est toujours après déjeuner ou après dîner, quand il s'est empiffré de nourriture, qu'il...

Mon père interrompt brutalement Germaine.

--Laissez-nous tranquille avec ça! Ne nous racontez pas ces ignominies. Respectez les autres, si vous ne vous respectez pas.

--Ce que j'en disais, reprend la bonne, c'était pour vous montrer que vous devriez lui faire un peu de morale. Je ne sais pas ce que vous avez ensemble, mais, en qualité de parent.....

--Je ne veux pas le voir en peinture, entendez-vous? votre vieux grigou! Et je vous défends de m'en parler. D'abord, je ne sais pas pourquoi vous venez ici.

--Pour votre bien, monsieur, pour sûr.

Et elle revient, pour notre bien, à peu près tous les trois jours.

La dernière fois, elle a pris mon père à part et mon père, au lieu de l'éconduire, l'a entraînée dans la salle à manger où il l'a écoutée longtemps. Quand il est sorti, il était blanc comme un linge.


Je sais, à présent, ce que lui a appris Germaine. Le père Toussaint a amené au Pavillon une femme avec laquelle il vit maritalement et à qui il a promis le mariage; et la dame, en attendant, fait défiler ses amis et connaissances dans la maison où est morte la tante Moreau et où ont lieu, maintenant, des orgies à faire rougir un templier. Mon père a appris autre chose encore; il a été mis au courant des bruits qui courent à Moussy sur le compte de mon grand-père.

Les premiers jours, il a réussi à se contenir. Mais, à présent, sa colère éclate à chaque instant en imprécations terribles:

--Le vieux cochon! Le vieux traître! Un bandit qui mérite la mort dix fois pour une! Ah! si l'on disait ce qu'on sait! Si l'on disait ce qu'on sait!

Ma soeur, qui s'aperçoit de l'effet déplorable que produisent ces emportements sur les nerfs sensibles de Mme de Folbert et de son fils, essaye de calmer mon père. Elle n'y réussit pas pour longtemps.

--Ah! si l'on disait ce qu'on sait! Dire qu'il ne tiendrait qu'à moi de le faire fusiller!

Il répète ça, du matin au soir, au grand ennui des locataires qui commencent à se scandaliser. Rien ne peut le distraire de ses idées de vengeance, rien, ni l'achèvement de l'ambulance--qu'on va démolir, car on s'est aperçu en haut lieu qu'elle ne pouvait rendre aucun service,--ni la prise de Paris, le 22 mai, ni l'arrivée des bandes de prisonniers que l'on traîne à Versailles.

--Vous devriez pourtant bien aller les voir, Barbier, dit M. Legros. Je vous assure que ça en vaut la peine. Si vous saviez comme on les arrange! Ah! les canailles! Et ils ne répliquent pas, je vous assure! On les écharperait sur place, sans les soldats de l'escorte!


Moi, j'ai été les voir, une fois. Je suis arrivé au bout de la rue Saint-Pierre comme une colonne de ces malheureux passait sur l'avenue de Paris, entre deux files de cavaliers. Des hommes en uniformes de gardes nationaux, en habits civils, en haillons, blessés, éclopés, portant au front la colère de la défaite et le désespoir de la cause perdue, s'avançaient farouches, la tête haute, avec la vision de la mort. La foule les huait. Des bourgeois, la face éclairée par la satisfaction immonde de la vengeance basse, levaient sur eux leurs cannes, passaient entre les chevaux des soldats pour cracher au visage des vaincus. Derrière, venaient des femmes, toutes têtes nues; des femmes du peuple, portant la jupe d'indienne, le tablier bleu, d'autres habillées de riches costumes. On leur avait enlevé leurs ombrelles, à celles-là, leurs ombrelles qui auraient pu les garantir du soleil, et qu'un dragon avait accrochées à sa selle. Elles se hâtaient, les pauvres, faisant de grands pas pour suivre la colonne, pendant que les injures et les coups pleuvaient sur elles, pendant que des messieurs très bien leur jetaient des insultes sans nom, que des dames du monde leur lançaient des pierres.

Je me suis sauvé, écoeuré, et j'ai regardé longtemps, le soir, le ciel tout rouge, sanglant, du côté de Paris, où la bataille continue.

Car la Commune ne veut pas se rendre, elle veut résister jusqu'à la mort, et l'on annonce que ses soldats, en se repliant devant l'armée versaillaise, pétrolent la ville et l'incendient.

Mon père est désolé. Il se souvient qu'il n'a pas renouvelé la police d'assurances du chantier de la rue Saint-Jacques; il sait que les communards occupent encore le quartier, et il attend, dans les transes.


Un matin, on sonne. C'est le facteur. Mon père va lui ouvrir et revient, en tenant une lettre à la main, rejoindre ma soeur et Mme de Folbert assises sur un banc du jardin. Il déchire l'enveloppe, mais, au moment d'ouvrir la lettre, il est pris d'un tel tremblement nerveux qu'il est forcé de la passer à ma soeur.

--Tiens, lis... C'est de Paris...

Louise commence:

--Monsieur--Tout est sauvé...

--Hein? fait mon père. Tu dis?...

--«Tout est sauvé. Au moment de l'entrée des troupes nous avions pris nos précautions. Nous avions mis en lieu sûr les fonds et les livres de caisse...

Et elle continue pendant que mon père donne les preuves de la joie la plus exubérante. Il s'est levé et se livre, pendant la lecture, à des tentatives d'exercices chorégraphiques qu'il ne mène point toujours à bonne fin. C'est égal, j'en suis tout étonné. Il a dû danser le cancan dans sa jeunesse, mon père.

Il s'interrompt tout à coup.

--«Il était grand temps, lit ma soeur, que les Versaillais parvinssent à percer le mur de la maison voisine et à se précipiter dans le chantier. Les insurgés avaient déjà apporté du pétrole. Ils n'ont pas eu le temps de s'enfuir. On en a tué huit sous la porte cochère...

--Huit! s'écrie mon père. Ah! tant mieux!

Ce tant mieux m'entre dans l'oreille comme un coup de pistolet. Je n'oublierai jamais ce cri-là.


Second coup de sonnette. C'est Mme Arnal. Elle pleure à chaudes larmes.

--Ah! mes amis, ces canailles-là m'ont tout brûlé! Mon Dieu! Mon Dieu!

Elle se laisse choir sur une chaise pendant que Louise s'empresse autour d'elle et veut absolument lui faire faire un choix entre un flacon de sels et un verre d'eau sucrée.

--Oui... tout brûlé, continue-t-elle... tout perdu...

Et, au bout d'une minute:

--Heureusement que nous étions assurés et que mon mari avait mis en sûreté la plus grande partie des marchandises. Comme ça...

--Vous serez indemnisés, fait mon père avec un geste égoïste.

--Oh! pour cela, j'y compte bien, s'écrie-t-elle. Et plutôt deux fois qu'une. Il ne manquerait plus que cela!

Et elle se reprend à pleurer.

--Oui! Tout perdu!... Nos affaires allaient si bien... Et dire qu'il ne me reste plus rien; rien, pas même un mouchoir pour m'essuyer les yeux!...

Prenez le pan de votre chemise, alors.

Et la morale?

Embêtant!



XXV

En descendant dans la salle à manger, à huit heures, Louise et moi, pour le déjeuner du matin, nous trouvons notre père qui semble nous attendre en se promenant de long en large. Son chapeau et sa canne sont posés sur la table.

--Mes enfants, nous dit-il, j'ai une triste nouvelle à vous apprendre. Votre grand-père est mort.

--Grand-papa Toussaint! s'écrie Louise. Ah! mon Dieu! quel malheur! Quel épouvantable malheur!

Une foule d'exclamations qu'elle glapit, avec des gestes de désespoir. Mais l'accent est faux, le geste exagéré; les inflexions brusques de l'intonation, les soupirs, les contorsions du visage, tout est contrefait, dissonant; et l'agitation outrée qu'affecte ma soeur achève de défigurer le peu d'émotion qu'elle a pu ressentir. La voix de mon père était plus franche. L'effroi que la mort apporte avec elle en assombrissait le ton, mais il ne la mouillait pas, au moins, avec les larmes hypocrites d'un désespoir factice.

--J'ai appris cette nouvelle, continue mon père, hier au soir, vers dix heures, lorsque vous étiez déjà couchés. Je n'ai pas voulu vous en faire part sur-le-champ. Vous n'auriez sans doute pas pu dormir de la nuit...

--Oh! non... oh! non... murmure Louise en sanglotant.

--Votre grand-père est mort hier, subitement, d'un coup de sang, à sept heures et demie, après son dîner. Je vais aller à Moussy tout de suite...


Mais Mme de Folbert et son fils font leur entrée, et il faut recommencer pour eux le récit de la mort du grand-père. Ils paraissent profondément affectés. Mme de Folbert déclare que c'est un malheur irréparable.

--Pour les petits-enfants, voyez-vous, rien ne remplace les grands-parents.

C'est aussi l'avis de Louise, car elle continue, dans son coin, à pousser de longs soupirs entrecoupés de sanglots.

Tout d'un coup, je vois M. de Folbert, qui n'a rien dit jusqu'ici et qui s'est contenté de secouer la tête de droite à gauche, se lever avec précaution et s'approcher à petits pas de la chaise de ma soeur. Il bredouille, tout en avançant, des paroles inintelligibles. Pourtant, en prêtant l'oreille, on perçoit des bouts de phrases:

--C'est une grande... immense douleur, pour vous, mademoiselle... J'en prends ma part, veuillez me faire l'honneur de le croire... Et si je pouvais, si... j'osais espérer... s'il m'était permis... si j'étais assez heureux pour voir des liens plus sérieux... non, plus solides... non... oui, plus solides que ceux d'une simple amitié... unir nos deux familles en la... nos deux familles si honorables... mademoiselle...

Il tend la main, il l'avance, timidement, prudemment, d'un centimètre par seconde. Louise se lève, tamponne ses yeux une dernière fois et, avec un énorme soupir, les yeux au plafond, elle met sa main dans celle du chef de bureau.

Nous nous sommes levés, nous aussi. Et Mme de Folbert s'écrie en étendant les bras comme pour s'assurer qu'il ne pleut pas:

--Soyez heureux, mes enfants!

J'ai déjà vu quelque chose comme ça, dans le temps, avec Jules. Louise avait la même tête. Allons, elle sera dépu... Je ne sais toujours pas comment on féminise ce mot-là. Il faudra que je regarde dans un dictionnaire.


Comme si j'avais le temps de regarder dans les dictionnaires! Il me faut, toute la journée, faire des courses qui n'en finissent pas: aller chez l'imprimeur pour commander des lettres de deuil, chez le chapelier pour commander des crêpes, chez celui-ci, chez celui-là. Ma soeur aussi se donne beaucoup de mal. Et c'est à peine si elle trouve une minute, le soir, lorsque mon père revient de Moussy, pour lui dire à l'oreille:

--Une bonne journée, hein?

Oui, une bonne journée pour tous les deux. Mon père cache mal sa joie: ma soeur va faire un mariage magnifique, sa dot est toute trouvée, et le rêve qu'il a fait pendant dix ans est sur le point de se réaliser. Il va pouvoir acheter les Grands Hommes et fonder à Paris un établissement important.

Pourtant, brusquement, il devient soucieux. Il se souvient qu'il a trouvé dans les papiers du grand-père--qui n'a pas laissé de testament--une note datant de plusieurs années déjà. Dans cette note le vieux demandait que son corps fût inhumé à Versailles.

Mon père hésite à exaucer ce désir.

--Des tracas, des dérangements... Comme s'il ne serait pas aussi bien à Moussy... D'ailleurs, ce papier est vieux. S'il avait eu le temps de faire un testament, le père Toussaint aurait probablement changé d'avis...

Malheureusement, il a eu l'imprudence de divulguer ce détail devant nos locataires, et ma soeur le supplie d'exécuter les dernières volontés du vieux.

--Ce n'est pas pour lui que je te le demande; c'est pour nous. Ça fera mieux, à tous les points de vue. Ça fera voir que nous n'avons pas de rancune.

--Pas de rancune... pas de rancune... gronde mon père.

Pourtant, il finit par se décider. Le grand-père sera enterré à Versailles.


Il sera enterré à Versailles, mais je n'aurai pas de vêtements de deuil. Il faudra que je mette mon costume marron que je n'aime pas, qui me va mal, qui me donne l'air d'un bonhomme en chocolat. J'ai vainement représenté à mon père que des habits noirs seraient bien plus convenables. Car, enfin, un costume marron...

--Ta, ta, ta. Tu le mettras tout de même. D'abord, le marron, c'est deuil. Et puis, c'est assez bon.


Et c'est habillé de marron que je suis le cercueil, depuis l'église de Moussy où l'on a dit une messe jusqu'à la porte des Chantiers où les employés de l'octroi visitent la voiture. Nous trouvons là la plus grande partie des invités à qui nous avons donné rendez-vous, pour leur épargner de trop grands dérangements, à l'entrée de la ville: M. et Mme Legros, M. Merlin, M. et Mme Arnal, M. Hoffner...

Le Luxembourgeois se place à côté de mon père, lorsque le convoi se remet en marche.

--J'ai trouvé la lettre de faire part, hier soir, en rentrant chez moi, et je me suis empressé...

--Trop aimable, vraiment... Mais je n'ai pas eu le plaisir de vous voir depuis quelque temps déjà...

M. Hoffner nous explique qu'en effet il avait momentanément quitté Versailles. Il est resté à Paris pendant la Commune. Il a même profité de la circonstance pour rendre quelques services au gouvernement. Il a fourni des renseignements--des renseignements précieux--à ses risques et périls. Le gouvernement, il convient de le dire, ne s'est point montré ingrat. M. Hoffner a été récompensé, il le déclare lui-même, bien au delà de ses mérites. Et, de plus, il va être l'objet d'une distinction des plus flatteuses: on va lui donner la croix d'honneur.

--En vérité? fait mon père. Mes compliments, mes compliments... Et vos amis, à propos, vos amis... messieurs Hermann et Müller... que sont-ils devenus? Ils ont enlevé leurs meubles de mes hangars, l'autre jour, mais j'étais absent, justement, et je n'ai pu leur parler. Sont-ils retournés à Saint-Cloud? Reprennent-ils leur commerce?

--Non, non. Ils avaient l'intention de s'établir à Versailles, mais on leur a offert un emploi, et, ma foi! ils ont accepté. Ils ont vendu... rendu, c'est-à-dire, rendu--je veux dire rendu--tous les meubles qu'ils avaient apportés de Saint-Cloud. Ils les ont rendus à leurs propriétaires. Et maintenant, ils occupent une jolie position, à la Présidence.

--A la Présidence! Ah! bah! Ah! bah!...

--Oh! on leur devait bien cela. Des Alsaciens! Des enfants de ces malheureuses provinces sacrifiées... Les Alsaciens avant tout! Voilà le mot d'ordre, aujourd'hui... Et c'est justice...

--Je crois bien!...


Nous arrivons au cimetière. L'inhumation a lieu rapidement. Et, de toutes les larmes qui se répandent sur la tombe du vieillard, ce sont peut-être celles que je verse qui sont encore les plus sincères...


La cérémonie est terminée; les fossoyeurs achèvent de combler la fosse. On se sépare à la porte du cimetière. Ma soeur, les yeux tout rouges, rentre en voiture à la maison avec Mme de Folbert et son fils. Moi, je suis mon père qui se rend à pied chez l'imprimeur dont il veut acquitter la facture. Le père Merlin nous accompagne.

Mon père semble déchargé d'un grand poids. Les idées funèbres ne le tourmentent pas. Il parle de choses quelconques, de la pluie et du beau temps, et enfin, de politique.

--Oui, nous avions raison de ne pas désespérer, pendant la guerre. Nous avons été battus, c'est vrai, mais nous nous relevons dans la guerre civile. Non, la patrie n'est pas morte! Elle est plus vivante que jamais; et les Prussiens, à Saint-Germain et à Saint-Denis, assistent avec rage à son réveil. Est-ce qu'on a le droit de douter d'un peuple qui, pour vivre, n'hésite pas à couper le mal à sa racine, à s'amputer héroïquement? Oui, nous avions raison. Il faut élever nos coeurs! Debout! Encore plus haut! Sursum corda! Il s'agit de prendre notre revanche aujourd'hui. La grande! La définitive! La patrie est forte, maintenant qu'elle vient de recevoir, dans sa victoire sur la Commune, le baptême de sang nécessaire. Ce sang lave toutes les hontes passées: nous n'avons plus de boue à essuyer, nous n'avons qu'une revanche à prendre. Haut les coeurs!...


Nous sommes arrivés sur la place d'Armes. Et je regarde les pièces d'artillerie prises à Paris, canons de bronze, canons d'acier, canons rayés et à âme lisse, obusiers et mitrailleuses, qu'on y a rangés symétriquement, ainsi que de glorieux trophées. A droite, l'Orangerie, où sont entassés les prisonniers; à gauche, les Grandes Écuries, où siègent les conseils de guerre qui les jugent; en face, le plateau de Satory, où on les fusille.


Mon père continue:

--La revanche! La revanche terrible, sans pitié! l'anéantissement de l'Allemagne! Que tout Français tienne le fusil! Tout pour la guerre! Tout le monde soldat! Haut les coeurs!... Voilà ce que je pense, moi; et je vous le dis comme je le pense, tout crûment. Je ne sais pas faire de phrases, moi. Je suis un bon bourgeois...

Tout à coup, il s'arrête. Là-bas, débouchant de la cour du Château, passant dans l'allée ménagée entre les canons parqués sur la place, une voiture arrive au grand trot.


--C'est Thiers! s'écrie mon père. Le vainqueur de la Commune! Le grand patriote!

Et il ajoute:

--Il faut l'acclamer.

Le coupé approche rapidement. Par la portière, j'entrevois un toupet blanc, des lunettes, une redingote marron. Mon père m'empoigne par le bras et, levant son chapeau:

--Salue, mon enfant, c'est la Patrie qui passe!... Vive Thiers! Vive Thiers!

Moi, je connais Thiers. Je sais ce qu'il a été. Je sais ce qu'il est. Je ne saluerai pas.

La voiture est déjà passée, et je n'ai pas salué, je n'ai pas mis le doigt à mon chapeau.


Mon père se tourne vers moi:

--Pourquoi n'as-tu pas salué?

Je ne réponds pas. Il lève la main.

Qu'il frappe.

Mais le père Merlin a vu venir le coup. Il se place rapidement entre mon père et moi et, souriant:

--Décidément, Barbier,--pour revenir à nos moutons--je dois avouer que vous aviez raison tout à l'heure: vous êtes un bon bourgeois.


Villerville, août 1889.

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