Bas les coeurs!
X
Je viens d'entendre dire, dans une papeterie où j'ai été acheter un cahier, qu'on a aperçu les Prussiens à Ablon. Je me dépêche de rentrer pour porter cette nouvelle à la maison. Ça fera plaisir à mon père; il soutenait hier à M. Legros que les Allemands seraient à Versailles avant huit jours et M. Legros prétendait qu'ils ne mettraient probablement pas le pied dans le département. Depuis quelques jours du reste, on fait chez nous, du matin au soir, de véritables cours de stratégie. M. Beaudrain, mon père, le marchand de tabac, exposent tour à tour leurs systèmes; les dames s'en mêlent aussi. On crie sans cesse, on s'emporte souvent, on se dispute quelquefois. Toutes les cinq minutes, mon père s'écrie, en haussant les épaules:
--Laissez-moi donc tranquille!
Et M. Beaudrain lui répond:
--Permettez! permettez! Que chacun s'explique librement et l'on finira par s'entendre.
Mais mon père ne veut rien permettre--ni M. Legros, ni ces dames--et l'on ne s'entend jamais.
Si, on s'entend sur un point, sur un seul. Lorsqu'il est question des revers éprouvés par nos généraux, des batailles perdues, des désastres qui se multiplient, tout le monde s'écrie à la fois:
--C'est infâme!
Et l'on convient, avec une unanimité touchante, que, si nous sommes vaincus, c'est que nous avons été trahis, vendus, livrés. Infâme Le Boeuf! Infâme Palikao! infâme de Failly! infâme Frossard! Infâme l'empereur--Badingue--Invasion III!
--C'est infâme!
Depuis une huitaine de jours, je n'ai que ce mot-là dans l'oreille.
Et je l'entends encore, le diable m'emporte, en entrant dans le salon. Il a un drôle d'aspect, le salon. Les chaises et les fauteuils occupent des places invraisemblables. Le tapis de la table est à demi arraché et traîne à terre. M. Legros a les pieds dessus et le trépigne avec fureur; M. Beaudrain lève les bras au plafond comme s'il cherchait la barre d'un trapèze; ma soeur, tout ébouriffée, se dissimule derrière un fauteuil où le père Merlin, très tranquille, est assis, les jambes croisées.
--Oui, c'est infâme! infâme! C'est moi qui vous le dis!
Et mon père, dans une attitude de faiseur de poids, les jambes écartées, le bras droit tendu, semble menacer M. Pion, appuyé au mur, les mains dans ses poches. C'est à M. Pion qu'on en veut. Pourquoi? Je ne l'ai pas vu à la maison depuis quelque temps. Qu'a-t-il fait? Pourquoi est-il pâle comme ça, si pâle qu'on dirait qu'il a la colique? Je me glisse derrière le canapé.
--Réellement, monsieur Pion, vous me scandalisez! s'écrie M. Beaudrain. Oser prétendre que Badinguet...
--Voulez-vous dire l'Empereur, nom de nom?... rugit M. Pion.
--Badinguet! Badinguet! hurle le marchand de tabac.
--... oser prétendre que l'ex-Empereur, continue le professeur en hochant la tête, ne s'est rendu à Sedan que pour sauver son armée!
--Oui, oui! je le soutiens; et il a bien fait. Vous entendez? il a bien fait!
--C'est infâme! crie mon père.
--C'est votre sale République qui est infâme! Rien n'était perdu si le gouvernement impérial était resté debout. Avec votre République, vous allez voir... Quelque chose de propre, votre Marianne!
--Espèce de Prussien!
--Badingueusard!
--Mauvais patriote!
--Aussi bon que vous, nom d'un chien!... Et puis, d'abord, je m'en fiche, moi!... Plus d'Empereur, je ne donne pas quatre sous de la France!... Je m'en fiche!... Vive l'Empereur!
--A bas Badinguet! hurle M. Legros.
--Criez donc: Vive l'Empereur! comme le mois dernier. Ça vous va mieux, sans-culotte manqué!
Des huées couvrent la voix de M. Pion.
--C'est scandaleux!... C'est infâme!... A bas Badinguet!... A bas la Marianne!...
--On devrait vous fusiller!...
M. Pion s'élance vers M. Legros qui a prononcé la dernière phrase.
--Vos osez dire... me menacer... vous! vous! Parce que vous avez tourné casaque...
M. Beaudrain cherche à s'interposer.
--Permettez! Messieurs, permettez!...
Mais mon père met la main sur l'épaule de M. Pion.
--Monsieur... nous sommes ici des patriotes... monsieur... vous devez comprendre que votre présence... désormais...
M. Pion se retourne, tout d'une pièce.
--Oui, je m'en vais. C'est ce que vous voulez, hein?... Et je ne suis pas près de remettre les pieds chez vous... C'est égal, Barbier, vous n'avez pas été long à changer votre fusil d'épaule... Moi, je joue franc jeu. Vous entendez? Je ne tourne pas casaque, moi!
Et il sort, en faisant claquer la porte.
--Il n'y avait qu'à l'expédier, dit mon père en se frottant les mains. Avez-vous jamais vu un animal pareil! Et il croyait nous faire peur... Il n'a jamais coupé cinq bras à deux Suisses, peut-être... Qu'est-ce que vous dites de ça, monsieur Merlin?
--Je dis que c'est une belle chose qu'une conviction solide.
--Certainement, appuie M. Legros. On est républicain ou on ne l'est pas.
Le père Merlin sourit. Mon père, qui ne m'a pas vu entrer, m'aperçoit.
--Tu étais là? Qu'est-ce que tu fais?
--Papa, j'ai appris tout à l'heure qu'on a aperçu les Prussiens à Ablon. Je venais te le dire.
--A Ablon! s'écrie M. Beaudrain. Diable de diable!
Et il sort une carte du département qu'il porte toujours sur lui.
--Tenez! là!
Toutes les têtes se penchent.
--En face Villeneuve-Saint-Georges, dit M. Legros. Mais ils ont la Seine à traverser. On va leur disputer le passage, j'espère. Ah! si tout le monde fait son devoir...
M. Beaudrain relève la tête. Il a l'air inspiré.
--Faire son devoir! Oui, tout est, là!... Il faut élever nos coeurs... Elevons nos coeurs! Sursum corda!...
--Sursum corda! répètent mon père et le marchand de tabac, qui ne savent pas le latin.
--Sursum corda! Haut les coeurs! Mais, continue le professeur en frappant sur la table, que ce ne soit pas là un vain mot. Prenons dès maintenant l'engagement de défendre, par tous les moyens en notre pouvoir, le sol sacré de la patrie. Faisons serment...
Ça va devenir intéressant. Malheureusement, mon père s'avise de ma présence.
--Jean, ta place n'est pas ici. Remonte dans ta chambre. Tes devoirs t'attendent.
Le soir, j'ai demandé à ma soeur des détails sur ce qui s'était passé après mon départ. Elle a refusé de m'en donner.
--Mais dis-moi au moins, Louise, si on a prêté serment.
--Oui.
--Monsieur Merlin aussi?
--Non. Il est parti aussitôt après toi. Il avait ses fleurs à arroser.
--Ah!... Et l'on a fait serment de...
--Ça ne regarde pas les enfants. Tu es encore trop jeune. Tout ce que je puis te dire, c'est qu'il faut élever ton coeur. Sursum corda!...
J'élève mon coeur. Je grimpe tous les matins sur un arbre de la butte de Picardie pour voir si je n'aperçois pas les Prussiens. Quand j'ai constaté l'absence de tout casque à pointe à l'horizon, je vais passer le reste de ma matinée dans le parc. Ce n'est pas bien drôle, le parc: avec ses allées montantes, ses balustrades, ses escaliers, ses vases, ses boulingrins, ses terrasses, il me fait l'effet d'une grande pièce montée. Mais j'ai l'espoir d'y rencontrer un camarade. Quand j'en déniche un, ça va encore. Quand je n'en trouve pas, par exemple, c'est un désastre. J'en suis réduit à examiner le parc dans ses moindres détails. C'est triste à mon âge, allez! Ce fameux Le Nôtre était décidément au-dessous de tout comme jardinier.
--C'était le modèle des fils! dit M. Beaudrain qui m'a fait apprendre par coeur, dans les Morceaux choisis, une pièce où il est question de la piété filiale du planteur de buis.
--C'était le modèle des fils: aussi, ce fut un grand homme! Il fut honoré de l'amitié du Roi-Soleil. Voyez-vous, mon ami, pour arriver à quelque chose de bien, il faut avoir à un haut degré le sentiment de la famille.
M. Beaudrain doit me tromper.
Ah! les quinconces maussades, les urnes lugubres, les statues galeuses, les bronzes à écrouelles! Les hideux tapis verts sur lesquels sanglotent les vieux arbres, les murs des terrasses tapissés d'un buis sale qui ressemble à du velours pisseux! Il y en a partout, du buis; on l'a mis à toutes les sauces, coupé à toutes les coupes; on l'a taillé en carrés, en triangles, en pains de sucre, en toupies, en pyramides. C'est triste à faire pleurer. S'il y avait des fleurs, au moins, ce serait un peu plus gai: on pourrait se croire dans un cimetière. Mais on n'a point planté de fleurs. Pas de frivolités! On a préféré l'utile à l'agréable. On a mis de petits treillages au pied des plantations du modèle des fils et des jardiniers. Les chiens levaient la patte dessus.
Il y a, du côté de l'allée où les marmousets prennent leur bain de pieds, quelque chose d'ignoble. C'est un parterre encadré par des rampes de marbre, lépreuses, moussues, pareilles à des croûtes de vieux fromages. Dans ce parterre, entre des bordures de buis--toujours--végètent de misérables arbustes gringalets, tout ronds, tondus à la malcontent, comme des caboches de soldats, et des ifs pitoyables, taillés en pointes--pointus à y empaler des mécréants.--- Je ne comprends pas qu'on puisse arranger de cette façon des végétaux qui ne vous ont rien fait. Il ont l'air d'être au supplice, ces arbres. J'en ai vu qui leur ressemblaient, dans une boîte champêtre, en sapin, qu'on m'avait donnée dans le temps pour mes étrennes: ils avaient un feuillage en copeaux et, au pied, en guise de racines, une petite rondelle de bois; ils n'étaient pas aussi vilains que ceux-là et ils sentaient bon la colle et la peinture, au moins.
Je prends le pas de course lorsque je traverse ce parterre; et je ne me retourne pas, même lorsque je suis arrivé au bout. Je sais que, si je me retournais, j'aurais devant moi le grand squelette du château, avec ses hautes fenêtres à petits carreaux qui font l'effet d'énormes pièces de canevas dépiautées, où manquent la laine de la tapisserie, la vie des couleurs. Je vais, tristement, le long des charmilles qui montrent la trame des treillages. A travers les trous, j'aperçois de l'herbe qu'on n'a pas passée à la tondeuse, des mousses à l'alignement incorrect, des pâquerettes, des violettes, des coucous, des boutons d'or, qui poussent là tranquillement, sans règle, à la bonne franquette, comme si ce n'était pas défendu. Ça doit être défendu, pourtant. Ah! si Le Nôtre vivait encore!...
L'autre jour, en rentrant pour le dîner, j'ai rencontré Mme Pion. Elle m'a demandé si mon père était toujours aussi toqué. Je lui ai répondu, pour ne pas me compromettre, que je n'en savais rien. Là-dessus, nous avons causé et, comme elle revenait du marché, elle m'a offert, avant de me quitter, une belle grappe de raisin.
--Mais, madame, je vous remercie.
--Prends donc, bêta. Vas-tu faire des manières, toi aussi?
--Mais c'est que je n'ai pas encore dîné.
--Eh bien! tu mangeras ton raisin au dessert.
Je rentre à la maison, ma grappe à la main.
--Sapristi! me dit Louise. Tu as là un beau raisin. Où as-tu pris ça?
--On me l'a donné.
--Qui ça?
--Mme Pion.
--Tu dis?...
--Mme Pion.
--Ah!!!
Louise se précipite dans le jardin où mon père fume sa pipe en prenant son vermouth. Une minute après, j'entends la voix paternelle. Je manque de m'étrangler avec un grain très gros que je viens d'avaler.
--Jean, arrive ici tout de suite.
Je m'avance, à pas lents, vers le berceau, baissant le nez, la grappe derrière mon dos.
--Tu as accepté un raisin de Mme Pion?
Je lève la tête. Horreur! mon père n'est pas seul. Il y a là M. et Mme Legros, M. Beaudrain et Mme Arnal...
--Veux-tu me répondre, oui ou non? Est-ce Mme Pion qui t'a donné ce raisin?
--Oui, papa.
--Alors, tu acceptes quelque chose d'un bonapartiste? Tu manges des raisins badingueusards? Tu n'as pas honte?
J'essaye de sauver mon raisin.
--Si, papa, j'ai honte.
--Alors, jette ta grappe.
J'hésite. Quel dommage! De si bon raisin!
--Jette ta grappe!
Je la jette et je m'en vais, furieux. Furieux et honteux. J'ai vu, avant de partir, de quelle façon M. Legros me regardait, j'ai aperçu le sourcil froncé de M. Beaudrain et les lèvres pincées de Mme Arnal. Je comprends toute l'étendue de ma faute. Je comprends que tout le monde sait déjà que je suis un corrompu, un vendu, un traître. Quelle honte! Il ne me reste plus qu'à aller me cacher dans ma chambre.
Mais Catherine m'arrête au passage, sur la première marche de l'escalier. Elle a une lettre à la main.
--Monsieur Jean, voulez-vous me lire cette lettre?
Catherine ne sait pas lire. C'est moi qui suis chargé de dépouiller sa correspondance.
--Ce n'est pas encore de mon frère. C'est de mes parents. Je reconnais l'écriture du maître d'école. Il y a bien le timbre de Chatelbeau, Haute-Vienne, n'est-ce pas?
--Oui.
--J'espérais que ce serait de mon frère. Il y a si longtemps que je n'ai pas reçu de ses nouvelles. Enfin! voyons...
Je lis:
«Ma chère fille,
«Nous avons une nouvelle à t'apprendre avec beaucoup de ménagements, car elle est bien triste et nous ne voudrions point te donner un coup comme ta mère en a reçu en l'apprenant sans ménagements. C'est donc un grand malheur que nous ne nous y attendions pas quand nous avons reçu un procès-verbal militaire apprenant le décès de ton pauvre frère Grégoire, ma chère fille. Ta mère est dans les larmes sans décesser la nuit et le jour, car tu comprends qu'il n'y a plus d'espoir et que nous nous désolons tant que l'on ne peut guère la consoler non plus. Il y a trois garçons de la commune qui ont été tués aussi et pas un seul à Sainte-Ragonde qui est bien quatre fois plus grand que Chatelbeau, et c'est un grand malheur, car les récoltes sont belles ici et nous n'avons point à nous plaindre pour quant à nous, nous avons deux cochons gras à vendre. Monsieur le curé te fait dire de prier pour l'âme de ton pauvre frère et je ne connais pas d'autres nouvelles.
«Ton père pour la vie qui t'embrasse...»
Je lis tout d'une haleine, pendant que Catherine, qui s'est laissé tomber sur une chaise, sanglote dans ses deux mains. Tout d'un coup, elle se lève et s'essuie les yeux.
--Monsieur Jean, voulez-vous me donner la lettre? Montrez-moi où il y a les deux cochons gras à vendre.
--Là, Catherine.
La bonne prend la plume qui lui sert à marquer, en signes bizarres, ses comptes avec les fournisseurs. Elle biffe et rebiffe la phrase dont je lui ai indiqué la place, prend la lettre, et se dirige vers le jardin. Je la suis.
--Pardon de vous déranger, monsieur, dit-elle à mon père, mais j'ai reçu une lettre... monsieur Jean me l'a lue... Mais je serais bien contente si monsieur... Je ne puis pas croire que c'est vrai, voyez-vous...
Mon père recommence la lecture que je viens de faire.
--Il n'y a pas à en douter, ma pauvre fille, dit-il quand il a fini. Votre frère est mort en défendant la patrie.
--Mort comme un héros, dit M. Beaudrain. Comme un de ces héros obscurs qui...
--Mort comme nous mourrons tous, dit M. Legros que sa femme, à ces mots, saisit par le bras. Oui, Amélie, comme nous mourrons tous plutôt que de laisser les vandales souiller plus longtemps le sol sacré de la France.
--Oui, tous, approuve mon père d'une voix sombre. Consolez-vous, Catherine; songez...
--Ah! monsieur, c'est plus fort que moi: je ne puis arriver à me figurer que c'est arrivé... Un garçon si fort, si beau... Vingt-quatre ans, monsieur... vingt-quatre ans...
Elle fond en larmes.
--Pauvre fille! soupire Mme Arnal en s'essuyant les yeux.
--Et ces pauvres parents, gémit Mme Legros. Cette pauvre vieille mère... Ah! c'est affreux! Ce Bismarck! Ah! si je le tenais...
--Avez-vous remarqué le style de la lettre? demande tout bas M. Beaudrain à mon père. Comme c'est simple, mais comme c'est empoignant! Rien, absolument rien, au point de vue de la syntaxe, naturellement, mais une émotion qui déborde. Et ce passage sur les récoltes! cette antithèse entre les ruines que fait la guerre et les dons généreux de Cérès! C'est d'une simplicité... rustique... Pas une expression triviale, d'ailleurs, pas une expression basse: les récoltes! Ah! le terme est choisi de main de maître, fait le professeur en secouant la tête.
Heureusement qu'il n'a pas vu les cochons gras!
Catherine pleure toujours. Mme Arnal s'est assise auprès d'elle et la console. Mme Legros continue à déblatérer contre Bismarck, Guillaume et Badinguet.
--Ah! les trois monstres! On devrait leur infliger des supplices affreux! Ah! pas les tuer tout d'un coup, par exemple! mais, tenez: les attacher à un poteau et les faire mourir à coups d'épingle... Les faire souffrir des journées entières, quoi!...
--Le mieux, dit M. Legros, ce serait encore de les faire griller, comme saint Laurent. Le feu, il n'y a que ça. Je me suis brûlé il y a quinze jours, moi, en torréfiant du café. Eh bien! j'ai encore la marque de la brûlure. C'est d'un douloureux!
--Et le pal? demande M. Beaudrain. Croyez-vous que ce ne soit rien? C'est épouvantable, tout simplement. On pourrait encore user de l'écartèlement, ou de l'écorchement, ou du crucifiement; mais ce sont des moyens bien rapides... Non, en vérité, je crois que le pal...
--Ce qu'il faudrait, fait mon père, je vais vous le dire: il faudrait attacher les trois bourreaux au milieu des cadavres de leurs victimes et les laisser mourir là!
--Bravo! crie M. Legros.
Catherine lève la tête, étonnée et, de ses yeux rougis tout grands ouverts, semble interroger l'épicier.
--Oui, continue M. Legros, oui, nous vengerons nos morts! Nous vengerons votre frère, Catherine! Les barbares nous rendront compte du sang qu'ils ont versé! La vengeance!...
Catherine s'est levée et semble boire les paroles du marchand de tabac.
--Eh bien! s'écrie-t-elle tout à coup, et comme hors d'elle-même, eh bien! oui, je me vengerai! Je leur ferai payer la mort de mon frère!... Le premier Prussien qui va me tomber sous la main, je le tue comme un chien, aussi vrai que j'ai cinq doigts dans la main! Oui, je le tuerai, je le tuerai...
Elle part, brandissant sa lettre, faisant des gestes extravagants.
--Vraiment, ça fend le coeur! dit Mme Arnal. Cette pauvre fille!...
--Ne la plaignez pas, fait Mme Legros en étendant le bras. C'est une héroïne! Il faut l'admirer, mais non la plaindre. C'est beau, ce qu'elle vient de dire! Ah! c'est beau!
--C'est du Corneille, dit M. Beaudrain en se léchant les lèvres.
--Savez-vous qu'elle est capable de le faire comme elle le dit? demande mon père.
--Je n'en doute nullement, répond le professeur... Eh! eh! ce ne serait point la première fois qu'une femme se serait conduite d'une façon virile... L'histoire nous apprend...
--Judith et Holopherne! s'écrie Mme Legros.
--Je voulais parler, dit M. Beaudrain mécontent de voir sa phrase interrompue, de Jahel, femme d'Haber, qui planta le clou de sa tente dans la tête de Sisara.
--Ah! fait philosophiquement l'épicière... C'est que c'est moins connu, voyez-vous... Eh bien! Catherine sera une Judith!
--Eh! eh! fait M. Beaudrain, savez-vous, madame, que, que... Comment dirai-je?...
--Dites ce que vous voudrez. Ce sera une Judith!
M. Legros essaye de calmer sa femme.
--Tu te montes, ma chère amie... Tu avances là des choses, vraiment... Tu sais pourtant bien qu'avant de tuer Holopherne, Judith a... s'est... enfin...
--Et puis après? demande l'épicière agacée. Quand il s'agit de sauver la patrie? Lorsqu'il est question de venger un parent, un frère. Ah! Legros, manqueriez-vous de coeur, par hasard? Vous aurais-je mal jugé jusqu'ici? Mettre en balance des intérêts supérieurs et un léger sacrifice!
--Oh! vraiment, madame! fait Mme Arnal, toute rouge. Vous exagérez un peu.
--Pas le moins du monde, Judith a bien fait. Et je ferais, comme elle, moi!
--C'est brave, je l'avoue, déclare M. Beaudrain; mais c'est peut-être aller trop loin.
Je vous demande un peu pourquoi. Moi, je trouve ça tout naturel. Judith s'en va dans la tente d'Holopherne et, lorsqu'il est endormi, lui coupe la tête. Voilà. C'est très simple. Et je ne comprends pas pour quelle raison ma soeur, qui vient d'entrer dans le berceau, est devenue rouge comme une pivoine.
--Quand les circonstances l'exigent, je comprends tout! s'écrie l'épicière en regardant Mme Arnal, pendant que son époux lui frappe sur l'épaule et que mon père sourit, ainsi que M. Beaudrain.
--Le fait est, dit le professeur, qu'il n'y a guère de pièce sans prologue, et que, lorsqu'on tient à arriver à l'épilogue...
--Ah! c'est çà! dit Mme Arnal. L'épilogue, à la bonne heure; j'en suis. Mais le prologue...
Quel prologue? quel épilogue?
Mme Arnal minaude.
--Le prologue--ce M. Beaudrain a des mots charmants--le prologue, non, décidément... je ne me sentirais pas le courage... Je... Il me semble que si un étranger, un ennemi... Je ne sais pas, mais rien que cette idée-là... Je ne comprends pas...
--Eh bien! moi, je comprends tout! rugit Mme Legros, malgré les supplications de son mari; ah! mais oui, tout!...
Mme Legros est une vraie patriote.
Elle comprend tout. Ça ne fait pas un pli.
XI
Quelqu'un qui paraît bien étonné en pénétrant chez nous ce matin, c'est M. Legros. Il trouve mon père en train d'enterrer, dans une grande fosse qu'il a creusée tout au fond du jardin, une multitude d'objets: de petites caisses en bois, en fer, un panier en osier, une malle. J'aide mon père dans ce travail et mon grand-père Toussaint, qui a quitté Moussy hier pour venir habiter chez nous, enveloppe dans des chiffons huilés et des lambeaux de toile le revolver et le fusil de chasse paternels. Deux vieux sabres de cavalerie et un fusil à pierre qui ornaient ma chambre gisent à côté de lui.
--Comment! s'écrie l'épicier d'une voix absolument consternée, comment! Barbier, vous enfouissez vos armes dans le sol!
--Ma foi, fait mon père embarrassé, je... c'est-à-dire... c'est à cause des enfants, vous comprenez... un malheur est si vite arrivé...
--Et l'ennemi qui est à nos portes! gémit le marchand de tabac.
--Oh! soyez tranquille! si la ville songe à se défendre...
--Douteriez-vous du patriotisme de la garde nationale? demande M. Legros indigné. Vous en faites partie, pourtant, bien que vous vous dispensiez plus souvent que de raison d'assister aux manoeuvres.
--Et! je le sais parbleu! bien que j'en fais partie, puisque j'ai là, dans le placard du vestibule, mon fusil de munition et mon fourniment complet.
--A la bonne heure! je vois que vous ne suspectez pas l'énergie du corps d'officiers... Moi, aussi, il y a quelque temps, j'ai cru qu'il ne serait guère possible de résister; mais aujourd'hui, pour peu que chacun fasse son devoir...
--Vous savez bien que nous avons juré de le faire... Entortillez bien le revolver, père Toussaint, le mécanisme craint l'humidité... Alors, Legros, vous disiez qu'aujourd'hui?...
--Aujourd'hui, les Prussiens trouveront à qui parler. Du reste, nous ne les attendons guère avant trois ou quatre jours. Toutes nos précautions sont prises; les barrières sont fermées et les postes qui les gardent ont ordre de n'ouvrir qu'à des parlementaires. Nous sommes à Versailles une douzaine de mille hommes au moins...
--Dont trois mille armés, dit le père Toussaint en ricanant. Et encore!
--C'est ce qui prouve, monsieur, que votre gendre a tort d'enterrer son fusil de chasse. Avec ce fusil-là, on pourrait armer un homme, donner un défenseur à la patrie.
--Allons donc! ça ferait un fusil de plus à reporter à la mairie, après l'entrée des Prussiens, et voilà tout. Tenez, Barbier, voilà votre fusil et votre revolver... Voulez-vous que j'enveloppe aussi votre sabre, monsieur Legros? J'ai encore des chiffons... Non? Vous préférez le remettre aux Allemands? Comme vous voudrez.
Mon père arrange les armes dans la fosse.
--C'est dommage, dit-il. J'ai un sacré diable de loir qui vient manger les fruits, la nuit. Je le guette depuis deux jours et j'aurais bien voulu finir par lui envoyer une charge de plomb dans les reins... Mais, à propos, monsieur Legros, vous me prêterez bien votre fusil, vous? Vous me rendrez service.
--Je ne demande pas mieux... mais je... en ce moment-ci... je crois...
L'épicier balbutie, se trouble, rougit. Le père Toussaint le regarde curieusement et, tout à coup, éclate de rire.
--Dites donc que vous l'avez enterré aussi, votre fusil, sacré farceur!... Allons, donnez-moi votre sabre, allez! il y a encore de la place dans le trou...
M. Legros s'en va, rouge de colère.
--Savez-vous, Barbier, demande mon grand-père, que si les Prussiens arrivaient en ce moment-ci, ce gros patapouf de marchand de tabac serait parfaitement capable de se faire tuer pour me prouver que j'ai eu tort de me moquer de lui?
--C'est bien possible, fait mon père qui achève de combler la fosse. Heureusement, les Allemands ne sont pas encore là...
--Au fait, Jean, as-tu porté à la poste les lettres que j'ai écrites ce matin?
--Pas encore, papa.
--Vas-y donc. Il est plus de dix heures et demie et la levée a lieu à onze heures.
Je vais à la poste, je laisse tomber les lettres dans la boîte et je reviens en chantonnant, le nez baissé, comme si je comptais les brins d'herbe qui poussent entre les pavés. Un grand bruit de galopade, en haut de la rue Duplessis, me fait lever la tête.
--Oh!
Je m'aplatis le long d'un mur, plus mort que vif. Des cavaliers, des cavaliers comme je n'en ai jamais vu, passent devant moi au grand galop. C'est terrible! Ils me font l'effet de géants et leurs chevaux, dont les fers luisants frappent la pierre en faisant jaillir des étincelles, me semblent énormes, eux aussi. Oh! que j'ai peur!
Ils sont passés, ils sont déjà loin, que je ne puis bouger de ma place. Je tourne la tête, seulement, et je les aperçois, tout là-bas, galopant toujours. Brusquement, devant la gare, ils s'arrêtent. Comment! ils ne sont que quatre! J'aurais juré qu'ils étaient cent. On dirait des lanciers, mais des lanciers tout noirs. Ils ont un gros pistolet au poing et, attachée au bras droit, une longue lance avec une banderole noire et blanche... Mais je n'ai pas le temps d'en voir plus long; ils reprennent le galop et je ne distingue plus que l'étincellement des sabres et des fers, les couleurs des banderoles qui clapotent au vent et les silhouettes noires des passants qui se sauvent, effarés, devant l'épouvantable chevauchée...
Je rentre à la maison, en courant.
--Papa! grand-papa! Louis! Catherine!... Les Prussiens! Les Prussiens sont ici! Je viens de les voir!... Les Prussiens!... Quatre Prussiens!...
On se précipite, on m'entoure, on me demande des détails. J'en donne--autant que je puis en donner--mais pas assez, cependant, car on m'en redemande encore. On m'écoute en frissonnant.
--Ils sont vilains? me demande ma soeur, qui tremble de tous ses membres.
--Oh! oui! Et grands! grands!
--Brrr!!
--Et tu dis qu'ils avaient un gros pistolet au poing?
--Deux fois plus gros que le revolver de papa!
--Et des lances?
--Et des lances.
--Et des sabres?
--Et des sabres.
--Brrr!!
--Ils ne t'ont rien dit en passant?
--Non, rien... mais ils m'ont regardé d'un air furieux. Un, surtout, qui avait une grande barbe rouge.
En réalité, je ne sais même pas si les Prussiens m'ont vu et j'ignore absolument s'ils avaient de la barbe. Mais je prends ça sous mon bonnet; ça fait bien. Ça me donne l'air homme. Je murmure même en avançant le menton:
--J'ai bien cru, un moment, qu'ils allaient me tuer.
Ma soeur m'embrasse. Ça ne lui arrive pas souvent. Il faut qu'elle soit rudement émue.
--Les brigands! s'écrie Catherine. C'est qu'ils en sont bien capables, ces sauvages, de tuer un pauvre innocent! Pauvre petit! Quand on pense...
Et sa figure, terrible tout à l'heure lorsque j'ai annoncé l'entrée des Prussiens, devient infiniment douce et triste.--J'ai honte d'avoir menti.
--Que faire! que faire? demande ma soeur en se tordant les mains.
--Il faut fermer tous les contrevents des fenêtres qui donnent sur la rue, répond mon père, verrouiller les portes et, ma foi... déjeuner en attendant les événements... Ce sera toujours un déjeuner que les Prussiens n'auront pas.
Nous déjeunons tristement, du bout des dents, échangeant nos craintes, nous faisant part de nos pressentiments. Et nous parlons de la tante Moreau, aussi, qui n'a pas voulu quitter le Pavillon, qui a refusé de venir à Versailles.
--Elle aurait pourtant été plus en sûreté ici, dans une ville, qu'en pleine campagne, dit Louise.
--Ah! s'écrie mon grand-père, j'ai pourtant fait tout ce que j'ai pu pour la décider. Je lui ai dit: «Vous voyez bien; moi, je suis un homme et je pars. Si, dans quelques jours, il n'y a pas de danger, je reviendrai. Venez avec moi. Nous reviendrons ensemble, s'il y a lieu. Barbier sera enchanté de vous offrir l'hospitalité...»
--Parbleu! s'écrient mon père et ma soeur.
--Elle s'est obstinée à rester quand même. Savez-vous ce qu'elle m'a répondu: «Que voulez-vous que les Allemands fassent à une vieille bonne femme comme moi? Il faudrait être bien méchant pour me faire du mal.»
--Pauvre tante, fait Louise en s'essuyant les yeux.
--Je souhaite, dit mon père...
Mais un coup de sonnette nous fait tressaillir. Nous regardons à la pendule: midi et demi. Nous n'attendons personne à cette heure-là...
Qui peut sonner? Qui peut avoir sonné? Ouvrira-t-on? N'ouvrira-t-on pas?
Nous nous consultons. Enfin, je suis chargé d'aller regarder, avec précaution, par une fenêtre des mansardes, quelle est la personne qui se présente à notre porte. Je grimpe l'escalier, j'entr'ouvre la lucarne sans faire de bruit, je me penche et j'aperçois M. Legros. Il n'a plus son uniforme; il est en civil. Il m'a même l'air de trembler très fort; il regarde anxieusement dans toutes les directions. Je redescends et je vais lui ouvrir la porte.
--Eh bien! vous connaissez la nouvelle? demande-t-il en entrant, d'une voix chevrotante qui trahit une profonde agitation intérieure. Les Prussiens sont dans la ville... c'est-à-dire une avant-garde... des parlementaires... des parlementaires... Nous les avons laissés entrer, car on a beau être ferme... patriote... il faut être sensé, réfléchir... se rendre compte, en un mot... Trois mille hommes ne peuvent pas lutter contre une armée... On a signé à midi un capitulation honorable... très honorable... je n'en ai pas vu le texte encore, mais elle est très honorable... Tout ce que je sais, c'est que la garde nationale doit être désarmée... oui... et puis, on doit combler les tranchées et enlever les abatis qui barrent les routes... C'est naturel, après tout, puisque les Prussiens arrivent ici à deux heures et qu'on a signé une capitulation... honorable... Est-ce que j'avais pensé à vous dire que les Prussiens arrivent à Versailles à deux heures? Ils arrivent à deux heures... Ah! si la ville avait eu des fortifications!... Ah! diable: une heure! Je m'en vais... Il ne fera peut-être pas bon dans les rues, bientôt... Au revoir.
Le marchand de tabac s'en va. Sa dernière phrase me donne à réfléchir: il ne fera pas bon dans les rues. Sapristi! et moi qui ai tant envie d'aller faire un tour... du côté où vont arriver les Allemands. Si je parle de mon envie à mon père, il ne me laissera pas sortir, c'est clair. Alors, il faudrait m'éclipser à la muette ou me résigner à manquer l'entrée des troupes prussiennes. Manquer un spectacle pareil, ce serait bien embêtant... Je m'éclipserai...
Je m'éclipse. J'ouvre la porte tout doucement, je la referme en faisant encore moins de bruit et je suis dans la rue. Personne ne s'en doute. Je prends ma course vers le boulevard du Roi.
Pas grand monde, boulevard du Roi. Toutes les fenêtres fermées, toutes les portes closes. Je le remonte presque jusqu'à la grille; le poste des gardes nationaux est désert. Deux douaniers seulement montent la faction, les yeux tournés du côté de la campagne. J'attends--en tremblant. Pourvu que personne ne vienne me déranger, ne s'aperçoive de ma présence et ne me force à déguerpir! Je tremble de plus en plus--mais c'est rudement bon de trembler comme ça.
J'ai envie d'aller demander aux douaniers s'ils pensent qu'il y en aura encore pour longtemps, mais je n'ose pas...
Tout d'un coup, j'entends la musique. Ce sont eux! Je m'accroche à un bec de gaz et je me penche en avant pour mieux voir... mais rien, rien que le bruit des tambours et de la musique, qui se rapproche rapidement. Le coeur me bat à craquer, la respiration me manque...
--Les voilà!
Ce sont les douaniers qui ont crié ça, et ils prennent leur course vers la ville. Ils me frôlent en passant et leur terreur me gagne. Je les suis. Mais, en courant, j'aperçois, de l'autre côté du boulevard, cinq ou six curieux qui se sont arrêtés et qui se dissimulent derrière les arbres. Tiens! s'ils restent, pourquoi ne resterais-je pas? Je me cache derrière un arbre, moi aussi, et je regarde en écarquillant les yeux.
Là-bas, sur la route, à cinquante pas de la barrière, une douzaine de cavaliers, pareils à ceux que j'ai vus ce matin. Ils s'avancent au pas et s'arrêtent un instant devant le poste de la douane. Ils entrent dans la ville, sur deux rangs, longeant le bord des trottoirs.
--Les uhlans! dit une voix à côté de moi.
Ah! ce sont des uhlans! Ils approchent, la lance au bras, le pistolet au poing. Ils passent devant moi et je sens que je vais tomber, je sens que mes ongles s'enfoncent dans l'écorce de l'arbre contre lequel je suis collé. Ils sont couverts de sang, ces hommes! il y a du sang aux banderoles de leurs lances, aux jambes de leurs chevaux, aux morceaux de leurs uniformes déchirés et l'un d'eux, au premier rang, a la figure entourée d'un linge blanc que piquent des points rouges. Ils viennent de se battre. Ah! c'est affreux! Je veux m'en aller, je veux m'en aller!
Impossible. Devant moi, il y a des uhlans qui s'avancent toujours au pas, en fouillant de l'oeil les rues transversales et, derrière, une masse noire s'approche. On entend le bruit des pas. On commence à distinguer les pointes des casques, les canons des fusils, les petits tambours, guère plus grands que des tambours de basque, et les fifres. Ils jouaient une marche guerrière, ces tambours et ces fifres, suivis de fantassins à l'uniforme bleu sombre, qui défilent, chaussés de bottes où ils ont fourré leurs pantalons, le fusil à plat sur l'épaule, le manteau roulé en sautoir. Et ces hommes, souillés de boue et de poussière, noirs de poudre, aux tuniques en lambeaux, ces hommes qui se sont battus ce matin, sans doute, qui viennent de faire une marche pénible, conservent l'alignement le plus merveilleux, la tenue la plus correcte. Le pas se cadence d'un bout à l'autre de la colonne, les sous-officiers marchent sur le flanc des troupes et les officiers, l'épée à la main, en costume simple, sans dorures, sans épaulettes, orné seulement d'un peu de velours, s'avancent à la tête de leurs compagnies, raides et droits comme des automates.
Il en passe, il en passe toujours. Je suis à moitié sorti de derrière mon arbre et je regarde franchement. Je n'ai presque plus peur. Subitement, les tambours et les fifres cessent de jouer. Alors, une musique dont j'aperçois les instruments, tout là-bas, devant un groupe d'officiers à cheval, entame un hymne de combat et, sur toute la ligne des troupes, depuis les premiers rangs qui déjà ont atteint le château jusqu'aux derniers qui débouchent du Chesnay, des hurrahs éclatent et couvrent la voix des cuivres. Un dernier cri de triomphe et la musique, de nouveau, déchire l'air de ses notes victorieuses...
Elle joue la Marseillaise!... la Marseillaise, l'hymne que jouaient les musiques de nos régiments partant pour la frontière, l'hymne qui rend le Français invincible, qu'on gueulait dans les rues au moment de la déclaration de guerre et que j'ai chanté, moi aussi, lorsque nous croyions à la victoire, lorsque nous voulions planter d'avance des drapeaux tricolores sur la route de Berlin...
Le drapeau tricolore! ah! nous ne le reverrons pas de longtemps, peut-être; et il nous faudra regarder flotter les étendards noirs et blancs, pareils à celui que porte un officier décoré d'une croix en fer, au milieu du dernier régiment d'infanterie.
C'est l'artillerie qui s'avance, maintenant, avec ses canons noirs couchés sur les affûts peints en bleu, avec ses servants à pied et à cheval coiffés de casques surmontés d'une boule en cuivre. Il y a des fleurs à la gueule des pièces et les caissons et les prolonges sont enguirlandés de lierre et de feuillage...
La cavalerie succède à l'artillerie: des dragons, des cuirassiers, des hussards de la mort, avec des brandebourgs blancs et une tête de mort au bonnet. Puis, viennent des voitures, des caissons, des voitures à échelles...
Tout d'un coup, le coeur me bat: il me semble, entre les roues des derniers caissons, avoir aperçu des pantalons rouges. Oui, ce sont bien des pantalons rouges. Entre deux haies de Prussiens, la baïonnette au canon, marchent des soldats français prisonniers, sans armes, sales, déguenillés, l'air abattu, désespéré. Ils sont deux cents, au moins... et je regarde, tant que je puis les voir, les képis rouges de ces malheureux qui vont aller pourrir dans une forteresse allemande... Les voitures passent toujours, escortées par des uhlans. Il y a des prolonges pleines d'armes, de chassepots et, tout à la fin, des caissons pleins de paille, des voitures de tous modèles, des camions même, portant le drapeau blanc à croix rouge des ambulances, d'où s'échappent des cris à faire frémir, des gémissements lamentables.
Un dernier peloton de uhlans. C'est fini.
--C'est tout un corps d'armée qui vient de passer, me dit un monsieur qui est resté derrière un arbre, pas loin de moi, pendant le défilé des troupes, c'est le 5e corps prussien, général de Kirchbach.
J'ai déjà vu ce monsieur, mais je ne le connais pas. Je crois qu'il demeure dans notre quartier. Il me salue et s'en va tranquillement, la canne à la main.
Une personne qui a l'air beaucoup moins tranquille, c'est un monsieur long et maigre qui sort craintivement d'une allée où il s'était tapi pendant le passage des Prussiens et qui, en traversant le boulevard, jette à droite et à gauche des regards furtifs. Son chapeau est enfoncé sur ses yeux et le collet de sa redingote lui remonte sur les oreilles. Tiens! on dirait qu'il m'a reconnu et qu'il se dirige de mon côté.
--Jean! vous ici! Eh! que faites-vous, jeune imprudent?
C'est M. Beaudrain. Je le reconnais à la voix, beaucoup plus qu'à la figure, une figure qui a pris des tons jaune pâle--une couleur de panade.--Pourtant, la voix tremble, elle tremble beaucoup, M. Beaudrain doit avoir une fière peur.
--Ce que je fais, monsieur? Je rentre à la maison...
--Et vous avez assisté à l'entrée des Prussiens?
--Oui, monsieur.
--Exprès?
--Oui, monsieur.
Monsieur Beaudrain n'en revient pas. Comment! j'ai eu le front, l'audace, le toupet, de venir, tout seul, contempler le défilé triomphal des Allemands? Mais je suis donc un risque-tout, un cerveau à l'envers, une tête brûlée?
--Mais, vous-même, monsieur...
--Moi, c'est différent. Je ne croyais pas, je ne pouvais supposer que l'armée ennemie prendrait aujourd'hui possession de la ville. Sans cela, croyez-le bien, je ne serais pas sorti. J'étais allé faire une visite à côté, rue de Maurepas; et, en revenant, j'ai vu mon chemin intercepté par les hordes prussiennes... Et vous êtes resté là tout le temps.
--Oui, monsieur. Les Prussiens marchent bien, n'est-ce pas? Avez-vous vu les prisonniers?
--Je n'ai rien vu, dit le professeur. J'étais dans cette allée, là, et je n'ai pas mis le nez dehors, soyez-en sûr. Un mauvais coup est vite attrapé et je n'ai qu'une médiocre confiance dans la générosité des Vandales modernes... Mais il pourrait en venir d'autres. Filons, filons...
M. Beaudrain m'entraîne. Nous passons par des rues détournées, des chemins déserts. Au moindre bruit, le professeur tressaille, blêmit. Au coin d'une rue, il me quitte.
--Écoutez, mon cher enfant, je voudrais bien vous reconduire jusque chez vous, mais... je crains... une personne seule attire moins l'attention... Prenez bien garde... Au revoir... De la prudence!...
Et il part, se dissimulant le long des murailles.
Je rentre à la maison tranquillement, sans voir l'ombre d'un Prussien. Mon père m'ouvre la porte.
--D'où viens-tu? Nous t'attendons depuis deux heures...
Je vois venir une réprimande--autre chose peut-être.--Je me tire de ce mauvais pas en donnant des renseignements, beaucoup de renseignements. Je parle pendant une heure au moins. Je raconte tout ce que j'ai vu--même un peu plus.--Lorsque je déclare que j'ai vu des prisonniers français, Catherine pleure à chaudes larmes. Ma soeur s'étonne d'apprendre que les Prussiens ont de la barbe et mon père s'indigne fortement lorsque je lui dis que les musiques allemandes jouaient la Marseillaise.
--C'est infâme! Insulter les vaincus! Les narguer! Ah! l'on reconnaît bien là l'esprit teuton!
Il insulte le roi de Prusse. Il injurie Bismarck. Il se monte. Je profite de sa colère pour grimper dans ma chambre. Je prends un livre, mais il m'est impossible de lire une ligne. J'ai encore devant les yeux le spectacle de tout à l'heure et je ne puis penser à autre chose.
J'entends le pas d'un cheval dans la rue. J'ouvre la fenêtre, tout doucement, j'entr'ouvre la persienne et je regarde. A cinquante mètres, devant le bureau de tabac de M. Legros, un officier prussien à cheval est arrêté. Il parle avec une personne qui se trouve à l'intérieur, mais je n'entends pas ce qu'il dit. M. Legros sort de sa boutique, le chapeau à la main, en faisant de grands gestes pour expliquer, sans aucun doute, qu'il ne possède pas ce qu'on lui demande. Alors, le Prussien fait un signe bref, indiquant la ville; et l'épicier, qui a compris, part en courant. Le cavalier attend son retour, une main sur la hanche, en examinant les maisons du voisinage.
Mais voici M. Legros au bout de la rue, toujours courant, rouge, suant, essoufflé. Il tend au Prussien, en se découvrant, une chose enveloppée dans du papier. C'est un énorme cigare. L'officier l'allume, paye et s'en va, au pas. Il passe devant la maison et je ferme la persienne, bien doucement, pour qu'il n'entende rien.
J'ai envie de descendre pour raconter à mon père ce que je viens de voir; mais il m'a formellement défendu d'ouvrir les contrevents et il me gronderait certainement. Je suis forcé de garder ça pour moi. C'est dommage. Ah! ce fameux M. Legros!
Le soir, le garçon boucher qui est venu apporter la viande nous a appris qu'un régiment prussien faisait boire ses chevaux à l'usine à gaz, dans les bassins. Il paraît aussi que les Prussiens ont allumé des feux de bivouac sur les avenues, qu'ils abattent des boeufs et des moutons et qu'ils se préparent à passer la nuit à la belle étoile.
--Mais pourquoi n'occupent-ils pas les casernes? demande mon grand-père.
--Ils supposent sans doute qu'elles sont minées, fait le garçon boucher.
--Ah! quel malheur qu'on n'ait pas pensé à miner les avenues! s'écrie Louise. On les aurait tous fait sauter pendant la nuit.
--Oh! ils prennent bien leurs précautions, assure le garçon boucher. Il passe des patrouilles partout et ils ont posé des sentinelles à tous les coins de rues; j'ai vu ça il y a une demi-heure, en allant porter de la viande, rue de la Pompe. Et puis, vous savez, c'est dégoûtant, des sauvages comme ça; ils n'achètent même pas de la viande aux commerçants; ils traînent derrière eux des bestiaux qu'ils ont volés à droite et à gauche et ils les ont parqués sur la place d'Armes. Comme c'est propre!
--C'est infâme, dit mon père.
--- Est-ce qu'ils resteront longtemps à Versailles? demande Catherine, songeuse.
--Oh! non. Du moment qu'on a signé une capitulation...
--Une capitulation honorable, fait ma soeur.
--Dans ce cas-là, comme le disait tout à l'heure le patron, ils ont le droit de traverser la ville, mais ils ne peuvent pas l'occuper.
--Çà, dit le père Toussaint, ce n'est pas aussi sûr que du vinaigre.
--Mais, enfin, grand-papa, dit Louise, puisqu'on a signé une capitulation honorable...
Nous apprenons, le lendemain matin, que l'état-major prussien a fait cette réflexion qu'il n'avait pas à traiter avec une ville ouverte. Après quoi il a pris la capitulation et en a fait de petits morceaux.
XII
Les Prussiens se sont installés en maîtres à Versailles. La ville est devenue le quartier général de l'armée qui doit assiéger Paris. Tous les jours, il arrive de nouvelles troupes: des dragons bleus, des dragons verts, des pionniers gris, des hussards de toutes couleurs, des gendarmes, des cuirassiers, des Bavarois coiffés d'immenses casques à chenille. J'aurais bien voulu voir tous ces soldats. Mais il m'est formellement interdit de mettre le pied dans la rue. Après mon escapade de l'autre jour, mon père m'a déclaré que, si je sortais sans sa permission, il m'enfermerait dans ma chambre, au pain et à l'eau, et je suis forcé de m'en rapporter aux récits des divers fournisseurs qui nous apportent des nouvelles en même temps que des provisions.
Il paraît que, jusqu'ici, les Allemands ne se conduisent pas trop mal. Ils respectent les personnes et les propriétés et se bornent à faire des réquisitions. Ils ont d'abord réclamé toutes les armes qui se trouvaient dans la ville et messieurs les gardes-nationaux ont été invités à rapporter leurs fusils à la mairie, ce qu'ils ont fait sans se faire tirer l'oreille. Hier matin, mon père est sorti avec tout son équipement; il a été rejoint au milieu de la rue par M. Legros qui portait sous le bras, aussi tristement qu'un officier de Marlborough, son beau sabre à dragonne d'argent. Ce léger sacrifice n'a pas contenté les Prussiens qui réclament d'heure en heure, sans se lasser, les objets les plus divers: provisions de bouche, fourrages, couvertures, balais, matelas, semelles, amidon, peaux de sangliers, cirage et bandages herniaires. On voit tout de suite que les Allemands, qu'on nous représentait comme d'affreux barbares, sont fort civilisés et très au courant des objets nécessaires à la vie moderne.
--Enfin, dit ma soeur, puisqu'ils ne font que demander et qu'ils ne prennent rien, ça ne va pas trop mal.
--En effet; mais si l'on refusait de leur donner ce qu'ils demandent? ricane mon grand-père.
On s'en garde bien. Et l'on se garde, aussi, de ne pas leur ouvrir sa porte quand ils y frappent, comme ils viennent de le faire chez nous.
C'est moi qui ai été leur ouvrir--après avoir constaté leur identité par la fenêtre du premier--et en tremblant bien fort. Ils sont trois: deux grands et un petit. Le petit porte une casquette plate et a une épée au côté. Ce n'est pas un officier, mais il doit avoir un grade. Quel grade? Il nous l'apprend lui-même en pénétrant dans la salle à manger, où mon père, mon grand-père et ma soeur attendent, debout.
--Bonjour, madame, bonjour, messieurs. Voici un billet de logement pour moi, sous-officier porte-épée au 58e régiment d'infanterie, et deux hommes.
Ma soeur a l'air bien étonnée d'entendre un Prussien parler français; celui-ci n'est pas vilain, après tout, il a une petite moustache très gentille, des yeux bruns très intelligents. Quant aux soldats qui l'accompagnent, on dirait deux brutes; et, lorsque leurs regards, qu'ils promènent avec ahurissement sur le mobilier, se posent sur moi, j'ai peur.
Mais le sous-officier se tourne vers eux et leur parle en allemand. Ils prennent leurs sacs et leurs fusils qu'ils avaient déposés en entrant et ils suivent mon père, qui les guide vers une grande pièce inoccupée où l'on va leur dresser des lits.
--Non. De la paille. De la paille, c'est bon pour le soldat, déclare le sous-officier.
Mon père insiste. Il veut faire bien les choses; il tient à donner des lits. Quant au sous-officier, on le logera dans la chambre d'amis, où il sera très bien.
--Tenez, par ici, tout au fond du couloir.
Dans le corridor, nous rencontrons Catherine qui descend de sa chambre; elle jette au Prussien un regard terrible que celui-ci ne surprend pas, heureusement, mais mon père devient blanc comme un linge.
--Jean, me dit-il tout bas, quand nous aurons installé l'Allemand dans sa chambre, tu vas aller à la cuisine, tu prendras tous les couteaux pointus et tu les donneras à ta soeur pour qu'elle les enferme à clef dans le placard du vestibule... Ah! tu n'oublieras pas le tourne-broche.
Je descends à la cuisine et je commence à ramasser les couteaux. Je ne suis pas assez grand pour attraper le tourne-broche.
--Catherine, voulez-vous me décrocher le tourne-broche?
--Pourquoi faire, monsieur Jean?
--Pour l'emporter.
--L'emporter où?
--Eh! parbleu! l'emporter, l'enfermer.....
--Est-ce que vous êtes fou, monsieur Jean?
--Ah! oui, on est fou, n'est-ce pas? parce qu'on ne veut pas vous laisser de couteaux pointus sous la main? parce qu'on veut vous empêcher de tuer les Prussiens? nous le savons bien, allez! que vous voulez en tuer un. Mais nous vous en empêcherons.
Catherine me regarde avec pitié. Elle lève les épaules et me prend par le bras.
--Vous n'empêcherez rien du tout. Je ferai ce qui me plaira. Est-ce que je risque autre chose que ma peau, par hasard? hein? Qu'est-ce qu'ils me racontaient donc, vos parents, vos M. Legros, vos Mme Arnal, l'autre jour? Hein? La vengeance, le patriotisme! Hein? savez-vous que j'ai du sang dans les veines, hein? est-ce que vous-croyez que je peux me retenir, Hein? quand je vois ces brigands de Prussiens?
Elle me secoue comme un prunier, me poussant devant elle à chaque interrogation. Elle a fini par me coller à la porte vitrée dont je vais casser les carreaux avec mes épaules. Mais tout d'un coup, la porte s'ouvre, je manque de tomber et mon père paraît derrière moi. Il est tout vert de rage.
--Catherine!... j'ai entendu ce que vous venez de dire à cet enfant... C'est moi qui l'avais envoyé chercher les couteaux... pour vous empêcher de commettre un crime, malheureuse!... Avez-vous songé aux conséquences de vos actions? Savez-vous qu'on nous fusillerait tous, tous, jusqu'au dernier?... Ah! vous ne pouvez pas vous retenir?..... Vous ne pouvez pas! Je peux bien, moi!... Eh bien! vous allez monter dans votre chambre, tout de suite!... Je vais vous y enfermer à clef... jusqu'à ce que j'aie pris une détermination...
Catherine monte l'escalier quatre à quatre, furieuse, pleurant, suivie par mon père, et j'entends la clef qui grince dans la serrure.
Nous achevons la journée dans les transes. La belle-soeur du charcutier a consenti à remplacer Catherine pendant quelques jours. C'est elle qui nous a fait à dîner et qui a fabriqué, pour les deux soldats allemands, un énorme plat de ratatouille au lard et aux pommes de terre. Le sous-officier porte-épée dîne avec nous. Il a l'air bien élevé, se montre très galant vis-à-vis de ma soeur et engage avec mon grand-père une longue conversation sur la langue française que, d'ailleurs, il parle assez bien. Il se fait expliquer quelques expressions, certains idiotismes. Le père Toussaint lui donne les renseignements les plus étendus, saupoudrant ses phrases onctueuses de comparaisons et d'épithètes qui doivent flatter le vainqueur. Il dit:
--Votre belle Allemagne... cette campagne si glorieuse pour vos armes... votre gracieux souverain... une guerre aussi vivement menée... Bismarck, ce Richelieu... les effets foudroyants de vos canons Krüpp...
Le Prussien est enchanté. Après dîner il se met au piano et joue deux ou trois valses allemandes. Avant de se retirer dans sa chambre, il nous souhaite très poliment une bonne nuit.
--Un charmant garçon, dit mon père.
--Excellent musicien, dit ma soeur. N'est-ce pas Jean?
--Oh! oui... c'est dommage qu'il soit Prussien.
--Ce n'est pas de sa faute, conclut philosophiquement mon grand-père. Les Allemands ne sont pas si féroces qu'on veut bien le dire, au bout du compte... Mais c'est cette damnée Catherine qui m'inquiète.
Mon père aussi semble très inquiet. Je suis sûr qu'il ne ferme pas l'oeil de la nuit. Et, le lendemain matin, son inquiétude se change en trouble profond lorsqu'il voit le sous-officier se diriger vers le jardin.
--Vous avez de belles fleurs. Cela vous dérangerait-il de m'apprendre les noms que j'ignore?
--Mais non, au contraire... avec plaisir...
Mon grand-père et moi nous suivons mon père qui accompagne l'Allemand.
--Quel est le nom de cette fleur rouge?
--Un géranium.
--Et celle-là?
--Un oeillet d'inde.
--Et celles-là, là-bas? Oh! mais, je ne connais pas le nom de toutes ces fleurs.
Et le Prussien s'avance vers une plate-bande qui longe la maison, au grand désespoir de mon père qui lève les bras au ciel et fait à mon grand-père des signes désespérés. Qu'y a-t-il?
Subitement, je comprends: cette plate-bande se trouve juste au-dessous de la fenêtre de Catherine et là-haut, contre la vitre, on aperçoit l'immobile silhouette de la bonne.
--Pourvu qu'elle ne le voie pas! me souffle le père Toussaint qui frémit. Et ton père qui a oublié d'enlever les pots de fleurs qui se trouvent sur la fenêtre! Quelle imprudence! S'il prenait envie à cette fille d'en faire tomber un! Ah! j'aurais prévu ça, moi! je lui aurais enlevé jusqu'à son pot de chambre et j'aurais cadenassé la croisée. Jean, surveille-la bien, cette croisée.
--Oui, grand-papa.
--Je vais essayer d'engager le Prussien à rentrer.
Mais celui-ci, penché sur la plate-bande, s'abîme dans la contemplation d'une touffe de rosiers.
--Quel est le nom de ces rosiers?
--Des rosiers du Bengale... Mais, monsieur, je crois... l'air du matin est un peu frais...
--Non, non. Très beau, ce matin. Cette fleur se nomme?
--Un glaïeul... mais, permettez. Il me semble avoir oublié de vous offrir la goutte, et si vous...
--Merci beaucoup. J'ai pris du café et cela me suffit.
Le Prussien ne s'en ira pas et, là-haut, la terrible silhouette guette toujours. Mon père se tord les mains...
Un coup de sonnette nous fait tressaillir. Je me dirige vers la porte, mais mon grand-père m'arrête. Il a une inspiration. Il s'approche de l'Allemand, le chapeau à la main.
--Qu'y a-t-il monsieur?
--Monsieur, la personne qui vient de sonner est, je le présume du moins, une dame que nous attendons. Comme elle est excessivement nerveuse, je craindrais, si elle apercevait votre uniforme en pénétrant ici... je craindrais... une crise, peut-être... Les sentiments chevaleresques de votre nation me sont trop connus...
--Oh! je rentre, alors; je rentre immédiatement, fait le Prussien en frisant sa moustache.
Mon père et mon grand-père l'escortent pendant que je vais ouvrir.
Ce n'est pas une dame qui a sonné, c'est une femme. C'est Germaine.
--Monsieur est ici?
--Oui, Germaine.
--Je veux lui parler tout de suite.
--Vous savez qu'il y a des Prussiens ici?
--Qu'est-ce que ça me fait! Je ne vois que ça et des chiens, depuis bientôt huit jours.
Germaine expose à mon grand-père l'objet de sa visite. Il paraît que les Allemands qui se sont installés à Moussy ont déclaré que toute maison inhabitée appartient aux soldats et qu'ils considèrent comme telle toute habitation où ne résident que des domestiques.
--Et ils les arrangent bien, vous savez, les maisons inhabitées. On dirait qu'ils ne rêvent que plaies et bosses, ces animaux-là.
--Ont-ils commis des dégâts à la maison? demande mon grand-père anxieux.
--Non; mais, depuis hier, nous en avons cinq à loger. Et ils mangent, vous savez! L'argent file d'une drôle de façon. Il faudra même que monsieur m'en donne, si monsieur ne revient pas avec moi... Mais monsieur ferait mieux de revenir.
--Et au Pavillon? demande ma soeur.
--Oh! au Pavillon, ils sont toute une tripotée: quinze ou vingt, au moins; c'est là que demeure le commandant.
--Ah! mon Dieu s'écrie Louise. Cette pauvre tante Moreau! Comme elle doit avoir peur!
--Après ça, dit Germaine, ils ne sont pas trop méchants. Il faut dire aussi que le maire Dubois les contient beaucoup. Tout le monde dans la commune trouve qu'il se conduit très bien.
--Une canaille comme ça! murmure mon grand-père. Ah! il a ses raisons, bien sûr, pour faire le bon apôtre! Un Dubois! en voilà un qui est fait pour pêcher en eau trouble comme les chiens pour mordre!
--Enfin, dit Germaine impatientée, je voudrais bien avoir une réponse de monsieur. Faut-il que je m'en retourne toute seule? Moi, je me lave les mains de ce qui arrivera.
Mon grand-père réfléchit, le menton dans ses mains. Sa bonne le fixe de ses yeux noirs. Enfin, il prend une détermination; il se lève.
--Ma foi, tant pis! je retourne chez moi.
Nous essayons de combattre sa résolution; mais le vieux est complètement décidé. Il nous fait ses adieux, très ému.
--Je reviendrai vous voir un de ces jours, le plus tôt possible.
Avant de partir, pourtant, il engage mon père à se débarrasser de Catherine.
--Le plus tôt sera le mieux, voyez-vous. Renvoyez-la dans son pays. Vous obtiendrez bien un sauf-conduit, que diable! avec quelques protections. Si vous gardez cette fille-là ici, il vous arrivera malheur, je vous en réponds...
--Vous avez raison, dit mon père. Je vais m'occuper de cela.
Il s'en occupe, en effet. Il sort pendant l'après-midi et revient vers quatre heures, avec un monsieur que je heurte dans le vestibule et qui me salue en souriant. Je le reconnais: c'est le monsieur qui assistait à l'entrée des troupes, à côté de moi, boulevard du Roi, et qui m'a appris qu'elles formaient le 5e corps prussien.
Il a une vilaine figure, ce monsieur: des petits yeux gris de fer qui se cachent derrière des lunettes d'or, une bouche édentée où sautille un bout de langue violâtre, et un nez énorme, cassé en deux, en forme de potence, et picoté comme un dé à coudre.
Ce nez m'avait déjà stupéfait, chaque fois que j'avais rencontré le monsieur aux lunettes d'or; mais je croyais à un accident; je supposais que le monsieur avait fourré son appendice nasal dans un nid de guêpes. Je me trompais. Ce nez est extraordinaire, mais il est naturel. Il y a de drôles de choses dans la nature.
--C'est un nez d'Israélite, me dit mon père, le soir. M. Zabulon Hoffner est israélite.
--Ah! c'est un Juif!
--Un Israélite! Il ne faut jamais dire: Juif. C'est très impoli.
--Ah!... Il a un nom allemand.
--C'est possible, fait mon père, mais il n'est pas Allemand. Il est Luxembourgeois. Ce n'est pas la même chose. Du reste, il s'est montré fort complaisant. Je le connaissais très peu, et il s'est chargé de me procurer un sauf-conduit pour Catherine. Il a certaines relations dans les bureaux... il sait parler l'allemand.... Enfin, je suis enchanté d'avoir fait sa connaissance... C'est la complaisance et la loyauté mêmes...
Alors, il trompe son monde. Il a l'air franc comme dix-neuf sous.
XIII
Catherine est partie. C'est moi qui l'ai aidée à faire sa malle et à y emballer les photographies du pauvre cuirassier qu'elle ne reverra plus. Elle est partie sans colère, en disant même qu'elle comprenait ça, en nous souhaitant toutes sortes de prospérités. Et ce n'est qu'une fois dans la rue qu'elle a laissé échapper ses sanglots qu'elle avait contenus jusque-là. Je l'ai suivie des yeux, de ma fenêtre, aussi longtemps que j'ai pu la voir; elle s'en allait tristement, trébuchant à chaque pas, les yeux voilés par les larmes, à côté de l'homme qui traînait sa malle dans une brouette; des hoquets douloureux faisaient remonter ses épaules et elle était obligée de s'arrêter pour sortir son mouchoir à carreaux bleus de la poche de sa robe noire.
J'ai pleuré comme un veau.
Pauvre fille! J'ai méprisé son ignorance, j'ai fait fi de son affection, je lui ai fait bien des méchancetés. Et, maintenant qu'elle n'est plus là, il me semble qu'un grand vide s'est fait en moi, qu'on m'a arraché quelque chose, que j'ai perdu quelqu'un qui m'aimait bien. Je suis triste comme tout.
J'ai des distractions, heureusement. Il m'est permis, maintenant, de sortir en ville. J'use et j'abuse de la permission. Je suis toujours dehors. Il y a tant de choses à voir!
Je connais tous les uniformes de l'armée allemande, infanterie, artillerie et cavalerie. Ils ne valent pas les uniformes français. Les Bavarois seuls ne représentent pas trop mal, avec leurs grands casques qui ressemblent à ceux des carabiniers; malheureusement, ils sont sales, sales comme des cochons. Ils se mouchent avec le mouchoir du père Adam et essuient leurs doigts sur leurs pantalons et leurs tuniques. Moi aussi, quand j'étais petit, je me fourrais les doigts dans le nez, mais je les suçais après, au moins; et puis, les Bavarois sont grands. Ils devraient être propres.
Les Prussiens sont bien moins dégoûtants, mais leurs casques à pointes les rendent ridicules. Quand ils sont en petite tenue, avec leur calotte sans visière, ils ne sont pas trop vilains. Les shakos de la landwehr sont à peu près pareils à ceux ne nos gardes nationaux, mais ils sont beaucoup plus grands: une poule pondrait dedans pendant six mois sans les remplir. Les pantalons des cavaliers m'étonnent: ils sont basanés très haut, beaucoup plus en cuir qu'en drap. En somme, la tenue est trop sombre, pas élégante pour un sou; pas de dorures, pas d'aiguillettes, d'épaulettes, de clinquant, de panaches.
Les officiers eux-mêmes sont vêtus très simplement; ils sont coiffés d'une casquette plate à visière et portent presque tous au bras droit un brassard d'ambulance. Ils ont une vilaine habitude: c'est de ne jamais accrocher leurs sabres et de les laisser traîner derrière eux sur les pavés, avec un grand bruit de ferblanterie. Les aveugles doivent se figurer qu'on a attaché des casseroles à la queue de tous les chiens de la ville.
J'ai vu les fameux fusils à aiguilles, les canons Krüpp, les singulières voitures à échelles; j'ai été voir l'abattoir qu'on a installé à la gare, les postes de police qu'on a installés un peu partout, les canons pris sur les Français, rangés dans la grande cour du Château, autour de la statue de Louis XIV. J'ai regardé, l'autre jour, de la place d'Armes, un général, qu'on dit être le prince royal, distribuer des médailles aux soldats au pied de cette statue. Le château est converti en ambulance--une ambulance hollandaise--et le drapeau néerlandais flotte sur le toit. Des drapeaux, du reste, il y en a dans presque toutes les rues: aux fenêtres des étrangers qui se mettent sous la protection de leurs pavillons nationaux, aux croisées des gens qui ont obtenu de soigner chez eux des blessés et qui ont arboré le pavillon de la convention de Genève.
Mme Arnal est de ces derniers. On a placé chez elle un capitaine allemand blessé, un grand gaillard à belle barbe blonde. Elle le soigne avec un dévouement sans exemple. Elle espère qu'avant quinze jours le blessé sera sur pied. Elle est très fière des compliments que lui fait tous les jours, assure-t-elle, le chirurgien allemand, et elle déclare que, si elle avait suivi sa vocation, elle se serait faite soeur de charité. Elle en prend l'allure, d'ailleurs, se montre pleine de ménagements, de commisérations, d'attendrissements. Elle a des apitoiements tout faits, des consolations sur mesure, des larmes à prix fixe. Son temps est mesuré, en effet. Elle ne peut guère s'absenter. Son blessé a toujours besoin d'elle. Supposez qu'il lui prenne envie, à ce monsieur, de faire ceci, de faire cela--des choses défendues par le médecin.
--Il faut être là, voyez-vous... Les malades, c'est un peu comme les enfants...
Et elle ajoute, tout bas:
--Je n'ai qu'une peur, mais une peur terrible: c'est de finir par porter trop d'intérêt à mon blessé. A force de voir souffrir les gens, on s'y attache; on ne les considère plus comme des ennemis... Ah! savoir concilier ses obligations d'infirmière avec ses devoirs de Française!... C'est à faire tourner la tête!... l'humanité!... la patrie!... Je me sauve. A tout à l'heure...
M. Zabulon Hoffner, qui vient nous voir assez souvent, maintenant, se contente d'affirmer que la guerre, c'est bien gênant.
--Les routes sont toutes défoncées; on ne peut même pas aller à Buc sans se crotter jusqu'aux genoux.
M. Legros prétend ne pas se faire de bile.
--A quoi ça servirait-il? Ce qui doit arriver, arrive. Moi, je suis fataliste.
Depuis l'arrivée des Prussiens, pourtant, il paraît avoir engraissé. Ma soeur, justement étonnée de cet embonpoint subit, a été malicieusement aux informations et la marchande de tabac, trop confiante, a livré naïvement le secret de la corpulence exagérée de son époux: M. Legros se plastronne--plastron par devant, plastron par derrière.--On assure même qu'il ne tourne pas le coin d'une rue, à partir de cinq heures du soir, sans crier: «Ami! Ami!» à tue-tête.
Qu'y a-t-il de vrai là dedans?
--Tout! dit M. Beaudrain; et M. Legros a raison. Vous ne devriez pas vous moquer de lui. Aucune précaution n'est inutile. Eh! eh! si Achille avait été trempé tout entier dans les ondes du Styx, la flèche troyenne n'eût point causé sa mort...
Et patati, et patata. M. Beaudrain se meurt de frayeur. Il est positivement malade de peur; il a dû renoncer, depuis quelque temps déjà, à me donner des leçons. Il passait le temps des répétitions à se murmurer à lui-même:
--Pourvu que les Prussiens ne fassent pas ci, pourvu qu'ils ne fassent pas ça....
Il inventait des choses inimaginables. Un jour, il était arrivé à se figurer que Versailles allait sauter.
--Les égouts sont minés! disait-il. J'en suis sûr. Notre dernière heure est venue.
Ce jour-là, il a changé de ton--de ton, seulement, car il ne peut plus changer de couleur: il est jaune.--Il parcourt toute la gamme des jaunes: il a été jaune citrouille, jaune coing blet, jaune panade, jaune citron. Présentement, il est d'une nuance mal déterminée, nuance d'omelette--d'omelette baveuse.--Je l'attends au jaune safran.
--Et dire, s'écrie mon père, un matin que presque tous nos amis sont réunis dans le jardin pour prendre l'apéritif, dire qu'il y a des gens qui pactisent avec l'ennemi. Ainsi, pas plus tard qu'hier... Va donc un peu jouer, Jean...
Je m'en vais, mais pas trop loin. J'entends très bien.
--Hier soir, j'avais été faire un tour du côté de la porte de Béthune. Savez-vous qui je vois sortir du poste que les Allemands ont établi là?
--Eh! qui donc? mon Dieu! demande le père Merlin intrigué.
--Une femme! une Française, monsieur!
--Oh! fait ma soeur.
--Si l'on peut appeler ça une Française. Cette gueuse, vous savez bien, cette rouleuse qu'on appelle--je ne sais pas pourquoi--Marie-Cul-de-Bouteille, cette paillasse à soldats qui passait sa vie dans les postes, lorsque nos troupes étaient ici, et que nos troupiers nourrissaient de leurs restes de gamelles.
--En échange de ses bons services, ricane le père Merlin. Vous voyez bien que c'est une Française.
--C'était, monsieur, c'était; elle a abdiqué ce titre. Quoi! faire à ce point litière de ses sentiments, se livrer à l'ennemi de sa patrie! Ah! ça été plus fort que moi; malgré le dégoût que m'inspire cette créature, je me suis approché d'elle et je lui ai dit ce que je pensais de sa conduite. Savez-vous ce qu'elle m'a répondu? Elle m'a répondu que le rata des Prussiens valait bien celui des Français. Alors, ma foi, je n'ai plus pu me contenir et je l'ai traitée comme elle le mérite...
--Ah! monsieur Barbier, s'écrie M. Beaudrain, quelle imprudence! Si les Prussiens vous avaient entendu! Ne recommencez pas, c'est moi qui vous en conjure!
--Ne pas recommencer! dit Mme Arnal indignée. Laisser passer sans protester de pareilles ignominies! Des choses semblables! Des... des monstruosités... Dans quel siècle vivons-nous?...
--C'est infâme! dit ma soeur.
--Il faut croire aussi, dit Mme Arnal, qu'il n'y avait aucun officier dans le poste. Y avait-il un officier, dans le poste?
--Je n'en ai point vu, répond mon père.
--C'est ça. Les officiers sont des gens bien élevés qui ne laisseraient pas s'accomplir ces ignominies; du reste, la discipline doit s'opposer à... l'entrée de ces créatures dans les postes... Mon blessé me le disait hier... La discipline est de fer, à ce sujet-là...
--En effet, dit M. Beaudrain, la discipline de l'armée prussienne est admirable.
--Admirable. C'est le mot, dit le père Merlin.
--La discipline, continue le professeur, est une bien belle chose. C'est elle qui protège l'habitant inoffensif contre les fureurs de la soldatesque.
--Et puis, sans discipline, pas d'armée, dit mon père. C'est à leur discipline que les Prussiens sont redevables de leurs victoires.
--A propos de discipline, dit le père Merlin, j'ai vu tout à l'heure, de ma fenêtre, un spectacle bien intéressant.
--Quoi donc? demandent en même temps ma soeur et Mme Arnal.
--J'étais... Mais on ne doit pas avoir encore baissé le rideau. Si, au lieu de vous raconter la pièce, je vous la faisais voir? Voulez-vous venir chez moi, un instant?
--Mais oui, mais oui. Dépêchons-nous. Jean, viens-tu?
Nous suivons le père Merlin jusque dans son cabinet de travail, au premier étage. La croisée, grande ouverte, donne sur un vaste terrain vague où les Allemands ont amoncelé du bois à brûler et du charbon. Cinq ou six soldats, d'habitude, gardent le dépôt. Que peut-il se passer là?
Nous nous précipitons à la fenêtre.
Un soldat prussien, dans la position du soldat sans armes, le petit doigt sur la couture du pantalon, la tête droite, les talons joints, est campé devant un tas de fagots, la face au bois. Derrière lui, un officier--un lieutenant je crois--se promène de long en large, lisant un journal, fumant un cigare gros comme un manche à balai. Chaque fois qu'il passe derrière le soldat, v'lan! il lui envoie à toute volée un coup de pied dans le bas des reins. On entend très distinctement le bruit de la botte qui, à intervalle réguliers, toutes les minutes à peu près, se colle au postérieur du troupier.
A chaque coup, l'homme tressaute légèrement, très légèrement; mais il ne bronche pas. Ses talons ne quittent pas la place qu'ils ont marquée dans le sol; ses mains ne se crispent pas, ses doigts restent allongés le long du passepoil et il semble toujours regarder, à l'ordonnance, à quinze pas devant lui.
--Quand je suis venu chez vous, Barbier, dit le père Merlin, ça durait déjà depuis un bon quart d'heure. Ça fait donc maintenant cinquante minutes.
--Sapristi! dit mon père, quelle obéissance! quelle soumission! cinquante coups de pieds au derrière!
Le père Merlin veut fermer la fenêtre.
--Oh! attendons la fin, implore ma soeur, émerveillée.
Le père Merlin lui jette un regard étrange. Puis il pousse la croisée et tourne l'espagnolette.
--Vous trouvez donc ce spectacle bien intéressant, mademoiselle?
--Oh! c'est si amusant. Ce qui doit être bien drôle aussi, c'est la figure du soldat. Quel dommage qu'on ne puisse pas la voir.
--Eh! eh! si Frédéric II vivait encore! dit M. Beaudrain. O grand homme! s'écrie-t-il tragiquement, tu peux sortir de ton tombeau, tes enfants sont dignes de toi!
--Qu'est-ce qui vous prend? demande le père Merlin avec intérêt. Êtes-vous malade, monsieur Beaudrain?
--Non; mais cette discipline, cette obéissance passive... c'est extraordinaire, vraiment.
--Le fait est que c'est beau, dit mon père. C'est le manque de discipline qui nous a perdus, nous autres.
--Espérons que ça nous servira de leçon, dit Louise.
--Enfin, dit Mme Arnal, nous pouvons nous tranquilliser un peu. L'armée allemande est trop sévèrement commandée pour se livrer à des désordres graves. Il y a beaucoup à espérer d'une discipline semblable.....
Nous descendons l'escalier.
--Ah! la discipline, s'écrie mon père, c'est beau. On dira ce qu'on voudra, c'est bien beau. Je ne souhaite qu'une chose, c'est que les Français en aient un jour une pareille.
--Ainsi soit-il! dit le père Merlin.
XIV
Le père Toussaint vient d'arriver. Il est dans tous ses états. Il entre en tremblant dans la salle à manger, s'assied dans un coin et, après avoir demandé à mon père si les Prussiens ne rôdent pas par là, si personne ne peut l'entendre, il nous raconte une histoire terrible.
--Tel que vous me voyez, je reviens de chez le général en chef...
Et le vieux désigne d'un geste l'habit noir dont il est revêtu, sa cravate blanche et le chapeau haut-de-forme qu'il a posé sur la table. Nous l'écoutons avec anxiété.
--Hier, à Moussy, on a tiré sur une patrouille allemande... Hier soir, vers huit heures...
--Ah! s'écrie ma soeur en joignant les mains. Quel malheur!... Quelle catastrophe!...
--Un affreux malheur! fait mon grand-père en hochant la tête, car les Prussiens, n'ayant pu mettre la main sur ceux qui ont fait le coup, ont pris comme otages six habitants et le maire de la commune.
--Ils vont les fusiller? demande Louise. Oh! mais c'est horrible! On ne fusille pas les prisonniers! C'est du cannibalisme!
--Chut! fait mon père en mettant un doigt sur ses lèvres et en indiquant du regard la porte qui ouvre sur le vestibule.
Et il demande tout bas, terrifié:
--Réellement, ils vont les fusiller?
--Quand je suis parti, ce matin, c'était une chose convenue...
--Comme nous avons bien fait de renvoyer Catherine, dit Louise; qui sait ce qui nous serait arrivé!
--Les Prussiens, continue mon grand-père, avaient enchaîné ces malheureux et les avaient enfermés dans l'église. Ils y ont passé la nuit, gardés par des factionnaires qui menaçaient de faire feu sur quiconque approchait et répondaient par des coups de crosse aux supplications des femmes et des enfants des prisonniers. C'était affreux. Personne n'a dormi cette nuit, dans le village; on n'entendait que des gémissements et des sanglots...
Mon grand-père a des pleurs dans la voix et nous avons de la peine, nous aussi, à retenir nos larmes.
--Mais quel est le misérable qui avait tiré sur les Prussiens? demande mon père.
--Qui?... Est-ce qu'on sait?... Des francs-tireurs; de ces sales voyous parisiens qui ne sont bons qu'à faire arriver du mal aux gens inoffensifs... Ah! les gredins!... Bref, pour finir, ce matin, une dizaine d'habitants sont venus me voir. Ils m'ont dit: «Monsieur Toussaint, il faut sauver les prisonniers. Il faut aller demander leur grâce au général, à Versailles; dire que ceux qui ont tiré sur les Allemands sont étrangers à la commune; que nous sommes incapables de nous livrer à des actes semblables; que même nous les empêcherions, si c'était en notre pouvoir; dire ceci, dire cela... la vérité, quoi!... Vous êtes au courant de bien des choses, vous connaissez les usages...--un tas de compliments--Voulez-vous y aller?» Comment dire: Non. Comment? Je vous le demande.
--Pas possible, dit mon père... Et vous avez été chez le général?
--J'en viens. Et j'ai là...
Le vieux tire du fond de sa poche une large enveloppe enveloppée elle-même dans une feuille de papier bleu.
--J'ai là une lettre de grâce.
--Tous les prisonniers sont graciés?
--Tous. Ils doivent être mis en liberté immédiatement... à l'exception du maire.
--Ah! le maire ne sera pas mis en liberté? Mais on ne le fusillera pas?
--Non, non; on se contentera de le garder à vue... C'est tout ce que j'ai pu obtenir...
--Ce pauvre Dubois! fait ma soeur.
--Ah! c'est bien malheureux, gémit mon grand-père... surtout pour moi. Nous n'étions pas bien ensemble, Dubois et moi, et il se trouvera encore de méchantes langues pour prétendre que je n'ai pas fait tout mon possible... Dieu m'est témoin, pourtant, que je me suis mis en quatre. J'ai pris le général par tous les bouts. Je me suis jeté à ses genoux en pleurant... J'aurais donné tout pour obtenir une grâce entière... Dans des moments pareils, on oublie tout, on ne se souvient plus des offenses; on ne connaît plus d'ennemis... on ne connaît que des Français...
Louise saute au cou du père Toussaint pendant que, très émus, mon père et moi, nous serrons les mains ridées du vieillard.
--Ces bandits de francs-tireurs, dit le vieux en parvenant à se dégager. Ah! les canailles! Ils pourront se vanter d'avoir fait plus de mal que les Prussiens, ceux-là!... Tirer sur une patrouille; je vous demande si ça a le sens commun! Pour ne rien tuer, encore! Et quand même ils auraient tué un ou deux Allemands, la belle poussée!... Mais je m'attarde ici et l'on m'attend...
--Ah! dit ma soeur, quel spectacle, lorsque tu annonceras à ces malheureux que la liberté leur est rendue! Je voudrais tant t'accompagner!
--Quelle idée folle! dit mon père. Ce n'est pas la place d'une femme.
En effet. Mais moi, moi qui suis un garçon si j'allais à Moussy? Pourquoi pas? Je hasarde une proposition en ce sens--proposition repoussée par mon père et acceptée par mon grand-père.--Il y a débat, mais le vieux finit par l'emporter. Ma soeur crève de jalousie.
--Il ne faudra pas garder Jean trop longtemps, dit-elle; depuis quelques jours, il néglige ses leçons..... Il n'apprend rien, et il oublie très vite...
--Je le ramènerai après-demain, dit le père Toussaint en souriant.
Nous approchons de Moussy. Un paysan, qui guette notre arrivée, nous aperçoit et court prévenir les habitants. Ils accourent et pressent mon grand-père de questions.
--Eh bien? Eh bien?
--J'ai réussi. J'ai la grâce, la grâce...
--Oh! ah! oh!
Nous traversons le village à grands pas. Les femmes se penchent par les fenêtres et les soldats allemands, dans les rues nous regardent passer d'un air indifférent. Nous trouvons le commandant sur la place; mon grand-père lui remet la lettre du général.
Il a l'air d'une brute, ce commandant--d'une belle brute. Je le vois, de profil, pendant qu'il lit la lettre. Il ressemble à un taureau.
--Je suis content que vous ayez réussi, monsieur, dit-il à mon grand-père quand il a fini, en excellent français. Content pour vous, non pour moi. Je crois qu'un exemple était nécessaire. Vous pouvez aller porter cette bonne nouvelle aux prisonniers; je vais donner des ordres pour qu'on les relâche immédiatement... à l'exception du nommé Dubois, maire. Vous savez qu'il reste notre prisonnier?
Mon grand-père fait un signe de tête affirmatif.
Nous entrons dans l'église. Les otages, les pieds et les mains liés, sont accroupis sur les dalles; devant eux sont placés une cruche d'eau et des pains de munition. Un officier allemand, assis à l'orgue, joue une valse.
Sur un ordre du commandant, des soldats s'approchent des prisonniers et les délient. Mon grand-père, pendant ce temps, s'avance vers Dubois et lui parle à voix basse. Dubois détourne la tête et ne répond pas.
Nous sortons; et les habitants massés sur la place, les malheureux délivrés, félicitent le père Toussaint, lui serrent la main, le remercient en pleurant. Des femmes l'embrassent. On lui fait une ovation.
Mais les groupes se disloquent, les habitants s'écartent. Le tambour vient de battre et les soldats, rapidement, se rangent sur la place.
Ils vont faire une battue dans le bois, dit un paysan. Gare aux francs-tireurs, s'ils en trouvent.
--Ma foi, ça sera pain bénit, dit un autre, si ces brigands de Parisiens se font arranger comme il faut. Des canailles comme ça! Si les Prussiens avaient besoin de quelqu'un pour les aider, je leur donnerais bien volontiers un coup de main.
Tout le monde l'approuve. Le commandant se met à la tête des Allemands qui partent dans la direction du bois.
Ils ne sont pas encore revenus, à quatre heures du soir, lorsque je vais faire une visite à la tante Moreau. Mais j'ai à peine mis les pieds au Pavillon que des coups de feu éclatent au loin, dans le bois.
--Ah! mon pauvre enfant, me dit ma tante en pleurant, quelle chose affreuse que la guerre!
Elle a l'air bien affaiblie, bien abattue, la tante Moreau. La vue de sa figure amaigrie, de ses mains décharnées, me produit un lugubre effet. Elle s'en aperçoit.
--A mon âge, vois-tu, ça frappe rudement des événements pareils...
Pourtant, assure-t-elle, les Allemands ne sont pas trop méchants. Le commandant lui-même, malgré ses allures brutales, ne manque point de politesse.
Justement, il vient de rentrer, avec ses hommes, et l'on entend ses bottes sonner sur les dalles de l'antichambre. Il entr'ouvre la porte du petit salon où nous nous trouvons et passe sa tête dans l'entre-bâillement.
--Ne vous inquiétez pas, madame, dit-il à la tante Moreau, à cause des coups de feu que vous avez pu entendre. Rien de sérieux absolument. Un bûcheron, dans la cabane duquel nous avons trouvé un vieux fusil, et que nous avons passé par les armes.
Il salue et se retire. Ma tante frissonne. Tout d'un coup, je la vois pâlir, ses yeux se ferment, sa tête se renverse sur le dossier de son fauteuil. Elle se trouve mal.
--Justine! Justine!
La femme de chambre accourt avec la cuisinière et Germaine, qui vient me chercher, arrive presque au même moment. Les trois femmes prodiguent leurs soins à ma tante; elle se trouve tellement faible, en revenant à elle, qu'on se voit forcé de la porter dans sa chambre. Elle est désolée de s'être évanouie.
--Pour une fois que ce cher petit Jean vient me voir... C'est cette histoire de bûcheron, qui m'a bouleversée...
Elle tremble encore comme une feuille lorsque je lui fais mes adieux.
En sortant, Germaine, qui m'accompagne, me prie de l'attendre une seconde; elle a deux mots à dire au commandant, de la part de mon grand-père. L'officier se promène en fumant sa pipe sous les tilleuls; et j'entends sa grosse voix qui répond:
--Dites à votre maître que je ne sortirai pas. Je l'attends ici.
De quoi peut-il être question? Je vais le demander à mon grand-père. Et, aussitôt arrivé, j'ai déjà tourné le bouton de la porte de la salle à manger où le vieux se tient d'habitude, lorsque Germaine me retient par le bras.
--Il ne faut pas déranger monsieur. Il cause avec quelqu'un.
J'ai eu le temps de voir ce quelqu'un. C'est un individu qui a l'air d'un paysan, mais qui n'a pas l'air paysan. Son grand chapeau lui va trop bien, sa blouse est trop vieille, sa figure est trop blanche. Si c'était un officier de francs-tireurs? Un espion français? Si mon grand-père s'entendait avec lui? S'il lui donnait les renseignements nécessaires pour surprendre les Prussiens? Si?...
Je questionne Germaine. Elle semble très étonnée de mon insistance.
--Cet homme-là? Mais, c'est un homme qui avait été chez Dubois. Il voulait parler au maire, à ce qu'il disait. Alors, comme le maire est en prison, le garçon d'écurie de Dubois est venu ici avec lui. Je ne sais pas ce qu'il veut. Pas grand'chose sans doute, allez, monsieur Jean.
J'entends un bruit de portes qu'on referme. C'est l'homme qui s'en va. Mon grand-père arrive.
--Eh bien! comment va ta tante?
Je raconte ce qui s'est passé, l'affreuse nouvelle donnée par l'officier, l'évanouissement...
--Ah! sapristi, sapristi... Mais je veux aller la voir, ta tante... Germaine, donnez-moi mon manteau... Un évanouissement...
--Veux-tu que j'aille avec toi, grand-papa?
--Non, non. Ce n'est pas la peine. Je serai revenu dans une demi-heure.
Vingt-cinq minutes après, il est là.
--Tu vois que je tiens parole. J'ai été vite, hein?
--Et ma tante va-t-elle mieux?
--Ta tante... oui... c'est-à-dire... beaucoup mieux.
Nous nous mettons à table.
--Jean, me dit mon grand-père après dîner, je ne devais te ramener chez ton père qu'après-demain; mais j'ai justement à faire à Versailles demain matin. Je profiterai de l'occasion pour t'emmener avec moi. Ça t'ennuie?
--Mais oui, un peu.
--Bah! tu rattraperas ça une autre fois. Je dirai à ton père de te laisser revenir et tu passeras plusieurs jours ici... et tu négligeras tes leçons... Ça fera enrager Louise...
Je ris. Décidément, je m'étais trompé tout à l'heure. L'homme qui était là, assis à ma place, était bien un paysan. Mon grand-père serait moins gai si l'on devait se battre à Moussy ce soir, se tirer des coups de fusil cette nuit. Pourtant, avant de me coucher, j'examine la campagne par la fenêtre et, une fois au lit, je tends l'oreille attentivement. Je ne puis arriver à m'endormir.
Tout d'un coup, je sens une main se poser sur mon épaule. Je me réveille en sursaut, en criant. Germaine, qui se tient devant moi, sourit.
--Qu'avez-vous, monsieur Jean? Vous rêviez?
Je regarde, effaré, autour de moi. Il fait grand jour.
--Dépêchez-vous de vous habiller. Le chocolat est prêt et monsieur vous attend.
Une demi-heure après, nous partons. Nous sommes au bout de la rue qui donne sur le chemin de Versailles, lorsque la tête d'un peloton de Prussiens, baïonnette au fusil, apparaît sur la route. Mon grand-père m'empoigne brutalement par le bras et me colle le long d'un mur, derrière une haie. Je regarde entre les branches. Les Allemands s'avancent à grands pas; au milieu d'eux marche un homme, les mains attachées derrière le dos. J'aperçois un grand chapeau neuf, un visage pâle, une vieille blouse bleue... C'est l'homme d'hier. Je le reconnais...
--Grand-papa, cet homme...
--Et! parbleu! cet homme, c'est un vagabond qu'une patrouille prussienne a ramassé le long d'un fossé. Les Prussiens sont très sévères... pour ça... pour les vagabonds... On l'aura ramassé... Seulement, il vaut mieux ne pas se laisser voir... dans ces affaires-là... ça vaut mieux...
Mon grand-père ment, j'en suis sûr. Pourquoi ment-il? Où mène-t-on cet homme enchaîné? Pourquoi nous sommes-nous cachés?
Nous nous remettons en route et bientôt nous atteignons l'entrée des bois qui s'étendent jusqu'à Versailles. Mais, tout à coup, je saisis à deux mains le bras de mon grand-père.
Là-bas, derrière le village, une décharge terrible vient d'éclater.
--Grand-papa! grand-papa! as-tu entendu?...
Le vieux blêmit affreusement.
--Les Prussiens qui tirent... qui font des exercices de tir... Le matin... c'est leur habitude... le matin......
Ses dents claquent.
XV
Mon père est depuis quelques jours d'une humeur massacrante. La guerre s'éternise, les Prussiens resserrent de plus en plus le cercle qui entoure Paris et le siège de la capitale, qui semble disposée à se bien défendre, peut traîner en longueur. Ça ne fait pas marcher les affaires, tout ça, au contraire.
Depuis le 15 septembre, le travail est interrompu au chantier et mon père se plaint du matin au soir d'être obligé de rester les bras croisés et de ne pas gagner un sou. Ma soeur essaye parfois de lui remonter le moral en lui parlant des recettes que doit effectuer le chantier de Paris. Il est vrai que nous n'en savons rien, que le gérant qui le dirige ne peut correspondre avec nous, mais il doit faire des affaires, que diable! Dans une ville assiégée, on a besoin de matériaux, de planches pour construire des baraques, d'une foule de choses en bois--toujours en bois.--Mon continue à se désoler.
--Si au moins, dit-il, je pouvais avoir une lettre du gérant! Est-ce bête, la guerre! Comme ça gênerait les belligérants, hein? de laisser passer les lettres? les lettres de commerce?... Et puis, tu as beau dire, si les affaires marchaient si bien à Paris, le gérant aurait trouvé moyen de me le faire savoir...
--Mais, comment, papa?
--N'importe comment... Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles.
Mon père se monte. La colère le fait déraisonner. C'est à qui, parmi nos amis et connaissances, entreprendra de le sermonner. Mais M. Beaudrain et les époux Legros échouent complètement dans leurs tentatives et Mme Arnal n'obtient que de très minces résultats. Quant au père Merlin, il prétend qu'un peuple qui a déclaré la guerre à un autre peuple et qui n'a pas le dessus, doit savoir accepter tous les sacrifices.
--Mais, nom d'une pipe! s'écrie mon père, est-ce que c'est moi qui ai déclaré la guerre aux Allemands? Est-ce que je suis le gouvernement, moi?
--Sans aucun doute. Vous êtes une des unités qui constituent le peuple souverain, vous avez droit de suffrage, vous pouvez choisir vos mandataires...
--Et si ces mandataires me trompent?
--Il faut les flanquer dehors.
--C'est commode à dire.
--Et à faire.
--Et s'ils déclarent la guerre sans mon assentiment?
--Alors, il ne faut pas crier: «A Berlin!» Il faut crier: «Vive la paix!»
--Je ne suis pas socialiste, moi.
--Tant pis pour vous.
--Tenez, laissez-moi tranquille, conclut mon père, furieux.
Et il ne dérage pas de toute la soirée--à moins que M. Zabulon Hoffner ne vienne nous faire une visite.--Il prend une influence de plus en plus grande sur l'esprit de mon père, ce Luxembourgeois. Ils ont souvent de longues conversations ensemble, des conversations à voix basse. Quelquefois, j'en saisis des bribes:
--Il n'y a pas qu'avec les Français qu'on puisse gagner de l'argent... Après tout, les hommes sont des hommes... Il y a peut-être quelque chose à faire avec les Prussiens... L'argent, c'est toujours de l'argent, et une pièce de cent sous vaut partout cinq francs...
Parfois, mon père a l'air de pousser vivement M. Hoffner, de lui poser des questions embarrassantes, et l'autre semble se dérober; il lâche des phrases vagues, en faisant de grands gestes, comme pour protester de sa franchise. J'ai remarqué que le nom du préfet prussien, M. de Brauchitsh, revient souvent dans ces conversations.
Car, maintenant, le département de Seine-et-Oise est organisé à la prussienne. Nous avons un préfet prussien, des fonctionnaires prussiens; certains employés français ont conservé leurs fonctions, d'autres ont été remplacés. Il y a une administration prussienne au lieu d'une administration française, mais du moment que l'administration ne nous manque pas, c'est le principal. Des affiches nous ont annoncé «le maintien de toutes les lois françaises, en tant que l'état de guerre n'en réclamait pas la suppression». Des instructions ont paru qui réorganisent l'administration départementale sur la base du canton; le maire du chef-lieu de canton, investi de tous les pouvoirs, est chargé des communications avec l'autorité centrale, du service de la poste, de la perception des contributions, etc. Les relations des Allemands avec les habitants ont été régularisées et les maires ont été invités à verser, tous les mois, à la caisse de la préfecture, un douzième de l'impôt foncier fixé pour l'année 1870.
On voit tout de suite que le préfet prussien connaît son affaire. Pourtant, il ne paye pas de mine. Je l'ai vu plusieurs fois: il ressemble à Don Quichotte--un Don Quichotte qui aurait une barbe en forme de cerf-volant, couleur de jus de réglisse.
J'ai vu aussi le prince royal de Saxe et le prince royal de Prusse--notre Fritz.--On ne dirait jamais un prince royal; il se promène dans les rues, à pied, sans escorte, habillé très simplement; il a l'air d'un excellent homme. J'ai vu Moltke, aussi. C'est un vieillard aux yeux terribles: des yeux d'une énergie froide et sinistre, brillants et durs comme l'acier, qui éclatent dans la pâleur de son masque austère. Bismarck se promène seul, souvent, monté sur un grand cheval, dans les allées du parc; et c'est un spectacle étrange, mais empoignant, que celui de ce colosse à la face hargneuse et tourmentée, chevauchant tranquillement sur les gazons des tapis verts, vêtu d'habits civils, mais coiffé d'une large casquette blanche à lisérés jaunes--la casquette des cuirassiers blancs.
Le 5 octobre, j'ai assisté à l'entrée du roi de Prusse. Au moment où sa calèche allait pénétrer dans la cour de la préfecture, où il doit habiter, il s'est levé tout droit dans la voiture et a salué la foule qui l'acclamait. Les soldats allemands ont poussé des hurrahs et des Versaillais, massés en grand nombre sous les arbres de l'avenue de Paris, ont crié: «Vive le Roi!» Parmi les manifestants, j'ai reconnu M. Zabulon Hoffner.
En rentrant, j'ai raconté la chose à mon père.
--Eh bien? Et puis, après? Tu n'es qu'une petite bête. M. Hoffner sait ce qu'il fait. Crois-tu pas qu'il eût été bien habile d'aller crier: «A bas Guillaume!» C'est déjà très beau de la part d'un étranger comme lui, d'un Luxembourgeois, de servir nos intérêts comme il l'a fait jusqu'ici. Il nous a rendu déjà bien des services et donné bien des renseignements.
Des renseignements, oui, il nous en donne. C'est lui qui vient de nous apprendre que l'ancien maire de Moussy-en-Josas, Dubois, a été interné en Allemagne et que mon grand-père Toussaint a été nommé maire à sa place.
--Ah! vraiment, fait Louise, voilà pourquoi nous n'avons pas vu grand-papa, depuis quelque temps.
--Le fait est, dit M. Hoffner, que les maires sont très occupés. Rien que la collection des impôts et des réquisitions en argent leur prend beaucoup de temps. Il est vrai qu'ils sont indemnisés largement.
--Comment cela? demande mon père.
--Mon Dieu, M. de Brauchitsh a décidé de passer aux maires, pour les dédommager de leurs peines, une remise de 1 p. 100 sur la somme imposée au canton, et de 3 p. 100 sur la cote de la commune.
--Ah! diable! Ah! diable! fait mon père; mais c'est un métier très lucratif, que celui de maire prussien.
M. Zabulon Hoffner sourit. Il sourit comme ça chaque fois qu'il vient de nous donner une nouvelle qui a produit quelque effet. Depuis quelques jours, il nous en donne beaucoup.
Il paraît que les Allemands sont bien loin d'être tranquilles. Des événements graves sont imminents. Il se pourrait bien que, d'un moment à l'autre...
--Où? Quand? Comment? demandent ma soeur et Mme Arnal, intriguées.
M. Hoffner se fait tirer l'oreille, mais, peu à peu, se laisse arracher des détails.
Les Prussiens redoutent un mouvement de l'armée de Metz. Ils savent bien--et nous devons nous en douter aussi, si peu perspicaces que nous soyons--que le maréchal Bazaine n'est pas resté pour rien sous cette place forte. Il attendait le moment d'agir.
--Et ce moment est venu? implore Louise. Oh! dites-nous tout, monsieur Zabulon.
--Chut! dit le Luxembourgeois en mettant un doigt sur ses lèvres. Je ne sais encore rien,--rien de précis, tout au moins.--Mais, un de ces jours...
Ce jour est venu. M. Hoffner, après avoir fait fermer toutes les portes à clef, a tiré de dessous son gilet une feuille de papier de soie couverte de caractères microscopiques. C'est une dépêche apportée de Metz par un ballon.
--Un ballon! s'écrie Mme Arnal. Il est arrivé à Versailles? Il est?...
M. Hoffner, très digne, l'interrompt.
--Madame, je vous en prie, ne m'interrogez pas. J'ai juré de garder le secret. La moindre indiscrétion...
--Oh! alors, taisons-nous, fait ma soeur en roulant les yeux.
Le Luxembourgeois lit la dépêche. Elle est courte, mais expressive:
«Grande sortie de nuit a eu lieu. Maréchal Bazaine avait fait entortiller les pieds des chevaux dans linge et flanelle et rouler paille autour des roues des pièces et caissons. Prussiens complètement surpris dans leur sommeil et mis complètement en déroute. En avons fait un carnage affreux. Pris cent cinquante canons, dix drapeaux. Allemands sont dans situation la plus critique, toutes leurs communications coupées. Le maréchal, laissant seulement à Metz le nombre d'hommes nécessaires à la garde des remparts, va les poursuivre l'épée dans les reins. Avons vivres et munitions, mais manquons linge, bandes et charpie. Vive la France!»
--Enfin! s'écrie ma soeur! enfin!...
--Ils manquent de linge et de charpie, dit Mme Arnal, songeuse. Si l'on pouvait...
--C'est possible, madame, répond M. Hoffner. Très possible. A l'heure qu'il est, cette dépêche est parvenue dans toutes les villes non occupées par les Allemands et je ne doute pas que les dons de toute nature n'affluent bientôt à Metz, car les routes vont être libres, si elles ne le sont pas déjà. Mais, puisque les petits ruisseaux font des grandes rivières, si un comité de Dames se formait ici, je serais--ou plutôt nous serions, car je ne suis pas seul--en mesure de faire parvenir au maréchal les objets destinés à son armée.
--Mais comment?... demande Mme Arnal.
--Madame, je vous en supplie, ne m'interrogez pas.
Le comité est formé. Ma soeur travaille du matin au soir, comme une mercenaire. Une quantité de dames l'imitent. Mme Arnal en néglige son capitaine blessé qui commençait à se lever, pourtant.
--Enfin, que voulez-vous? dit-elle avec un soupir. Le devoir avant tout... Le devoir patriotique, bien entendu... Il y a tant de devoirs...
--Qu'on s'y perd? n'est-ce pas, demande en souriant le père Merlin qui est venu nous voir et qui a paru tout étonné de trouver le salon transformé en atelier de couture. Mais serait-il indiscret de vous demander, mesdames, pour qui toute cette lingerie?
Ma soeur lui fait des réponses vagues. Elle se défie de lui. C'est un mauvais patriote.
Moi, je me défie plutôt de M. Zabulon Hoffner. Il ne me revient pas. Et puis, il a prétendu l'autre jour que je pourrais bien travailler aussi, que ça m'amuserait. Depuis ce temps là, on me fait faire de la charpie et ça m'embête.
Tous les soirs on porte avec mille précautions de gros paquets chez le Luxembourgeois. Et, le lendemain, il arrive, souriant malignement, se frottant les mains, comme s'il était enchanté d'avoir joué un bon tour aux Prussiens.
--C'est parti! dit-il.
--Où?
XVI
M. Zabulon Hoffner est venu parler à mon père de deux de ses amis qui habitent Saint-Cloud et qui sont forcés d'abandonner la ville, exposée au feu des forts. La plupart des habitants de Saint-Cloud ont déjà, depuis le 5 octobre, quitté leurs demeures, mais MM. Hermann et Müller--les amis en question--ne se sont décidés à partir qu'à la dernière extrémité. On leur a offert un refuge au grand séminaire de Versailles, mais ils ne savent où mettre leurs meubles qu'ils ont tenu à emporter avec eux. Si M. Barbier était assez complaisant pour vouloir bien leur prêter un des hangars qui ne lui servent pas...
--Mais comment donc! a dit mon père. Certainement!
--D'ailleurs, a affirmé M. Hoffner, vous ne vous repentirez pas de leur avoir rendu service. Ce sont de fort honnêtes gens et, qui plus est, d'excellents patriotes. Je m'en porte garant. Du reste ce sont des Alsaciens: c'est tout dire.
--Alsaciens! a crié Louise. Des Alsaciens! Ah! qu'ils viennent! qu'ils apportent tout ce qu'ils voudront! N'est-ce pas, papa?
--Mais oui, mais oui. Monsieur Hoffner, vous pouvez dire à vos amis que le hangar est à leur disposition. Ils peuvent venir.
Ils viennent: M. Hermann, long et mince comme un pain jocko, sec comme un coup de trique, et M. Müller court et gros--loin du ciel et près de l'obésité.--Ils amènent avec eux quatre grandes voitures chargées de meubles. Après avoir fait force compliments, après avoir remercié mon père pendant un bon quart d'heure, ils ont fait procéder au déchargement. On a empilé le contenu des voitures sous le hangar, qui s'est trouvé à moitié plein.
--Il reste encore de la place, vous voyez, dit mon père, qui assiste à l'opération, avec moi.
--Heureusement, répond M. Müller, car nous en aurons besoin.
--Auriez-vous autre chose à apporter? demande mon père étonné.
--Oui, des meubles. Encore autant, à peu près; peut-être un peu plus.
--Votre établissement était donc bien important?
--Extrêmement important.
--Mais M. Hoffner m'avait dit, je crois, que vous étiez lampistes?
--Oui, lampistes, déclare Müller.
Mais Hermann ajoute bien vite:
--Lampistes-tapissiers. Nous faisions le commerce des meubles.
--C'est ça même, approuve Müller; nous vendions des meubles, comme ça, de temps à autre... Et nous avons même en dépôt quelques mobiliers que des amis nous ont confiés avant leur départ. Nous tenons expressément à ne pas les laisser à Saint-Cloud; ils n'auraient qu'à être volés ou détériorés... Du moment que nos amis ont eu confiance en nous...
--Je comprends ça, dit mon père. Mais vous n'avez pas apporté vos lampes.
--Ah! oui, nos lampes, fait M. Hermann légèrement gêné. Eh bien! nous avons réfléchi; nous les laissons à Saint-Cloud. C'est si fragile! Et que voulez-vous que les Prussiens en fassent? Ah! si c'était des pendules...
Il éclate de rire et nous l'imitons. Nous n'avons justement pas d'Allemands à loger pour le moment et nous invitons les deux associés à dîner.
Ah! qu'ils n'aiment pas les Prussiens, les lampistes-tapissiers! Nous sommes à peine au rôti qu'ils ont déjà chargé Guillaume et Bismarck de plus de crimes que n'en pourrait porter le bouc émissaire. Ils nous ont prouvé, clair comme le jour, que le feu avait été mis au Château de Saint-Cloud par les troupes prussiennes. Ils ont vu, de leurs yeux vu, des soldats activer les flammes et mettre le palais à sac.
--Et encore, monsieur, s'ils se contentaient de piller les monuments impériaux ou nationaux! Mais ils s'attaquent aux propriétés particulières; ils dévalisent les maisons. Il y a huit jours, un colonel a fait expédier huit pianos en Allemagne.
--C'est ignoble, dit ma soeur.
--Infâme! dit mon père.
--La race teutonne a été de toute antiquité une race de voleurs, affirme Müller.
--Et quand on pense, ajoute Hermann, que ces brigands rêvent de s'annexer notre chère Alsace, notre Alsace si loyale, si honnête, si française!
--La province la plus française, dit Müller la larme à l'oeil.
Les Alsaciens ne nous quittent que très tard, en s'excusant des dérangements qu'ils nous causent, en nous remerciant infiniment.
Le lendemain, ils reviennent--en s'excusant et en remerciant.--Cette fois-ci, ils n'ont pas quatre voitures de meubles derrière eux. Ils en ont cinq. Le hangar est plein jusqu'au toit.
--Dieu feuille que nous ne vous emparrassions pas longdemps! soupire Hermann.
Comment bourrons-nous chamais regonnaître fotre gomblaisance?
Et Müller, qui tient à hacher un peu de paille, lui aussi, avant de nous quitter, ajoute avec un gémissement:
--C'est pien tûr t'êdre opliché d'apantonner ses bénades!
--Quels braves gens! s'écrie ma soeur, quand ils sont partis. Une détresse pareille, ça fend le coeur.
Moi, c'est leur accent qui me fend les oreilles. On dirait, lorsqu'ils parlent, qu'ils se gargarisent avec de la ferraille, qu'ils roulent de vieux clous dans leur gosier. Et puis, ils me semblent un peu trop polis.
--La politesse ne gâte jamais rien, dit mon père. Vois donc, lorsque le général français Boyer est venu ici, il y a deux jours, si les Prussiens, qui pourtant sont des brutes, l'ont reçu impoliment!...
Ma foi, non. Les Prussiens ont été très honnêtes. Ils ont promené le général, plusieurs fois, de la préfecture où réside Guillaume jusqu'à la maison de la rue Clagny où demeure Bismarck, avec tous les égards dus à son rang. J'ai été faire le pied de grue, avec mon père, devant cette maison où flotte le drapeau tricolore de la Confédération germanique, pour apercevoir le général français.
Au bout d'une heure, il est sorti en calèche, accompagné de deux généraux prussiens. Des cuirassiers blancs escortaient la voiture. J'ai crié: «Vive la France!»
Les Prussiens ne m'ont rien dit, mais mon père m'a flanqué une gifle.
--As-tu l'intention de nous faire fusiller, galopin?
Qu'est venu faire à Versailles le général Boyer? Voilà la question que chacun se pose et à laquelle personne ne répond. M. Zabulon Hoffner lui-même ne peut nous donner aucune explication. Tout ce qu'il sait, c'est que le général arrive de Metz. Il sait aussi, mais il le dit tout bas, que le maréchal Bazaine a remporté de grandes victoires qui mettent les armées allemandes dans une vilaine situation. Plusieurs armées françaises couvrent la ligne de l'Eure et le général Trochu combine un mouvement tournant de la dernière importance.
--Il se pourrait même, déclare M. Hoffner--mais n'en parlez pas, je vous en prie--que le roi de Prusse soit complètement cerné à l'heure qu'il est et qu'il ne reste à Versailles que parce que le chemin de l'Allemagne lui est fermé. Ah! les Prussiens ne sont pas à la noce!
Ma soeur, qui exerce une surveillance minutieuse sur les allées et venues des soldats qui logent chez nous, qui épie leurs moindres mouvements et les impressions de joie ou de tristesse qui passent sur leurs visages, assure qu'ils sont plongés dans le désespoir le plus profond.
On ne le dirait guère. Ils ont des figures larges comme des derrières de papes, grasses comme des calottes de bedeaux et rouges comme des pommes d'api.
L'autre jour, j'ai assisté avec M. Legros au passage d'un cercueil allemand qu'on portait au cimetière.
--Les Prussiens tombent comme des mouches, m'a dit l'épicier; du reste, on s'aperçoit bien qu'ils sont tous malades.
Encore une maladie comme ça et on ne leur verra plus les yeux.
On ne parle partout, dans la ville, que d'un succès prochain, définitif. Mme Arnal a complètement abandonné son blessé qui se promène mélancoliquement, tout seul, en s'appuyant sur une canne. Je l'ai rencontré: il a l'air de s'amuser comme un curé sans casuel. A la maison, tous les soirs, nous nous livrons aux combinaisons stratégiques les plus extravagantes. Le père Merlin qui nous a surpris, deux ou trois fois, au milieu de nos calculs fantastiques, s'est moqué de nous très ouvertement. Ma soeur est furieuse contre lui. Elle prétend qu'il n'a jamais été Français et qu'il pourrait très bien être vendu aux Prussiens.
--On a vu des choses plus drôles, dit M. Zabulon Hoffner en branlant le menton.
Et Mme Arnal s'écrie:
--C'est un vieux rossignol à glands!
Parfois, lorsque nous n'avons pas d'Allemands à loger, Louise se met au piano et attaque la Marseillaise en sourdine. M. Hoffner l'accompagne.
Il chante comme une serrure.
Mais, tout à coup, la nouvelle de la reddition de Metz se répand. Les Allemands affirment que Bazaine a capitulé, le 28 octobre, et a mis bas les armes avec cent soixante-dix mille hommes. Ils illuminent la préfecture et, le soir, des retraites aux flambeaux parcourent la ville. Un journal rédigé en français par des Prussiens et auquel, dit-on, collabore le chancelier, donne les détails les plus circonstanciés sur la capitulation. Malgré tout, on refuse de croire au désastre.
Il faudrait être fou, dit M. Legros, pour ajouter foi aux affirmations du Moniteur officiel de Seine-et-Oise. Une ignoble feuille de chou que le roi de Prusse fait placarder sur nos murailles et qui ne contient que d'affreux mensonges. Personne ne devrait lire cet horrible papier.
--Je suis bien de votre avis, fait mon père.
Ce qui ne l'empêche pas de m'envoyer, tous les jours, lire le Moniteur officiel collé sur le mur de l'hospice. Je dois, en rentrant, lui faire un résumé fidèle de ce que contient le journal.
Le plus souvent, il contient de drôles de choses. Il prétend que la lutte est devenue impossible, que nous n'avons plus de soldats; nous manquons aussi de généraux et ceux qui restent sont mis en suspicion par les avocats et les journalistes qui aspirent à les remplacer. La France est divisée en deux camps: une minorité turbulente et malsaine, plus disposée à tourner ses armes contre les prêtres que contre les Prussiens--témoins ces mobiles de Lyon qui prenaient d'assaut des séminaires et des couvents de Carmélites;--et la grande majorité de la nation, effrayée de ces menaces de révolution sociale et demandant la paix à tout prix. Que lui importe l'Alsace et la Lorraine? Les Français n'ont plus depuis longtemps qu'un désir: vendre cher leurs produits et vivre grassement dans les jouissances de la matière.
Un jour, un article sur Gambetta et la guerre à outrance indigne tout le monde. Gambetta n'est qu'un tribun d'occasion, un rhéteur du café de Madrid, qui, sous le prétexte de défense nationale, vise au triomphe d'un parti. La France est gouvernée par des tragédiens, des tragédiens de petits théâtres, sans engagements fixes.
--C'est épouvantable! dit M. Legros.
--Peut-être, répond le père Merlin, mais ça me semble assez juste.
M. Legros a un geste d'indignation, mais il se contient. On ne fait même plus au père Merlin l'honneur de lui répondre.
A quoi bon? Malgré les rodomontades des Allemands, les bonnes nouvelles se succèdent. On remarque que, depuis quelques jours, une animation inaccoutumée règne dans le camp ennemi. Les Prussiens élèvent partout d'énormes retranchements. Ils viennent aussi d'arracher tous les rails des chemins de fer et les emportent dans des voitures. Qu'en font-ils? On parle mystérieusement de locomotives blindées qui devaient, pendant la nuit, transporter les troupes françaises en plein coeur de Versailles; on parle de ceci, de cela...
Pourtant, il faut se rendre à l'évidence: Metz a capitulé; il n'y a plus à en douter. Alors, c'est un concert de malédictions. On injurie Bazaine sur tous les tons possibles.
--C'est un traître! un bandit! un vendu!
Et le grand mot revient, le grand mot qui souligne toutes les catastrophes.
--C'est infâme!
--Le coup est bien douloureux pour Versailles, dit M. Legros. Il atteint dans son honneur la ville qui a donné le jour au général en chef de l'armée de Metz. Mais, ajoute-t-il, il ne faut pas désespérer. Nous avons juré d'élever nos coeurs. Que notre devise soit celle du gouvernement de la Défense nationale: A outrance!
On applaudit le marchand de tabac. Je voudrais bien l'applaudir comme les autres, mais quelque chose m'en empêche.
L'autre jour, une colonne de prisonniers français s'est arrêtée devant chez lui. Ces malheureux mouraient de soif.
--Donnez donc à boire à ces braves gens! a crié l'officier prussien qui commandait l'escorte, en se tournant vers l'épicerie.
Et j'ai vu M. Legros sortir de sa boutique, tout tremblant, portant un bol et un seau d'eau dans lequel les prisonniers ont puisé à tour de rôle.
Il me semble qu'il aurait pu donner du vin--ou au moins de l'eau rougie, de l'abondance. Maintenant, comme il a juré d'élever son coeur, il tient peut-être à garder son vin pour lui. Ça doit élever les coeurs, le vin pur.....
M. Zabulon Hoffner nous apporte les meilleures nouvelles du voyage diplomatique de M. Thiers, que nous suivons avec anxiété depuis quelque temps.
Car, il ne faut pas croire que M. Thiers est toujours la vieille crapule qu'il était lorsqu'il s'est opposé, au mois de juillet, à la déclaration de guerre. On ne parle plus de l'envoyer à Coblentz; on parle de l'envoyer au Panthéon--le plus tard possible, bien entendu.--C'est un grand homme, un citoyen illustre; ce peut être un sauveur.
M. Legros l'affirme.
--Si M. Thiers réussit, s'écrie-t-il, les Prussiens sont fichus! C'est moi qui vous le dis.
XVII
Il y a quelque temps déjà que nous n'avons vu M. Beaudrain. Nous savons qu'il est malade. Malade de peur. Le 25 octobre, jour de la sortie de la Jonchère, lorsque le canon français, se rapprochant, semblait toucher aux portes de Versailles, il a été pris d'une crise de nerfs. Il a fallu le remonter à grand'peine de sa cave où il s'était blotti et le transporter mourant dans sa chambre.
Un billet de lui nous apprend qu'il vient de quitter le lit et qu'il a obtenu des autorités prussiennes un sauf-conduit qui lui permettra de se rendre à Caen, où demeure sa famille. Il s'excuse de ne pouvoir venir nous faire ses adieux, mais il craint, s'il se promenait dans la ville, d'être victime de quelque accident. Il sait que les Allemands lui en veulent, etc., etc.
--Si nous allions le voir? demande mon père. C'est bien le moins que tu ailles serrer la main de ton professeur avant son départ, Jean.
Nous partons. M. Legros, qui n'a justement rien à faire, nous accompagne. Quant à Mme Arnal, elle ne peut nous suivre, à son grand regret; elle est obligée d'aller chercher son blessé qui est parti prendre l'air dans le parc et qu'elle a promis de rejoindre avant quatre heures, pour le ramener chez elle.
--Il s'impatienterait, vous comprenez; et les malades, c'est tellement nerveux! Un rien entrave leur guérison. Un rien! la moindre contrariété!...
Mais elle nous remet une lettre à l'adresse de son mari, à Paris, en nous chargeant de prier M. Beaudrain de la faire parvenir, par un moyen quelconque, dans la capitale assiégée.
--Ce pauvre Adolphe! Il sera si content d'avoir de mes nouvelles!...
Le professeur demeure dans une maison contiguë au lycée. L'entrée principale donne sur l'avenue de Saint-Cloud, mais M. Beaudrain a la jouissance d'une entrée particulière sur une cour du lycée; c'est la cour des cuisines. M. Beaudrain est très fier de cette entrée.
Il n'y a pas de quoi. La cour est petite, sale, puante. De tous côtés gisent des instruments culinaires absolument infects, des marmites barbouillées de graisse, des casseroles vert-de-grisées. Des tas de vieux haricots et de lentilles, des os moussus, des rognures de légumes putréfiés entourent des cuves et des tonneaux pleins d'eau sale. Sur cette eau nagent des langues de pain, des rondelles de carottes, des poireaux qui ressemblent à des algues, des feuilles de choux blafardes, et, de temps en temps, apparaît la forme indécise d'un arlequin qui fait la planche. Une odeur repoussante monte de cette cour, passe par l'entrée particulière et nous poursuit dans l'escalier.
Nous trouvons le professeur en train de faire ses malles. Il nous explique qu'il se hâte, car il a peur que les Allemands se ravisent et lui enlèvent son sauf-conduit. M. Beaudrain me fait pitié; ce n'est plus que l'ombre de lui-même. Il est horriblement troublé et, réellement, il ne sait plus ce qu'il fait. Il renverse son encrier dans un carton à chapeau et remplit de chaussettes sales et de vieux faux-cols un tuyau-de-poêle tout neuf. Il bredouille, tout en continuant ses préparatifs, des phrases inintelligibles. La lettre de Mme Arnal l'embarrasse beaucoup; il ne sait où la fourrer. Si les Prussiens la découvraient! Enfin il déclare que, pour plus de sûreté, il la mettra dans ses bottes.
Nous nous en allons après lui avoir souhaité un bon voyage et le professeur, en nous reconduisant, semble retrouver la moitié de sa langue. Il murmure:
Non patriam fugimus; nos dulcia linquimus arva...
Et, après du Virgile, du Casimir Delavigne:
Adieu, Madeleine chérie...
La maison de M. Beaudrain s'appelle Madeleine? Je l'ignorais...
... Qui te réfléchis dans les eaux...
Les eaux grasses...
Nous traversons la cour infecte et nous allons sortir quand le concierge du lycée nous barre le passage. Un convoi de blessés entre dans l'établissement scolaire, qu'on a converti en ambulance. La vue des voitures, dont les bâches de toile grise portent la croix rouge, et d'où sortent des gémissements, me glace le sang dans les veines.
--Tous des blessés prussiens, murmure le concierge; on ne met pas de Français ici.
--Ah! dit M. Legros, tout bas, si l'on pouvait les achever!
Le concierge nous donne des détails. D'après lui, toutes les nuits, on emporte des cinquantaines de cercueils. Les Prussiens enterrent leurs morts la nuit pour ne pas laisser voir leurs pertes.
--Quand je vous dis qu'ils tombent comme des mouches! murmure le marchand de tabac.
Et il ajoute:
--Si vous voulez, Barbier, nous irons jusqu'au Château. J'ai l'habitude de donner, tous les huit jours, quelque chose pour les blessés français. C'est ma femme qui veut ça. Une idée de femme. Elle voulait que je donne dix francs. Je donne cent sous. C'est assez.
--Mais, demande mon père, on vous laisse donc pénétrer dans l'ambulance du Château?
--Non, non. Seulement, je passe devant, tout près. Je fais signe à un curé--un curé français, l'abbé Chrétien--qui se trouve toujours là l'après-midi, et il vient prendre mon argent qu'il distribue entre les Français. Ah! il n'y a pas de danger qu'il en donne un sou aux Allemands! Tout pour les nôtres! On peut se fier à lui pour ça. Tout le monde le sait. Vous connaissez l'abbé Chrétien?
--Je l'ai vu. Il a une sale tête.
--Vous trouvez? C'est un bien brave homme. Et un patriote! Je ne vous dis que ça...
Nous arrivons au Château. Nous passons devant la galerie des maréchaux où est installée l'ambulance. Nous passons et nous repassons, et M. Legros, qui regarde par toutes les fenêtres, n'aperçoit pas l'abbé Chrétien.
--C'est qu'il n'est pas là... c'est qu'il n'est pas venu... Ah! voilà une soeur de charité.
Il lui fait signe. Deux minutes après, la soeur ouvre la porte et s'approche de nous. Elle a, sous la cornette, une belle figure triste et pâle.
--Ma soeur, dit le marchand de tabac, je voudrais vous remettre un peu d'argent... un peu d'argent pour les blessés... D'habitude, je donne la même somme, tous les huit jours, à l'abbé Chrétien...
Il allonge la pièce de cent sous vers la main qu'a tendue la soeur.
--Mais, ajoute M. Legros, il est bien entendu que c'est pour les nôtres, pas pour les Prussiens... rien que pour les nôtres...
La soeur a retiré la main et, étendant le bras vers la longue galerie où souffrent les mutilés:
--Pour tous, dit-elle.
M. Legros est stupéfait.
--Mais, ma soeur, voyons... je ne peux pas... pour les Prussiens... je ne peux pas...
--Alors, gardez votre argent, mon frère. Je ne peux pas le prendre.
Et la soeur est rentrée, droite et calme, dans l'ambulance dont elle a fermé la porte tout doucement.
M. Legros est furieux; mon père aussi.
--Ah! la béguine! la garce! la sale béguine! Avez-vous vu ça? Pas pour deux sous de patriotisme! Pas un liard de coeur! C'est honteux!...
Et le marchand de tabac frappe sur la pièce de cent sous qu'il a remise dans le gousset de son gilet.
--J'aimerais mieux la jeter dans la pièce d'eau des Suisses que de la donner aux Prussiens!
--Sacré nom d'un chien! vous avez raison, dit mon père. Et on appelle ça des soeurs de charité! Quelque chose de propre!...
En rentrant, nous trouvons à la maison Justine, la femme de chambre de la tante Moreau. Elle vient prier mon père, de la part de la tante, de venir la voir le plus tôt possible à Moussy.
--Diable! dit mon père, ça tombe mal. J'ai justement à faire ce soir avec M. Zabulon Hoffner, au sujet d'une chose... d'une machine... très importante... Et je serai probablement très occupé pendant quelque temps...
Mon père réfléchit.
--Si on envoyait Jean? demande ma soeur. Puisque ma tante se plaint surtout de la solitude dans laquelle elle vit, à ce qu'affirme Justine... Ça lui ferait une société.
Il me semble que Louise dispose de moi bien cavalièrement. Petite péronnelle! Attends un peu! Mais mon père approuve l'idée qu'elle vient d'émettre et je suis prié--pas trop poliment--d'aller m'habiller.
--Tu resteras à Moussy deux jours, trois jours, peut-être une semaine. Ça dépend. Tu ne t'y ennuieras pas plus qu'à Versailles, après tout.
Une heure après, je pars avec Justine.