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Je me suis engagé
Pour l’amour d’une blonde...

Elle avait une jolie voix juste, dont elle se servait adroitement. Et elle chanta avec une plaintive douceur le récit touchant du petit soldat qui «veut qu’on mette son cœur dans une serviette blanche...»

Le salon s’était rempli dès que Bijou avait commencé à chanter. Et les physionomies étaient vraiment amusantes à voir. Jean écoutait, nerveux, tirant sa moustache blonde qui criait entre ses doigts. M. de Rueille, énervé par cet air dolent, agacé de voir tous ces gens qui admiraient Denyse, faisait les cent pas à l’autre bout du salon, affectant de ne pas entendre.

Pierrot, la bouche ouverte, regardait de toutes ses forces. Le petit La Balue, accoudé à une console, dans une pose contractée et ridicule, fixait sur la jeune fille ses yeux ternes, qu’il s’efforçait de rendre magnétiques, avec une insistance tellement effrontée que Henry de Bracieux se sentait une étonnante envie de l’aller gifler. Et l’abbé Courteil lui-même, empoigné, ému, écarquillait les yeux et respirait bruyamment. Seul, Hubert de Bernès écoutait avec une attention polie, mais relativement indifférente.

Les femmes, sauf peut-être Gisèle de La Balue, admiraient sincèrement Bijou. Madame de Nézel écoutait, les yeux tristes et le sourire plein de bonté. Quant à M. de Clagny, tout ce qu’il y avait en lui de sensibilité et de tendresse semblait s’élancer vers cet être délicat et joli. Ses yeux, tout chargés de caresses, enveloppaient à la fois le délicieux visage, les petits doigts roses qui couraient sur les cordes, et la taille souple de Bijou. Et lorsque, ayant fini de chanter, elle vint à lui, sans se soucier des compliments qui pleuvaient sur elle, demandant, gentiment câline: «Ça ne vous a pas trop ennuyé?...» il fut un instant sans répondre. Une émotion l’étranglait. A la fin, il dit:

—Je vous la redemanderai souvent, cette chanson!... oui... je viendrai vous voir... et vous me chanterez le Petit Soldat... vous voudrez bien?...

Un désir le prenait d’entendre chanter Bijou pour lui, pour lui tout seul, sans partager sa voix et son charme avec tous ces gens qu’il avait en horreur.

Elle répondit, l’air heureux:

—Vous viendrez tant que vous voudrez, et je vous chanterai tout ce que vous voudrez...

Puis, d’une glissade, elle fila vers Jean de Blaye, isolé à un bout du salon:

—Ça t’ennuie, toi, quand je chante, n’est-ce pas?...

Il dit, surpris de la question, surpris aussi que Bijou s’occupât de lui,

—Mais non!... pourquoi?...

—Parce que je te voyais tout à l’heure... tu tirais tes moustaches d’un air furieux... et tu avais l’air de t’ennuyer... ah!... ce que tu en avais l’air!...

—Une idée que tu te fais!...

—Que non!... je ne me fais jamais d’idées, comme tu dis, quand il s’agit de ceux que j’aime!... je suis très clairvoyante, au contraire... Pourquoi fronces-tu les sourcils?...

—Mais je ne fronce pas les sourcils...

—Si!... et on dirait que ça t’ennuie aussi, ce que je viens de te dire?...

—Qu’est-ce que tu viens de me dire?...

—Que je suis clairvoyante?... et ça t’ennuie parce que tu as peur que je ne voie qu’il y a quelque chose?...

Très troublé, il demanda:

—Quelque chose?... quoi?...

—Quoi?... je n’en sais rien!... mais sûrement tu as quelque chose... tu n’es plus du tout le même depuis... tiens, depuis que nous sommes à Bracieux, à peu près...

Il dit, cherchant à plaisanter:

—Vraiment?... je suis si changé?... et le plus curieux, c’est que je ne me doute pas de ce changement...

Bijou haussa ses jolies épaules.

—Ne cherche donc pas à me rouler, mon pauvre Jean!... je te connais trop bien, vois-tu?... oui... tu es changé!... tu es devenu peu à peu brusque, inquiet, préoccupé... Tiens!... veux-tu que je te dise...

Assise, assez loin d’eux, madame de Nézel les regardait de son même air doucement résigné et triste. L’œil violet de Bijou coula de son côté, luisant entre les cils touffus, et elle acheva:

—Tu aimes quelqu’un qui ne t’aime pas!...

Jean de Blaye rougit violemment:

—Tu ne sais ce que tu dis!...

—Alors pourquoi rougis-tu?... Oh!... que tu es orgueilleux!... ça te vexe que j’aie deviné ça!...

Après un silence, elle ajouta:

—Est-ce que tu le lui as dit?...

—Si j’ai dit quoi?... à qui?... mais tu es folle, mon pauvre Bijou!...

—A mad...

Elle s’arrêta, le visage tourné vers madame de Nézel, et reprit:

—A celle que tu aimes... lui as-tu dit que tu l’aimais?...

Il murmura d’une voix assourdie:

—Non!...

—Tu n’oses pas?... pourquoi?... j’entends tout le temps grand’mère, Bertrade et Paul... et l’oncle Alexis... répéter que tu es de ceux qu’on aime... elle aussi t’aimerait... et elle t’épouserait bien, va!...

Elle s’inclina, lui effleurant presque l’oreille de son souffle, sans se soucier de l’effet produit par cette familiarité, et proposa:

—Dis donc?... si tu voulais?... je lui parlerais bien, moi!... et je suis sûre de sa réponse...

Jean se leva d’un mouvement brusque, et, saisissant la main de Bijou:

—Qu’est-ce que tu dis?...

—Je dis qu’elle t’aimera... si elle ne t’aime pas déjà...

Il balbutia, effaré:

—Mais de qui parles-tu?... de qui?...

L’air hésitant et ingénu, elle répondit, si bas qu’il entendit à peine le commencement de la phrase:

—Je parle de...

—Bijou!...—cria Pierrot qui les sépara brusquement,—grand’mère te fait dire qu’on oublie le thé!...

Et, regardant leurs figures animées, il demanda:

—Tiens!... vous êtes rouges comme des guignes! c’est vrai qu’on cuit ici!...

Denyse s’éloignait en courant, il dit encore:

—On croyait, de là-bas, que vous vous disputiez?...

Jean répondit, pour répondre quelque chose:

—Ah!... on croyait ça!...

—Oui... surtout grand’mère qui le croyait!... c’est même pour ça qu’elle m’a envoyé chercher Bijou pour le thé!... tu me promets qu’elle n’a pas de chagrin, Bijou?...

—Et quel chagrin veux-tu qu’elle ait, mon bonhomme?...

Souriant, il ajouta:

—Qui donc crois-tu qui se chargerait de lui en faire, du chagrin?... la situation dans la maison ne serait pas drôle pour celui-là!...

Le petit répondit avec une animation extrême:

—C’est qu’elle est si gentille!... et si bonne!... je l’adore, moi!... et Paul aussi!... et Henry!... et M. Giraud!... et les mômes de Bertrade!... et l’abbé!... et tout le monde!... jusqu’au petit La Balue qui la gobe, lui qui ne gobe personne!... oui... il lui a raconté je ne sais quoi dans un coin après le dîner... et pendant qu’elle chantait, donc!... as-tu vu ces yeux cuits qu’il faisait?... non, mais les as-tu vus?...

—Mais tais-toi donc!...—fit Jean agacé,—tu es fatigant, si tu savais, mon petit Pierrot!...

Bijou rentrait dans le salon, Henry de Bracieux la saisit au passage.

—Dis-moi donc—demanda-t-il avec humeur—ce que La Balue te racontait de si intéressant tantôt?...

—Où ça?...

—Ici... après le dîner?...

—Ici?... répéta Bijou qui sembla chercher, après le dîner?... tiens, justement, il me parlait de toi!...

—De moi?...

—Oui... de toi!... il te trouve beau, beau!... mais il trouve aussi que tu ne sais pas mettre en valeur ta beauté...

—As-tu fini de te moquer de moi?...

—Mais je t’assure que je ne me moque pas le moins du monde... il m’a même recommandé de te dire de mettre, au lieu de tes affreux cols cassés—c’est lui qui parle, tu sais?—des cols... ah! comment donc déjà?... des cols Van Dyck... qui ne cacheront pas ton cou... oui... il paraît que tu as un cou superbe... et des attaches!... et des dents!... je voudrais que tu puisses l’entendre faire les honneurs de ton physique...

—De mon physique... à moi?...

—Oui... tu croyais peut-être que c’était du mien qu’il me parlait?... pas du tout!... il m’a dit, d’ailleurs, qu’il allait te dire tout ça dans des vers!... pas les cols Van Dyck, mais le reste...

—Il est idiot, cet être-là!...

—Oh!.. mon Dieu... il est insignifiant!...

—Tu es tellement bonne, toi!... tu ne bêches jamais personne... attention, le voilà qui emballe, le clan La Balue!...

Et, joyeux, Henry cria à demi-voix:

—Hip!... Hip!... Hurrah!!!

M. de la Balue, qui revenait du vestibule portant un lot de manteaux, le regarda avec étonnement. Et dans le hall, une petite scène de famille eut lieu.

Le bonhomme voulait absolument forcer sa femme et sa fille à s’envelopper la tête dans des tricots sordides pour éviter un refroidissement. A la fin, il céda.

Bijou, en disant au revoir à madame de Nézel, lui tendit sa petite main et lui planta si droit dans les yeux son beau regard ingénument curieux, que la jeune femme se détourna, gênée par la persistance de ce regard singulier. Il lui semblait que cette enfant avait découvert le secret de sa vie, et de cela elle souffrait atrocement. Mais la grâce de Bijou était si grande, sa puissance attractive si forte, que Madame de Nézel ne sentait au fond de son cœur que de l’affection pour la délicieuse petite créature qui lui volait inconsciemment son bonheur.

 

—Ouf!...—fit joyeusement Denyse en rentrant dans le salon où il ne restait plus que M. de Clagny et la famille,—il est minuit et demi, vous savez!... ils étaient vissés tous... j’ai cru qu’ils voulaient ne plus nous quitter jamais!...

—La famille de La Balue n’est pas belle!... dit l’abbé.

La jeune fille protesta:

—Mais ils ne sont pas si laids!... il faut s’y habituer... tout est là!...

—Le petit La Balue est horrible!—fit madame de Bracieux,—et puis il a quelque chose de visqueux... quand on lui donne la main, c’est comme si on touchait une anguille...

—Et la jeune fille donc!—dit Pierrot—fi!... elle a des petits yeux de cochon!... et Louis aussi a des petits yeux!...

—Ils sont très gentils tout de même!...—fit Bijou conciliante.

Madame de Bracieux ajouta:

—Et d’excellente maison!... ils descendent de La Balue... du cardinal... du vrai...

—Mon Dieu!—fit doucement Bijou,—il vaudrait peut-être mieux pour Gisèle ne pas descendre de la cage de fer... et avoir les yeux plus grands... mais enfin, puisque c’est comme ça!...

M. de Clagny se mit à rire et dit, cherchant son chapeau, égaré dans un coin:

—Il faut un certain aplomb pour sortir d’un salon comme celui-ci... on sent à quel point on sera épluché!...

—N’ayez pas peur!—affirma Bijou,—on ne vous épluchera pas, vous!... vous pourriez cependant supporter «l’épluchage», mais je vous promets que vous ne serez pas épluché!... me croyez-vous?...

Le comte répondit en serrant affectueusement les petites mains tendues vers lui:

—Je vous crois!...

VIII

SE penchant par la fenêtre, Pierrot cria:

—Tu montes à cheval, Bijou?...

Denyse, qui traversait la cour, indiqua de la main sa jupe d’amazone:

—Tu penses que, par cette chaleur, je ne m’amuserais pas à me promener avec une robe de drap, si je ne montais pas à cheval...

—Où vas-tu?...

—Pourquoi?...

—Pour que nous allions au-devant de toi, nous deux M. Giraud, à onze heures!...

Derrière Pierrot se montrait la tête du professeur. Bijou répondit:

—Je vais aux Borderettes faire une commission à Lavenue.

Puis, apercevant Giraud, elle dit gentiment:

—Bonjour!... à tout à l’heure, alors?...

Patatras attendait à l’ombre. Le vieux cocher qui accompagnait toujours Bijou la mit à cheval, puis monta à son tour, se disposant à suivre. En le voyant, Pierrot cria encore:

—Comment se fait-il que pas un des cousins ne monte avec toi?...

—Je ne leur ai pas dit que je sortais...

—Ah!—fit-il avec regret,—si j’étais libre, moi!... comme j’irais avec toi!...

Elle se retourna sur sa selle, d’un mouvement souple qui indiquait que rien ne la serrait ni ne la gênait, et répondit en riant:

—Je ne te le dirais pas non plus!...

Dès que Bijou eut passé la grille, elle mit au galop Patatras, que les mouches ennuyaient. Elle allait dans l’air chaud, au-devant du soleil qui lui arrivait en face, couvrant de rayons brûlants son joli visage qui ne rougissait pas. Elle ne s’arrêta qu’à l’entrée du sentier qui menait aux Borderettes, descendant presque à pic et semé de pierres roulantes. Au fond de la petite vallée, très verte en dépit de la sécheresse, la ferme se dressait toute blanche, couronnée de briques, avec l’aspect d’un joujou très neuf.

Quand elle fut au bas du raidillon, Bijou tira de sa poche une petite glace, et arrangea son voile et les mèches folles qui voltigeaient autour de ses oreilles et de son cou. Elle cueillit dans la haie une touffe de fleurs de mûrier qu’elle mit à son corsage, chiffonna gentiment le mouchoir garni de valenciennes qui sortait de la petite poche de côté, et reprenant le galop, vint s’arrêter devant l’entrée de la ferme.

Une voix enrouée appela:

—C’est-y qu’vous êtes là, maît’ Lavenue?...

Et un petit valet sortit de la maison en disant:

—Y n’m’entend point que j’crès!... j’vas l’querri...

Un instant après, un grand homme de trente-cinq ans, maigre, blond, un peu voûté, très pur type de paysan normand, apparut soufflant, suant, et si rouge qu’il tournait positivement au violet.

—Oh!...—fit-il, cherchant à reprendre sa respiration,—c’est vous, mad’moiselle Denyse!... c’est donc vous!...

Elle dit en souriant:

—Mais oui, monsieur Lavenue, c’est moi!...

Il demanda, s’avançant la main tendue:

—C’est-y point qu’vous voulez descendre?...

—Non... merci!... je viens seulement vous faire une commission de la part de grand’mère... c’est pour le déjeuner de la Confirmation... c’est lundi prochain... mais vous devez savoir ça, vous qui êtes maire?...

—Oui... j’le sais!...

—Eh bien, grand’mère voudrait avoir ce jour-là de très belles pêches... de très belles poires... enfin, beaucoup de belles choses qui poussent dans le potager des Borderettes...

—On vous portera tout ça, mademoiselle Denyse!... Madame la marquise peut êt’ tranquille... ça sera bié choisi...

Puis, voyant que la jeune fille faisait tourner son cheval, il dit, la regardant avec une admiration en quelque sorte hébétée:

—C’est-y qu’vous r’partez déjà?... vous n’voulez-t’y point vous rafraîchir un brin?... un bol d’lait?... qu’c’est qu’vous aimez tant l’bon lait!...

Il ajouta, persuasif, en prenant la bride de Patatras:

—Ça fera r’poser un brin aussi le ch’va... qu’c’est qu’il a bié chaud...

Le langage de «maît’ Lavenue» amusait toujours Bijou. Ce grand diable de Normand, émigré en Touraine depuis plus de dix ans, n’avait rien perdu de son accent primitif.

C’était madame de Bracieux qui, mécontente des fermiers tourangeaux, avait eu l’idée de cette greffe. Jamais Charlemagne Lavenue n’avait fraternisé avec les gens du pays. Il était craint et admiré de ces hommes simples et maladroits, qui le voyaient s’enrichir à la place même où d’autres s’étaient ruinés. Il avait peu à peu, en faisant «venir du monde de chez lui», transformé les Borderettes en petite Normandie, et telle était sa force qu’il était arrivé, lui, intrus, à se faire élire maire de Bracieux, sautant à pieds joints par-dessus les anciens notables.

Voyant que Denyse ne répondait pas, il la prit par la taille et la posa à terre en disant:

—Vous voulez bié... s’pas?...

Puis, donnant le cheval à tenir au cocher, il indiqua la porte en s’effaçant pour faire passer Bijou. Tout de suite, elle dit, l’air aimable:

—C’est gentil, chez vous, monsieur Lavenue!... est-ce que je connaissais déjà cette pièce-ci?... non?... je ne crois pas?...

—Vous la connaissiez, mad’moiselle... seulement, c’est qu’on a r’blanchi... alors, comprenez, ça change!...

Elle reprit, en souriant:

—Quand vous serez marié, ça sera tout à fait bien...

«Maît’ Lavenue», qui regardait goulûment Bijou, releva sa tête hérissée, la secoua, et dit avec un peu d’hésitation:

—Je n’peux point m’décider à donner un’maîtresse à la ferme... pa’ce que j’en trouve point eun’ qui m’aille...

Et après un instant de silence, il acheva:

—... Dans celles qu’c’est que j’pourrais avoir!...

—Pourquoi donc ça?... toutes les jeunes filles de Bracieux, et de Combes, et de tous les villages autour des Borderettes, vous épouseraient, monsieur Lavenue!... et il y en a de très jolies...

Il répondit, tout rouge, en tortillonnant l’énorme casquette à ponts qu’il ne quittait jamais quelle que fût la saison:

—J’les trouve point comme ça!...

—Vous êtes difficile!... vous ne trouvez pas Catherine Lebour jolie?...

—Non, mad’moiselle Denyse...

—Et Joséphine Lacaille?...

—Non, mad’moiselle Denyse...

—Et Louise Pature?...

—Non, mad’moiselle...

Elle se mit à rire:

—Alors, aucune femme ne vous plaît?...

—Si... tout d’même... y en a eune...

Elle demanda, attachant sur le paysan son beau regard ingénu:

—Laquelle?...

Lavenue devint plus rouge encore, et, se baissant d’un mouvement gauche pour ramasser sa casquette qu’il venait de laisser tomber, il balbutia:

—J’peux point l’dire... c’est point eun’ femme pour moi!...

Bijou n’entendit pas sa réponse. La taille cambrée, la tête renversée, elle buvait lentement un second bol de lait. Et le fermier qui se relevait resta un instant immobile, les yeux élargis, contemplant cette créature fragile avec une admiration craintive et ahurie, tandis qu’à son visage montaient des bouffées chaudes qui l’étouffaient.

Et comme Bijou, qui avait fini de boire, l’examinait en souriant, il dit, essuyant du dos de sa main son front où perlaient d’énormes gouttes de sueur:

—Nom de nom, qu’y fait chaud!...

—Je vous remercie, monsieur Lavenue,—fit Denyse qui se leva,—votre lait était exquis...

Il demanda, l’air malheureux:

—Et comme ça, c’est-y qu’c’est qu’vous partez déjà?...

—Comment «déjà?...» mais il y a au moins un quart d’heure que je suis chez vous!...

Il balbutia:

—Y n’m’a point paru long, c’quart d’heure-là!...

Et, d’une voix très basse:

—J’vous r’mercie bien, mad’moiselle Denyse, d’l’honneur qu’c’est qu’vous m’avez fait... j’l’oublierai point... bié sûr!......

Bijou avait, en se levant, fait tomber le petit bouquet de son corsage. Comme elle regardait vers la porte pour voir si les chevaux étaient là, le paysan, d’un mouvement rampant, allongea vers le sol son grand corps noueux, et s’empara des fleurs qu’il fit rapidement disparaître dans l’ouverture de sa blouse.

Le domestique allait mettre pied à terre pour aider Denyse à remonter à cheval; elle lui fit signe de ne pas bouger:

—Monsieur Lavenue me remettra bien à cheval... il est très fort...

Elle avançait son pied, prête à le poser dans la main du fermier, mais il ne lui en laissa pas le temps. La saisissant des deux mains par la taille, il l’appuya un instant contre lui, et la posa bien au milieu de la selle. Elle dit, stupéfaite:

—Ah bien!... quand je le disais, que vous étiez fort!... comment avez-vous pu me poser comme ça à bout de bras sur mon cheval qui est si grand?...

Puis, comme il restait sans parler, les yeux voilés, respirant avec effort, elle conclut:

—Là!... vous voyez!... c’était trop lourd!... vous êtes tout essoufflé...

Sans lui laisser le temps de répondre, elle partit en disant:

—Au revoir!... et encore merci!...

Au moment de sortir de la cour, elle se retourna pour crier au fermier resté piqué à la même place, immobile, les bras ballants:

—N’oubliez pas les pêches et les poires de grand’mère, monsieur Lavenue!...

Puis elle regarda sa montre. Il était onze heures cinq. Elle avait le temps de rentrer sans se presser. Il fallait laisser à M. Giraud et à Pierrot le temps de venir au-devant d’elle, la récréation ne commençait qu’à onze heures. En traversant un village, elle cueillit à une grosse touffe de clématite qui retombait par-dessus le mur du cimetière, un bouquet pour remplacer celui qu’elle avait perdu. Puis, quand elle se retrouva seule dans la campagne, elle prit de nouveau la petite glace et ébouriffa gentiment ses cheveux qui, à présent, ne frisaient plus assez, aplatis par la chaleur. A onze heures et demie, ne voyant pas arriver ceux qu’elle attendait, un peu d’impatience lui vint et elle mit au galop Patatras qui, très veule, s’arrêtait voulant à toute force brouter les haies. Soudain son joli visage joyeux prit une expression sérieuse, presque triste. A ce moment, elle était dans un petit pré qui longeait le bois. Une voix cria:

—Hé!... Bijou!... c’est comme ça que tu nous brûles!...

Elle s’arrêta court, l’air surpris, et revint sur ses pas. Pierrot et M. Giraud, étendus à l’ombre, se levaient, laissant dans l’herbe foulée la marque de leurs corps.

—Comment... c’est déjà vous!...—dit-elle,—je ne croyais pas vous rencontrer si loin!... à quelle heure êtes-vous donc partis?...

Pierrot répondit:

—Un peu avant l’heure...

Et, malicieux, il ajouta, en louchant sur son professeur.

—M’sieu Giraud a été un amour!... il a lâché un peu plus tôt... sans que je sois obligé de beaucoup le prier... et à présent, si nous voulons être à Bracieux à midi, nous pouvons nous tirer les pattes!...

Ils marchaient à côté de Bijou. Elle demanda, s’adressant à Giraud:

—Êtes-vous remis de votre soirée d’hier?...

—Remis?...—fit le jeune professeur,—pourquoi «remis»?...

—Parce que vous n’avez pas dû vous amuser!... M. de Tourville et M. de Juzencourt vous ont successivement bloqué dans les coins pour vous raconter, l’un que Charles de Tourville s’était embarqué avec Guillaume le Conquérant en 1066, l’autre qu’un Juzencourt avait, en 1477, combattu Charles le Téméraire sous les murs de Nancy... est-ce vrai?...

—Très vrai!... et M. de Juzencourt a ajouté «qu’il n’y avait dans sa famille que du sang bleu»... je n’ai pas bien compris pourquoi il me racontait ça!...

—Pour vous montrer que, tracés nettement depuis 1477 seulement, mais sans la moindre mésalliance, les Juzencourt sont plus respectables que les Tourville...

—Ah!...

—Oui... M. de Tourville a épousé «une demoiselle très bien», mais qui s’appelle Chaillot et dont le père est à la Bourse... vous voyez que—côté Tourville—si c’est plus ancien, c’est moins pur!... vous faisiez une si bonne figure, en écoutant tout ça!... j’aurais bien ri si vous n’aviez pas eu l’air si malheureux!...

—Ça n’était pas l’embêtement causé par les racontars Tourville et Juzencourt qui lui donnait cet air là,—fit observer Pierrot:—depuis quelque temps, il est toujours comme ça, même avec moi... et je te promets que pourtant je ne l’accable pas de racontars sur Charles le Téméraire ni sur Guillaume le Conquérant!...

Bijou dit en riant:

—J’en suis convaincue!...

Pierrot protesta:

—Mon Dieu!... c’est pas l’embarras, j’pourrais bien... mais zut!...

—Zut... encore?...—fit d’un ton de reproche le jeune répétiteur ennuyé,—vous savez que M. de Jonzac déteste cette façon de parler... il voudrait vous voir plus châtié... plus correct de langage...

—Bah!... s’il causait avec mes camarades, il en entendrait bien d’autres, papa... et il s’y ferait tout de suite!... c’est toujours comme ça!... affaire d’entraînement!...

—Je ne vois pas très bien,—dit Bijou,—l’oncle Alexis s’entraînant à causer avec tes camarades!...

Tout en parlant elle s’arrêta, indiquant quelque chose sous bois:

—Oh!... le beau sorbier!... est-il rouge!... comme c’est joli, ces grappes!...

—En veux-tu, du sorbier?...—proposa Pierrot.

—Je veux bien!... il est si beau!...

Le gamin entra dans le taillis. On entendit craquer les branches qu’il brisait sur son passage, et, bientôt la tête rouge de l’arbre oscilla, balancée, s’abaissant et se relevant en de brusques secousses.

Bijou, la tête inclinée, le regard perdu, semblait rêver, oublieuse de ce qui se passait autour d’elle. La voix de Pierrot criant: «Faut-il en cueillir beaucoup?...» la fit tressaillir.

Timidement, Giraud, qui caressait avec douceur l’épaule de Patatras, demanda:

—Vous n’avez aucun ennui, mademoiselle?...

—Moi?... mais non!... pourquoi?...

—Parce que vous paraissez un peu différente de vous-même... un peu triste...

Elle dit, avec un sourire forcé:

—Triste?... moi?...

—Oui... tout à l’heure, quand vous avez passé devant nous sans nous voir, vous paraissiez triste, très triste... et maintenant encore...

—Tout à l’heure... c’est possible... oui... je n’étais pas gaie... mais à présent, je n’ai aucune raison de ne pas l’être... au contraire!... je me sens si bien ici... dans cette prairie de velours... sous ce beau soleil que j’aime tant!...

Elle acheva, sans s’occuper du jeune homme, parlant comme dans un rêve:

—Oui, je suis bien!... je voudrais rester ainsi toujours... toujours...

Elle posa contre ses lèvres fraîches le petit bouquet de clématite avec lequel elle jouait depuis une minute, puis elle le remit à son corsage, sans voir la main que Giraud tendait passionnément vers les pauvres petites fleurs fanées déjà.

Pierrot sortait du fourré, portant une énorme botte de sorbier. Bijou, qui avait repris sa mine souriante, le remercia:

—Tu es gentil, mon Pierrot!... d’autant plus que tu vas avoir la peine de porter ça pendant encore un kilomètre...

—Bah!... pour te faire plaisir, je ferais des choses bien plus embêtantes!...

—Tu es un bon Pierrot!...

—C’est pas que je suis bon...

Il s’approcha plus encore, frôlant le cheval, et acheva très bas:

—C’est que je t’aime!...

Bijou ne répondit pas.

Au bout d’un instant, Pierrot reprit:

—Ce que tu as bien chanté, hier soir!... s’pas m’sieu Giraud?...

—Merveilleusement!—dit le professeur—et quelle jolie voix!... si pure!... si fraîche!... Ah! je comprends maintenant ce que je ne comprenais pas hier!...

—Quoi donc?...

—La puissance infinie de la voix!... oui, avant de vous avoir entendue, j’ignorais... ce que je connais bien à présent!... vous chanterez encore, n’est-ce pas, mademoiselle?... quand je pense que, depuis trois semaines que je suis au château je n’avais pas encore eu le bonheur de...

—Je vous donnerai ce «bonheur-là» tant que vous voudrez!...

Elle plaisantait maintenant. La petite créature de rêve de tout à l’heure était redevenue Bijou.

En approchant du château, elle mit sa main au-dessus de ses yeux et dit:

—Qu’est-ce qu’il y a donc?... le perron a l’air noir de monde...

Pierrot répondit avec humeur:

—Parbleu!... c’est eux tous qui te guettent!... voilà Paul... voilà Henry... et m’sieu l’Abbé!... et l’oncle Alexis!... et Bertrade!... Tiens!... qu’est-ce que c’est que ça?... tu as raison... il y a d’autres gens... Ah!... c’est le père Dubuisson... et Jeanne... et puis il y a encore un monsieur que je ne connais pas!... un monsieur tout en noir... ben! faut qu’il soit frileux pour venir à la campagne en noir par une chaleur pareille!...

Bijou dit:

—C’est peut-être M. Spiegel... le fiancé de Jeanne?... on devait nous l’amener...

—Oui... ça doit être ça!... dis donc?... il n’a pas l’aspect folichon, le fiancé de ta Jeanne!... elle non plus, d’ailleurs!...

Bijou s’était retournée pour voir ce que devenait Giraud qui ne disait plus rien. Il suivait la jeune fille l’adorant comme une idole. A ce moment, tandis que Pierrot très occupé regardait dans la direction du château, le petit bouquet de clématites se détacha du corsage, et vint rouler aux pieds du professeur. Vivement il le ramassa et le glissa dans son portefeuille, après l’avoir baisé avec une sorte de dévotion passionnée.

Derrière lui silencieux et correct, le vieux cocher se mit à rire.

IX

M. DUBUISSON, que les étudiants appelaient «le père Dubuisson», était le recteur de l’académie. Il avait amené sa fille à Bracieux, où elle devait passer une semaine avec Bijou. Le fiancé de Jeanne, un jeune professeur nouvellement nommé à la faculté de Pont-sur-Loire, les avait accompagnés.

—Comme tu dois avoir chaud, mon Bijou! cria la marquise apparaissant à une fenêtre.

Denyse répondit, en s’appuyant sur la main de M. de Rueille pour descendre de cheval:

—Mais non grand’mère!... c’est M. Giraud et Pierrot qui ont chaud!... moi, je suis très bien...

Elle embrassa Jeanne de tout son cœur, dit bonjour à M. Dubuisson, et, l’air indécis, se tourna vers le professeur, qui la contemplait bouche bée.

—Bijou!... c’est monsieur Spiegel!...—fit mademoiselle Dubuisson.

D’un joli geste, très gracieux, très prenant, Bijou tendit au jeune homme sa patte fine en disant:

—Nous sommes déjà de vieux amis!...

Puis, elle murmura à l’oreille de Jeanne:

—Il est charmant, tu sais, tout à fait charmant!...

M. Spiegel entendit-il cette appréciation aimable, ou est-ce par hasard qu’il devint, au même instant d’une rougeur intense?

—Va vite te changer, Bijou!—commanda la marquise.

—Mais, grand’mère, je n’ai pas chaud!... vrai de vrai!...

—Viens ici!... que je voie ça?...

Docile, Bijou vint se camper devant madame de Bracieux, et, se baissant, elle tendit son dos, très habituée à ces vérifications hygiéniques.

—Eh bien, grand’mère?...—demanda-t-elle quand la marquise retira sa main, qu’elle avait introduite entre le col de la chemise et la peau,—eh bien!... quand je vous le disais?...

—C’est, ma foi, vrai!—grommela madame de Bracieux,—elle n’a pas chaud!... c’est incompréhensible!... alors, reste comme ça, si tu veux!...

Elle fit pirouetter devant elle sa petite-fille et affirma, satisfaite:

—Tu es, d’ailleurs, très bien!... ça va joliment, ces petits habits de piqué blanc!...

—Ça va à Bijou!...—dit Bertrade,—parce que, avec sa peau, tout va... mais à la plupart des femmes, ces petits habits anglais vont au contraire bien mal...

L’abbé Courteil regarda la jupe noire, la veste blanche, et Bijou elle-même, et conclut:

—Dans tous les cas, c’est ravissant, ce blanc et ce noir!... mademoiselle Denyse a l’air d’une grande hirondelle...

—Eh! eh!...—fit la marquise, en toisant l’abbé avec bienveillance,—c’est gentil, cette comparaison!...

Pendant que tout le monde s’occupait d’elle, Bijou, très aimable, causait, sans plus entendre ce qu’on disait avec M. Spiegel, un peu isolé au milieu de tous.

C’était un jeune homme à l’air grave et doux, gourmé presque, si la gaîté de ses yeux n’eût corrigé la sévérité de la bouche et l’austérité du maintien. Assez grand et très svelte, il s’habillait de vêtements sombres, bien coupés. D’ensemble, M. Spiegel donnait un peu l’impression d’un jeune clergyman élégant. Fasciné, ébloui par la beauté et la grâce de Bijou, il fixait sur elle des yeux pleins d’une extase étonnée, tandis qu’elle l’examinait à la dérobée, surprise de voir que le fiancé de Jeanne était aussi «réussi».

Le déjeuner parut long. Tous les hôtes de la marquise s’observaient mutuellement, les uns préoccupés et silencieux, les autres plus loquaces, mais singulièrement préoccupés aussi.

Madame de Bracieux assistait, sans y rien comprendre, à ce changement d’attitudes, à cette sorte de transformation qui s’accomplissait depuis quelques jours. Elle ne reconnaissait plus le petit monde qu’auparavant elle dirigeait si facilement à son gré.

Seuls, M. Spiegel et Bijou, placés l’un près de l’autre, causaient avec l’animation de ceux qui parlent non pas seulement pour dire quelque chose, mais parce qu’ils ont quelque chose à dire.

Plusieurs fois Jeanne Dubuisson, assise à la droite de M. Spiegel, se tourna vers lui avec une petite flamme dans son regard bleu si bon. Elle songeait, chagrine, que bien certainement son fiancé prenait à regarder Bijou plus de plaisir qu’à la regarder elle-même. Et une tristesse lui vint à l’idée que jamais il n’avait posé sur elle des yeux aussi expressifs que ceux qu’il attachait en ce moment sur Bijou.

Jeanne, qui avait dix-neuf ans, paraissait beaucoup plus âgée que Denyse, bien qu’elle fût un peu du même modèle. Les cheveux, blonds comme ceux de Bijou, étaient moins cendrés, moins brillants, mais plus épais; les yeux d’un bleu moins rare; les dents aussi blanches, mais moins bien rangées; la peau moins éclatante; les attaches moins fines. Bijou, toute petite, mettait pour se grandir des talons trop hauts. Jeanne, assez grande, ne portait que des talons anglais très bas. Tandis que l’une était en quelque sorte un éblouissement, l’autre passait presque inaperçue, jolie surtout du très grand charme qui venait de son exquise bonté.

Après le déjeuner, Bijou emmena tout de suite Jeanne dans le parc. Elle l’avait à peine revue depuis que son mariage était décidé.

—Pourquoi—demanda-t-elle—m’avais-tu dit d’un air tranquille que M. Spiegel était «bien»?...

—Mais—fit mademoiselle Dubuisson—parce que je le trouve tel... est-ce que toi, tu ne...

—Ne fais donc pas la bête!... tu sais parfaitement qu’il est mieux que «bien»...

—Mais...

—Oui... d’après la description que tu m’avais faite de lui, je m’attendais à trouver un bon petit jeune homme, l’air bien sage, même un peu pion... et au lieu de ça, tu nous amènes un monsieur charmant!... on prévient... on ne fait pas de ces surprises-là!...

Et, sans laisser à Jeanne le temps de répondre:

—Où l’as-tu connu?...

—Ce printemps... à Pâques... quand nous sommes allés à Bordeaux chez ma tante...

—Et ça s’est décidé tout de suite!...

—Non... mais je l’ai aimé tout de suite...

—Oui... tu es une tendre, toi!...

—Et j’ai bien vu que lui aimait beaucoup, beaucoup, à se trouver avec moi...

—Et puis?...

—Et puis... nous sommes partis... moi, le cœur très gros, naturellement!... je croyais que je m’étais trompée... qu’il ne pensait pas du tout à moi....

—Tu ne m’as rien dit de tout ça!...

—Non... d’abord je me figurais que c’était fini... ensuite, à personne, pas même à toi, je n’aurais voulu parler de ces choses... il me semble que, quand on aime tant, il ne faut parler de son amour qu’à soi-même... c’est la seule chance que l’on ait d’être vraiment compris...

—Alors,—demanda Bijou en riant,—tu supposes que je n’entends rien à l’amour?...

—A l’amour tel que je le comprends?... non!... tu es trop jolie, toi, vois-tu, trop fêtée, trop adorée, pour pouvoir, comme moi, isoler ton cœur dans une affection immense... et unique...

Bijou soupira et dit avec tristesse:

—Ça doit être si bon, pourtant, d’aimer comme ça!...

—Dame!... ça te serait facile!... ton cousin de Blaye t’adore!... oh!... ne proteste pas!... ça saute aux yeux!... je l’ai vu à l’instant...

—Tu rêves!...—fit Bijou, l’air abasourdi.

—Que non!... il t’aime, il t’aime à la folie... et il me semble très digne d’être aimé, celui-là!...

—Au lieu de dire des bêtises, achève-moi plutôt l’histoire de ton mariage... Nous disions que quand tu avais quitté Bordeaux, tu croyais que c’était fini?... après?...

—Après, il y a quinze jours, la chaire de philosophie s’est trouvée vacante... et papa a appris avec étonnement que M. Spiegel y était nommé... il m’a dit: «C’est une disgrâce... Pont-sur-Loire ne vaut pas Bordeaux!...» et puis, pas du tout... ce n’était pas une disgrâce...

—C’est lui-même qui avait sollicité son changement?...

—Juste!... et lundi dernier, il arrivait à la maison avec sa mère, qui me demandait à papa.

—Comment est-elle, sa mère?...

—Très bien... encore belle... mais l’air très sévère... un peu dur...

—Ne fais pas attention... toutes les protestantes ont cet air-là!...

—Comment sais-tu qu’elle est protestante?...

—Parce que je suppose qu’elle a la même religion que son fils...

—Qui est-ce qui t’a dit que M. Spiegel est protestant?...

—Personne... je m’en suis bien aperçue toute seule... ça n’a pas été long, va!...

—Mais comment peux-tu savoir...

—Je ne sais rien... mais je sais tout de même!... c’est très heureux d’épouser un protestant!... ils sont plus sérieux, plus réfléchis, plus fidèles...

—Oui... peut-être... mais sa mère paraît, je te l’ai dit, très sévère, très... et elle habitera avec nous!...

—Eh bien, tant mieux!... n’est-ce pas une sécurité d’avoir avec soi une mère un peu austère? c’est, d’abord, un porte-respect...

—Je crois que je n’ai besoin de personne pour me faire respecter... et, dans tous les cas, il me semble que, comme porte-respect, le mari est...

—Rien du tout!... rien! rien!... les parents c’est tout autre chose... et moi, j’ai été élevée dans le culte des parents... dans cette croyance que leur présence porte non seulement respect, mais bonheur au foyer...

—Eh! je crois ça aussi... pour papa!... mais madame Spiegel est une étrangère, pour moi, en somme... et je lui en veux un peu de venir troubler l’intimité dont j’aurais été si heureuse...

—Tu te diras qu’elle est la mère de ton mari, qu’il l’aime, et que tu dois l’aimer pour l’amour de lui...

—Tu as raison!... Que je voudrais te ressembler, mon Bijou!... tu es tellement meilleure que moi!...

—Je suis un ange, c’est convenu!...

—Tu plaisantes... mais, c’est joliment vrai, va!...

—Dis-moi?... ça ne va pas t’attrister de quitter ton fiancé pendant cette semaine que tu veux bien me donner?...

—Non... d’ailleurs, il viendra me voir avec papa... si ta grand’mère le permet... et puis, il va passer quelques jours à Paris...

—Et moi qui te promène comme une étourdie que je suis... sans penser que ce malheureux garçon se désole certainement de ton absence!... Rentrons, veux-tu?...

—Je veux bien!...

Bijou laissa couler entre ses cils frisés un regard luisant, et demanda, l’air indifférent:

—Explique-moi donc quel... incident peut t’avoir donné cette idée bizarre que Jean de Blaye m’aime?...

—La façon dont il te regardait pendant le déjeuner... et aussi son agacement quand, ce matin, nous t’attendions sur le perron, et qu’il t’a vue arriver avec le petit Jonzac et son répétiteur...

—Tu as trop d’imagination!...

—Non... je suis sûre qu’il t’aime... et beaucoup!... et toi?...

—Moi?...

—Oui... tu ne l’aimes pas, toi?...

—Non... pas comme tu l’entends, du moins!... c’est mon cousin... je l’aime comme on aime un cousin très gentil... mais qu’on connaît trop pour l’aimer autrement...

—C’est dommage!...

—Pourquoi?...

—Parce qu’il me semble que tu serais heureuse avec lui...

Bijou secoua la tête:

—Je ne crois pas!... il me faut un mari plus sérieux que Jean...

—Plus sérieux?... mais il a trente-quatre ou trente-cinq ans, M. de Blaye!...

—Qu’est-ce que ça fait?... il n’est pas sérieux, tu sais?... pas du tout!...

—Ah!... je ne savais pas!...

—Moi, je veux un mari qui n’aime que moi!...

—Jolie et séduisante comme tu l’es, tu peux être bien tranquille!...

Bijou s’arrêta au milieu de l’allée, et, indiquant l’avenue:

—Est-ce que ce n’est pas une voiture, là-bas?...

—Oui, parfaitement...

—Une voiture comment?... moi je ne vois rien... je suis tellement myope!...

—Un phaéton à deux chevaux... et un monsieur que je ne connais pas qui conduit...

—C’est bien ça!...

Et, comme Jeanne faisait un mouvement:

—C’est de M. de Clagny... un ami de grand’mère... le propriétaire de la Norinière.

—Ah!... ce monsieur si riche!...

—Si riche?... crois-tu qu’il soit si riche?... je n’ai pas entendu dire un mot de ça!...

—Mais si!... une fortune énorme... toute en terres...

Bijou n’écoutait plus. Elle avait cueilli une pâquerette qui s’épanouissait dans l’herbe, courbant au-dessus de l’allée sa petite tête craintive, et, distraite, elle l’effeuillait.

—Eh bien?... demanda Jeanne en souriant, combien t’aime-t-il?...

Bijou releva sa jolie tête et dit, surprise.

—Qui ça?...

—Celui pour qui tu interrogeais cette marguerite?...

—Je ne sais pas!... je ne l’interrogeais pour personne...

—Et qu’est-ce qu’elle t’a répondu?...

—Passionnément...

—Eh bien, elle a répondu pour tout le monde...

En montant derrière sa petite amie les marches du perron, Jeanne ajouta:

—C’est vrai!... tout le monde t’aime!... et tu le mérites bien, va!...

Quand les deux jeunes filles entrèrent dans le hall, les visages un peu endormis se réveillèrent subitement. Henry de Bracieux murmura un: «Enfin!... c’est pas malheureux!...» qui le fit regarder de travers par sa grand’mère, tandis que M. de Clagny venait, en courant presque, au-devant de Bijou.

Elle dit, gentille:

—A la bonne heure!... c’est aimable d’être revenu comme ça tout de suite nous voir!...

—Trop aimable!... vous allez en avoir de moi par-dessus la tête?...

Elle répondit, toute souriante:

—Jamais!...

Puis, prenant Jeanne par la main, elle la présenta:

—Jeanne Dubuisson... ma meilleure amie... que je vais perdre, car elle se marie!...

—Mais...—fit la jeune fille toute chagrine—pourquoi dis-tu ça, Bijou?... tu sais très bien que, mariée ou pas, je serai toujours ton amie...

—Oui... on dit ça... mais ça n’est plus la même chose!... quand on est mariée, on n’est ni aux parents, ni aux amis... on est à son mari... à lui tout seul...

M. de Clagny dit, à demi-voix:

—Que c’est beau, les illusions!...

Brusquement, Bijou se tourna vers lui, demandant:

—Qu’est-ce que vous dites?...

—Une bêtise!...

—Non... j’ai compris que vous vous moquiez de moi... parfaitement!... vous avez beau secouer la tête, je le sais bien tout de même que vous vous moquez de moi... et c’est parce que j’ai dit que, quand on est mariée, on n’est plus qu’au mari!... Eh bien, ça peut être très ridicule, mais c’est mon avis... et je parie bien que c’est aussi celui de M. Spiegel?...

Le jeune homme s’inclina en souriant sans répondre.

Bijou dit, s’adressant toujours au comte:

—Vous l’a-t-on présenté, monsieur Spiegel?... non?... alors, je répare cet oubli... monsieur Spiegel, le fiancé de Jeanne... qui n’ose pas soutenir que j’ai raison parce qu’il n’est pas en force... c’est vrai!... il n’y a ici que lui de marié... ou presque...

—Eh bien, et Paul?...—fit la marquise en riant.

—Paul!... Ah! oui!... c’est vrai!... je ne pensais plus à lui!... Enfin, les gens pas mariés dominent... Henry, Pierrot, M. l’abbé, M. Giraud, Jean... Tiens!... qu’est-ce qu’il a donc, Jean?... il a une drôle de figure!...

Jean de Blaye, assis dans un fauteuil de bambou, les yeux à demi fermés, la tête appuyée sur sa main, paraissait sommeiller. Il répondit:

—J’ai mal à la tête!...

Et comme elle insistait, le questionnant pour savoir comment cela était venu, il s’écria, bourru:

—Eh bien! quoi? c’est la migraine!... est-ce qu’on sait comment ça vient?... ça vient comme ça peut, mais ça vient!...

Bijou était passée derrière le fauteuil où se reposait son cousin. Elle reprit, sans se laisser décourager par sa brusquerie, en regardant son visage pâli, ses traits tirés, ses yeux largement cernés:

—Il faut que tu aies très, très mal pour avoir une mine pareille!... et pour avouer surtout que tu as quelque chose, toi qui poses toujours pour l’homme fort... Mon pauvre Jean!... je voudrais tant te savoir mieux!...

Elle s’inclina, et posant doucement ses lèvres sur les paupières meurtries du jeune homme, les y tint appuyées assez longtemps.

Jean de Blaye devint très pâle, puis très rouge, et, se levant d’un mouvement violent:

—Tu m’as fait peur!...—dit-il l’air gêné, le regard incertain,—c’est stupide!... mais je ne te voyais pas... et alors... ça m’a surpris...

M. de Clagny s’était levé, lui aussi, avec une sorte de colère, en voyant Bijou embrasser son cousin. Comprenant à quel point était ridicule son émotion jalouse, il se rassit et dit, goguenard:

—Si ce remède-là n’agit pas... c’est que la maladie de Blaye est incurable!...

M. de Rueille regarda avec envie Jean qui sortait du salon, et, s’adressant à Bijou d’une voix qui s’enrouait:

—Quand j’ai la migraine... et ça m’arrive souvent, hélas!... vous êtes moins compatissante...

M. Giraud restait pétrifié sur la petite chaise basse où il était assis. Les yeux fixés à terre, les lèvres serrées, il semblait n’avoir rien vu.

Pierrot, lui, s’écria franchement:

—En a-t-il une veine, cet animal de Jean!...

—Sans doute... sans doute...—répondit l’abbé Courteil avec conviction,—mais il a tout de même bien mal à la tête, le pauvre monsieur!... je connais ça, moi, la migraine!...

La marquise se pencha à l’oreille de Bertrade, et lui dit en examinant Bijou de côté:

—Est-elle assez délicieuse, cette petite!... et bonne, et enfant surtout!... a-t-elle assez simplement embrassé ce nigaud de Jean... à qui ça a fait peur!...

—Oh! peur!... il était troublé, le pauvre garçon!... et il a voulu expliquer son trouble, voilà tout!...

—Crois-tu?... avec lui on ne sait jamais!...

—Vous n’avez pas vu qu’il est parti tout de suite... sans même dire adieu à M. Dubuisson et à M. Spiegel qui s’en vont?...

La marquise se tourna vers les deux hommes, qui s’approchaient pour la saluer:

—Puisque nous gardons votre Jeanne, j’espère que vous viendrez la voir souvent?...

Bijou demanda, s’adressant à son amie:

—Bien vrai, ça ne t’ennuie pas de rester à Bracieux?... je ne t’en voudrais pas de préférer à moi ton fiancé, tu sais?...

—Spiegel est obligé d’aller passer quelques jours à Paris,—dit M. Dubuisson,—à son retour, je viendrai avec lui chercher Jeanne...

 

En quittant le salon quelques instants plus tôt, Jean de Blaye éprouvait un douloureux malaise. L’innocent baiser de Bijou, ce baiser donné si franchement devant tout le monde, l’avait bouleversé, réveillant brusquement l’amour qu’il voulait endormir sous les tendres caresses de madame de Nézel.

La veille, il disait à la jeune femme qui se serrait toute frémissante contre lui: «Est-ce que je peux aimer... comme je t’aime, cette enfant que je n’ai jamais touchée du bout des doigts?...» A ce moment-là, il se sentait repris peu à peu par les sensations passionnées et profondes que son amour pour Bijou ne pouvait pas lui donner. Et voilà que, tout à coup, au lendemain même du jour où il espérait l’oubli, où il s’expliquait—à peu près calme—la cause de cet oubli, cette cause disparaissait, faisant place à un trouble très grand, qui le laissait sans force pour la lutte. Ses désirs, en se transformant, s’augmentaient, tandis que la tendre et pâle image de la maîtresse tant aimée s’éloignait, pour ne plus revenir, croyait-il. Il comprenait qu’il ne devait pas essayer plus longtemps de conserver l’amour de madame de Nézel, alors qu’il ne pouvait plus lui donner le sien. Et en pensant à cette affection si forte, où venait aux jours mauvais s’abriter son cœur, il pleura. Depuis quatre ans la jeune femme lui abandonnait toute sa vie, toute son âme, tout ce qu’il y avait en elle de délicat et de charmant. Et pendant que la tante de Bracieux, l’oncle Alexis, et les Rueille, et toute sa famille, le croyaient occupé à faire la noce, il vivait d’une vie très ignorée et très douce, organisée dans l’ombre, à côté de la vie extérieure que chacun connaissait et critiquait. C’était à ce bonheur paisible et chaud qu’il fallait renoncer! Et pourquoi?... Allait-il se décider à dire à Bijou son amour?... et, même en admettant qu’elle ne repoussât pas cet amour, était-il en situation d’épouser ce merveilleux bibelot créé pour un cadre luxueux? Bien des fois déjà il y avait songé, et toujours il s’était dit que ce serait une absurde folie. Et puis, jamais Bijou ne l’aimerait assez pour accepter cette médiocrité tranquille.

Comme il avait promis à madame de Nézel d’aller le lendemain à Pont-sur-Loire, il lui écrivit un mot pour s’excuser. En cachetant sa lettre, il pensa: «Elle ne croira pas au prétexte que je lui donne... mais elle comprendra... et c’est fini!...»

Et, soudain, il se sentit seul, très seul. Il eut la perception singulièrement nette de la vie qui allait dès lors être la sienne, et il frissonna douloureusement.

Pendant qu’il ressassait dans sa pauvre tête brisée toutes ces tristesses, Bijou, en installant Jeanne Dubuisson, affirmait:

—Tu rêves, je te dis... tu rêves!... il m’aime bien... comme on aime sa cousine... ou même sa sœur...

—Non!... il n’y avait qu’à regarder sa tête quand il est sorti du salon!... il était bouleversé!... je suis sûre qu’il l’est encore...

—Veux-tu pas que j’aille le lui demander?... mais au fait, il est sept heures?... nous n’avons que le temps de nous habiller... je reviendrai te prendre après le premier coup du dîner!...

Quand Bijou, très simple toujours, mais mise à ravir, sortit de sa chambre, le grand corridor du premier était obscur et silencieux. Chacun chez soi s’habillait pour le soir. Les domestiques avaient fermé les persiennes et n’avaient pas encore allumé les lampes.

Jean, qui sortait de chez lui, distingua à quelques pas dans l’ombre une silhouette blanche qu’il se hâta de rejoindre.

Bijou demanda:

—C’est toi, Jean?...

—Oui... c’est moi!... et j’aurais un mot à te dire...

—Quelque chose de pas trop long?... le premier coup est sonné!...

—Quelque chose de très court... mais que je préfère n’être entendu que de toi...

—Veux-tu que nous entrions chez toi ou chez moi?...

—Chez toi, puisque nous sommes à ta porte...

Bijou ouvrit et, quand Blaye fut entré, elle dit,

—Attends... ne remue pas... pour pas que tu te cognes... j’allume...

Il l’arrêta par le bras:

—Pas la peine d’avoir de la lumière... je sais parler sans y voir!... d’ailleurs ça ne sera pas long... je veux te dire, mon Bijou... que ce que tu as fait... tu sais bien, tantôt?...

Elle parut chercher:

—Tantôt?... qu’est-ce que j’ai donc fait?...

—Tu m’as gentiment, oh! bien gentiment embrassé... mais tu es trop grande pour faire ça... quand il y a du monde...

Elle demanda en riant:

—Et quand il n’y a personne... est-ce que je peux, dis?...

Avant qu’il eût le temps de répondre, elle le saisit par les épaules et tendit vers lui ses lèvres. Il abaissait au même instant sa tête, et le baiser lui effleura la bouche. Bijou fit entendre une sorte de plainte caressante et craintive qui l’émut profondément. Décidé à parler, cette fois, il voulut attirer à lui la jeune fille, mais elle repoussa les mains qui cherchaient à la retenir, s’élança hors de la chambre, et, au frôlement rapide de sa robe contre la muraille, il comprit qu’elle s’enfuyait.

X

LE lendemain, la mère Rafut arriva. Bijou comptait la conserver une semaine. Elle fut très désappointée quand la vieille ouvrière lui annonça qu’elle ne pouvait donner que cinq journées. Le 1er septembre, le théâtre rouvrait, et elle devait reprendre ses fonctions d’habilleuse. Alors Jeanne proposa de travailler un peu aux robes, et Bijou accepta.

—C’est une excellente idée!... à deux, nous ne nous ennuierons pas!... nous causerons sans nous occuper de la mère Rafut...

Et, le jour même, pendant que la marquise et madame de Rueille étaient à faire ce que Jean de Blaye appelait «une tournée de visites», elles s’installèrent dans l’atelier de Bijou transformé en salle de couture, et se mirent à tailler et à coudre en bavardant à côté de la vieille ouvrière. A un moment, Bijou demanda:

—Iras-tu au bal des courses?...

—Oui,—dit Jeanne:—il paraît que, comme je suis fiancée, ça n’est pas très correct... mais j’irai tout de même parce que Franz désire me voir en toilette du soir... et aussi valser avec moi... il valse très bien, tu sais?...

—Lui qui a l’air si austère!... Alors, décidément, ça ne te fait rien d’épouser un protestant?...

—Rien du tout!... je suis, sans être dévote, une catholique très convaincue... il est, sans être dévot, un fervent protestant... chacun de nous tient à sa religion et n’en voudrait pas changer, mais l’un n’a nullement l’idée de convertir l’autre...

Comme Bijou ne répondait rien, elle ajouta:

—Il ne me déplaît pas d’avoir un mari protestant... je t’avoue même que... à certains points de vue... ça me tranquillise... oui!... c’est vrai, ce que tu me disais hier... les protestants ont sur la famille... et aussi sur la fidélité, des idées... des principes plus arrêtés que les catholiques...

—Oui!... Dis-moi?... quelle robe mettras-tu au bal des courses?...

—Je ne sais encore!... je n’en ai pas!...

—Comment?... et la blanche à petits bouquets?...

—Papa ne la trouve pas assez bien!... c’est chez les Tourville, le bal des courses, cette année!... ce sera très élégant!...

—Oh! ça, oui!...

—Nous ne les connaissons pas du tout... c’est la première fois que nous allons à Tourville... si j’étais fagotée, ça ne serait pas aimable pour ta grand’mère qui nous a fait inviter... alors, papa m’a dit de faire faire une robe... et il m’a donné cinquante francs...

—Qu’est-ce que tu vas faire faire?

—Je n’en sais rien... conseille-moi, veux-tu?...

Depuis un instant, Bijou semblait profondément réfléchir. Elle dit:

—Si tu voulais, nous pourrions être pareilles toutes les deux?... ça serait tout plein gentil!...

—Comment est ta robe?...

—Elle n’est pas encore, elle sera!... rose, bien entendu... en crêpe... toute simple, des jupes droites... coupées comme les jupes des danseuses... pour ne pas alourdir par un ourlet... trois jupes superposées, de la même longueur, bien entendu... trois, ça fait suffisamment vaporeux... plus, ça engonce!... et faisant de gros godets ronds... un petit corsage froncé, tout simple... des petits ballons avec des flots de rubans et une ceinture de ruban nouée derrière avec des longues coques et de longs pans... du ruban large comme la main, pas plus...

—Ça sera joli...

—Et ça t’ira à merveille...

—Mais...—demanda Jeanne un peu craintivement—ça ne t’ennuiera pas que je sois pareille à toi?...

—Ça me fera plaisir, au contraire!... veux-tu que nous fassions ta robe ici?... je te l’essaierai... comme ça, nous serons sûres qu’elle ira...

—Que tu es gentille!... tant d’autres, à ta place, ne se soucieraient que d’elles-mêmes!...

—Dis donc?... si tu écrivais pour qu’on envoie demain du crêpe?...

Elle ajouta en riant:

—M. de Bernès, qui me demandait hier soir si je n’avais pas de commissions pour Pont-sur-Loire... j’aurais dû lui donner celle-là!...

—Il aurait été un peu empêtré!...

—Pourquoi?... ça n’est pas difficile d’acheter du crêpe rose avec un échantillon...

La mère Rafut, qui jusque-là avait cousu activement, sans dire un mot, tirant sans relâche son aiguille d’un petit mouvement court et précipité, releva son visage plissoté comme une vieille pomme, et dit:

—Et même sans!...

—Sans quoi?...—demanda Bijou.

—Sans échantillon... Ah! que non, qu’y n’serait pas empêtré!... c’est toujours lui qui choisit les robes à mademoiselle Lisette Renaud...

—Lisette Renaud, la chanteuse?...—questionna Jeanne avec vivacité, tandis que Denyse, très absorbée par son travail, ne parut pas avoir entendu.

La mère Rafut répondit:

—Non, mademoiselle, la dugazon...

—C’est bien ce que je voulais dire!... Ah!... M. de Bernès la connaît?...

La vieille ouvrière sourit:

—J’vous crois, qu’y la connaît!... y a plus de dix-huit mois qu’ça dure!... et on peut dire qu’y a pas un plus gentil p’tit ménage qu’eux deux!...

—Ah!...—fit Jeanne intéressée—elle est si jolie, Lisette Renaud!... je l’ai vue dans Mignon... et aussi dans les Dragons de Villars...

La mère Rafut appuya:

—Oh! que oui!... qu’elle est jolie!... et sage donc!... faut voir!...

—Sage?...—dit mademoiselle Dubuisson, mais...

—Ah! oui!... pour sûr que c’est pas une demoiselle comme vous!... mais elle était sage, sage tout à fait quand elle a connu M. de Bernès... et depuis, elle n’a jamais seulement regardé quelqu’un!... lui non plus, d’ailleurs!... qu’il est d’une fidélité qu’c’en est touchant!... Pourtant, gentil comme il est, c’est pas les agaceries qui lui manquent, vous pensez bien!... même les dames de la première société qui lui courent après... et les dames d’officiers!... et la préfète donc, qui n’demanderait pas mieux!... Ah ouiche!... y leur fiche pas un coup d’œil... y n’regarde qu’sa p’tite Lisette... mais faut voir comment qu’c’est qu’y la r’garde!... bien sûr que s’il était seulement officier supérieur, y l’épouserait tout d’suite... et qu’il aurait bien raison!...

—Jeanne!...—appela Bijou—voilà le premier coup du déjeuner!...

Et, quand elles furent sorties, elle dit, d’un ton très doux où se devinait à peine le reproche:

—Pourquoi laisses-tu la mère Rafut te raconter des histoires que tu ne dois pas entendre?...

La jeune fille rougit, et répondit, troublée:

—Mon Dieu!... elle n’était pas bien méchante, son histoire!... et puis... même en admettant qu’elle le soit... comment veux-tu que je l’empêche de la raconter?...

—Oh!... c’est bien simple!... il n’y a qu’à ne pas répondre ni écouter... tu verras si elle ne se taira pas?...

—Oui... tu as raison!...

Et, passant son bras autour des épaules de Bijou, Jeanne l’embrassa en disant:

—Tu as toujours raison!... moi, vois-tu, avec mon air sérieux, je suis bien plus étourdie que toi!... et plus faible aussi!... je ne sais pas résister à ce qui m’amuse...

—Et ça t’amusait?...

—Beaucoup!...

—Grand Dieu!... qu’est-ce qui peut t’amuser là-dedans?...

—Dame!... je ne sais pas trop!... je suis curieuse, d’abord!... et observatrice aussi... alors, cette histoire m’expliquait précisément des remarques que j’avais faites...

—Quand ça?...

—Mais... depuis quatre ou cinq mois... depuis que je sors un peu...

—Quelles remarques as-tu faites?...

—J’ai remarqué que M. de Bernès ne faisait la cour à aucune femme... qu’il n’en regardait aucune... qu’il était à peine aimable... même avec les plus jolies... et la preuve, c’est que, même avec toi, il n’a pas essayé de flirter, je parie?...

Bijou répondit en riant:

—Oh!... pas du tout!... mais, de ce qu’il n’a pas essayé de flirter avec moi, il n’en faut pas conclure que, avec d’autres...

—Non!... la mère Rafut doit avoir raison!... et, au fond, ça ne m’étonne pas, cette histoire!... tu n’as pas idée à quel point elle est délicieuse, Lisette Renaud!... quelque chose dans ton genre... elle est cependant beaucoup plus grande que toi... et moins blonde... mais elle a des yeux merveilleux!... et une charmante taille souple... presque aussi souple que la tienne!... enfin, je comprends que, quand on l’aime on doit l’aimer beaucoup... avec ça, du talent et une jolie voix... un contralto... je suis sûre qu’elle te plairait!...

—Je ne crois pas!...

—Pourquoi?...

—Je n’aime pas les femmes qui jouent la comédie... qui la jouent bien, du moins... ça indique une sorte de duplicité!...

—Je ne crois pas!... ça indique une facilité d’assimilation... une sensibilité grande... mais pas de la duplicité...

—Que veux-tu?... je ne vois pas ça de la même façon!... ce qui n’empêche que, exceptionnellement, mademoiselle... comment s’appelle-t-elle?...

—Lisette Renaud...

—Mademoiselle Lisette Renaud est peut-être une charmante personne... quant à moi, je ne demande qu’à le croire... pour M. de Bernès...

—Tu ne l’aimes pas beaucoup, n’est-ce pas, M. de Bernès?...

—Pourquoi?... il m’est indifférent... et il me paraît quelconque...

—Oh! non!... je le vois assez souvent à Pont-sur-Loire... il est très intelligent, très gentil... et puis, très bien physiquement... tu ne trouves pas?...

—Je te dirai que je n’ai jamais fait grande attention au physique de M. de Bernès...

Et Bijou ajouta en riant:

—La première fois que je le verrai, je le regarderai de tous mes yeux... et je tâcherai de découvrir toutes ses perfections... pour faire plaisir à M. de Clagny...

—Tu l’aimes bien, celui-là!...

—Oh! ça! oui, par exemple!...

—Je m’en suis aperçue tout de suite... depuis que je suis arrivée, tu ne m’as parlé que de lui... et hier, quand il est venu, tu étais ravie...

—Oui!... il est si bon!... si aimable pour moi!...

—Mais tout le monde est aimable pour toi... tout le monde t’adore...

—Tout le monde est beaucoup trop bon et trop bienveillant pour moi... je le sais bien!... mais M. de Clagny est encore meilleur que les autres... je ne le connais que depuis trois jours et je ne peux plus me passer de lui!... quand je le vois, je suis gaie, heureuse... et je voudrais qu’il fût toujours là!... tiens!... je voudrais avoir un père ou un oncle comme lui!... Est-ce que tu ne trouves pas qu’il produit cette impression-là?...

—Oh!... moi, il me serait impossible de me supposer un autre père que papa!... tel qu’il est, je l’adore!... il paraît peut-être très ordinaire aux autres gens, papa, mais c’est papa!... je trouve tout de même M. de Clagny très bien... et il a dû être charmant!...

—Moi, je trouve qu’il l’est encore!...

Les deux jeunes filles arrivaient dans le vestibule. Jeanne s’approcha du perron.

—Quelle chaleur!...—dit-elle.

Puis, mettant sa main au-dessus de ses yeux, elle regarda dans l’avenue, et reprit:

—Tiens!... un mail!... qui est-ce qui peut venir en mail?...

—M. de Clagny, naturellement!...—cria joyeusement Bijou qui s’élança dehors;—il avait dit à grand’mère que, s’il pouvait, il viendrait lui demander à déjeuner...

—Et il a pu!...—fit aigrement M. de Rueille, qui sortait du hall;—on le voit beaucoup depuis trois jours, M. de Clagny!...

Et, plus aigrement encore, il ajouta:

—Il faut croire que nous lui plaisons!...

La vue des chevaux qui s’arrêtaient devant le perron le désarma, et il dit, avec admiration:

—Mâtin!... quels chevaux!... et joliment menés!... il n’y a pas à dire, il a la ligne, le bonhomme!...

 

Après le déjeuner, Pierrot déclara qu’il avait mal au pied. C’est au bout des doigts que ça lui faisait mal... il ne savait pas ce que c’était...

—Je le sais bien, moi,—dit Jean de Blaye:—c’est qu’il a des chaussures trop courtes...

—Trop courtes?...—fit M. de Jonzac,—mais c’est impossible!...

Après un instant de réflexion, il ajouta avec effroi:

—A moins que ses pieds n’aient encore grandi!...

Jean se mit à rire.

—C’est probablement ce qu’ils ont fait!... dans tous les cas, ses doigts sont retroussés du bout et regrimpés les uns sur les autres, j’en suis sûr!... il n’y a qu’à regarder ses pieds pour s’en rendre compte... il y a partout des bosses... ça ressemble à des sacs de noix!...

M. de Jonzac répondit:

—Je vais lui faire acheter aujourd’hui des chaussures...

—Je crois, mon oncle, qu’il vaudrait mieux l’envoyer prendre mesure à Pont-sur-Loire... il doit y avoir un cordonnier possible...

Madame de Bracieux dit:

—M. l’abbé y va justement tantôt pour porter une lettre à l’évêché, et savoir la réponse... il pourrait l’emmener?

—Alors...—fit Bijou,—on prendrait l’omnibus et Jeanne et moi nous irions aussi... nous avons des courses à faire...

—Lesquelles?...—demanda la marquise.

—Mais du crêpe, d’abord!... du crêpe pour Jeanne... et puis, des crayons et des couleurs qui me manquent... enfin, un tas de choses!...

M. de Clagny proposa:

—Voulez-vous que je vous emmène tous?... j’ai affaire à trois heures à Pont-sur-Loire chez un notaire... vous ferez vos courses et je vous ramènerai... c’est mon chemin pour rentrer à la Norinière...

—Oh! quel bonheur!...—fit Bijou ravie;—moi qui n’ai jamais été en mail!... vous voulez bien, grand’mère?...

Madame de Bracieux semblait hésiter, elle dit:

—C’est que, à Pont-sur-Loire, mon Bijou, vous allez faire là-dessus un effet fabuleux... et, pour des jeunes filles... enfin, j’ai peur qu’on ne trouve pas ça correct...

Bijou se récria:

—Oh! grand’mère!... pas correct!... avec M. de Clagny?...

—Oui, avec moi!...—appuya le comte, dont le visage s’était brusquement attristé,—il n’y a pas de danger... je ne suis pas compromettant, moi!...

Madame de Bracieux répondit, sincère:

—Évidemment, non!... mais on est si méchant à Pont-sur-Loire...

—Oh! grand’mère!—supplia Bijou,—ne nous privez pas d’un plaisir auquel vous ne voyez, vous, aucun mal, à cause des gens de Pont-sur-Loire dont vous vous souciez si peu!...

—Tu as raison!... allez donc, mes enfants, puisque ça vous amuse, et qu’il n’y a, comme tu le dis très bien, aucun mal à se distraire ainsi.

—Est-ce qu’il y a une toute petite place pour moi?...—demanda Rueille.

—Pour vous, et pour d’autres encore—répondit M. de Clagny:—nous ne sommes que six, jusqu’à présent...

La marquise se tourna vers Bertrade:

—Dis donc, si tu y allais, toi... pour surveiller les petites?...

Madame de Rueille dit, en regardant son mari, qui baissa les yeux et sembla contempler attentivement le parquet:

—Paul les surveillera très bien!...

Bijou s’avança:

—Je demande qu’on ne parte pas avant trois heures... parce que voici M. Sylvestre qui vient me donner ma leçon d’accompagnement... il monte l’avenue...

La marquise regarda par la fenêtre et dit:

—Le malheureux!... il arrive à pied, par cette horrible chaleur?...

—Il arrive toujours à pied, grand’mère!...

—Cinq kilomètres, ce n’est pas énorme!... fit Henry de Bracieux.

Bijou se tourna vers lui:

—Pour toi, qui les fais en voiture, non!...

—Bah!... à la chasse, on en fait bien d’autres!...

—Mais on s’amuse, à la chasse!... c’est tout différent! je sais bien que moi, si j’osais, je le ferais chaque fois reconduire en voiture, M. Sylvestre...

—Si vous le voulez, nous le reconduirons aujourd’hui?...—dit M. de Clagny.

—Je crois bien que je le veux!... vous êtes très bon de m’offrir ça!... parce que, vous savez, il n’est pas joli, joli, mon professeur d’accompagnement!... et il n’ornera pas votre mail!...

—Croyez-vous que je me soucie de ça?... je ne suis pas snob, Bijou!... pas snob du tout!...

—Mais...—dit Jean de Blaye,—il n’est pas si mal, ce garçon!... il a des yeux délicieux!... des yeux d’une limpidité et d’une douceur extraordinaires...

Bijou répondit en riant:

—Je n’ai pas remarqué ça... mais quand même ce serait, ça ne se voit pas beaucoup sur le haut d’un mail, des yeux!... et il est drôlement habillé... avec des vêtements trop étroits et qui plaquent... et des grands cheveux qui plaquent aussi... il a un faux air de noyé!...

Un domestique annonça:

—Monsieur Sylvestre est là...

Madame de Bracieux demanda:

—A-t-on prévenu Joséphine?...

—Oui, madame la marquise... Joséphine est chez mademoiselle...

Jeanne Dubuisson se levait, mais Bijou dit:

—Non... ne viens pas! quand je sens quelqu’un là, quelqu’un d’autre que Joséphine, je ne fais rien de bon!...

Au moment de sortir, elle ajouta:

—A trois heures, j’arrive avec mon chapeau... et M. Sylvestre...

Quand Bijou entra dans sa chambre, Joséphine, la vieille gouvernante qui avait élevé deux générations de Bracieux, travaillait près de la fenêtre, tandis que, dans le petit salon voisin, le musicien installait le pupitre et tirait le violon de sa boîte.

A la vue de la jeune fille, ses yeux très bleus s’éclairèrent encore, devenant infiniment pâles dans son visage coloré. C’était un garçon de vingt-huit ans, très maigre, très gauche et assez misérablement vêtu, mais dont la physionomie intéressait par on ne savait quoi de tourmenté et de sympathique.

—Comme vous avez chaud, monsieur Sylvestre!—dit Bijou qui lui tendit la main—et on ne vous a pas encore apporté à boire!...

Allant vers la porte de sa chambre, elle appela:

—Joséphine!... veux-tu dire qu’on apporte... quoi, au fait?... qu’est-ce que vous prendrez, monsieur Sylvestre?... de la bière, de la limonade, du vin, quoi?... je ne me souviens jamais!...

—Si vous le voulez bien, de la limonade... mais vous êtes trop bonne, mademoiselle, de vous occuper ainsi de...

Denyse l’interrompit:

—J’ai oublié de rapporter de Pont-sur-Loire la musique que vous m’aviez dit de prendre!... vous allez me gronder...

Il répondit, d’un ton effaré:

—Oh!... mademoiselle, vous gronder!... moi!...

—Oui... vous!... si vous ne me grondez pas, vous avez tort!... voyons?... qu’est-ce que nous jouons?... Ah!... j’oubliais!... je vais vous demander de vous mettre d’abord au piano... et de m’accompagner une bête de romance que j’apprends...

—Quelle romance?...

Ay Chiquita!... c’est grotesque, n’est-ce pas?... mais nous avons un vieil ami qui adore ça... et qui m’a demandé de le lui chanter...

—Mon Dieu!... Ay Chiquita... ça n’est pas autrement grotesque... ça est devenu rengaine, voilà tout!...

Il ajouta, en regardant la musique:

—Ah!... vous le chantez dans un ton élevé... je me disais aussi...

—Oui!... je le chante en haut... c’est encore plus vilain!... Dieu!... que je voudrais avoir une voix grave!... c’est si beau, les voix graves!... seulement il n’y en a pas!...

—Elles sont rares, mais il y en a...

Bijou secoua la tête...

—Je n’en ai jamais entendu...

—Eh bien, vous pourriez en entendre une...

—Où donc?...

—Au théâtre de Pont-sur-Loire, tout simplement... oui... mademoiselle Lisette Renaud... une jeune chanteuse de beaucoup de talent... et très jolie, ce qui ne gâte rien...

—Elle a une belle voix?...

—Très belle!... je l’entends, en moyenne, trois fois par semaine, sans compter les répétitions avec orchestre... eh bien! je ne m’en lasse jamais...

—Ah!... est-ce qu’elle chanterait dans une soirée, savez-vous?...

—Mais certainement... elle chante quelquefois à Pont-sur-Loire...

—Je demanderai à grand’mère de la faire venir... où demeure-t-elle?...

—Rue Rabelais... je ne sais plus le numéro... mais elle est connue...

Après un silence, le musicien demanda:

—Pourquoi ne viendriez-vous pas l’entendre au théâtre?... cela vous intéresserait bien plus...

—Grand’mère ne voudrait jamais!...

—Je sais bien qu’à Pont-sur-Loire la société ne va pas au théâtre... c’est mal vu... mais il y a pourtant des circonstances... ainsi tenez... dans quinze jours, il y a une représentation pour les blessés... organisée par les Dames de France... tout le monde ira...

—Et on jouera des choses convenables?...

—Oh!... un opéra-comique quelconque... et des morceaux quelconques aussi... seulement je suis sûr que Lisette Renaud sera au programme... et souvent!... c’est ce que nous avons de mieux au théâtre...

—Vous ne buvez pas, monsieur Sylvestre?...

Bijou s’approcha du plateau qu’on venait d’apporter, et, servant le jeune homme, lui tendit gentiment un verre qui s’embuait au contact de la boisson glacée, en disant:

—Vous n’avez plus trop chaud pour boire, au moins?... c’est si froid, cette limonade!...

Il prit le verre d’une main qui tremblait un peu et resta le bras allongé, la bouche entr’ouverte, regardant Denyse avec une admiration passionnée.

Alors elle dit en souriant:

—Monsieur Sylvestre, voilà que vous êtes encore sorti!...

Le teint déjà rouge du jeune homme se colora plus violemment encore; il avala son verre d’un trait et, se précipitant au piano:

—Commençons, mademoiselle!... commençons!...

Et il joua la ritournelle très courte de la romance en hésitant un peu, comme si ses doigts refusaient d’agir. C’était si visible que Denyse lui demanda:

—Qu’est-ce que vous avez?... vous n’êtes pas en forme, aujourd’hui?...

—Mon Dieu, mademoiselle, je... il fait si chaud!...

Un peu myope et ne se servant jamais de lorgnon, elle se penchait au-dessus de lui pour lire, et parfois effleurait de son buste la joue et les cheveux du musicien dont le trouble augmentait. Ses yeux se voilaient, ses doigts mous glissaient à côté des touches, et Bijou répéta, surprise:

—Positivement, vous n’êtes pas en forme!...

—Je vous demande infiniment pardon, mademoiselle... je... je ne sais pas ce que j’ai...

Elle dit en riant:

—Moi non plus, je ne le sais pas!...

Et, comme il quittait le piano, elle le fit se rasseoir.

—Non!... si vous le voulez bien, j’étudierai encore deux ou trois vieilles chansons?...

Et elle recommença à déchiffrer, s’inclinant pour mieux voir, tandis que, pâle à présent, les mains moites et les oreilles bourdonnantes, le pauvre garçon la suivait tant bien que mal.

Quand l’heure fut passée, Bijou alla prendre son chapeau dans sa chambre, et revint le mettre devant la glace du petit salon.

Et comme, au lieu de rentrer son violon dans sa boîte, M. Sylvestre la regardait lever les bras et cambrer sa taille onduleuse en un gracieux mouvement, elle lui dit:

—Dépêchez-vous!... nous vous emmenons à Pont-sur-Loire... ou plutôt M. de Clagny, un de nos amis, vous emmène sur son mail...

Voyant qu’il ne comprenait pas, elle reprit:

—Une grande voiture... où l’on peut tenir beaucoup de monde...

Il demanda, éperdu:

—Et vous y serez?...

—Et j’y serai... oui, monsieur Sylvestre...

De sa boîte, il avait tiré un bouquet de myosotis et de roses de haie qui inclinaient leurs petites têtes déjà fanées. Il le tendit timidement à Bijou...

—En venant, mademoiselle... je... je me suis permis de cueillir ces fleurs pour vous...

Elle les prit, et après les avoir respirées longuement, les passa dans sa ceinture en disant:

—Je vous remercie d’avoir pensé à moi!...

Il descendit, suivant pas à pas Bijou, heureux, oubliant sa misère. Et lorsqu’il apparut sautillant derrière elle, sa boîte à violon à la main, M. de Clagny dit à Jean de Blaye:

—C’est vrai qu’il a une bonne tête, le musicien!...

Le mail venait d’arriver au perron; la marquise appela:

—Bijou!... j’ai une commission à te donner!... tu iras chez Pellerin, le libraire et tu lui demanderas... tiens, non, au fait!... envoie-moi Pierrot...

—Pierrot!—dit Denyse, qui revint dans le vestibule,—grand’mère te demande...

Le petit fit la grimace:

—Je parie que c’est pour une commission?... et les commissions, c’est pas mon fort!...

Et tandis que Bijou et les autres grimpaient sur le mail, il alla trouver madame de Bracieux:

—Vous m’appelez, ma tante?...

—Oui... tu iras chez Pellerin... sais-tu ce que c’est que Pellerin?...

—Le libraire?...

—Oui... tu lui demanderas de ma part un roman de Dumas qui s’appelle le Bâtard de Mauléon... Pourquoi me regardes-tu avec cet air ahuri?...

—Parce que je ne vous ai jamais vu lire de romans... et que...

—Tu ne me verras pas non plus lire celui-là!... c’est pour le curé auquel je l’ai promis... il adore Dumas et il ne connaît pas le Bâtard de Mauléon... tu retiendras bien le titre?

—Oui, ma tante...

—Tu es sûr?... tu ne veux pas que je te l’écrive?

—Pas la peine...

—Tu l’oublieras?...

—Pas de danger!.....

Il s’élança tête baissée sur le mail, écrasa plusieurs pieds, manqua de défoncer la boîte à violon de M. Sylvestre, et s’excusa en disant:

—Ah! mon Dieu!... j’ai chahuté le petit cercueil!...

XI

LEVÉE toujours la première, Bijou descendait vers sept heures et faisait à l’office et à la laiterie son tour de maîtresse de maison.

Sauf Pierrot, qui circulait quelquefois, les yeux bouffis de sommeil, dans les corridors, elle ne rencontrait jamais personne, et elle fut très étonnée ce matin-là de se heurter à M. de Rueille, qui sortait de la bibliothèque un livre à la main. De tous les habitants de Bracieux, il était le plus paresseux; aussi demanda-t-elle en riant:

—Comment!... Vous avez déjà fini de dormir?...

—C’est-à-dire que je n’ai pas commencé!...

—Ah bah!...

—Non... et comme j’avais lu tous mes bouquins de là-haut, je suis venu en prendre un autre pour achever ma nuit...

Bijou montra le soleil qui entrait à flots par la fenêtre ouverte:

—Votre nuit?...

—Oh!... pour moi, sauf en cas de chasse ou de départ quelconque, il fait nuit jusqu’à dix heures au moins!...

—Et vous allez vous recoucher?...

—A l’instant même...

—Mais c’est fou!...

—C’est au contraire très sage... d’autant plus que, quand on n’est pas de bonne humeur, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de se terrer...

—Vous n’êtes pas de bonne humeur?...

—Non!...

—Et pourquoi ça?...

Paul de Rueille hésita un instant et répondit:

—Je n’en sais rien...

—Le fait est—dit en riant Bijou—qu’hier, pendant notre course à Pont-sur-Loire, vous n’avez pas été très aimable...

—C’est votre faute!...

—Ma faute!... à moi?...

—A vous...

—Mais comment ça?...

—Je vous le dirai si ça vous plaît...

—Ça me plaît... mais pas maintenant... parce qu’on m’attend à la laiterie...

Il demanda, l’air inquiet:

—Qui ça?...

Sans remarquer cette inquiétude, Bijou répondit:

—La femme des vaches...

M. de Rueille répliqua, un peu pointu:

—Allez vite, en ce cas!... je ne voudrais pas que la femme des vaches attendît à cause de moi...

Denyse proposa:

—Vous devriez venir voir les fromages?...

—C’est ça qui doit être gai!... Non!... vrai!... vous n’avez pas peur que je m’amuse trop, dites, mon petit Bijou?...

—Vous vous amuserez toujours autant que dans votre lit!... à relire quelque vieux bouquin que vous devez savoir par cœur?... oh!... vous le savez par cœur, j’en suis sûre!... il n’y a dans la bibliothèque que des classiques ou des vieux rossignols... depuis que je suis là, il n’entre plus un livre, ni rue de l’Université, ni à Bracieux, tellement grand’mère a peur que je ne fourre dedans mon nez... et elle a bien tort, grand’mère, d’avoir peur de ça!... jamais je n’ouvrirais un livre qu’on m’aurait défendu d’ouvrir, jamais!...

—Grand’mère craint toujours que vous ne fassiez ce que ferait une autre jeune fille!... vous êtes une si surprenante exception, Bijou!...

—Oui, je suis une exception, un ange, tout ce que vous voudrez... mais venez avec moi, ou laissez-moi m’en aller, voulez-vous?... je n’aime pas à me faire attendre...

M. de Rueille posa son livre sur une console et dit:

—Mon Dieu!... je veux bien aller avec vous!...

Il suivit sans parler Bijou qui trottinait devant lui. Elle était si gentille, allant et venant à travers les grands seaux pleins de lait, son chapeau de paille enroulé de dentelle planté à la diable sur ses cheveux blonds; son petit peignoir de batiste rose relevé très haut, par une grande épingle de nourrice en argent.

Quand elle eut vérifié, ordonné, disposé toutes choses sans plus s’occuper de son cousin que s’il n’existait pas, alors seulement elle se tourna vers lui, souriante:

—Et maintenant... s’il vous plaît que nous allions nous promener, je suis à vos ordres...

Elle tourna dans une des allées qui menaient aux avenues, et ajouta:

—Je vous écoute...

—Vous m’écoutez?... qu’est-ce que vous voulez que je vous dise?...

—Je croyais que vous deviez me raconter pourquoi vous étiez hier de si mauvaise humeur... vous disiez que c’était par ma faute...

Il répondit, embarrassé:

—C’est que... vous aviez eu... enfin, vos façons, votre manière d’être... n’étaient pas du tout ce qu’elles sont habituellement... ni ce qu’elles devaient être!...

—Ah!... qu’est-ce que j’ai donc fait?...

—Mais, d’abord, vous avez mis une insistance... singulière à faire monter avec nous Bernès sur le mail, lorsque nous l’avons rencontré... Pourquoi cette insistance?...

—Dame!... il est assez naturel, quand on rencontre quelqu’un à pied... à un kilomètre de l’endroit où l’on va soi-même en voiture, de lui offrir de l’emmener... c’est le contraire, il me semble, qui serait singulier!...

—Soit!... mais alors, c’était M. de Clagny qui devait offrir une place dans sa voiture...

—Il n’y pensait pas!...

—Ou bien il ne se souciait pas de le faire!... vous lui avez forcé la main...

—Allons donc!... il adore M. de Bernès!... l’autre jour, il a passé une demi-heure à me chanter sur tous les tons ses louanges...

—Ah!... c’est probablement ce qui vous a rendu si aimable pour lui?...

—Ai-je été si aimable?...

—Certes!... d’habitude, vous ne lui accordez pas la plus légère attention, au petit Bernès... et hier, vous n’aviez d’yeux que pour lui...

—Je ne m’en suis pas aperçue...

—En vérité?... alors, vous êtes la seule!... c’était à ce point que je me suis demandé si ce n’était pas tout bonnement avec l’idée de me tourmenter que vous faisiez ça!...

Bijou leva sur M. de Rueille son beau regard lumineux et demanda:

—Pour vous tourmenter?... et en quoi cela peut-il vous tourmenter que je sois aimable pour M. de Bernés?...

—En quoi?...—balbutia M. de Rueille très gêné,—mais je viens de vous le dire... je ne suis pas... nous ne sommes pas habitués à vous voir faire ainsi des frais... pour un jeune homme, surtout!... Non... c’est vrai... j’étais stupéfait... je le suis encore...

Elle dit, gentiment:

—Et moi je suis désolée de vous avoir contrarié... oui... je vous assure... vous comprenez, je n’avais jamais regardé beaucoup M. de Bernès... je voulais voir si toutes les jolies choses que M. de Clagny m’en avait dites étaient exactes... alors, je m’occupais de lui... vous me pardonnez?...

Sans répondre, M. de Rueille reprit:

—Avec Clagny, vous avez aussi une façon d’être choquante!... il est vieux, c’est convenu!... mais enfin, il n’est pas encore assez croulant pour autoriser de telles libertés...

—Qu’est-ce que vous appelez des libertés?...

—Tantôt vous avez l’air de l’admirer, d’être en extase devant lui... tantôt vous le câlinez ridiculement comme hier...

—Hier?... j’ai câliné M. de Clagny?... moi?...

—Vous!...

—Mais à quel propos?...

—Quand vous vouliez à toute force passer en mail dans la rue Rabelais... et du diable si je sais pourquoi, par exemple!... c’est bien la plus sale rue qui soit!... sans compter que vous pouviez nous faire casser le cou... oui... parfaitement!... c’était dangereux comme tout, cette fantaisie!... le petit Bernès lui-même, qui est pourtant un des plus jolis imprudents que je connaisse, a essayé de vous dissuader de passer par là...

Entre les cils de Bijou courut la petite lueur bizarre qui éclairait parfois ses yeux, et elle dit en souriant:

—C’est vrai... il était enragé pour empêcher de passer par la rue Rabelais, M. de Bernès!... on aurait cru qu’il avait peur de quelque chose?...

—Il avait peur de se démolir, parbleu!... comme moi... comme l’abbé... comme Pierrot lui-même... et je ne comprends pas comment le père Clagny a cédé à votre caprice... car il était responsable de la petite Dubuisson, de Pierrot, et de vous... pour ne pas parler de nous autres!...

—Avez-vous fini de me gronder?...

—Je ne vous gronde pas...

—Ah! par exemple!... faisons la paix, voulez-vous?...

Se dressant sur la pointe des pieds et tendant vers lui son petit bec frais, elle demanda:

—Embrassez-moi?...

Il recula brusquement.

—Oh!—fit Bijou stupéfaite et attristée,—oh!... vous ne voulez pas?...

Il dit, mal à l’aise, cherchant les mots qui ne venaient pas:

—Je ne veux pas... je ne veux pas?... pas ici... c’est ridicule!... je ne comprends pas que vous ne trouviez pas ça ridicule!...

Secouant sa tête ébouriffée, elle fit voler les bouclettes de son front et répondit, très douce:

—Non... je ne trouve pas ça ridicule du tout!...

Puis, au lieu de continuer sa promenade, elle rebroussa chemin et rentra sans plus parler.

 

En arrivant dans sa chambre, M. de Rueille y trouva sa femme qui l’attendait en lisant une lettre qu’elle lui tendit:

—Voici la lettre que je viens de recevoir du docteur Brice... je trouvais que Marcel n’était pas très bien depuis quelque temps...

—Pas très bien, Marcel?... cet enfant qui mange et boit plus que moi, dort comme un sabot, et pousse comme un champignon?... Ah! elle est forte celle-là!... et quelle maladie lui découvre-t-il, cet excellent Brice?...

—Aucune...

—C’est encore heureux!...

—Mais il lui ordonne la mer...

—La mer?... à ce gosse qui crève de santé, au point d’en être insupportable?...

—Voyez ce qu’il dit...

M. de Rueille murmura:

—Voyons ce qu’il dit?...

Et, résigné, il commença la lecture de la lettre, très longue, dans laquelle le docteur indiquait la mer comme le meilleur remède aux petits troubles nerveux que ressentait l’enfant.

Et il répéta, narquois:

—Alors... il ressent des troubles nerveux, Marcel?... et pour ces troubles, dont personne, sauf vous, ne s’aperçoit, nous quitterions Bracieux, où cet enfant s’épanouit dans un air exquis,—son air natal, en somme,—et nous irions camper sur quelque plage stupide?... Ah! non!... vous avez parfois des idées malheureuses!...

Encore crispé de son explication avec Bijou, ému à la pensée de ne plus la voir, il parlait sec et essayait de rire, d’un rire qui sonnait faux.

Bertrade le regarda:

—Je n’ai pas voulu—fit-elle doucement—vous dire tout de suite la vérité... j’espérais que vous la devineriez... vous ne la devinez pas un peu?...

Il répondit, vaguement inquiet:

—Non... pas du tout!...

—Eh bien... vous aviez raison tout à l’heure... non seulement Marcel, ainsi que ses frères, est mieux à Bracieux que partout ailleurs, mais encore il n’est pas malade...

Comme M. de Rueille taisait un mouvement, elle continua paisiblement,

—C’est son père qui est malade... qui a besoin de changer d’air... et qui en changera...

Il balbutia:

—En vérité, je ne sais ce que vous voulez dire?...

Nettement, elle répondit:

—Je dis qu’il faut que vous quittiez Bracieux pour quelque temps... tenez-vous à ce que je dise aussi pourquoi?...

—J’y tiens!...

—Vous avez tort!... vous savez que jamais je ne me suis occupée de ce que vous faites ou ne faites pas... le jour où il vous a plu de vous distraire, j’ai accepté, sans protester, toutes vos... distractions...

Il dit, convaincu:

—Je sais que vous avez toujours été une femme indulgente et bonne... et je vous en suis très reconnaissant...

—Il n’y a pas de quoi!... je n’ai eu, à être ce que j’ai été, aucun mérite... Ce qu’on appelle «la trahison» d’un mari me semble une très petite chose pour un bien grand mot!... à moins d’être un saint... ou un infirme...—et je n’eusse souhaité épouser ni l’un ni l’autre...—un mari est toujours exposé à ces accidents-là... peut-être vous sont-ils arrivés plus souvent qu’il n’eût fallu... je n’en sais rien...

—Mais je vous assure...

Il s’arrêta, ne sachant que dire, et Bertrade reprit en souriant:

—Qu’est-ce que vous m’assurez?... je vous assure, moi, que je vous parle sans aigreur et sans rancune de toutes ces choses... et que je ne vous en aurais jamais parlé si je ne vous voyais pas aujourd’hui très imprudent... je sais bien que vous êtes un brave garçon... et que Bijou ne court aucun danger... mais je sais aussi à quel point elle est... affolante... et je vois que, après ce pauvre petit Giraud, vous êtes le plus sérieusement affolé...

—Eh bien! c’est vrai... je suis affolé!... mais, comme vous le dites vous-même, il n’y a aucun danger... et, que je parte ou que je reste, ça ne changera rien...

—Si!... en restant vous deviendrez sûrement ridicule... et probablement malheureux... je vous parle en amie... allons-nous-en, croyez-moi!...

—Mais quand nous reviendrions... dans deux mois... car nous reviendrions, n’est-ce pas, dans deux mois, au plus tard... les choses en seraient exactement au même point...

Elle répondit étourdiment:

—Non... ça sera tout différent!... dans deux mois elle sera mariée... ou presque...

—Mariée!...—fit M. de Rueille abasourdi, mariée!... Jean l’épouse?...

—Mais non... Jean ne l’épouse pas!... encore un, celui-là, qui ferait bien de filer!...

—Alors... si ce n’est pas Jean... je ne vois pas... ce n’est pas Henry, je présume?...

—Non plus... Henry comprend bien qu’il ne peut pas, avec ce qu’il a, épouser Bijou...

—Alors qui est-ce?... qui?...

—Mais ce n’est personne... de précis...

—Vous avez parlé, au contraire, comme si vous affirmiez une chose précise... vous avez dit: «Dans deux mois, elle sera mariée... ou presque...» Qu’entendiez-vous par là?... pourquoi ne voulez-vous pas le dire?... on vous l’a défendu?... c’est une confidence?...

—Non... c’est... une supposition... je vous promets que ce n’est que ça...

—Et cette supposition, vous ne voulez pas me la dire?...

—Non...

Après un silence, elle reprit:

—J’ai montré à grand’mère la lettre du docteur... notre départ lui fait beaucoup de peine... elle adore les enfants!... et puis, elle aime que Bracieux soit très meublé...

—Et elle a coupé dans les troubles nerveux de Marcel, grand’mère?... ça m’étonne d’elle, qui est si fine!...

—Si elle n’y a pas «coupé», comme vous dites, du moins elle me l’a laissé croire... à tout à l’heure... je vais m’habiller pour le déjeuner...

M. de Rueille s’approcha de sa femme et demanda timidement:

—Vous m’en voulez?...

—Moi?... et pourquoi vous en voudrais-je de ce que vous ne pouvez pas empêcher?... vous êtes dans la même situation que Jean... que M. Giraud... qu’Henry... que le professeur d’accompagnement... que Pierrot... et que tous ceux que nous ignorons... sans parler de l’abbé, qui, à présent, apparaît toujours dans le voisinage de Bijou...

—Oh!...

—Parfaitement!... seulement, lui, il est inconscient... il subit, sans savoir ni pourquoi ni comment, le charme que subissent tous ceux qui s’approchent de Bijou... je suis bien sûre que lui aussi va être chagrin du départ... sans parvenir à s’expliquer précisément la cause de son chagrin... Tenez!... on sonne... je ne vais pas être prête!... allez-vous-en!...

 

—Pierrot!—demanda la marquise après le déjeuner, quand tout le monde fut réuni dans le hall,—tu ne m’as pas donné mon livre, hier?...

Pierrot, qui causait avec Bijou, se retourna effaré:

—Quel livre, ma tante?...

—Le roman de Dumas... pour le curé...

—Ah! bon!... je n’y pensais déjà plus!...

—Tu as oublié la commission?...

—Pas du tout!... seulement Pellerin ne l’avait pas!...

—Oh!... lui qui a toujours tout ce qu’on veut!...

—Ben, pas ça!... et, bien mieux... il n’a pas l’air de connaître ce livre-là!...

—Allons donc!...

—Mais non!... et il est têtu, le mâtin!... il ne voulait absolument pas que ça fût du père... Machin... comment donc déjà?...

—Dumas!...

—Dumas... c’est bien ça!... et il répétait tout le temps: «Je connais mon Dumas, peut-être bien!... et jamais ce livre-là n’a été de lui!...» enfin, il m’a promis de le chercher tout de même et de l’envoyer s’il le trouve...

—Voici,—dit M. de Rueille qui triait le courrier arrivé pendant le déjeuner,—une lettre qui vient de votre libraire, grand’mère... sans doute il n’a rien trouvé...

—Ouvrez-la, Paul, voulez-vous?...

Rueille déplia la lettre et lut:

«Madame la marquise,

«Il est impossible de trouver le livre que monsieur votre neveu demande.

«Désireux de vous satisfaire, nous avons fait chercher chez nos principaux confrères et même envoyé une dépêche à Paris, mais on nous répond que le Bâton de M. Molard n’existe pas et n’a jamais existé en librairie.»

Le Bâton de M. Molard?—interrogea la marquise qui ne comprenait pas,—qu’est-ce que c’est que ça?...

Et, tout à coup, elle s’écria, abasourdie:

—Ah!... Le Bâton de M. Molard, c’est le Bâtard de Mauléon... en langage de Pierrot!... j’avais raison de vouloir écrire le titre... il n’a pas voulu!...

M. de Jonzac leva vers le ciel un regard éploré et dit, à moitié riant, à moitié pointu:

—Il est indécrottable, cet animal!...

Très rouge, Pierrot répondit, vexé:

—On est comme on peut!... et d’abord j’étais abruti hier!... nous avions manqué verser en entrant à Pont-sur-Loire...

—Verser?... demanda madame de Bracieux, verser?... et comment ça?...

—Parce que Bijou a eu l’idée saugrenue de passer en mail dans la rue Rabelais... et que M. de Clagny y a passé, le vieux fou!...

—Eh! là!—fit la marquise—veux-tu, s’il te plaît, parler plus respectueusement de mon vieil ami Clagny!...

—Il n’a guère de plomb dans la tête, pour son âge, votre vieil ami!... il pouvait nous tuer!... sans compter que nous en avons fait, du potin, dans la rue Rabelais!... le mail raclait les trottoirs... les gosses couraient sous le ventre des chevaux... la trompette faisait arriver des petites femmes à toutes les fenêtres, qui poussaient des petits cris... c’était pas embêtant, d’ailleurs!... il y en avait des très jolies... s’pas, Paul?...

Comme M. de Rueille, l’air préoccupé, ne répondait pas, il se tourna vers l’abbé:

—S’pas, m’sieu l’abbé?...

L’abbé Courteil répondit, sincère:

—Je ne sais pas... je n’ai pas remarqué...

Pierrot ne se tint pas pour battu:

—Ben! Bijou les a remarquées, elle pour sûr!... car ce qu’elle les dévisageait!... et avec des petits pistolets d’yeux brillants...

—Moi?—fit Bijou dont le fin visage se colora brusquement,—moi?... mais tu rêves!... je n’ai rien vu!... j’avais bien trop peur!...

La marquise demanda:

—Peur de quoi?...

—Mais de verser, grand’mère!... Pierrot a raison... nous avons manqué verser...

—Il a raison aussi quand il dit que tu avais une idée saugrenue d’aller en voiture à quatre chevaux dans cette malheureuse petite rue... comment t’a-t-elle poussé, cette idée-là?...

Bijou regarda Jeanne Dubuisson, qui, très rouge aussi, les yeux fixés à terre, écoutait la discussion sans y prendre part, et répondit:

—Mon Dieu!... je ne sais vraiment plus!... je crois que M. de Clagny racontait que ses chevaux étaient mis au bouton... qu’il les ferait tourner dans une assiette... alors, comme la rue Rabelais est un peu étroite et tortueuse, j’ai dit: «Je parie que vous ne passez pas rue Rabelais...»

Pierrot protesta:

—C’est pas ça du tout!... tu as dit: «Passons donc par la rue Rabelais, ça m’amusera de voir ça!...» et comme il hésitait... car faut lui rendre cette justice qu’il a hésité... tu as insisté tant que tu as pu...

—Mais—fit M. de Jonzac, voyant que Denyse paraissait agacée,—quel intérêt veux-tu que ta cousine ait eu à passer là plutôt qu’ailleurs?...

Pierrot répondit, perplexe:

—Je me l’demande!...

Puis, sautant sur une autre idée:

—Par exemple, un qui n’avait pas l’air content de passer là, c’est M. de Bernès!... je ne sais pas pourquoi... mais il faisait une tête!... Seigneur!... quelle tête!...

Henry de Bracieux se mit à rire et dit:

—Je le sais bien, moi, pourquoi il faisait une tête, ce pauvre Bernès!... il avait peur d’être grondé...

—Grondé?...—demanda naïvement Bijou, qui ouvrait tout grands ses yeux clairs, tandis que le joli visage habituellement si tranquille de la petite Dubuisson s’empourprait de nouveau,—grondé?... pourquoi?...

Et, comme le silence se faisait profond et embarrassant, elle proposa:

—Veux-tu venir faire un tour, Jeanne?...

—Je vais avec vous!...—déclara Pierrot.

Mais Bijou l’écarta de la main:

—Non... nous sommes très bien comme ça... tu nous gênerais!...

Et, descendant les marches du perron, elle dit à Jeanne, qui la suivait un peu effarée:

—Je sais bien pourquoi tu as eu l’air déconcerté comme ça!... c’est que tu t’es souvenue de cette histoire d’une actrice... dont j’ai oublié le nom... et que M. de Bernès connaît... moi, je ne me rappelais rien... alors, j’étais bien tranquille!... vois-tu que j’avais raison, quand je te disais que tu avais tort d’écouter les histoires de la mère Rafut?...

Jeanne répondit, pensive:

—Je te l’ai dit déjà... tu as toujours raison!...

 

Après le départ de Bijou, les hommes avaient peu à peu quitté le salon.

Dès qu’elle fut seule avec madame de Rueille, la marquise demanda:

—Dis-moi, Bertrade?... Paul faisait une drôle de tête, à déjeuner...

Ne voulant ni approuver ni mentir, la jeune femme répondit:

—Trouvez-vous?...

—Je trouve!... et toi aussi!... et, en vous regardant tous les deux, une idée m’est venue...

—Voyons cette idée?...

—C’est que mon petit Marcel n’est pas plus malade que moi... et que la lettre que tu m’as montrée ce matin n’est qu’un prétexte pour emmener d’ici ton mari... est-ce vrai?...

Trop franche pour nier, elle dit:

—C’est vrai!...

—Alors... tu es jalouse?... et jalouse de Bijou?...

—Pas jalouse... oh! pas du tout!... mais inquiète...

—De Bijou?...

Elle secoua sa belle tête sérieuse:

—Non... de Paul.

—Vraiment!... tu ne crains pas pour sa vertu, j’imagine?...

—Vous devez savoir que je ne me suis jamais occupée de ce que vous appelez «sa vertu»...

—Eh bien, alors?...

—Alors, je crains pour son repos... et il ne me plaît pas non plus qu’il devienne complètement ridicule...

—Tu penses bien, ma pauvre Bertrade, que je me suis aperçue depuis pas mal de temps déjà que ton mari est féru de Bijou... comme les autres... car ils le sont tous, les autres!... et j’ai remarqué ces jours-ci que ton abbé lui-même avait perdu un peu de sa belle indifférence... tu ne crois pas?...

—C’est bien possible!...

—N’est-ce pas?... je suis sûre qu’il vit un peu moins béatement dans la paix du Seigneur, l’abbé?...

—Et ça ne vous déplaît pas, grand’mère, avouez-le?...

—Mon Dieu!... à l’état de trouble bénin, ça m’est égal... mais je ne voudrais pas que cela fût aigu, tu comprends la nuance?...

—Non... parce que je plains toujours ceux qui éprouvent ces troubles-là!... même bénins, je les trouve inquiétants et douloureux...

—Tu vois les choses plus en noir que moi!... dans tous les cas, je trouve que c’est un remède bien excessif et bien maladroit d’emmener Paul... il est parfaitement correct... personne ne soupçonne la vérité... excepté toi et moi...

—Et tous les autres!...

—Crois-tu?...

—J’en suis sûre...

—Soit!... c’est sans importance... et, pourvu que Bijou ne se doute de rien...

—. . . . . . . . . . . . . . . .

—Pourquoi ne réponds-tu pas?...

—Parce que je ne suis pas de votre avis, grand’mère... et que vous n’aimez pas beaucoup ça!... surtout quand il s’agit de Bijou...

—Qu’est-ce que tu veux dire?...

—Ce que j’ai dit, pas autre chose...

—Alors, selon toi, Bijou s’est aperçue de...

—Dès le premier jour...

—Et quand cela serait... elle n’y peut rien!... D’ailleurs, quel danger court-elle?...

—Aucun...

—Paul est un honnête garçon...

—Sans doute... et quand même il ne serait pas ce qu’il est, Bijou serait encore protégée par bien d’autres raisons...

—Lesquelles?...

—Mais d’abord, son indifférence!... Paul lui fait, je crois, autant d’impression qu’un meuble.

—Ensuite?...

—Ensuite?... mais... mais c’est tout!...

—Tu as dit: «bien d’autres raisons...» tu m’en donnes une, voyons les autres?...

Madame de Rueille reprit, embarrassée:

—Mais non... c’était une façon de parler...

—Allons donc!... tu mens mal, ma pauvre Bertrade... je parie que je sais ce que tu penses?

—Je ne le crois pas!...

—Tu vas voir!... tu penses qu’une des raisons pour lesquelles Bijou ne fera jamais attention à Paul, c’est...

—Qu’il est marié...

—Oui, bien entendu... mais tu penses aussi, j’en suis sûre, que Bijou est occupée de quelqu’un?...

—. . . . . . . . . . . . . . . .

—Ah!... tu vois!... tu ne réponds rien!... oui... tu crois, comme ton mari, qui me l’a dit il y a deux jours, qu’elle est folle du petit Giraud?...

—Oh! grand’mère!... en voilà une supposition invraisemblable!... d’abord, Bijou n’est et ne sera jamais folle de personne...

—Qu’est-ce que tu veux dire?...

—Qu’elle se mariera raisonnablement, paisiblement, comme elle fait toutes choses...

—Mais quand ça?...

—Quand ça?... dame!... je ne sais pas au juste... bientôt, je pense...

—Alors, tu dis ça en l’air?... tu parles d’un avenir encore vague?...

Madame de Rueille répondit en souriant:

—L’avenir est toujours vague, grand’mère!...

XII

PENDANT une semaine, on ne s’occupa guère que des répétitions de la petite revue qui devait être jouée le lendemain des courses. Les La Balue, les Juzencourt et madame de Nézel vinrent à Bracieux presque chaque jour, et aussi M. de Clagny, qui s’intéressait énormément aux répétitions. Il servait de souffleur quand Giraud, qui avait accepté ce poste, était occupé, et il semblait ravi pourvu qu’il vît jouer Bijou.

«Le père Dubuisson» et M. Spiegel étaient venus dîner plusieurs fois, et Denyse, sous le prétexte de l’amener plus souvent près de sa fiancée, avait décidé le jeune professeur à apprendre un tout petit rôle, dans lequel il était exécrable. Jeanne s’en apercevait-elle?... Elle s’attristait visiblement depuis quelques jours. Son humeur toujours égale semblait varier, et son père, stupéfait de lui voir à chaque instant, sans motif apparent, des larmes plein les yeux, prétendait qu’elle «couvait sûrement une maladie».

Les Rueille n’avaient pas quitté Bracieux. Bertrade—qui sentait tout le monde contre elle—s’était résignée, abandonnant la partie et suivant docilement le mouvement mondain où on l’entraînait.

Le petit Bernès vint un soir pour inviter la marquise et ses hôtes à suivre un rallye-paper organisé par le régiment. Lui, devait faire la bête. On construisait de superbes obstacles; jamais, dans la forêt, on n’aurait couru un si beau rallye-paper.

Tout de suite, Bijou décida sa grand’mère à la laisser suivre à cheval. M. de Rueille et Jean de Blaye répondaient qu’il ne lui arriverait rien. Elle était, d’ailleurs, comme presque tous ceux qui montent bien à cheval, très prudente, ne s’exposant pas inutilement et sachant éviter les accidents.

Madame de Bracieux avait retenu Hubert de Bernès à dîner. Le soir, elle dit à Bertrade, en lui montrant Denyse qui causait avec lui:

—C’est singulier!... il me semble que Bijou n’est plus du tout la même avec ce petit bonhomme!... autrefois, elle lui accordait à peine un salut distrait; à présent, on croirait presque qu’elle «le gobe», pour parler votre langage élégant?...

Et la marquise répéta, intriguée:

—Elle a tout à fait changé sa façon d’être avec lui!...

Madame de Rueille répondit:

—Lui aussi, il a changé sa façon d’être avec elle!...

—N’est-ce pas?... les premières fois qu’il est venu à Bracieux, j’ai été frappée de sa froideur pour cet amour d’enfant que tout le monde adore... il était avec elle simplement poli...

—Aujourd’hui il n’est pas encore très emballé, mais il y a un progrès considérable... il se prépare à suivre le sentier battu par les autres...

La marquise demanda, en regardant madame de Rueille:

—Est-ce que, dernièrement, quand tu me parlais du mariage de Bijou... tu avais une idée de derrière la tête?...

Sans répondre, Bertrade répéta la question:

—Une idée de derrière la tête?...

—Oui... est-ce que, par exemple, tu pensais que Bijou aime ce petit Bernès?...

—Je vous ai dit ce jour-là, grand’mère, que je crois que Bijou n’aime, n’a aimé, et n’aimera jamais personne...

—Si tu m’avais dit ça... comme tu me le dis en ce moment... j’aurais certainement protesté... il est impossible, à mon sens, de se tromper d’une façon plus complète que tu ne le fais... n’aimer personne?... Bijou!... alors que nul n’a besoin autant qu’elle de caresses et d’affection...

—Elle a besoin de caresses et d’affection... oui... c’est entendu!... c’est-à-dire qu’elle a besoin qu’on la caresse et qu’on l’aime... mais non pas de caresser et d’aimer...

—Autrement dit, c’est une nature, sèche, égoïste?...—demanda la marquise dont la voix se durcit tout à coup;—en vérité, Bertrade, tu en veux à Bijou de son charme... tu lui en veux de ce que personne ne peut résister à ce charme infini... et, au lieu de t’en prendre à Paul, qui est le vrai coupable, tu accuses cette petite méchamment...

Très douce, madame de Rueille répondit:

—Je n’accuse pas Bijou plus que Paul, grand’mère... je les accuse d’autant moins que je ne crois pas beaucoup au libre arbitre, moi!... oui... je vous indigne en vous avouant ça, je le vois bien... vous trouvez que je blasphème, n’est-ce pas?... et pourtant, Dieu sait si ça rend indulgent, le genre de réflexions auxquelles je me livre parfois!...

M. de Clagny s’approchait, il demanda:

—Qu’est-ce que vous complotez donc toutes les deux dans ce petit coin?...

—Rien!...—fit madame de Bracieux,—nous regardions Bijou qui me paraît en train d’apprivoiser votre petit ami Bernès...

Le comte se retourna, inquiet:

—Apprivoiser?... qu’entendez-vous par là?...

—Dame! ce que tout le monde entend!... il y a huit jours, quand ce garçon a dîné ici avec nous, il avait l’air gelé!... eh bien, je crois que le dégel approche...

—Bah!—s’écria M. de Clagny dont le visage se rasséréna subitement,—j’oubliais qu’il a une liaison... une liaison qui l’enchante... à tel point qu’il veut épouser, ce qui enchante moins son père, comme bien vous pensez?...

Il ajouta, distrait:

—Oh!... de ce côté-là, je suis bien tranquille!...

—Tranquille?...—interrogea madame de Bracieux étonnée;—pourquoi tranquille?... vous ne voudriez pas que Bijou épousât M. de Bernès?... pourquoi?...

Il balbutia, embarrassé:

—Mais parce que... elle est si jeune...

—Comment, si jeune!... mais elle a plus que l’âge de se marier... elle aura vingt-deux ans au mois de novembre, Bijou!...

—Alors, c’est Hubert qui est trop jeune pour elle!... c’est un gamin!...

—J’aimerais certainement mieux lui voir épouser un homme un peu plus sérieux, mais enfin, si celui-là lui plaisait?... il a un beau nom, une belle fortune... pourquoi pas lui autant qu’un autre?...

M. de Clagny demanda, anxieux:

—Est-ce que, vraiment, vous croyez qu’il plaît à Bijou?...

—Je n’en sais rien, dit la marquise en riant, mais qu’est-ce que ça peut bien vous faire, à vous?... je comprends encore que Jean ou Henry s’inquiète, mais vous?...

Comme il ne disait rien, elle reprit:

—C’est l’histoire du chien du jardinier... il ne mange pas la soupe, mais il ne veut pas non plus que les autres la mangent... tel est votre cas, mon pauvre ami... car enfin vous n’avez pas l’idée d’épouser Bijou, je présume?...

Il répondit, en plaisantant, mais son visage devint soucieux:

—Oh! moi, vous savez, j’aurais très bien cette idée-là!... mais c’est elle qui ne l’aurait pas... alors, ça revient au même!...

Bijou arrivait, glissant de son pas souple, suivie du petit Bernès qui affirmait, l’air contrarié:

—Je ne peux pas, mademoiselle... je vous assure que je ne peux pas quitter mes camarades ce jour-là...

—Mais si!... n’est-ce pas, grand’mère,—demanda gaîment Denyse,—il faut que M. de Bernès vienne dîner à Bracieux le jour du rallye-paper?... c’est lui qui fait la bête, et l’hallali sera, paraît-il, aux Cinq-Tranchées... c’est à un kilomètre d’ici, tout au plus...

Madame de Bracieux examina avec une bienveillance attentive le petit officier et répondit:

—Mais certainement, il faut qu’il vienne dîner à Bracieux... il nous fera plaisir à tous...

—Vous êtes mille fois bonne, madame, de vouloir bien de moi... mais j’expliquais à mademoiselle de Courtaix que ce jour-là... après le rallye-paper que le régiment offre aux habitants du pays, j’ai pris l’engagement de dîner avec plusieurs de mes camarades...

Il ajouta, en regardant malgré lui Bijou:

—Et je le regrette... plus que je ne puis le dire!...

Pirouettant sur ses hauts talons, Denyse s’envolait déjà à l’autre bout du hall. Elle fut mal reçue par Pierrot, qui lui dit, avec amertume:

—Tu nous as salement lâchés, tu sais!...

Et comme M. de Jonzac, qui, tout en jouant au billard avec l’abbé, écoutait d’une oreille les conversations, voulait protester contre cette façon de formuler un reproche d’ailleurs juste en soi, Pierrot répondit, convaincu:

—C’est vrai!... j’suis pas pour deux sous puriste!... n’empêche que ce que je dis est vrai... et que les autres le disaient aussi, tout à l’heure!... y avait pas que moi!...

—Mademoiselle...—fit Giraud qui regardait dehors par la grande baie,—vous disiez hier que vous aimiez les étoiles filantes?... Eh bien, jamais je n’en ai vu autant que ce soir...

—Vraiment?...—dit Denyse qui alla s’accouder près du répétiteur—il y en a tant que ça?...

Elle se pencha:

—Qu’est-ce donc, là, à gauche?... je vois quelque chose de blanc sur la terrasse...

—C’est mademoiselle Dubuisson qui se promène avec son père et M. Spiegel...

—Ah!... si nous allions les rejoindre... voulez-vous?...

Giraud s’élança, heureux de se promener avec Bijou par cette belle nuit étoilée, et ils sortirent ensemble.

Dès qu’ils furent sur la terrasse, elle demanda:

—Au fait, ne croyez-vous pas que c’est indiscret... et que nous allons les gêner en troublant un entretien de famille?... promenons-nous sous les marronniers... ils nous rejoindront s’ils le veulent...

Elle descendit l’escalier de marbre et entra dans la nuit profonde sous le quinconce de marronniers. Le jeune homme la suivait pas à pas, le cœur bondissant, fou de bonheur, mais inquiet de lui-même. Ils marchèrent quelque temps sans parler. A la fin Bijou dit, levant la tête pour apercevoir entre les arbres un coin de ciel:

—Ce n’est pas d’ici que nous les verrons beaucoup filer, les étoiles!...

Giraud répondit, désireux de ne pas quitter ce coin sombre où il se sentait si près d’elle:

—Mais si... tout de même... on peut les voir... tenez... en voici une... l’avez-vous vue?...

—Mal!... et pas assez longtemps pour souhaiter quelque chose...

—Souhaiter quelque chose?... quoi?...

—Mais n’importe quoi... Comment?... vous ne savez pas que quand on voit filer une étoile, il faut former un vœu?...

—Non... je ne savais pas!... et... il se réalise, ce vœu?...

—On le dit...

—Avez-vous, mademoiselle, un vœu tout prêt, pour ne pas être, cette fois, prise au dépourvu?...

—Oui, certes, j’en ai un!... mais il est irréalisable...

—Ah!... je n’ose pas vous demander...

Elle dit doucement:

—Je voudrais être tout autre que je ne suis!... oui... une jeune fille très jolie... de condition très simple... qui pourrait vivre loin du monde... épouser qui elle voudrait... être, en un mot, heureuse à sa façon, sans souci des préjugés et des conventions sociales...

Il demanda d’une voix qui tremblait:

—Pourquoi voudriez-vous cela?...

—Pour avoir le droit d’aimer qui m’aime... c’est-à-dire d’aimer hautement... sans me cacher...

Elle ajouta très bas:

—Sans me blâmer en moi-même...

Elle marchait près de lui, si près que leurs épaules se frôlaient à chaque pas. Giraud, bouleversé, balbutia:

—Vous dites ça... comme si... comme si vous aimiez quelqu’un?...

Il devina qu’elle tournait vers lui son visage, mais elle ne répondit pas.

A ce moment, une chouette perchée tout près d’eux, dans la profondeur noire des arbres, poussa un cri douloureux et inquiet qui effraya Bijou. Elle se jeta de côté, bousculant Giraud, qui la reçut dans ses bras.

Et quand les doux cheveux parfumés lui effleurèrent les lèvres, il devint fou, oublia tout ce qui le séparait de la jeune fille, et, la serrant éperdument contre lui, il murmura:

—Denyse!...

Elle le laissa faire sans se défendre, mais lorsqu’il dénoua ses bras, elle dit, d’une voix plaintive et tendre:

—Oh!... que c’est mal, ce que vous avez fait!... que c’est mal!...

Elle cacha dans ses mains son visage, et il entendit qu’elle pleurait.

Il essaya de lui parler et voulut s’agenouiller devant elle, mais elle le repoussa:

—Non!... allez-vous-en!... il faut que l’on vous voie là-bas... moi je rentrerai tout à l’heure... quand je serai un peu remise...

Comme il allait rentrer directement par la terrasse, elle le rappela:

—Pas par là!... faites le tour par l’étang... n’ayez pas l’air de revenir d’ici...

—Laissez-moi vous demander encore pardon!... permettez-moi de baiser vos petites mains que j’adore?...

Elle répondit, comme si elle avait peur d’elle-même:

—Allez-vous-en!... allez-vous-en!...

Avant de tourner dans l’allée qui conduisait à l’étang, Giraud s’arrêta, cherchant à apercevoir une dernière fois la tache claire que faisait dans la nuit la robe de Denyse. Et il entendit qu’elle pleurait toujours.

 

—Est-ce toi, Bijou?...—demanda Jean de Blaye, s’avançant dans l’obscurité profonde.

La jeune fille se redressa:

—Qui est-ce qui est là?...

—Moi... Jean!... comment?... tu ne me fais pas l’honneur de connaître ma voix!... qu’est-ce que tu fais donc là... dans ce noir?...

—Je me promène...

—Toute seule?...

—J’étais sortie pour me promener avec les Dubuisson, mais j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas les troubler... et je suis venue ici... toute seule...

—Ça doit te changer un peu, hein?... qu’est-ce que tu peux bien faire quand tu es seule?...

—Je réfléchis...

—Oh!... quel gros mot!...

—Je rêve, si tu veux?...

—Ah bah!... en voilà une chose que je n’aurais pas cru!... ils ne doit pas ressembler à un rêve ordinaire, ton rêve?...

—Parce que?...

—Parce que les rêves sont habituellement incohérents, cahotés, baroques et invraisemblables...

—Eh bien?...

—Eh bien, tes rêves, à toi, doivent être admirablement équilibrés, pondérés... ils doivent te ressembler...

—Je te remercie...

—De quoi?...

—Dame!... des aimables choses que tu me dis...

—Oh!... elles ne sont pas aimables... elles sont vraies... je ne suis pas ici, d’ailleurs, pour te dire d’aimables choses, mais des choses graves...

—Graves?...

—Oui... je suis chargé de remplir près de toi une mission... de parler, de mon mieux, au nom de quelqu’un qui n’a pas osé parler lui-même...

—Qui est ce quelqu’un?...

—Henry... il m’a prié de savoir si tu l’autorises à demander à grand’mère ta main?...

Elle dit, et son accent exprimait la stupeur:

—Ma main?... Henry?...

—Est-ce donc si prodigieux?...

—Dame, oui!... Henry!... c’est comme si c’était mon frère, Henry!...

—Enfin, ça ne l’est pas!... par conséquent ne nous occupons pas de lui comme frère, mais comme prétendant... Qu’est-ce que tu réponds?...

—Je réponds: «Pourquoi Henry s’adresse-t-il à moi d’abord?...» Au lieu de me demander la permission de parler à grand’mère, c’est à grand’mère qu’il devait demander la permission de me parler...

—Hein?... quand je le disais, que tu étais un petit être admirablement pondéré et correct... et tout ce qui s’ensuit!...

—C’est mal d’être comme ça?...

—Eh! non! ce n’est pas mal!... au contraire!... seulement c’est... déconcertant... Dis-moi, maintenant que j’ai commis cette faute de te parler d’abord à toi, vas-tu me répondre?... ou faut-il que je remette les choses en état, en m’adressant à grand’mère, qui s’adressera à toi... etc... etc...

—Non... je te répondrai...

—Alors, laisse-moi terminer mon petit boniment?... Le comte Henry de Bracieux, né le 22 janvier 1870, a, pour toute fortune jusqu’à la mort de grand’mère, six cent mille francs, qui rapportent environ...

—Oh!... pas la peine de me raconter les choses d’argent, va!... d’abord, elles n’existent pas pour moi... ensuite, comme je ne veux pas épouser Henry, il est inutile de me dire tout ça!...

—Ah! tu ne veux pas l’épouser!... pourquoi?...

—Pour plusieurs raisons... la meilleure, c’est que je le connais trop...

—Elle n’est pas très flatteuse, cette raison-là!...

—Je veux dire... ce que je te disais tout à l’heure... c’est que vivant comme j’ai vécu auprès d’Henry depuis plus de quatre ans, je le considère comme mon frère...

Jean de Blaye demanda, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre indifférent:

—Alors, moi, tu me considères aussi comme ton frère?...

—Toi!... oh! pas du tout!... tu as trente-cinq ans au moins!...

—Non... trente-trois...

—Ah!... seulement!... ben, c’est égal!... tu ne me fais pas l’effet d’un frère, toi!...

Elle réfléchit un instant et acheva, tandis qu’il attendait avec une sorte de vague espoir:

—Tu me fais plutôt l’effet d’un oncle...

—Ah!...—fit Jean vexé,—c’est délicieux!...

Elle reprit, gentille:

—Ça te contrarie que je te dise ça?...

—Oh!... pas du tout!... ça me fait plaisir, au contraire!... à la bonne heure!... au moins, avec toi, on est tout de suite fixé... et puis... si on a des illusions, elles ne font pas long feu...

—Tu avais des illusions?... quelles illusions?...

—Aucune...

—Si... j’entends ça à ta voix... elle est aigre, coupante, irritée...

Elle se serra contre lui et demanda, câline:

—Dis-moi pourquoi tu es devenu tout à coup méchant?...

Il se recula et répondit:

—Parce que, quand on n’est pas très bon et qu’on a du chagrin, alors on devient méchant, c’est fatal!...

—Et tu as du chagrin?...

—Oui...

—Beaucoup?...

—Mais... assez comme ça, je te remercie!...

—Mon pauvre Jean!... ça ne va donc pas comme tu veux?...

—Quoi?... de quoi parles-tu?...

—De... tu sais bien?... je te l’ai dit, l’autre soir!...

Il répondit, s’énervant peu à peu:

—Encore!... ah ça! tu es folle!...

—Comment?...—fit Bijou,—tu n’aimes pas madame de Nézel?...

Il balbutia, embarrassé:

—Madame de Nézel est une charmante femme... une excellente amie que j’aime beaucoup... beaucoup... mais pas comme tu crois...

—Ah!... tant pis!... elle est veuve, elle est riche... c’était bien ton affaire!... Alors, tu en aimes une autre?...

—Oui...

—Une autre que tu ne peux pas épouser?...

—Précisément!...

—Pourquoi?... elle n’est pas assez riche?...

—Oh!... si! elle n’aurait rien du tout que ça me serait bien égal... c’est moi qui ne suis pas assez riche pour elle... et puis, elle ne voudrait pas de moi!...

—Tu n’en sais rien?... tu devrais lui dire que tu l’aimes...

—Crois-tu?...

—Évidemment... essaie toujours!...

—Eh bien, Bijou, je t’aime comme un imbécile, comme un malheureux qui n’espère rien... et qui n’ose même rien demander...

Elle s’arrêta court, et dit, l’air navré:

—Tu m’aimes!... toi?... toi?...

—Oui... et toi?... tu me détestes, n’est-ce pas?...

—Oh! Jean!... peux-tu dire de pareilles choses?... tu sais bien que je t’aime, au contraire... pas comme tu le voudrais... pas comme je le voudrais moi-même... mais bien tout de même, bien...

Elle s’appuya à son épaule, le forçant à s’arrêter, et, rapidement, lui passa la main sur les yeux.

—Oh!—fit-elle désolée,—tu pleures!... et c’est à cause de moi?... Jean!... Jean!... je ne veux pas que tu pleures, entends-tu?...

Il prit la petite main qui courait sur son visage et y posa un long et chaud baiser.

Puis, repoussant doucement Bijou qui s’attachait à lui, il s’éloigna très vite.

XIII

—ALORS, décidément, tu veux t’en aller?... demanda Bijou, chagrine, à Jeanne Dubuisson qui pliait des robes dans le tiroir d’une longue malle d’osier.

La jeune fille, très absorbée, répondit sans lever la tête:

—Oui... il y a très longtemps que je suis ici... ce serait indiscret, tu comprends?...

—Tu sais bien que non!... et il était presque décidé que tu restais jusqu’à lundi... et puis... tout à coup, tu as changé d’avis... qu’est-ce qu’il y a?...

—Mais rien... qu’est-ce que tu veux qu’il y ait?...

—Si je le savais, je ne te le demanderais pas... voyons?... qu’est-ce que ça peut bien être?... tu n’as pas l’air de t’ennuyer?...

—Oh!... Bijou!... comment veux-tu que je m’ennuie?...

—Dame!... ça se pourrait!... et pourtant, tu vois ton fiancé presque autant que si tu étais à Pont-sur-Loire...

—Oh! non!...

—Oh! si!... faisons le compte, veux-tu?... M. Spiegel a passé à Paris samedi, dimanche et lundi... mardi, il est venu avec M. Dubuisson dîner ici... mercredi, il est venu tout seul... jeudi, il a avalé le déjeuner de la Confirmation, le malheureux!... vendredi, il a dîné... et tous ces jours-là nous avons répété la revue avant ou après le dîner, ce qui fait qu’il ne t’a pas quittée...

Jeanne répondit, avec effort:

—C’est vrai!... mais s’il ne m’a pas quittée... il ne s’est guère soucié de moi...

—Comment ça?...

—Comment?... Oh!... c’est bien simple!... il ne s’est occupé que de toi... il n’a parlé qu’à toi...

—A moi?...

—Oui... à toi... tiens! j’aime mieux te l’avouer, mon Bijou... je suis jalouse... jalouse affreusement...

Denyse demanda, l’air effaré:

—Jalouse de qui?... de moi?...

Mademoiselle Dubuisson fit signe que oui. Puis elle acheva, tandis que des larmes lui montaient aux yeux:

—Je te demande pardon de te dire ça... je vois bien que je te fais de la peine... mais il valait mieux, n’est-ce pas, dire la vérité, que te laisser soupçonner des choses fausses... tu ne m’en veux pas?...

—Non... pas du tout!...

Elle ajouta tristement:

—C’est toi qui dois m’en vouloir?... mais tu te trompes, je t’assure... M. Spiegel, qui est très poli, s’est occupé de moi parce que je suis la petite-fille de grand’mère qui le reçoit... pas pour autre chose...

—Il s’est occupé de toi pour la raison qui fait que tous s’en occupent... parce que tu es adorable... et tu le sais bien!...

—Mais non, je...

—Il était bien certain qu’il subirait ton charme comme tous les autres le subissent... c’est moi qui ai été une sotte de ne pas prévoir ce qui arriverait... j’ai trop compté sur son affection... j’ai cru qu’il m’aimait comme je l’aime... je me suis trompée, voilà tout!...

—Alors... je ne te verrai plus?... tu vas éviter toutes les occasions de te rapprocher de moi...

—Non... ainsi, nous allons passer la journée d’aujourd’hui ensemble au rallye-paper...

—Comme vous serez en voiture et moi à cheval, je ne vous gênerai pas beaucoup!...

Bijou resta silencieuse un instant, puis elle demanda, inquiète:

—Tu ne crois pas, au moins... que c’est de ma faute, ce qui est arrivé?...

—Non,—dit Jeanne,—je ne crois rien sinon que tu es une jeune fille ravissante et que je suis une jeune fille ordinaire... je t’en prie, mon Bijou, ne te fais pas de chagrin!...

—Je serais si malheureuse de ne plus te voir!...

—Mais tu me verras!... après-demain, je reviens à Bracieux pour la revue... il le faut bien, puisque nous jouons, M. Spiegel et moi!...

—Pourquoi dis-tu «M. Spiegel»?... pourquoi ne dis-tu pas «Franz» comme toujours?... tu lui en veux?...

—Samedi,—continua Jeanne sans répondre à la question de Bijou,—nous nous verrons aux courses... dimanche, aux courses encore et, le soir, au bal chez les Tourville... tu vois que nous n’allons guère nous quitter...

Bijou répondit, l’air attristé:

—C’est égal!... ça ne sera plus comme quand tu demeures ici... et puis... je sens bien que tu pars avec une arrière-pensée...

La femme de chambre entra:

—Madame la marquise demande mademoiselle Denyse au salon...

—Au salon?... à cette heure-ci?—fit Bijou, surprise.

—C’est M. le comte de Clagny qui est là...

—Ah! bien!... dites que j’y vais tout de suite...

Se tournant vers mademoiselle Dubuisson, elle proposa:

—Viens avec moi?...

—Non, je veux finir ma malle qu’on doit envoyer à Pont-sur-Loire après le déjeuner...

Un quart d’heure plus tard, Bijou revenait, sautant de joie:

—Tu ne sais pas!... nous allons encore passer la soirée ensemble aujourd’hui!...

—Où ça?...

—Devine?...

—Je ne sais pas trop... au théâtre?...

—Juste!... comment as-tu deviné ça?...

—Parce que tu as dit et répété sur tous les tons devant M. de Clagny que tu avais envie d’aller à cette représentation des Dames de France... je suppose qu’il t’a apporté une loge?...

—Deux loges!... oui, figure-toi! deux belles grandes avant-scènes de six places chacune!... alors nous avons tout de suite arrangé avec ton père que vous veniez... M. Spiegel aussi, bien entendu... parce que j’oubliais de te dire... ils sont là, ton père et M. Spiegel!... c’est M. de Clagny qui les a amenés...

—Mais,—répondit Jeanne,—à trois nous allons vous gêner...

—Puisque je te dis qu’il y a douze places, voyons!... Grand’mère et moi, ça fait deux... et vous trois, ça fait cinq... il reste sept places... et personne ne veut venir...

—Les Rueille?...

—Paul... mais pas Bertrade... ça fait six!... ni Jean ni Henry ne viennent... l’oncle Alexis non plus... et Pierrot est puni!... il y a M. de Clagny... et je compte offrir une place à M. Giraud... ça fait que nous sommes huit en tout...

Mademoiselle Dubuisson ne disant rien, elle reprit:

—Tu ne te soucies pas de passer cette soirée avec nous... ou plutôt avec moi... alors tu cherches un prétexte?...

—Mais non!... je ne cherche rien... d’ailleurs, puisque c’est convenu avec papa...

—Oui... c’est convenu!... j’avais aussi invité M. de Bernès... mais il prétend qu’il ne peut pas... qu’il va avec des camarades...

—Où l’as-tu donc vu, M. de Bernès?...

—Au salon, à l’instant... Ah! c’est vrai! tu ne sais pas?... il vient d’apporter l’invitation de M. Giraud... Jean lui avait écrit pour la lui demander... parce que M. Giraud avait envie d’aller au rallye-paper... et, comme c’est un goûter offert par les officiers, grand’mère est tellement timorée qu’elle ne voulait pas l’emmener sans invitation...

—Alors, il déjeune aussi, M. de Bernès?...

—Non... il est reparti... c’est lui qui fait la bête... et le rendez-vous est à trois heures au carrefour du Roy... c’est tout près pour nous... mais pour ceux qui vont de Pont-sur-Loire, c’est encore une trotte...

—A quelle heure partons-nous?...

—A deux heures et demie les voitures... à deux heures un quart les cavaliers... Dis donc?... j’ai envie de m’habiller avant le déjeuner, pour ne plus avoir à y penser...

—Tu as encore une demi-heure...

—Toi qui es prête.... viens donc avec moi pendant ce temps-là?...

Jeanne suivit docilement Bijou, qui détalait en chantant à travers les corridors.

—Tu es toujours gaie,—dit-elle,—mais je te trouve ce matin particulièrement joyeuse... qu’est-ce que tu as?...

—Mais rien!... je me réjouis du rallye... du théâtre!... je trouve qu’il fait beau... que le ciel est bleu, les fleurs fraîches, et qu’il est délicieux de vivre, mais c’est tout!...

—C’est déjà quelque chose!...

—Assieds-toi?...—fit Bijou, qui poussa mademoiselle Dubuisson dans une grande bergère Louis XVI.

La jeune fille s’assit, regardant la chambre toute rose, tendue, murs et plafond, en cretonne d’un rose pâle sur lequel couraient de larges pavots blancs. Les meubles Louis XVI étaient en bois laqué rose. Partout des fleurs dans des vases de cristal de formes tourmentées et bizarres. Dans l’air une délicieuse odeur incertaine et pénétrante, une sorte de mélange de chypre, d’iris et de foin coupé.

Jeanne aspira ce parfum qu’elle aimait, et demanda:

—Qu’est-ce que tu mets dans ta chambre qui la fait sentir ainsi?...

Bijou répondit, humant de toutes ses forces l’air autour d’elle:

—Ça sent quelque chose?... je ne sens rien, moi!... et dans tous les cas, je ne mets rien...

—Oh!...—fit Jeanne stupéfaite,—mais c’est incroyable! comment... vraiment, tu ne mets rien?...

—Absolument rien...

Denyse allait et venait dans la chambre, se dévêtant peu à peu. Puis, elle passa une chemise d’homme, à col très haut, glissa ses jolies jambes dans une culotte de drap blanc et, s’asseyant sur son lit, mit ses bottes: de souples bottes de cuir jaune qui moulaient ses pieds exquis.

—Veux-tu que je t’aide à passer ta jupe?... offrit Jeanne.

Puis, surprise, elle demanda:

—Et ton corset?...

—Je n’en mets pas...

—Mais... tu en mets toujours un?...

Une vague rougeur monta aux joues de Denyse, et elle répondit:

—Oui... mais, aujourd’hui, je suis fatiguée.

—Tu ne crains pas de déformer ton habit rouge qui est si joli?... il va si bien!... et les baleines seront toutes gondolées par la pression... rien ne déforme une robe comme de la mettre sans corset...

—J’aime mieux être à mon aise et déformer mon habit rouge, tu comprends?...

Regardant de tous ses yeux Bijou, qui, debout devant une psyché, achevait de mettre son habit, Jeanne murmura:

—Va-t-il assez bien, cet habit?... il plaque!... on jurerait qu’il est peint sur toi!... c’est la perfection même!... Après ça... tu as une taille tellement jolie!...

Denyse était maintenant très occupée à piquer une perle dans le plastron de sa cravate blanche. La pointe de l’épingle se cassa avec un bruit sec.

—Oh!—fit Jeanne, c’est dommage!...

Bijou répondit:

—Bah!... elle était en toc ma perle!... si je gagne une discrétion à M. de Bernès, je lui demanderai une épingle solide...

Elle ajouta en riant:

—Et pas chère!... pour que ça n’ait pas l’air d’un cadeau...

—Tu as parié avec M. de Bernès?...

—Oui...

—Et tu as parié une discrétion?...

—Oui... c’est mal?...

—Mal?... non!... mais c’est bizarre!...

—Tiens!... tu es comme grand’mère!... elle était scandalisée, grand’mère!...

—Dame!... et qu’est-ce que vous avez parié, M. de Bernès et toi?...

—Moi, qu’il y aurait au moins un accident au rallye-paper, lui, qu’il n’y en aurait pas un seul.

—Mais... c’est bien possible!...

—Non!... ça n’est pas bien possible!... il y en a toujours!... ce serait le premier rallye sans accident... note bien qu’il n’est question ici que de la chute... de la simple chute bon enfant... on tombe, mais on se ramasse... je ne veux pas prédire que quelqu’un se tuera, tu m’entends?...

—Ne va pas tomber, toi, au moins?...

—Oh! moi!...—dit Bijou, les yeux luisants de gaîté,—il n’y a pas de danger!... Patatras n’a jamais été mieux sur ses pattes!... Passe-moi donc les ciseaux qui sont à côté de toi, veux-tu?...

Jeanne demanda, en tendant les ciseaux:

—Qu’est-ce que tu vas faire?...

—Oter les baleines de mon corsage... tu as raison... sans corset elles se plieraient... demain on les reglissera dans les rubans, et tout sera dit...

Elle enleva rapidement son habit rouge, retira les cinq baleines et, le remettant, s’écria, toute joyeuse:

—Dieu! que je suis à mon aise!... c’est délicieux!...

Jeanne la regarda avec admiration:

—Ça ne fait pas un pli!... faut-il que tu aies une taille, tout de même!...

 

Lorsque, à deux heures un quart, exacte comme toujours, Bijou parut sur le perron, elle y trouva Henry de Bracieux, Jean de Blaye et Pierrot; mais M. de Rueille n’était pas encore descendu.

Les chevaux, qui attendaient depuis un instant déjà, se tourmentaient, ennuyés par les mouches; seul, Patatras, parfaitement calme, cassait la noisette en regardant paisiblement autour de lui.

Bertrade ouvrit une fenêtre et dit:

—N’attendez pas Paul... il commence à s’habiller... il vous rejoindra...

—Veux-tu que nous partions, Bijou?...—proposa Jean.

Elle répondit, perplexe:

—J’ai presque envie de vous laisser partir sans moi?... vos trois chevaux se démènent comme des enragés... ils vont exciter Patatras, qui ne demande qu’à être tranquille... Partez toujours!... je vous retrouverai là-bas... rien ne m’agace comme de monter un cheval qui tire à pleins bras... et c’est ce qui m’arriverait sûrement si je partais avec vous...

—Alors,—demanda Henry, l’air grincheux,—tu attends Paul?...

Bijou indiqua les voitures qui sortaient de la cour des écuries.

—Non... je vais escorter grand’mère...

—C’est ça—dit Jean de Blaye—qui va animer ton cheval!...

—Mais non!... je le connais, peut-être, mon cheval?... Eh bien, tout ce que je vous demande, c’est de vous en aller et de ne pas vous occuper de moi...

—Tu es charmante!...—fit Pierrot, qui se dirigea vers son poney.

Et, s’adressant aux autres, il ajouta, majestueux et vexé:

—Laissons-la, puisqu’elle ne veut pas venir avec nous!...

Jean, qui montait à cheval, répondit, à moitié riant, à moitié fâché:

—Je crois que c’est en effet le seul parti à prendre...

Comme ils disparaissaient tous les trois au tournant de l’allée, M. de Clagny sortit du vestibule. Il venait voir si son mail était bien attelé et fut stupéfait de trouver là Bijou.

—Comme vous êtes gentille avec cet habit rouge!—dit-il ébloui;—habituellement le rouge pâlit... vous, il vous rend, si c’est possible, encore plus rose!...

Quand il apprit que la jeune fille accompagnait les voitures jusqu’au rendez-vous, il fut tout à fait heureux.

La marquise arrivait, suivie de tout son monde. Elle monta dans le landau avec les Dubuisson et M. Spiegel. M. de Clagny prit sur son mail madame de Rueille, les enfants, l’abbé Courteil, M. de Jonzac et M. Giraud, tellement hypnotisé par Bijou,—qui attendait à cheval, prête à partir,—qu’il faillit dégringoler du mail au lieu de s’y asseoir.

Et l’on se mit en route sous un soleil ardent. M. de Clagny, beaucoup plus occupé de Denyse que des quatre chevaux qu’il conduisait, la regardait trotter devant lui, près de la voiture de la marquise.

C’était la première fois qu’il la voyait à cheval, et elle lui semblait incomparablement jolie et élégante. Tandis qu’il la considérait avec une attention singulière, la voix de madame de Bracieux s’éleva, partant du landau:

—Quel horrible chaleur, mon Bijou!... je n’aime pas à te voir ainsi au plein soleil...

Denyse se retourna, toute rose:

—Mais moi non plus, grand’mère, je n’aime pas m’y voir!...

Elle réfléchit un instant et acheva:

—Aussi... quand tout à l’heure nous retrouverons Jean, Henry et Pierrot, je vous abandonnerai...

—Crois-tu que nous les retrouverons?...

—Oh! sûrement!... ils suivent, sous bois, presque la même route que nous suivons en voiture... ils sont à douze ou quinze mètres de nous... je les ai entendus déjà... dès que je les verrai, je vous lâche!...

M. de Clagny appela Bijou pour lui faire mille recommandations. Il fallait, dans le taillis, se méfier beaucoup des branches... le matin même, il avait manqué être enlevé de sa selle en galopant sous bois... et aussi prendre garde aux trous des terriers... c’en était plein... et ne pas sauter en peloton, jamais!... passer en tête ou rester en queue...

Elle écoutait ces conseils en souriant, avec une déférence affectueuse et aimable. A la fin, il conclut:

—Que vous êtes bonne, Bijou, de ne pas envoyer promener le vieil ami qui vous «rase»!...

A ce moment, à deux cents mètres environ devant les voitures, un cavalier traversa la route et entra dans la forêt. Le comte reprit:

—Ah!... voilà Bernès qui jette ses papiers!... il a pris le vrai système, qui est de faire d’abord le parcours en sens inverse en jetant les papiers... après, on n’a plus qu’à filer sans s’occuper de rien... Quelle heure est-il?...

—Trois heures moins vingt,—dit Bertrade, en regardant sa montre,—nous allons arriver au rendez-vous beaucoup trop tôt...

M. de Clagny mit ses chevaux au pas. Bijou avait rejoint le landau et causait avec Jeanne. Tout à coup, elle pencha la tête, comme pour écouter, et s’écria:

—Ah!... les voilà!... je les entends!...

—Qui donc?...—demanda la marquise.

—Eh bien, eux!... ils sont là... je vais les retrouver... Au revoir, grand’mère!...

Elle passa le fossé de la route, et, s’arrêtant, cria en envoyant un baiser à Jeanne:

—Au revoir, toi!...

Mais le landau était déjà loin, et le mail passait. Giraud, assis à l’arrière avec Pierrot et les enfants, regardait seul dans la direction de Bijou, et ce fut lui qui reçut le doux adieu qu’elle adressait à son amie.

—Êtes-vous sûre de les retrouver?...—demanda le comte en se retournant sur son siège.

Elle répondit, en indiquant le bois:

—Mais les voilà à dix pas... je viens de voir Henry...

Et elle disparut dans le fourré, pendant que M. de Clagny la suivait d’un œil anxieux...

Dès qu’elle eut trouvé un sentier, Bijou se mit au galop, filant droit, l’oreille au guet, le regard perçant au loin devant elle l’obscurité du bois.

Et tout à coup, elle fit un brusque crochet et entra assez avant dans le taillis, où elle resta, empêchant de son mieux Patatras de faire craquer sous ses pieds les branches mortes.

Dans le sentier qu’elle venait d’abandonner arrivaient Henry de Bracieux, Jean de Blaye et Pierrot. Presque à la hauteur de l’endroit où se cachait Denyse, ils s’arrêtèrent pour attendre un cheval qu’on entendait galoper tout près de là. Et M. de Rueille parut. Henry demanda:

—Qu’est-ce que tu faisais donc?... il y a dix minutes que nous t’avons vu au bas du chemin des Belles-Feuilles?...

Sans répondre, M. de Rueille dit, inquiet:

—Où est Bijou?...

Pierrot répondit, méprisant:

—Elle nous a lâchés pour aller avec les voitures!...

—Ah!...—fit Rueille, désappointé.

Et, se tournant vers son beau-frère:

—Ce que j’ai fait?... je me suis arrêté un instant pour dire bonjour à Bernès qui était avec sa petite chanteuse... elle est venue en fiacre, dans un coin où personne ne peut la soupçonner, rien que pour entrevoir Bernès pendant trois minutes... ils ne peuvent pas être une journée sans se voir!... elle est d’ailleurs bien jolie, cette petite!...

—Oui!...—dit Jean de Blaye,—et gentille comme un amour... et bien élevée...

—Moi, je ne l’avais jamais tant vue!...

Pierrot proposa:

—A présent que votre cheval a soufflé, Paul, nous ferons bien de nous mettre en route si nous ne voulons pas manquer le lancer?...

—Oui,—fit M. de Rueille qui se remit en marche,—mais nous avons bien le temps!... Bernès est derrière moi...

Dès qu’ils se furent éloignés, Bijou rentra dans le sentier. Son teint avait un extraordinaire éclat, et ses yeux luisaient de l’intense flamme bleue qui parfois rendait gênant son regard habituellement si doux.

 

Hubert de Bernès était resté, après le départ de M. de Rueille, à causer encore un instant avec Lisette Renaud.

—Alors, c’est convenu?...—demanda la petite chanteuse,—malgré ton dîner, tu viendras de bonne heure au théâtre?...

—Oui...

—Tu resteras dans ma loge, probablement?...

—Non... il faut que j’aille dans la salle...

—Tiens!... toi qui as la Vivandière en horreur... et je comprends ça, d’ailleurs... tu vas encore la revoir une fois?...

Quand Bijou avait invité Bernès à venir dans la loge de sa grand’mère, il avait refusé, sachant bien que Lisette aurait beaucoup de chagrin de l’y voir. Mademoiselle de Courtaix était très connue à Pont-sur-Loire, et très admirée des femmes du monde ou du demi-monde qui copiaient ses toilettes et enviaient son charme, auquel, disait-on, personne ne résistait. Depuis quelques jours, le petit lieutenant s’apercevait qu’il subissait, lui aussi, ce charme.

Son amour pour Lisette, jusqu’ici l’avait défendu. Il aimait de tout son cœur la petite créature fidèle et dévouée qui, depuis près de deux ans, lui donnait toute sa vie, sans accepter autre chose que des fleurs ou des souvenirs sans valeur. Lisette, qui gagnait huit cents francs par mois au théâtre de Pont-sur-Loire, avait nettement déclaré qu’elle entendait ne recevoir aucun cadeau sérieux, et toute insistance l’eût froissée ou éloignée de lui. Mais il aimait peut-être plus encore l’âme délicate et le cœur exquis de la jeune femme que sa beauté très pure: une beauté pénétrante et rare, mais sans éclat, près de laquelle il se sentait heureux d’un bonheur très reposé et très doux. Et, depuis qu’il faisait attention à Bijou,—qu’il n’avait guère jusqu’ici regardée,—il ressentait un trouble dont il ne s’expliquait pas la violence. En vain se répétait-il que Lisette, avec ses grands yeux si bons, sa peau fine et fraîche, ses dents éclatantes et son corps élégant et beau, était plus jolie que mademoiselle de Courtaix, c’étaient les yeux pervenche, les cheveux frisés et les lèvres friandes de Bijou qui appelaient, lui semblait-il, les tendres caresses, les baisers fous.

Lisette, sans deviner encore que son bonheur était menacé, sentait pourtant une inquiétude s’emparer d’elle et attrister son cœur. Elle ne pouvait pas comprendre pourquoi Bernès répondit sèchement à sa question:

—J’irai revoir la Vivandière, parce que... pour refuser une place qu’on m’offrait dans une loge... j’ai été forcé de dire que j’avais promis d’aller au théâtre avec des camarades...

—Ah!... qui est-ce qui t’avait offert une place?...

—Une vieille dame que tu ne connais pas... madame de Bracieux... te voilà bien avancée, n’est-ce pas?...

Elle répondit, triste, sans bien savoir pourquoi:

—Madame de Bracieux... c’est la grand’mère de mademoiselle de Courtaix...

Surpris, il demanda:

—Comment sais-tu ça?...

—Mais... comme tout le monde le sait à Pont-sur-Loire...

—En attendant...—fit-il agacé,—je vais manquer le rendez-vous, moi!...

—Va!...—dit Lisette avec regret,—amuse-toi bien... et à ce soir!...

—A ce soir!...

Au moment d’entrer dans le bois, il cria, se retournant sur sa selle:

—Surtout, prends garde qu’on ne te voie!... ne va pas du côté des voitures!...

Puis, s’engageant dans le sentier que tout à l’heure suivait Bijou, il mit son cheval à un bon galop de chasse pour rattraper le temps perdu. Tout à coup, il s’arrêta, cherchant à distinguer quelque chose au loin.

«Tiens!...—pensa-t-il,—un cheval sans cavalier!... il y a déjà un monsieur qui s’est fait déposer...»

Comme il approchait, il vit que le cheval avait une selle de femme et il poussa un cri en apercevant Bijou couchée sur le dos, dans l’herbe, à droite du sentier. Un de ses bras était étendu en croix, l’autre s’allongeait le long d’elle. Elle avait les yeux fermés et les lèvres entr’ouvertes. Bernès sauta à terre et attacha son cheval; puis, prenant dans ses bras Denyse, il essaya de l’adosser à un arbre.

Mais lorsqu’il vit rouler inerte sur son épaule la tête de la jeune fille, il attira contre lui sa taille souple et fut stupéfait de la sentir absolument libre, sans corset ni ceinture d’aucune sorte... Et son trouble devint si grand qu’il se pencha vers elle, et couvrit de baisers les jolis cheveux frisés en répétant malgré lui:

—Bijou!... mon Bijou!... entendez-moi, voulez-vous?... répondez-moi!... je vous en prie?... je suis si malheureux de vous voir ainsi!...

Au bout de deux ou trois minutes, Denyse poussa un soupir très doux, et, lentement, ouvrit les yeux.

A la vue de Bernès, son visage sérieux devint souriant:

—Ah....—murmura-t-elle,—est-ce assez bête, cette chute!...

Il demanda:

—Comment êtes-vous tombée?...

—Je ne sais pas!... mon cheval a mis le pied dans un trou, je crois...

—Oh!... et vous avez fait panache?...

Elle répondit en riant:

—Vous l’avez dit!...

—Vous êtes-vous fait mal?...

—Pas le moins du monde!...

Et elle ajouta, pensive:

—C’est gentil à vous de vous occuper de moi... d’autant plus gentil que vous ne m’aimez guère, je crois?...

Hubert de Bernès devint rouge comme une tomate:

—Oh!... mademoiselle!... pouvez-vous croire que...

—Je crois que... oui, parfaitement!...

Il demanda, effaré:

—Mais, au moins, dites-moi ce qui peut vous faire penser une telle chose?...

—Oh!... tout et rien!... ce serait trop long à expliquer... tenez, ce matin, par exemple... quand je vous ai prié de venir au théâtre avec nous... vous aviez l’air tout bouleversé et vous avez refusé... ah! mais là, bien!... joliment bien!... pourquoi?...

—Mais, mademoiselle, je... je vous assure...

—Vous voyez!... vous ne trouvez pas un mot à répondre... pas même une excuse banale...

Secouant ses cheveux, qui enveloppèrent en se déroulant la joue et l’épaule du jeune homme, elle dit, toute rieuse, sans cesser de s’appuyer à lui comme à un fauteuil:

—Ça m’est d’ailleurs égal... car, que vous le vouliez ou non, vous y viendrez avec nous, au théâtre!... vous ne pouvez plus refuser...

—Mais...

—Il n’y a pas de mais!... je vous demande ça pour ma discrétion?...

—Votre discrétion?

—Dame!... est-ce que nous n’avons pas parié... moi, qu’il y aurait un accident parce qu’il y en a toujours... vous, qu’il n’y en aurait pas?...

—Oui... Eh bien?...

—Eh bien... mais, je pense qu’en voilà un, d’accident?... vous ne le trouvez pas suffisant?... qu’est-ce qu’il vous faut donc?...

Il balbutia:

—C’est vrai!... je suis idiot!... c’est que j’ai eu tellement peur, si vous saviez!...

Elle le regardait, l’air très doux, et cette douceur le ravissait. Elle lui tendit la main en disant:

—Merci encore de m’avoir si bien soignée... et maintenant, allez-vous-en bien vite...

—Pouvez-vous remonter à cheval?...

—Pas tout de suite... je sens une sorte de courbature, une lassitude très grande... Non!... vous allez dire à M. de Clagny de venir avec sa voiture... il me ramènera... ne lui dites pas ça tout haut... je ne veux pas que grand’mère sache rien...

Comme Hubert de Bernès retenait sous ses lèvres la petite main de Bijou, elle dit, agacée:

—Allez donc vite!... expliquez-lui bien de laisser son mail sur la route, à M. de Clagny... et dites-lui qu’il me trouvera sous bois... en bordure du chemin... là précisément où je l’ai quitté tout à l’heure... Voulez-vous aussi, avant de vous en aller, attacher Patatras à un arbre?... merci!...

Elle lui lança son plus tendre regard, et demanda une dernière fois:

—C’est bien convenu, n’est-ce pas, pour ce soir?...

Il répondit:

—C’est bien convenu...

Dès qu’il eut disparu, elle se recoucha exactement dans la position où l’avait trouvée Bernès.

Peu après, le roulement d’une voiture ébranla la route, et M. de Clagny, descendant de son mail, entra dans le sentier. A la vue de Bijou, il poussa un douloureux cri, et courant à elle, la prit dans ses bras, anxieux, angoissé, demandant:

—Bijou!... mon amour!... mon adoré petit Bijou!...

Et, comme Bernès, il ajouta:

—Entends-moi, mon Bijou!... réponds-moi, je t’en supplie!...

Il lui caressait les cheveux de ses lèvres; il la serrait de toutes ses forces entre ses bras.

A la fin, elle ouvrit les yeux, regarda le comte de son beau regard candide et, se blottissant étroitement contre lui, murmura, semblant se rendormir...

—Je vous aime tant!... et je suis si bien là, si vous saviez!... si, si bien!... j’y voudrais rester toujours!...

XIV

—ENTREZ!...—cria Bijou.

Debout devant une glace, elle brossait lentement ses jolis cheveux qui frisaient à mesure que la brosse passait sur eux, et imprégnaient l’air de leur délicat parfum.

Le domestique dit:

—C’est monsieur le comte de Clagny qui vient prendre des nouvelles de mademoiselle...

—De mes nouvelles?...

—A cause de la chute de mademoiselle...

—Ah!... je n’y pensais plus!...

Et, allant à la fenêtre, elle demanda:

—Il est en voiture?...

—Monsieur le comte est venu à cheval, mais il est au salon...

—Ah! bon!... alors je vais descendre!...

Dès que le domestique fut sorti, Bijou changea rapidement de peignoir. Elle mit des mules de chevreau rose, qui rendaient délicieusement drôles ses petits pieds; et, ses cheveux flottant sur la collerette plissée de sa longue robe sans taille, elle courut rejoindre M. de Clagny.

En la voyant entrer, le comte se leva vivement. Il avait les traits tirés, le visage fatigué et triste.

Bijou dit, en lui tendant ses mains qu’il baisa:

—Comme vous êtes bon de vous être dérangé pour moi de si bonne heure!... il est à peine huit heures!... vous avez dû partir de la Norinière joliment tôt!...

—Ne nous occupons pas de moi... et dites-moi plutôt comment vous allez?...

—Mais je vais à merveille!... vous avez bien vu hier que j’ai suivi le rallye-paper comme si je n’étais pas tombée avant?... et que le soir au théâtre je n’avais pas l’air malade?...

—Non... pas précisément malade... mais je vous ai trouvée, au théâtre, un peu bruyante, un peu fébrile...

Et, tristement, il ajouta:

—Je vous ai d’ailleurs peu et mal vue... vous ne vous êtes guère occupée que d’Hubert de Bernès, et vous avez beaucoup délaissé votre vieil ami...

Elle se leva, et allant à lui, câline:

—Oh!... comment pouvez-vous croire...

—Je n’ai pas cru, hélas!... j’ai vu!... et je ne vous le reproche pas, ma pauvre petite!... la jeunesse va vers la jeunesse... c’est si naturel!...

—Mais non!...—dit Bijou avec sincérité, mais pas du tout!... je n’aime pas tant que ça la jeunesse en général... et je ne peux pas souffrir les petits jeunes gens de l’âge de M. de Bernès en particulier...

—Oui... je me souviens que vous m’avez déjà dit ça!... vous me l’avez dit la première fois que je vous ai vue... ici même, lorsque nous attendions ensemble les invités avant le dîner...

Denyse se mit à rire:

—Vous avez de la mémoire!...

—Toujours... quand il s’agit de vous!...

Et d’une voix qui tremblait un peu, il demanda:

—Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez dit hier?...

—Hier?...

—Oui... hier... quand je vous tenais dans mes bras, blottie comme un petit oiseau frileux?...

Elle dit, semblant chercher, ouvrant tout grands ses yeux qui, en ce moment, ressemblaient à des violettes pâles:

—Non... je ne sais pas!... je ne sais plus!... j’étais un peu abrutie de ma culbute, vous comprenez?...

Et, comme M. de Clagny restait sans parler:

—Voyons?... qu’est-ce que j’ai donc dit de si intéressant?...

Il répéta lentement, en regardant avec attention Bijou qui l’écoutait l’air amusé, la bouche entr’ouverte:

—Vous avez dit: «Je suis si bien, si vous saviez! je voudrais rester toujours ainsi...»

—Je ne me rappelle pas avoir dit ça!... mais, dans tous les cas, j’ai bien fait de le dire, parce que c’était très vrai, vous savez?...

Il attira Bijou à lui et demanda:

—Est-ce que, vraiment, ça ne vous... effaroucherait pas de me voir comme ça de près toujours?...

—Mais non, ça ne m’effaroucherait pas!... oh! pas du tout!...

—Bien vrai?...

—Bien vrai!... mais pourquoi me demandez-vous ça?...

—Pour rien... Savez-vous si votre grand’mère est levée?...

—Elle ne se lève pas avant huit heures et demie ou neuf heures, surtout quand elle se couche tard comme cette nuit... il était presque deux heures quand nous sommes rentrés?...

—Et vous êtes aussi fraîche, aussi jolie que si vous aviez dormi toute la nuit... Dites-moi, je voudrais bien la voir, votre grand’mère?...

—Vous avez à lui parler à elle-même... ou bien c’est quelque chose que je peux lui dire de votre part?...

—Non... j’ai à lui parler à elle-même...

—C’est que, elle va probablement vous faire attendre «un brin»... comme on dit ici...

—Eh bien, j’attendrai...

Bijou regardait avec étonnement M. de Clagny, qui faisait les cent pas à travers la grande pièce, et, curieuse, elle dit:

—Qu’est-ce que vous avez?... car vous avez quelque chose, bien sûr!...

—Mais non!...

—Mais si!... vous allez... vous venez!... Tenez!.., un jour j’ai vu Paul de Rueille qui allait et venait comme ça...

—Moi aussi, je l’ai vu!... c’était le soir du dîner La Balue, Juzencourt et Cie... pendant que vous chantiez...

—Pas du tout!... c’est un jour où il avait un duel ridicule... et il ne savait pas s’il devait le dire ou ne pas le dire à Bertrade...

—Et... qu’est-ce qu’il a fait?...

—Je crois qu’il n’a rien dit...

—Eh bien, il avait plus «d’estomac» que moi!...

Bijou dit impétueusement:

—Vous avez un duel?...

—Un duel, si on veut... et ridicule, à coup sûr!... un duel contre l’impossible!... vous ne pouvez pas comprendre ça, mon pauvre cher petit Bijou!...

—Et vous croyez que grand’mère le comprendra mieux que moi?...

—Je ne sais pas!... dans tous les cas, elle m’écoutera... et elle me plaindra...

—Mais moi aussi... je vous écouterais et je vous plaindrais...

Il dit, et son visage exprimait une vraie souffrance:

—Je ne veux pas être plaint par vous!...

—Vous ne m’aimez donc pas?...

M. de Clagny fit un mouvement, puis, s’arrêtant, il dit avec un calme que démentaient le trouble de ses yeux et l’enrouement de sa voix:

—Si... je vous aime... je vous aime beaucoup!...

Prenant son chapeau qu’il avait posé sur un meuble, il se dirigea rapidement vers la porte qui donnait sur la terrasse, en disant:

—Je vais attendre dans le parc que votre grand’mère soit prête à me recevoir...

Mais dès qu’il vit que Bijou avait quitté le salon, il rentra et s’assit dans une pose affaissée, subitement vieilli par quelque douloureuse préoccupation.

La marquise ne se fit pas longtemps attendre. Elle dit en entrant, toute souriante:

—Vous êtes joliment matinal, Clagny!...

Puis, apercevant le visage bouleversé de son vieil ami, elle demanda, inquiète:

—Ah! mon Dieu!... qu’est-ce qu’il vous est arrivé?...

—Un malheur...

—Dites!...

—C’est pour ça précisément que je viens de si bonne heure... Vous souvenez-vous que lorsque je suis venu ici pour la première fois... il y a quinze jours... comme j’admirais Bijou, vous m’avez rappelé qu’elle était votre petite-fille et qu’elle pourrait être la mienne?...

—Oui!...

—Je vous ai répondu que je le savais bien... mais que, tout ça, c’était du raisonnement... et que les cœurs jeunes raisonnaient peu ou mal...

—Parfaitement!... eh bien?...

—Eh bien, aujourd’hui, j’aime Bijou!... je l’aime de toutes mes forces...

—Patatras!...

—Ah!... vous êtes consolante, vous!...

—Dame!... mon pauvre ami!... que voulez-vous que je vous dise!... vous n’espérez pas épouser Bijou, n’est-ce pas?...

Il répondit, les yeux pleins de larmes, la parole étranglée:

—Non... je ne l’espère pas!... et pourtant je vous supplie de dire à votre petite-fille ce que je viens de vous avouer, à vous... j’ai cinquante-neuf ans... six cent mille francs de rente... je ne suis ni méchant ni répugnant... et je l’adore... comme jamais un autre ne l’adorera...

—Mais songez donc que vous avez...

—Trente-huit ans de plus qu’elle... c’est pour moi surtout que cette différence est chose redoutable... oui... je le sais... et j’accepte tous les dangers d’une telle disproportion...

—Mais elle?...

—Elle?... elle se prononcera pour ou contre moi... elle a vingt et un ans... ce n’est plus une enfant... elle sait ce qu’elle fait...

—N’empêche que j’ai, moi aussi, une responsabilité, et que...

—Ah!... vous voyez!... vous avez peur qu’elle consente...

—Peur?... en vérité, non!... je suis convaincue que cette petite créature idéale a de celui qu’elle rêve pour son mari une vision toute différente de vous...

—Et si, par hasard... oh! notez bien que je ne l’espère pas... vous vous trompiez?... qu’est-ce que vous feriez?...

—Qu’est-ce que vous voudriez que je fasse?...

—Rien... et je crains précisément que vous n’usiez de votre influence sur Bijou...

—Non... je lui ferai les observations que je crois devoir lui faire... rien de plus...

—Alors, vous allez lui parler?...

—Oui...

—Voulez-vous que je vienne tantôt?...

—Ah! non!... donnez-moi jusqu’à demain... je ne lui parlerai probablement que ce soir... mais, au fait!... ça ne vous empêche pas de venir dîner si ça vous plaît?... c’est pour le... pour la réponse, que je vous remettais à demain...

—Si elle refuse... je partirai...

—Pour où?...

—Est-ce que je sais?... ma vie sera finie... j’irai crever dans un vieux coin...

—Vous raisonniez déjà comme ça il y a douze ans!... et vous voilà aujourd’hui, je ne dirai pas plus jeune...

La marquise s’arrêta et reprit en souriant:

—Et pourquoi ne le dirais-je pas?... vous me paraissez plus jeune que dans ce temps-là... vous êtes surprenant, mon ami, on vous donnerait quarante-cinq ans!...

—Si c’était vrai, ce que vous dites?...

—Ça l’est!... je vous assure!... mais ça n’empêche pas que vous en avez tout de même cinquante-neuf...

M. de Clagny se leva.

—Adieu!...—fit-il,—à demain...

Il ajouta, avec un sourire navré:

—Ou à ce soir!... oui... quand arrivera la fin de la journée, je serai pris d’un violent désir de la revoir... et je viendrai... comme avant-hier... comme jeudi... comme tous les jours...

Il saisit la main de madame de Bracieux et la serra nerveusement en murmurant:

—Au nom de notre si vieille amitié... je vous en prie... soyez-moi bonne?...

 

Pendant tout le déjeuner, la marquise parut préoccupée, et, à plusieurs reprises, M. de Jonzac demanda à sa sœur:

—Qu’est-ce qu’il y a donc?... tu as tes papillons noirs?...

Jean de Blaye dit:

—Ma tante a dû se coucher très tard... je vous ai entendus rentrer... il devait être deux heures...

Et, s’adressant à Bijou:

—Eh bien, t’es-tu amusée?... était-ce joli?...

—Charmant!...—fit distraitement la jeune fille.

—Cette petite Lisette Renaud est vraiment délicieuse!...—dit M. de Rueille;—elle a de grands beaux yeux tristes!... elle vous a plu aussi, n’est-ce pas, grand’mère?...

—Oui...—répondit madame de Bracieux, elle est séduisante au possible et elle a une admirable voix!... j’ai été stupéfaite de trouver ça à Pont-sur-Loire... stupéfaite aussi de l’élégance de la salle... il y avait beaucoup de jolies femmes bien habillées...

—Presque toutes en rose!—s’écria Denyse,—j’ai remarqué ça!...

M. de Rueille dit:

—Ça, c’est à cause de vous!... les dames de Pont-sur-Loire vous voient toujours en rose... et comme vous êtes pour elles le «dernier cri»... elles se mettent en rose aussi...

Voyant que Bijou avait l’air surpris, il demanda:

—Est-ce qu’elle n’est pas claire, ma petite explication?...

Elle répondit en riant:

—Elle est claire... mais fantaisiste!... personne, mon pauvre Paul, ne fait attention à moi...

Comme madame de Rueille se tournait vers elle, elle la prit à partie:

—Qu’est-ce que tu en penses, Bertrade?...

—Je pense que tu es beaucoup trop modeste...

—Oh! oui!...—dit Giraud, qui enveloppa la jeune fille d’un regard pénétré d’admiration,—mademoiselle Denyse est trop modeste!... hier, toute la salle avait les yeux sur elle... et la chanteuse elle-même ne cessait pas de...

Bijou l’interrompit vivement:

—Vous rêvez, monsieur Giraud!... Je n’ai pas remarqué qu’on s’occupât de notre loge... mais quand même cela serait, il ne s’ensuit pas nécessairement que ce soit moi qui...

—Évidemment!...—fit Henry de Bracieux, gouailleur,—c’est grand’mère qui intéressait si fort les indigènes!...

—Non!... mais ça pouvait être Jeanne Dubuisson!...

—C’est vrai!... elle n’est pas connue à Pont-sur-Loire, la petite Dubuisson!... sa vue doit évidemment faire sensation!...

Bijou haussa les épaules.

—Vous savez tous que j’ai horreur qu’on s’occupe de moi... et vous me dites tout le temps des choses pour me taquiner....

Pierrot s’écria:

—Si tu as horreur de faire de l’effet, la grosse Gisèle de La Balue n’est pas la même chose, va!... en v’là une qui changerait bien avec toi!... Hier, au goûter du rallye... elle était là qui tournait autour de tout le monde comme une grosse mouche... même que Bernès l’a envoyée promener.

—Il est gentil, ce petit Bernès!...—dit la marquise,—je l’ai vu pendant toute cette soirée d’hier, et il m’a plu beaucoup... il est simple... bien élevé... pas bête...

Jean de Blaye vit que Bijou faisait une moue indifférente, et il demanda:

—Tu n’as pas l’air d’être de l’avis de grand’mère?...

—Oh!... mon Dieu! si!...

—Tu manques d’enthousiasme, avoue-le?...

—Mais je l’avoue...

La marquise se tourna vers sa petite-fille.

—Ah!... et qu’est-ce que tu lui reproches?...

—Mais rien, grand’mère!... rien!... je le trouve comme tout le monde... et en le voyant, je ne pousse pas des cris d’admiration... voilà tout!...

—Je crois,—dit M. de Rueille,—que celui qui vous fera pousser des cris d’admiration est encore à naître!... vous êtes très bonne, très indulgente... vous trouvez tout le monde négativement bien... mais, effectivement, c’est une autre affaire...

—Vous exagérez!...

—J’exagère?... Eh bien, citez-moi donc un homme... un seul, que vous trouviez vraiment à votre gré?...

—Mais... M. de Clagny, par exemple!...

La marquise demanda:

—Tu le trouves bien... tu le trouves bien... mais comment?... pas pour l’épouser, je présume?...

Bijou répondit en riant:

—Ah! non!... pas pour l’épouser!...

On sortait de table. Jean de Blaye dit:

—Quelqu’un a-t-il des commissions pour Pont-sur-Loire?...

—Tiens!...—fit Bijou surprise,—tu vas à Pont-sur-Loire, comme ça, tout seul?... qu’est-ce que tu peux bien aller y faire?...

—Ce que j’y vais faire?...—répondit-il un peu troublé—des commissions...

—Veux-tu m’emmener?...

—T’emmener?... mais...

Depuis le soir où il avait avoué à Bijou qu’il l’aimait, il évitait toutes les occasions de se trouver seul près d’elle. Quant à elle, sa façon d’être avec lui et avec Henry de Bracieux ne s’était modifiée en rien. Elle restait aussi libre, aussi cordiale qu’avant de leur avoir refusé sa main, et semblait oublier même qu’ils l’eussent demandée.

Elle dit, l’air étonné:

—Mais quoi?... tu ne veux pas m’emmener?...

Mal à l’aise, appréhendant le tête-à-tête et n’osant pas devant tous refuser d’emmener Bijou, il répondit, affectant de plaisanter:

—Mais si!... je suis, au contraire, très flatté de l’honneur que tu veux bien me faire!...

—A la bonne heure!... tu es gentil!...

—Je suis charmant!... mais il faut que tu aies, en plus de moi, quelqu’un pour t’accompagner, parce que, moi, j’ai des affaires...

—Oh!...—fit Denyse d’un ton chagrin,—tu ne veux pas me garder avec toi là-bas?...

Madame de Bracieux intervint:

—Mais, mon Bijou, vous ne pouvez, dans aucun cas, vous en aller comme ça tous les deux!... Jean a beau être ton cousin germain, ça ne se fait pas, ces choses-là!... il faut que vous emmeniez la vieille Joséphine... et encore, c’est convenable tout juste!...

Après un silence, la marquise reprit:

—Mais, qu’est-ce que tu y feras, à Pont-sur-Loire?...

—Des courses, grand’mère... vous oubliez qu’il y en a toujours pour la maison, des courses!... et puis, j’irai voir Jeanne... c’est justement le jour où M. Spiegel est pris tout le temps... je ne les empêcherai pas de roucouler!...

M. de Jonzac dit:

—Ils ne m’ont pas l’air de roucouler beaucoup!... je les regardais hier pendant le rallye-paper... ou je me trompe fort, ou ça ne bat que d’une aile, ce mariage-là!...

—Pourquoi croyez-vous ça, oncle Alexis?... demanda Bijou, l’air inquiet.

—Parce que je trouve la petite triste et le professeur indifférent!... tu n’as pas remarqué ça?...

Elle répondit:

—Non!... je ne remarque pas grand’chose, moi!...

 

De Bracieux à Pont-sur-Loire, Bijou et Jean furent silencieux.

En ville, ils croisèrent, près de la gare, madame de Nézel qui arrivait des Pins par le train de deux heures et demie. En la voyant, Bijou fit un mouvement et ses lèvres remuèrent comme si elle allait parler, mais elle se contenta de glisser vers son cousin un regard luisant et doux. Jean, maladroit et troublé, avait eu l’air de ne pas voir la jeune femme, qui, au lieu d’aller vers le centre de la ville, tournait dans une ruelle tracée au milieu de terrains vagues et de jardins.

En descendant de voiture avec la vieille Joséphine à la porte des Dubuisson, Bijou demanda:

—Où te retrouverai-je?... et à quelle heure?...

—A l’hôtel... je dirai d’atteler pour six heures, si ça te va?...

Elle dit, étonnée:

—Six heures!... bien, tu en as des courses!... trois heures et demie de courses... dans Pont-sur-Loire!...

Impatienté, et voulant avant tout éviter l’innocente enquête de Bijou, Jean lui offrit de partir plus tôt, mais elle refusa:

—Non... pourquoi ça?... je suis enchantée de rester longtemps avec Jeanne, moi!...

Mademoiselle Dubuisson était chez elle. Denyse lui trouva la mine attristée et les yeux battus. Elle demanda:

—Qu’est-ce qu’il y a encore?... est-ce que ça ne va pas?...

—Pas très bien...

—Est-ce que... ton fiancé?...

—Toujours le même...

—Ce qui veut dire?...

—Que je le trouve devenu un peu bien calme... mais il y a autre chose qui m’a secouée ce matin...

—Quoi?...

—Oh!... un événement qui ne me touche en rien... mais qui m’a fait de la peine tout de même...

Et, évitant de regarder Bijou, elle continua:

—Tu sais bien... Lisette Renaud?...

—Oui... Eh bien?...

—Eh bien... elle est morte ce matin!...

—Morte?... de quoi?...

Jeanne dit, très bas:

—On croit qu’elle s’est tuée:

—Comment ça?...

—Avec de la morphine... tu sais, on n’a pas beaucoup parlé de ça devant moi... mais j’ai compris que c’est à la suite d’une explication qu’elle a eue avec M. de Bernès...

—Quand?...

—Hier après le théâtre... ou ce matin... papa et M. Spiegel ont parlé de ça à déjeuner, mais vaguement... à mots couverts...

—C’est affreusement triste!... et je comprends que tu aies été impressionnée...

—Oui, n’est-ce pas?... d’autant plus que, pour l’instant, les chagrins d’amour me touchent beaucoup...

Elle ajouta, avec un sourire désolé:

—Et pour cause!...

Bijou dit, d’un ton de regret:

—Cette pauvre petite chanteuse!... moi, par goût, je n’aime pas beaucoup les femmes de théâtre... mais celle-là paraissait gentille et chantait vraiment bien!... c’est dommage!... et M. de Bernès doit être bien malheureux!...

Jeanne demanda, toujours sans regarder Denyse:

—Crois-tu que l’on soit si malheureux de faire souffrir?... moi, je ne le pense pas!... les inconscients font souffrir sans le savoir... les autres font souffrir parce que ça les amuse... ni ceux-ci ni ceux-là ne doivent avoir de remords...

Comme elle restait pensive, le regard perdu, Bijou lui passa doucement la main devant les yeux:

—Ne pense plus à ces choses tristes, ma Jeanne! ta peine ne changera rien à un fait accompli... et tu te fais inutilement du mal!... Allons! parlons de la revue, de chiffons... de n’importe quoi... Ah!... à propos de chiffons, ta robe va-t-elle enfin?...

—Elle va... mais elle me va mal!...

—Pas possible!...

—Très naturel, au contraire!... je n’ai pas ton teint, moi!... je suis plus pâle que toi... et ce rose me pâlit encore... et puis je suis presque maigre... alors, ce petit corsage froncé qui habille si coquettement ce que ton oncle appelle tes «rondeurs», me fait, moi, un peu trop planche... c’est d’ailleurs sans importance!...

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