Bellefleur: Roman d'un comédien au XVIIe siècle
The Project Gutenberg eBook of Bellefleur: Roman d'un comédien au XVIIe siècle
Title: Bellefleur: Roman d'un comédien au XVIIe siècle
Author: François de Nion
Release date: December 21, 2013 [eBook #44483]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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BELLEFLEUR
ROMAN D'UN COMÉDIEN AU XVIIe SIÈCLE
Il a été tiré de cet ouvrage
Vingt exemplaires numérotés sur papier de Hollande
Exemplaire No 14
FRANÇOIS DE NION
BELLEFLEUR
ROMAN D'UN COMÉDIEN AU XVIIe SIÈCLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1903
Tous droits réservés.
BELLEFLEUR
ROMAN D'UN COMÉDIEN AU XVIIe SIÈCLE
I
LE PANIER D'ŒUFS
Je suis fils d'un homme de condition dont le père avait été contraint de s'anoblir parce que le roi avait besoin d'argent pour ses guerres et ses amours. Mon aïeul, qui ne prisait rien tant que la qualité de bourgeois et d'être appelé «honorable homme», ne fut pas trop satisfait de devenir, de très bon roturier, assez médiocre gentilhomme.
Mais sitôt qu'il fut décrassé de sa roture et noble sans en avoir d'obligation à ses parents, il commença d'éprouver un certain contentement de voir le messire devant son nom et l'écuyer à la queue, et quand le juge d'armes de sa province lui eut bien fait des armoiries et qu'elles furent enregistrées, il crut, pour le coup, n'avoir jamais été vilain et jura: «foi de gentilhomme», comme s'il eût eu dans sa généalogie Galaor, prince d'Achaïe, ou le grand Cyrus, à la condition toutefois que ce roi des Persans eût pu faire ses preuves par devant M. d'Hozier.
Même la terre qu'il avait ayant eu autrefois le titre de comté, il conçut le dessein de faire de son fils un seigneur titré et mourut dans le temps qu'il allait entreprendre le voyage de Versailles pour suivre un projet si raisonnable et d'une conséquence si grande. C'est pour cette raison que, dès que j'eus passé des mains des femmes dans celles des hommes, je fus appelé le chevalier de Lafontette, qui était le nom du château où mes aïeux, les Morellet, avaient si longtemps payé la taille et s'étaient fait remplacer pour la corvée.
On me donna un gouverneur qui avait été cadet dans une compagnie de grenadiers formée par M. le duc d'Aumont et licenciée après la paix. Ce bon gouverneur m'apprit tout ce qu'il savait, c'est-à-dire à jurer le nom de Dieu en allemand, en flamand et en espagnol et même à fumer, dans une longue pipe de terre qu'il avait rapportée de Hollande, un tabac qu'il disait avoir recueilli en Catalogne. Il m'apprit aussi à composer des vers, art auquel il s'entendait parfaitement parce qu'il avait été autrefois amoureux d'une dame de la cour laquelle donnait fort dans le bel-esprit, et il m'enseignait la civilité, comme quoi il n'est pas décent de battre son laquais ou de peigner sa perruque lorsqu'on est en compagnie, et de quelle manière il faut saluer un grand, la main dégantée et touchant le parquet.
Cependant mes parents, s'étant à la fin avisés d'une certaine odeur qui remplissait la maison et qui les incommodait particulièrement, eurent l'idée de monter à notre appartement d'où cela paraissait venir et d'ouvrir la porte de la salle où nous honorions les dons du tabac en les arrosant des présents de Bacchus. Ils furent véritablement dans la consternation de nous voir au milieu des vapeurs d'une fumée fort épaisse et si bien conditionnés qu'il était douteux quel fruit de la vigne ou du pétun avait produit un résultat si fâcheux sur nos esprits. Ayant sans doute jugé que j'étais suffisamment avancé de ce côté-là dans mes études, M. et Mme de Lafontette se résolurent de m'envoyer en achever d'autres dans un collège tenu par des franciscains, dans la petite ville de la Châtre qui n'était éloignée de notre château que de quatre postes.
Comme mon grand-père s'était jeté autrefois dans des dépenses considérables pour soutenir son nouvel état, nos affaires étaient présentement dans un plus mauvais point qu'au temps où nous étions de simples croquants; mon père ne voulut donc pas payer la pension que les franciscains lui demandaient pour me recevoir et me loger, mais il crut avoir fait merveille en louant pour moi, proche du couvent, une mansarde qu'il meubla fort proprement et où il m'envoyait de sa ferme le pain, le vin, du lard et quelques poulets, ou bien des œufs avec du poisson les jours de maigre et de vigile. En outre, avant de partir, on me remplit un bon coffre d'habits, de linge, de gros bas d'étoffe et de chaussures, au moyen de quoi mon père et principalement Mme de Lafontette, ma mère, se persuadèrent qu'il n'y avait rien de si inutile que de me donner de l'argent comptant et, véritablement, ils se seraient fait un scrupule de me laisser voir seulement la couleur d'un écu ou même d'un franc.
J'enrageais de cette gueuserie, car il venait précisément d'arriver à la Châtre une troupe de comédiens qui annonçaient des représentations très extraordinaires, et mon cœur s'était ému à la pensée d'entendre les vers de M. Rotrou et de M. Corneille qui passaient alors pour les plus fameux parmi les poètes du temps, mais plus encore peut-être par la beauté et le piquant de certaine suivante que j'avais aperçue mêlée à la troupe sur le chariot de Thespis et qui avait paru à mes yeux comme la huitième merveille du monde. Les places de parterre d'où je pouvais contempler les traits de ma divinité n'était pas d'un prix à ruiner un honnête homme, vu qu'elles ne coûtaient que six sols et deux deniers; mais encore fallait-il posséder un semblable trésor auprès duquel pâlissaient pour moi toutes les richesses de Golconde, puisque les deux d'ailleurs se trouvaient également hors de ma puissance.
Il arriva que ces comédiens firent promener par la ville, avec un grand accompagnement de tambours et de trompettes, une affiche le mieux composée du monde, en caractères manuscrits chacun d'un pied de haut et dans laquelle il était dit que, voulant faire participer les plus humbles comme les plus illustres à une représentation si inouïe, la sérénissime troupe des comédiens de M. le maréchal de Moncontour—c'était le titre qu'ils se donnaient—accepterait des dons en nature pour le paiement des places et que le suisse-portier aurait ordre de laisser entrer au parterre ceux qui se présenteraient munis d'un panier d'œufs, d'une paire de poulets gras ou d'un jambon dodu.
Voyant cela, je ne fis qu'un saut jusqu'à mon logis où maître Pierre, le fermier, venait tout justement d'apporter les provisions de la semaine et, me saisissant d'une corbeille où s'élevait une montagne d'œufs les plus blancs et les plus agréables à la vue qu'il m'ait jamais été permis de contempler, je courus vers le théâtre où déjà les chandelles s'allumaient et où la foule commençait d'entrer pendant qu'un Scapin à la tête coupée d'une collerette bien large et bien godronnée se démenait pour faire approcher les timides ou les indécis en leur montrant de sa baguette tantôt le prix des places, tantôt une guirlande de jambonneaux et de volailles, ou bien une grande cuve dans laquelle les moins fortunés versaient les œufs qu'ils avaient apportés, après quoi ils avaient le droit de passer sous la hallebarde du portier et de se tenir bien sagement sur leurs pieds dans le parterre.
Je m'avançai à mon tour et je me préparais à vider pieusement ma corbeille dans cette cuve, quand, à un mouvement qui se fit au-dessus de moi, je levai les yeux et je vis mon infante qui venait aider Scapin à haranguer l'auditoire. Mon trouble fut si grand de me sentir si près de cette beauté que, manquant d'un pied et butant de l'autre, j'allai donner tout droit du nez dans l'offrande des œufs, devenue dans l'instant une piscine où je nageais le plus galamment qu'il se pût pendant que Scapin et la soubrette faisaient de grands éclats de rire que répétait la foule, particulièrement réjouie d'un spectacle si nouveau et qui lui coûtait si peu.
C'est par suite d'un accident si lamentable que de chevalier je devins comédien, car, à quelque temps de là, ne pouvant plus supporter les nargues que les polissons me faisaient dans les rues de la Châtre en souvenir de mon aventure, je demandai au directeur de la troupe errante de m'emmener avec lui pour remplacer le valet de comédie qui avait été tué à Saumur par des étudiants parce que la pièce jouée, qui était de Bergerac, faisait fureur et que le vin d'ailleurs était à très bon marché.
C'est ainsi, et préoccupé uniquement de suivre les astres jumeaux qu'étaient devenus pour moi les yeux de Zerbine, que je quittai le collège et ma patrie un soir de printemps pour suivre les sentiers ardus et charmants de Thalie.
II
PHARASMANE
L'Aurore, de ses doigts roses et mignards, entr'ouvrait les portes de l'Orient d'une manière qui la rendait plus belle en son négligé, quand le chariot de Thespis se mit en route, accompagné par le bruit des roues graissées sans doute d'une huile assez pauvre et qui faisaient une musique fort criarde et la plus propre du monde à réveiller les morts en roulant sur le chemin du roi.
Sitôt que nous eûmes dépassé les remparts de la ville et que nous nous vîmes au milieu des champs, chacun ne songea plus qu'à descendre du coche et à donner à ses jambes un peu de liberté. Les galants du tripot et les amateurs de spectacles qui se pavanent et s'élargissent dans des fauteuils sur nos tréteaux auraient eu beau jeu de considérer, sous la lumière rafraîchie du matin, les mines fraîches de nos comédiennes, j'entends pour l'Angélique et pour la Cydalise, et pour Zerbinette aussi, qui parut enfin entre les rideaux de la voiture comique, plus vermeille à mes regards que ne l'avait été un moment auparavant la fille du Titan et de la Terre écartant les courtines pourprées de son lit de nuages. Dona Moralès, la duègne, ne frayait pas de la sorte avec les premiers feux du jour, mais, coitement adossée à des coussins fort douillets, elle se réjouissait en ce moment le cœur d'une aile de poulet délicat et d'une tourte de pigeonneaux dont elle s'était arrangée avec notre hôtesse, sans oublier de les mouiller d'un vin un peu vert qu'elle prisait assez, sans que sa décrépitude en voulût autrement à cette jeunesse.
Dans le même moment, Mirobolan qui faisait les fiers-à-bras dans les pièces de M. Scarron, et le sieur de La Rapière, lequel figurait le roi dans les tragédies de M. Hardy, nous rejoignirent montés sur deux mules poussives qui ne balancèrent pas à s'arrêter sitôt qu'elles eurent vu que les chevaux du chariot ne marchaient plus, de façon que leurs maîtres furent contraints d'en descendre pour ne point faire figure de statue équestre au milieu de la route. Mais, comme l'endroit parut à tous fort net et garni d'arbres qui répandaient aux alentours une ombre agréable, on trouva qu'il était le plus propre du monde à faire collation et à passer dans cette occupation les heures chaudes du jour.
Nous nous assîmes donc sur un tapis vert qu'un ruisseau parcourait en se jouant avec un doux murmure, et nous commençâmes à nous entretenir en mangeant d'une manière qui faisait bien voir que ce n'était point là poulets de carton, ni pâtés de plâtre peint, mais bonnes, véritables et solides victuailles, harnais de gueule et goinfrade point chimérique, belle repue et non chair de théâtre. Comme nous étions ainsi occupés, mon étonnement ne fut pas médiocre de voir, tout d'un coup, le sabot d'un cheval se poser sur mon assiette d'étain, qui se trouvait vide pour l'instant. Faisant aussitôt réflexion que ce mets d'un genre nouveau n'était pas venu tout seul à cette place, et mettant à profit les enseignements des philosophes qui nous engagent à rechercher les causes des effets, je fis remonter mes regards d'abord le long d'une jambe chevaline, forte et charnue, ensuite vers un ventre rond et poilu de quadrupède, flanqué de deux bottes elles-mêmes garnies de deux redoutables éperons, enfin jusqu'aux hauts-de-chausses, au pourpoint, à la tête et au chapeau d'où ces bottes-là provenaient. Quand je fus arrivé à ce sommet,—je veux dire la tête,—je vis que celui qui mettait ainsi le pied de son coursier dans mon dîner était M. de Lafontette, mon père.
En même temps j'entendis descendre par le même chemin les mots de vaurien, de polisson, de pendard, de larron, de fils de mauvaise race, et je connus à ce dernier trait que mes yeux ne m'avaient pas trompé.
Je sus plus tard que mon père ayant été informé de ma fuite avec la troupe errante s'était incontinent mis à ma poursuite et que, passant sur la route le long de laquelle nous avions fait notre établissement et reconnaissant son fils parmi l'illustre compagnie, il avait pu s'approcher de nous sans être entendu, grâce à l'herbe touffue qui, poussant en ce lieu, étouffait le bruit des pas et à la ferveur de notre appétit qui ne nous rendait attentifs qu'à nos morceaux. Pour le moment, sa vue fut pour moi le coup de la foudre, et les comédiens eux-mêmes parurent un peu émus quand ils ouïrent ce seigneur leur reprocher de lui avoir ravi un fils unique, espoir de sa vieillesse et promis à de plus nobles destins. Zerbine s'étant approchée avec cette grâce piquante qui la faisait si belle, et lui ayant, par manière de jeu, offert une coupe pleine de vin, parce que, disait-elle, il devait s'être échauffé à force de parler, mon père repoussa de la main cette coupe comme si elle eût été remplie de poison,—et véritablement c'était celle qui servait au cinquième acte de Rodogune,—et, prenant à partie cette soubrette, lui dit qu'il voyait bien que c'était pour l'amour d'elle et de son minois fripon que son fils s'était fait baladin et coureur de grand chemin, mais que cela sentait les Madelonnettes pour le moins que de détourner ainsi les jeunes gentilshommes de leur devoir.
Zerbine en entendant un propos si rude et si peu mérité puisqu'elle se sentait à peine coupable de quelques œillades et encore plus par coutume qu'autrement, fut dans la dernière confusion, mais elle se préparait sans doute à répondre à mon père et à lui montrer son béjaune quand les rideaux qui fermaient la voiture s'écartèrent et nous vîmes apparaître la figure de la duègne, dona Moralès, qui jusqu'à présent n'avait pas voulu sortir de son ombre, sans doute dans la crainte que les rayons du soleil ne fissent tort à son teint de couperose et à sa peau de parchemin.
A ce spectacle nouveau, M. de Lafontette demeura stupide, mais la vieille, du haut de son chariot, l'ayant considéré un moment avec une attention extrême, nous la vîmes descendre l'échelle et s'avancer vers le père courroucé en répétant d'une voix que l'âge ou l'émotion rendait tremblante:
—Pharasmane! Mon cher Pharasmane! Est-ce toi? Je te retrouve enfin!
S'entendre appeler tendrement Pharasmane et par une bouche édentée quand on adresse à son fils les reproches d'un Wenceslas ou d'un don Diègue, c'est une fortune malheureuse pour un père. Le mien le fit bien voir, car il n'eut pas plus tôt aperçu cette Tisiphone—sans doute autrefois Circé pour sa jeunesse—que, lâchant mon bras qu'il avait saisi et reculant jusqu'à son cheval, il se mit promptement en selle et piqua des deux, enfilant la venelle comme s'il eût eu les cent mille diables d'enfer à ses trousses, pendant que Moralès, tendant vers lui des bras décharnés, s'écriait, tant qu'elle pouvait, qu'elle voyait bien qu'il était un ingrat et un perfide, puisqu'il fuyait une beauté qui le recherchait depuis tant d'années à travers tous les chemins de France et à laquelle il avait jadis donné sa foi!
—Voilà, monsieur, me dit Zerbine quand nous fûmes un peu remis de cette alarme si chaude, comme en usent envers les femmes de théâtre les hommes de votre condition. Je ne veux plus être assurée de vos protestations d'amour que pour le jour où je serai aussi vieille et aussi laide que Moralès.
—Hélas! belle Zerbine, autant m'ordonner de trépasser sur-le-champ, puisque ce jour n'arrivera jamais pour vous!
III
LES SIX SOUS DE LA TOURTE
C'est dans la ville de Chinon, célèbre par la bonté de son vin et la cruauté de son pavé, que m'arriva une aventure dont le succès fut tel que, de valet de comédie et portier pour garder la porte pendant que les autres se panadaient sur les tréteaux, je devins, en moins de rien, l'orateur de la troupe où j'avais placé ma fortune ou son gracioso, comme disent les Castillans.
J'avais donc été commis par le sieur de La Rapière pour veiller à ce que personne ne passât devant ma hallebarde sans cracher au bassinet et véritablement les affaires de notre illustre compagnie étaient en si mauvais état que je n'aurais pas laissé Dieu le père entrer autrement qu'en payant. Nous n'avions eu, depuis deux jours, que des ombres de déjeuner capables seulement de sustenter des ombres, comme celles que peint M. Scarron dans son Virgile, mais non des personnes humaines et bien endentées, et nous avions décidé de jouer ou de mourir, malgré le temps de froidure et de neige qui n'était point fait pour inciter les gens à prendre le plaisir du spectacle et plus propre à faire réfléchir sur les charmes du feu, du chaudeau et de la couette que sur les emportements d'Hérode, dans la Marianne de M. Hardy.
Je songeais au vide des choses de ce monde et surtout à celui de mon estomac en considérant la place qui était devant le théâtre et où le gel étendait des blancheurs figurant assez bien les sucreries que Mme de Lafontette, ma mère, étalait sur des pâtisseries qui ne me revenaient que trop en mémoire, quand je vis de loin, à la faveur d'une torche de résine flambante, une table couverte d'un linge fort propre et sur laquelle on avait disposé dans un bel ordre des gâteaux qui auraient paru les plus appétissants du monde, même à un homme moins affamé que moi. Ces tentations étaient défendues contre les entreprises des fripons par la vigilance d'un gâte-sauces cerbère commis à leur garde, comme je l'étais moi-même à celle du tripot où la troupe se disposait à jouer Wenceslas sous une température appropriée à cette pièce polonaise. Je n'eus pas plutôt jeté la vue sur cette table de proposition que mes regards n'eurent plus d'autre objet que ces délectables gâteaux et mes pensées d'autre occupation que de découvrir le moyen d'y tâter autrement que par la convoitise. Je balançai longtemps si, par des discours ou peut-être par une tirade empruntée à notre répertoire, je ne saurais attendrir le gâte-sauces et le persuader de me donner au moins une de ces tourtes au godiveau dont l'odeur arrivait jusqu'à moi avec une impertinence à ne pas supporter; mais je fis réflexion que si ventre affamé ne possède point d'oreilles et c'était le cas du mien, il ne devait guère avoir de langue non plus et que mon éloquence n'aurait point d'effet; je songeai ensuite à conquérir cette proie par la valeur de ma hallebarde et j'aurais peut-être suivi ce sentiment qui sentait furieusement pour moi les coups de bâton, si dans ce moment-là il ne s'était pas présenté devant la porte du tripot un de ces cavaliers aux bottes sonnantes, dont les moustaches longues et la rapière démesurée indiquent assez la profession qui est de couper les oreilles pour le compte d'autrui et les bourses pour leur sien propre.
Cet homme m'ayant demandé d'un ton fort rude si notre troupe allait commencer bientôt la comédie, je l'assurai que les comédiens ne pensaient à rien tant qu'à lever la toile, ce qui fit qu'il entra aussitôt après m'avoir jeté à la figure le prix de sa place qui était de six sous, ce gentilhomme se contentant d'être au parterre et d'entendre la tragédie debout sur ses deux pieds comme un simple croquant.
Mais je n'eus pas plutôt senti cette monnaie dans ma main qu'il me sembla qu'il m'était poussé des ailes pour voler vers l'objet de mes désirs et je compris soudain que le meilleur moyen de se procurer une tourte était encore de la payer, jugement qui m'eût semblé extraordinaire et audacieux une minute auparavant.
Laissant donc ma hallebarde posée en travers de la porte comme le simulacre et la représentation de moi-même, je franchis avec une merveilleuse légèreté l'espace qui me séparait du gâte-sauces et de ses tourtes et lui jetant mes six sous—ou plutôt ceux du pandour—avec une effronterie dont j'avais pu prendre l'exemple d'après moi-même, je saisis enfin cette pâte délicieuse qui bientôt, tant je la pressai amoureusement contre mes lèvres, mes dents et mon palais, ne fit plus qu'une avec ma personne et devint ainsi, par une insigne métamorphose, fille de gentilhomme et portière de comédie.
Mais à peine avais-je repris ma place à la porte et ressaisi ma hallebarde avec une vigueur plus nourrie que j'entendis sortir du parterre la plus gracieuse musique et les plus épouvantables jurements qui aient jamais résonné dans un théâtre. C'était mon brave qui apparemment, s'impatientant d'être tout seul et de ne voir point de comédie, s'occupait, par manière de passe-temps, à rompre tout autour de lui. Dans le même moment, je vis accourir le sieur de la Rapière, directeur de la troupe, en robe de chambre et en bonnet de coton sur la tête, me demandant pourquoi ce vacarme et si tous les diables d'enfer étaient déchaînés dans le tripot.
—C'est, lui dis-je, un spectateur qui s'impatiente de ce que les chandelles ne soient pas encore allumées et que l'on ne commence pas.
—Quoi! s'écria-t-il dans le dernier étonnement, il y a un spectateur?
—A telles enseignes que vous pouvez l'entendre d'ici et que le païen blasphème comme s'il était certain qu'il n'y a point d'autre monde.
Le bruit cessa un petit peu, mais nous entendîmes des sifflements horribles, comme si tous les serpents de la terre s'étaient réunis dans la salle et y faisaient leur ramage. La Rapière jura:
—Il siffle déjà!
Je lui répondis que cet homme-là avait bien la mine de concourir au dénouement des tragédies, mais à coups de pommes et de sifflets.
—Cela étant, commanda le directeur, va lui rendre ses six sous et qu'il s'en aille, et dis-lui que le roi Wenceslas n'est point fait pour des gueux de son espèce.
Je sentis à ces mots un frisson mortel me courir par les moelles, et je souhaitai que le sol, en s'enfonçant sous moi, me dérobât à cette péripétie.
—Va donc! cria la Rapière; fais sortir ce maraud et allons dormir; aussi bien le lit nous tiendra lieu de dîner et de souper.
Rassemblant alors mon courage, je fis au sieur de la Rapière une harangue lui démontrant par les arguments les plus forts et les preuves les plus frappantes le tort considérable qu'il se ferait et à sa troupe en ne donnant pas un spectacle qu'il avait fait annoncer à son de trompe et à coups de caisse par toute la ville, lui faisant voir, étendue sur sa tête, la vengeance des échevins desquels il avait obtenu permission par grâce spéciale et qui s'indigneraient d'avoir été gabés par un comédien; enfin, l'adjurant de ne point priver cette ville de la fortune singulière et inouïe qui lui était échue en amenant dans ses murs une compagnie aussi illustre que la sienne et surtout un acteur tragique tel que lui, capable d'effacer les plus grands noms de l'hôtel de Bourgogne ou du Petit-Bourbon.
A tous ces discours, il ne contredisait point, se contentant de répéter d'un ton de désespoir.
—Mais pour un seul, mon enfant, pour un seul homme, jouer Wenceslas!
Cependant ma crainte d'avouer mon vol et la difficulté de rendre la tourte étaient si fortes que je convainquis la Rapière et qu'après avoir bien pesté il commanda qu'on allumât les chandelles et que l'on se préparât à lever le drap sale qui servait de toile, ce qui fut fait dans un instant.
Au même moment, des cavaliers et des dames qui remarquèrent les lumières en sortant d'un souper se présentèrent à la porte, dans le dessein de voir les nouveautés tragiques de Paris, et furent ensuite suivis d'un si grand concours de monde qu'en rien de temps je vis la salle et mon escarcelle pleines, et que nous eûmes pour des semaines de quoi oublier nos jeûnes comiques.
Mais que pensez-vous qu'il arriva de l'auteur et de la cause d'un si beau succès? De portier je devins régisseur, moucheur de chandelles, souffleur et poète, et Zerbine regarda avec des yeux plus doux le fils de Pharasmane à qui son teint fleuri et ses lèvres purpurines valurent le nom de Bellefleur que j'ai toujours porté depuis.
IV
LA PEAU DU LION
Dès que je fus ainsi devenu comédien, on me donna un rôle qui marquait assez l'importance que j'avais acquise dans la compagnie, car c'était de jouer le personnage du lion qui rugit au quatrième acte de Pyrame et Thisbé, et, par la vertu de ce cri, mettant en fuite ces parfaits amants, concourt au dénouement de cette illustre tragédie.
Comme mon dernier succès m'avait gonflé un peu et porté aux visées ambitieuses, je fis d'abord quelques difficultés pour accepter un rôle qui est celui d'une bête cruelle et sauvage, parlant en une prose fruste et silvestre, et qui d'ailleurs ne paraît point sur la scène, demeurant inconnu du public derrière les portants du théâtre, mais notre directeur de la Rapière me fit bien voir qu'il n'y avait rien de si beau et qui convînt autant à mon caractère que de représenter le roi des animaux, et que d'ailleurs j'avais signé entre ses mains une promesse de tenir tous les emplois et que, m'obligeât-il à remplir celui de duègne, j'y devais, comme pour être lion, donner les mains... il voulait dire sans doute les pattes.
Mais je ne fus pas plus tôt en possession du rouleau de papier où étaient marqués les endroits de mes répliques, que, prenant en exemple ces acteurs fameux de l'hôtel de Bourgogne ou du Marais qui, d'un rôlet imposé par la malice ou l'envie d'un camarade, savent tirer des effets imposants et des triomphes inattendus, je résolus de m'appliquer si bien à remplir mon personnage, qu'il n'y eût personne qui ne remarquât ma manière de jouer comme le charme et l'éclat de ma voix.
Il y avait justement en ce moment, dans la ville de Chinon, un bateleur qui faisait métier de montrer des bêtes, et qui menait avec lui quantité d'animaux féroces tels que tigres, ours et léopards, et même il possédait un vieux lion qui, ayant vieilli dans les foires et connu l'humanité à travers les barreaux d'une cage, n'avait plus trop de cruauté et se serait cru perverti de mettre la dent sur des êtres qu'il prisait si peu. Je demandai à ce bateleur la grâce de me laisser entretenir son captif et moyennant que je lui payai d'abord à boire,—c'est à l'homme que je veux dire,—je pus librement parler à la bête.
Elle n'aimait point les longs discours, et je craignis au commencement qu'elle ne fût muette, ce qui pouvait passer pour d'autant plus particulier que j'avais affaire à une femelle; mais je ne sais quelle inspiration m'ayant porté à lui présenter un petit miroir à main que j'avais coutume d'avoir dans ma poche pour rajuster mes boucles à l'occasion, cette lionne n'eût pas plutôt aperçu sa propre image dans le cristal qu'elle poussa un horrible cri, lequel, résonnant avec une violence inaccoutumée, porta la terreur dans le voisinage et la joie dans mon âme. Je le jugeai si naturel et si parfait que désespérant d'arriver jamais à imiter ce qui était inimitable, je me résolus incontinent d'amener cet acteur derrière la scène en le dissimulant sous quelque tapis pour lui faire prendre la parole au moment qu'il faudrait à la faveur de sa personne réfléchie. Ayant obtenu du bateleur toute licence par le moyen de quelques flacons, j'emmenai par la persuasion d'un quartier de viande et d'une bonne corde le meurtrier de Pyrame au tripot dans lequel se tenait la tragédie. Personne ne nous ayant vus, nous nous tînmes cois derrière la toile du fond jusqu'au moment pathétique où la déplorable Babylonienne voit la figure affreuse du lion à la place de celle de son amant; présentant alors brusquement la glace au Néméen, j'obtins le plus furieux hurlement qui ait jamais retenti dans les déserts de la Lybie, sur les rives de l'Euphrate ou même dans un théâtre, tant que j'en demeurai moi-même un moment dans l'épouvante.
Dès que j'eus repris mes sens, je me hâtai d'entraîner mon souffleur et de le ramener chez le belluaire, pressé que j'étais de revenir parmi les comédiens pour recevoir les compliments que ne pouvait manquer de me valoir une imitation si parfaite de la nature.
Mais je fus dans la dernière confusion de m'entendre aigrement reprocher par le directeur et par mes camarades d'avoir fait manquer le plus bel effet par le défaut de force et de férocité de mon rugissement; Thisbé glissa même que c'était une pièce que je lui avais faite pour lui causer du dommage et M. de la Rapière jura qu'il avait cru entendre le braiement d'un âne au lieu de la voix du roi des animaux.
Je fus si transporté de rage en entendant les pauvretés de ces espèces que je demeurai en silence comme autrefois, dans les enfers, Ulysse à la vue d'Ajax et Didon en reconnaissant son perfide; mais, le soir, ayant eu le soin de prendre chez mon hôtelier un grand pot de grès plein de vin d'Anjou, quand le moment arriva où le lion devait faire entendre sa voix, j'embouchai ce pot,—après l'avoir vidé toutefois,—de telle manière que mon souffle aviné trouvant dans les flancs de cette amphore une capacité restreinte et pourtant sonore, produisit le plus épouvantable et le plus triomphant vacarme qui ait été ouï à Chinon et peut-être ailleurs. Le ventre creux de la cruche parut avoir reçu tous les mugissements d'Eole qui, tourbillonnant et s'entrechoquant un moment dans cet étroit espace, s'échappèrent ensuite tumultueusement par le goulot et portèrent l'étonnement sur la scène et l'effroi dans la salle. On vit des maris s'enfuir en abandonnant leurs femmes, ce qui n'a rien d'extraordinaire, mais en oubliant leurs manteaux et leurs bonnets, ce qui est bien l'indice d'un esprit troublé; des braves laissèrent l'épée au fourreau, des marchands songèrent à la probité et des magistrats à la justice; une femme se tut!
J'éprouvai beaucoup de contentement d'un succès si prodigieux, en même temps qu'un peu d'inquiétude sur les sentiments du sieur de la Rapière, dont il me sembla qu'on rompait les bancs un peu plus fort qu'il n'était coutume.
Comme je sortais dans la rue pour laisser éventer un peu les fumées de cette gloire, je me trouvai mêlé à des gens qui fuyaient ou à d'autres qui, plus posément, mais en maugréant tout haut, sortaient du théâtre pour rentrer chez eux. Une dame qui passa près de moi, soutenue par le bras d'un cavalier, se plaignait qu'on l'eût froissée et que son corps de jupe eût été déchiré dans l'algarade et j'entendis son mari ou son galant lui dire:
—Qu'il voyait bien que ce méchant baladin avait amené le lion du montreur, ainsi qu'on l'avait dit, au risque de faire dévorer toute l'assistance comme dans les jeux romains; mais puisque sa mignonne en avait souffert, il ferait bien voir à cet histrion comment on prend mesure avec un bâton sur un habit et que, pour la bête, il lui casserait la tête d'une pistolade et qu'il ferait de sa peau un tapis pour le lit de sa dame.
Je fus si outré de rage de ce que, quand le lion parlait pour moi, on le mit à mon compte et que quand c'était moi-même on le mît au sien, que, sortant de l'ombre et tirant mon épée, je m'écriai:
—Voici le baladin et la bête, seigneur croque-plumet, et pour la peau, vous n'avez qu'à la venir prendre sans tant vous émouvoir la bile.
A ces mots et à cet aspect, le matamore parut plus pâle et plus tremblant qu'un patient qui voit la roue ou qu'un débiteur qui rencontre son créancier, et la dame, considérant son trouble et jugeant par là mal de son courage en comparaison du mien, quitta son bras et le laissa s'enfuir, acceptant ensuite que je lui donnasse la main pour rentrer à sa demeure qui n'était pas fort éloignée.
Et ainsi, à quelques jours de là, elle eut, comme le lui avait promis le cavalier, à sa disposition et convenance la dépouille et la soumission d'un lion, sans qu'il fût besoin pour cela de lui casser la tête, et l'on dit qu'elle en eut contentement extrême et satisfaction.
V
LE NABOT
Mon second début dans la carrière comique fut marqué d'un événement qui d'abord aurait pu faire baisser la toile pour moi sur un dénouement un peu précipité; mais la faveur du ciel fit éclater en cette conjoncture la force efficiente de sa grâce.
En arrivant à Nevers, nous trouvâmes qu'il y avait beaucoup de noblesse réunie dans cette ville parce que c'était le temps que les États s'assemblaient et que M. l'Intendant avait demandé pour le roi un don volontaire de trois millions. Comme cette volonté-là n'était pas celle de tout le monde, il y avait eu un peu de bruit et l'on avait pendu quelques croquants pour avoir fait les mutins. Mais cela ne faisait pas qu'il y eût moins de divertissements, de repas et de danses, comme si chacun eût dû être bien satisfait de faire un présent de si grande conséquence à un si bon prince et qui en avait besoin pour ses amours et le bien de l'État.
Nous ne fûmes pas plus tôt descendus à l'hôtellerie et nos coffres n'étaient pas encore tout à fait déchargés du chariot qu'on vint nous demander de jouer le soir même parce que Mme l'Intendante aimait passionnément la comédie et qu'elle était bien aise de donner ce divertissement-là à quelques personnes de qualité et peut-être par là d'occuper les esprits des députés qui, attentifs aux désastres de Sophonisbe ou de Polyeucte, le seraient moins à celui de leur bourse qu'on voulait mettre à mal et qui était la seule raison pourquoi on les avait réunis.
Nous fûmes à ce coup dans la plus grande confusion du monde, parce que le sieur Mirobolan, qui faisait chez nous les matamores et les héros, personnages qui ont entre eux de la ressemblance à la ville comme au théâtre, s'était vu retenir à Chinon par une petite difficulté qui était que les archers de la maréchaussée avaient eu l'indiscrétion d'ouvrir son porte-manteau et l'indignité d'y trouver quelques larcins par lesquels ce tranche-montagne avait signalé son industrie. De jouer l'Illusion comique de M. Corneille sans capitan gascon ou le Penthee de M. Mairet sans roi de théâtre, il n'y avait pas jour d'y songer, encore que M. de la Rapière protestât qu'il avait représenté une tragédie à lui tout seul et qu'il fallait être de grands sots pour s'arrêter à si peu que cela.
Du temps que j'étais écolier, j'avais lu avec tant de furie la comédie de M. Scarron qui est appelée Don Japhet, que j'en savais par cœur tous les rôles et que j'aurais pu en tenir tous les personnages, depuis Léonore jusqu'à Foucaral; mais j'avais surtout étudié en perfection celui de cet extravagant et burlesque Cacique des fous, seigneur d'Arménie par la descendance de Noé et cousin de l'empereur par la parenté qu'ont ensemble, à ce qu'assure Démocrite, la marotte et le sceptre. Je dis à notre directeur que c'était une affaire finie et qu'il pouvait faire état de moi pourvu que nous ayons une heure pour nous recorder. Il parut d'abord confondu de mon audace, mais je lui fis bien voir par l'enflure de mon débit et l'extravagance de mes gestes que j'aurais pu faire la partie avec les plus fameux comédiens de l'hôtel de Bourgogne, et là-dessus il se résolut de donner le soir même la pièce de M. Scarron, telle qu'elle fut représentée devant le roi sur le théâtre de la grande salle des machines aux Tuileries, mais sans cavalcade à la fin, parce que nous n'avions pas les moyens de louer un si grand nombre de chevaux.
Me voilà donc drapé dans le manteau de don Japhet et me panadant sur les tréteaux au milieu des fauteuils des seigneurs qui faisaient parfois plus de bruit que nous en ouvrant leurs tabatières, frappant de leurs cannes ou simplement s'appelant au travers de la scène. C'était une comédie qui brochait sur l'autre et le parterre ne témoignait pas qu'elle lui déplût, mais au contraire se divertissait parfaitement sur le compte de ces petits-maîtres, en criant tout haut leurs noms, leurs dettes et les maîtresses qu'ils avaient ou qu'ils se donnaient.
Il y avait au premier rang un gentilhomme nommé Le Tourneur de Beaupréau qui se trouvait être l'ami de celui avec lequel j'avais si bien figuré le lion dans la ville de Chinon. Ce M. de Beaupréau était si mal fait qu'il aurait paru impossible de ne pas rire en considérant sa grosse tête et son petit corps, si l'on n'avait su qu'il était aussi méchant et aussi bon spadassin qu'il paraissait laid, ce qui rendait les railleurs fort circonspects. Ma mauvaise étoile voulut que ce brutal fût très ignorant des choses du théâtre ou que son esprit brouillé de vin au sortir de table ne démêlât pas bien le vrai du faux, car au plus beau moment et quand don Japhet exerçant, comme il dit, sa vertu carminante, chante:
cet enragé, déjà prévenu contre moi par les discours ou les lettres de l'autre et persuadé que j'avais voulu lui faire pièce et le désigner aux ris de la foule, prit si bien ses mesures que sa longue canne ajustée entre mes jambes me fit tomber en même temps qu'un hémistiche et que j'aurais piqué du nez par-dessus les chandelles sans don Alphonse qui me retint. Cela fit une grande rumeur dans le tripot et la pièce s'acheva dans un chaos de gens qui criaient, qui s'injuriaient ou qui battaient des mains.
Dès que j'eus débarbouillé ma figure du blanc et du rouge dont j'étais affublé, je fis diligence pour sortir dans la rue où j'avais dessein d'attendre M. de Beaupréau et de lui demander satisfaction pour l'injure qu'il m'avait faite. J'étais si transporté de rage d'avoir été interrompu au plus bel endroit que je ne songeai pas un instant au danger de me mesurer avec un escrimeur aussi habile et que, l'ayant suivi adroitement jusqu'à ce qu'il fût démêlé de la foule, je l'abordai en tirant l'épée et en lui criant de défendre sa vie que j'allais lui prendre en récompense de l'honneur qu'il m'avait ravi.
Mais, cet homme, me considérant d'un air froid des pieds à la tête, m'assura fort posément:
—Qu'il jugeait que j'avais besoin de quelques grains d'ellébore et qu'il fallait que je fusse bien fou d'imaginer que M. Le Tourneur de Beaupréau, baron d'Hornans, accepterait le combat singulier avec un histrion.
J'avais prévu le détour et j'avais pris soin d'emporter la feuille que le receveur des aides m'avait donnée autrefois et qui prouvait ma qualité de noble en m'exemptant de la taille; sortant donc ce brevet d'entre les aiguillettes de mon pourpoint, je le tendis en silence à ce nouveau juge d'armes qui, l'ayant lu avec beaucoup de soin, me le rendit en faisant un grand salut et en disant:
—Cela étant, Monsieur, et puisque je vois bien que vous êtes gentilhomme, je vais avoir l'honneur de vous tuer.
—Monsieur, lui répondis-je, l'honneur sera pour moi.
Dans l'instant, nous nous abordâmes avec une furie si grande et si peu calculée que mon épée passa par-dessus la tête du nain pendant que la sienne me glissait entre les jambes, de sorte que massacrant l'air tous deux nous tombâmes pêle-mêle dans le plus triomphant désordre qui ait jamais troublé un duel d'honnêtes gens.
En ce moment des flambeaux s'allumèrent au bout de la ruelle où nous nous trouvions et dès que nous eûmes vu luire des armes et flotter des plumets, nous connûmes que c'était Mme l'Intendante qui rentrait de faire le médianoche et qu'il y allait de notre tête à dégainer ainsi malgré les Édits.
Nous étant donc relevés d'une commune sympathie, chacun de nous ne songea plus qu'à s'enfuir.
VI
LE PHILTRE
Le récit de mon combat contre M. Le Tourneur ne se fut pas plus tôt publié par la ville avec des circonstances nouvelles et qu'on inventa, que la curiosité de voir un comédien gentilhomme, ce qui n'était pas alors aussi commun qu'aujourd'hui, fit affluer une si grande multitude dans le Tripot où nous donnions nos représentations, qu'il y eut un portier de tué par la presse, ce qui est la mesure et comme l'expression la plus parfaite du triomphe et de la gloire pour une troupe comique.
Devant que les chandelles fussent allumées on se battait déjà autour de cette même hallebarde que j'avais autrefois tenue dans le désert; et pour la chambre des comédiennes, elle était pleine des plus échauffés godelureaux de la ville qui attendaient là d'aller bien gêner le spectacle avec leurs fauteuils, leurs cannes, leurs canons et leurs perruques, en encombrant déjà de leurs propos et de leurs gestes, Zerbine, Doralice et jusqu'à l'Angélique occupées à ranger leurs hardes, à tourner leurs cheveux et contraintes avec cela de se défendre, qui du peigne, qui du pied, qui d'un soufflet, qui de la dent, contre les entreprises de ces galants de province.
Il n'y en n'avait pas un qui n'eût bien fait la débauche avec Saint Aignan ou Soyecourt, qui n'eût dit son fait à Saint Evremond ou perdu un bon ami dans Voiture. Il semblait que tous ces gens-là fussent venus en droiture de la cour et qu'il sortissent du petit lever. Cependant aucun d'eux, je pense, n'avait essayé le voyage de Paris et s'ils parlaient de ces choses, c'était comme on le fait pour le Prêtre-Jean ou l'Empereur du Cathay, par ouï dire ou pour les avoir étudiés dans des livres d'auteurs qui souvent eux-mêmes n'ont jamais vu l'évêque d'Éthiopie, ni le souverain de la Chine.
Un petit homme, qui me parut assez bien fait et qui se nommait Roquebrune du nom d'une terre qu'il avait à quelques lieues de Chinon, me tira à part après la comédie et me dit qu'il voulait me bien traiter pour la considération et l'estime particulière qu'il avait conçues à mon endroit; et véritablement, m'ayant mené dans la meilleure hôtellerie de la ville, il commanda que l'on servît des perdrix et un chapon avec force bouteilles, de sorte que nous commençâmes insensiblement à nous entretenir plus librement et qu'à la fin, ayant pris courage dans la bonne chère, il me proposa de boire à la santé des comédiennes; ce qu'il fit, tête nue, et avec un si grand transport que les flacons et les verres en tremblèrent et que la servante accourut.
L'ayant congédiée assez brutalement le sieur de Roquebrune me fit entendre que son cœur était touché des grâces de Zerbine, qu'il était blessé à mort et que c'était une affaire faite, qu'il n'y avait plus pour lui qu'à dire serviteur à l'existence s'il n'était mis en possession de cette merveille.
Un tel discours s'adressant à moi pour qui Zerbine était aussi chère qu'elle était sage, pensa attirer sur la face du vaurien une grêle de soufflets bien appliqués; mais faisant réflexion que c'était assez d'une querelle tous les deux jours, je retins ma juste fureur et lui répondis que je croyais que cette soubrette était honnête fille, et que le plus sûr pour lui était de se pendre d'abord si vraiment il ne pouvait supporter la vie sans elle.
Là-dessus, ayant pris un maintien mystérieux et compassé, ce sacripant me confia qu'il savait d'ailleurs que cette fille avait de la vertu et que les galants près d'elle ne faisaient que blanchir, mais qu'il avait acquis d'un certain marchand d'orviétan, lequel passait pour très expert dans l'art de magie, un philtre composé de plantes si subtiles et choisies de telle manière, qu'une vestale elle-même serait enflammée d'amour après avoir goûté à ce breuvage et qu'il avait jeté les yeux sur moi pour mêler adroitement cette drogue au vin de Zerbine et par ce moyen la mettre à sa discrétion.
Retenant encore ma fureur en présence d'un si lâche et si méchant dessein, je lui observai posément que le suc de ces herbes pouvait fort bien donner la mort aussi bien que l'amour, et qu'il y avait conscience pour lui à en courir la fortune avec une personne qu'il aimait; que le plus sûr était d'en faire prendre à quelqu'un qui ne fût pas de conséquence et d'attendre le succès; que cette servante qui avait dressé notre table et porté nos plats paraissait la plus propre du monde à cela, et qu'il n'y avait qu'à l'appeler et à lui faire boire cette potion amoureuse pour voir l'effet. L'idée plut au sieur de Roquebrune qui, versant quelques gouttes d'une fiole dans le fond d'une tasse qu'il remplit ensuite de vin, dit à cette maritorne d'un ton fort doux, qu'il voyait bien qu'elle était lasse et qu'il lui fallait prendre des forces pour satisfaire son maître. Cette pauvre créature, touchée d'un discours si nouveau et d'une honnêteté qu'on n'avait pas trop accoutumé d'avoir pour elle, fit de grands remerciements et avala la boisson d'un air de contentement extrême. C'était la plus laide guenon qui se put voir, avec des cheveux mêlés de paille, un emplâtre sur l'œil et le nez tourné d'une façon à recevoir la pluie; pour des dents, elle montrait assez qu'elle en avait, car il sortait de sa bouche des perles de jais d'un si beau noir qu'elles auraient pu servir à broder un habit de deuil.
Cette beauté n'eut pas plus tôt bu de ce vin que, soit qu'elle eût cru voir dans cette sollicitude de Roquebrune la marque d'une passion qui se déclare, soit qu'effectivement le vendeur de mithridate eut composé un philtre véritable et de bon aloi, la pauvre guenon se mit à faire à son empoisonneur des caresses et des protestations d'amour, telles que nous en demeurâmes un moment dans la dernière consternation. Du seul œil qu'elle possédât, elle roulait des œillades assassines qui devaient transpercer les cœurs, et ses lèvres faisant les friponnes sur les chevaux de frise de ses dents, dessinaient les mines les plus galantes du monde. Avec cela, et non satisfaite de ces muets truchements, elle y ajoutait les discours les plus tendres et les plus passionnés, auprès desquels ceux de l'Astrée eussent paru pétris de glace et languissants.
Notre homme, maudissant le prompt succès de son spécifique sortit, comme s'il eût eu Tisiphone à ses trousses; mais la belle éplorée s'attachant à ses pas commença de le poursuivre à travers les rues, en l'appelant avec des cris si déchirants que le guet s'éveilla et que le veilleur de la cathédrale, encore un peu hébété sans doute du vin qu'il avait bu à son souper, se mit à sonner le tocsin comme au temps des Espagnols.
Les fenêtres des bourgeois s'ouvraient sur le passage de cette fuite hurlante, et les rues s'allumèrent de flambeaux tenus par les archers sortis en chemise; si bien que ce tendre pourchas se continuant à la lumière des torches, toute la ville put voir le sieur de Roquebrune mené comme un cerf par cette amazone.
—Fi du vilain qui fuit devant sa mignonne!
—Voyez comme cet ingrat ne s'arrête pas, quand elle l'appelle du nom de trésor!
—Il faut que cet excommunié soit bien dépourvu de sentiment pour ne point répondre quand une femme lui montre une tendresse à la vérité indiscrète, mais bien véritable.
Au milieu de ces propos et parmi ces lumières, Roquebrune fuyait toujours, ayant cette ménade à ses chausses.
Il doit courir encore, car on ne le revit jamais à Chinon.
VII
L'INJUSTE TRÉPAS
A mesure que je suivais la troupe comique où m'avaient engagé les yeux de la soubrette, j'éprouvais insensiblement un sentiment qui devenait plus pur à mesure qu'il était plus vif pour cette jeune personne, parce que je remarquai que, malgré son humeur enjouée et libre, elle avait de la vertu et montrait autant d'honnêteté sur les planches qu'une demoiselle de condition sous l'aile de sa mère ou à l'ombre de quelque cloître.
Comme je venais de jouer dans le Dépit amoureux, et que je me hâtais de passer derrière le théâtre pour déposer ma souquenille de Gros-René, j'entrai un soir dans la chambre des comédiennes, qui était pleine des plus impertinents fâcheux de la ville, et je vis Zerbine tout habillée sur son lit et tenant une manière d'appartement, comme auraient dit les courtisans de Versailles, et tellement entourée par ces provinciaux, grands parleurs, qu'elle semblait disparaître parmi cette cohue et s'évanouir au milieu de ce tumulte.
Zerbine avait l'art de tenir à distance ceux qui se montraient trop empressés en paroles et en action, sans cependant les refroidir et les mortifier par un accueil incivil et brutal; je fus cependant si transporté de fureur à cette vue, que je balançai un moment si je mettrais l'épée à la main pour dissiper cette canaille et demeurer seul maître du terrain. Zerbine qui, dès mon entrée, avait jeté les yeux sur moi et m'avait fait connaître par ses regards qu'elle était contente de me voir, n'eut pas de peine à démêler les mouvements qui m'agitaient et, m'ayant commandé par signes de m'approcher, elle sut m'interroger avec une si aimable vivacité sur le personnage que je venais de faire et la manière dont je m'y étais pris pour en rendre le caractère, que les fâcheux cajoleurs, enragés de voir qu'elle prêtait plus d'intérêt aux discours d'un comédien qu'à toutes leurs fades protestations, s'en furent les uns après les autres, pensant la laisser bien quinaude de leur subit abandon; de sorte qu'en moins de rien, par l'artifice et le manège vertueux de cette fille d'esprit, je demeurai seul et sans bagarre en une place que j'avais été tenté de conquérir en bravant les édits du roi.
J'étais cependant si échauffé par cette vision de mon imagination jalouse, que j'en pris sujet pour déclarer à Zerbine la violence et l'ardeur d'une passion que je ne lui avais, jusque-là, laissé connaître que par mes regards et mes soupirs.
Je dis à cette charmante fille que j'étais résolu de la soustraire à la vie comique, pour laquelle on voyait bien qu'elle n'était point née, et que pour peu qu'elle ne sentît pas d'éloignement à mon endroit, j'avais dessein de l'enlever à cette troupe où je savais que le sieur de la Rapière, le directeur, faisait état d'un certain contrat pour la retenir, et que je la conduirais au château de Lafontette, où nous nous marierions devant le chapelain. J'entendais par ces deux termes, la maison de mes parents et le curé du lieu, mais quelques fumées d'ambition qui me venaient plus de mon grand'père, le bourgeois, que de mon père, l'anobli, m'obligeaient parfois à grandir les choses ou les personnes qui avaient rapport à ma seigneurie.
Zerbinette voyant que j'en usais de la sorte avec elle, et touchée d'un langage qu'elle n'avait pas été trop accoutumée à entendre, m'avoua, avec une merveilleuse rougeur, que, loin de demeurer indifférente à l'attachement que je faisais paraître pour elle, elle pouvait me confesser, parce qu'elle voyait l'honnêteté de mes vues, que ses sentiments étaient d'accord avec les miens et qu'il n'y avait rien qu'elle eût tant à cœur que de quitter la compagnie des comédiens, et de me suivre où je voudrais.
Nous convînmes aussitôt que je ferais l'acquisition, pour elle, d'un habit de cavalier, que nous jugeâmes mieux fait qu'un ajustement féminin pour une entreprise un peu aventureuse de fuite et, m'étant rendu chez un fripier qui logeait proche notre hôtellerie, je m'y procurai un vêtement complet, d'un drap encore fort propre, avec le manteau et l'épée, dont je fis un paquet que je portai au tripot des comédiens, sous couleur de me faire brave, pour jouer le personnage de Dorante, du Menteur, que j'étudiais dans le moment.
Je donnai à Zerbine un chapeau qu'on était accoutumé de me voir porter à la ville et qui était remarquable par une plume d'une longueur prodigieuse. Comme la belle enlevée était à peu près de ma taille et qu'elle pouvait suppléer à ce qui en manquait par ses chaussures à hauts patins, j'avais imaginé ce stratagème de lui faire imiter mon allure et mon apparence, tandis que je la suivrais sous la livrée d'un certain grison que j'avais depuis peu et dont je contrefis heureusement la trogne par le moyen d'un nez de carton que je m'appliquai sur la figure.
Étant ainsi équipés, nous sortîmes tous deux, Zerbine agitant les bras et tendant le pied de la façon qu'elle m'avait vu faire et moi par derrière avec les mines d'un garçon un peu pris de vin, comme il n'arrivait qu'un peu trop souvent à mon maraud de laquais.
Je voulais aller à la maison de poste et y attendre le jour, qui venait vite en ce moment, pour prendre des chevaux et gagner pied, laissant nos hardes en butin à nos camarades; et le projet, qui n'était pas trop mal machiné, eût sans doute eu le succès que j'attendais si le destin n'avait conduit nos pas devant certain cabaret où l'on menait grand bruit et d'où sortaient précisément deux gentilshommes qui me parurent assez échauffés par les grands coups qu'ils avaient bus. L'un d'eux, apercevant Zerbine, à la faveur d'une torche portée par un valet qui le suivait, et trompé par les airs qu'elle copiait trop exactement, s'approcha d'elle en jurant et en disant que c'était là ce faquin de Bellefleur, cet histrion qui, l'autre jour, l'avait désigné sur la scène aux rires du public en contrefaisant ses façons et ses discours, et qu'il allait lui faire voir comment un hobereau—puisque c'était ainsi qu'on l'avait nommé—savait tirer vengeance d'un bateleur.
En disant ces mots, M. Le Tourneur de Beaupréau tira sa rapière et j'allais me précipiter pour détourner sur moi les effets de sa colère, mais je me sentis soudain arrêté par les mains de l'autre gentilhomme et du porteur de torche qui s'écrièrent que le serviteur n'avait pas besoin de se mêler à la querelle du maître et, comme je me débattais en protestant que j'étais Bellefleur, ils m'enfoncèrent dans la bouche un baillon si rude qu'il me cassa deux dents, pendant que, d'autre part, ils me maintenaient d'une courroie, de manière qu'il ne me resta plus que mes yeux pour voir et mon âme pour déplorer le malheur funeste qui leur fut offert.
Je vis l'offenseur s'approcher de Zerbine et, lui serrant fortement la main par défi, lui dire à l'oreille quelques mots qui la firent se redresser et me jeter, de côté, un coup d'œil perçant dont je ne démêlais pas bien l'expression. Aussitôt, faisant un pas en arrière, elle mit son épée à la main et, dans cet instant, le forcené la chargeant avec la dernière furie, nous ne distinguâmes plus qu'un mouvement confus de lames et de corps, sous les fumeuses clartés du résineux flambeau, jusqu'à ce que ma chère beauté, laissant tomber son arme, fit un grand soupir et s'affaissât sur les genoux.
Les autres, voyant cela, se mirent en devoir de fuir, non sans avoir eu la charité de me délier, et je pus courir jusqu'à la blessée qui gisait tout de son long sur le pavé.
Elle avait un grand coup d'épée tout au travers du corps et mon désespoir fut extrême en reconnaissant, à des signes certains, qu'elle était sur le point d'expirer. Cependant mes soins et les larmes dont j'arrosais son visage la firent revenir à elle et ouvrir un instant les yeux. Repoussant alors mes embrassements, elle me dit d'une voix gémissante:
—Qu'elle était bien heureuse de mourir à la place d'un infidèle comme moi et pour détourner le coup fatal qui lui était destiné.
Comme je n'entendais pas ce discours que je crus dicté par l'égarement de la fièvre, elle ajouta avec plus de force encore:
—Cet homme, avant de m'attaquer, m'a dit, croyant que j'étais vous, que ce n'était point par vengeance de l'avoir moqué qu'il en voulait à votre vie, mais pour l'amour de cette dame que son ami aimait et avec laquelle vous aviez eu dernièrement commerce. J'ai bien vu que ce discours me causait plus de peine qu'il n'était nécessaire et, dans ce moment, sentant que je ne pourrais ni vous pardonner cette injure ni cesser de vous aimer, j'ai résolu de le laisser dans cette erreur qui, d'ailleurs, vous sauvait de sa furie, et de ne défendre pas une vie qui n'avait plus de charme pour moi puisqu'elle ne s'emploierait plus à vous estimer uniquement. Je sens, au contraire, quelque douceur à la perdre, en songeant que mon sang répandu empêche le vôtre de couler et que je puis vous témoigner par là un amour que l'honnêteté ne m'avait pas permis de vous laisser connaître dans sa force et sa grandeur.
Elle allait continuer de me parler et de me sourire, mais, se soulevant tout d'un coup comme pour chercher encore la lumière ou le souffle, Zerbine fit un petit cri, faible comme celui d'un oiseau ou d'un enfant, et, dans ce moment elle rendit l'esprit.
Inconsolable d'avoir eu trop de part au coup fatal qui tranchait si inhumainement le fil de ces jours délicieux, je fis rendre à Zerbine les honneurs funèbres qui étaient dus à sa vertu et, disant adieu pour jamais au sieur de la Rapière et à sa troupe, je m'éloignai de ces lieux dont je ne pouvais plus souffrir ni détester la vue.
Je résolus de me rendre à Paris qui m'apparaissait comme le lieu du monde le plus propre à faire éclater mon génie, et laissant définitivement aux mains du sieur la Rapière le maigre butin de mon coffre et de mes hardes, je me crus sage de m'en tenir comme un philosophe de l'antiquité à ce que je portais avec moi, j'entends une assez longue trousse de cuir qui contenait plus d'écus que de louis, mais que je jugeai pourtant assez lourde pour m'aider à faire légèrement le voyage.
VIII
L'OPINION DE CORNEILLE
Sitôt que je fus à Paris, j'employai ces quelques pistoles que j'avais à me nipper comme un cavalier, car cette ville est celle du monde où il faut le mieux savoir paraître et rien n'est mauvais dans ce pays-là pour l'estomac que de n'avoir pas dessus bien des dentelles et des rubans. Pour ce qui est du dedans, c'est affaire à Dieu et à vous et tel qui mâche un cure-dent d'un air fier n'a souvent pas plus rompu le jeûne qu'un bernardin, j'entends de ceux qui observent le carême ou qui ont envie de devenir prieurs. Comme j'avais résolu de m'habiller en gentilhomme à la manière des comédiens de la capitale, je pris sur mon avarice licence de faire venir un fripier que mon hôte me donna pour honnête homme et qui effectivement me protesta qu'il aimerait mieux trépasser aussitôt que de surfaire d'un écu, d'où je conjecturai par la suite qu'il était bon chrétien et bien préparé à la mort.
Je choisis un habit galonné, un chapeau brodé avec un beau point d'esprit, un baudrier doré et une épée, des bas de soie et des gants de senteur. Toute cette friperie venait d'un traitant qui avait voulu faire l'homme de qualité et qui était redevenu commis par le conseil de son boulanger. Quand je fus équipé de la sorte, c'est-à-dire comme un grand seigneur ou comme un comédien, je sortis pour aller promener mon bel air dans les galeries du Palais-Royal qui sont un endroit merveilleux par la quantité du monde qui s'y assemble et l'éclat que chacun y fait paraître.
Je vis là des marchands qui vendaient de bons collets d'ouvrage et d'autres de méchants livres, je vis des laquais qui couraient après leurs maîtres et des maîtres qui couraient après la fortune, je vis des femmes jeunes qui étaient trop fardées et des vieilles qui ne l'étaient pas assez, je vis, en un mot, ce que la foule offre de meilleur et de pire et, comme il y avait apparence que le pire était en proportion plus grande, je jugeai que je me trouvai au centre et quasi dans l'ombilic d'une grande cité et d'un grand peuple.
Cependant je n'oubliais pas une profession qui m'était chère et que je tenais pour la plus belle du monde et, comme il faut toujours que nous jouions la comédie ou que nous la voyions jouer aux autres, mon premier soin fut de me rendre vers la rue Mauconseil où il y avait déjà une grande foule, parce qu'on devait donner ce soir-là la tragi-comédie du Cid de M. de Corneille et qu'il y avait toujours un grand concours de public pour les ouvrages de cet auteur-là.
Mais que devins-je quand j'entrai dans cette salle d'une ordonnance magnifique, entourée d'un rang triple de loges richement tapissées d'étoffes, les unes ouvertes, les autres grillées de barreaux! J'admirais ce grand vaisseau de bois peint et doré éclairé par une brillante roue de chandelles d'une manière qui ne peut être surpassée; je considérais cette assistance si différente de celle qui remplissait les granges ou les tripots de paume où j'avais paru jusqu'alors; j'étais confondu d'admiration et plein de respect pour mon petit écu à qui j'étais redevable de si belles choses.
Je passai d'abord entre deux files d'archers qui se tenaient devant la porte et qui me firent souvenir, pour en rire, de notre portier de province avec sa hallebarde et ses moustaches. J'aperçus alors le comédien qui était ce soir-là de semaine à la porte de la comédie et qui paraissait comme une enseigne parlante de la pièce qu'on allait représenter. Cet homme figurait d'ailleurs assez bien par sa stature la forme d'un sac avec deux bras, et par sa face, celle d'une meule avec deux oreilles; de sorte que l'on pouvait douter lequel de ces deux attributs du meunier était l'un sur l'autre ou l'autre sur l'un. De temps en temps, tout en haranguant l'assemblée et en célébrant le mérite du poème et le sublime des acteurs, il montrait au suisse quelque clerc ou quelque écolier qui s'efforçait d'entrer sans cracher au bassinet, et j'observai que ce n'était point comme dans nos campagnes des œufs, des poulets ou quelque jambon dodu qui servaient à livrer passage, mais de bonnes livres ou tout au moins des sous bien sonnants; ce qui ne fit qu'augmenter ma vénération pour l'illustre compagnie et pour ce gros comédien, Montfleury, qui la faisait éclater là dans toute sa gloire.
Malgré mon habit de gentilhomme, mon épée, ma canne et mes canons godronnés, je ne songeai point à me faufiler parmi les seigneurs qui étaient assis dans des fauteuils sur la scène, mais m'étant glissé dans une loge fort obscure, je fus satisfait de n'y trouver qu'un homme qui m'aurait paru de condition si son extérieur n'eût été négligé à l'extrême. A la lueur des chandelles, il me montra un visage assez agréable et des yeux pleins de feu; il me rendit mon salut avec une certaine et fière grâce dont je sentis aussitôt tout le prix.
On commença de jouer l'admirable poème qui a mérité d'être mis en balance avec les ouvrages des anciens, et le public aussitôt témoigna par son silence et son attention qu'il entrait dans les sentiments que cet esprit magnanime a prêté à ses héros. Même les seigneurs qui étaient sur la scène cessèrent un moment de tourmenter leurs cannes et de tourner leurs boucles.
Pendant les entractes, je liai conversation avec mon voisin et, tout transporté encore de ce que je venais d'entendre, je lui exprimai ce que me dictait le démon qui s'était emparé de moi en écoutant ces vers. L'inconnu, secouant la tête, me dit qu'il voyait bien que j'avais du goût pour le sublime, mais que cette tragi-comédie offrait bien des licences qui pouvaient nuire à la beauté de l'ouvrage; que, premièrement, l'auteur avait placé son sujet dans une époque barbare au lieu de choisir, comme il convient, le temps des Romains et des Grecs, qui est plus propre que tous les autres à faire éclater les grands sentiments; que le principe des unités n'était pas trop bien observé et qu'Aristote trouverait à reprendre à une action dont la durée dépasse évidemment les vingt-quatre heures, quelque soin que l'auteur ait pris pour s'efforcer de l'y resserrer; que l'unité de lieu n'est pas non plus telle qu'elle doit paraître pour s'accommoder à la sévérité de la règle, puisque le lieu particulier change de scène en scène, et tantôt c'est le palais du roi, tantôt l'appartement de l'infante, ou la maison de Chimène, ou une rue.
Il parlait lentement et comme à regret, et même sa prononciation n'était pas tout à fait nette, de manière que sa pensée semblait plus gênée que servie par sa langue; mais il me vint à l'esprit que dans l'obscurité où nous étions, et avec un inconnu, cet homme goûtait un plaisir qu'il ne se donnait pas à l'ordinaire, de laisser paraître son sentiment sur ces matières.
Après la comédie et après avoir un peu attendu que la foule sortît, nous nous levâmes ensemble, et comme nous traversions les couloirs, je remarquai que les gens du théâtre, jusqu'aux valets des comédiens et aux moucheurs de chandelles, saluaient bien civilement l'homme que j'accompagnais, encore qu'il reçût d'une manière assez brusque ces honnêtetés. J'en conclus qu'il était de ces gros marchands qui ont accoutumé de fournir aux comédiens les étoffes, les cires ou autres objets nécessaires à l'exercice de notre profession et qui sont d'autant plus vénérés dans un théâtre que le directeur leur doit plus d'argent. A en juger par les honneurs qu'on lui rendait, mon voisin de loge devait avoir de quoi prendre sentence contre tout le chariot de Thespis.
Quand nous fûmes dehors, il me serra fortement la main et me dit:
—Ah Monsieur, ces règles sont une considérable incommodité dans la tragédie, et tel qui s'y conforme aujourd'hui verra par cette observation même le plus beau de son génie glacé et comme garrotté entre des liens indestructibles. L'auteur espagnol n'est pas si dominé par une loi absolue, et l'on dit que les Anglais ont pu s'en affranchir ou qu'ils n'y furent jamais soumis. Cependant, monsieur, le goût du public et l'opinion des lettrés est pour cet esclavage, et on l'a bien vu par les observations qu'a faites M. de Scudéry, dont le nom a bien la mine de devenir immortel, et les sentiments que donna l'Académie qui l'est dès à présent. Aussi M. Corneille est peut-être un faquin, puisque M. Conrard le pense et que M. de Balzac lui-même, du fond de sa province, l'écrit.
Je ne laissai pas ce discours se poursuivre, et tout enflammé encore par les grandes actions que je venais de voir, et saisi de cette sainte colère qu'on dit que Moïse eut parfois (cette comparaison-là est un peu forcée), je m'écriai:
—Qu'il fallait sur le champ rétracter un mot si affreux et indigne du grand homme dont nous parlions, sinon que mon bras tirerait vengeance de cet affront.
J'avais mis, en parlant ainsi, l'épée à la main, et je m'en escrimais d'une façon d'autant plus triomphante que ce Zoïle me paraissait assez débonnaire; mais cet homme, sans se déconcerter, me dit:
—Je vous suis obligé, Monsieur, de pousser jusqu'à une fureur de meurtre le sentiment que vous avez pour cette œuvre tragique, mais je ne saurais vous rendre raison ni changer de maxime...
—Et pourquoi donc, Monsieur? demandais-je avec emportement.
Il me répondit avec une grande douceur:
—C'est que c'est moi, Monsieur, qui suis M. Corneille.
IX
MOLIÈRE INQUIET
A quelque temps de là, je fus au Petit-Bourbon, où, quand les Italiens ne jouaient pas, une nouvelle troupe de jeunes comédiens donnait des pièces de Molière, qui était venu comme moi de la province, avec cette différence qu'il en avait rapporté de bonnes espèces et de bonnes nippes et qu'il n'était pas contraint de s'adresser au fripier pour s'habiller comme les gens de qualité.
Il n'y avait rien qui fût si petit que le Petit-Bourbon. Le théâtre était de dix-huit toises de longueur sur huit de largeur, au bout de laquelle il y avait encore un demi-rond de profondeur, le tout en voûtes semées de fleurs de lys. Le pourtour était accompagné de colonnes dans le goût antique, avec entre elles des arcades en niches fort propres pour s'asseoir à l'écart, quand on ne veut point paraître.
Toute la lumière était de quelques chandelles dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries; mais comme on avait remarqué qu'elles n'éclairaient les acteurs que par derrière et un peu sur les côtés, ce qui en faisait comme des ombres noires, on avait eu l'idée de composer des chandeliers avec deux lattes mises en croix et portant chacun quatre chandelles, pour être placées sur le devant du théâtre. Ces chandeliers se haussaient et se baissaient par le moyen d'une corde pour les allumer et les moucher. Cela faisait un luminaire assez magnifique, et je ne pense pas qu'il soit surpassé jamais, sauf peut-être à la cour[1].
[1] Ce n'est qu'en 1719 que le financier Law donna de l'argent à l'Opéra, pour qu'il n'y eut plus que des bougies au lieu de chandelles.
(Journal de Dangeau.)
La symphonie était ce soir-là d'une flûte et d'un tambour avec deux violons.
Cette fois, je ne balançai pas à faire état de ma profession pour passer de l'autre côté de la scène, jusques en une chambre qui était pleine de ceux qui se disposaient à jouer dans la comédie et aussi de quelques marquis assez échauffés, à ce qu'il me parut, et si empressés autour des tables où les comédiennes achevaient de s'arranger, qu'elles pouvaient à peine trouver assez d'espace à leurs mains pour peigner une boucle ou mettre leur rouge.
Je remarquai une jeune personne qui se démenait fort au milieu de galants à toute outrance, sans plus s'offenser de leurs assauts que si c'eût été jeu d'abeilles, contente d'écarter les plus enragés de quelque coup de pied ou d'un bon soufflet à propos. Elle était petite et bien faite, avec je ne sais quoi dans l'air et les façons qui sentait le robin, et véritablement, comme les deux Béjart ses frères et Madeleine sa sœur, elle était fille d'un procureur au Châtelet, qui ne donnait pas sans doute autant d'attention à ses enfants qu'à ses sacs de procès.
On disait dans la chambre que c'était cette Armande dont Molière était affolé et elle devait jouer ce soir-là, dans l'École des Maris, ce personnage fidèle de Léonor, qu'elle ne tint pas trop bien dans la vie.
C'est alors que je vis Molière; il se tenait assis sur un coffre, branlant les jambes, et si enfoncé dans sa rêverie qu'on eût cru qu'il était descendu au fond d'un abîme. Il avait les yeux fort creux, encore qu'ils regardassent d'une manière qui était aimable; le nez gros et long, avec de grosses lèvres, et la figure assez ronde. Dès que, m'étant approché, je me fus fait connaître de lui, il en usa le plus honnêtement du monde avec moi, m'entretenant avec un plaisir qu'on jugeait véritable de ses voyages comiques à travers la France durant près de cinq années et je vis bien qu'il regrettait ce temps-là malgré la pénurie et les hasards et malgré la fortune présente. Son discours étant venu sur les détails de la dépense pour une troupe comme la sienne, il me dit qu'il n'avait que onze personnes pour suffire à tout: six acteurs, quatre actrices et le gagiste. Il donnait à Saint-Germain, son portier, 3 livres 15 sous; à l'autre portier, Gilot, 3 livres 10 sous; à leur valet, 1 fr. 10; à un sergent et à douze soldats aux gardes, 15 livres; à Mme de l'Estang, la receveuse, 3 livres; à quatre ouvreurs de loges, 6 livres; aux sieurs Crosnier, ses décorateurs, 4 livres 10 sols; à quatre violons, 6 francs; pour les chandelles, 11 francs; pour les affiches rouges et noires et les afficheurs, 8 livres 4 sous; pour la collation pour la troupe, 1 livre; pour le valet commun, 1 livre, et pour les charités autant. Ces charités étaient à l'ordinaire pour les capucins, qui prenaient une manière de dîme sur les spectacles, et Molière me dit que c'était un droit un peu trop considérable pour de pauvres comédiens.
Cependant on vint avertir qu'il fallait commencer, et je vis que Molière était bon directeur parce que, s'adressant à chacun de ceux de sa troupe, il leur enseignait d'un mot les caractères, le ton à prendre et la manière à faire.
Il dit à l'Espy, qui représentait Ariste, de parler naturellement parce qu'il faisait le personnage d'un homme de bon sens, et que ce n'était pas le cas de prendre les airs d'un marquis, et à La Grange, habillé en Valère, de n'être pas trop fat puisque son rôle était celui d'un amoureux véritable, mais que d'ailleurs il n'avait rien à lui commander, ce qui me parut un grand compliment.
Où je l'attendais, c'était aux Béjart, Madeleine et Armande; il ne manqua pas de leur donner quelques avis, mais l'expression qu'il mit à parler à la plus jeune eût paru la plus touchante du monde si l'obligation où il était de se vêtir en barbon, avec un pourpoint fermé bien long et des hauts-de-chausses bien serrés, n'avait fait de lui une manière de Géronte plus propre à mettre en fuite l'amour qu'à l'inspirer.
L'air dont il quitta la chambre des comédiennes pour passer sur le théâtre marquait assez le dépit qu'il ressentait de laisser, pour un moment, sa belle au milieu des cajoleurs; et quand, étant moi-même allé me placer au parterre, je l'entendis tympaniser les muguets et les blondins, je connus qu'il parlait pour lui et qu'il faisait dire à Sganarelle ce que Molière pensait.
A la fin Isabelle et Léonor montèrent sur le théâtre, et, mieux que dans la chambre où l'obscurité faisait du tort à la beauté, je pus voir de combien d'attraits cette Armande était pourvue. Elle jouait le rôle de Léonor, qui est une fille sage autant que belle, et sans écouter les propos des jeunes galants qui «lui paraissent fâcheux», suit l'inclination de son cœur pour un époux plus âgé. Isabelle, au contraire, forme des projets assez hardis, dans le dessein de se soustraire aux rigueurs d'un hymen qu'elle hait, et l'on voit bien que, par la suite, elle trouvera toujours le moyen de déjouer les verrous et les grilles et de montrer leur béjaune à ceux qui veulent assurer par là sa vertu.
J'observais Molière sous son personnage de Sganarelle et je songeais que nul homme n'avait jamais avoué son sentiment par le dramatique comme ce poète le faisait là. Car, pendant qu'il parlait en jaloux, en bourru, en amant violent et infortuné, j'entendais, par la voix d'Ariste, son autre âme qui répondait et qui, manifestant la confiance et la résignation de son emportement amoureux, tâchait d'insinuer à Isabelle qu'il pensait Armande comme il souhaitait que fût l'honnête Léonor que, par un excès de prudence ou de badinage, il peignait sous des traits si opposés à ceux mêmes de cette comédienne.
Sur la scène, dans un fauteuil, il y avait un seigneur qu'on me dit être le marquis de Moncontour. Il s'agitait, grondait un air entre ses dents, peignait sa perruque et faisait, de temps en temps, de grands éclats de rire, en haussant les épaules comme pour regarder le parterre en pitié. Il ne manquait pas non plus de louer tout haut, quand elle paraissait, les grâces d'Armande Béjart, sans s'occuper de Sganarelle qui pensa s'embarrasser à la fin, tant il était outré, dans ses transports amoureux du second acte.
Je passai de nouveau derrière le théâtre après la comédie et je revis dans la chambre des comédiennes la même assemblée impertinente de galants. Molière attirant Armande dans l'angle le plus obscur lui disait à voix basse:
—Vous n'avez pas assez exprimé, Mademoiselle Béjart, les sentiments que doit faire paraître Léonor et c'est de la sorte qu'il faut dire ces vers:
Mais la belle, tournant les yeux vers le marquis de Moncontour, n'écoutait pas trop les leçons de ce poète; de vrai, la voix de Molière n'était pas très assurée, et je pense que le parterre eût jugé ce ton-là trop naturel et sans assez d'enflure.
X
LES DEUX PENDUS
C'est ce soir-là que j'eus l'honneur d'être présenté à M. le marquis de Moncontour comme ayant fait partie de sa troupe, quand j'avais M. de La Rapière pour directeur et que les yeux de la pauvre Zerbine servaient d'étoiles à ma route.
M. de Moncontour fut bien surpris d'entendre qu'il avait une troupe de comédiens ordinaires ni plus ni moins que le Roi ou M. le Prince, et il me fit beaucoup d'interrogations sur ce que c'était que le sieur de La Rapière, comme il était fait et de quel pays il venait.
Je satisfis de mon mieux ce seigneur en lui contant par le menu toutes les particularités que je savais touchant cet homme-là, que je pouvais peindre hardiment comme le plus grand fripon que j'eusse connu puisque je n'avais encore jamais été dans la société des traitants, et sur ce que je lui dis que La Rapière tranchait quelquefois du gentilhomme et parlait entre ses dents, de façon cependant qu'on l'entendît, de naissance illustre et de crédit à la Cour, le marquis eut quelque soupçon que ce put être le bâtard d'un fils que M. le marquis d'Aydie, son grand-père, avait eu d'une servante et qui avait été élevé dans la maison demi-parent, demi-valet, jusqu'à ce que ses vices l'en eussent fait chasser avec honte.
Cet entretien que j'eus avec ce guerrier fameux m'entraîna insensiblement dans l'honneur de sa connaissance, et dès qu'il eut su par le canal de M. Molière que j'étais une façon de gentilhomme, puisqu'on le devient après trois générations, et que mon fils, à supposer que j'en eusse jamais un, pourrait être page d'un duc et sa femme appelée Madame, M. de Moncontour me marqua plus de considération et une sorte de complaisance qu'il eût eu scrupule d'avoir pour mon grand-père l'anobli, tant un papier marqué du sceau du Roi peut avoir d'importance pour un seigneur dont les ancêtres n'avaient jamais été dans la nécessité d'être décrassés par de semblables savonnettes.
M. de Moncontour allait souvent faire sa partie de cavagnol chez Mme de La Ferté, qui donnait à jouer dans sa maison du faubourg. Pour dire le vrai, la compagnie qu'on y voyait ne formait pas une très magnifique assemblée, et l'on rencontrait autour des tables plus de gros marchands drapiers, de maîtres orfèvres ou de merciers que de cordons bleus ou de justaucorps à brevet. Mme de La Ferté faisait sa société de ces gens quand ses affaires n'étaient pas en trop bon point, autant dire toujours, et elle tirait d'une telle complaisance des revenus aussi bons que d'une ferme dans le pays de Beauce ou d'une rente sur l'Hôtel-de-Ville. La raison en était qu'elle gagnait toujours et faisait la malheureuse d'une fortune si constante avec ces espèces qui ne croyaient pas trop payer de leurs pistoles l'honneur de tenir le jeu avec une femme de cette qualité-là, qui avait été honorée des entretiens secrets du Roi et de ceux des principaux seigneurs de la Cour. Je ne dirai point que Mme de La Ferté usât de cartes ajustées mais on peut dire que le sort s'ajustait à son jeu comme s'il eût connu les mérites de la naissance et du beau monde préférablement à ceux des gens de néant qui le sollicitent aussi.
C'est ainsi que par les vertus de la dame de pique et pour remédier aux injustices de la fortune, Mme de La Ferté en usait avec ses créanciers de manière que ce qui s'était en allé par le trop de recherche dans la chère ou la parure revenait par les brelans au contentement de tous.
Ce n'était pas dans un dessein si cupide que M. de Moncontour fréquentait chez la comtesse, mais je crois qu'il y était attiré par les yeux de certaine brunette beauté, de sorte qu'il demeurait à l'ordinaire fort tard dans la maison du faubourg et qu'il était forcé de revenir par des chemins qui étaient plus peuplés de filous que ne l'est une chambre de financiers opinant sur le taillon ou sur les aides. Il est vrai qu'il se faisait suivre d'ordinaire par une manière de laquais qui avait servi autrefois dans le régiment de Moncontour et qui portait sur l'épaule un mousquet de bonne apparence et fait pour engager à la retenue les aigrefins trop enclins à se rendre familiers. Comme le marquis m'emmenait souvent avec lui chez Mme de La Ferté, je goûtais fort pour le retour cette façon d'aller dans les rues soutenus par si peu que ce fût d'un détachement d'infanterie.
Nous revenions un soir en suivant le fleuve du côté de l'Arsenal, quand nous entendîmes soudain devant nous un grand tumulte comme de gens qui se battaient, et nous étant un peu approchés nous vîmes que c'étaient ceux du guet qui étaient aux prises avec des larrons, à moins que ce ne fussent des voleurs se querellant contre des alguazils, car la nuit faisait qu'on ne distinguait pas très bien les uns des autres et l'on dit même que le jour cette distinction-là ne se fait pas non plus très aisément.
Le maréchal considérant qu'un des partis semblait avoir le dessous, et n'écoutant que son inclination naturelle qui l'entraînait toujours à se tourner du côté du plus faible et de l'opprimé, ne balança pas à se jeter au travers de l'action en frappant de droite et de gauche jusqu'à ce qu'il eût eu son épée faussée à force des coups qu'il avait donnés et que les autres se fussent enfuis. Regardant alors autour de lui et n'apercevant que casaques bleues, plumets bleus et bandoulières jaunes il vit que c'était aux archers de la maréchaussée que son courage était venu en aide et je pense qu'il en fut secrètement marri, car il montrait un peu de penchant pour les tire-laines, rodomonts et autres braves du pavé, assurant qu'il y avait du gentilhomme en eux parce qu'ils ne voulaient pas travailler, sinon, comme à la guerre, avec des épées et des pistolets.
Malgré cela il dut, par honnêteté, souffrir les remerciements de l'Exempt qui le supplia en outre qu'il lui fît la grâce de venir avec eux jusqu'au Petit-Châtelet pour rendre témoignage devant le juge-commissaire que ce n'était pas par manque de vigilance ou lâcheté qu'il n'avait pas capturé toute la bande, mais par la faute du petit nombre de ses gens, et que même dans le grand péril où il s'était trouvé il n'avait pas manqué l'occasion de se saisir du chef des filous qu'ils appelaient La Moustache et que ce gibier-là valait à lui seul tout le reste de la troupe.
M. de Moncontour vit effectivement un homme de belle taille et d'assez bonne mine que des archers achevaient de lier et qui même en cette extrémité gardait un air de fierté et d'impudence capables d'en imposer à tous autres qu'à des sbires, et il se délibéra d'aller jusqu'au juge du Châtelet dans le dessein bien plus d'intercéder pour cet infortuné que de célébrer les actions de l'Exempt et de ses acolytes.
Mais quand le seigneur fut devant ce vilain homme noir qui paraissait plutôt quelque singe revêtu d'hermine qu'un honnête chrétien occupé de juger avec équité ses semblables, il connut que le pauvre La Moustache était arrivé à la fin de ses aventures et qu'il n'y avait rien qui fût si impitoyable qu'un robin pour un fripon quand celui-ci est pauvre et n'a pas des amis sûrs.
A quelque temps de là M. de Moncontour fut commis avec M. d'Artagnan et cinquante de ses mousquetaires pour contenir la foule immense du public qui était venue à la Croix du Trahoir pour voir quelques financiers que l'on menait pendre parce qu'ils avaient montré trop de passion pour le bien de l'État, à telles enseignes qu'ils le gardaient dans leurs coffres et dans le secret de leurs appartements, comme ce qu'ils avaient de plus cher au monde.
Ils s'étaient aussi attachés aux deniers des particuliers, mais pour ceux-là, et parce qu'ils les jugeaient sans doute d'origine moins relevée, ils les employaient à construire les bâtiments les plus beaux, à dessiner les jardins les plus magnifiques et aussi, dit-on, à mériter les faveurs des dames les plus illustres. Mais, à la fin, le roi, à qui rien n'échappe de ce qui touche les intérêts de son royaume et de ses sujets, les avait laissés décréter et l'affaire étant venue devant le Parlement on avait vu sur la sellette ceux qui un peu auparavant y faisaient asseoir les autres, de manière qu'ils avaient été convaincus du crime de concussion et de fraude et condamnés à la corde comme il convient. Mais dans le moment que les juges opinaient avec le plus d'emportement contre ces traitants en parlant de question, de roue, de potence et de tous les supplices qui peuvent venir à l'imagination d'un robin en furie, on vint dire au président de Nesmond que les maîtres des requêtes ayant ouvert certaine cassette où étaient enfermés des papiers fort secrets de ces traitants, on avait trouvé les preuves les plus certaines que beaucoup de ces juges avaient eu des liaisons avec ceux mêmes qui avaient paru devant eux, qu'ils avaient eu part à leurs largesses et que l'un même avait soudoyé quelques braves de profession pour pénétrer dans le lieu où il jugeait que devaient être les écrits qu'il redoutait le plus de voir rendus au jour.
«A ces mots il se fit une telle huée» dirait le bonhomme Lafontaine, que l'on crut qu'un ordre du prince privait désormais le Parlement de ses épices; ceux qui criaient le plus fort étaient peut-être ceux dont la conscience se sentait le plus faible; mais tous étant convenus enfin, comme dans la fable des animaux malades de la peste, de dévouer le moins redoutable et le plus galant, on jeta la vue sur celui qui savait si bien employer des escogriffes à retrouver ses papiers égarés, et qui était justement ce juge-commissaire, lequel avait si fort malmené le pauvre La Moustache, et qui, en moins de temps qu'il n'en faut d'ordinaire pour entr'ouvrir seulement les sacs[2] des plaideurs, fut saisi au corps, enquêté, questionné, jugé et enfin condamné à la potence.
[2] Dossiers.
La Moustache était conduit au gibet dans une petite chaise à bras que traînaient les aides du bourreau. M. de Moncontour le vit fort bien et fut mortifié de penser qu'il était pour quelque chose dans cette pendaison-là; mais que devint-il lorsque le juge-commissaire que l'on menait également vers sa fin, étant venu à dépasser le voleur,—parce que, vu les charges qu'il avait occupées, sa charrette était tirée par un cheval,—celui-ci se mit à déplorer son malheureux sort, demandant si tout de bon on aurait le cœur de le faire mourir d'après l'ordre et sur l'opinion d'un magistrat si indigne et prêt à subir le même trépas que lui. Qu'au surplus, il n'y avait rien qui fût si injuste que son supplice, puisque ce magistrat lui avait fait dire, dans les commencements de son procès, qu'il fît prendre par sa troupe certaines pièces dans un endroit qu'il avait désigné en lui fournissant des facilités pour faire tenir à ses gens des instructions, et que, moyennant cela, il aurait la vie sauve, et qu'il ne l'avait pas voulu par respect pour les ordres du roi.
Ce justiciard en aurait sans doute dit bien d'autres sur son juge, si on ne les avait tous les deux pendus en même temps. M. de Moncontour, qui passa à quelque temps de là devant le gibet de la Croix du Trahoir, m'assura qu'il les avait vus se balancer en face l'un de l'autre, à la manière de ces baladins qui se saluent avant de commencer un pas de ballet, et, véritablement, quoique celui-là n'eût pas eu pour le régler les cadences des violons, on pouvait dire que ces danseurs étaient tous les deux bien faits pour être d'accord.
XI
LES TROIS COUPLES
Pendant que l'on pendait les financiers, la Cour se laissait divertir par d'autres et Molière me dit un jour, d'un air riant, que M. Fouquet voulait donner une fête au roi, dans sa maison de Vaux, et qu'il n'avait que quinze jours pour faire sa comédie et pour dresser son théâtre. Il m'engagea obligeamment à le suivre, m'assurant que, s'il ne pouvait me procurer l'honneur de paraître devant une si illustre assemblée, il me faciliterait, du moins, par quelque emploi de moucheur de chandelles ou de souffleur, une occasion de goûter les douceurs qu'on trouve à approcher des grands, même lorsqu'ils ne jettent point la vue sur nous.
Nous fûmes, par le coche d'eau, jusqu'à Melun, où le surintendant nous fit chercher à quatre carrosses pour nous mener à cette terre si magnifique, que le soleil, dans sa course dessus et dessous l'antarctique, ne peut rien voir qui soit si beau. Nous connûmes bien en y entrant que la renommée n'avait pas, cette fois, menti, comme elle a accoutumé, et la diversité des jets d'eau qui, d'abord, frappa nos regards, avec la belle ordonnance des terrasses et des jardins, n'était qu'une petite partie des merveilles qui nous étaient réservées. On nous conduisit dans un appartement fort propre où, d'abord qu'on eut ouvert les coffres, Molière commanda que l'on commençât promptement de répéter notre affaire, car il était fort exact en ces matières, et s'il voyait que quelque comédien ne sût pas son rôle ou ne l'entendît pas assez, il faisait le diable, criant que nous étions d'étranges animaux à conduire et d'autres gentillesses pareilles. Je me souviens même qu'il eut une petite noise avec Mlle Molière, sa femme, parce qu'elle s'avisa de lui faire observer qu'il aurait dû faire une comédie où il aurait joué tout seul, ce qui l'enragea tellement, qu'il lui dit de se taire et qu'elle était une bête.
Comme la nouvelle de notre arrivée s'était répandue, on vit bientôt accourir les plus empressés blondins, pour faire leur cour aux comédiennes et leur glisser bien des douceurs; il vint aussi de ces gens, qu'on nomme nécessaires, se mêlant de remarquer et de critiquer, qui pensèrent faire crever de dépit Molière, et je crois bien qu'avec toutes ces importunités-là le pauvre homme n'eut pas beaucoup de loisir ni de faim pour goûter à la collation qu'on nous servit et qui était fort galante et bien ordonnée.
Le théâtre avait été dressé dans une allée de sapins, près d'une grille d'eau qui répandait une fraîcheur agréable, et l'on avait disposé sur la scène des feuillages fort touffus, parmi lesquels cent flambeaux devaient répandre leur clarté.
Dès que nous eûmes pris nos mesures, la nuit tomba. On vint nous avertir que le roi, ayant terminé la visite du parc et du château et la loterie étant tirée, le souper avait été servi sur tables et, qu'aussitôt après, on nous dirait de commencer. En effet, nous entendîmes presque en même temps une grande clameur et le son de mille voix confuses qui s'approchaient et, dans l'instant, Molière commanda que les chandelles fussent allumées et que l'on se tînt prêt.
Dès que la toile fut levée, il parut sur le théâtre en habit de ville et, s'adressant au roi, avec le visage d'un homme surpris, il fit des excuses en désordre sur ce qu'il se trouvait là seul et manquait de temps et d'acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu'elle semblait attendre. Je pense que je n'ai jamais vu Molière si bon que dans ce personnage-là, parce que le peu de bégayement naturel qu'il avait et qu'il s'efforçait de dissimuler à l'ordinaire, le servait en cette occasion en faisant mieux paraître le trouble qu'il fallait qu'on jugeât qu'il ressentait.
Comme il achevait de parler, une coquille s'écarta au milieu de vingt jets d'eau naturels, et une agréable naïade en sortit pour dire des vers que M. Pellisson avait composés à la louange du roi. Cette nymphe était Mlle Béjart; à sa voix, les termes et les rocs dont le théâtre était orné se murent, mainte figure tourna sur son piédestal et les arbres s'ouvrirent. Plusieurs dryades s'en échappèrent, accompagnées de faunes et de satyres, qui formèrent une entrée de ballet. Après cela, la naïade emmena une partie des gens qu'elle avait fait paraître, et le reste se mit à danser au son des hautbois et des violons, jusqu'à ce qu'on vînt annoncer la comédie des Fâcheux.
J'étais du ballet de la dernière entrée, et l'un des quatre bergers qui, avec une bergère, formaient au sentiment de tous ceux qui l'ont vu un divertissement d'assez bonne grâce, et je pus considérer ce grand roi, dont la jeunesse riante était déjà parée des attributs sévères de la majesté. Il était dans un fauteuil, ayant à côté de lui la reine sa mère et Madame[3], la reine étant demeurée à Fontainebleau, parce qu'elle était grosse et peut-être aussi pour d'autres raisons qu'on ne disait pas. Je ne tardai pas à démêler, parce que Dupare me la montra, parmi les filles d'honneur de Madame, celle dont la renommée s'occupait en ce moment et qu'on nommait Mlle de la Vallière. Je jugeai qu'elle avait les cheveux les plus blonds du monde, avec une mine de pudeur, mais des yeux languissants qui n'étaient pas trop d'accord avec cette mine-là. Pour sa bouche, elle était fort grande, et je me souvins du noël impertinent de Bussy et de ce bec «qui d'une oreille à l'autre va». Mais ses dents blanches et ses lèvres vermeilles la rendaient cependant assez passable. Le roi ne manquait pas, chaque fois qu'il le pouvait, de jeter les yeux de son côté, et je remarquai que la princesse, qui était sur une chaise à sa gauche, ne paraissait pas trop satisfaite de l'honneur que Sa Majesté faisait à sa suivante.
[3] Henriette d'Angleterre.
Dès que nous eûmes achevé notre entrée, on vit partir mille fusées qui, se frayant par la force du salpêtre un chemin à travers les airs, retombaient en une pluie d'étoiles qu'elles semblaient avoir été décrocher à la voûte céleste. Parmi ces fracas et ses sifflements, je me glissai entre les bosquets pour considérer de plus près la cour. Je remarquai certains seigneurs qui remuaient des pistoles au fond de leurs poches, comme si c'eussent été des pois ou des fèves, et sans s'en soucier davantage, et véritablement cette fortune-là ne leur coûtait guère, car ils n'avaient eu qu'à ramasser les espèces d'or et d'argent qu'ils avaient trouvées, par les soins de leur hôte, sur les tables de leurs chambres.
Mais, dans le moment que le dôme du château s'allumait pour jeter une infinité de flammes et de serpenteaux, je vis, à la faveur de cette clarté subite, trois couples qui s'étaient retirés un moment à l'écart dans une salle de verdure subitement embrasée par cet éclat de lumière indiscrète. C'était, dans un retrait d'arcade habitée par un Terme, Molière avec sa femme. Il n'était pas malaisé de connaître qu'ils se querellaient, et je songeai que, parmi ses fâcheux, le poète comique en avait oublié un, qui était le mari. Sans doute que M. de Sévigné et le marquis de Vardes étaient aussi de cet avis-là. Un peu plus loin, dans une allée où se mouraient en tournant encore les soleils des artificiers, j'aperçus un justaucorps rouge avec un chapeau chargé de grandes plumes blanches. Il fallait bien que ce fût le roi, puisqu'il était couvert, et, sous la mante de soie grise qui voulait la dérober à tous, je crus bien reconnaître les yeux d'azur et les cheveux blonds de Mlle de La Vallière.
Comme je me retirais à pas suspendus, j'arrivai devant un décor de pots à feu qui, par l'artifice du sieur Torelli, représentaient les armoiries du surintendant, et cet écureuil grimpant dont il avait fait l'emblème de sa cupidité et de sa passion pour le pouvoir. Je surpris deux ombres furtives que ma venue, sans doute, avait fait fuir, et je vis bien que M. Fouquet se délassait des fatigues et des honneurs de cette fête en prenant le frais avec Mlle de Menneville.
Mais, dans l'instant que j'allais me retirer pour goûter un sommeil qui ne serait troublé ni par l'ambition, ni par la jalousie, ni par l'amour, un coup de vent subit éteignit les lumières qui dessinaient la figure de l'écureuil, et je ne vis plus que des lézards et des couleuvres que l'ordonnateur avait placés là par manière d'ornements.
Je me suis souvenu plus tard que ces animaux figuraient dans le blason des Le Tellier et dans celui de M. Colbert.
Quand cette mémoire me vint, l'écureuil était par terre.
XII
LE SOUPER D'AUTEUIL
Molière me dit en revenant de Vaux qu'il voulait m'emmener faire la débauche avec lui dans la maison des champs de M. Despréaux, de manière que nous pourrions saluer ce fameux poète qui est bien sur le chemin de s'égaler aux plus illustres auteurs de l'antiquité, dans le genre où se sont exercés Perse, Juvénal, et le plus parfait de tous, cet Horace, qui fait nos délices, et sans lequel il n'y a pas moyen de goûter les délicatesses de la vie.
Nous prîmes, pour arriver jusqu'à ce village d'Auteuil, un coche d'eau qui, partant du Pont-Royal, nous mena insensiblement, par le moyen des rames, à travers la ville, de sorte qu'en un moment nous vîmes ce port qu'on appelle de la Conférence, où s'assemblent les navires qui viennent faire le commerce à Paris, et qu'ayant dépassé le Pont-Tournant, nous longeâmes cette longue terre qui a, depuis peu, reçu le nom d'Ile des Cygnes, qui est mieux que l'ancien, lequel était un peu indécent.
Molière me montra ensuite des maisons, sur la pente d'une colline agréable, en me disant que c'était le village de Chaillot, et que ces beaux jardins que l'on voyait s'élevant par derrière étaient ceux du couvent des Bons-Hommes de Passy; mais le courant du fleuve et, je pense aussi, deux chevaux que l'on avait attachés à une corde, et la corde à notre bateau nous entraînant toujours, nous fûmes enfin devant Auteuil, cette ville dont messieurs de Sainte-Geneviève sont les seigneurs et où bien des bourgeois de Paris ont leur maison pour aller boire et discourir le dimanche sous quelque treille, comme nous avions nous-même dessein de faire ce jour-là.
Sitôt que nous fûmes près du rivage, on jeta à terre une longue planche qui nous conduisit enfin, par le secours de Dieu, sains et saufs, au bout de cette navigation-là.
Nous fîmes quelques pas sous des ombrages assez frais et parmi des ruelles assez sombres, au milieu de mille boules de mail que des joueurs nous poussaient entre les jambes, comme si elles eussent été des quilles, et, étant entrés à la fin dans un jardin fort propre, orné de fontaines et de quelques ifs taillés d'une manière qui était galante, nous vîmes qu'une table avait été dressée sous un couvert et tellement remplie de flacons et de plats, qu'on pouvait à peine distinguer la couleur des serviettes sur lesquelles tout ce harnais de gueule était étalé.
Cette vue nous aurait disposés à la joie, quand même nous n'aurions pas vu sortir du logis M. de Bachaumont qui, nous embrassant de la meilleure grâce du monde, nous témoigna le contentement qu'il avait de nous voir et son dessein de nous bien régaler. M. Chapelle parut ensuite et, renouvelant ses protestations, nous fîmes si bien assaut de civilités, que nous serions demeurés là jusqu'au jour du jugement dernier, si un petit laquais n'était venu nous avertir qu'on avait servi sur table.
Sitôt que nous eûmes commencé d'apaiser notre faim, un propos s'établit entre Molière et M. de Bachaumont, parce que ce dernier soutenait qu'il ne fallait pas faire une part si grande aux anciens, en leur donnant, comme on avait accoutumé, le pas sur les modernes, mais que, bien loin de là, pour la tragédie, nous étions bien supérieurs aux Latins, qui n'avaient à nous opposer que quelques déclamations pompeuses d'un supposé Sénèque, tandis que M. de Corneille et M. Racine avaient donné les plus excellents poèmes tragiques que l'on connût. Partant de là, il dit encore que ni Térence, ni Plaute, chez les Latins, n'avaient fait de bonnes comédies, que, pour Aristophane, il avait, à la vérité, quelque mérite, mais fort obscurci par le peu d'honnêteté des termes et la licence de l'invention. Il ajouta que Ménandre était plus de son goût, parce qu'il ne restait de ce poète que des morceaux assez rares et qu'enfin il donnait la palme à Eupolis et à Cratinus, parce que les écrits de ces derniers étaient si réduits par le temps et l'insolence des Barbares qu'ils pourraient être contenus dans le creux de la main.
A ce discours extravagant, nous partîmes de ce grand éclat qu'Homère assure que les dieux font retentir dans leur Olympe; mais Bachaumont, poussant son raisonnement, nous dit le plus sérieusement du monde qu'il nous montrerait à tous notre béjaune; que Chapelle n'avait de sens qu'à ordonner un dîner; que, moi, j'étais bon à le manger, et qu'enfin Molière n'y entendait rien, attendu que lui, Molière, effaçait par ses moindres écrits tous ceux des anciens comiques et qu'il n'y avait pas à revenir là-dessus.
Nous vîmes alors, parce qu'il s'était tu après cela, qu'il était fort échauffé par le vin qu'il avait bu, et Chapelle opina qu'il faudrait lui donner, le soir, quelque potion lénitive pour écarter ses vapeurs et ramener ses esprits. Molière rêvait à son ordinaire, comme si l'entretien ne lui fût parvenu que par des canaux divertis à l'extrême, et je conjecturai qu'il s'inquiétait moins de la querelle des anciens et des modernes, que de savoir si Armande avait tout de bon du goût pour ce blondin qui lui avait serré les doigts, l'autre soir, à la Comédie.
Dans ce moment, le petit laquais vint dire que M. Despréaux arrivait et, en effet, ce grand homme se montra aussitôt au bout d'une allée. Je n'avais pas eu encore occasion de le saluer ni de le voir, et je fus dans le dernier contentement de considérer les traits d'un poète si fameux. M. Despréaux a l'air le plus noble et le plus fin, les yeux vifs et brillants, la bouche moqueuse, si spirituelle qu'elle semble mâcher de la malice; avec cela, son maintien est assez imposant et fait connaître qu'il est homme de condition, enfin il parut tel que mon imagination l'avait déjà présenté à mes yeux, et je lui sus un gré infini de cette civilité qu'il avait là.
Quand on l'eut mis au fait de notre entretien, et qu'il connut que notre démêlé venait encore de cette querelle des anciens et des modernes, il dit d'abord que Bachaumont n'avait pas trop raison de puiser ses arguments plutôt dans les bouteilles que dans les textes, et que la seule chose sensée qu'il lui eût vu faire avait été de boire toute l'eau d'un bénitier, parce qu'une dame qu'il aimait y avait trempé les doigts; il continua en protestant que M. Perrault n'avait pas eu dessein de louer les modernes en mettant Racine, Corneille et Molière au-dessus de tous les anciens, mais le propos d'avilir ceux-ci par la suite, en leur préférant M. Quinault, et qu'au surplus il ne doutait pas que les écrits de ces poètes ne dussent passer aux siècles suivants, mais que c'était affaire à ceux de ce temps-là d'établir les parallèles. Se tournant alors vers Molière, il l'assura qu'il était son serviteur et qu'il savait bien que leurs sentiments sur cette matière étaient les mêmes.
Après cela, il n'y avait plus qu'à se remettre à boire pour essayer de noyer dans le vin la bassesse de notre siècle, et c'est ce que nous fîmes, avec une ardeur d'autant plus grande que le jour commençant à faire place à la nuit nous avertissait qu'il faudrait bientôt retrouver notre coche d'eau si nous ne voulions pas faire à pied le voyage de Paris, de sorte qu'insensiblement nous nous trouvâmes si bien conditionnés à la fin,—j'entends Chapelle, Bachaumont et moi-même,—que blessés de cette idée que nous étions des cuistres végétant dans une ignorance barbare, nous convînmes tous, d'un même sentiment, d'en finir avec ces misères-là et d'aller nous jeter à la rivière qui, par une grâce spéciale du ciel, coulait là tout à propos.
Nous levant en tumulte et courant au fond du jardin, nous fîmes part de cet honnête dessein à Despréaux et à Molière, leur proposant par une faveur singulière de notre bonté de les laisser venir avec nous, abîmer dans les flots de la Seine les modernes tout ensemble avec les anciens.
—Attendez! dit Molière d'un air doux; attendez jusqu'à demain.
XIII
LE GASCON FACHÉ
Dans la place du cimetière Saint-Jean, proche des Halles, il y avait un traiteur assez fameux, où quelques-uns des hommes de la cour avaient accoutumé d'aller faire la débauche avec MM. Despréaux et Racine; et même M. de La Fontaine y venait quelquefois, quand il avait quelque poème licencieux dans l'esprit, parce qu'il disait que rien n'était plus propre à exciter sa verve que les discours des gens de qualité, quand ils s'entretiennent, après boire, de leur mérite ou de la vertu des dames. Molière m'y mena une fois, parce qu'il savait que M. de Sévigné ne manquerait pas de venir ce jour-là, et qu'il avait dessein d'étudier les façons de ce seigneur, pour accommoder le personnage de Don Juan dans la comédie du Festin de Pierre, qu'il voulait représenter, parce que sa troupe et son public le voulaient aussi.
Sitôt que nous fûmes entrés dans la chambre particulière du logis, qui était réservée à une assemblée si illustre, parce qu'en ce temps-là les cafés n'étaient pas encore établis, je vis qu'il y avait sur une table un exemplaire de la Pucelle, de Chapelain, qu'on y laissait toujours, et nous sûmes bien, par la suite, pourquoi.
M. Despréaux et M. Racine firent mille honnêtetés à Molière et voulurent bien m'assurer de leurs sentiments, malgré la petitesse de ma condition; mais, dans l'instant que nous étions occupés par ces civilités-là, il parut un gentilhomme que je connus à son maintien pour celui que Molière m'avait dépeint, et dont il voulait faire son étude. Il avait le visage fort rond et des yeux pleins de feu, avec un regard fier et gracieux, et la mine d'un homme qui n'a pas trop rencontré de cruelles. Ses cheveux étaient blonds et le mieux frisés du monde, assez épais et assez longs pour n'avoir pas besoin de boucles ajoutées, et, par-dessus tout cela, son abord avait quelque chose de haut et de tranquille qui marquait assez que c'était un seigneur de la première qualité.
L'hôte apporta des flacons d'un certain vin de Joigny que M. de La Fontaine prisait fort, et nous nous mîmes à boire en nous entretenant d'une manière vive et qui m'éblouit par les heureuses saillies des convives. Mais qui pensez-vous qui fît le plus le diable et montrât le plus d'enjouement? J'aurais gagé que ce serait le poète comique et j'aurais perdu, car Molière demeurait à son ordinaire fort rêveur, pendant que l'auteur de tant de tragédies, qui ont fait couler de si belles larmes, se laissait aller à mille saillies, montrant un esprit bouffon et se répandant en discours pleins d'équivoques, qui nous mirent enfin tellement en gaieté que l'on devait, je pense, entendre de tout le voisinage les grands éclats de rire que nous poussions.
M. Boileau me dit à l'oreille que c'était ainsi, en badinant, que Racine avait écrit, en quelques jours, sa comédie des Plaideurs et que, sans cesse, cet auteur inventait en ce réduit les plus ingénieuses folies qu'on pût imaginer.
Mon étonnement grandit lorsque M. de Sévigné ayant prononcé quelques mots, à propos d'une comédie, assurant que l'auteur était un sot pour n'avoir pas suivi en la matière «les errements d'Aristote», je vis M. Despréaux se lever tout en furie en s'écriant:
—Bon Dieu! Monsieur, quelle langue est cela? Suivre des errements, Monsieur, c'est tout justement comme si vous parliez le langage des Topinambous, et je ne voudrais pas gager que ces peuplades sauvages se hasardassent à de si pitoyables discours!
Là-dessus, s'étant rassis, les autres protestèrent qu'il fallait que le coupable subît la peine ordinaire et qu'elle serait, cette fois, en dix vers seulement, parce que ce supplice était de ceux qu'il faut appliquer avec une certaine modération pour ne pas voir expirer le patient durant sa géhenne.
Je n'entendais pas trop bien ce qu'ils voulaient dire par là, quand je vis M. de Sévigné prendre, en soupirant, le livre de M. Chapelain qui se trouvait sur la table et commencer, d'une voix mal assurée, la lecture de cette pièce fameuse:
On ne le laissa pas aller bien loin, parce qu'il montrait du repentir et que cette lecture nous empêchait de boire, et aussi parce que l'hôte vint, dans ce moment-là, nous avertir qu'il y avait un homme qui voulait parler à nous, et que cet homme portait une épée très longue avec un rouleau de papier sortant de sa poche et presque aussi démesuré et, qu'au surplus, il laissait assez paraître qu'il était de Gascogne. Connaissant à cette peinture que c'était quelque poète des rives de la Garonne, nous nous écriâmes tous d'une voix qu'il ne fallait pas qu'il entrât, mais l'hôte tirant un papier nous dit que nous pouvions toujours le voir et qu'après cela nous déciderions.
Despréaux donc, après qu'il eut considéré un moment cet écrit, fit un grand éclat de rire et, commençant à parler, nous montra que c'était une manière de licence poétique ou de privilège concédé au sieur de Rabastignac, par Scudéry, pour donner à entendre au public que ce poète avait mérité ses bienveillances à lui, qu'il n'y avait plus à revenir là-dessus et que, d'ailleurs, si quelqu'un laissait paraître qu'il n'était pas de ce sentiment et qu'il ne jugeait pas fort bons ces vers, il rentrerait à ce faquin son jugement dans la gorge et lui ferait bien voir qu'il s'appelait: de Scudéry.
Après cela, il n'y avait plus qu'à donner congé à l'hôte d'introduire ce Languedocien, mais celui-ci ne nous en laissa pas le loisir, car s'étant glissé par la fente de la porte,—et véritablement il était si maigre qu'il ne l'écarta pas d'un pouce—il parut devant nous avec sa terrible rapière, son effroyable rouleau et la plume menaçante de son feutre qu'il agitait avec tant de grâce que nous crûmes que c'était quelque chasse-mouche. Il se dit le serviteur des illustres auteurs qui étaient là, protesta qu'il ne souhaitait rien tant que leur suffrage et, déployant le rouleau que la peur nous faisait considérer avec des yeux capables de toucher une Euménide, mais non un Gascon, il commença de lire un fort long poème composé, à ce qu'il nous parut, pour faire ressortir la gloire du roi Genséric, ses galanteries, ses conquêtes et ses infortunes.
Sans doute qu'il aurait poursuivi jusqu'au sac de Rome si Despréaux, saisissant le moment qu'il reprenait sa respiration, ne lui eût dit, fort doucement, qu'il y avait, à la vérité, quelque beauté dans ces vers, mais qu'il leur trouvait une tournure un peu lâche et que cela était fâcheux. Cette parole faillit être aussi funeste que celle autrefois prononcée par le Sénat de Carthage devant les envoyés romains, car notre homme, se redressant aussitôt, et se coiffant fort impudemment de son feutre, s'écria qu'il n'y avait rien de lâche dans la maison de Rabastignac et qu'il le ferait assez voir.
A ces mots, comme il montrait quelque dessein de tirer son épée, nous nous levâmes en tumulte, renversant la table qui s'écroula avec un si grand bruit d'ais fracassés et de vaisselle en éclats que l'on crut, pour le moins, que la fin du monde était arrivée, et je ne sais ce qui serait survenu de la Gascogne et de Genséric si le marquis de Sévigné, avisant quelques soldats des gendarmes-dauphin où il était guidon, qui passaient par là et que le vacarme avait attirés, ne leur eût dit d'emmener ce furieux et de faire rafraîchir ses esprits dans quelque cellier bien frais de leur caserne.
Ainsi, nous ne pûmes jamais savoir ce que Genséric avait fait de ses Vandales, et peut-être que ce baron nous eût renseignés là-dessus sans le contre-temps, car, à en juger par ses vers, il avait bien la mine de descendre par la ligne la plus directe de cette peuplade barbare-là.
M. de Moncontour qui entendit parler de cette aventure-là, et que j'avais été pour quelque chose dans la défaite de ce capitan, fit si bien auprès de Mme de Montespan avec qui il en usait privément que j'eus enfin un ordre du roi pour entrer dans sa troupe. Ainsi, l'action d'un insensé me servit plus que toutes les machines que Molière et les autres avaient fait jouer dans la vue d'obtenir cette grâce, ce qui montre assez que ce n'est ni le mérite ni la vertu qui font la fortune des hommes ni la gloire des empires, mais le hasard, l'occurrence et peut-être même certaine injustice, par où le souverain maistre de la terre et des cieux se plaît à faire éclater sa puissance et à faire révérer sa fantaisie.
XIV
SCAPIN HÉROS
Dès que j'eus eu l'insigne honneur d'être admis dans la compagnie de messieurs les comédiens ordinaires du Roi, nous partîmes pour l'armée de Flandre. Ce début pourrait surprendre et j'entends déjà quelque censeur sévère demander avec un sourire si c'était que nous avions formé le dessein de réduire les Républiques par les bâtons de Jodelet ou les seringues de Purgon... Ami censeur, arrête-toi ou plutôt fais réflexion sur la gloire de Louis qui, non satisfait de mener après lui, dans un camp, Mars et Bellone tenant la Victoire enchaînée, faisait accompagner les divinités redoutables par les Jeux et les Ris, par Comus et par Thalie.
En d'autres termes, cela veut dire que le roi ayant résolu d'abaisser l'orgueil des Hollandais et de châtier l'insolence de leurs gazettes, commença d'attaquer leurs places, dont il prit quatre en huit jours, après quoi il marcha droit à l'Issel et, passant dans l'île Batave, mit le siège devant Arnhem. Ce grand prince avait jugé à propos de faire venir les dames pour leur donner le divertissement de la guerre et, tous les jours que l'on ne se battait pas, ce n'étaient que fêtes, cadeaux et galanteries; le soir nous avions l'honneur de figurer devant Sa Majesté, dans des granges proprement et prestement disposées ou dans les salles de conseil des bourgeois. Cela me rappelait un peu les aventures comiques du début de ma carrière, sauf l'incertitude du gîte et du souper. Nous recevions six livres par jour et nous avions part aux distributions de vivres; savoir, par représentation pour la troupe, huit pains et un setier de vin de table.
Il arriva vers le quinze de juillet, qu'étant devant Arnhem, qui faisait mine de se défendre, et comme on commençait à pousser des lignes, Molière nous dit que nous allions répéter dans le jour, parce que, ce soir-là, nous aurions l'honneur de jouer devant la cour, qu'il fallait tirer des coffres nos ajustements, qui étaient un peu fripés, et les endosser pour juger de l'ensemble.
Nous avions à peine eu le loisir de débrouiller deux scènes, qu'on entendit un bruit de mousqueterie si proche et si effroyable, que nos comédiennes s'épouvantèrent et que nous courûmes tous, dans la mascarade de nos rôles, pour savoir ce que c'était.
Nous vîmes que quelques escadrons frisons, avec un peu d'infanterie, avaient fait une sortie; leurs rangs, fort bien alignés, s'étendaient entre les remparts et nos tentes, pendant que les décharges des fusils formaient de petits nuages ronds de fumée, parmi les quinconces d'arbres; plus près de nous, un gros de cavaliers arrivait au galop, et nous reconnûmes M. de Turenne à son cheval pie, qui se cabrait la queue à terre: d'autres gentilshommes accouraient, vers lui, le chapeau à la main, lui montrant l'ennemi, et dans le fond, on découvrait le roi, à pied, suivi de la cour, appuyé sur sa grande canne et regardant la bataille.
Dans cet instant, nous aperçûmes ce que ni M. de Turenne ni le prince ne pouvaient distinguer, à cause d'une certaine pente que le terrain faisait en cet endroit: c'était un bataillon de troupes wallonnes, qui, se glissant à la faveur du coteau, commençait d'emporter nos ouvrages et menaçait de brûler nos magasins. Je ne sais quelle fureur guerrière s'empara alors de mes esprits ou si le parchemin qui m'exemptait de la taille et me faisait noble agit sur mon cœur, mais, saisissant la hallebarde d'un mort et ralliant quelques grenadiers que le succès de l'ennemi avait dispersés, je courus sur les Hollandais, qui ne s'attendaient pas à cette attaque-là et que nous mîmes facilement en fuite, parce qu'ils furent aussitôt débandés que surpris.
De là, poursuivant notre pointe et faisant toujours reculer les guerriers des États, nous tournâmes si bien la position que, prenant de flanc les escadrons frisons que M. de Turenne faisait dans le moment charger de front, nous ne contribuâmes pas peu à jeter la panique parmi cette cavalerie qui, tournant bride enfin et remettant son salut aux jambes de ses coursiers, rentra dans Arnhem plus précipitamment qu'elle n'en était sortie.
Mais que direz-vous de l'étonnement des généraux et de toute la cour quand, voyant les rangs s'éclaircir et le renfort apparaître, ils reconnurent que ces soldats, qui avaient si bien taillé des croupières aux reîtres de M. le prince d'Orange, étaient conduits par une manière de masque ou de matassin vêtu d'une souquenille à raies, avec un bonnet semblable sur la tête, point de cheveux sous ce bonnet et un pied de blanc sur les joues? Ils pensèrent d'abord qu'ils avaient la vue troublée ou que c'était quelque fantôme, mais la façon dont je m'escrimais avec ma hallebarde et le rapprochement, leur firent connaître enfin que ce fantôme était un homme et que cet homme menait grand train ces pauvres gens, assez vaillants à la vérité, mais mal conduits par des officiers dont le mérite consistait principalement à être enfants ou parents de bourgmestres des bonnes villes.
Voyant cela et que déjà Arnhem n'était pas dans le cas de résister longtemps aux ordres du roi, M. de Turenne prit des dispositions si exactes et des mesures si justes, que des bombes bien ajustées ayant embrasé quelques maisons, les femmes s'attroupèrent et contraignirent le gouverneur de faire battre la Chamade.
Le soir, au moment que j'allais paraître en scène et que je préparais déjà mon dos de Scapin aux bâtonnades de Géronte, quelqu'un vint me chercher de la part de M. de Turenne et m'emmena malgré mes camarades ébahis qui juraient que le roi attendait et qu'il nous fallait commencer. Mais quand je fus entré dans un appartement assez magnifique et fort proprement meublé qui était plein de courtisans, on me fit tourner à droite et par un réduit fort obscur, l'on me poussa dans un cabinet où je vis un seigneur assis auprès d'une dame bien parée et si parfaitement belle qu'il eut quelque peine d'en détourner les yeux pour me considérer.
—C'est toi, demanda-t-il, qui tout à l'heure crossais si bien les Hollandais de ta hallebarde?
Je l'assurai qu'il ne se trompait pas.
—Cela étant, continua-t-il, tu es un brave et si tu veux changer ton sarrau de Scapin contre une épée de sergent, cela est en ton pouvoir.
—Monsieur, lui répondis-je, j'ai trop reçu de volées dans les comédies; je ne voudrais point emporter cette coutume-là sur les champs de bataille du roi.
La dame rit et le gentilhomme en parut charmé.
—Je vois bien, dit-il, que tu as la mine de mourir Scapin, mais Scapin doit avoir soif; voilà pour boire à la santé du roi et des dames.
J'attrapai au vol une bourse assez ronde et fis le gros dos en bon valet de comédie.
—C'est bien, vas jouer ton rôle et nous t'applaudirons si tu es aussi parfait histrion que bon soldat.
Un instant après, la toile se levait sur le premier acte des Fourberies et je voyais sur un fauteuil, seul en avant et dans un appareil qui approchait la majesté des dieux, l'homme à la bourse ayant non loin de lui la dame au doux sourire.
C'était le roi et Mme de Montespan.
Mes jambes en tremblent encore quand j'y pense...
XV
LES MATASSINS
Après cela, M. de Rochefort ayant manqué son coup sur Muyden, pour vouloir marcher avec trop de précaution, le comte Maurice de Nassau se jeta dans cette place où se trouvaient les écluses de Hollande, qu'il sut lâcher si à propos que les eaux de la mer couvrirent le pays, de manière que nous n'eûmes plus qu'à nous en aller, parce que les armées du roi n'avaient pas encore appris à combattre en nageant, comme font les canards ou les castors, ce qui fait voir qu'on ne pense jamais à tout dans l'instruction des milices.
Cela fut cause que nous quittâmes Nimègue dans le temps que nous nous préparions à jouer Pourceaugnac, pour le divertissement de M. de Turenne, et nous le fîmes si précipitamment que, sans perdre le temps en cérémonies, nous montâmes sur notre char comique dans le costume de nos rôles, et moi sous celui de Sbrigani, qui était une souquenille rayée de vert et de jaune, à la façon des papegais, avec une fraise bien godronnée, fort propre à tenir le cou raide dans les cahots du chemin.
Nous partîmes au travers des ombres de la nuit en même temps qu'un escadron des chevau-légers de M. le Prince lesquels, éclairant notre route par le moyen de torches qu'ils tenaient en l'air, rappelaient assez parfaitement ces coureurs dont parle Ennius, qui se passent de mains en mains des flambeaux. Nous roulions ainsi depuis un fort long temps, en pestant tout haut contre l'incivilité de ces républicains et l'incommodité de leurs chemins, quand un gentilhomme, s'approchant, vint nous dire avec beaucoup d'honnêtetés que les troupes allaient camper dans un village dont on apercevait les feux à quelque distance et que pour nous notre gîte serait chez le bourgmestre, dont la maison se trouvait à propos là, ajoutant, avec un souris à l'adresse des dames, que ce magistrat champêtre était bien fortuné de loger chez lui, à la fois Thalie, Melpomène et Vénus.
Il ne parut pas cependant que ce brutal de Flamand fût si sensible que cela à cette faveur du destin, car, sitôt que nous eûmes heurté à son huis, nous l'entendîmes crier au voleur en appelant ses servantes. Comme elles ne répondaient pas et que rien ne remuait, sinon le vent qui nous troussait et nous faisait claquer des dents, nous nous délibérâmes de jeter bas la porte en employant une poutre que Béjart trouva et qui lui parut placée là, depuis le commencement des siècles, pour l'usage auquel elle servit et qui fut de nous faire entrer derrière elle dans cette demeure ennemie.
Nous pensâmes périr à force de rire quand nous vîmes que le brave bourgmestre, ayant enfin rassemblé le bataillon de ses servantes, les avait armées de balais et se tenait derrière elles, les animant au combat et faisant de grands gestes avec une broche qu'il avait été décrocher à la cuisine.
Me tournant alors vers la troupe de matassins qui se donnaient au diable d'être si rudement reçus, je leur dis que c'était à eux d'enlever une citadelle ainsi défendue; aussitôt, dressant leurs seringues de la manière que les grenadiers font de leurs piques pour aborder l'ennemi, ces bouffons se précipitèrent si vaillamment qu'ils rompirent la ligne des servantes, les obligèrent de se disperser, de manière que nous pûmes croire qu'elles avaient fui à la nage.
Après cet exploit-là, nous fûmes les maîtres dans cette demeure et il ne tint qu'à nous d'être bien persuadés que nous étions citoyens des Républiques et bourgmestres de père en fils; nous découvrîmes une si prodigieuse quantité de pâtisseries, salaisons, fromages, confiseries et autres provisions matérielles, que, devant un tel harnais de gueules, nous ne songeâmes plus qu'à nous y bien atteler pour tirer en triomphe le char de la bonne chère. Cependant du Croisy, qui aimait à boire, trouvait que la partie spirituelle était fort négligée, entendant par là que sans Bacchus, dieu des coupes pleines, Comus, roi des festins, se morfond. Ne point trouver de vin dans un pays où il y a tant d'eau eût semblé une gageure; nous la gagnâmes, grâce au stratagème de Lagrange qui, par le moyen d'un nœud coulant, sut fort subtilement pêcher dans la cave, laquelle était bien incivilement fermée, tout un banc de bouteilles à qui nous fîmes bien voir que nous avions plus horreur du vide dans nos estomacs que dans leurs panses; de sorte que nous étions tous assez bien conditionnés quand une vilaine aurore, qui semblait transie à force d'être mouillée et dont les doigts étaient plutôt de cendres que de roses, entr'ouvrant des courtines de brumes, nous montra les eaux étendues dans toute la campagne d'où notre maison émergeait comme une île ou comme ce rocher du château d'If où les consuls de Marseille envoient quelquefois les comédiens apprendre leurs rôles.
Confondus d'abord à la vue d'un tel spectacle nous employâmes en conscience quelques heures à pester contre cette mystification des éléments, après quoi, jugeant bien qu'on viendrait enfin nous délivrer et que le roi ne laisserait pas sa troupe ordinaire réduite à s'entredévorer comme dans le festin de Thyeste, nous retournâmes aux jambons de notre hôte après avoir prié notre ami d'exercer encore son industrie sur les flacons, de manière qu'à la fin nos matassins s'enivrèrent si parfaitement qu'ils furent bientôt plongés dans un sommeil auprès duquel celui des Sept-Dormants aurait paru de la frénésie. Les laissant cuver leur vin dans une salle basse, nous fîmes partie de nous assembler à l'étage supérieur de notre arche, pour lire les productions de nos auteurs et choisir quelque pièce qui fût digne de réjouir le Prince, exemple de fermeté dans le malheur et de constance dans le devoir dont l'antiquité, elle-même, ne donne que trop peu d'exemples.
Mais quelle ne fut pas notre surprise et jusque notre terreur lorsque, dans le moment où du Croisy nous débitait le songe de Cyaxare, roi des Mèdes, nous vîmes tout à coup nos matassins entrer brusquement, et quand, mettant en batterie leurs instruments, ils commencèrent à nous inonder d'eau, comme si nous n'étions pas assez remplis par les yeux, de ce fade et fâcheux liquide. Pensant que cette racaille avait encore l'entendement brouillé par les fumées du vin, nous songeâmes d'abord à leur donner quelques coups de nos bâtons en guise d'ellébore, mais nous ne les trouvâmes non plus que nos rapières, et fûmes contraints de battre en retraite sous cette artillerie humide et fort bien dirigée.
Nous descendîmes, en désordre, le degré pour nous réfugier dans la salle basse où notre surprise fut prodigieuse de trouver endormis les camarades à qui nous croyions devoir cette arrosée. Béjart était tout prêt à jurer que nous avions eu affaire à des fantômes, mais les éclats de rire, bien humains, qui retentirent et la vue des pauvres bouffons dépouillés de leurs surtouts, nous firent enfin connaître que nous avions eu affaire aux servantes du bourgmestre, et que ces péronnelles n'avaient pas craint de traiter une illustre compagnie comme le pauvre M. de Pourceaugnac le fut par les soins de Sbrigani.
En cet instant, des trompettes sonnant au dehors nous firent accourir, et nous fûmes dans la dernière satisfaction de voir que des soldats venaient nous chercher en faisant mouvoir des barques par le moyen des rames; secouant nos ivrognes et les poussant de la main et du pied, nous nous embarquâmes sans plus attendre, laissant le bourgmestre au milieu de ses servantes matassines.
Cet homme-là pouvait bien se vanter d'avoir eu la comédie à bon compte et des meilleurs acteurs qui fussent...
XVI
«PHÈDRE»
Quand nous revînmes couverts de ces humides lauriers, c'était le temps que Paris et la France disputaient sur le mérite de la Phèdre de Racine ou de celle de Pradon et tel qui n'avait jamais rien entendu à la prosodie jurait hardiment sur son âme que les vers de l'un ne valaient rien et qu'il n'y avait rien de si parfait que ceux de l'autre, selon qu'on tenait pour Port-Royal ou pour Mme de Bouillon. Je ne fus pas plus tôt entré à la comédie et les garçons n'avaient pas encore fini d'allumer les chandelles que l'on entendit un bruit de sifflets qui faisaient la plus triomphante musique du monde et me remirent en mémoire ma jeunesse et mes débuts.
Cependant cette fureur s'apaisa un peu quand le rideau commença de se lever et quand Mlle de Champmeslé vint dire ses plaintes dans un langage qui paraissait moins des mortels que des dieux.
En jetant les yeux autour de moi, je remarquai un homme mis proprement et paraissant de condition, qui faisait la figure la plus étrange et la plus hétéroclite qui se pût voir, à chaque vers que les comédiens débitaient.
Il se remuait sur son siège, mordant son poing, frappant du pied, branlant la tête et parfois, quand le parterre faisait voir qu'il sentait les extrêmes beautés de cette tragédie, il se tournait vers lui, faisant des nargues et criant:
—Que c'était bien là un sot parterre pour s'ébahir de sottises!
Comme il remplissait mes oreilles du ramage de son indignation, je lui dis à la fin, fort posément, que s'il prenait tant de déplaisir à entendre ce que l'on débitait sur le théâtre, il n'y avait rien de si pressé et qui fût plus propre à le satisfaire que de s'en aller se mettre dans ses draps, avec quelque chaudeau que lui ferait sa servante ou sa femme; mais lui, à ce propos, crispant les mains et roulant des regards plus furibonds que ceux du monstre de Théramène, me saisit à la gorge d'une telle force que je crus à ce coup que le goût des spectacles m'en passerait pour jamais.
Il criait en m'étranglant:
—Où est la douceur d'Euripide, Monsieur le croquant, et ne faut-il pas que ce Racine soit un grand vaurien pour suivre d'aussi loin ce poète?
A quoi j'aurais pu répondre que le sieur Pradon s'en tenait bien plus loin encore par la pauvreté de son style et l'infirmité de son invention, si mon homme ne m'avait pressé le bouton à faire rendre l'âme.
Comme de semblables contestations n'étaient pas rares, le public ne prenait pas trop garde à notre querelle et quand mon bourru m'eut enfin proposé de sortir pour terminer la chose, nous pûmes le faire sans qu'on y prît garde et gagner un endroit fort ombragé qui était proche la Seine et merveilleusement propre à vider un différend.
Nous mîmes l'épée à la main sans autre discours; mais il n'était pas meilleur spadassin que bon juge en matière de théâtre, car, dès le premier coup que nous nous portâmes, je pris son fer par dessous et l'envoyai sauter à quelques pas, après quoi je lui tins ma pointe au visage en disant par badinage:
—Convenez à présent que Pradon est un méchant auteur ou vous irez incontinent l'applaudir en Enfer.
Mais cet homme, le plus sérieusement du monde, tendant sa poitrine et s'offrant au trépas, me répondit:
—Pousse, chien et que je meure en répétant que ta Phèdre ne vaut rien!
Il n'y avait rien à dire après ce trait digne de la vie des grands capitaines; je ramassai son épée et, après la lui avoir rendue, l'ayant salué, je m'éloignai vers le théâtre.
Cette action cependant devait avoir d'étranges suites pour moi. Il se trouva en effet que l'un des spectateurs qui s'était dérangé pour observer les effets de cette dispute comique, sitôt qu'il nous eut vu prendre en si petite considération les édits du Roi sur les combats singuliers et les commandements de MM. les Maréchaux, il courut au devant d'une troupe d'archers du guet qui faisait pour lors sa ronde en les avertissant charitablement que nous étions en train d'en découdre, ce qui, par l'événement, se trouva moins vrai qu'il ne pensait et de moindre profit pour lui. En effet, quand les alguazils arrivèrent sur les lieux dont nous étions déjà loin, soupçonnant que le sycophante avait voulu leur en donner à garder ou peut-être plutôt par l'effet de leur humeur naturelle qui est de battre, ils firent pleuvoir tant de coups sur ce pauvre homme qu'ils le laissèrent sur la place et si mal en point qu'il ne reprit ses esprits que pour aller se faire trépaner chez un barbier de sa connaissance et beaucoup plus mal accommodé qu'il n'eût été par l'épée d'un de ces spadassins que les verges de cette escouade recherchaient au nom du Roi.
Toutefois, comme certaine rumeur de cette affaire avait transpiré un peu plus peut-être qu'il n'était nécessaire pour ma tranquillité, Molière me persuada qu'il n'y avait rien qui fut si pressant par moi que de quitter la ville et de faire un tour en province en attendant que ce bruit fut assoupi.
Je me souvins justement que M. de Moncontour m'avait mandé un peu auparavant qu'un homme de qualité du pays chartrain, nommé M. de la Maisonfort, lui avait écrit pour le prier de lui envoyer quelque homme de l'art propre à arranger un spectacle pour en donner à ses amis le divertissement de la comédie, et m'étant muni d'une lettre que ce seigneur m'écrivit et d'une bourse de cuir que Molière remplit, je m'éloignai dès le matin de la capitale, l'esprit si troublé par la peur que je prenais pour la maréchaussée tout ce que je rencontrais sur mon chemin.
Cependant poussant mon cheval avec plus d'ardeur que ces cochers des jeux Olympiques qui disputaient le prix à la course des chars, je finis par atteindre une auberge dans un village qu'on me dit être proche de Rambouillet et dont l'hôte me rassura d'abord parce qu'on voyait bien que jamais plumets bleus n'étaient entrés chez lui; sans cela ils l'eussent sûrement emmené d'abord sur sa mine qui n'était pas imaginaire, car il me dépouilla en conscience pour un repas d'anachorète et pour un lit de capucin, j'entends de ceux qui suivent les règles de leur ordre et qui ont scrupule à se donner des douceurs plus convenables à des chanoines qu'à ceux qui ont fait profession d'austérité.