Bijou
The Project Gutenberg eBook of Bijou
Title: Bijou
Author: Gyp
Release date: May 14, 2012 [eBook #39694]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
Credits: Produced by Fritz Ohrenschall and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net
B i j o u
| B I J O U Par G Y P |
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| Nelson Éditeurs 189, rue Saint-Jacques Paris |
Calmann-Lévy Éditeurs 3, rue Auber Paris |
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A
MONSIEUR ALBERT AUBLET
BIJOU
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII
I
LA marquise de Bracieux travaillait pour ses pauvres; elle piqua dans la pelote de laine bourrue son gros crochet d’écaille blonde et, posant la pelote sur ses genoux, leva la tête vers son petit-neveu Jean de Blaye:
—Jean?... qu’est-ce que tu regardes donc de si intéressant?... tu es là à t’écraser le nez contre la vitre, absolument comme quand tu étais petit... et insupportable...
Jean de Blaye redressa brusquement le front, qu’il appuyait aux carreaux de la baie, et répondit avec un peu d’hésitation:
—Moi?... mais rien, ma tante!... rien du tout!...
—Rien du tout?... Eh bien, tu regardes rien du tout avec beaucoup d’attention!...
—Ne le croyez pas, grand’mère!...—dit madame de Rueille de sa belle voix grave—il espère toujours voir paraître un fiacre au tournant de l’avenue...
La marquise demanda:
—Est-ce qu’il attend quelqu’un?...
M. de Rueille expliqua en riant:
—Non!... mais un fiacre... même un fiacre de Pont-sur-Loire, lui rappellerait Paris!... c’est une taquinerie de Bertrade...
Jean murmura, sans bouger:
—Oh!... je ne tiens pas tant que ça à me rappeler Paris!...
Madame de Rueille le considéra avec étonnement, et, se tournant vers sa grand’mère:
—On dirait presque qu’il est sincère?...
—Sincère, mais absorbé!...—fit la marquise.
Et, s’adressant à un jeune abbé qui jouait au loto avec les petits de Rueille, elle demanda:
—Monsieur l’abbé, dites-nous donc s’il se passe sur la terrasse quelque chose d’intéressant?...
L’abbé, assis le dos à la grande baie, regarda derrière lui par-dessus son épaule, et répondit aussitôt:
—Je ne vois pas la moindre chose intéressante, madame la marquise...
—Pas la moindre...—affirma Jean.
Et, quittant la fenêtre, il vint s’asseoir sur un divan. Un des petits de Rueille, négligeant ses cartons de loto, et laissant l’abbé répéter les numéros avec une inaltérable patience, s’était juché sur une chaise, et, grimaçant, semblait faire par la fenêtre, des signaux à quelqu’un.
La grand’mère intriguée demanda:
—A qui donc, petit Marcel, fais-tu ces horribles grimaces?...
—A Bijou,—dit l’enfant;—elle est là... qui cueille des fleurs...
—Est-ce qu’il y a longtemps qu’elle est là?...
Ce fut l’abbé qui répondit:
—Il y a dix minutes ou un quart d’heure, madame la marquise...
—Et vous trouvez que Bijou n’est pas une chose intéressante à regarder?...—s’écria la vieille femme en riant—vous êtes difficile, monsieur l’abbé!...
L’abbé Courteil, très nouveau venu dans la maison, et incroyablement timide, rougit de son rabat à la racine de ses cheveux d’un blond pâle, et balbutia, effaré:
—Mon Dieu, madame la marquise... je croyais qu’en demandant s’il se passait sur la terrasse quelque chose d’intéressant... vous vouliez dire quelque chose de... d’extraordinaire... et je ne pensais pas que la présence de mademoiselle Bij... de mademoiselle Denyse, veux-je dire... qui tous les jours, à cette heure, cueille à cette place des fleurs pour ses corbeilles... pût être considérée comme...
La phrase se termina de façon inintelligible, tandis que l’abbé, l’air éperdu, continuait à remuer les numéros dans un sac.
—Ce pauvre abbé!...—dit très bas Bertrade de Rueille,—vous l’ahurissez, grand’mère!...
—Mais non!... mais non!... je ne l’ahuris pas!... tu exagères, ma petite!...
Et après une minute de réflexion, madame de Bracieux reprit:
—Il est donc aveugle, ce garçon!...
—Quel garçon?...
—Ton abbé, parbleu!... il fait des réponses stupides!...
—Mais, grand’mère...
—Jamais, vois-tu, je ne croirai qu’un homme peut regarder Bijou trifouiller dans les fleurs, et ne pas trouver ça «une chose intéressante»!... jamais!...
—Un homme... oui... mais l’abbé n’est pas précisément un homme...
—Ah! qu’est-ce donc, s’il te plaît?...
—Dame... un prêtre n’est pas...
—C’est pas un homme pour faire des bêtises!... non!... du moins, j’aime à le croire!... mais ça a des yeux, un prêtre, quand le diable y serait!... tu m’accorderas bien que si ça n’a pas des yeux d’homme, ça a au moins des yeux de femme?... lui permets-tu, à ton abbé, d’avoir des yeux de femme?...
—Mais, grand’mère, je lui permets d’avoir les yeux qu’il voudra...
—C’est heureux!... Eh bien, une femme qui regarde Bijou s’aperçoit qu’elle est délicieuse à regarder... pourquoi un abbé ne s’en apercevrait-il pas?...
—Vous ne l’aimez pas, ce pauvre abbé!...
—Oh! moi, tu sais... je trouve que les prêtres, c’est fait pour les églises et pas pour les maisons!... cette réserve faite, j’aime ton abbé autant que les autres abbés!... je l’aime... négativement... je le respecte...
Bertrade se mit à rire, et dit de sa voix caressante:
—Il n’y paraît guère!... vous le bousculez tout le temps!...
—Je le bouscule... comme je vous bouscule tous...
—Oui... mais nous... nous y sommes habitués... tandis que lui...
—Bon! je ne le bousculerai plus!... je me surveillerai!... mais tu ne t’imagines pas à quel point ça me gênera!... moi qui aime tant avoir mon franc parler!... une drôle d’idée que tu as eue là, de prendre un abbé pour tes enfants!...
—C’est Paul... il tenait beaucoup à ce que l’éducation des enfants fût faite par un prêtre... au moins au début... il est très religieux...
—Mais moi aussi, je suis très religieuse!... et c’est pour ça que je n’aurais jamais un prêtre comme précepteur... Oui!... si c’est un homme intelligent, vous détournez au profit de un, ou de deux, ou de plusieurs enfants—mais enfin d’un petit nombre—une intelligence dont l’emploi indiqué et la destination véritable étaient de diriger un troupeau... de pardonner, d’instruire, de soulager des créatures, qui, pour la plupart, sont plus intéressantes que nous!... si c’est un imbécile, il se livre à une consciencieuse déformation du petit être qui lui est confié... et, dans l’un ou l’autre cas, vous êtes responsables du mal que vous faites, ou du bien que vous empêchez de faire... Tiens!... laisse-moi regarder Bijou!... ça m’amusera plus que de parler de ton abbé!...
Et la marquise désigna sa petite-fille qui entrait, semblable à une vivante corbeille de fleurs.
Denyse de Courtaix, surnommée Bijou, était une merveilleuse petite créature, svelte et fine, et pourtant capitonnée de fossettes, avec de grands yeux violets profonds et limpides; un nez droit, à peine relevé du bout; une bouche toute petite, très rouge, aux coins gaiement retroussés, laissant paraître les dents courtes, d’un blanc laiteux. Les cheveux, souples et soyeux, étaient de ce blond cendré, aujourd’hui presque perdu. Les oreilles, toutes petites, avaient des reflets de nacre rose. Ces mêmes reflets se retrouvaient non seulement sur les joues, mais sur le front, sur le cou, sur les mains. Ils éclairaient d’une grande lueur rose la peau tout entière. Les sourcils barraient d’une très fine ligne, presque noire et à peine interrompue, le front intelligent et pur. Seuls, ils indiquaient que ce frêle et joli petit être pouvait bien avoir une volonté. Bijou, qui paraissait avoir quinze ou seize ans, était depuis huit jours majeure; mais de toute sa personne, parfaite et menue, s’envolait un parfum d’enfance et de candeur. Sa grâce, cependant, très pénétrante, très subtile, était bien celle d’une femme, et ce contraste rendait Bijou troublante et rare. Telle quelle, elle affolait les hommes, plaisait aux femmes, et se faisait adorer de tous.
Dès qu’elle entra dans le hall, toute rose dans le nuage de mousseline rosée de sa robe, avec, suspendu à son cou par des rubans roses aussi, une sorte d’éventaire débordant de roses, tous l’entourèrent, heureux de la gaieté qui entrait avec elle dans la grande pièce, un peu vide avant sa venue.
Paul de Rueille, qui jouait au billard avec son beau-frère Henry de Bracieux, vint demander une rose de la corbeille, tandis qu’Henry, le suivant, en prenait une sans la demander. Les petits de Rueille, abandonnant l’abbé qui continuait à annoncer d’un ton monotone les numéros du loto, s’élancèrent d’une glissade vers la jeune fille, à laquelle ils s’accrochèrent tous deux. Leur mère les rappela:
—Mais laissez donc Bijou tranquille, mes enfants!... vous l’assommez!...
—Robert!... Marcel!... venez donc ici,—dit l’abbé qui se leva.
Bijou protesta:
—Mais non... laissez-les donc!... ils me font plaisir!...
Elle ôta de son cou la corbeille, et allait la poser sur le billard, lorsqu’elle s’arrêta soudain.
—Ah!... non!... il faut respecter les carambolages!...
Henry de Bracieux murmura, presque attendri:
—Est-elle gentille!... elle pense à tout!...
—Viens m’embrasser, Bijou!...—demanda la marquise.
Denyse venait de placer sa corbeille sur un divan. Elle y choisit une rose largement épanouie, et courut vers sa grand’mère, qu’elle embrassa plusieurs fois de suite, avec des câlineries d’enfant. Puis, offrant sa rose:
Elle parlait un peu haut, un peu «dans la tête», peut-être, mais la voix était jeune et claire, et l’articulation d’une admirable netteté.
—Tu n’as pas vu Pierrot?...—demanda la marquise.
—Pierrot?...—fit Bijou qui sembla chercher dans son souvenir,—mais si, je l’ai vu!... il est même venu un instant m’aider à cueillir mes fleurs... et puis, il est allé rejoindre son père, qui est à tirer des lapins dans le petit bois...
—J’aurais dû m’en douter... il ne fait rien de rien, cet enfant-là!...
—Mais, grand’mère, il est en vacances!...
—En vacances, tant que tu voudras!... il n’en est pas moins vrai que si on lui a donné un répétiteur, c’est apparemment pour qu’il travaille...
—Mais il faut bien qu’il se repose de temps en temps, ce pauvre Pierrot!... et son répétiteur aussi!...
—Ils ne font que ça!... Enfin!... si mon frère le sait... et que ça lui convienne!...
—Ça lui convient aujourd’hui, toujours!... car c’est lui qui leur a dit d’aller le retrouver au bois...
—Qui «leur» a dit?...
Et la vieille femme demanda, narquoisement:
—Ah!... il cueillait aussi des roses, le répétiteur?...
—Oui...—fit Denyse, avec son beau sourire candide, sans remarquer l’intonation moqueuse de sa grand’mère,—il cueillait aussi des roses...
La marquise répliqua, en désignant un grand jeune homme qui entrait:
—Ça l’amusait probablement plus que de tirer des lapins... car s’il est allé rejoindre ton oncle au bois, il n’est pas resté longtemps avec lui!...
—Tiens!... non!...—fit Bijou étonnée.
Quittant sa grand’mère, elle alla au-devant du jeune homme:
—Est-ce que vous n’avez pas retrouvé mon oncle, monsieur Giraud?...
Il devint très rouge.
—Si, mademoiselle... si!... nous avons très bien retrouvé M. de Jonzac... seulement, moi... j’ai dû rentrer... pour corriger les devoirs de Pierre...
Voulant expliquer, sans doute, son entrée dans le hall, il continua, avec un peu d’embarras:
—Et... je venais voir si je n’avais pas oublié ici mes livres... je croyais... mais je ne les vois pas...
Comme il sortait, sans cesser de regarder Bijou, la marquise, l’air indulgent et amusé, le rappela:
—Vous ne restez pas à fumer ici, monsieur Giraud?... la correction de ces devoirs est-elle donc si pressée?...
—Non, madame!...—dit vivement le répétiteur, qui revint sur ses pas;—elle n’est pas pressée du tout!...
La vieille femme se pencha vers madame de Rueille, qui, silencieuse, travaillait à une admirable tapisserie, et lui dit en souriant,
—Il n’est pas comme l’abbé, celui-là!...
Bertrade releva sa jolie tête et répondit, sérieuse:
—Non!...
—Tu as l’air de le plaindre?...
—Tant que je peux!...
—Et pourquoi?...
—Parce que ce gentil garçon, arrivé gai comme un pinson il y a quinze jours, et qui s’est fait aimer de nous tous, partira d’ici triste et malheureux... avec du chagrin ou de la rancune plein le cœur...
—Oh!... tu pousses toujours les choses au noir!... il trouve Bijou un amour... il l’admire... il se plaît auprès d’elle... et puis voilà!...
—Vous savez bien, grand’mère, que Bijou est adorable... et si attirante que tous s’y prennent...
La marquise montra son petit-neveu de Blaye, qui, depuis qu’il avait quitté la fenêtre, semblait étranger à tout ce qui se passait autour de lui, et dit, presque rageuse:
—Tous?... non pas tous!... regarde Jean!... il est aussi aveugle que l’abbé!...
La figure impassible, immobile dans son grand fauteuil, Jean de Blaye semblait rêver, les yeux au loin. La jeune femme le regarda et répondit:
—J’ai peur que, lui, ne soit un faux aveugle!...
—Ah bah!—fit madame de Bracieux, ravie—tu crois que Bijou pourrait intéresser Jean?... assez pour l’enlever, au moins pour un temps, à ses cocottes, à ses chevaux, à ses théâtres, à sa vie stupide?... tu le crois?...
—Je le crois!...
—Depuis quand?...
—Depuis tout à l’heure!... quand il nous a dit avec une telle conviction qu’il ne «tenait pas tant que ça à se rappeler Paris»! j’ai senti qu’il disait vrai... alors, je me suis demandé ce qui avait pu le lui faire oublier, j’ai cherché... et j’ai trouvé...
—Bijou?...
—Justement!...
—Tant mieux si cela est!... mais à moi, ça ne m’en a pas l’air!... il ne s’occupe pas d’elle!...
—Quand on le voit, non!...
—Il paraît triste... préoccupé...
—On le serait à moins!... il ne fait pas à moitié les choses. Jean!... si il aime—j’entends pour tout de bon—il aimera violemment... et s’il aime violemment Bijou, ou s’il s’aperçoit qu’il va l’aimer, il n’y a là rien qui doive le réjouir... il ne peut pas—quelque envie qu’il en ait—épouser Bijou, n’est-ce pas?... non seulement il est son cousin, mais encore il n’a pas la fortune qu’il faudrait...
—Il a cinq cent mille francs environ... Bijou en a deux cents, auxquels j’en ajoute cent... ça fait trois cents... total, à eux deux, huit cent mille francs...
—Eh bien, voyez-vous Bijou avec vingt-quatre mille francs de rente?...
—Non!... je sais bien que, elle, trouverait ça très suffisant... elle fait—on dit toujours ça, mais, cette fois, c’est vrai—ses robes elle-même... elle est industrieuse et adroite... elle s’entend à merveille à tenir une maison, c’est elle qui, depuis quatre ans, dirige tout ici et à Paris... mais c’est moi qui ne pourrais pas me faire à l’idée de lui voir une existence médiocre... et elle l’aurait en plein!... Pourvu, mon Dieu! qu’elle n’aille pas se mettre à aimer Jean!...
—Oh!... je ne pense pas!...
—C’est qu’il est charmant, l’animal!... et, paraît-il, très aimé?...
—Très!... mais Bijou est si adulée, si entourée, si adorée, qu’elle n’a pas beaucoup le loisir d’aimer elle-même!...
—Et puis, elle est si enfant!...
Et la marquise regarda sa petite-fille avec une infinie tendresse.
Debout près du billard, Bijou observait la partie, et taquinait en riant les joueurs. A quelques pas d’elle, le jeune professeur immobile la contemplait l’œil extasié. Tout à coup, Jean de Blaye se leva brusquement, l’air agacé, et se dirigea vers la porte qui conduisait au perron.
—Attends!...—cria Denyse,—attends que je te donne une rose!...
Elle s’approcha de la corbeille, et y prit une rose jaune, à peine entr’ouverte, qu’elle vint passer à la boutonnière de son cousin.
—Là!...—fit-elle en reculant, l’air heureux,—tu es très beau comme ça!...
Puis, allant au répétiteur, elle dit, délicieusement chatte et souple:
—Monsieur Giraud, voulez-vous aussi un bouton de rose?...
Et comme, interdit, tremblant presque, le jeune homme cherchait, sans y parvenir, à placer la fleur, elle la lui enleva d’un mouvement très doux:
—Vous ne savez pas!... laissez-moi arranger ça, voulez-vous?...
Il était si grand qu’elle fut forcée, pour atteindre sa boutonnière, de se dresser sur la pointe des pieds. Elle glissa alors la fleur lentement, avec un soin extrême; et quand ce fut fait, elle affirma, aimable et souriante, en tapotant le revers luisant de la pauvre jaquette qui n’avait plus ni forme ni couleur:
—A la bonne heure!... comme ça, c’est tout plein joli!...
Les yeux brillants de tendresse, la marquise la contemplait. Elle dit à Bertrade, qui elle aussi, semblait admirer Bijou:
—Hein?... est-elle assez gentille?...
Madame de Rueille regarda le jeune répétiteur, qui restait planté, tout pâle, au milieu du hall, et répondit avec tristesse:
—Pauvre garçon!...
—Encore!... Ah ça! décidément, il t’intéresse beaucoup, monsieur Giraud!...
—Beaucoup!... j’aime les délicats et les tristes... moi qui suis une gaie!...
—Oh!... une gaie!... si on veut!... tu disais tout à l’heure que Jean était un faux aveugle... eh bien, toi, tu es une fausse gaie... une gaie quand il y a quelqu’un qui te regarde...
Sans répondre, la jeune femme montra Bijou.
—C’est une vraie gaie, celle-là!... n’est-ce pas, grand’mère?...
Bijou, après avoir distribué des fleurs aux enfants, disait à l’abbé Courteil:
—Vous aussi, monsieur l’abbé, je veux vous fleurir!... tenez!... dites un peu qu’elle n’est pas belle, cette rose?... ah!... pour une belle rose, c’est une belle rose!...
Et elle lui tendait une rose énorme, étalée et épaisse, qui ressemblait à un chou.
L’abbé s’était levé sans lâcher le sac qui contenait les numéros du loto, et il reculait effaré, balbutiant:
—Mademoiselle... cette fleur est superbe... seulement... je ne saurais où la mettre... les boutonnières de ma soutane sont toutes petites... jamais la queue n’y entrera... je vous suis reconnaissant, mademoiselle... je suis très touché... je... mais il n’y a pas de place... il...
Elle répondit en riant:
—Il y en a dans votre ceinture de la place, monsieur l’abbé!... là!... tenez!... on dirait qu’elle est faite pour ça!...
De très loin, elle planta la longue queue de la fleur entre la ceinture et la soutane de l’abbé, qui remercia, saluant gauchement:
—Je vous remercie, mademoiselle, de votre bonté... je suis touché... très touché...
La rose, à chaque mouvement, basculait dans la ceinture trop lâche. Elle remuait drôlement, avec des petits ressauts ridicules, se détachant sur la soutane qui s’enroulait en vis au corps maigre de l’abbé.
Quand elle eut fleuri tout le monde, Bijou déclara:
—A présent, je vais arranger mes corbeilles!...
—Où ça?...—demanda M. de Rueille.
—Mais à la salle à manger, au salon, dans le vestibule, ici, partout...
Plusieurs voix dirent:
—Nous allons vous aider!...
-Ah! mais non!... au lieu de m’aider vous me dérangeriez beaucoup!...
Elle reprit sa corbeille et sortit, gaie et rose, dans l’envolement de ses jupes roses comme elle. Et quand elle eut disparu, un voile de tristesse s’étendit sur la grande pièce. Personne ne parlait plus. On n’entendait que le choc des billes et le bruissement des numéros que l’abbé agitait toujours régulièrement, apportant en cela comme en tout, de la méthode. A la fin, Henry de Bracieux dit:
—Grand’mère, vous ne devriez jamais permettre à Bijou de nous lâcher comme ça!... à Bracieux surtout, parce que, à Paris ça va encore!... mais ici, quand, elle nous lâche, nous sommes perdus!... c’est le rayon qui éclaire toute la maison!...
La marquise haussa les épaules.
—Tu dis des bêtises!... tu oublies que prochainement Bijou nous «lâchera»—comme tu le dis si élégamment—d’une façon définitive...
—Comment!... elle va se marier?...
—Dame... je l’espère!...
—Vous avez quelqu’un en vue?...—demanda M. de Rueille, mécontent.
—Non, pas du tout!... mais enfin, ce quelqu’un peut se présenter d’un jour à l’autre... non pas ici, bien entendu... il n’y a, dans le pays, rien qui puisse convenir à Bijou... mais il est probable qu’à Paris, cet hiver...
Henry de Bracieux, un beau garçon de vingt-cinq ans qui ressemblait beaucoup à sa sœur Bertrade, écoutait, les sourcils rapprochés, le visage sérieux. Il manqua un carambolage facile, et, comme son beau-frère s’en étonnait:
—Ah zut!... il fait trop chaud pour jouer au billard!... je vais dormir dans le hamac!...
Sa sœur le regarda sortir et murmura à l’oreille de la marquise:
—Lui aussi!...
La vieille femme répliqua, avec un peu d’humeur:
—Bijou ne peut pourtant pas épouser toute la famille!... Et puis, taisons-nous... la voilà!...
Et effet, la silhouette fine de la jeune fille apparaissait dans la porte qui ouvrait sur le perron. Sans entrer, elle demanda:
—Combien de personnes à dîner jeudi, grand’mère?...
—Dame!... je n’ai pas fait le compte... il y a les La Balue...
—Ça fait quatre...
—Les Juzencourt...
—Six...
—Le petit Bernès...
—Sept...
—Madame de Nézel...
—Huit...
—C’est tout!...
—Et dix que nous sommes de fondation, ça fait dix-huit... on peut être vingt... voulez-vous inviter les Dubuisson, grand’mère?... ça me fera bien plaisir d’avoir Jeanne...
—Je ne demande pas mieux... je vais leur écrire...
—C’est pas la peine... il faut que j’aille à Pont-sur-Loire pour les commissions, je les inviterai...
—Comment, mon pauvre petit!... tu vas aller en ville par cette chaleur?...
—Il faut bien s’occuper du dîner!... c’est aujourd’hui mardi... et puis, j’ai à parler à la mère Rafut pour lui demander des journées... je n’ai pas de robes... il va y avoir les courses... des bals...
—Oh!...—fit la marquise avec ennui—tu vas encore avoir ici cette affreuse vieille!...
—C’est une si brave femme!... et elle travaille si bien!...
—Possible!... mais elle marque terriblement mal!...
—Oh! grand’mère... c’est vrai... qu’elle n’est pas jolie... elle est vieille et pauvre, la mère Rafut... et ça n’embellit pas, la vieillesse et la pauvreté!... mais elle m’est si commode!... et elle est si heureuse, elle que ses actrices paient très mal ou pas du tout, d’être ici bien payée, bien nourrie, et bien traitée...
Elle était debout derrière le fauteuil de madame de Bracieux. Elle ajouta, câline, en lui entourant le cou de ses jolis bras roses:
—C’est une charité, grand’mère!... et une charité que vous faites, non seulement à la mère Rafut, mais à moi...
La marquise répondit:
—Prends-la, ton affreuse bonne femme!... prends-la tant que tu voudras!...
—Alors, au revoir... à tantôt!...
—Comment vas-tu là-bas? avec la victoria?
—Non... avec la charrette... j’irai plus vite avec la charrette, je vais en vingt-cinq minutes.
—Et tu vas conduire?...
—Mais oui, grand’mère...
—Par ce soleil?... tu auras une insolation!...
M. de Rueille proposa:
—Voulez-vous que je vous conduise, moi, Bijou?... j’ai du tabac à acheter... et de la poudre... et deux cannes à pêche, pour remplacer celles que Pierrot a cassées... je serai bien aise d’aller en ville...
—Et moi enchantée que vous m’y conduisiez...
—Tout de suite, s’il vous plaît?...
Comme ils sortaient, la marquise leur cria:
—Prenez garde aux accidents!... n’allez pas trop vite dans les côtes!...
Et Bijou répondit en riant:
—Soyez tranquille, grand’mère, je ne m’emballe jamais!...
II
LE soir, comme ils traversaient en voiture Pont-sur-Loire pour rentrer à Bracieux, M. de Rueille dit à Denyse:
—Eh bien, vous savez, mon petit Bijou... avec vous, on ne passe pas inaperçu!... ah! non!...
Elle regarda les passants, qui se retournaient vers elle avec une curiosité intense, et répondit:
—C’est ma robe rose qui...
—Non... ce n’est pas votre robe, c’est vous-même!...
Elle demanda, ses grands yeux violets encore élargis:
—Moi?... pourquoi, moi?...
—Oh!... petit Bijou!... ça n’est pas gentil de finasser avec le vieux cousin!...
L’air stupéfait de plus en plus, elle questionna:
—Je finasse?...
—Dame!... ça m’en a l’air!... il n’est pas possible que vous ne sachiez pas à quel point vous êtes jolie?... d’abord, vous avez des yeux... ensuite, on vous le dit assez pour que...
—On me le dit?... qui ça?...
—Mais tout le monde!... même moi, qui suis presque votre oncle... et presque un homme respectable...
—«Presque mon oncle», non!... attendu que Bertrade est ma cousine germaine... et quant à «presque respectable...»
Elle s’arrêta un instant, et conclut en riant:
—Vous vous flattez!...
—Hélas non!... je vais avoir quarante-deux ans...
Elle le regarda, l’air surpris:
—Ah bah!... vous n’en avez pas l’air!...
—Merci!... Tenez!... voyez-vous tous ces indigènes qui vous dévisagent?... je vous affirme, Bijou, que quand je viens faire les commissions tout seul, ils ne me regardent pas avec cette avidité...
—Moi, je vous dis que c’est ce rose qui les étonne!...
—Pourquoi les étonnerait-il?... ils y sont habitués, puisque vous venez souvent à Pont-sur-Loire, et que vous êtes toujours en rose...
Depuis qu’elle avait quitté le deuil de ses parents, morts quatre ans auparavant, Denyse avait adopté le rose comme unique couleur de robe. C’était, disait-elle, parce que sa grand’mère l’aimait mieux ainsi habillée. Dans tous les cas, le rose, un rose très doux, très mourant, sorte de feuille de rose effeuillée et pâlie, qu’elle portait toujours et qui était presque exactement du ton délicat de sa peau, lui allait à ravir. Quand le temps était froid ou mauvais, elle mettait de longs manteaux foncés qui la cachaient toute, et lorsqu’elle sortait, rose et fraîche comme une fleur, de cette enveloppe sombre, elle éclairait tout à l’entour d’elle. Ses robes étaient en batiste, en mousseline, en laine, en étoffes relativement peu chères. Tout au plus si elle se permettait un petit taffetas ou un foulard. Et quelle simplicité de forme!... toujours les mêmes petites blouses froncées, les mêmes jupes plates; jamais le moindre ornement; à peine l’hiver, un tout petit passepoil de fourrure.
Elle dit, semblant réfléchir:
—C’est vrai!... je suis toujours en rose!... vous trouvez ça mal?...
—Mal?... moi!... Eh! grand Dieu!... je trouve ça ravissant!... je vous répète, Bijou, que si je n’étais pas un vieux monsieur... je vous ferais tout le temps la cour!...
—Vous n’êtes pas un vieux monsieur!...
—Remerci!... Si vous ne trouvez pas que je sois un tout à fait vieux monsieur... ce qui est, en effet, discutable... du moins, je suis un monsieur marié...
—C’est vrai!... et c’est tant mieux pour vous!... car rien n’est bête et ennuyeux comme les gens qui font la cour...
—Alors, vous devez trouver terriblement de gens bêtes et ennuyeux!...
—Pourquoi?...
—Parce que tout le monde vous la fait plus ou moins, la cour?...
—Mais non!... Songez donc!... j’ai été isolée comme une sauvage, moi!... quand papa et maman vivaient, toujours malades, j’étais enfermée comme eux... sans voir personne... et il y a à peine quatre ans que j’habite chez grand’mère où je vois du monde...
—Ah! oui!... et à gogo!... c’est le cas de le dire!...
—On croirait que ça vous déplaît?...
Elle regarda Rueille de côté, les yeux luisants entre les paupières à demi closes, tandis qu’il répondait, devenant malgré lui un peu nerveux:
—Me déplaire?... et pourquoi?... est-ce que quelque chose me regarde dans votre vie?... ai-je donc voix au chapitre en ce qui vous concerne?...
—Ce qui veut dire que si vous aviez voix au chapitre?...
—Eh!... il est, certes, bien des changements, bien des réformes que je ferais... que je conseillerais, veux-je dire...
—Par exemple?...
—Par exemple, je ne vous permettrais pas, si j’étais à la place de grand’mère, d’être aussi gentille, aussi accueillante pour tous... je voudrais vous garder pour moi un peu plus... vous empêcher de donner à des étrangers une aussi grande part de vous-même...
Elle dit, l’air pensif, triste presque:
—Oui... vous avez peut-être raison!...
—D’autant plus raison que nous vous avons à nous pour si peu de temps!...
Les grands yeux naïfs et bons se posèrent sur Paul de Rueille, qui reprit:
—Vous vous marierez bientôt?... vous nous quitterez?...
Bijou se mit à rire:
—Comme vous y allez!... il n’est pas question de mariage pour moi, que je sache?...
—En fait, non!... du moins, je ne le crois pas!... mais en principe, il n’est question que de ça!... et grand’mère ne pense pas à autre chose...
—Ah! bien!... je ne suis pas comme elle!... car je n’y pense guère, moi!...
Elle ajouta, devenue sérieuse tout à coup:
—Il est d’ailleurs problématique, mon mariage!...
—Problématique?...
—Mon Dieu, oui!... d’abord, je veux que celui qui m’épousera m’aime...
—Ben, soyez tranquille!... vous n’aurez pas de peine à trouver ça!...
Elle acheva, et sa voix claire se fit presque grave:
—Je veux aussi l’aimer...
—Vous l’aimerez... on aime toujours son mari... pour commencer!—fit étourdiment Rueille, qui s’arrêta court, trouvant que «pour commencer» était inutile.
Mais Bijou n’avait pas compris, ni même entendu, car elle demanda:
—Qu’est-ce que vous dites?...
—Je dis... qu’il sera heureux!...
—Qui?...
—Je l’espère!... je ferai tout ce qu’il faudra pour ça!...
M. de Rueille semblait agacé, irritable, grognon. Il dit, comme s’il eût voulu décourager Denyse de son rêve:
—Oui... mais si vous ne le rencontrez pas, celui-là?...
—Eh bien, je coifferai sainte Catherine, voilà tout!... mais je ne vois pas pourquoi je ne le rencontrerais pas!... je ne désire pas l’impossible, après tout!...
Blagueur, un peu agressif, il répliqua:
—Est-il indiscret de vous demander ce que vous désirez?...
—Oh! pas indiscret le moins du monde!... car je ne puis vous répondre que ce que je vous ai répondu déjà: Je veux «l’aimer!» tout bonnement!... je ne tiens pas à l’argent... je ne comprends pas, je n’admire pas l’argent!...
Elle se tourna vers son cousin, et conclut, le regardant bien en face:
—Ainsi, tenez!... je ferais très bien un mariage comme Bertrade!...
Il balbutia:
—Avec un autre mari?...
Gentille, simple, sans le moindre embarras, elle dit, toute rieuse:
—Mais non!... mais non!... je trouve le mari très bien!...
M. de Rueille ne répondit pas. Il se sentait ému malgré lui à cette pensée que Bijou aurait pu l’aimer. Il trouvait l’air du soir délicieux, et jamais le soleil couchant, qui flambait s’enfonçant lentement dans la Loire, ne lui avait semblé plus lumineux. La petite charrette était si étroite, qu’à chaque oscillation de la voiture il frôlait de son coude le bras de la jeune fille, tandis que les fins cheveux blonds envolés du grand chapeau de paille balayaient sa joue qu’il sentait devenir brûlante.
Bijou s’aperçut de sa préoccupation. Elle dit en riant.
—Il me semble que vous n’écoutez pas beaucoup la description de mon «idéal»?...
—Mais si!...
—Mais non!... à propos!... avons-nous bien fait toutes les commissions?...
Elle prit dans sa poche une longue liste qu’elle se mit à relire:
- «Glace.
- Petits fours.
- Fruits.
- Poisson.
- Les Dubuisson.
- Parler au boucher.
- Gaze rose.
- Mère Rafut.
- Chapeau.
- Livres de Pierrot.
- Cartouches d’Henry (16).»
M. de Rueille, qui regardait la liste, demanda:
—Comment?... Henry vous a chargée de rapporter des cartouches... au lieu de m’en charger, moi?...
—Oui!... l’avant-dernière fois, vous les avez oubliées!... la dernière, vous lui avez rapporté des cartouches de 12, et il a un 16!... alors, il a mieux aimé...
—Je comprends ça!... mais on abuse de vous!... et les enfants aussi ont abusé... «Ballon de Marcel... Crayons de Robert...» il n’y a que Fred qui ne vous ait pas donné de commissions... mais il ne faut pas désespérer... il n’a que trois ans!... ce sera pour l’année prochaine!...
—Il ne m’a pas donné de commissions, mais je lui ai rapporté des images... «le Chat botté»... il adore les chats, ça l’amusera!...
—Que vous êtes délicieuse!...
—Délicieuse?... est-ce assez dire?... vous ne pourriez pas trouver quelque chose d’un peu plus élogieux?... voyons, en cherchant bien?...
Elle continuait à parcourir des yeux sa liste.
Paul de Rueille indiqua du manche de son fouet une ligne écrite au crayon et demanda:
—Qu’est-ce que c’est que ça?... «Dire à grand’mère pour la Norinière»?...
—C’est les Juzencourt que j’ai rencontrés... et qui m’ont bien recommandé de dire à grand’mère que la Norinière va être habitée...
—Ah!... Clagny a vendu?...
—Non... c’est lui qui revient... il paraît qu’il viendra tous les étés!...
—Ah! tant mieux!... ça va faire bien plaisir à grand’mère!...
—Oui... elle l’aime beaucoup!... je ne le connais pas, M. de Clagny, mais j’ai entendu bien souvent parler de lui...
—Vous ne vous rappelez pas l’avoir vu autrefois?...
—Mais non!...
—C’est lui pourtant qui a été votre parrain!...
—Vous rêvez!... c’est l’oncle Alexis, mon parrain!...
—L’oncle Jonzac est le parrain de Denyse, mais c’est M. de Clagny qui est le parrain de «Bijou»... oui!... c’est lui qui, quand vous étiez petite, disait en parlant de vous: «le Bijou»... le nom vous allait si bien qu’il vous est resté...
—Vous ne trouvez pas que c’est un peu ridicule de m’appeler Bijou, à présent que je suis vieille?...
—Vous avez l’air d’avoir quatorze ans!... et vous aurez toujours cet air-là... je vous le promets!...
—Vous vous aventurez peut-être un peu?...
Elle le regarda en riant. Lui aussi la regardait, sans pouvoir se détacher du joli visage frais tourné vers lui. Et, comme il ne faisait aucune attention au chemin de traverse qui était très mauvais, la roue droite se prit dans une ornière et la petite charrette pencha brusquement, jetant sur lui Denyse, qui se raccrocha de toutes ses forces à son bras. Ils restèrent un instant balancés, puis la roue sortit tant bien que mal du trou profond où elle était serrée, et le cheval reprit son train rapide.
—Ouf!...—dit Bijou, qui riait de tout son cœur—j’ai bien cru que nous versions!...
Il répondit, sérieux:
—Il ne s’en est guère fallu!...
Elle desserra ses petits doigts, qui s’incrustaient dans l’épaule de son cousin, et demanda:
—Est-ce bien fini?... vous n’allez pas recommencer, au moins?...
M. de Rueille la contemplait sans répondre, distrait, l’air troublé. Elle reprit:
—Mais au lieu de me regarder, regardez donc devant vous!... nous allons retomber encore dans une ornière... vous allez voir ça!...
Il murmura:
—Mais non!... mais non!...
Il parlait comme dans un rêve. Bijou dit:
—Je parie que nous allons être en retard pour le dîner... et vous savez que grand’mère n’aime pas bien ça!...
Rueille caressa de son fouet l’épaule du poney, qui bondit, secouant violemment la petite voiture, et partit à une allure folle.
Cette fois, Bijou parut stupéfaite:
—Ah çà?...—questionna-t-elle—qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui?... tout à l’heure, vous manquez nous verser!... à présent vous touchez Colonel avec votre fouet, alors qu’il ne faudrait pas même lui laisser deviner que vous en avez un, et vous nous faites emballer?...
Elle ajouta, voyant que le cheval se calmait:
—... Ou à peu près!... vous n’êtes pas dans votre assiette...
Il répondit machinalement:
—Non!... je ne suis pas dans mon assiette!...
Au premier bond du poney, Denyse avait repris le bras de M. de Rueille. Non qu’elle eût peur le moins du monde, mais parce que, assise sur la banquette trop haute pour elle, elle n’avait aucun aplomb et essayait de s’accrocher à quelque chose de solide. Sans quitter le bras où elle s’était suspendue, elle demanda avec intérêt, se penchant vers son cousin:
—Pas dans votre assiette?... qu’est-ce que vous avez?... vous êtes malade?...
—Malade... non!... c’est-à-dire... pas précisément!...
—Comment, «pas précisément»?... Ah! il ne faut pas l’être, malade!... nous avons à travailler à la revue, ce soir!... si vous ne vous y mettez pas tous, et tout de bon... elle ne sera jamais finie pour le bal des courses!...
—Je m’en fiche un peu, de la revue... et... je... à votre place...
Il s’arrêta, embarrassé. Bijou demanda:
—Quoi?... qu’est-ce?... vous alliez dire quelque chose?...
Il balbutia, cherchant ses mots:
—Oui... en effet!... je voulais vous dire que le dessin qu’a fait Jean pour votre... pour le costume d’Hébé...
—Eh bien?...
—Eh bien!... il est infiniment trop déshabillé, ce costume!...
—Mais il n’est pas déshabillé du tout!...
—Allons donc!... est-ce qu’une femme comme vous, une jeune fille, doit se montrer ainsi presque nue?... mais c’est honteux!...
Bijou regarda d’un air ahuri Paul de Rueille, et, lui riant au nez:
—Oh!... que vous êtes drôle!... vous avez absolument l’air d’un mari jaloux!...
Il balbutia, vexé et mal à l’aise:
—Jaloux?... je n’ai pas à être jaloux... je...
—Sans doute!... mais sans être jaloux, vous ne voulez pas, vous, les hommes, qu’une femme semble jolie, ou gracieuse, ou amusante, à un autre que vous-même?...
—Mais... en admettant que ce soit... c’est assez naturel!...
—Vous trouvez ça?... Eh bien, une femme, au contraire, est heureuse du succès des hommes qu’elle aime bien!... il lui plaît de les voir plaire...
—Turlututu!... vous ne savez pas ce que vous dites, petit Bijou!... vous avez de ces choses une inexpérience... délicieuse... heureusement!....
Elle demanda, en ouvrant très grands ses doux yeux candides:
—Pourquoi «heureusement»?...
—Parce que...
Il s’arrêta court. Bijou reprit, en lui pinçant le bras:
—Mais dites?... dites donc?...
Il répondit, visiblement gêné, essayant de secouer l’étreinte de la solide petite main:
—Ce serait trop compliqué!...
Bijou rougit:
—Trop compliqué?... voilà encore une de ces défaites que je déteste!... pourquoi ne pas vouloir expliquer votre pensée?...
Il dit, avec une sorte d’effroi:
—Expliquer ma pensée?... oh! non!...
—Non?... c’est pas gentil!...
Ils restèrent un instant sans parler. Elle, souriante et tranquille; lui, sérieux et troublé. Au moment où la voiture entrait dans l’avenue, Bijou se tourna vers M. de Rueille, et le touchant, très doucement cette fois, de sa main fine, elle lui dit d’une voix pénétrante, qui acheva de le remplir d’émoi:
—Puisque ça vous déplaît si fort, je ne mettrai pas ce costume!... nous en ferons dessiner un autre à Jean...
Il saisit la main qui s’appuyait à son bras et la serra contre ses lèvres avec une tendresse presque brutale.
Bijou ne parut pas remarquer cet emportement. Elle dit seulement, en retirant sa main, tandis qu’à travers ses cils glissait une étrange lueur:
—Prenez garde à la grille!... vous savez que le tournant est raide... vous n’êtes pas en veine aujourd’hui!...
Puis elle se mit à rassembler avec calme tous ses petits paquets, et, jusqu’au château, demeura silencieuse et affairée.
Le premier coup du dîner sonnait. Bijou monta en courant chez elle, et, dix minutes après, elle entrait au salon toute pomponnée, dans une fraîche robe de chiffon feuille de rose, avec, à l’épaule, un gros paquet de roses pompon.
—Comment!... te voilà déjà!...—fit madame de Rueille avec admiration—je parie que ce lambin de Paul n’est pas prêt?...
La marquise demanda:
—Tu as fait toutes tes commissions?...
—Oui, grand’mère... et j’en ai une pour vous, de commission!... les Juzencourt m’ont chargée de vous dire que M. de Clagny revient habiter la Norinière... et qu’il y reviendra tous les ans...
—Oh!...—fit madame de Bracieux, l’air vraiment heureux;—oh!... ça me fait une grande joie... je n’espérais pas le voir revenir jamais ici!...
Bijou demanda:
—Pourquoi?...
—Parce que... il a eu dans ce pays un très gros chagrin... à un âge où les impressions pénibles ne s’effacent plus....
—Quel âge, ma tante?...—dit Jean de Blaye, un peu narquois.
—Quarante-huit ans!... tu seras, à cet âge, moins blagueur qu’aujourd’hui, mon garçon!... et tu y arriveras plus vite que tu ne penses...
—Tant mieux!... ça doit être l’âge idéal!... l’âge où le cœur s’endort...
La marquise dit, maligne, en regardant son neveu:
—Il s’endort quelquefois plus tôt!...
Jean haussa les épaules:
—Oui... mais il se réveille!... ou il peut se réveiller... on n’est pas tranquille!... tandis qu’à quarante-huit ans...
—Tu crois ça?... il y a douze ans que mon vieil ami Clagny avait quarante-huit ans... il en a donc aujourd’hui soixante... eh bien, je parie que son cœur ne s’est jamais endormi!... jamais, tu m’entends?...
Et elle ajouta, plus bas, pour n’être pas entendue de Bijou qui causait avec Bertrade:
—Le cœur ni le reste!...
Jean se mit à rire.
—Bigre!... mais c’est un phénomène, votre ami!... il gagnerait, à se montrer, beaucoup d’argent!...
—Il n’a pas besoin de ça!...
—Il est riche?...
—Dégoûtamment!...
—Mais encore?...
—Quatre cent mille livres de rente... tu ne trouves pas ça gentil?...
Il dit, sans enthousiasme:
—Si... évidemment, c’est gentil!... pour quelqu’un qui n’a rien volé...
—Qu’est-ce que ce gros chagrin qu’il a eu?...
—Je te dirai ça quand Bijou ne sera pas là...
Bijou, pourtant, ne devait rien entendre. Elle jouait avec Pierrot qui venait d’entrer. Elle lui refaisait sa raie. Pierrot, un grand gamin de dix-sept ans, vigoureux, mais grandi trop vite, avec de longs pieds et de longues mains, et un front tourmenté d’invraisemblables bosses, se faisait tout petit, pour que la jeune fille pût atteindre ses cheveux embroussaillés et ternes. Il avait le cou tendu, le regard vague, l’air heureux sous l’effleurement des petites pattes adroites.
Madame de Bracieux vit que Bijou était à cent lieues, et, à demi-voix, elle raconta à son neveu la banale aventure d’amour qui avait, en quelque sorte, interrompu la vie de son vieil ami.
Tout à coup, Denyse revint vers la marquise:
—Grand-mère!... j’oubliais!... les Dubuisson ne peuvent pas venir dîner jeudi, mais M. Dubuisson amènera Jeanne vendredi et nous la laissera huit jours...
—Alors nous ne sommes plus que dix-huit à dîner?...
—Nous sommes toujours vingt!... parce que j’ai vu les Tourville, et je les ai invités de votre part... j’ai pensé que...
—Tu as très bien fait!...
—Oh!—dit Bertrade—les Tourville en même temps que les Juzencourt!... c’est pour le coup que nous les entendrons, les histoires de Guillaume le Conquérant et de Charles le Téméraire!...
Bijou s’écria en riant:
—Ça vaut mieux!... comme ça, nous les entendrons en une seule fois, au moins!...
Au moment où on annonçait le dîner, M. de Rueille entra, l’air préoccupé, les yeux brillants. Silencieux il s’assit à table, et y demeura sans parler.
III
DANS le hall, Bijou, aidée de Pierrot, servait le café. Tout à coup, elle s’élança à la poursuite de Paul de Rueille, qui venait de sortir du salon et descendait l’escalier de la terrasse.
—Eh bien?... Eh bien?... où allez-vous donc?...
Il répondit sans s’arrêter:
—Mais... me promener un peu... et respirer, si c’est possible par cette chaleur...
Déjà Bijou l’avait rejoint:
—Ah! mais non!... et la revue?... il faut venir travailler!...
—J’ai mal à la tête...
—Ça vous guérira!... il faut venir absolument... nous n’avons plus que trois jours!...
—Mais...—fit Rueille agacé—je ne vous suis pas indispensable...
—Ah bah!... c’est vous qui écrivez!...
—Sous la dictée!... il n’est pas nécessaire d’être un malin pour faire ça...
—Si!... nous sommes habitués à vous!...
Elle était sur une marche au-dessus de lui. Elle s’inclina, et, lui passant ses bras autour du cou, elle supplia, câline:
—Mon petit Paul!... venez, pour me faire plaisir!... vous seriez si gentil... si gentil!...
M. de Rueille dénoua d’un mouvement sec les doux bras frais qui l’enveloppaient, frôlant son visage, et répondit, d’une voix qui s’enrouait:
—C’est bon!... c’est bon!... j’y vais!...
La jeune fille recula, et il vit dans la nuit claire briller ses grands yeux surpris. Timidement, elle dit:
—Comme vous êtes bourru!... qu’est-ce que vous avez?...
Il ne répondit pas; elle insista:
—Vous ne voulez pas me le dire?...
—Ah! non!...—fit-il sèchement.
Et, remontant, il entra dans le salon, où Bijou entra derrière lui, en disant à Bertrade:
—Je ne sais pas ce qu’il a, ton mari!... il est comme un crin!
Madame de Rueille regarda Paul. Le visage un peu tiré, l’air nerveux, il affectait de causer et de rire bruyamment avec le répétiteur qui, lui, restait fermé et silencieux. Et après avoir regardé elle répondit, inquiète un peu de trouver son mari bizarre:
—Il a sûrement quelque chose, mais je ne sais pas quoi!
Déjà Bijou, reprise de son idée, expliquait:
—Figurez-vous!... Paul voulait aller se promener, au lieu de travailler!... Ah! ça n’a pas été tout seul pour le ramener!...
Résigné, M. de Rueille venait de s’asseoir devant une table Empire à dessus de marbre. Il prit le manuscrit, l’ouvrit à la page commencée et dit, en trempant dans l’encre une longue plume d’oie:
—Quand vous voudrez?...
M. de Jonzac demanda:
—Mais d’abord, où en êtes-vous?...
—A la scène III du second acte...
—Encore?...—fit Bijou, étonnée.
—Toujours, hélas!...
La marquise conclut:
—Mes petits enfants, vous n’aurez jamais fini!...
—Mais si, mais si, grand’mère!...—dit gaiement Bijou—vous allez voir comme nous allons faire du beau travail!... Voyons?... nous disons la troisième scène du deuxième acte... c’est quand le poète symboliste se défend des accusations... plutôt malveillantes... portées contre lui par Vénus...
Personne ne disant rien, M. de Rueille demanda:
—Et alors?
Bijou expliqua:
—Alors, à mon idée, il faudrait là un petit couplet... qu’est-ce que tu en dis, Jean?...
L’air absorbé, la tête renversée contre le dossier d’une grande bergère, Jean de Blaye, qui rêvassait, n’entendit pas la question.
Bijou cria:
—Est-ce que tu dors?...
Il se tourna vers elle, demandant:
—C’est à moi que tu parles?...
—Mon Dieu, oui! j’ai cet honneur!... je te demande si un couplet ne ferait pas bien là?... un couplet sur un air connu?...
Il répondit, distrait:
—Si... très bien!...
—Ben, fais-le!...
Jean bondit:
—Que je le fasse, moi!... pourquoi moi?...
—Parce que c’est toujours toi qui les fais...
Jean protesta:
—En voilà, une raison!... c’est justement pour ça que c’est le tour des autres!... tu n’as qu’à faire travailler Henry, ou l’oncle Alexis... ou M. Giraud... ou même Pierrot!...
—Pourquoi «même»?...—demanda Pierrot vexé, je les ferais peut-être aussi bien que toi, tu sais, les couplets!...
—Fais-les donc!... moi, j’en ai assez!...
—Jean?...—dit Bijou suppliante,—ne nous laisse pas en plan... je t’en prie?...
Elle marchait vers lui, tendant son museau rose, les lèvres avancées dans une petite moue implorante et drôlette. M. de Rueille avait vu le mouvement. Il se leva brusquement, et, l’arrêtant au passage:
—Mais il les fera, vos couplets!... il ne demande que ça... allez donc vous asseoir!...
Denyse restait plantée au milieu du hall, surprise de cette sortie singulière. A la fin elle répliqua:
—Mais c’est à vous d’aller vous asseoir!... pourquoi quittez-vous votre table?...
—Ah!... je n’ai pas le droit de la quitter sans permission?...
—Jean?...—recommença Bijou,—voyons, Jean?...
De nouveau, M. de Rueille s’interposa. Il dit, d’un ton coupant:
—Pourquoi ne pas vous mettre à genoux devant lui?...
—Oh!... mon Dieu!... je ne demande pas mieux, si ça peut le décider!...
Elle s’élançait vers son cousin, mais Rueille la saisit par le bras, disant rageusement:
—Allons donc!... c’est ridicule!...
Elle balbutia, le regardant d’un air stupéfait:
—C’est vous qui êtes ridicule!...
Il répondit, la voix dure:
—Oui... c’est convenu!... c’est moi qui dois aller m’asseoir!... c’est moi qui suis ridicule!... c’est moi qui suis tout ce que je ne devrais pas être et qui fais tout ce que je ne devrais pas faire...
Madame de Bracieux demanda:
—Qu’est-ce qu’il y a donc, mes enfants?...
M. de Jonzac expliqua, en débourrant sa pipe qu’il tapota soigneusement contre un meuble pour en faire tomber la cendre:
—C’est, Dieu me pardonne! Paul qui se dispute avec Bijou!...
—Avec Bijou?...—fit la vieille femme, au comble de l’étonnement.
Et madame de Rueille répéta, en abandonnant le journal qu’elle lisait:
—Paul qui se dispute avec Bijou!... pas possible!...
L’abbé Courteil affirma, scandalisé:
—Mais si!... M. le comte a grondé mademoiselle Denyse!...
—Arrive ici, Bijou!...—dit la marquise.
La jeune fille vint en courant se pelotonner sur un coussin aux pieds de sa grand’mère, tandis que M. de Rueille s’approchait de Jean, et lui disait à demi-voix:
—Tu devrais empêcher Bijou d’avoir avec toi ces façons!...
—Quelles façons?... ah çà! tu rêves?...
—Je ne rêve pas le moins du monde... Denyse a vingt ans, après tout!...
Le jeune homme rectifia:
—Vingt et un...
—C’est encore mieux!... elle devrait avoir plus de tenue...
—La pauvre petite!... elle a une tenue parfaite!...
Il ajouta en regardant son cousin:
—Je ne sais vraiment pas sur quelle herbe tu as marché?...
M. de Rueille murmura, un peu embarrassé:
—J’ai tort... naturellement, j’ai tort!...
—Absolument!...—dit sèchement Blaye, qui se leva.
En le voyant, Bijou quitta la marquise, et, s’élançant vers lui:
—Ah! mais!... tu ne vas pas t’en aller!... grand’mère!... défendez-lui de nous abandonner!...
—Voyons, Jean?...—fit la marquise à moitié aimable, à moitié grondeuse,—ne sois donc pas taquin comme ça!...
Le jeune homme se rassit et prit un air navré, en disant:
—La voilà, la campagne!... le repos!... les vacances!... on travaille comme des nègres!... on fait des revues!... des revues avec des couplets!... on se couche régulièrement à deux heures du matin... c’est ce qu’on appelle se mettre au vert!...
Pierrot semblait écouter avec recueillement. Il dit, narquois:
—Continue, vieillard, tu m’intéresses!...
Et comme Bijou riait, Jean, l’air vexé, se tourna vers Pierrot:
—Tu as bien de l’esprit, mon petit!...
La voix de madame de Bracieux s’éleva:
—Mes enfants, vous êtes insupportables!...
Elle les regardait, surprise, se demandant quel vent de bataille avait soufflé soudain, ne comprenant rien à ces grincheries, à ces attitudes hostiles qu’elle remarquait pour la première fois. Et, de nouveau, elle appela Bijou, qui semblait questionner tout le monde de ses doux yeux tout pleins d’étonnement:
—Sais-tu ce qu’ils ont, toi?...
Elle répondit, naïve et curieuse:
—Je ne m’en doute pas, grand’mère!
La marquise continua:
—Tu ne vois pas les têtes qu’ils font?...
—Je vois les têtes, mais je ne sais pas pourquoi ils les font... si c’est à cause de la revue, laissons-la!... je ne voudrais pas, sous prétexte que cette revue m’amuse, m’amuse énormément... ennuyer tout le monde...
M. de Rueille cria:
—Travaille-t-on, oui ou non?... j’en ai assez, moi, d’être là à attendre comme un imbécile!...
—Où en est-on?...—demanda Jean, d’un air qui signifiait: «Puisqu’il le faut, allons-y!...»
Rueille répondit:
—On te l’a déjà dit, où on en est!... on te l’a déjà dit deux fois!...
Bijou expliqua gentiment:
—C’est le poète symboliste qui doit répondre à Vénus...
—Ah!... parfaitement!... j’y suis!... elle l’accuse d’un tas de choses... et tu veux qu’il se défende...
—Dans un couplet...
—J’entends bien!... où vas-tu?...
—Je vais...—dit Bijou qui traversa le salon—m’asseoir à côté de M. Giraud... il ne me taquinera pas, lui!...
Le répétiteur rougit et se fit tout petit sur le divan où il était assis. Denyse se glissa près de lui, et déclara:
—Nous écoutons!...
Jean tortillait un crayon et un petit papier, il demanda:
—Quelle est la réplique de Vénus?...
Comme M. de Rueille, distrait, regardait un papillon de nuit qui volait autour de la lampe posée devant lui, plusieurs voix répétèrent à tue-tête:
—Quelle est la réplique de Vénus?...
Il lut, ahuri, en se bouchant les oreilles:
«—Tu sais que je n’en crois pas un mot!...»
—Efface!... dit Jean, et mets: «Je n’en crois rien de rien, tu sais!...» Et maintenant, le Symboliste répond:
Madame, est un coffret mélancolique d’améthyste
A serrure de diamant.
Il suffit de savoir l’ouvrir et la comprendre,
Et le trésor éclos illumine la chambre,
Et sourit la tristesse aux lèvres des amants!
M. de Rueille demanda:
—C’est drôle, ça?...
—Mon Dieu!...—dit Jean énervé,—je ne dis pas que ce soit un pur chef-d’œuvre!... Bijou demande un couplet... je lui fais son couplet comme je peux... je ne t’empêche pas d’en faire un autre qui soit mieux!...
—Sur quel air...—dit Bijou,—va-t-on chanter ça?...
—Ah! oui... c’est vrai, il faut un air!... quel air?...
Rueille conseilla:
—Mettez: «Air: J’en guette un petit de mon âge.»
—Ça va?...
—Quoi, ça va?...
—Cet air-là?...
—J’en sais rien!... je ne le connais pas!...
—Alors pourquoi dis-tu de le prendre?...
—Parce que c’est un air que je vois souvent indiqué... «J’en guette un petit de mon âge!»... j’ai ça dans l’œil... il y a un tas de couplets dessus...
—Mais...—fit observer Bijou,—les vers du symboliste sont plus longs que ça... le second surtout!... on ne pourra jamais les chanter sur cet air-là!... ni sur aucun autre...
—Tiens oui!... je n’y pensais pas!...
—Heureusement!...—dit Pierrot tout fier. Bijou pense à tout!...
Jean reprit:
—On cherchera l’air tout à l’heure!... continuons, continuons... autrement, nous n’en finirons jamais!... Qui est-ce qui est en scène pour l’instant?...
Comme M. de Rueille mâchonnait son porte-plume en regardant Bijou, et ne semblait pas entendre, il cria:
—Paul... es-tu là, ou es-tu sorti?...
—Je suis là!...
—Ah!... bon!... alors, veux-tu me faire la grâce de me dire quels sont les personnages en scène?...
—Attends!... je cherche!...
—Comment?...—dit Bijou,—vous êtes obligé de chercher pour le savoir?...
—Vous ne pensez pas, je présume, que je sais par cœur toutes les petites insanités qu’il plaît à chacun de me dicter...
—Je les sais bien, moi!...
Et se tournant vers Jean de Blaye, elle expliqua:
—Il y a en scène: Vénus, le Symboliste, Thomas Vireloque et l’Opportuniste... nous avions dit hier qu’après la présentation du Symboliste à Vénus, nous ferions entrer madame de Staël...
—Eh bien, faisons-la entrer tout de suite...
Rueille demanda:
—Avez-vous trouvé quelqu’un pour madame de Staël?... jusqu’à présent, personne ne voulait la jouer...
—Non...—dit Bijou,—tantôt, j’ai encore demandé à madame de Juzencourt... elle refuse avec énergie... et, si Bertrade refuse aussi...
La jeune femme répondit, très douce:
—Bertrade refuse absolument...
—C’est pas gentil!...
L’oncle Jonzac demanda:
—Est-ce qu’elle est indispensable, madame de Staël?...
—Tout à fait indispensable!...—fit Bijou avec conviction—il faut absolument trouver un moyen de...
Et tout à coup, illuminée, elle s’écria, joyeuse:
—Mais Henry peut très bien la jouer, madame de Staël!... il n’a presque pas de moustaches...
—Moi?...—fit Bracieux saisi,—moi, jouer madame de Staël?...
—Elle était plutôt hommasse!... ça ira très bien!...
—Mais!... bon sang!... je ne veux pas me montrer aux gens que je connais avec une robe décolletée, un turban, et un gros ventre!... ce serait hideux!...
—Pas du tout!... Ah! voyons!... tu ne vas pas te faire prier, je pense?...
—Et faire tout rater par ta mauvaise volonté!...—ajouta Pierrot d’un air digne.
Henry se retourna vers lui:
—Ma mauvaise volonté?... on voit bien que tu n’es pas à ma place!... mais, au fait... tu pourrais bien y être, à ma place?...
Comme Pierrot faisait un petit geste d’effroi, il continua:
—Pourquoi donc n’y serais-tu pas?... tu as encore moins de moustaches que moi!...
—Oui... mais je suis trop gringalet,—déclara sournoisement Pierrot.—Madame de Staël, c’était une femme plutôt puissante...
—Gringalet?... toi, l’athlète?...
Jean de Blaye frappa le parquet avec une queue de billard, pour réclamer le silence:
—Nous chercherons qui jouera madame de Staël quand nous aurons d’abord trouvé ce qu’elle a à dire... Donc elle entre... tu n’écris pas, Paul?...
—Qu’est-ce que tu veux que j’écrive?...
—Eh bien, écris: «Madame de Staël. Elle entre par...» ah! au fait, par où entre-t-elle?...
—J’ai mis «par le fond»... quand on ne me dit rien, je mets toujours «par le fond»...
—Bon!... alors laissons «par le fond»...
MADAME DE STAËL, à Thomas Vireloque.
«—Je suis madame de Staël...
THOMAS VIRELOQUE.
«—S’y ’ous plaît?...
MADAME DE STAËL.
«—Je suis madame de Staël!...
VÉNUS.
«—Ta parole?...
L’OPPORTUNISTE.
«—C’est très curieux!... je vous prenais pour un Turc...
LE SYMBOLISTE.
«—Moi, je...»
—Attends un instant...—fit M. de Rueille, je me suis trompé...
—Comment ça?...
—Comment ça?... comme on se trompe parbleu!... j’étais distrait!...
—C’est vrai!...—dit Bijou,—je ne sais pas ce que vous avez,—mais vous êtes joliment distrait, ce soir!...
Sans répondre, Rueille écrasa sur le papier sa plume qui cria plaintivement. Jean demanda:
—Qu’est-ce que tu fais donc?...
—J’efface!...
—Quoi?...
—J’ai répété quatre fois les mêmes répliques...
Bijou et Blaye se levèrent et vinrent regarder le «travail» de M. de Rueille.
La jeune fille lut:
MADAME DE STAËL.
«—Je suis madame de Staël.
THOMAS VIRELOQUE.
«—S’y ’ous plaît?...
MADAME DE STAËL.
«—Je suis madame de Staël...
THOMAS VIRELOQUE.
«—S’y ’ous plaît?...
MADAME DE STAËL.
«—Je suis madame de Staël...»
—Oui,—dit-elle,—il faut effacer ça!...
Mais Jean protesta en riant:
—Laissez donc, au contraire!... on croira que Maeterlinck a collaboré... ça sera très chic!...
—Si on allait se reposer,—proposa M. de Jonzac;—Paul dort à moitié... c’est pour ça qu’il écrit trois fois de suite la même chose sans s’en apercevoir... M. l’abbé dort tout à fait... et quant à moi... je grille d’en faire autant...
—Oh!...—dit Bijou,—il est à peine une heure!...
—Eh bien, mais il me semble que, à la campagne... qu’en dites-vous, monsieur Giraud?...
Le jeune professeur répondit, sans quitter des yeux Bijou:
—Oh! moi, monsieur, je passerais ici toute la nuit sans avoir sommeil!...
La marquise se leva.
—Mes petits enfants, votre oncle a raison... il faut aller se coucher!... Bijou!... tu veilleras à ce que les livres que vous avez pris dans la bibliothèque y soient remis...
—Oui, grand’mère... je vais les remettre moi-même...
Tous sortaient du hall, sauf Bijou. M. de Rueille demanda:
—Voulez-vous que je reste avec vous?... ça ira plus vite?...
—Non!... vous ne connaissez rien à la bibliothèque... vous embrouilleriez tout... il faut quelqu’un qui sache où logent les livres...
Et, s’adressant au répétiteur, qui sortait le dernier, elle lui dit, très gentille, cherchant, semblait-il, à se faire pardonner une indiscrétion grande:
—Monsieur Giraud?... est-ce que vous voudriez bien ranger les livres avec moi?...
Le jeune homme s’arrêta, heureux au point de ne pouvoir parler. Comme il restait planté à la même place, elle lui indiqua la porte ouverte:
—Fermez la porte, voulez-vous?... et maintenant, prenez Molière... moi je prends Aristophane... parfait!... nous reviendrons chercher le reste...
Tout en portant les livres elle babillait, semblant ne pas s’adresser à son compagnon, mais seulement penser tout haut.
—Pourquoi est-ce que Jean cherche dans Aristophane... alors qu’il s’agit de faire parler Thomas Vireloque et madame de Staël?...
Puis, brusquement, elle demanda:
—Croyez-vous qu’elle sera amusante, notre revue?...
—Mais oui, mademoiselle...
—Pourquoi ne dites-vous jamais rien?... vous devriez y travailler aussi!...
—Mon Dieu, mademoiselle... je ne suis pas très au courant... la politique et les racontars mondains sont pour moi lettres closes... et je ne vois pas trop...
—Et puis, vous aimez probablement mieux être un simple spectateur?...
—J’aurai, hélas! le regret de n’être même pas cela...
Elle demanda, stupéfaite:
—Comment?... vous ne verrez pas notre revue?...
—Non, mademoiselle...
—Mais pourquoi?...
Il répondit, avec un embarras affreux:
—Oh!... pour un motif très ridicule...
—Lequel?...
—Mademoiselle... je...
—Je vous en prie... dites pourquoi?...
Elle se penchait vers lui, gracieuse et souple, et le parfum envolé de ses cheveux montait au visage du jeune homme, le plongeant dans une sorte d’énervante torpeur.
A la fin, elle dit, presque tristement:
—Pourquoi ne voulez-vous pas me parler?... est-ce que je ne suis pas un peu votre amie?...
Il balbutia:
—Oh!... mademoiselle!... je... je ne peux pas assister à cette soirée... parce que... vous allez voir que c’est très prosaïque... parce que je n’ai pas d’habit...
—Mais vous avez bien le temps de le faire venir, votre habit!... d’ailleurs, il vous le faut déjà pour jeudi... il y a un dîner, jeudi...
Giraud rougit violemment:
—Mais, mademoiselle, je ne peux faire venir d’habit ni pour jeudi ni pour plus tard... puisque je n’en ai pas...
—Pas du tout?...
—Pas du tout!...
—Voyons!... c’est une farce?...
—Hélas, non, mademoiselle!... je n’ai pas d’habit...
Il ajouta avec un sourire infiniment triste:
—Et il y a beaucoup de pauvres diables comme moi qui sont dans le même cas!...
—Oh!...—dit Bijou, qui saisit d’un mouvement brusque la main du professeur,—que je vous demande pardon!... comme je suis mauvaise et étourdie, n’est-ce pas?... vous allez me détester?...
Elle lui serrait la main d’une lente pression qui le pénétrait tout entier. Affolé, il balbutia:
—Vous détester?... mais je vous adore!... je vous adore!...
Bijou le regarda, l’air effaré, avec une tendre expression au fond de ses yeux voilés d’un brouillard de larmes, puis elle dit, la voix changée:
—Allez-vous-en!... et ne dites plus ça!... ne le dites plus jamais, jamais!...
Au seuil de la porte, il se retourna et vit que Bijou, assise sur le divan, sanglotait le visage enfoui dans les coussins. Il voulut revenir vers elle, mais il n’osa pas; et, sans plus rien dire, il sortit.
IV
BIJOU, qui d’habitude trottait le matin dans le parc et dans la maison, ne parut qu’après le premier coup de cloche annonçant le déjeuner. Pierrot, inquiet, s’élança au-devant d’elle pour la questionner avant même qu’elle eût dit bonjour à la marquise et à l’oncle Alexis. Il voulait savoir pourquoi il ne l’avait pas vue comme à l’ordinaire à la vacherie, où, chaque jour, elle s’occupait des fromages. Pourquoi, puisqu’elle n’était pas montée à cheval, n’était-elle pas venue?...
—Comment sais-tu,—demanda Bijou, que je ne suis pas montée à cheval?...
—Parce que Patatras était à l’écurie... j’y suis allé voir...
Elle dit en riant:
—Alors, tu me surveilles?...
Pierrot rougit.
—Ça n’est pas surveiller... et puis, il n’y a pas que moi!... nous étions nous deux M. Giraud...
—Quel français! Seigneur!... quel français!—fit M. de Jonzac, l’air navré.
—Bah!... s’il y avait du monde... je ferais attention à parler plus chiquement... mais comme il n’y a que nous!...
Il se tourna vers Bijou:
—C’est vrai, va!... il était aussi étonné que moi, M. Giraud!... il répétait tout le temps: «Chaque jour on voit mademoiselle Denyse courir partout... il faut qu’elle soit malade!...» Alors moi, je disais: «Oh! pour ça non!... ça ne doit pas être ça!... le Bijou n’est jamais malade!...» Voyez-vous, monsieur Giraud, que j’avais raison?...
—Non... tu avais tort!... j’étais... non pas tout à fait malade... mais fatiguée... mal en train... je viens de me lever...
Elle marcha vers le professeur, qui s’appuyait au chambranle d’une fenêtre, si fort qu’il semblait s’y vouloir creuser une niche avec son dos, et, lui tendant la main, elle continua:
—Et je remercie monsieur Giraud d’avoir si gentiment pensé à moi...
Tout pâle, visiblement troublé, le jeune homme osa toucher à peine la petite main douce qui se posait dans la sienne avec confiance et abandon; mais il parut heureux d’un bon accueil qu’il n’espérait certainement plus retrouver jamais.
—Mademoiselle...—balbutia-t-il, pris d’une vague envie de s’enfuir ou de pleurer,—mademoiselle... je ne me suis pas permis, croyez-le, de... faire ces remarques.
—Eh bien, vous avez eu tort!... il faut tout se permettre avec «le Bijou»... comme dit Pierrot...
Et, tout de suite elle demanda, subitement préoccupée, l’air absorbé:
—Est-ce qu’on a travaillé à la revue, ce matin?
—Travaillé?...—fit Pierrot convaincu,—travailler sans toi?... ah! fichtre non!... c’est assez de piocher quand tu es là, sans encore le faire en ton absence!... Ah! non!... elle serait mauvaise, celle-là!... nous en avons soupé, de la revue!... moi surtout!... qui suis obligé de travailler encore au reste...
Bijou se mit à rire:
—Tu ne crains pas de te fatiguer en travaillant tant que ça?...
—S’il continue, au train dont il va,—dit M. de Jonzac,—il ne passera pas son baccalauréat... n’est-ce pas, monsieur Giraud?...
—Je le crains, monsieur, je le crains!—répondit doucement le professeur—Pierrot est très intelligent... mais si étourdi, si distrait... depuis notre arrivée ici, surtout!...
Pierrot se récria:
—Pas plus que vous toujours, que je suis distrait, monsieur Giraud!... c’est vrai!... je ne sais pas ce que vous avez... vous êtes en voyage tout le temps!... vous ne bouquinez pas comme avant... et même avec les math, on dirait que ça ne biche plus!... vous ne faites plus rien... que vous occuper de moi... et des vers dans les coins...
—Vous faites des vers, monsieur Giraud?... demanda madame de Rueille qui entrait, suivie de Jean et d’Henry.
—Mon Dieu... madame...—bredouilla le pauvre garçon, qui ne savait où se fourrer ni que dire—j’en fais... sans en faire...
—Vous en faites de charmants!...—dit Jean.
Et comme le jeune homme étonné le regardait, il reprit:
—Oui... vous faites de très jolis vers... que vous perdez... c’est le petit Marcel qui a trouvé ceux-ci... et me les a donnés...
Il offrait à Giraud, en souriant, un papier plié, où l’écriture était invisible.
—Voyons?...—fit Bijou en allongeant la main.
—Mademoiselle!—cria le répétiteur, qui s’élança, effaré,—mademoiselle!... je vous en prie!...
Puis il ajouta, voulant expliquer la violence de son intervention:
—Ce sont de très mauvais vers!... souffrez que je les cache... je vous en montrerai d’autres... qui seront plus dignes d’être montrés...
Bijou restait la main tendue, la pose attentive, l’air ingénu. Elle supplia:
—Je t’en prie, montre ceux-là tout de même?... ça n’empêchera pas M. Giraud d’en refaire d’autres que nous verrons aussi...
Mais Jean répondit, en remettant le papier au répétiteur éperdu:
—Je ne peux pas te montrer une lettre,—car c’est en quelque sorte une lettre—qui appartient à son auteur...
—Je vous remercie...—balbutia Giraud tout décontenancé—je vous remercie, monsieur...
Et il fit disparaître dans sa poche l’inquiétant petit papier.
—Pierrot!...—appela la marquise—donne-moi La Bruyère... tu sais où il est?...
—Qui ça?...—demanda le gamin en clignant de l’œil.
—La Bruyère?...
—Vous allez voir...—dit M. de Jonzac en regardant son fils d’un air désolé—qu’il ne sait pas ce que c’est que La Bruyère!...
Pierrot protesta avec énergie:
—Si, je sais ce que c’est!... la preuve... c’est un dos bleu!...
La vieille marquise demanda:
—Un quoi?...
—Un dos bleu, ma tante...
M. Giraud intervint:
—Expliquez à madame votre tante que vous avez la fâcheuse manie de désigner les livres par la couleur de leur reliure plutôt que par leur titre...
—Parbleu!...—fit M. de Jonzac indigné,—il n’en ouvre jamais un seul!... il est d’une ignorance!... quand je pense qu’il va avoir dix-sept ans!...
—Ce pauvre Pierrot!...—dit Bijou compatissante,—il n’est pas si ignorant que ça!...
Et, comme son oncle ne répondait rien, elle ajouta:
—Et puis, il est si gentil!... et il se porte si bien!...
M. de Jonzac répondit:
—Oh! quant à ça!... il craque de santé... et ça le rend encore plus insupportable... mais pas plus intelligent... on s’est plaint du surmenage intellectuel, on a dit qu’il abrutissait les enfants... et on lui a substitué le surmenage physique qui les abrutit bien davantage encore!...
—Voilà—dit Bertrade—mon oncle parti en guerre... je suis d’ailleurs de son avis... et ça ne me réjouit pas du tout de penser que mes enfants augmenteront peut-être, à un moment donné, le nombre des jeunes brutes que nous voyons autour de nous...
—Mais...—dit Henry de Bracieux,—il y a, parmi les jeunes, et les très jeunes, beaucoup d’intellectuels... j’en connais...
Jean de Blaye répondit:
—Moi aussi, j’en connais... mais ce ne sont pas, à mon sens, des intellectuels... ce sont...
Une cloche sonna longuement, et la marquise se leva en disant:
—Allons déjeuner, mes enfants!... Jean finira à table sa petite définition...
Jean répondit en riant:
—Je n’y tiens pas, ma tante!...
—J’y tiens, moi!... je ne suis plus dans le train, comme vous dites... et il ne me déplaît pas d’être renseignée sur certaines choses que j’ignore totalement...
S’asseyant à table, elle continua:
—Alors, ceux qui ne sont pas des intellectuels, sont...
—Oh!...—fit Jean—les explications, ce n’est pas mon affaire!...
—C’est égal!... va toujours!...
—Ceux qui ne sont pas des intellectuels pour tout de bon, sont des maladifs... des faux maladifs pour commencer, qui finissent par devenir des vrais... ils sont insupportablement poseurs, et féminins, et détraqués... et tout ce qu’on peut être!... ils ont une originalité voulue et impersonnelle...
—Enfin, comment appelles-tu ça?...
—Je ne sais pas trop!... des compliqués... tenez, le petit La Balue est un type très pur de compliqué... vous pouvez l’étudier...
—C’est une idée qui ne m’est jamais venue!... mais il y a, dans la petite génération, autre chose que les compliqués?...
—Oui... il y a les jeunes athlètes...
—Spécimen, Pierrot!...—dit Henry de Bracieux.
La marquise se tourna vers son petit-fils:
—Pas de personnalités!... Continue ton petit discours, Jean...
—J’aimerais mieux manger tranquillement mon œuf, ma tante!...
—Nous en étions aux jeunes athlètes?...
—Eh bien, si les compliqués sont un peu écœurants, les athlètes sont embêtants à crier!... La boxe, et le football, et la bicyclette, et les matchs, et les records... tout ça prend dans leurs conversations, et, ce qui est plus fâcheux, dans leur vie, une importance gigantesque et unique... à leurs yeux, un homme de valeur est celui qui donne le plus fort coup de poing, ou fournit la plus grande somme de résistance ou de vigueur... ils n’ont d’admiration que pour un seul être au monde: «le Champion»!... avec un grand C...
—Et, entre les athlètes et les compliqués?...
—Rien... ou des exceptions si rares, qu’elles sont là uniquement pour confirmer la règle... il n’est, bien entendu, question ici que de la petite génération, de la dernière... de celle de Pierrot...
—Laisse-le donc tranquille, ce pauvre Pierrot!...—dit Bijou—vous êtes là tous à le prendre à partie...
—Parce qu’il est encore temps de redresser son petit individu, qui, si on le laisse faire, tournera prochainement au plus déplorable gâtisme...
M. de Jonzac affirma:
—Jean a raison!... il peut se permettre de donner des conseils à Pierrot... et même aux autres, car il est à la fois un intellectuel et un sportif...
Madame de Bracieux regarda son neveu avec bienveillance et conclut:
—Ton oncle a raison, mon garçon, tu es le plus réussi de la famille...
Elle vit que Bijou semblait examiner curieusement son cousin, et reprit:
—Je ne parle ici que des hommes, naturellement!...
Pierrot se pencha vers Denyse, assise à côté de lui, et lui dit tout bas, avec une reconnaissance passionnée:
—Tu es bonne de me défendre toujours... aussi, je t’aime, va, toi!... plus qu’eux tous...
Elle répondit, souriante, maternelle presque:
—C’est très mal!... tu dois aimer mon oncle... et aussi grand’mère beaucoup plus que moi...
—Ça, d’abord, c’est pas prouvé!... et puis c’est pas ça que je voulais dire... je voulais dire que je t’aime, moi, plus qu’ils ne t’aiment eux tous... et pourtant, il y en a qui t’aiment bien, va!... ainsi, Paul, tiens!... Paul de Rueille... ben, je suis sûr qu’il t’aime plus que Bertrade... plus que ses mômes... plus que le bon Dieu, plus que tout!...
—Mais tais-toi donc!...—fit Bijou effarée, regardant si personne n’avait entendu.
—T’inquiète pas!... ils sont occupés à bêcher... ils ne s’occupent pas de nous... C’est vrai, ce que je te dis, tu sais!... et Jean, donc!... et Henry!... et m’sieu Giraud!... il n’y a guère que l’abbé Courteil qui ne te suit pas dans les coins... et encore...
—Mais tu divagues!... comment peux-tu te figurer...
—Je ne me figure pas... je vois!... et je vois, parce que ça m’embête!...
La voix de M. de Jonzac s’éleva:
—Mais non!... je suis convaincu qu’il ne se doute même pas que Renan existe... il ne sait rien... rien de rien...
Toujours doux et conciliant, le professeur répondait:
—Mais si... pour Renan, précisément, je sais qu’il doit le connaître... il y a trois ou quatre jours, j’ai eu l’occasion de le lui citer comme l’auteur de l’Origine du langage...
—Eh bien, je parierais qu’il ne se souvient même pas de son nom...
Et M. de Jonzac appela:
—Pierrot!...
Le petit, absorbé par sa conversation avec Bijou, ne se doutait pas qu’il fût question de lui. En s’entendant appeler, il tourna la tête, vaguement inquiet.
—Pierrot...—demanda M. de Jonzac,—qu’est-ce que c’est que Renan?...
—Allons! bon!—dit Pierrot à Bijou—v’là les interrogatoires qui recommencent!... Renan?... qu’est-ce que ça peut bien être que celui-là?...
Et, comme son père répétait: «Tu ne sais pas ce que c’est que Renan?...» il répondit:
—Non, papa!...
—Comment?...—demanda Giraud surpris,—mais ces jours-ci encore, nous avons parlé de lui...
—De lui?...—fit Pierrot abasourdi;—moi, j’ai parlé de cet homme-là?...
—Mais oui... voyons?... rappelez vos souvenirs... je vous ai cité un de ses ouvrages?...
Bijou, qui, tout à l’heure n’écoutait que d’une oreille ce que lui racontait Pierrot, et suivait de l’autre la conversation, se souvint et, le nez dans son assiette, absorbée en apparence par les fraises qu’elle roulait dans du sucre, elle lui souffla, bas, très bas:
—«L’Origine du langage»...
—Voyons, cherchez bien?...—répétait le professeur,—je vous ai cité un livre de M. Renan... lequel?...
Pierrot répondit résolument:
—«Le Langage des fleurs»...
—A la bonne heure!—dit Bertrade ravie, avec Pierrot, on peut toujours s’attendre à quelque chose de joyeux!...
M. de Jonzac, malgré son envie de rire, déclara, l’air pincé:
—Moi, je ne trouve pas ça drôle!...
Très rouge, Pierrot se tourna vers Bijou:
—Toi, au moins, tu ne ris pas!... tu es bonne, toi!...
On sortait de table; il l’entraîna sur le perron et lui dit, suppliant:
—Laisse-moi aller avec toi donner le vert à Patatras?...
—Mais il faut avant ça que je serve le café...
—Pour une fois, Bertrade le servira bien, voyons? et moi, je ne veux pas rentrer au salon... on me demanderait encore le nom de quelque chose...
Denyse prit dans une remise la corbeille où était préparée la botte de trèfle qu’elle portait chaque jour à son cheval, et se dirigea vers l’écurie, suivie de Pierrot qui répétait faisant presque douce sa grosse voix:
—Tu es si gentille, Bijou!... et jolie, si tu savais!...
En traversant l’allée qui menait aux écuries, il montra M. de Rueille et Jean de Blaye qui s’avançaient en causant, et dit:
—Tiens!... comme tu n’y étais pas, ils n’ont pas fait long feu au salon, les cousins!...
Denyse allait au-devant d’eux; il la retint brusquement:
—Non!... je t’en prie!... ils ne décolleront plus!... et je ne t’aurai pas à moi tout seul! c’est une telle veine que j’ai d’être avec toi un instant sans monsieur Giraud!... il est toujours à me marcher sur les talons... quand je vais de ton côté, surtout!...
Bijou regardait attentivement les deux hommes qui venaient à elle sans la voir, très absorbés. Et, entre ses paupières un peu lourdes, glissait cette petite lueur qui donnait parfois une si singulière acuité à son regard habituellement voilé. Elle répondit, en entrant dans l’écurie:
—Soit!... allons sans eux porter à Patatras son herbe...
M. de Rueille marchait les yeux fixés sur le sable de l’allée. Il leva la tête en entendant la porte qui s’ouvrait. Jean de Blaye indiqua l’écurie et dit:
—Tiens!... il est là, le motif de la gêne que je sens à présent dans tes moindres paroles, de l’espèce de petite animosité que tu as contre moi?...
Affectant de plaisanter, Rueille répondit:
—Vraiment?... et c’est?...
—Bijou, parbleu!... Ah!... ne me dis pas non!... crois-tu que je n’ai pas suivi heure par heure ce qui se passait en toi?...
—Ça devait être bien intéressant?...
—Ne blague donc pas!... tu n’en as guère envie!... j’ai vu le moment où tu as commencé à admirer inconsciemment Bijou... plus qu’on n’admire une bonne petite cousine qu’on aime bien... c’était le soir du Grand Prix... chez l’oncle Alexis... quand elle a chanté... Tu ne dis rien?...
—Je t’écoute... va toujours!...
—Quand nous nous sommes trouvés tous ensemble à Bracieux, ne nous quittant pas... quand tu as vécu toutes les minutes des longues journées à côté de Bijou, ton... disons ton admiration... a augmenté, naturellement... depuis hier, depuis votre voyage à Pont-sur-Loire, elle est à l’état aigu... est-ce vrai?...
—Eh bien, c’est vrai!...
—Ça ne m’étonne pas!... mais explique-moi une chose?... une chose qui m’étonne, celle-là!...
—Quelle est cette chose?...
—Pourquoi est-ce à moi que tu sembles en vouloir particulièrement?... pourquoi à moi plutôt qu’à ton beau-frère, ou au petit La Balue, ou au répétiteur de Pierrot, ou à Pierrot lui-même?...
—Dame! Henry est presque de l’âge de Bijou... il a été élevé avec elle, et elle le considère comme un frère, exactement... le petit La Balue est un grotesque... le répétiteur, un pauvre diable qui ne compte pas... et Pierrot, un gosse... tandis que toi...
—Tandis que moi?...
—Toi, tu es de ceux qu’on aime... et tu le sais bien... et je vois... je sens, je devine que c’est toi que Bijou aimera...
—Moi?... allons donc!... elle ne daigne pas faire la plus légère attention à moi!... je ne suis à ses yeux que le monsieur qui lui dresse un cheval, la promène en bateau, ou fait des couplets pour sa revue....
—Enfin, tu existes plus que les autres, toujours!...
—Et pourquoi donc ça?... il te plaît de trouver le petit La Balue un grotesque, mais tout le monde n’est pas de ton avis!... quant à Giraud, il est charmant!...
—Oui, mais il est Giraud!...
—Et puis après?... qu’est-ce que ça fait, ça?...
—Beaucoup!... c’est-à-dire, rien du tout pour certaines femmes... tout pour d’autres... et Bijou est des autres...
—Eh!... qu’est-ce que tu en sais?...
—Je l’étudie depuis longtemps déjà, sans avoir l’air...
—Tu l’étudies... mais tu ne la connais pas!...
—Peut-être?...
—Je sais bien qui, si j’étais à sa place, je choisirais parmi tant d’amoureux...
—Ça se chante!... dans les Noces de Jeannette...
—Tu ne m’empêcheras pas de suivre ma petite idée, va!... parmi tant d’amoureux, s’il me fallait choisir, c’est certainement Giraud que je prendrais...
—Une femme choisirait Giraud... parce qu’il est joli garçon... mais une jeune fille?... une jeune fille,—qui ne connaît en fait de noce, que la vraie, celle qu’on fait à l’église,—ne le choisira pas... jamais!...
—Alors tu n’en veux pas à Giraud, parce que, selon toi, il n’est pas épousable... partant, pas à redouter?...
—Précisément!...
—Eh bien?... et moi, mon pauv’vieux?... crois-tu donc que je sois épousable, moi?... me vois-tu, avec mes malheureux quatre cent mille francs, m’essayant à faire le bonheur de Bijou?... non, mais vois-tu ça?... l’appartement de trois mille, les lampes à pétrole, et le feu au charbon?... ce serait délicieux!....
—Pourtant tu l’aimes?...
—Permets... je ne t’ai pas dit que j’aimais Bijou!... je n’en sais rien!... tout ce que je sais, c’est que je la désire passionnément... et que, ne pouvant pas l’épouser, je suis très malheureux...
—Et tu crois qu’elle ne t’aime pas?...
—Pas le moins de monde!... elle n’a d’ailleurs jamais cherché à me donner le change... «Bonjour Bonsoir!... il fait beau!...» tel est le palpitant dialogue qui se renouvelle chaque jour entre nous... Alors, tu vois, tu as tort de m’en vouloir?...
—Je te demande pardon, mon pauvre Jean, mais je croyais tellement que tu étais grand favori!...
M. de Rueille s’interrompit, tendant l’oreille:
—Tiens!...—fit-il,—la voilà!...
Bijou sortait de l’écurie, toujours suivie de Pierrot. Elle vint gentiment aux deux hommes, les examinant de son même air calme et souriant, et demanda:
—Qu’est-ce que vous avez donc tous les deux?... vous avez l’air tout chose!...
V
BIJOU arrangeait dans la salle à manger les surtouts de fleurs du dîner, tandis que, dans l’office, les domestiques frottaient les grands plats d’argent qui reluisaient violemment. Le maître d’hôtel dit à un valet de pied:
—Enfile ton habit!... v’là une voiture qui monte l’avenue au pas... Oh! t’as le temps!... elle est loin!...
Regardant à la fenêtre, le valet de pied demanda:
—Qui est-ce, cette voiture-là? on ne connaît pas ça... c’est rudement attelé, toujours!...
—Ça pourrait bien être le monsieur de la Norinière... monsieur le comte de Clagny?...
—Mâtin!... c’est chiquement tenu!...
—Oh!... il a de quoi!...
—Il a des rentes?...
—Que c’en est une horreur!... dans les quatre cent mille...
—Tu le connais donc?...
—Ma femme a été fille de cuisine chez lui, avant qu’elle soit ma femme... un bon maître... toujours aimable et pas pour deux sous regardant... C’est égal... tu feras bien de te mettre en route... si tu veux arriver au perron avant lui!...
Depuis un instant Bijou, qui manquait de fleurs, était sortie en courant et, traversant d’un bond l’allée, avait sauté au milieu d’une grande corbeille de roses, où elle coupait impitoyablement. Elle était si absorbée qu’elle n’entendit pas une voiture entrer dans l’allée qui contournait la pelouse, ni même s’arrêter devant le perron.
Lorsque enfin elle releva la tête, elle vit debout à deux pas d’elle, un grand monsieur qui la regardait extasié. C’est que Bijou, avec sa robe de toile à larges rayures roses et son petit tablier à bavette, garni de valenciennes, était vraiment jolie à voir, fourrageant à pleins bras dans les fleurs.
Quand elle se vit ainsi regardée, sa peau de rose-thé se teinta d’une nuance plus vive, tandis qu’elle restait interdite et troublée, en face du monsieur qui continuait à la contempler sans rien dire.
C’était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand, mince, distingué, élégant, et de tournure très jeune. Sa figure, intelligente et fine, était jeune aussi d’expression, bien qu’un peu triste. Comme Bijou, toujours immobile, semblait hésitante et inquiète, il s’approcha, et, saluant, dit d’une voix très douce:
—Mademoiselle!... pardon!... n’êtes-vous pas Denyse de Courtaix?...
Bijou planta bien droit son candide regard dans les yeux curieusement fixés sur elle, et répondit, toute souriante:
—Oui!... et vous?... vous êtes monsieur de Clagny, n’est-ce pas?
—Comment le savez-vous?...
Denyse venait de sauter de la corbeille dans l’allée. Elle dit, heureuse et abandonnée, sans répondre directement à la question:
—Oh!... que grand’mère va être contente de vous voir, monsieur!... et l’oncle Alexis, donc!... depuis qu’on sait que vous revenez habiter le pays, on ne parle que de vous!... Allons bien vite voir grand’mère!...
Elle fila devant lui, souple, onduleuse, traversant les larges pièces de cette allure glissante qui était un de ses grands charmes. La marquise n’était pas dans le salon où elle se tenait habituellement. Bijou sonna et donna l’ordre de l’avertir. Puis elle vint se camper en face de M. de Clagny, et, l’examinant avec attention:
—Paul de Rueille avait tout de même raison, quand il disait que je vous avais vu dans le temps! je vous reconnais!...
Elle enfonça plus avant son regard clair dans les yeux du comte, et répéta, pensive:
—Je vous reconnais très bien!...
Il dit:
—Moi, j’avoue en toute sincérité que si je vous avais rencontrée ailleurs qu’à Bracieux, je ne vous aurais pas reconnue... vous êtes tellement grandie, et surtout tellement embellie que, sauf les beaux yeux de pervenche qui n’ont pas changé, il ne reste rien du bébé d’autrefois...
—Il reste le nom que vous lui avez donné...
—Le nom?... quel nom?...
—Bijou!... vous ne vous souvenez plus?... il paraît que c’est vous qui m’appeliez comme ça!...
—C’est vrai!... vous étiez pour moi une petite chose fragile, adorable et rare... un bijou enfin!... un bijou exquis... Alors, on a continué à vous appeler ainsi?... ça vous va, d’ailleurs, à merveille!...
—Je ne trouve pas!... j’ai peur que ça ne soit un peu ridicule d’être encore «Bijou» à vingt et un ans... car j’ai vingt et un ans, monsieur...
—Est-ce possible?...
—Très possible!... dans quatre ans, je coifferai sainte Catherine!...
Le comte regarda Bijou avec une admiration qu’il ne cherchait pas à dissimuler, et répondit, convaincu:
—Vous?... ah! jamais de la vie, par exemple!...
Madame de Bracieux entrait, les mains tendues, l’air ravi:
—Que je suis contente de vous voir!...
Comme Denyse faisait un mouvement pour sortir, elle la retint, demandant à Clagny toujours émerveillé:
—Je vois que Bijou s’est présentée toute seule!... Comment la trouvez-vous, dites, ma petite-fille?...
Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle reprit vivement:
—C’est bien le bijou que vous aviez admiré autrefois, allez!... le vrai bijou!... pas celui en «toc»... comme disent mes petits-fils...
—Mademoiselle Denyse est ravissante...
—Denyse—que vous me ferez le plaisir de ne pas appeler «mademoiselle»—est une bonne petite fille, obéissante et dévouée, qui éclaire de sa gaieté ma vieille maison, triste avant sa venue...
—Comment se fait-il que je n’aie jamais vu mademoiselle Denyse?...
—Mademoiselle?... encore!...
—Que je n’aie jamais vu «Bijou» à Paris?... je vais si régulièrement à votre jour...
—Oui, mais vous venez de bonne heure, à l’heure où elle n’y est pas... et comme vous n’avez jamais, depuis seize ans, voulu dîner avec nous...
—Je ne dîne nulle part, vous le savez bien!... mais vous ne m’avez jamais parlé de Bijou... jamais donné de ses nouvelles...
—Parce que vous ne m’en avez jamais demandé.
—Je l’avais oublié, moi, ce petit être à peine entrevu... et pourtant, tout à l’heure, en voyant émerger d’un parterre de roses une délicieuse jeune fille, je n’ai pas eu la moindre hésitation... n’est-ce pas, mademoiselle?...
Se reprenant, il dit en riant:
—N’est-ce pas, Bijou?...
—C’est vrai!... M. de Clagny m’a demandé tout de suite si je n’étais pas Denyse de Courtaix... moi... j’avais su tout de suite aussi qui il était... j’ai tant entendu parler de lui que je le connaissais en rêve... et... c’est très drôle...
Elle s’arrêta, regardant longuement le comte, et ajouta:
—Je le connaissais en rêve tel qu’il est en réalité...
Clagny dit avec une sorte de tristesse enjouée:
—Un très vieux monsieur...
Bijou répondit, sincère:
—Non!... un monsieur très joli!...
Puis, brusquement:
—Et l’oncle Alexis, qui n’est pas encore là!... on a beau sonner à tour de bras la cloche, il n’arrive pas!... je vais le chercher!...
Elle sortait en courant, la marquise la rappela:
—Attends un instant!... tu feras mettre un couvert de plus... vous dînez avec nous, Clagny?
—Oui, si vous n’avez personne...
—Si... j’ai précisément du monde... des amis à vous...
—Je suis un vieil ours qui ne dîne pas même avec ses amis... et puis, dans ce costume...
—Il est très bien, votre costume!... d’ailleurs, on a le temps d’aller à la Norinière chercher votre habit, si vous y tenez?...
—J’y tiens... si je reste?...
Bijou s’approcha, câline:
—Vous restez... et savez-vous ce qui serait très, très gentil? ce serait de rester comme ça... sans habit...
—Pourquoi, si ça l’ennuie de dîner sans s’habiller, insistes-tu, Bijou?...—demanda la marquise.
—Parce que, grand’mère, si M. de Clagny dîne sans s’habiller, M. Giraud pourra dîner aussi... tandis que, autrement, il dînera tout seul dans sa chambre....
—Qu’est-ce que tu nous chantes?...
—C’est bien simple... M. Giraud n’a pas d’habit... pas du tout!... je l’ai su... par hasard... il a dit tout à l’heure à Baptiste qu’il était souffrant et qu’il ne quitterait pas sa chambre ce soir... alors... si M. de Clagny voulait rester comme il est... vous comprenez... il pourrait, lui aussi...
—Tu es un bon Bijou, va!...—dit madame de Bracieux émue,—tu penses à tout le monde... tu n’es occupée qu’à faire plaisir à chacun...
Denyse ne l’écoutait pas. Elle attendait le consentement du comte. A la fin, il demanda:
—Ça vous ferait bien, bien plaisir, qu’il dîne à table, monsieur Giraud?...
—Oui...
—Eh bien, il sera fait comme vous le voulez... A présent, dites-moi?... qu’est-ce que c’est que ce monsieur que je ne connais pas, et pour l’amour de qui j’accepte de paraître un homme mal élevé?...
—C’est le répétiteur de Pierrot!...
—Ah! et qu’est-ce que c’est que Pierrot?...
—Le fils d’Alexis...—dit en riant madame de Bracieux.
—Alors, le dieu auquel on me sacrifie est M. Giraud, répétiteur de Pierrot de Jonzac... et honoré de la protection de mademoiselle Bijou?... je vous remercie, j’aime à être fixé!...
—Mais...—fit Denyse qui était devenue très rouge—je ne protège pas du tout M. Giraud... je...
—Ne vous défendez pas!... je sais quel peut être le rôle joué par un pauvre répétiteur... qui n’a pas d’habit... dans la vie d’une belle petite demoiselle telle que vous... c’est un rôle sacrifié... il représente assez exactement ce qu’on appelle «un seigneur sans importance»...
—Vous ne savez pas—dit la marquise, dès que Denyse fut sortie—à quel point cette enfant est délicieusement bonne!... ce garçon auquel elle s’intéresse... et qui est d’ailleurs charmant... est traité par elle exactement sur le même pied que les hommes les plus élégants, les plus «cotés», c’est une perle, Bijou!... vous verrez ça!...
—Je le verrai peut-être trop!...
—Comment, trop?...
—Eh oui!... je suis un emballé, moi, vous savez?... j’ai un vieux imbécile de cœur qui bat aux champs à la moindre alerte... et que je ne peux plus faire taire ensuite...
—Mais Bijou est ma petite-fille, mon pauvre ami!...
—Eh bien, qu’est-ce que ça fait?...
—Ça fait qu’elle pourrait être la vôtre!...
—Je le sais parbleu bien!... mais tout ça, c’est du raisonnement... et les cœurs jeunes raisonnent peu ou mal...
—Et alors?...
—Alors,—dit M. de Clagny s’efforçant de rire,—je plaisantais, naturellement!...
Bijou avait traversé la cour d’honneur. La chaleur était très grande. Les paons, posés sur un tronc d’arbre abattu, semblaient stupides et ridicules; les chiens étendus sur le flanc, les pattes allongées, haletaient sous les rayons ardents sans pour cela chercher l’ombre. Personne n’était dehors à cette heure torride, sauf Pierrot qui, en costume de coutil blanc, et coiffé d’un grand chapeau de paille se promenait dans le quinconce de marronniers.
Denyse monta en courant l’escalier et entra en coup de vent dans la salle d’études; mais sur le seuil elle s’arrêta court, l’air troublé. M. Giraud, assis à une table, s’était levé brusquement en la voyant paraître. Elle balbutia:
—Oh!... pardon!... je voulais parler à Pierrot!... je croyais qu’il était ici... et que vous faisiez votre promenade...
Très décontenancé, le jeune professeur répondit, cherchant les mots qui ne venaient pas:
—Non, mademoiselle... non!... moi je suis là!... c’est au contraire Pierrot qui est sorti... mais... si vous vouliez... si je pouvais lui dire ce que... car... vous aviez probablement quelque chose à lui dire?...
Il perdait complètement la tête en la voyant si jolie, avec son teint si doucement rosé malgré l’horrible chaleur, et ses grands yeux changeants posés sur lui très doucement. Elle dit, avec un peu d’embarras:
—Oui... certainement, j’avais à parler à Pierrot... mais à lui-même... bien que j’aie à lui parler d’une chose qui vous concerne.... il vaut mieux...
Giraud interrompit, l’air inquiet:
—Qui me concerne?... moi?... mais je ne sais en vérité... je me demande ce...
L’idée lui venait que peut-être elle allait lui dire qu’après ce qui s’était passé l’avant-veille, il ne pouvait pas demeurer à Bracieux plus longtemps. Et il s’affolait en pensant que non seulement il lui faudrait quitter Bijou, mais encore être sans place pendant ces deux mois où il croyait sa vie assurée et facile.
La jeune fille le regardait, souriante et bonne. A la fin, elle répondit:
—C’est que c’est assez difficile à dire... à l’intéressé...
—Mais alors... Pierrot...
—Oh!... Pierrot, qui n’est pas, je le reconnais, un habile diplomate, aurait su tout de même s’y prendre mieux que moi pour vous annoncer...
—Pour m’annoncer?
—Que vous dînez avec nous ce soir!... la migraine, voyez-vous, c’est une excuse bonne pour les femmes... tout au plus!...
—Mais, mademoiselle... sans penser même à l’ennui... très grand pourtant... que j’aurais de n’être pas ce soir dans la même tenue que les autres... il ne serait pas convenable... pour vos invités...
—Oui... vous avez peut-être raison... ce ne serait pas convenable si vous étiez le seul pas habillé... mais il y aura M. de Clagny, dans le costume où il est venu faire une visite... alors, vous comprenez...
—Mademoiselle... M. de Clagny, que j’ai aperçu tout à l’heure à son arrivée, est un vieillard... comme tel, il peut se permettre bien des choses que moi... dans ma situation surtout... je ne...
—Vous?... vous allez obéir à grand’mère, comme un petit enfant bien sage... car c’est grand’mère qui m’envoie, vous savez?...
—Ah!...—murmura le jeune homme désappointé—c’est madame votre grand’mère!... j’espérais que c’était vous qui... mais vous devez m’en vouloir, c’est vrai!...
Elle demanda, surprise:
—Vous en vouloir?... pourquoi?...
—Mais... parce que... vous savez bien... l’autre soir, quand, malgré moi, je...
Le gai visage de Bijou s’assombrit, et elle dit, devenue grave:
—Je croyais qu’il ne serait plus question de ça jamais?... je veux que vous oubliiez ce que vous m’avez dit...
Elle resta une seconde immobile, pensive, et ajouta d’une voie assourdie:
—Je veux surtout l’oublier, moi!...
Ses paupières s’étaient abaissées, ses cils battaient très vite, mettant sur les joues roses, toutes pétries de lumière, une ombre bizarre.
Giraud alla vers elle, ému, anxieux, et, dans un balbutiement, il demanda:
—Est-ce que c’est vrai, ce que vous venez de dire?... est-ce que vous vous souvenez encore de cet instant où j’ai été fou?... est-ce que vous y pensez... sans colère?...
Elle répondit, en appuyant sur lui son beau regard bleu.
—J’y pense sans colère...
Et, si bas qu’il l’entendit à peine, elle murmura:
—Mais j’y pense toujours!...
Puis, changeant brusquement de visage:
—C’est vous qui allez oublier, maintenant?... oublier tout de suite ce que je n’aurais jamais dû vous dire?... je vous en prie?... faites ça pour moi?...
—Oublier?... comment voulez-vous que moi, j’oublie?... vous savez bien que c’est impossible!...
Elle affirma:
—Il le faut, pourtant!... oui... vous vous direz que vous avez... que nous avons fait un rêve... un rêve très lumineux et très doux... de ceux dont on s’éveille heureux, troublé... avec, en quelque sorte, une vision de choses jolies et disparues, impossibles à définir... est-ce que vous n’en avez jamais fait de ces rêves-là?... on ne peut, quel que soit l’effort de la pensée, se les rappeler... mais on les aime...
Sa voix faite de caresses bouleversait le jeune homme. Il s’était machinalement rassis à la place qu’il venait de quitter, et, sans répondre, le visage levé vers Bijou, il pleurait.
Elle s’approcha et dit, suppliante:
—Vous pleurez?... si vous saviez quel chagrin j’ai de vous voir pleurer!...
Presque brusque, elle conclut:
—Et, si ça peut vous consoler, dites-vous que j’en ai aussi, du chagrin...
Il demanda, ébloui de bonheur:
—Est-ce possible?...
Denyse ne répondit pas. Elle venait d’apercevoir sur la table, une lettre que Giraud achevait au moment où elle entrait.
Il dit, suivant son regard:
—J’écrivais à mon frère... et, au lieu de lui raconter mon élève, mes occupations, et tout ce à quoi doit se borner ma vie... je ne lui parlais que de vous!...
Elle répondit, posant son doigt rosé sur la signature:
—Je regardais votre nom... Fred!... c’est un nom que j’aime!... je l’ai donné à mon filleul... le dernier des enfants de Bertrade...
Elle sembla regarder au loin par la fenêtre ouverte, et répéta doucement:
—Fred!...
Puis, elle passa sur son front sa main fine, et dit, marchant vers la porte:
—Et le dîner!... mes corbeilles!... les menus qui ne sont pas écrits!... et il est cinq heures!...
Comme le pauvre garçon restait stupide, sans bouger, elle demanda:
—C’est convenu pour ce soir, n’est-ce pas?... je fais mettre votre couvert...
Il répondit, vaguement rappelé à lui-même:
—Au milieu de tous les habits... je ferai un effet déplorable...
—Mais non... mais non!... d’ailleurs... il n’y aura pas que des habits!... il y a d’abord M. de Clagny en redingote... et puis, M. de Bernès, qui a peur de rencontrer le général de Barfleur, est toujours en uniforme... M. l’abbé a sa soutane...
Elle conclut en riant:
—Ça en fait déjà trois qui ne seront pas en habit!...
Comme elle sortait de la salle d’études, elle se jeta contre Henry de Bracieux qui venait à elle dans le corridor. Il demanda, surpris:
—Tiens!... qu’est-ce que tu fais là?...
—Et toi?...
—Moi, je rentre dans ma chambre...
—Moi, je sors de chez Pierrot...
—Il est dans le jardin, Pierrot!...
—Je ne le savais pas... et j’avais quelque chose à lui dire...
Il demanda, soupçonneux, agressif presque:
Sans paraître remarquer l’attitude singulière de son cousin, elle répondit, docile:
—A lui... pour le redire à M. Giraud... et comme il n’était pas là...
—C’est à Giraud que tu as...
—Fait la commission de grand’mère... oui...
L’air candide, elle ajouta:
—Pourquoi donc ça t’intéresse-t-il tant que j’aie fait cette commission à l’un plutôt qu’à l’autre?...
Il répondit, plaisantant avec un peu d’embarras:
—Parce que je suis curieux, probablement?... et la preuve que je suis curieux, c’est que j’ai envie de savoir quelle était cette commission?...
—Grand’mère m’avait chargée de dire à M. Giraud... qui n’a pas d’habit...
—Pas d’habit, Giraud?...
—Non!...
—Pas d’habit du tout?...
—Tiens!... tu dis absolument comme moi!... non... pas d’habit du tout!... il avait prévenu qu’il ne dînerait pas... alors, comme M. de Clagny reste à dîner, et qu’il est en redingote, j’allais en avertir Pierrot, afin qu’il le dise à M. Giraud... as-tu compris?...
—Oui...—fit Henry,—très bien!... mais Jean, qui est un homme chic, ne voyage jamais sans un jeu d’habits... il en a au moins trois ici... il lui en prêtera bien un... ils sont exactement de la même taille...
—Ça serait gentil!...
—Oh!... il ne demandera pas mieux!... Giraud est un charmant garçon... que nous aimerions tous, si...
Il s’arrêta court et Bijou demanda:
—Si quoi?...
—Rien!... je vais arranger cette affaire-là... à l’âge du père Clagny, il est indifférent d’être bien ou mal... à l’âge de Giraud, c’est autre chose, je suis sûr qu’il souffrirait beaucoup de se croire ridicule... surtout...
—Surtout?...
—Surtout devant toi!...
Bijou haussa les épaules, et s’éloigna en courant dans le long corridor.
VI
QUOIQU’ELLE se fût occupée du couvert, des fleurs, du service et des menus, Bijou fut prête la première.
Portant dans ses bras une énorme gerbe de roses, elle entra au salon à l’instant précis où la marquise venait de monter chez elle pour s’habiller.
Très occupée d’arranger ses fleurs sur une console, elle ne vit pas M. de Clagny qui la regardait de tous ses yeux, tandis qu’elle allait et venait, avec de jolis mouvements d’oiseau qui volète avant de se poser.
A la fin, il demanda, et sa voix fit tressaillir Denyse:
—Bien sûr, elle arrive de Paris tout droit, cette jolie toilette?...
—Ah!...—fit Bijou effarée,—vous m’avez fait presque peur!...
Puis, venant au comte, elle dit, en tapotant gentiment sa légère robe, de gaze à peine rosée:
—Cette jolie toilette n’arrive pas de Paris... elle a été fabriquée à Bracieux, près Pont-sur-Loire...
Vraiment étonné, le comte demanda:
—Par Denyse ici présente... et par une vieille ouvrière, habilleuse au théâtre,...
Il s’était levé, et, maintenant, tournait autour de la jeune fille avec une admiration presque craintive. Elle était si jolie, émergeant de cette vapeur rosée, qui semblait toucher à peine son petit corps merveilleux, et d’où sortaient ses épaules teintées, elles aussi, de la singulière lueur rose qui faisait unique sa peau si fine, si délicatement veloutée. Et M. de Clagny trouvait que Bijou était, non seulement jolie à ravir, mais étonnamment troublante avec sa bouche très gourmande et ses yeux très candides.
De toute sa personne s’exhalait un parfum de sensualité extrême, mais dans son regard si pur se lisait une déconcertante naïveté.
Et, tandis qu’il l’examinait curieusement, Bijou se disait que «le vieil ami de grand’mère» était beaucoup plus jeune qu’elle ne se le figurait.
Ce grand homme, resté svelte, avait vraiment tout à fait bon air, avec ses cheveux très blancs aux tempes et ses moustaches blondes, grisonnant à peine. Ses yeux bruns regardaient avec douceur, et sa bouche moqueuse, un peu méchante par instants, montrait dans le sourire des dents blanches et pointues, de vraies dents de jeune chien qui éclairaient singulièrement le visage.
Le silence devenait embarrassant. A la fin, Bijou dit:
—Grand’mère n’est pas encore descendue?... je pensais la trouver ici?...
—Elle sortait pour aller s’habiller au moment même où vous êtes entrée...
—Elle ne sera jamais prête!...
M. de Clagny regarda sa montre:
—Mais le dîner est à huit heures... elle a tout le temps!... il n’est pas sept heures et demie...
—Oh!...—fit Denyse avec regret—si j’avais su, je ne me serais pas dépêchée tant!... j’avais une peur d’être en retard!...
—C’est moi qui suis content que vous vous soyez pressée!... je vais pouvoir causer avec vous un petit instant!...
Elle dit en riant:
—Une bonne demi-heure... au moins! car ici personne n’est en avance, jamais... pas plus les invités que les gens de la maison...
—A propos d’invités... racontez-moi donc avec qui je vais dîner?... votre grand’mère m’a dit: «Vous dînerez avec des amis à vous...» Or, des amis, je ne dois plus en avoir beaucoup depuis douze ans que je ne suis venu dans le pays... les habitants se sont probablement renouvelés?...
—Pas tant que ça!... voyons?... vous dînerez avec les Tourville...
—Les Tourville?... ils ne sont pas encore morts!...
—Ceux avec qui vous allez dîner sont vivants... ils avaient des parents qui sont morts...
—Ah!... à la bonne heure!... alors, le petit Tourville est marié?...
—Il était vilain!... est-ce qu’il a fait un beau mariage?...
—Ça dépend!... il a épousé mademoiselle Chaillot, une demoiselle de la Bourse...
—Comment?... une demoiselle de la Bourse?...
—Oui... le père travaille à la Bourse, je crois!... il est très, très riche...
—Est-ce que c’est Chaillot, le banquier?...
—Peut-être bien!... je ne m’en suis jamais informée!... ils ont restauré Tourville... c’est superbe!... et ils reçoivent tout le temps...
—Est-ce que madame de Tourville est jolie?...
—Vous allez la voir... elle est très aimable... et très intelligente, dit-on... moi, je ne m’en suis pas aperçue...
Et, comme M. de Clagny souriait, elle ajouta vivement:
—Parce que je la connais très peu...
Il demanda:
—Et, avec les Tourville, qu’y a-t-il?...
—M. de Bernès...
—Le petit Hubert?... le dragon?...
—Lui-même...
—C’est le fils de bons amis à moi... et gentil comme un cœur... vous ne trouvez pas?...
—Quoi?...
—Que Hubert de Bernès est gentil?...
—Oh!... je le connais si peu!... il m’a semblé... comment dirai-je?... incolore... oui incolore...
—Parce que vous l’intimidez, probablement?... je comprends ça, d’ailleurs!...
Elle dit en riant:
—Je vous intimide, peut-être?...
Très sérieux, il répondit:
—Beaucoup!...
—Oh!—fit-elle stupéfaite,—est-ce possible?...
—C’est très possible... et cela est!... rien d’étonnant, puisque vous intimidez un vieux comme moi, à ce que vous intimidiez le petit Hubert...
—Le petit Hubert?... il a six pieds!...
—Oui... mais il a vingt-six ans... et pour moi il est toujours le petit Hubert... Enfin! convenez au moins qu’il est joli garçon?...
—Je ne sais pas!...
—Allez-vous me dire que vous ne l’avez pas regardé?...
—Je l’ai regardé... mais, en ce qui concerne M. de Bernès, je suis très mauvais juge...
—Pourquoi ça?...
—Parce que je déteste les petits jeunes gens!...
—A vingt-six ans on n’est plus un petit jeune homme?...
—C’est possible!... mais à cet âge-là on n’existe pas pour moi...
—Ah bah!... et à quel âge commence-t-on à exister pour vous?...
Elle se mit à rire.
—Très tard!...
Puis, changeant de ton:
—Je suis contente que vous connaissiez M. de Bernès, parce que, au moins, vous ne vous assommerez pas trop ce soir...
—Ah!... il paraît que je ne dois pas compter sur les autres invités pour m’amuser?
—Oh! non!... les autres, c’est d’abord les La Balue...
—Cristi!... ils sont terrifiants!... et leurs enfants?... ils doivent commencer à grandir?...
—Ils ont même fini!... Louis a vingt-trois ans, et Gisèle vingt-deux...
—Comment sont ils?...
—Lui pose pour l’écœurement général... il n’a plus ni faim, ni soif, ni sommeil... il n’aime rien, tout l’ennuie... et c’est pas vrai, vous savez!... il ne manque pas un bal, et sa sœur raconte qu’il se relève la nuit pour manger en cachette... et puis il fait des vers ridicules... de la peinture comme les vers... et de la musique!... quelle musique!...
—Et la jeune fille?...
—Elle est aussi masculine que son frère est féminin.... chasse beaucoup à tir et à courre... rêve d’avoir un équipage pour pouvoir servir le cerf elle-même... et d’épouser un officier...
—Elle doit s’occuper d’Hubert?...
—Qui ça, Hubert?...
—Le petit Bernès...
—Ah! oui!... non!... je ne crois pas!... dans tous les cas, il ne s’occupe pas du tout d’elle!...
—Parce qu’il s’occupe de vous... comme tous les autres, n’est-ce pas?...
—Pas le moins du monde!...
M. de Clagny haussa les épaules:
—Allons donc!... je vois ça d’ici!...
—Il ne me reste plus à vous présenter que trois convives,—reprit Bijou, cherchant évidemment à changer la conversation:—les Juzencourt, un ménage dans le train qui a acheté les Pins... et une de leurs amies, qui est venue passer un mois chez eux... une petite veuve délicieuse... la vicomtesse de Nézel...
—Tiens!...—dit le comte, qui fit un mouvement brusque,—madame de Nézel?... Jean de Blaye est donc ici?...
Denyse ouvrit largement ses beaux yeux clairs et répondit, surprise:
—Oui... Jean est ici... mais... quel rapport?...
—Aucun... aucun...—affirma vivement M. de Clagny.
Et, après un silence, il demanda:
—Toujours jolie, madame de Nézel?...
—Très jolie...
—Autant que vous?...
Bijou sourit:
—Pourquoi vous moquez-vous de moi?... je sais très bien que je ne suis pas jolie...
—A mon tour, mon cher petit Bijou, je vous demande pourquoi vous vous moquez d’un vieil ami... qui vous admire de toutes ses forces... et qui n’est pas le seul, hélas!...
—Pourquoi, hélas!...
—Mais parce que... quand on admire ou quand on aime... on voudrait être seul à admirer ou à aimer... l’amitié est égoïste et jalouse...
—Et depuis... voyons?... combien?... trois heures, depuis trois heures que nous nous connaissons... vous avez déjà de l’amitié pour moi?...
M. de Clagny répondit, sérieux, ému presque:
—Beaucoup!...
—Tant mieux!... parce que, voyez-vous, moi aussi je vous aime beaucoup!... oh! mais beaucoup, beaucoup!...
Et, comme si elle se parlait à elle-même, elle ajouta:
—Je m’étais fait de vous une idée très différente... je m’attendais à vous trouver tout autre...
Il dit, tristement:
—Plus jeune?...
—Au contraire!... on vous représentait comme un ami de mon grand-père... grand’mère disait toujours «mon vieil ami Clagny»... alors, vous comprenez... quand je vous ai vu, j’ai été saisie...
—Pourquoi?...
—Parce que vous m’avez fait l’effet d’avoir... je ne sais pas trop... quarante-cinq ans, peut-être?... enfin... quelque chose comme Paul de Rueille... et puis... vous êtes très beau... et moi, j’aime beaucoup qu’on soit beau...
—C’est votre cousin de Blaye qui est beau!...
Elle sembla chercher dans sa mémoire:
—Jean?... est-il si beau que ça?... il ne me fait pas cet effet-là... vous savez... quand on vit ensemble, on finit par ne plus se voir!...
—Je suis bien sûr qu’il vous voit, lui!...
—Que non!... on ne me voit pas tant que vous croyez!... on m’aime bien parce que je me suis trouvée toute seule à dix-sept ans... alors, quand grand’mère m’a prise, comme un pauvre petit chien perdu, pour me rapporter chez elle, tous se sont intéressés à moi et m’ont fait bon accueil... je suis devenue le Bijou qu’on élève et qu’on gâte... auquel on passe tout... et qui ne fait que sa volonté...
—Et ce qu’il a raison, le Bijou!... il n’y a que ça de bon dans la vie... faire sa volonté!... quand on le peut...
Elle dit, parlant sans même paraître s’apercevoir qu’elle parlait:
—On le peut toujours!...
Puis, courant à la baie, elle cria:
—Allons, bon!... les Tourville!... et grand’mère qui n’est pas encore descendue!...
Elle s’élança au-devant d’une dame qui s’avançait, vêtue d’une toilette cossue. Elle était suivie d’un monsieur, de physique vulgaire, de maintien gourmé, à l’air infiniment snob.
Bijou présenta: «Le comte de Clagny... le comte de Tourville...»
Puis, comme la marquise entrait, encore belle dans le nuage de dentelle qui l’enveloppait, elle retourna causer avec M. de Clagny.
—Eh bien,—demanda-t-elle,—comment les trouvez-vous, les Tourville?...
—Je les trouve mal!... mais c’est Henry de Bracieux que j’ai trouvé embelli... il n’est pas encore aussi bien que son cousin, mais ça viendra peut-être...
—Aussi bien que quel cousin?...
—Que Blaye.
—Encore!... Ah çà! vous y tenez, à la beauté de Jean!...
—Mon Dieu, beauté n’est peut-être pas le mot... mais il est charmant... si vous le permettez?...
—Je le permets...
—A propos!... dites-moi donc qui est ce très gentil garçon que j’ai rencontré tantôt au bas de l’avenue?...
—Dame!... je ne sais pas!... à moins que ce ne soit le répétiteur de Pierrot... mais... il n’est pas si gentil que vous dites...
M. de Clagny étendit la main et dit:
—Le voilà!...
—Ah!...—fit Bijou étonnée,—c’est bien ça!...
Elle était stupéfaite, et de l’admiration exprimée par le comte, et de la transformation opérée par l’habit de Jean.
Dans ce vêtement bien coupé, qui lui allait à merveille, le jeune professeur semblait à l’aise, presque élégant.
Et Henry s’approchant de Denyse, demanda, en indiquant Giraud:
—Hein?... ai-je eu une riche idée?... vois-tu la différence?... non... mais, la vois-tu?...
Et comme elle ne répondait pas assez vite à son gré, il ajouta:
—Je parie que non?... les femmes ne savent pas voir ces choses-là... quand il s’agit des hommes!...
Les invités arrivaient tous. D’abord les La Balue, imperturbables, ridicules à crier, chacun dans son genre, mais si heureux, si pleinement admiratifs et satisfaits de leurs personnes, qu’on eût regretté vraiment de les détromper.
Puis Hubert de Bernès, qui vint comme Bijou le prévoyait, en tenue, promenant autour du salon un regard plongeant, inquiet de rencontrer ce qu’il avait coutume d’appeler: «une bobine de grosse légume»...
Les Juzencourt entrèrent les derniers, amenant madame de Nézel, une très jolie femme, délicieusement habillée, toute fine et souple, d’une souplesse de créole, avec un teint de jasmin et des cheveux soyeux et lourds, d’un noir intense.
Bijou, qui la regardait curieusement, comme si elle ne l’eût jamais vue auparavant, dit à M. de Clagny:
—Elle est vraiment bien jolie, madame de Nézel!...
Il répondit, distrait, dévorant des yeux Bijou:
—Elle a surtout de la race... et puis, c’est une vraie femme... qui doit vibrer à souhait...
La jeune fille demanda, clignant de l’œil et contractant un peu ses sourcils, comme si elle faisait un effort pour comprendre:
—Qui doit quoi faire?...
—Rien!...—dit le comte, ennuyé,—je ne sais plus du tout ce que je disais!...
—Bijou!...—appela tout à coup la marquise, madame de Juzencourt demande à voir les enfants... va les chercher!... tu permets, Bertrade?... et vous aussi, monsieur l’abbé?...
M. de Clagny eut un mouvement de contrariété en se voyant séparé de Denyse. Il ne pouvait déjà plus, lui semblait-il, se passer d’elle.
Elle revint très vite, suivie de Marcel et de Robert, et tenant par la main un superbe bébé de quatre ans, qui souriait aimable et confiant. Elle le présenta, toute fière de lui.
—Voilà mon filleul! il est délicieux, n’est-ce pas?... et beau!... et bon!... un amour!...
—Elle est tellement gentille pour cet enfant,—dit madame de Rueille,—elle s’en occupe sans cesse... c’est elle qui lui apprend à lire...
—Déjà!...—fit M. de Clagny, d’un ton de reproche,—on lui apprend déjà à lire?...
—Bijou lui apprend bien d’autres choses!... n’est-ce pas, Bijou?—demanda la marquise,—tu lui apprends aussi l’histoire sainte, à ton élève?... il y a deux jours, il m’a raconté Moïse... il le savait très bien...
—Ah! par exemple!...—fit le comte, narquois, je voudrais voir ça!... malheureux mioche, va!...
Gracieuse et tendre, Bijou s’agenouilla devant le bébé. En entendant parler de raconter «son histoire», le pauvre moutard tourna vers elle un visage suppliant. Elle dit:
—Raconte, Fred!...
Docile, l’air grognon, le petit leva les yeux sur sa marraine.
—Raconte Moïse!... tu le sais très bien!...
—Eh bien—dit Fred d’une voix résolue, on l’a mis dans un petit panier, l’petit Moïse... et on a mis l’panier sur le Nil...
Il s’arrêta, le front mouillé de sueur. Bijou dit:
—Et puis, qu’est-ce qui est arrivé?...
—J’sais pas!—fit brièvement le petit,—j’sais plus!... j’sais plus, j’te dis... dis-le, toi, c’qui est arrivé?...
—Allons!... voyons?... c’est un parti pris de ne pas répondre?...
Il dit, câlin:
—J’t’en prie?... ne m’force pas?...
Mais Denyse s’entêta:
—Si!... il est arrivé quelque chose, quand Moïse descendait le Nil... quoi?... qu’est-ce qui est arrivé?...
Il chercha un instant, la figure contractée, les yeux fermés, et, au moment où l’on n’espérait plus rien, il cria, heureux de sa trouvaille:
—L’Chat botté, qui est venu!... et qui a crié: «Au secours!... c’est monsieur le marquis de Carabas qui se noie!...»
—Voilà,—fit en riant Bertrade,—l’inconvénient de lui apprendre tant de belles choses à la fois!...
Et M. de Rueille ajouta:
—Denyse lui a donné, il y a deux jours, un mirobolant Chat botté que nous avons rapporté de Pont-sur-Loire... et qui a dû faire à Moïse un tort considérable...
Bijou se tourna vers son cousin et demanda, l’air étonné:
—Denyse!... depuis quand m’appelez-vous Denyse!...
—Mais...—répondit Rueille—je ne sais pas... ça m’arrive quelquefois...
—Jamais!... alors je croyais que vous étiez fâché!...
Puis, s’inclinant vers son filleul, elle le prit dans ses bras, et dit en riant:
—Mon pauvre petit Fred!... nous n’avons pas eu de succès, à nous deux!...
Giraud, en ce moment debout derrière elle, la regardait avec admiration. Elle serra davantage contre elle l’enfant qui lui souriait, et murmura d’une voix devenue caressante:
—Fred!... mon Fred chéri!... je t’aime tant, si tu savais!...
En entendant prononcer son nom avec cette tendresse, le jeune professeur avait frissonné et retenu à grand’peine le mouvement qui le jetait vers Denyse. Et il était devenu si pâle, son visage se tirait si singulièrement, que Pierrot, peu observateur pourtant et peu perspicace quand il ne s’agissait pas de Bijou, demanda:
—Qu’est-ce que vous avez donc, monsieur Giraud?... vous êtes tout drôle!... est-ce que vous êtes malade?...
Denyse se retourna brusquement, et questionna, avec intérêt:
—Vous êtes malade, monsieur Giraud?...
—Moi!... mais pas du tout, mademoiselle!... je ne sais pas où Pierrot prend ça!...
—Dame!...—fit le gamin, convaincu—regardez-vous?... vous avez une de ces têtes!... du reste, depuis trois ou quatre jours, ça ne va pas!... vous devez avoir quelque chose que vous ne savez pas?...
—Je vous assure,—balbutia le pauvre garçon au supplice,—je vous assure que je n’ai rien du tout...
M. de Clagny s’était approché. Il regarda avec envie le petit Fred, blotti contre la fraîche épaule de Bijou, et dit:
—Il est superbe, votre filleul!...
—Oui, n’est-ce pas?... et il m’adore!...
On annonçait le dîner. Elle donna à l’Anglaise, qui était entrée, le bébé qui s’endormait déjà. Debout devant elle, l’air maussade, le petit La Balue présentait l’angle aigu de son bras. Elle y passa difficilement sa main et, résignée, s’assit entre lui et M. Giraud, qui, fou de bonheur de se trouver près d’elle, se sentait plus que jamais décontenancé et maladroit.
Sa timidité déjà grande augmentait. Il n’osait littéralement pas dire un mot, et se désespérait de se sentir ridicule. Il n’était plus seulement amoureux de Denyse, de sa beauté, de sa grâce, de son charme si grand, il la vénérait à présent pour sa bonté qu’il jugeait infinie. Maître d’études dans un lycée, il avait un jour murmuré d’évasifs mots d’amour à la fille du proviseur, et il se souvenait, non sans effroi, du méprisant courroux avec lequel la jeune bourgeoise lui avait reproché d’oser lever sur elle ses yeux de simple pion! A cette fille riche, belle, de grande maison, il avait dit franchement, crûment, qu’il l’adorait, et pour lui répondre elle n’avait eu que d’affectueuses et douces paroles, qui décourageaient sans blesser. Et puis, il s’attristait sur lui-même, croyant bien que sa vie traversée par cet amour impossible, était troublée pour toujours.
Comment espérer, après avoir connu et aimé une femme comme mademoiselle de Courtaix, pouvoir aimer jamais la femme qu’il serait à même d’épouser? Et le pauvre garçon qui, trois semaines plus tôt, rêvait parfois d’un petit intérieur propret, tenu par une femme fraîche, insignifiante et modeste, se voyait à présent condamné à perpétuité au garni écœurant dans lequel il crèverait quelque jour entouré des photographies de Bijou, arrachées à grand’peine à Pierrot.
Au début du dîner, Denyse parla peu. Elle regardait d’un air distrait la table, et découvrait ces mille riens si amusants pour qui sait voir. Madame de Bracieux avait à sa droite M. de La Balue, qu’elle négligeait pour son vieil ami Clagny placé à sa gauche, avec qui elle ne cessait guère de causer. M. de Jonzac, assis en face de sa sœur, entre madame de la Balue et madame de Tourville, semblait modérément s’amuser, non plus que madame de Nézel qui, l’air un peu triste, répondait distraitement à ses voisins Henry de Bracieux et M. de Rueille, et regardait souvent dans la direction de Jean de Blaye placé à l’autre bout de la table, entre madame de Juzencourt et mademoiselle de La Balue. Lui, paraissait ne pas s’occuper du tout de madame de Nézel, et plusieurs fois les yeux de Bijou rencontrèrent les siens. Comme si cette rencontre l’eût gênée, elle se tourna vers le petit La Balue, et, devenue soudain aimable, se mit à causer avec animation. Alors, le regard un peu inquiet de Jean se posa tout à fait sur elle et ne la quitta plus.
VII
IL faisait au salon après le dîner une chaleur accablante. Madame de Bracieux dit:
—Vous savez... ceux qui ne craignent pas l’humidité du soir peuvent aller sur la terrasse ou dans le jardin...
Gisèle de La Balue, une grande et grosse fille, bâtie sur le modèle des statues de la place de la Concorde et affectant volontiers des allures libres et garçonnières, s’élança lourdement dehors en criant:
—Qui m’aime me suive!...
Poliment, Hubert de Bernès la suivit.
Rueille, Henry de Bracieux, Pierrot et M. Giraud se tournèrent comme un seul homme vers Denyse, et Pierrot demanda:
—Viens-tu, Bijou?...
Elle vit Jean de Blaye, qui sortait en causant avec madame de Nézel, et répondit:
—Tout à l’heure... je vous rejoindrai... je vais voir si les enfants sont couchés...
—Mademoiselle,—proposa l’abbé,—je puis vous éviter cette peine?...
—Non... merci, monsieur l’abbé... mais vous savez, quand je n’ai pas embrassé Fred, je ne suis pas contente...
Elle sortit par la porte opposée à la terrasse et M. de Clagny dit à la marquise:
—Votre petite-fille est décidément la plus charmante enfant qu’on puisse voir!...
Et il ajouta, l’air chagrin:
—C’est quand on rencontre des femmes comme ça qu’on regrette d’être vieux!...
—J’avoue—fit madame de Bracieux en riant—que, même jeune, vous ne seriez pas le mari que je rêve pour Bijou!...
—Et pourquoi donc ça, s’il vous plaît?...
—Mais parce que vous êtes... vous étiez, du moins, un peu... comment dire?... un peu large de cœur...
—Large de cœur!... Eh, oui, parbleu!... je l’étais!... mais c’est la faute de celles qui ne savaient pas me garder!... je vous assure qu’avec une femme comme Bijou, je n’aurais pas été ce que vous appelez «large de cœur»...
—Bah! fit madame de Bracieux incrédule, est-ce qu’on sait jamais?...
En sortant du salon, Bijou traversa le vestibule, et, au lieu de monter le grand escalier qui conduisait chez les enfants, elle souleva la vieille tapisserie à verdures qui masquait la porte de l’office. Au moment d’ouvrir cette porte, elle revint décrocher dans le vestibule une longue mante sombre, une mante de pêcheuse de Berck, qu’elle avait coutume de mettre quand il pleuvait. Elle s’en enveloppa rapidement et entra dans l’office où il faisait absolument nuit. Des cuisines arrivaient, criardes, les voix des domestiques qui dînaient bruyamment. Denyse s’approcha de la fenêtre ouverte, puis, ramassant ses jupes, elle monta sur une chaise, enjamba la fenêtre, et, légère, s’élança dans le jardin. Là, elle hésita un instant. La terrasse se détachait, éclairée par les salons. Sous le quinconce, elle distinguait dans l’ombre la lueur rouge des cigares. Tout à coup, elle releva le capuchon de sa mante et, prenant un parti, s’engagea en courant dans l’allée sombre qui menait à l’avenue.
Pendant ce temps, ses amoureux attendaient sur la terrasse qu’elle vînt les rejoindre comme elle l’avait promis, et la grosse Gisèle s’efforçait en vain d’organiser une partie de cachette. Les hommes manquaient d’entrain; madame de Tourville craignait d’abîmer sa robe; et madame de Juzencourt se promenait avec Jean de Blaye et madame de Nézel. Bientôt elle revint seule; et comme, tenace, mademoiselle de La Balue voulait l’entraîner à jouer, elle refusa avec énergie. Elle n’allait certes pas courir, quand elle avait déjà beaucoup trop chaud en marchant: elle avait dû quitter Thérèse de Nézel et M. de Blaye... elle n’en pouvait plus!...
Restés seuls, Jean et madame de Nézel avaient continué leur promenade. Elle, simple, achevant la conversation commencée; lui, préoccupé et inquiet. A la fin, n’y tenant plus, il demanda:
—Pourquoi ne me faites-vous pas de reproches?... pourquoi ne me dites-vous pas toutes les choses mauvaises que vous pensez de moi?...
Elle répondit, très douce:
—Parce que je n’ai pas de reproches à vous faire... parce que je ne pense pas de vous des choses mauvaises...
—Alors, c’est que vous ne m’aimez plus?...
Elle dit, d’un accent tellement douloureux qu’il en fut bouleversé:
—Je ne vous aime plus?... moi!...
Il se sentait si profondément aimé qu’il recula à l’idée de l’affreuse peine qu’il allait causer s’il était sincère. Et, affectueusement, il s’efforça de mentir:
—Oui,—dit-il, improvisant difficilement une excuse à laquelle il n’avait pas songé, vous avez dû croire que je ne pensais pas à vous?... depuis quinze jours que vous êtes aux Pins, je ne vous ai pas encore fait signe... c’est que... trouver un gîte à Pont-sur-Loire est difficile pour moi qui suis très connu... et j’ai craint que... et puis... pour vous aussi... pour venir en ville...
Comme elle restait silencieuse, il demanda:
—Pourquoi ne me répondez-vous pas?...
—Pourquoi?... parce que vous me dites précisément le contraire de ce que vous m’avez dit en me demandant d’accepter l’invitation des Juzencourt...
Il questionna, embarrassé:
—Qu’est-ce que je vous ai dit?...
—Que nous voir à Pont-sur-Loire était chose facile... que vous aviez une petite maison, tout près de la gare, laissée à votre disposition par un ami absent... un officier en congé... que, moi, j’irais en ville comme je voudrais, qu’il y avait deux trains montants et deux trains descendants, entre midi et sept heures, des Pins à Pont-sur-Loire... et que je serais très libre, attendu que jamais Juzencourt ni sa femme ne sortaient autrement que pour faire des visites dans les châteaux, ou suivre les rallye-papers... et j’ai vu dès le lendemain de mon arrivée que vos renseignements étaient exacts...
—Oui... mais c’est mon ami qui est revenu plus tôt...
—Ah! mon pauvre Jean!... au lieu de me faire tous ces mensonges, vous feriez bien mieux de me dire la vérité...
—Et la vérité, selon vous, c’est que je ne vous aime plus?...
—Oui... c’est une partie de la vérité...
Il demanda, inquiet:
—Et... le reste?...
—C’est que vous aimez mademoiselle de Courtaix... ah!... ne dites pas non!... c’est si clair!...
Elle ajouta, après un instant de silence:
—Et si naturel!...
—Est-ce que vous me pardonnez?...
—Je n’ai pas à vous pardonner... je ne vous ai rien demandé, jamais... jamais vous ne m’avez rien promis... quand je vous ai connu, je n’étais pas encore veuve... et vous avez dû avoir de moi l’opinion sévère... qu’a presque toujours un homme de la femme qui se donne à lui...
—Ne jurez pas!... vous avez d’autant mieux dû l’avoir, cette opinion, que je n’ai pas jugé devoir vous raconter ce qu’avait été jusque-là ma vie... vous avez pu croire que je trompais, sans le moindre remords, un mari peut-être affectueux et bon...
—Je n’ai rien cru du tout... sinon que je vous adorais...
Anxieux, il bégaya:
—Et... et vous n’allez plus vouloir m’aimer?...
Elle dit, stupéfaite de tant d’égoïsme ingénu:
—Ainsi... vous souhaitez que je continue à vous aimer?...
—Si je le souhaite?... mais qu’est-ce que je deviendrai sans vous!... vous qui êtes toute ma vie!
Et comme elle reculait, effarée:
—Ah çà!... qu’est-ce que vous avez donc supposé?... que j’allais épouser Bijou, peut-être?...
—Mais oui...
Il allait lui expliquer pourquoi il ne pouvait pas épouser sa cousine, mais il pensa que l’impossibilité matérielle rendrait blessant son retour à madame de Nézel qu’il aimait tendrement, et il dit:
—Je n’ai pour Bijou qu’un entraînement passager et violent... que voulez-vous!... il est impossible de vivre auprès d’elle sans être grisé de sa beauté, affolé par sa coquetterie inconsciente et naïve... pendant ces quinze jours j’ai été fou... je le suis encore!... mais en vous revoyant ce soir, j’ai bien senti que c’est vous seule que j’aime, vous seule à qui j’appartiens...
Il attira contre son épaule le visage pâle de madame de Nézel, et, s’inclinant, posa ses lèvres sur la jolie bouche fraîche qui se donnait.
Comme la jeune femme se blottissait éperdument dans ses bras, il lui dit d’une voix caressante et chaude:
—Est-ce que je peux aimer... comme je t’aime... cette enfant que je n’ai jamais touchée du bout des doigts?...
Et, serrant contre lui le corps souple qu’il sentait frémir, il reprit:
—Pardonnez, vous qui êtes bonne!... car si j’ai péché, c’est en pensée seulement...
Elle répondit:
—Je vous aime... rentrons vite!... on va trouver que notre promenade se prolonge beaucoup!...
En les apercevant, madame de Juzencourt, assise sur la terrasse, leur cria:
—Comment!... vous avez marché tout ce temps?...
Au même moment, M. de Rueille disait à Bijou, qui venait d’apparaître dans l’encadrement d’une fenêtre:
—C’est comme ça que vous êtes venue nous rejoindre?... c’est gentil!...
Elle répondit, se décidant à sortir sur le perron:
—Je n’ai pas pu revenir plus tôt!...
Et plus bas, elle ajouta, s’approchant de son cousin:
—J’avais à m’occuper du thé... des glaces... etc... etc... il ne faut pas m’en vouloir...
Pierrot dit, en extase:
—T’en vouloir?... est-ce qu’on peut t’en vouloir, à toi?...
Bijou ne répondit pas. Distraite, elle regardait Hubert de Bernès qui causait avec Bertrade, et elle s’étonnait de le trouver pour elle si froid. Certes, il était poli, aimable même, mais aimable et poli seulement, et elle n’était pas accoutumée à tant de modération.
M. de Clagny se montra à une fenêtre et appela:
—Mademoiselle Bijou!... votre grand’mère vous demande...
Denyse s’envola, dans un froufrou de jupes, sans même répondre au petit La Balue qui lui disait, en lui montrant Henry de Bracieux, dont la silhouette se détachait en pleine lumière:
—Il est bien beau, Henry, n’est-ce pas?...
—Bijou,—dit la marquise,—tu vas chanter quelque chose...
Très ennuyée, elle supplia:
—Oh!... grand’mère, je vous en prie!...
Mais madame de Bracieux insista:
—C’est M. de Clagny qui désire t’entendre...
—Alors, je veux bien!—fit gentiment Bijou, sans prendre garde que cette façon de consentir n’était pas très gracieuse pour les autres invités de sa grand’mère.
Elle alla prendre sur le piano une guitare, passa par-dessus sa tête le ruban rose qui servait à la fixer et dit, en revenant se planter au milieu du demi-cercle formé par les fauteuils:
—Je vais m’accompagner à la guitare... j’aime mieux ça, c’est plus bon enfant...
Puis, se tournant vers M. de Clagny:
—Qu’est ce que vous voulez que je vous chante? aimez-vous les vieilles chansons?...
Et tout de suite elle commença la chanson du Petit Soldat: