Bijou
—Comment, sans importance?...
—Oui!... vois-tu, mon Bijou, qu’elle soit bien ou mal habillée, la médiocrité que je suis passe toujours inaperçue à côté de la beauté que tu es...
Bijou dit, en levant les yeux au ciel, d’un air à moitié sérieux, à moitié blagueur:
—Tu es en train de divaguer complètement, ma pauvre chérie!...
Puis, changeant brusquement de ton:
—A quelle heure iras-tu aux courses demain?...
—Je ne sais pas... c’est papa qui a dû décider ça avec M. Spiegel... Ah!... dis donc?... irez-vous de bonne heure au bal des Tourville?... je voudrais bien ne pas y arriver avant toi...
Denyse regarda sa montre:
—Il faut que je me sauve!... on veut, à la maison, des gardénias pour les boutonnières... je ne sais pas où en trouver... on m’a parlé d’un jardinier... dans les environs de la gare...
—De la gare?... je ne vois que des maraîchers, mais pas de fleuristes...
—Si... il paraît que c’est dans cette ruelle... tu sais, à droite du quai?...
—La venelle des Lilas... je sais bien ce que tu veux dire... mais il n’y a là que des jardins potagers, des terrains à vendre et quelques petites maisons... que les officiers louent parce que c’est près du quartier...
Bijou se leva.
—Enfin, dit-elle, je vais toujours chercher de ce côté-là!...
Denyse fut la première à l’hôtel. Jean de Blaye arriva un peu en retard, l’air triste et le visage défait.
Madame de Nézel était venue au rendez-vous qu’il lui avait donné, mais seulement pour lui rendre une liberté dont il n’avait plus que faire, et qu’il n’avait pas osé refuser. Et, malheureux, mécontents l’un de l’autre, ils avaient dû rester longtemps enfermés dans la petite maison, parce que Bijou, escortée de la vieille Joséphine, avait rôdé dans la ruelle déserte pendant une partie de l’après-midi. Elle allait et venait, le nez en l’air, semblant chercher une trace, avec une insistance que Jean ne s’expliquait pas et qui l’inquiétait beaucoup. Elle avait peut-être vu, à trois heures, lorsqu’ils traversaient en voiture la place de la gare, madame de Nézel qui entrait dans la venelle des Lilas. Et, dans ce cas, avait-elle voulu s’assurer de ce qu’elle soupçonnait? était-elle donc retorse et curieuse, cette Denyse qu’il aimait tant, et qui venait de démolir, sans le savoir, toute sa vie?...
Il s’excusa de son retard et fit monter en voiture Bijou qui lui affirmait gentiment qu’il arrivait à l’heure. Au moment même où il cherchait un moyen de la questionner, elle dit:
—Tu sais!... vous aurez vos gardénias pour demain!... mais ç’a été difficile, va!... j’ai couru pour eux tout Pont-sur-Loire une partie de la journée... on m’a envoyée dans des petites rues impossibles... où je me suis perdue... et où je n’ai rien trouvé...
Heureux de voir éclater l’innocence de Bijou, Jean s’écria malgré lui:
—Ah!... c’est donc pour ça que tu es allé traîner dans la venelle des Lilas?...
Elle posa sur lui ses grands yeux surpris et demanda:
—Comment sais-tu ça?... tu m’as vue?...
Il répondit vivement:
—Pas moi!... un de mes amis...
—Qui donc?... est-ce que je le connais, ton ami?...
—Je ne pense pas!... c’est un officier du régiment de Bernès... Ah!... si tu savais!... la pauvre petite chanteuse que tu as entendue hier soir?... Eh bien, elle s’est tuée!...
Bijou dit, d’un ton qui enrayait toute espèce de conversation sur ce sujet:
—Oui... je le sais!... c’est bien dommage!...
C’était si digne, si net, que Jean se reprocha presque d’avoir parlé de cette histoire un peu scabreuse; mais Bijou n’était plus une petite fille, que diable!... elle allait avoir vingt-deux ans!...
A quatre heures, M. de Clagny était arrivé à Bracieux, le cœur battant à la pensée de revoir Bijou, et de la revoir libre et abandonnée comme chaque jour, puisqu’elle ignorerait encore sa demande. Il fut très désappointé d’apprendre qu’elle était à Pont-sur-Loire et qu’elle y était avec Jean. Et comme il demandait à la marquise de lui dire franchement ce qu’elle augurait de sa démarche auprès de la jeune fille, elle lui répondit qu’elle n’osait même plus parler, Denyse leur ayant déclaré à tous, le matin même, qu’ «elle trouvait M. de Clagny charmant... mais pas pour l’épouser».
Il reçut le choc sans trop faiblir, et insista pour que Bijou fût instruite le soir de sa demande. Elle aurait jusqu’au lendemain pour réfléchir, c’était ce qu’il voulait.
Denyse et Jean rentrèrent juste à l’heure du dîner. Quand ils descendirent de leur chambre, on était à table et chacun parlait de la mort de la pauvre Lisette Renaud. M. de Rueille était allé se promener à cheval; il avait rencontré des officiers qui faisaient du service en campagne, et qui, bien entendu, lui avaient raconté l’histoire.
—C’est affreux!...—fit Bertrade,—de penser que cette petite s’est tuée!... elle était si gentille et si jeune!...
Giraud dit, d’une voix étrange qui résonna dans la grande salle à manger:
—C’est justement parce qu’on est jeune qu’il faut se tuer quand on est malheureux... on aurait trop longtemps à souffrir!...
XV
LA marquise n’avait pas voulu parler à Bijou le soir. Elle craignait de «troubler sa nuit», et ce fut le lendemain matin seulement qu’elle la fit appeler chez elle.
La jeune fille arriva toute gaie et fit une petite moue désappointée quand sa grand’mère lui annonça qu’elle avait des choses très sérieuses à lui dire.
—Il s’agit, commença madame de Bracieux,—d’un de mes bons amis, qui est aussi le tien...
Bijou l’interrompit:
—M. de Clagny?...
—Oui... M. de Clagny... tu as dû t’apercevoir qu’il t’aime beaucoup, n’est-ce pas?...
—Je l’aime beaucoup aussi... beaucoup!...
—Parfaitement... mais toi, tu l’aimes comme un père... ou un oncle charmant... et lui ne t’aime pas comme une fille... ou comme une nièce... enfin... tu vas être bien étonnée...
Elle demanda, craintive:
—Étonnée de quoi?...
—De... il veut t’épouser... là!...
Bijou murmura, l’air stupéfait:
—Lui aussi?...
—Comment «lui aussi»?...—fit la marquise, stupéfaite à son tour,—qui donc veut t’épouser, que tu dis: «Lui aussi»?...
Denyse rougit.
—J’aurais dû vous raconter ça plus tôt, grand’mère,—dit-elle en s’asseyant sur un tabouret aux pieds de madame de Bracieux,—mais nous sommes si en l’air, tous ces jours-ci, avec les rallyes, le théâtre, les courses et les bals, que je n’ai pas trouvé un instant... ça n’avait d’ailleurs pas grand intérêt!...
—Ah!... tu trouves ça, toi?...
—Dame!... puisque je n’ai envie d’épouser ni l’un ni l’autre...
—Mais qui?... qui?... de qui parles-tu?...
—D’Henry et de Jean... oui... Jean a d’abord parlé pour Henry... qui l’avait, paraît-il, chargé de savoir si je l’autorisais à vous demander ma main... J’ai répondu que c’était à vous et pas à moi qu’il devait s’adresser...
—Tu es un vrai Bijou, toi!...
—Mais que ça n’avait aucune importance, puisque je ne voulais pas l’épouser...
—Il n’a pas assez de fortune pour toi!...
—Ça, je n’en sais rien!... et puis, ça m’est bien égal!... mais Henry ne me plairait pas du tout comme mari... je le connais trop!...
—Ah!... et Jean?...
—Jean non plus ne me plairait pas comme mari!... c’est ce que je lui ai dit quand, après avoir vu que je refusais Henry, il a repris l’affaire pour son propre compte...
—Ils vont bien, mes petits-enfants!... je m’explique à présent pourquoi, depuis plusieurs jours, ils font des têtes à porter le diable en terre!...
Et, après un silence, la marquise conclut:
—Je connais maintenant ta réponse à mon pauvre Clagny...
—Comment la connaissez-vous?...
—Parce que, si tu ne veux pas de tes cousins, qui sont, chacun dans son genre, des êtres très réussis, il est peu probable que tu veuilles du vieil ami de ta grand’mère...
—Lui aussi, il est réussi!...
—C’est vrai!... mais il a près de soixante ans!...
—Il n’en a pas l’air!...
—Mais il les a!...
—Je le sais!... ce qui n’empêche que je n’aurais pas plus de répugnance à l’épouser qu’à épouser Jean ou Henry...
—Tu ne sais pas ce que c’est que le mariage... tu ne peux pas comprendre...
Bijou ferma à demi ses beaux yeux clairs:
—Si!—fit-elle lentement,—je comprends très bien, grand’mère!...
—Tout ça ne me dit pas ce que je dois répondre à Clagny?...
—Il va venir aujourd’hui?...
—Il va venir tout à l’heure...
Elle fit un mouvement, puis, après un instant de réflexion, elle dit:
—Vous lui répondrez, grand’mère, que je suis très touchée, très flattée qu’il ait bien voulu penser à moi... mais que je n’ai pas envie de me marier encore...
Elle ajouta, appuyant sa tête sur les genoux de la marquise:
—Parce que je suis trop bien ici avec vous...
—Mon Bijou!... mon Bijou chéri!...—murmura madame de Bracieux, embrassant le joli visage tendu vers elle,—tu sais que tu es toute ma joie, mais tu ne pourras pas non plus rester toujours auprès de ta vieille grand’mère... je ne te dis pas ça pour t’engager à faire un mariage qui serait fou...
Denyse leva les yeux vers la marquise et demanda:
—Fou?... pourquoi, fou?...
—Parce que Clagny a trente-huit ans de plus que toi... qu’il sera tout à fait à bas quand tu battras ton plein... et que... ce genre de mariage a des inconvénients qui... que... enfin, tu serais la première à les reconnaître!..
Bijou s’était levée en entendant une voiture s’arrêter devant le perron.
Elle regarda par la fenêtre, et se sauva en disant:
—Le voilà!...
Pendant le déjeuner, madame de Bracieux annonça, d’un air indifférent:
—Clagny part... il est venu me dire adieu ce matin...
Bijou dressa la tête, et Jean de Blaye dit:
—Il part?... Tiens!... il avait pourtant l’air de prendre racine dans le pays!...
—Oh!...—fit M. de Rueille,—les racines du père Clagny ne sont jamais bien profondes...
Bijou se tourna vers sa grand’mère:
—Quand part-il?...—demanda-t-elle inquiète.
—Mais... tout de suite... demain, je crois!... du reste, nous le verrons ce soir à Tourville... il ira au bal pour rencontrer tous ceux à qui il veut dire adieu...
—Et il ne va pas aux courses?...
—Non... il fait ses malles!...
—Et notre revue, demain?...—s’écria Denyse navrée—il m’avait tant promis de venir la voir!...
La marquise regarda sa petite-fille, et pensa que décidément, même avec un cœur exquis, la jeunesse est sans pitié.
L’entrée de Bijou au bal des Tourville fut un véritable triomphe. Elle était, dans cette robe de crêpe rose qui se confondait avec sa peau, infiniment jolie et rare.
—Regardez donc la petite Dubuisson,—dit Louis de La Balue à M. de Juzencourt,—elle a cherché à ressembler à mademoiselle de Courtaix... elle a exactement copié sa toilette... et voyez de quoi elle a l’air?... de sa femme de chambre... tout au plus... à quoi ça tient-il?...
M. de Juzencourt répondit avec un rire épais:
—C’est que, si le contenant est pareil, le contenu ne l’est pas!... Est-ce qu’elle ne se marie pas, la petite Dubuisson?...
—Si... elle épouse un jeune huguenot qui doit être quelque part dans quelque coin... Ah!... non... il n’est pas dans un coin... le voilà qui papillonne comme les autres autour de «Bijou»...
Juzencourt demanda:
—Et vous?... vous ne papillonnez pas?...
—Moi?... j’épouserais bien, moi!... parce que il faut un jour ou l’autre se marier... sans ça, les parents crient... à cause du nom, vous savez?... mais papillonner?... ah! ma foi non!... ça ne me chante pas!...
Et, d’un pas traînant, il se dirigea vers Henry de Bracieux, auquel il dit, la voix et le regard voilés:
—Quelle chaleur, n’est-ce pas?... vous avez de la chance de ne pas rougir... vous avez d’ailleurs une de ces peaux!... c’est vrai!... vous avez l’air d’un hercule... et malgré ça, la peau est d’une couleur... et d’un grain!...
Comme il se penchait vers lui, l’air attendri, Henry lui cria, de sa grosse voix sonore et pleine:
—Ah!... vous m’embêtez avec ma peau!...
Et laissant le petit La Balue planté au milieu du salon, il alla retrouver Jean de Blaye, qui, de loin, regardait mélancoliquement Bijou s’embrouiller dans les danses pour lesquelles se présentaient à la fois six danseurs.
Quand M. de Clagny s’approcha voulant saluer Denyse, elle lui dit, sans même répondre à son salut:
—Grand’mère m’a dit que vous alliez partir... je suis sûre que c’est à cause de moi?...
Il fit signe que oui. Alors, elle lui prit le bras, et, l’entraînant dans un salon presque désert:
—Je vous en prie?...—supplia-t-elle,—je vous en prie... ne partez pas!...
Il répondit, très ému:
—Je vous en prie à mon tour, Bijou, ne me demandez pas l’impossible... je n’ai pas su rester près de vous sans devenir aussi fou que les autres... j’ai rêvé... comme rêvent les fous!... à présent que tout est fini, il faut que je tâche de redevenir sage et d’oublier mon rêve... et pour ça, il faut que je m’en aille loin... très loin...
Elle demanda:
—Vous aviez cru que... que je dirais oui?...
—Je vous voyais avec moi si bonne... si délicieusement gentille et confiante... que j’avais espéré... mon Dieu, oui!... que peut-être vous vous laisseriez aimer...
Elle dit, songeuse:
—Alors... c’est ma faute si vous avez espéré ça?...
—Ce n’est pas votre faute... c’est la mienne... on espère ce qu’on désire...
—Si!... je suis sûre que j’ai été avec vous telle que je n’aurais pas dû être?...
Ses yeux se remplirent de larmes et elle murmura, humble presque:
—Je vous demande pardon...
—Bijou!...—s’écria M. de Clagny affolé, mon Bijou!... c’est moi qui dois vous demander pardon de vous avoir un instant attristée...
—Eh bien, soyez bon... ne partez pas?... pas demain, du moins?... promettez-moi que vous viendrez demain à Bracieux voir jouer la revue?... Oh!... ne me dites pas non!... et après... je vous parlerai... mieux que ce soir...
Elle ajouta, en posant sur lui son regard lumineux:
—Vous ne regretterez pas d’être venu!...
Puis, arrêtant Jean de Blaye qui passait, elle demanda câline:
—Veux-tu me faire valser, dis?... tu valses si bien!...
Et, s’appuyant à son épaule, elle disparut au nez de Pierrot qui accourait pour réclamer «sa valse».
—Laisse donc ta cousine tranquille!...—fit M. de Jonzac, qui, assis sur un divan, regardait danser,—tu es beaucoup trop jeune pour inviter des jeunes filles... des vraies jeunes filles comme Bijou...
—Ah!... à quel âge est-ce que je les inviterai?... c’est pas non plus au tien, j’imagine!...
—Tu as vraiment des façons de parler!...
—Dis donc, p’pa?... pourquoi Jean et Henry disent-ils que le petit La Balue marque de plus en plus mal?...
—Le petit La Balue?... mais je ne sais pas...
—Ils ont dit qu’il se peinturlurait...
—C’est vrai!...
—Et qu’il marquait de plus en plus mal?... pourquoi?...
—Si tu as si envie de savoir pourquoi... tu n’as qu’à le demander à tes cousins... ils te le diront...
—Ils ne veulent pas!... je le leur ai demandé... et Jean m’a répondu: «Fiche-nous la paix!»... Est-ce qu’on va bientôt s’en aller?...
—S’en aller?... mais ta cousine danse certainement le cotillon...
—C’est moi qui ai été bête de venir ici, au lieu de rester avec M. Giraud et M. l’abbé!...
—Tiens... au fait!... pourquoi n’est-il pas venu, M. Giraud?... Bijou avait demandé une invitation pour lui...
—Oui... mais il n’a pas voulu!... il est triste, triste, depuis quelque temps... il ne mange pas... il ne dort pas non plus!... au lieu de se coucher, il s’en va se promener toute la nuit au bord de la Loire...
—Tu ne sais pas ce qu’il a?...
—Je crois qu’il a Bijou...
—Comment, il a Bijou?...
—Oui... comme Jean... comme Henry, comme Paul... tu vois bien p’pa, qu’ils sont tous à courir après elle, s’pas?... sans parler du père Clagny qui ne compte plus...
Il s’arrêta un instant, et acheva, l’air attristé:
—Et de moi, qui ne compte pas encore...
—Tu exagères beaucoup tout ça!—dit M. de Jonzac, très convaincu que son fils voyait juste, mais n’en voulant pas convenir,—Bijou est certainement très jolie, et il n’est pas surprenant que...
Pierrot l’interrompit vivement:
—C’est pas seulement jolie qu’elle est!... c’est bonne, et intelligente, et gaie, et tout!... on a rudement raison de l’aimer, allez, p’pa!... et si j’avais seulement vingt-cinq ans!...
—Si tu avais vingt-cinq ans, mon pauvre bonhomme, elle t’enverrait promener comme les autres...
Pierrot répondit philosophe, mais chagrin tout de même:
—C’est bien possible!...
Et, montrant Bijou qui, debout au milieu du salon, causait avec Jeanne Dubuisson:
—Est-elle assez jolie, hein, p’pa!... regarde-la... elle est habillée absolument comme Jeanne... leurs robes sont pareilles «point sur point», comme dit la mère Rafut... je suis sûr que si on les mélangeait quand elles ne sont pas dedans, on ne pourrait plus les démêler après... et comme ça... sur leur dos... ça ne se ressemble pas!... crois-tu que je peux me risquer à l’inviter, dis, p’pa, Jeanne Dubuisson?...
—Ma foi, oui!... elle est assez bonne fille pour accepter!...
Elle accepta, en effet, et s’éloigna au bras de Pierrot. Alors, M. Spiegel vint à Denyse et l’invita pour la valse qui commençait, mais elle fit «non» de la tête, en disant:
—Je suis si fatiguée, si vous saviez!...
Il insista:
—Rien qu’un tout petit tour, voulez-vous?... je n’ai pas, depuis le commencement de la soirée, pu obtenir une pauvre valse de vous...
—Non... je vous en prie!... je voudrais me reposer... je...
Et, prenant tout à coup son parti:
—Eh bien, non!... je sens que je mens très mal!... je ne suis pas fatiguée du tout... mais je ne veux pas valser avec vous, parce que...
—Parce que?...
—Parce que j’ai peur de faire de la peine à Jeanne, là!...
Il répéta, surpris:
—De la peine à Jeanne, pourquoi?...
—Ça a l’air très vaniteux ce que je vais vous dire là... mais il faut que je vous le dise tout de même... eh bien, je crois que Jeanne vous adore... à tel point qu’elle est jalouse de qui vous approche... ou vous parle... ou vous voit, même!...
Mécontent, les sourcils relevés, son doux visage subitement durci, M. Spiegel demanda:
—Elle vous l’a dit?...
Bijou répondit, avec l’empressement gêné et maladroit de quelqu’un qui se voit obligé de mentir:
—Mais non... mais non!... c’est moi qui ai deviné ça!... moi toute seule... j’aime tant Jeanne, voyez-vous!... je sais tout ce qui se passe en elle... et je serais si malheureuse de lui causer un chagrin... ou même l’ombre d’une inquiétude... comprenez-vous ce que je vous dis là?...
—Je comprends que vous êtes un ange de bonté, mademoiselle... et qu’ils ont raison, ceux qui vous aiment!...
Bijou, les yeux à terre, la respiration un peu oppressée, le teint subitement coloré, les narines agitées d’un imperceptible battement, écoutait sans répondre le jeune professeur.
Alors il passa son bras autour d’elle, saisit la petite main souple qu’elle lui abandonna, et l’entraîna au milieu des valseurs.
M. Spiegel valsait à ravir à trois temps, et Bijou adorait la valse. Toute rose, les yeux à demi fermés, les lèvres entr’ouvertes sur ses petites dents éclatantes, la taille cambrée contre le bras du jeune homme, elle tourna tant que l’orchestre joua. Plusieurs fois elle passa sans la voir près de la pauvre Jeanne cahotée par Pierrot, qui lui sautait sur les pieds ou la cognait éperdument à un meuble quelconque.
Et lorsque, entre temps, Jeanne s’arrêtait pour reprendre haleine, Pierrot lui parlait avec volubilité de sports ignorés d’elle absolument.
—Voyez-vous,—disait-il en avançant fièrement son pied énorme et son formidable genou,—je suis un médiocre danseur, mais un très bon joueur de football... L’équipe de notre lycée viendra cet hiver courir un match avec l’équipe de Pont-sur-Loire... vous devriez voir ça... ça sera très chic!... moi, je joue arrière... vous verriez quels beaux plaquages!...
Comme Jeanne, sans répondre, suivait d’un œil inquiet son fiancé qui passait et repassait devant elle, heureux d’emporter Bijou dans ce tournoiement rapide et doux, il demanda:
—Je vous ennuie?... voulez-vous que nous repartions?...
—Non!...—dit-elle, la voix changée,—je me sens un peu mal à l’aise... j’ai trop chaud!... voulez-vous me conduire auprès de papa qui joue là-bas... je voudrais m’en aller!...
Tandis qu’ils allaient retrouver le paisible M. Dubuisson, Bijou arrêtait M. Spiegel à côté de l’orchestre et lui disait en riant:
—Mais vous êtes donc enragé!... il faut souffler un peu, pourtant!... d’ailleurs, voilà la valse qui finit...
Elle regarda les quatre malheureux musiciens, piteux à voir, avec leurs habits graisseux, leurs chemises fripées et leurs fronts ruisselants, et tout à coup, s’écria:
—Ah!... monsieur Sylvestre!... bonsoir, monsieur Sylvestre!... Ah! bien!... si je m’attendais à vous voir!...
Le pauvre garçon releva brusquement la tête et balbutia, en fixant sur Bijou ses yeux d’un bleu tendre, où se lisait une détresse infinie:
—Je ne m’attendais pas non plus à être vu, mademoiselle!...
XVI
COUCHÉE à cinq heures du matin, Bijou dormit deux heures, et lorsqu’elle entra dans la matinée chez la marquise, elle était fraîche et reposée comme après une longue nuit.
—Grand’mère,—dit-elle,—j’ai beaucoup réfléchi depuis hier...
—A quoi?...
—A ce que vous m’avez dit pour M. de Clagny...
—Ah!...—fit madame de Bracieux, ennuyée de voir revenir cette affaire qu’elle croyait enterrée.
Un peu égoïste comme presque tous les vieillards, elle jugeait inutile de s’occuper des choses pénibles et attristantes autrement que pour les liquider.
—J’ai réfléchi...—continua Bijou,—et puis... cette nuit au bal j’ai vu M. de Clagny...
La marquise demanda, un peu inquiète:
—Et... le résultat de ces réflexions et de cette entrevue?...
—C’est que j’ai changé d’avis...
—Qu’est-ce que tu dis?...
—Je dis que, avec votre permission, j’épouserai M. de Clagny...
—Allons donc!... tu ne feras pas ça?...
—Et pourquoi?...
—Parce que ce serait de la folie!...
—Mais non, grand’mère... ce sera de la sagesse, au contraire... si je ne l’épousais pas, jamais plus, de toute ma vie, je n’aurais un instant de tranquillité...
—Parce que?...
—Parce que je l’ai vu profondément, horriblement malheureux...
—Évidemment... mais ça passera!...
—Non... ça ne passerait pas!... et, je vous l’ai dit, j’aime M. de Clagny plus que je n’ai jamais aimé personne... excepté vous... alors, la pensée de le savoir malheureux par moi... et peut-être un peu par ma faute... me serait odieuse... et me rendrait malheureuse... beaucoup plus encore que lui...
—Mais tu le serais bien davantage, si tu l’épousais!... Écoute, mon Bijou, tu ne sais rien de la vie... ni du mariage... j’ai eu le tort peut-être de t’élever trop rigidement... de te laisser lire et entendre trop peu de chose... il est des devoirs, des obligations que le mariage impose, et que tu ignores... et ces devoirs, il faut que tu les connaisses avant de te lancer dans la terrible aventure où tu veux courir...
—Non...—fit Bijou en arrêtant d’un geste madame de Bracieux qui voulait parler,—ne me dites rien, grand’mère... je n’ignore ni les responsabilités que j’accepte, ni les devoirs que je devrai remplir... et je suis décidée... décidée irrévocablement à devenir la femme de M. de Clagny que j’aime tendrement...
Et comme la marquise faisait un mouvement pour protester, elle appuya:
—Oui, tendrement... et la preuve, c’est que la pensée de l’épouser ne m’effraie pas... tandis que l’idée d’épouser les autres me causait une sorte de répulsion...
Elle s’agenouilla devant la marquise:
—Dites que vous consentez, grand’mère?... dites-le, je vous en prie?...
—Tu as bientôt vingt-deux ans... je ne peux pas te gouverner comme une petite fille... donc, je consens... mais sans enthousiasme, je te le promets!... et je te supplie de réfléchir encore, mon Bijou?... tu vas, poussée par ton bon cœur, par ton exquise pitié, faire une irréparable bêtise...
—Je n’ai plus besoin de réfléchir... je n’ai fait que ça depuis hier... et je sais que là seulement je trouverai le bonheur, ou, du moins, ce qui y ressemble le plus... Ne dites rien à personne, n’est-ce pas, grand’mère?...
—Ah!... Seigneur!... tu peux être tranquille!... si tu crois que je suis pressée d’aller apprendre ce mariage-là!... de contempler les mines effarées et ahuries des uns et des autres, tu te trompes, ma chérie!...
—Ne dites surtout rien à M. de Clagny... je me réjouis tant de lui parler ce soir!...
—Mais il m’a dit qu’il ne viendrait pas!...
—Il m’a promis, à moi, de venir...
Elle ajouta, en tendant à sa grand’mère son gai visage:
—Et maintenant, il faut que j’aille m’occuper des décors... et de la rampe qui ne s’allume pas... et de mon costume qui n’est pas fini...
La marquise prit dans ses belles mains restées blanches et lisses la tête de Bijou et répondit en l’embrassant:
—Va!... et fasse le ciel que nous ne regrettions pas, toi, ta trop grande bonté, et moi, ma trop grande faiblesse...
Les Dubuisson et M. Spiegel avaient promis de venir à quatre heures. On devait répéter encore une scène qui ne marchait pas. Bijou, occupée à cueillir des fleurs, alla au-devant du fiacre qui les amenait, et fut surprise d’en voir descendre Jeanne et son père seulement. Elle demanda:
—Qu’est-ce que vous avez fait de M. Spiegel?...
Ce fut M. Dubuisson qui répondit, l’air embarrassé:
—Il vient... il vient avec votre cousin de Rueille, qui était à Pont-sur-Loire et lui a offert de l’amener...
Jeanne dit, en prenant le bras de Bijou:
—Ne dérange pas ta grand’mère... papa n’entre pas maintenant... il a son cours à préparer... et il va faire ça en se promenant dans le parc...
Et, dès que M. Dubuisson se fut éloigné, elle reprit:
—Si M. Spiegel et moi nous n’avions pas des rôles dans la revue, et si nous n’avions pas eu peur de faire manquer tout, nous ne serions pas venus...
Bijou dit, étonnée:
—Vous ne seriez pas venus!... et pourquoi donc ça?...
—Parce que nous sommes dans une situation très fausse et ridicule...
—Vous?...
—Oui... nous!... notre mariage est démoli!...
—Démoli?...—répéta Bijou consternée,—démoli!... et pourquoi?...
Jeanne répondit, l’air très calme, mais les yeux voilés:
—Parce que j’avais la certitude qu’il m’aimait peu ou pas... alors je lui ai dit ce matin que je ne me sentais pas la force d’accepter la vie de souffrance que j’entrevoyais... et je lui ai rendu sa parole...
—Mon Dieu!... est-ce possible?... tu as fait ça!... et tu ne regrettes rien?...
—Rien!... je suis très malheureuse, mais plus tranquille...
Bijou la regarda au fond des yeux et demanda:
—Et c’est... c’est à cause de moi, n’est-ce pas?... à cause de l’attitude que prenait avec moi M. Spiegel que tu as rompu?...
Jeanne fit «oui» de la tête. Denyse reprit:
—Alors, tu as vraiment cru que ton fiancé me faisait la cour?...
—Qu’il te faisait la cour... non pas, peut-être... mais que, certainement, il t’aimait...
—Et puis?...
—Comment, «et puis?...»
—Oui... à quoi ça le menait-il?...
—Mais... à souffrir... et, qui sait... à espérer!...
—Espérer... m’épouser?...
—Non!... oui... je ne sais pas!... espérer vaguement je ne sais quoi...
—Et tu crois que je vais supporter cette pensée que je fais... oh! bien involontairement, ton malheur?...
—Il n’est pas en ton pouvoir de changer ce qui est...
Bijou parut réfléchir:
—Si je me mariais?...—demanda-t-elle brusquement.
Et, cachant son visage dans ses mains, elle dit d’une voix entrecoupée:
—M. de Clagny veut m’épouser...
—M. de Clagny!...—fit Jeanne stupéfaite,—mais il a soixante ans, M. de Clagny!...
—J’avais dis non... je vais dire oui...
—Tu es folle!...
—Pas le moins du monde!... je suis pratique... le remède est peut-être un peu dur... mais que veux-tu?... je t’aime, ma Jeanne, et la pensée de te voir du chagrin me fait horreur!...
—Je t’assure que, même si tu épousais M. de Clagny, je n’épouserais pas, moi, M. Spiegel... il m’a dit tantôt des choses qui m’ont été pénibles... et que, quoi que je fasse, je n’oublierai pas...
—Des choses pénibles?... à quel sujet?...
—Au sujet de ma jalousie... il m’a dit que c’était ridicule... et pourtant, je ne me plaignais de rien!... à lui, je l’ai dissimulée de mon mieux, ma jalousie!... seulement, cette nuit, à ce bal, j’ai été souffrante... j’ai demandé à papa de m’emmener... il a été mécontent... il a cru que je boudais...
—Tout ça s’oubliera!...
—Non!... tu vois, Bijou, que tu ferais pour rien la pire des folies en épousant un vieillard...
—Un vieillard!... c’est drôle!... il ne me fait pas du tout l’effet d’un vieillard, M. de Clagny!... j’aimerais mieux certainement épouser un homme plus jeune... et qui me plairait tout à fait... mais enfin...
Jeanne passa son bras autour des épaules de Bijou, et, l’embrassant:
—Tu l’attendras paisiblement, celui qui doit «te plaire tout à fait»!... tu as bien le temps!...
—Non... je suis décidée!... tout ce que tu ferais à présent serait inutile... tu as beau dire... quand la cause de votre petite brouille aura disparu, la brouille disparaîtra de même... tiens, embrasse-moi encore... et dis-moi que tu m’aimes!
—Eh bien?...—demanda Jean de Blaye qui arrivait avec M. Spiegel,—est-on prêt?... répétons-nous?...
Depuis quelques jours, il devenait nerveux, agité, ayant besoin de s’étourdir, cherchant à s’empêcher de penser.
Denyse répondit très calme, en essuyant rapidement ses yeux:
—Mais oui... on est prêt... on n’attendait plus que vous!...
Et gracieuse et simple, elle tendit à M. Spiegel sa petite main qu’il baisa en disant:
—Vous n’êtes pas trop fatiguée d’avoir veillé si tard, mademoiselle?...
Il ajouta, regardant involontairement le teint un peu jauni de mademoiselle Dubuisson:
—Vous êtes encore plus fraîche qu’hier!...
Jeanne s’approcha de Bijou et, désignant le professeur, lui dit, avec une douleur intense au fond de ses doux yeux:
—Tu vois!... ton remède serait inutile... il est incurable!...
La petite revue fut jouée devant un public nombreux et amusé.
Bijou était si jolie dans son costume d’Hébé, si virginale et si pure, si délicieuse à regarder que, lorsqu’elle voulut aller, après la pièce, mettre une robe de bal, tous la supplièrent de rester telle qu’elle était.
Comme elle se sauvait dans un petit salon pour éviter les compliments des invités, elle fut arrêtée par M. de Rueille, qui lui dit d’un ton pointu:
—C’est ça, le costume qui devait être très correct!... ce costume que, pour me faire plaisir, vous deviez demander à Jean de changer?...
Jean arrivait avec Henry de Bracieux et Pierrot, il l’interpella sèchement:
—Mes compliments!... tu t’entends à déshabiller les jolies femmes, toi!... seulement, à ta place, quand il s’agit des femmes et surtout des jeunes filles de ma famille, j’aurais le crayon plus... respectueux...
Jean répondit, après avoir regardé Bijou:
—Je ne sais pas ce qui te prend!... il est correct et gentil, ce costume!...
Bijou intervint:
—D’ailleurs,—dit-elle paisiblement,—il n’y a que trois personnes qui aient le droit de s’en occuper, de mon costume!... grand’mère... moi... ou mon mari...
—Si tu en avais un?...
—Oui... eh bien, je vais en avoir un!...
Jean de Blaye haussa les épaules, incrédule.
Bijou reprit:
—Je t’assure que c’est vrai!... je me marie...
—Avec qui?...—demanda M. de Rueille, inquiet.
Pierrot dit:
—Ah! la bonne blague!...
—Qui épouses-tu?—demanda Henry de Bracieux,—qui?...
Elle répondit, narquoise, en prenant le bras de M. de Clagny qui entrait:
—Je vais le dire à M. de Clagny...
Se tournant vers lui, elle ajouta:
—Seulement, nous irons dehors!... on étouffe là-dedans!...
Pierrot murmura, suivant des yeux le peplum rosé de Bijou:
—Ce qu’elle est «esthétique» ce soir!... c’est M. Giraud qui doit la trouver pure!... lui qui dit qu’elle n’est pas faite pour les costumes modernes...
—Tiens!... au fait!... où est-il donc, Giraud?—demanda Jean de Blaye,—il a disparu après le dîner... et on ne l’a plus revu!...
Pierrot expliqua qu’il avait dû aller se promener sur le bord de la Loire, comme il le faisait presque chaque soir. Il devenait de plus en plus singulier: avec des crises aiguës de gaîté et de mélancolie.
Ce matin encore, il était sorti de la salle d’études pour aller chez madame de Bracieux qui le faisait appeler pour traduire une lettre anglaise... et puis, il était revenu assez longtemps après, expliquant qu’il n’avait pas osé frapper parce qu’il entendait la marquise qui causait avec mademoiselle Denyse. Et à partir de ce moment-là, il n’avait plus dit un mot.
—Où diable est-il passé?...—demanda Jean.
Et Pierrot nasilla, imitant les camelots du boulevard:
—Où est le Bulgare?... cherchez le Bulgare!...
Quand elle fut seule avec M. de Clagny sous les grands arbres, Bijou dit, très douce:
—Je suis rentrée, ce matin, malheureuse de vous avoir fait du chagrin... j’ai pensé que, peut-être, j’avais été avec vous trop affectueuse, trop abandonnée... que je vous avais fait croire... ce qui n’est pas?... Est-ce vrai?...
—C’est vrai!... alors, vous n’avez pas du tout d’affection pour moi?...
—Vous savez bien que si!...
—Je veux dire que vous m’aimez comme... comme on aime un vieux parent quelconque?...
—Mieux que ça!...
—Enfin... vous ne m’aimez pas assez... pour... m’aimer comme mari?...
—Je n’en sais rien!... je m’explique mal ce que j’éprouve pour vous!... d’abord, je vous trouve très beau... et très charmant aussi... et puis, je me sens, quand vous êtes là, enveloppée de tendresse et de douceur... il me semble que je respire plus librement, que je suis plus gaie, plus heureuse... et jamais, jamais, je n’avais encore éprouvé ça!...
Très ému de ce qu’elle disait, inquiet aussi de ce qu’elle allait dire, le comte serra contre lui sans répondre le bras de Bijou.
Elle reprit:
—Alors, j’ai pensé que, comme je vous aimais plus que je n’avais encore aimé personne, et que, d’autre part, je ne me consolerais jamais de vous avoir causé un grand chagrin... le mieux était de vous épouser...
M. de Clagny s’arrêta court, et demanda, la voix étranglée:
—Alors... vous consentez?...
—Oui...
Il balbutia:
—Ma chérie!... ma chérie!...
—Je l’ai dit ce matin à grand’mère,—continua Bijou,—et je dois vous avouer qu’elle n’a pas été très contente... elle a fait tout ce qu’elle a pu pour me faire changer d’avis...
—Je comprends ça!...
—Elle trouve que c’est fou, pour vous comme pour moi, de se marier lorsqu’il y a une telle disproportion d’âge... et puis... elle ne me l’a pas dit, mais j’ai bien vu que quelque chose la préoccupe, qui me préoccupe, moi, à un degré beaucoup moindre...
—Et c’est...
—La disproportion de fortune... oui... il paraît que vous êtes horriblement riche... grand’mère me l’a dit hier quand elle m’a appris que vous demandiez ma main...
—Qu’est-ce que ça fait, mon Bijou, que je sois un peu plus ou un peu moins riche?...
—Ça fait beaucoup!... avec les idées de grand’mère surtout!... Oh!... non pas qu’elle trouve humiliant pour moi d’être épousée sans rien... car je n’ai rien en comparaison de ce que vous avez!... non! elle considère, que le mariage est une association ou un échange de valeurs: «Donne-moi d’quoi qu’t’as... j’te donnerai d’quoi qu’j’ai...» disent les gens d’ici... Vous avez, vous, votre nom qui est beau, et votre argent qui est considérable... j’ai, moi, mon nom qui est aussi assez coquet, et ma jeunesse qui compte bien pour quelque chose...
—Eh bien! alors?... en quoi la disproportion de nos fortunes gêne-t-elle votre grand’mère?...
—Ah! voilà!... elle m’adore, grand’mère, et elle calcule que j’ai trente-huit ans de moins que vous... que vous pouvez mourir avant moi... et que, après avoir vécu pendant des années dans un très grand luxe... après m’être habituée à un bien-être excessif, que j’ignore jusqu’ici... je me trouverai très gênée et très malheureuse à l’âge où l’on ne recommence plus sa vie... et où l’on souffre des mauvaises habitudes qu’on ne sait plus perdre...
—Vous sentez bien, mon adoré Bijou, que tout ce que je possède est et sera à vous... mon testament est fait déjà... qui vous donne tout... même si vous ne devenez pas ma femme...
—Bah!... elle dit qu’un testament... ça se déchire!...
—Si votre grand’mère le préfère, je vous assurerai tout par contrat de mariage?...
Bijou se mit à rire:
—Alors, elle s’imaginera que nous divorcerons... et que le divorce détruit les choses faites...
—Et si je reconnais au contrat que vous apportez la moitié de ce que je possède... et si je vous donne encore le reste en m’en réservant seulement l’usufruit?...
Bijou secoua la tête, et nouant, dans un mouvement tout plein de câline tendresse, ses jolis bras frais autour de cou de M. de Clagny, elle lui dit:
—Je ne veux de vous que du bonheur... et je suis sûre que vous m’en donnerez beaucoup... j’espère bien que vous vivrez très, très longtemps... et il m’importera peu, quand je serai vieille, de me retrouver pauvre... relativement?...
Il répondit, en couvrant de baisers affolés le visage et les cheveux de Denyse:
—Et moi, je ne vivrais plus à la pensée que la mort peut me prendre sans que l’avenir, tel que je le veux pour vous, soit assuré...
Elle murmura:
—Ne parlez pas de toutes ces choses!... je veux croire que je ne vous quitterai plus jamais, jamais!...
Cherchant à voir dans la nuit les yeux de Bijou, il demanda, anxieux:
—Est-ce que vous pourrez m’aimer un peu... comme je vous aime?...
Sans répondre, elle lui tendit ses lèvres, et, à ce moment, un bruit de voix les fit se séparer brusquement. A quelques mètres d’eux, plusieurs personnes parlaient bas, et l’on entendait des pas pesants et cadencés. Il semblait que là, tout près, on portait un fardeau très lourd. Dans l’obscurité, des lueurs passèrent, et M. de Clagny dit:
—C’est singulier!... on dirait qu’il est arrivé quelque chose?...
Mais Bijou, qui s’était arrêtée, inquiète, le cœur battant à coups pressés, frappée, elle aussi, de la bizarrerie de ce cortège, répondit paisiblement, en retenant le comte par le bras:
—Mais non!... ce sont des gens qui rentrent à la ferme... dans ce moment-ci, on les emploie au château pendant la journée, et, quand ils ont mangé, ils s’en retournent chez eux...
—Il me semblait, au contraire, que les lanternes allaient vers le château?...
Elle avait repris son bras, et de nouveau il frissonnait de bonheur, se serrant éperdument contre la jolie créature qui venait de se promettre à lui.
Ils revinrent lentement, par les avenues, et croisèrent plusieurs voitures qui emmenaient les invités.
Bijou dit, surprise:
—Tiens!... on s’en va déjà!... et le cotillon?... est-ce qu’il est bien tard?...
Comme ils arrivaient au perron, ils rencontrèrent les La Balue qui allaient monter en voiture. Denyse demanda:
—Comment?... vous partez?... pourquoi?
M. de La Balue bafouilla quelques inintelligibles paroles, tandis que sa fille et son fils secouaient avec des mines attristées les mains de Bijou.
Et M. de Clagny, commençant à s’inquiéter, dit à son tour:
—Ils ont de drôles de têtes!... Ah çà! qu’est-ce qu’il y a donc?...
Dans le vestibule, qu’une large traînée d’eau sillonnait, des domestiques traversaient rapides et effarés, et Pierrot parut, les yeux gros de larmes et les mains pleines de fleurs.
Madame de Rueille le suivait, portant aussi des fleurs.
Bijou s’arrêta, interdite; mais M. de Clagny courut à la jeune femme et demanda:
—Qu’est-ce qui est arrivé?...
Bertrade répondit:
—M. Giraud s’est noyé... on vient de le rapporter... c’est le meunier qui l’a retrouvé près de l’écluse...
Et comme Pierrot la regardait, consterné, agitant désespérément les fleurs au bout de ses longs bras, elle ajouta, la voix dure:
—Oui... je sais bien... grand’mère avait défendu de le dire devant Bijou... mais moi, je veux qu’elle le sache!...
XVII
COMME elle attendait, sur le seuil de la petite église, l’oncle Alexis qui descendait de voiture, Bijou se retourna, et, repoussant d’un coup de talon sa traîne de satin blanc, ramenant devant son visage les plis de son voile, elle coula sur la foule bariolée qui se pressait devant le portail ce regard luisant qui savait si bien voir.
Elle aperçut tout d’abord la haute silhouette de Jean de Blaye qui s’avançait, indifférent et las, causant avec M. de Rueille un peu nerveux. Henry de Bracieux, l’air agacé, écoutait distraitement la marquise qui donnait des ordres aux cochers. Pierrot avait pincé dans une portière un des pans de son habit trop court, et on voyait ses grandes mains gantées de blanc manœuvrer avec maladresse, sans parvenir à le dégager.
L’air honteux et pressé, un énorme rouleau de musique à la main, M. Sylvestre s’engouffrait tête baissée dans l’escalier de la tribune, et l’abbé Courteil, flanqué de ses deux élèves, passait, affairé, en évitant de regarder dans la direction de Bijou.
Jeanne Dubuisson, un peu maigrie, attendait à côté de son père que la foule lui permît d’entrer. Derrière les belles dames et les beaux messieurs venus de Pont-sur-Loire et des châteaux voisins, au milieu des paysans de Bracieux, ses larges épaules carrées et son teint rouge se détachant sur le fondu bleu du ciel, Charlemagne Lavenue arrivait à longues enjambées dans ses habits des grands jours. Et tandis que les yeux baissés elle semblait ne rien voir, sous le soleil éclatant qui illuminait le pays pour son mariage, Bijou goûtait pleinement la joie de vivre, d’être jolie et d’être aimée.
L’oncle Alexis, qui arrondissait son bras en disant: «Quand tu voudras?...» la tira de son extase. Gracieuse et souple, elle se mit en marche au son de l’orgue qui ronflait.
Un cocher de fiacre, entré dans l’église pour regarder «la noce», s’écria en voyant passer Bijou:
—Nom d’un chien!... c’qu’elle est chouette, la mariée!...
A quoi un valet de la ferme à «maît’ Lavenue» répondit, avec conviction:
—Est-ce pas?... Eh bié, l’est core meilleure qu’alle n’est chouette!!!...
FIN
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