Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)
CHAPITRE III
CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE (1796-1797)
Grandeur et décadence de la République vénitienne. — La politique de neutralité désarmée. — Le comte de Lille est expulsé de Vérone. — Violations du territoire vénitien. — Entrée des Français à Vérone. — Le podestat Ottolini. — Ménagements calculés de Bonaparte. — Négociations d'alliance. — Les exigences de Bonaparte. — Préparatifs de guerre. — Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia, Salo, mais ils sont écrasés. — Manifeste de Battaglia. — Les préliminaires de Leoben. — Mission de Junot à Venise. — Les Pâques véronaises. — L'assassinat de Laugier. — Mission Dona et Giustiniani. — Punition de Vérone. — Transformation de la République aristocratique en République démocratique. — Traité de Milan. — Les convoitises autrichiennes. — Mission Querini. — Motion Dumolard. — Désorganisation de la nouvelle République. — Pillages. — Négociations de Campo-Formio. — Les instructions du Directoire et les résolutions de Bonaparte. — Traité de Campo-Formio. — Comment est accueillie la nouvelle. — Les scrupules de Villetard. — Les dépouilles de Venise. — Prise de possession par les Autrichiens.
Que Bonaparte ait été l'auteur de la chute et du partage de la République vénitienne en 1797[131], tout le monde est d'accord sur ce point: mais qu'il soit entré en Italie avec l'intention bien arrêtée de détruire Venise, et qu'il ait subordonné toute sa politique à cette arrière-pensée, nous ne le croyons pas. L'examen attentif des documents contemporains nous prouvera au contraire que ce furent les événements et nullement Bonaparte qui précipitèrent la chute de cette ville infortunée. Il est vrai que le général en chef de l'armée d'Italie profita de ces événements sans le moindre scrupule, et ne fit rien pour prévenir cette ruine lamentable. Il est certes bien coupable d'avoir agi de la sorte, mais il n'est pas le seul coupable. C'est ce que nous allons essayer de démontrer en instruisant à nouveau ce grand procès historique.
I
En 452 après Jésus-Christ, quelques pêcheurs, à l'approche des Huns et de leur terrible chef Attila, s'enfuirent dans les lagunes qui bordent la côte septentrionale de l'Adriatique et y bâtirent un misérable village, Venise, qui grandit peu à peu, car tous les exilés attirés en ces lieux par la facilité de la défense s'y donnèrent comme rendez-vous et grossirent la population primitive. En 697 les chefs des diverses îles se réunirent pour élire un chef unique, à vie, auquel ils donnèrent le nom de duc ou doge. Menacés par les pirates de l'Istrie, ils les repoussèrent et étendirent leur domination sur l'Illyrie. Maîtres de l'Adriatique, les Vénitiens portèrent au loin leur commerce. Les croisades augmentèrent leur prospérité en leur ouvrant le chemin de l'Orient. Venise entre alors dans la période des conquêtes; elle couvre de ses colonies les deux rives de l'Adriatique; elle vend ses services aux croisés en obtenant le privilège de posséder dans chaque ville d'Orient un quartier à elle; elle s'empare des îles de l'Archipel et des côtes du Péloponèse. Une république rivale, Gênes, lui disputait l'empire de la Méditerranée. Elle engage avec elle un siècle de guerre, et finit par lui arracher la suprématie maritime. Elle tourne alors ses forces vers l'Italie, et conquiert successivement ce qu'on nomma depuis les états de terre ferme: Trévise, Vicence, Venise, Padoue, Brescia, Bergame, etc. Au XVe siècle Venise était une des premières puissances de l'Europe. Elle s'intitulait la Dominante, et cette domination elle la devait moins à ses conquêtes qu'à son prodigieux commerce. Sur toutes les côtes de la Méditerranée, elle avait des comptoirs: ses matelots étaient les meilleurs de l'Europe, ses capitaines les plus instruits, ses vaisseaux les mieux équipés. L'industrie était florissante, les beaux-arts étaient cultivés avec amour. Au XVIe siècle la décadence commence. La découverte de l'Amérique et du Cap de Bonne-Espérance la frappe d'un coup mortel, en transportant de la Méditerranée à l'Atlantique le commerce du monde. Occupée à se défendre contre les Turcs, qui lui enlèvent ses possessions de l'Archipel et de la Morée, elle laisse les Français, les Espagnols et les Allemands dominer tour à tour en Italie. À la Venise guerrière succède une Venise somptueuse et galante, ville d'intrigues et de plaisirs, et non plus d'activité et d'avenir. Dès lors elle ne vécut que par la tolérance de ses puissants voisins. Venise s'endormait. Le réveil fut terrible pour elle.
Il est vrai que les Vénitiens avaient confiance en leur gouvernement, et que ce gouvernement jouissait en Europe d'une réputation qui fut longtemps méritée. La République Vénitienne était essentiellement aristocratique. Tous les nobles formaient une assemblée nommée le Grand-Conseil. À partir de 1315 l'entrée de ce Grand-Conseil était devenue héréditaire par la création du livre d'or, registre sur lequel n'étaient inscrits que les descendants des familles qui avaient fait partie du Grand-Conseil avant cette même année. Ces patriciens inscrits au livre d'or choisissaient dix d'entre eux, le fameux Conseil des Dix, véritable ministère investi d'attributions très étendues. Ce conseil disposait arbitrairement du trésor public comme des biens et de la vie des citoyens. Pour augmenter ses pouvoirs, il choisit dans son sein, à partir de 1454, le terrible tribunal des trois inquisiteurs d'État, magistrats soupçonneux et défiants, qui avaient érigé la dénonciation en méthode gouvernementale. Les dénonciations étaient reçues dans la gueule des lions qui décoraient la place Saint-Marc. La procédure était mystérieuse, les sentences rendues et exécutées en secret. Au-dessus des inquisiteurs d'État était le Doge, personnage de représentation, chef officiel de la République, mais qui n'avait en réalité d'autres pouvoirs que ceux que lui abandonnaient les inquisiteurs d'État. Pendant plusieurs siècles ces patriciens se montrèrent dignes de la haute position qu'ils occupaient. Les noms de Cornaro, Xeno, Dandolo, Barberini, Pisani, etc., sont restés célèbres. La diplomatie vénitienne était admirablement informée; les rapports adressés à Venise par ses ambassadeurs constituent même une des principales sources de l'histoire moderne; mais bientôt les descendants dégénérés des grandes familles d'autrefois ne surent plus que se maintenir par la terreur, et jouir des énormes richesses amassées par leurs ancêtres. Peu à peu un nouvel esprit se fit jour. La bourgeoisie, systématiquement repoussée du livre d'or, et la noblesse des provinces, jalouse des privilèges que s'arrogeaient les patriciens de la capitale, unirent leurs ressentiments et leurs convoitises. On commença à parler de réformes, et de changements à introduire dans la Constitution. Ces demandes ne furent pas accueillies, mais une opposition se forma, et grandit. Il est vrai que les classes populaires, traitées avec ménagement, avec douceur même, et retenues dans une ignorance absolue, soutenaient les patriciens. L'aristocratie vénitienne avait donc pour elle l'immense majorité de la population, et l'autorité de la tradition.
Passé glorieux, gouvernement respecté, Venise, malgré sa décadence, malgré les partis qui commençaient à la déchirer, était une puissance avec laquelle il fallait encore compter. Son pavillon flottait avec honneur sur la Méditerranée. Elle possédait l'Adriatique. Les îles Ioniennes lui assuraient le commerce des mers grecques. Sur les côtes d'Illyrie et de Dalmatie, des montagnards braves et énergiques et des matelots habitués à la difficile navigation de ses côtes lui fournissaient des soldats pour ses régiments et des marins pour ses équipages. Elle avait une flotte de guerre considérable, et, à Venise même, un arsenal fameux regorgeait de richesses de tout genre. Sur la terre ferme une ceinture de places fortes, Brescia, Bergame, Peschiera, Vérone, Legnano du côté de l'Italie; Palmanova, Gradisca, Udine du côté de l'Autriche, assuraient la sécurité de ses frontières continentales. Elle pouvait mettre sur pied, bien qu'elle n'eût pas fait la guerre depuis soixante et dix ans, au moins cinquante mille hommes. Les revenus, près de neuf millions de ducats, étaient bien équilibrés et suffisants pour tous les besoins. Le gouvernement vénitien faisait donc en Europe honorable figure, et personne ne se doutait encore qu'une catastrophe le menaçât.
Par malheur la politique des Vénitiens manquait de franchise. Dans le grand mouvement d'opinion qui marqua en Europe les dernières années du XVIIIe siècle, ils auraient du prendre un parti et se prononcer ou pour ou contre la France. La France était leur alliée naturelle, puisqu'il n'existait, entre elle et Venise, aucun motif de rivalité ou de guerre, et l'Autriche était au contraire leur ennemie héréditaire[132], puisqu'elle convoitait la possession de leurs provinces continentales. Leur intérêt les poussait vers la France, mais leurs préjugés les jetaient dans les bras de l'Autriche. Les patriciens de Venise détestaient en effet l'esprit démocratique de la France et ne redoutaient rien autant que la contagion de ces principes démocratiques, en sorte que, par intérêt, ils penchaient vers l'alliance française, mais, par tempérament, redoutaient la République française. Inquiétés par la démocratie, ils se défiaient du despotisme. Dans cette incertitude, ils prirent le plus déplorable des partis, celui de la neutralité.
Les avertissements ne leur firent pas défaut. Querini, l'ambassadeur de la République à Paris, Grimani, l'ambassadeur à Vienne, San Fermo, le plénipotentiaire qu'ils envoyèrent au congrès de Bâle, ne cessaient, dans leurs dépêches, de démontrer aux inquisiteurs d'État la nécessité de se prononcer. Ils leur annonçaient, pour ainsi dire jour par jour, les projets de la France contre l'Italie et spécialement contre Venise à qui elle réservait le sort de la Hollande. Ils lui dénonçaient, les sourdes menées[133] des agents secrets envoyés pour disposer les esprits à la révolution. Ils les avertissaient des préparatifs de l'invasion. Le gouvernement fermait les yeux et persistait à s'endormir dans la neutralité.
Si du moins les Vénitiens s'étaient mis en mesure de faire respecter cette neutralité, c'est-à-dire de repousser toute pression extérieure et de se comporter avec la plus grande impartialité envers tous les belligérants: mais ils s'imaginèrent, très à tort, qu'en ménageant tout le monde, ils seraient eux-mêmes respectés. Quelques patriciens mieux avisés étaient partisans de ce qu'on pourrait appeler la neutralité armée. Ils voulaient que Venise se mit en état de résister aux prétentions des belligérants et de repousser au besoin ces prétentions par la force. Dès le 14 juillet 1788, l'ambassadeur de Venise à Paris, Antonio Capello, prévoyant la Révolution prochaine, et redoutant pour sa patrie les conséquences du système politique de la paix à tout prix, écrivait[134]: «La crise imprévue de la France a fait naître un nouvel ordre de choses dans le système politique général. Aujourd'hui, il faut tenir pour certain que Venise peut être très troublée dans son système de neutralité qui ne lui procurera peut-être que des embarras. Peut-il convenir à notre sécurité de rester ainsi isolés de toutes les puissances? Se concenga alla nostra sicurezza starsene isolati da tutti gli altri?» Ces prophétiques avertissements ne furent pas négligés. Un parti se forma; il avait pour chefs Foscarini, Barbarigo, Giustiniani, Zeno et surtout les deux procurateurs Morozini et Pezaro, qui voulaient ne pas être surpris par les événements et demandaient avec instance que Venise se décidât à sortir de sa torpeur. Mais ces patriciens ne formaient qu'une imperceptible minorité. Tous les indifférents, c'est-à-dire la majorité, tous les indolents et les partisans encore rares des idées françaises, et à leur tête se trouvaient des patriciens, Georges Pisani, Valaresso, Ruzzini, Giuliani, Battaglia, Premieri, prétendaient au contraire que Venise n'avait qu'à gagner à conserver la neutralité, même désarmée, et à prouver ainsi son désir de ménager à titre égal Français et Autrichiens.
Lorsque la situation s'aggrava et que la France vit se former contre elle la première coalition, Venise conserva son attitude expectante. En 1793, le procurateur Pesaro demanda formellement la levée des milices et l'armement des lagunes. Il aurait même voulu l'alliance autrichienne. Valaresso l'emporta sur lui et rien ne fut modifié. L'année suivante, Pesaro renouvela sa demande et réunit dans le conseil 119 voix contre 67: mais Valaresso, Battaglia, Zeno et les autres patriciens, qui venaient d'être mis en minorité, firent en sorte que les armements décidés fussent conduits avec une lenteur désespérante. Sept mille hommes furent donc, à grand'peine, réunis en quelques mois, et encore, dès l'année suivante (1795), les partisans de la neutralité désarmée prenaient leur revanche en rejetant les conseils guerriers que leur donnait l'ambassadeur anglais, le chevalier Worsley[135]. En outre ils recevaient à Venise, comme représentant de la République française, Lallement, et envoyaient à Paris, comme ambassadeur extraordinaire, Alvise Querini. Ce dernier fut reçu avec de grandes démonstrations d'amitié. On l'admit aux honneurs de la séance à la Convention Nationale, et Larévellière-Lépeaux, qui présidait, lui adressa une de ces harangues déclamatoires dont il avait le secret: «Lorsque la guerre n'avait pas encore prononcé, la généreuse Venise a reçu avec éclat l'ambassadeur de la République française. La France rendra générosité pour générosité. Son alliée n'a pas hésité à saluer sa fortune incertaine; elle jouira en paix de sa fortune consolidée. La France républicaine sera plus reconnaissante que la France des rois. Venise aura pour son alliée la plus sincère la nation française.»
Les Vénitiens prirent-ils au sérieux ces déclarations emphatiques, ou s'aveuglèrent-ils de parti pris sur les dangers de l'indécision en matière politique, toujours est-il que, dans leur optimisme, non seulement ils persistèrent dans la neutralité désarmée, mais encore se firent les apôtres de cette doctrine. Ce furent eux qui, par exemple, engagèrent le grand-duc de Toscane à les imiter en reconnaissant la République Française et en signant avec elle un traité de neutralité. Ils ne devaient gagner à ces ménagements que le mépris de la France et les hostilités mal déguisées de l'Autriche, et, grâce à ce système déplorable dans lequel ils s'obstinèrent, ils ressentirent le contre-coup de tous les événements extérieurs. Ils étaient destinés à passer d'anxiétés en anxiétés, et cela dès que les belligérants se rapprochèrent de leur territoire.
En effet, tant que la guerre eut pour théâtre le Rhin, les Alpes ou les Pyrénées, c'est-à-dire de 1792 à 1796, Venise crut n'avoir qu'à se féliciter d'avoir jusqu'alors traité la Révolution française comme un objet de police et le voisinage des armées autrichiennes comme un épouvantail sans conséquences; mais ses illusions se dissipèrent dès que les Français descendirent en Italie pour y vider leur querelle comme en un champ clos. Elle ne tarda pas à comprendre non seulement que sa tranquillité était compromise, mais même que son existence était discutée. Lors des conférences de Bâle, elle avait déjà été singulièrement inquiétée par la théorie des compensations territoriales qui y avait été discutée et admise: non pas qu'elle redoutât encore une compensation donnée à ses dépens, mais elle ne pouvait se dissimuler tous les dangers de ce nouveau droit des gens, surtout pour les puissances secondaires, et peut-être se repentait-elle de ne pas s'être mise en mesure de résister aux exigences possibles de la France ou aux revendications hautaines de l'Autriche.
Bonaparte n'avait pas encore ouvert les hostilités que déjà le Directoire agissait contre Venise, comme si la République était à ses pieds. Le 1er mars 1796, Delacroix, ministre des relations extérieures, écrivait à l'ambassadeur de Venise à Paris, Querini, pour se plaindre du séjour à Vérone du comte de Lille[136], celui qui s'intitulait Louis XVIII, et exiger son renvoi immédiat. Pour donner plus de poids à sa demande, il faisait remarquer que la neutralité de Venise n'était qu'un mot vide de sens, puisque les troupes autrichiennes avaient à plusieurs reprises traversé le territoire vénitien pour se rendre dans leurs cantonnements du Milanais et dans le Piémont. Le Grand Conseil fut convoqué. Pesaro, qui penchait toujours pour la résistance, aurait voulu que le comte de Lille fût entouré des mêmes égards que par le passé. Son discours entraîna quarante-sept de ses collègues, mais cent cinquante-six se prononcèrent contre lui. On fit donc savoir au Directoire que le comte de Lille serait prié de quitter Vérone; quant au passage des troupes autrichiennes sur le territoire de la République, il était autorisé par des conventions antérieures. Le Directoire se contenta de cette demi-satisfaction, mais il exigea le départ immédiat de Louis XVIII. Lallement reçut l'ordre d'insister. Le Grand Conseil dut s'exécuter. Il le fit même avec une certaine rudesse. Délégués par les inquisiteurs d'État, Gradenigo et Carletto avertirent le prince de l'arrêté d'expulsion. Le comte de Lille obéit à la brutale nécessité qui lui imposait un nouvel exil, et quitta Vérone (21 avril), mais en exigeant qu'on effaçât le nom de sa famille du livre d'or, et qu'on lui rendît l'armure dont Henri IV avait fait présent à la République[137].
Ce n'était que la première des exigences qui allaient être imposées à Venise. Sa faiblesse et ses complaisances les autorisaient. Bonaparte venait d'entrer en Italie et d'inaugurer cette série d'éclatantes victoires qui le conduisirent bientôt aux portes de Vienne. On a prétendu qu'il avait dès lors l'intention bien arrêtée de signer la paix aux dépens de la République Vénitienne, et qu'il n'était que l'instrument des secrets desseins du Directoire contre Venise. Il suffit pourtant de parcourir la correspondance échangée entre le gouvernement français et le général victorieux pour être convaincu que, ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait d'entente préalable. Bonaparte n'avait pas reçu l'ordre d'agir contre Venise, et lui-même ne nourrissait aucune prévention particulière contre l'aristocratie vénitienne; seulement, dès qu'il se fut rendu compte de sa faiblesse et de sa décadence, il en abusa sans le moindre scrupule; et, du jour où il pressentit qu'en sacrifiant Venise à l'Autriche il obtiendrait plus aisément la paix, il adopta contre elle une politique sans pitié, et, suivant une expression célèbre, se montra plus inexorable à son égard qu'Attila lui-même. Quant au gouvernement français, qui répugnait d'abord à l'idée de ce triste arrangement, il se laissa forcer la main, mais sans trop protester.
II
Le Piémont et le Milanais étaient conquis. Beaulieu avait été rejeté par la bataille de Borghetto jusque sous les murs de Mantoue. Ce fut à ce moment critique que le Directoire demanda à Venise une somme de douze millions, qui serait reportée sur le passif de la République Batave qui devait pareille somme. Il réclama encore la mise sous séquestre des capitaux déposés dans les banques vénitiennes par les puissances ennemies de la France, et la confiscation de tous ceux de leurs navires qui stationnaient dans les eaux vénitiennes[138]. Sans même attendre sa réponse, qui ne pouvait être que négative, à moins que Venise ne fût décidée à se jeter dans les bras de la France, Bonaparte, poursuivant le cours de ses opérations militaires, viola le territoire vénitien.
Le général autrichien Kerpen, après la bataille de Lodi, avait traversé Brescia et entraîné une colonne française à sa poursuite. Il avait ainsi fourni à Bonaparte le prétexte dont il avait besoin pour occuper la province. En effet, dès le 20 mai, Bonaparte occupait Brescia. Il est vrai qu'il protestait de l'amitié qui unissait les deux Républiques, et annonçait[139] que ses soldats agiraient toujours en amis dévoués. «C'est pour délivrer la plus belle contrée de l'Europe du joug de fer de l'orgueilleuse maison d'Autriche que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à surmonter. La victoire d'accord avec la justice, a couronné ses efforts. Les débris de l'armée autrichienne se sont retirés au delà du Mincio. L'armée passe, pour les poursuivre, sur le territoire de Venise, mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les deux Républiques. La religion, le gouvernement, les usages, les propriétés seront respectés. Que les peuples soient sans inquiétude; la plus sévère discipline sera maintenue; tout ce qui sera fourni à l'armée sera exactement payé en argent. Le général en chef engage les officiers de la République de Venise, les magistrats et les prêtres, à faire connaître ces sentiments au peuple afin que la confiance cimente l'amitié qui depuis longtemps unit les deux nations. Fidèle dans le chemin de l'honneur comme dans celui de la victoire, le soldat français n'est terrible que pour l'ennemi de sa liberté et de son gouvernement.»
Ce n'étaient là que de banales protestations. En réalité Bonaparte agissait comme en pays ennemi. Deux jours après l'occupation de Bergame, il entrait à Peschiera[140], autre place vénitienne, que les Autrichiens avaient déjà à maintes reprises traversée et même qu'ils venaient d'occuper, et ordonnait à Masséna de pousser sur Vérone, et de s'emparer des ponts de cette ville, afin de dominer le cours de l'Adige. À Vérone se trouvait alors, en qualité de provéditeur général des provinces de terre ferme, Nicolo Foscarini, ancien ambassadeur de Venise à Constantinople. Sommé par Bonaparte de venir le trouver à son quartier général de Peschiera, il n'obéit qu'en tremblant. Il se considérait presque comme une victime expiatoire. «Je pars, écrivait-il[141] au grand conseil, que Dieu daigne bénir mes efforts et me recevoir en holocauste!» et dans une autre lettre: «J'ai rempli mon devoir de citoyen. Je suis allé à Peschiera; je me suis trouvé entre les mains des Français; j'ai traversé les longues colonnes de ces farouches soldats. J'ai vu le général Bonaparte.» Ce dernier comprit tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de l'épouvante du provéditeur. Il affecta une grande colère[142], et annonça qu'il avait reçu l'ordre de brûler Vérone, si on ne lui en ouvrait aussitôt les portes. Éperdu, Foscarini offrit de recevoir les Français. Il ne se crut en sûreté que lorsqu'il se fut retiré. Bonaparte se serait bien gardé de le retenir. Foscarini en effet communiqua aux Véronais la terreur qui le paralysait. À peine eut-il annoncé que les Français arrivaient que les patriciens et les riches bourgeois émigrèrent en toute hâte[143]. Les routes qui conduisaient à Venise furent en un instant encombrées. Les barques et les radeaux descendirent l'Adige chargés de passagers de toute condition qui se redisaient avec effroi que le général avait promis de brûler la ville[144], pour la punir d'avoir donné asile à Louis XVIII. Pendant ce temps les troupes de Masséna prenaient possession de cette citadelle (1er juin), qui aurait pu si longtemps les retenir, et complétaient leur mouvement offensif en occupant quelques jours plus tard Legnano et la Chiusa.
Le gouvernement vénitien fut effrayé par la rapidité de cette prise de possession, mais il ne pardonna pas à Bonaparte de l'avoir réveillé de sa torpeur[145], et, dès ce moment, le considéra comme le pire de ses ennemis. Aussi bien, on comprend que ces patriciens, fiers à l'excès et jaloux de leurs privilèges, n'avaient accepté qu'à contre-cœur les humiliations dont on les abreuvait. Ils détestaient déjà les principes français, mais quand une armée française, enorgueillie par vingt victoires, commandée par d'incomparables généraux, se fut établie à demeure sur leur territoire, vivant à leurs dépens, réquisitionnant effets de subsistance, approvisionnements et munitions, imposant ses volontés à tous les fonctionnaires; lorsque surtout la noblesse provinciale et la bourgeoisie, déjà mécontentes et aspirant à des réformes, furent ouvertement encouragées par la présence de nos troupes à renouveler ces demandes de réforme; les patriciens de Venise eurent alors peine à contenir l'expression de leur fureur. Ils auraient dû avoir la franchise de leurs opinions, se jeter dans les bras de l'Autriche et nous déclarer la guerre. C'est ce que voulaient quelques-uns d'entre eux, en qui semblait revivre l'ardeur de leurs ancêtres. Ainsi, le podestat de Bergame, Ottolini[146], écrivait qu'on pouvait compter sur environ dix-huit mille montagnards, bien armés, mais à qui manquaient des officiers pour les conduire au feu. Les inquisiteurs d'État, de leur côté, transmettaient au gouvernement la communication suivante[147]: «Si Venise n'arme pas avec énergie, elle sera foulée aux pieds comme les autres. Il est vrai qu'il est tard; il serait possible que, s'ils remarquaient des préparatifs considérables, les Français voulussent en connaître l'objet, mais en les faisant dans l'intérieur du Dogado, ils seront moins facilement aperçus. D'ailleurs, on pourra dire qu'on prend des précautions pour contenir le peuple mécontent et pour repousser les Autrichiens. Cette réponse leur donnera à réfléchir. Aux armes donc! Aux armes! et qu'il n'y ait pas moins de quarante mille Esclavons et de quatre mille cavaliers, si l'on ne veut pas être mis sous le joug.» Ces exhortations produisirent leur effet. Les milices furent levées, de nombreux mercenaires enrôlés, tous les vaisseaux reçurent l'ordre de rentrer à Venise, l'arsenal redoubla d'activité, des impositions extraordinaires furent votées et les dons patriotiques acceptés. Tout annonçait la guerre, et le gouvernement paraissait décidé à la soutenir avec énergie.
Ces préparatifs hostiles n'avaient échappé ni à Bonaparte ni à ses lieutenants. L'un d'entre eux, brave soldat plutôt que bon observateur, Augereau, les avait pourtant signalés à son chef[148]: «Je m'aperçois, général, lui écrivait-il, et je suis même certain que les Vénitiens, bien loin de vouloir observer la neutralité à notre égard, préparent et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre nous. Je ne puis en douter, puisque les hostilités commencent déjà. Une de mes patrouilles ne saurait aller à une lieue de son camp sans être accueillie et fusillée par les paysans qui se rassemblent en armes au son du tocsin. Plusieurs volontaires ont déjà été assassinés sans que j'aie pu découvrir les coupables et avoir justice. Ce matin, à deux heures, mon avant-poste de cavalerie a été attaqué par une avant-garde de hussards ennemis. D'après des renseignements certains, cette troupe était guidée par des nobles du pays... Il en est un surtout dont j'ai le nom, qui promet de se défaire des généraux, en leur faisant tendre des embuscades... Il est donc temps de voir les intentions du gouvernement de Venise, qu'il nous dise si nous sommes en guerre ou en paix avec lui.»
C'était justement la réponse que Venise ne voulait donner à aucun prix. Il était dans les traditions de la République de dissimuler jusqu'au dernier moment. Cette politique fausse et tortueuse ne convenait plus aux circonstances. L'aristocratie vénitienne ne comprit pas que le temps était passé des réserves diplomatiques et des finesses d'autrefois. Elle affecta de garder la plus stricte neutralité; au moment même où elle annonçait au podestat[149] de Bergame l'envoi d'un général, Noveller, pour commander ses bandes improvisées, elle lui ordonnait de ne rien précipiter, et surtout de garder le secret le plus absolu. À l'heure précise où de tous les côtés ses soldats couraient aux armes, elle envoyait deux députés[150] à Bonaparte pour endormir ses défiances. Elle était, en un mot, décidée à la guerre, mais elle se réservait de choisir et son jour et son heure.
Malheureusement pour Venise, Bonaparte avait beaucoup trop de pénétration pour ne pas percer à jour cette politique sénile. Il savait que les Vénitiens tomberaient sur lui au premier échec, mais d'un autre côté il n'ignorait pas qu'ils attendraient jusqu'au dernier moment pour se jeter sur son flanc. Il accueillit donc les députés de Venise, et feignit même d'agréer leurs excuses: mais il accumula les griefs, et eut grand soin de tenir ce qu'il appelait une querelle ouverte. Il ne désirait pas, en effet, se brouiller du jour au lendemain avec Venise, et lui aussi voulait se réserver pour l'heure favorable. À trompeur trompeur et demi. Aussi bien la dépêche qu'il adressa à ce propos au Directoire ne laisse aucun doute sur ses intentions[151]: «Le Sénat de Venise vient de m'envoyer deux sages du Conseil pour s'assurer définitivement où en étaient les choses. Je leur ai renouvelé mes griefs, je leur ai aussi parlé de l'accueil fait à Monsieur, je leur ai dit que, du reste, je vous avais rendu compte de tout, et que j'ignorais la manière dont vous prendriez cela; que, lorsque je suis parti de Paris, vous croyiez trouver dans la République de Venise une alliée fidèle au principe, que ce n'était qu'avec regret que leur conduite à l'égard de Peschiera m'avait engagé à penser autrement; que du reste je croyais que ce serait un orage qu'il serait possible à l'envoyé du Sénat de conjurer. En attendant ils se prêtent de la meilleure façon à me fournir ce qui peut être nécessaire à l'armée. Si votre projet est de tirer cinq ou six millions de Venise, je vous ai ménagé exprès cette espèce de rupture.... Si vous avez des intentions plus prononcées, je crois qu'il faudrait continuer ce sujet de brouillerie, m'instruire de ce que vous voulez faire, et attendre le moment favorable que je saisirai suivant les circonstances, car il ne faut pas avoir affaire à tout le monde à la fois.»
De cette dépêche ressort la preuve de la non préméditation des desseins de Bonaparte contre Venise. Ni lui ni le Directoire n'avaient encore résolu, comme on l'a écrit et répété à tort, de partager la République vénitienne.
Le jour même où l'armée française franchissait le Pô, le 7 mai 1796, voici en quels termes le Directoire traçait à Bonaparte le plan de la conduite à tenir avec Venise[152]. «Venise sera traitée comme une puissance neutre, mais elle ne doit pas s'attendre à l'être comme une puissance amie; elle n'a rien fait jour mériter nos égards.» Huit jours plus tard, le 18 mai[153], les prétentions du Directoire augmentaient déjà: «La République de Venise pourra peut-être nous fournir de l'argent; vous pourrez même lever un emprunt à Venise.» Le 11 juin[154], nouvelles exigences. Il s'agit cette fois de confisquer les vaisseaux et les propriétés appartenant aux ennemis de la France et qui sont dans les ports de la République: «On pourra en outre lui emprunter cinq millions.» Le 18 juin[155], la somme a grossi. L'emprunt sera de douze millions. À vrai dire, le Directoire n'avait aucun plan suivi à l'égard de Venise. Il se réservait, suivant les circonstances, ou de l'imposer fortement, ou d'occuper son territoire, ou de la démembrer[156]. Dans tous les cas, il voulait exploiter la situation à son profit et contre les Vénitiens. Dès lors, sans se brouiller avec eux, il n'avait qu'à les tenir en haleine pour ainsi dire, les harceler par des plaintes ou des demandes continuelles, mais attendre pour se prononcer définitivement. Comme d'un autre côté les Vénitiens se sentaient trop faibles pour rompre avec la France, et qu'ils attendaient pour le faire une occasion favorable, leur politique était également, comme celle des Français, une politique d'expectative. C'est ainsi que s'expliquent les tiraillements, les hésitations, les demi-mesures et les tromperies réciproques, qu'il nous faudra enregistrer, jusqu'à l'heure de l'explosion.
La tactique de Bonaparte, disions-nous, consistait à inquiéter les Vénitiens par des reproches incessants, afin de leur faire perdre toute présence d'esprit et mettre tous les torts de leur coté, s'il était réduit à la nécessité de les frapper avant l'heure marquée par lui. Ainsi le 7 juillet[157], il écrit au provéditeur général Foscarini pour se plaindre des assassinats commis contre des soldats français par des habitants de Ponte San Marco et réclamer une punition exemplaire. Le 8 juillet[158], nouvelle plainte au même Foscarini contre les mauvaises dispositions des Esclavons et ordre de les faire sortir de Vérone. C'est maintenant au provéditeur de Brescia qu'il s'adresse, et avec une raideur impertinente, pour lui intimer l'ordre de faire cesser les assassinats et de prendre soin des blessés dans les hôpitaux[159]: «Votre prédécesseur, ajoute-t-il, se conduisait favorablement aux Français; c'est sans doute la raison pour laquelle on l'a disgracié. Je vous prie de me faire connaître sur quoi je dois compter. Vous ne souffrirez pas que nos frères d'armes meurent sans secours dans les murs de Brescia, ou assassinés sur les grands chemins. Si vous êtes insuffisant pour faire la police de votre pays et pour faire fournir par la ville de Brescia ce qu'elle doit pour rétablissement des hôpitaux et les besoins de l'armée, je prendrai des mesures plus efficaces.» Parfois encore Bonaparte ne se contente pas de menacer: il agit, comme le jour par exemple où il fait couronner[160] d'artillerie française les remparts de Vérone et confisque tous les bateaux vénitiens qui sont dans le lac de Garde[161]; ou bien encore quand il fait saisir «avec toutes les mesures de prévoyance et d'égards que l'on doit à la neutralité» soixante-cinq caisses d'effets divers, dont trois d'argenterie, appartenant au grand-duc Ferdinand[162]; ou bien quand il ordonne aux habitants de Vérone, après la bataille de Castiglione, de déclarer à la police militaire les soldats autrichiens qui ont trouvé refuge dans les maisons de la ville ou y ont déposé des armes et des effets.
S'il ménageait si peu les Vénitiens, c'est qu'il n'attendait pour agir contre eux qu'une occasion favorable, mais, avec sa prudence ordinaire, il ne pouvait se dissimuler tous les inconvénients d'une déclaration formelle de guerre, tant que les Autrichiens ne seraient pas expulsés définitivement de la Péninsule. Aussi, dans les rapports qu'il adresse au Directoire, a-t-il grand soin de faire remarquer que le moment n'est pas encore venu, mais qu'il faut toujours se réserver un ou plusieurs prétextes d'intervention. À cet égard les trois dépêches du 12 juillet, du 20 juillet et du 26 août sont fort curieuses. «Peut-être, écrit-il dans la première[163], jugerez-vous à propos de commencer dès à présent une petite querelle au ministre de Venise à Paris, pour que, après la prise de Mantoue, et lorsque j'aurai chassé les Autrichiens de la Brenta, je puisse trouver plus de facilité pour la demande que vous avez l'intention que je leur fasse de quelques millions.» «Messieurs du Sénat de Venise, écrit-il dans la seconde[164], voulaient nous faire comme ils firent à Charles VIII. Ils calculaient que, comme lui, nous nous enfermerions dans le fond de l'Italie, et nous attendaient paisiblement au retour... aujourd'hui je suis obligé de me fâcher avec le provéditeur, d'exagérer les assassinats qui se commettent contre nos troupes, de me plaindre amèrement de l'armement qu'on n'a pas fait du temps que les Impériaux étaient les plus forts, mais, par là, je les obligerai à fournir, pour m'apaiser, tout ce qu'on voudra. Voilà comme il faut traiter avec ces gens-ci. Ils continueront à me fournir, moitié gré, moitié force jusqu'à la prise de Mantoue, et alors je leur déclarerai ouvertement qu'il faut qu'ils me payent la contribution portée dans votre instruction, ce qui sera facilement exécuté.» Dans la troisième dépêche[165], écrite au moment où Bonaparte s'apprêtait à poursuivre dans le Tyrol les régiments de Wurmser, il est moins affirmatif. On voit qu'il n'est pas encore assuré de remporter la victoire: «J'ai commencé à entamer les négociations avec Venise, je leur ai demandé des vivres pour les besoins de l'armée... Dès l'instant que j'aurai balayé le Tyrol, on entamera une négociation conforme à vos instructions; dans ce moment-ci, cela ne réussirait pas. Ces gens-ci ont une marine puissante et sont à l'abri de toute insulte dans leur capitale.»
Non seulement le Directoire ne songeait pas alors à réduire Venise à l'extrémité de nous déclarer la guerre, mais encore il cherchait sérieusement à contracter une alliance avec la République. Les négociations avaient été engagées à Constantinople, dès la fin de 1795, entre notre ambassadeur Verninac et le baile vénitien Foscari. Il s'agissait d'une quadruple alliance à signer entre la France, Venise, la Turquie et l'Espagne[166]. Verninac faisait remarquer que «les circonstances les invitent à s'unir puisqu'elles leur donnent le même ennemi. Cet ennemi, qui n'est que trop connu du Sénat, c'est cette puissance inquiète qui a desséché les sources de la prospérité des provinces vénitiennes sur la terre ferme, qui, de jour en jour, fait décliner le port de Venise de son antique splendeur, qui n'aspire à rien moins qu'à dominer dans l'Adriatique après avoir envahi les importantes provinces de la côte orientale. Mais l'Autriche n'est pas le seul ennemi qui doive exciter l'inquiétude du Sénat. La Cour de Saint-Pétersbourg, qui marche aujourd'hui si ouvertement à la conquête de toute la Turquie européenne, a déjà jeté les fondements de son empire dans le cœur de la Grèce, et n'est pas moins dangereuse que la maison d'Autriche pour l'indépendance et la sûreté de la République de Venise.» L'ambassadeur de Venise à Constantinople, Foscari, et celui de Madrid, Gradenigo, appuyaient ces propositions, mais le Grand Conseil, qui ne croyait pas au succès définitif de la France, les repoussa dans la séance 27 mai 1796, et déclara qu'il persistait dans son système de neutralité. Le Directoire revint à la charge. À la fin de juillet 1790 notre ministre à Venise, Lallement, présentait au gouvernement vénitien une note fort étudiée où il était dit[167]: «Il est temps que la République de Venise sorte enfin de la longue inertie où elle croupit depuis la paix de Passarowitz, et qu'elle reprenne entre les puissances le rang qu'elle occupait avant 1718. La France lui en offre aujourd'hui les moyens; Venise peut augmenter son territoire, acquérir des places qui consolident sa puissance et serviront à former, entre les deux républiques, un parti fédératif fondé sur leurs intérêts réciproques.» Ces avances furent inutiles. Les patriciens détestaient la révolution française. «Il n'est que trop vrai, écrivait[168] Lallement à Bonaparte, que la haine pour nous a été soigneusement fomentée, excitée, et que la plupart des têtes, même celles de plusieurs personnages importants, ont été échauffées, égarées par le fanatisme religieux.» Mais, d'un autre coté, les régiments français étaient tout près de Venise, menaçants, redoutables. Ils avaient à leur tête un général hardi, et que n'embarrassaient pas les scrupules diplomatiques. Les patriciens s'imaginèrent que l'unique moyen de tout concilier était de gagner du temps. Ils répondirent à Lallement qu'ils allaient étudier la question, et que, en attendant, ils persistaient dans leur système de neutralité.
Ni le Directoire qui croyait avoir besoin de Venise, ni Lallement qui mettait son amour-propre à obtenir cette alliance, ne se rebutèrent. Le 27 septembre notre ministre[169] présentait une nouvelle note au gouvernement vénitien, où il le mettait en garde contre l'ambition de l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre. Il déclarait même, et c'est la première trace certaine des projets de partage qui seront bientôt exécutés, «que l'Autriche, dans la perte éventuelle de ses possessions en Italie, entrevoyait dans les provinces vénitiennes de terre ferme le dédommagement le plus convenable du système de prépondérance dont elle ne se croyait pas encore obligée de se désister». Lallement ajoutait ces paroles prophétiques: «Le droit public n'existe plus, et toute trace d'équilibre politique a disparu de l'Europe. Il ne reste plus de garantie aux États faibles, que celle qu'ils peuvent trouver dans la force fédérative»; et il proposait formellement l'alliance française. «Autrement si, par égard pour ses ennemis naturels, qui méditent sa perte, elle continue de fermer les yeux sur ses véritables intérêts, elle aura laissé échapper le moment de se soustraire pour toujours à l'ambition autrichienne. Environnée de périls, privée du droit de réclamer un appui, elle aura à se reprocher d'avoir négligé les offres et repoussé l'amitié de la seule puissance de qui elle peut attendre une garantie.»
Certes ce langage était clair. Si Venise refusait notre alliance, on l'abandonnerait aux convoitises autrichiennes; on chercherait, même à ses dépens, une compensation territoriale. Ce n'était pas une menace, mais un avertissement officieux; un des directeurs, Rewbell, allait même jusqu'à prévenir l'ambassadeur de Venise à Paris que Venise pourrait bien être quelque jour occupée par l'armée française[170]. On se demande comment les patriciens de Venise se sont abusés sur leurs intérêts au point de ne pas comprendre que l'heure était venue de prendre une résolution. Leurs préjugés ou plutôt leurs haines antidémocratiques devaient être bien violents pour les aveugler ainsi! Peut-être encore restaient-ils persuadés de la vérité immuable de cette maxime politique que les Français ne peuvent longtemps rester les maîtres de l'Italie. Toujours est-il qu'ils reculèrent une fois encore devant la responsabilité d'une décision énergique, et répondirent à Lallement qu'ils étaient fort sensibles à cette proposition d'alliance, qu'ils l'en remerciaient, mais «qu'ils trouvaient, dans leurs principes de modération, de bonne intelligence et d'impartialité, la garantie de la paix et de la tranquillité de leur pays. Une conduite différente ne ferait que compromettre leur sûreté en les exposant à tomber dans le gouffre d'une guerre qui pèse sur toutes les nations, mais dont les sentiments paternels du gouvernement pour ses sujets lui rendent l'idée seule insupportable[171].»
Les Vénitiens persistaient donc dans le système démodé et dangereux de la neutralité désarmée, et cela au moment où les Français et les Autrichiens s'apprêtaient à livrer sur le territoire même de la République la bataille qui allait décider du sort de l'Italie. Ils ne tardèrent pas à subir les conséquences de cette déplorable inertie. Tout d'abord, et malgré les espérances des patriciens, les Français furent encore vainqueurs, à Arcole, et à Rivoli. Bonaparte profita aussitôt de ces nouveaux succès pour redoubler d'exigences, et on dirait presque d'impertinences envers les fonctionnaires vénitiens. Voici par exemple comment il persifle le provéditeur Battaglia, qui lui avait adressé quelques observations sur la conduite de nos soldats[172]: «Je n'ai point reconnu dans la note que vous m'avez fait passer la conduite des troupes françaises sur le territoire de la République de Venise, mais bien celle des troupes de Sa Majesté l'Empereur, qui, partout où elles ont passé, se sont portées à des horreurs qui font frémir. Le style de cinq pages, sur les six pages que contient la note qu'on vous a envoyée de Vérone, est d'un mauvais écolier de rhétorique, auquel on a donné pour thèse de faire une amplification. Eh! bon Dieu, monsieur le Provéditeur, ces maux inséparables d'un pays qui est le théâtre de la guerre, produits par le choc des passions et des intérêts sont déjà si grands que ce n'est pas, je vous assure, la peine de les augmenter au centuple, et d'y broder des contes de fée, sinon rédigés avec malice, au moins extrêmement ridicules.» Puis passant tout à coup de l'ironie à la menace: «Il vous paraît, s'écrie-t-il, qu'on nous jette le gant. Êtes-vous, dans cette démarche, autorisé par votre gouvernement? La République de Venise veut-elle se déclarer aussi ouvertement contre nous? Déjà je sais que la plus tendre sollicitude l'a animée pour l'armée du général Allvintzy[173].... Malheur aux hommes perfides qui veulent nous susciter de nouveaux ennemis! Ceux qui voudraient méconnaître la puissance de la France, assassiner ses citoyens et menacer ses armées, seront dupes de leur perfidie et confondus par la même armée qui, jusqu'à cette heure et non encore renforcée, a triomphé des plus grands ennemis.»
Dans la bouche du vainqueur d'Arcole ce n'étaient pas de vaines menaces. Bonaparte éprouvait un réel mépris pour ces patriciens trop lâches pour avouer leur haine au grand jour, et dont la réputation d'habileté lui paraissait singulièrement usurpée. Il n'aurait pas mieux demandé que d'agir. Ce sont des ennemis, ne cessait-il d'écrire au Directoire. Ils ne sont retenus que par l'espoir de notre prochaine défaite. «La République de Venise a peur[174]. Elle traite avec le roi de Naples et le Pape. Elle se fortifie et se retranche dans Venise. De tous les peuples de l'Italie, le Vénitien est celui qui nous hait le plus. Ils sont tous armés, et il est des cantons dont les habitants sont braves. Leur ministre à Paris leur écrit que l'on s'arme. On ne fera rien de tous ces gens-là si Mantoue n'est pas pris.» Aussi Bonaparte les traitait-il avec un mépris extraordinaire. Il ne se contentait pas de vivre à leurs dépens, en épuisant leurs magasins, en consommant leurs munitions et en s'installant dans leurs hôpitaux, il s'emparait aussi de leurs places fortes. C'est ainsi qu'il ordonnait au général Baraguey d'Hilliers de prendre possession de la citadelle de Bergame[175] et annonçait cette nouvelle violation de la neutralité au provéditeur Battaglia sans même prendre la peine de s'excuser[176]. «Je vous avouerai que j'ai été bien aise de saisir cette circonstance pour chasser de cette ville la grande quantité d'émigrés qui s'y étaient réfugiés et punir un peu les libellistes qui sont en grand nombre dans cette ville, et qui, depuis le commencement de la campagne, ne cessent de prêcher l'assassinat contre les troupes de la République et qui ont jusqu'à un certain point produit un effet, puisqu'il est constant que les Bergamasques ont plus assassiné de Français que le reste de l'Italie ensemble.» On le voyait même faire acte de souveraineté, distribuer le blâme ou l'éloge aux fonctionnaires vénitiens[177], et menacer d'amende la municipalité d'une ville vénitienne, Iseo[178], qu'il accusait de favoriser la fuite des prisonniers autrichiens. Si les Vénitiens supportaient ces empiétements quotidiens, si Bonaparte de son côté affectait de croire encore à l'existence d'un gouvernement régulier, il était de plus en plus évident que la situation devenait intolérable et qu'une crise était imminente.
III
Le départ de Bonaparte pour les États héréditaires autrichiens conjura cette crise. Les Vénitiens espérèrent un instant qu'ils allaient être enfin débarrassés de cet impitoyable vainqueur, et que l'archiduc Charles, plus heureux que Wurmser et qu'Allvintzy, les vengerait de leurs humiliations. Quant à Bonaparte, qui avait besoin de toutes ses forces pour la campagne décisive qu'il entreprenait, et qui redoutait une diversion vénitienne sur les derrières de l'armée française, alors qu'elle serait engagée en Autriche, il résolut d'attendre encore, et de profiter jusqu'au dernier moment de cette neutralité désarmée, qui lui avait été jusqu'alors si utile. «Le moment d'exécuter vos ordres pour Venise n'est pas encore arrivé, écrivait-il au Directoire[179]. Il faut avant ôter toute incertitude sur le sort des combats que les deux armées vont avoir.» Et en effet, avant d'entrer en campagne il écrivait sur un ton singulièrement radouci à ce même Battaglia[180], que naguère il rappelait à l'ordre avec tant de sans-gêne. «Le Sénat de Venise ne peut avoir aucune espèce d'inquiétude, devant être bien persuadé de la loyauté du gouvernement français et du désir que nous avons de vivre en bonne amitié avec votre République; mais je ne voudrais pas que, sous prétexte de conspiration, l'on jetât sous les plombs du palais Saint-Marc tous ceux qui ne sont pas ennemis de l'armée française, et qui nous auraient, dans le cours de cette campagne, rendu quelques services.» Il poussait même les scrupules et les ménagements jusqu'à écrire au provéditeur d'Udine[181] pour excuser à l'avance les maux inséparables de la guerre, et lui promettre qu'il les réparerait dans la mesure du possible.
Pendant que Bonaparte, engagé au fond de l'Allemagne, et cherchant, comme il l'écrivait au Directoire[182], «à gagner du temps», affectait pour la République vénitienne une amitié toute nouvelle et des égards bien inattendus, le Sénat s'apprêtait à profiter des événements, et continuait avec activité ses armements. Il prescrivit un impôt extraordinaire de 400.000 ducats, qui fut immédiatement payé, avec un million sous forme de contributions volontaires. Venise, toutes les places voisines et les lagunes recevaient de fortes garnisons. On mettait en état les batteries. Tous les navires de guerre étaient rentrés à l'arsenal. Dans les États de terre ferme les paysans, irrités par les excès de nos soldats, prenaient les armes, et, rien que dans la province de Bergame, le provéditeur Ottolini organisait dix-huit régiments de milice, qu'il armait en toute hâte, et dont il donnait le commandement à des officiers de l'armée régulière. Des rixes fréquentes éclataient entre les troupes françaises et les Esclavons. Il devenait dangereux pour nos compatriotes de se promener hors des villes, et même en petites troupes. Le nombre des assassinats augmentait de jour en jour. À Venise même le gouvernement ne prenait pour ainsi dire plus de précautions pour déguiser son hostilité. «Tout annonce des intentions perfides de la part du gouvernement vénitien, écrivait à Bonaparte, dès le 19 octobre 1796, le citoyen Aillaud[183]. Ses projets ne me paraissent plus un mystère. Il ne faudrait qu'un moment favorable pour les voir éclater. Nous devons avoir les yeux ouverts sur toutes ses démarches. Trop de sécurité pourrait être funeste aux armées de la République. Il y a dix-huit mois que je suis à Venise. Il ne fallait qu'un coup d'œil pour voir que le Sénat était un ennemi irréconciliable de la République française. Mais dans ce moment, ce n'est plus l'aristocratie seule que nous avons à craindre, elle a monté le peuple à un tel degré d'effervescence qu'il n'attend qu'un signal pour se déchaîner contre nous. On a mis en jeu tous les ressorts du fanatisme religieux, et on l'a fait avec tant de succès qu'on entend des individus du peuple se plaindre de ce que le gouvernement ne leur permet pas de s'armer contre nous.»
Mais si nous avions des ennemis à Venise, nous y comptions aussi des amis. La preuve en est que les patriciens les surveillaient avec un soin jaloux, et, quand ils ne les jetaient pas en prison, les malmenaient ou même les forçaient à s'exiler. On sait que l'aristocratie vénitienne a de tout temps fait peser une véritable tyrannie sur ses sujets, surtout dans les provinces de terre ferme. Du jour où les Français descendirent en Italie en promettant à tous les peuples la liberté et l'indépendance, tous les mécontents vinrent à nous. On conspira au grand jour la chute du gouvernement vénitien, et il y eut bientôt presque dans toutes les villes un parti d'action, déterminé à se révolter pour secouer la tyrannie de Venise.
Les provéditeurs étaient au courant de cette propagande démocratique, et ils n'étaient pas tendres pour ses instigateurs. Dès le mois de juillet 1795 un Brescian était allé trouver Villars, ambassadeur français à Gênes, et le représentant du peuple Baffroi. Il leur avait annoncé qu'un complot s'était formé à Brescia contre Venise. Quelques familles nobles, les Lecchi, les Gambarra, devaient se mettre à la tête du mouvement et proclamer l'indépendance nationale. La Convention accueillit ce plan, mais elle en jugea l'exécution prématurée. Ce fut Bonaparte qui l'exécuta. En effet, au contact des Français, à l'expansion des idées libérales si longtemps comprimées, un long frémissement remua tous ceux qui s'intitulaient déjà les patriotes. Ils résolurent d'agir sans plus tarder, et de profiter de la présence des Français pour imiter leurs compatriotes de Milan, de Modène ou de Bologne.
La révolution commença à Bergame, dans cette province dont les patriciens de Venise se croyaient si sûrs, et où les paysans avaient déjà pris les armes pour courir contre les Français. Le provéditeur de Bergame, Ottolini, prévoyait cette révolution. Il accablait de ses dépêches[184] les trois inquisiteurs d'État, Barbarigo, Corner et Anzolo, et les suppliait de l'autoriser à sévir contre les perturbateurs: mais le gouvernement vénitien, craignant de se compromettre, engageait le provéditeur à patienter. Pendant ce temps les conspirateurs, sous la protection du commandant français, prenaient tranquillement leurs dispositions. Dans la matinée du 12 mars, une pétition se couvrait de signatures pour demander la nomination d'une municipalité provisoire. Les habitants prenaient les armes, et ils votaient la réunion de Bergame à la future République italienne. Aussitôt l'étendard vénitien était renversé, et lorsque Ottolini protestait auprès du commandant de la place, Lefaivre, ce dernier le menaçait brutalement de la prison. Le provéditeur n'avait que le temps de s'enfuir à Brescia avec ses soldats, mais désarmés. La municipalité nouvelle couvrait les murs d'affiches, appelait aux armes les paysans, ordonnait l'érection dans toutes les communes d'arbres de la liberté, et, pour mieux échauffer l'enthousiasme, envoyait partout des émissaires, surtout des Cispadans et des Polonais, annoncer la bonne nouvelle.
Brescia se révoltait à son tour le 17 mars. Dans cette ville le gouvernement vénitien était représenté par le provéditeur Battaglia, investi du titre de vice-podestat. Battaglia avait à ses côtés comme commandant des troupes vénitiennes un homme fort énergique, Mocenigo, qui le poussait à la résistance. Il avait de plus été rejoint par Ottolini, qui lui apportait la liste des conspirateurs brescians, lui indiquait le jour et l'heure du soulèvement projeté, et l'engageait à faire de ces renseignements l'usage que lui dicteraient les circonstances et le sentiment de ses devoirs. L'ambassadeur de Venise à Milan, Vincenti, l'avait également prévenu, en le conjurant de prendre des mesures sévères; mais Battaglia était comme frappé d'impuissance. Il avait peur des Français et surtout de leur général, qui ne lui avait épargné ni les récriminations ni les menaces. Il craignait d'assumer sur lui une trop lourde responsabilité en prévenant les menées révolutionnaires. Égaré par cet esprit de vertige, que nous avons déjà signalé parmi la majorité des patriciens, il voulut persister jusqu'au bout dans le système qui était celui de son gouvernement, la neutralité désarmée. Le 17 mars au soir quelques insurgés brescians, conduits par des officiers cisalpins, prennent prétexte d'un passage de soldats vénitiens envoyés par Battaglia sur Chiari pour s'emparer du bourg de Ceccaglia. Le lendemain 18, ils surprennent une des portes de la ville et somment le vice-podestat d'avoir à se retirer. Au lieu de donner à la garnison vénitienne l'ordre de disperser le rassemblement, ainsi que le demandait Mocenigo, Battaglia parlemente avec les insurgés. L'un d'entre eux, Lecchi, lui déclare que Brescia ne rentrera jamais sous la domination vénitienne, et que les Français l'aideront à recouvrer son indépendance. En effet la garnison française restait immobile et le bruit courait que le général Kilmaine venait de faire braquer les canons de la citadelle contre la ville. Battaglia épouvanté ordonne à ses soldats de rentrer dans leurs quartiers, et se livre aux insurgés. À cette nouvelle ceux qui hésitaient encore se joignent à eux. Un ancien condamné aux plombs de Venise, qu'on gardait sans doute pour la circonstance, est exhibé. Sa vue enflamme le peuple. Le soulèvement devient général, et la réunion de Brescia à la future République italienne est votée d'enthousiasme. Pendant ce temps l'infortuné provéditeur croyait sa dernière heure venue. Il n'avait même pas le courage de rédiger son rapport au gouvernement et laissait ce soin à son lieutenant Mocenigo[185].
Le 24 mars, la petite ville de Salo sur le lac de Garde se révoltait à son tour. Deux jours plus tard, le 27 mars, un officier de cavalerie française se présentait à Crema et demandait à y être logé. Deux détachements de soldats survenaient à l'improviste, qui désarmaient la garnison vénitienne, s'emparaient de l'Hôtel de Ville et couchaient en joue le podestat. Aussitôt arrivaient des Milanais, et le peuple, excité par eux et par les patriciens de Crema, se soulevait, nommait une nouvelle municipalité, abattait le lion de Saint-Marc, et proclamait son union à la future République italienne.
Ce furent les seules conquêtes de la révolution. Partout ailleurs les villes et les campagnes restèrent fidèles au gouvernement. À Vérone, il y eut même comme une protestation indignée contre ces tentatives. Les Esclavons, secondés par les Véronais, voulaient marcher tout de suite contre les révoltés, et ils les auraient probablement réduits à la raison, car ces derniers n'avaient pas encore eu le temps de s'organiser, mais le Sénat, toujours prudent, et redoutant de trouver des Français derrière ses sujets rebelles, retint l'ardeur de ses soldats et des Véronais, et se contenta de protester auprès du ministre de France à Venise et de son ambassadeur à Paris. Ni Lallement, ni Querini n'avaient assez d'influence pour modifier la situation. Le maître de la situation était Bonaparte qui continuait, dans sa marche victorieuse sur Vienne, à balayer devant lui les régiments autrichiens et dont l'importance grandissait avec la fortune. Aussi le Sénat agit-il sagement on lui expédiant deux des siens, le procurateur Pesaro et Jean-Baptiste Cornaro. Les deux patriciens rejoignirent Bonaparte à Goritz le 25 mars 1797[186]. Il les reçut fort bien et eut avec eux deux longues conférences. Il commença par leur dire qu'il n'était pas responsable des événements de Bergame et de Brescia, et qu'il ne voulait pas intervenir, sauf au cas où la République vénitienne le chargerait officiellement de rétablir l'ordre. Il refusa de rendre les citadelles occupées par ses troupes, et non seulement s'entêta dans sa résolution de vivre aux dépens de la République, mais encore finit par demander une contribution de six millions. Le Sénat délibéra sur le rapport de ses députés et eut l'insigne faiblesse de consentir par 116 voix contre 7 à cette exigence, que ne justifiaient ni les circonstances ni la conduite du gouvernement. C'était voter sa propre déchéance!
Pendant ces négociations les deux partis ennemis en étaient venus aux mains. Quelques milliers de paysans s'étaient rués sur la ville de Salo, y avaient surpris un détachement de 200 Polonais[187], et massacré quelques patriotes. Les montagnards des Vals Camonica, Trompia et Sabbia, conduits par le comte Fioravanti, couraient la campagne et assassinaient les traînards français qu'ils rencontraient. À Vérone se concentraient des forces imposantes sous le commandement de deux provéditeurs jeunes et dévoués, Giovanelli et Erizzo. Le Sénat avait donné pleins pouvoirs au comte Emilio des Emiles, et ce dernier levait des hommes, préparait des magasins et préparait ouvertement la contre-révolution. Le parti de la réaction comprenait la grande majorité de la population, les nobles par attachement héréditaire à la vieille République, qui avait fait la fortune de leurs maisons, les prêtres irrités par la spoliation des églises, et les paysans, accablés d'impôts et de réquisitions, brutalisés et obligés par un récent arrêté de payer la valeur des bagages pris sur nos soldats par les Autrichiens. D'ailleurs la vue du drapeau français sur les forteresses vénitiennes indignait tous ceux qui croyaient encore à la patrie vénitienne, et ils confondaient dans une haine égale et les usurpateurs étrangers et ceux de leurs compatriotes qui profitaient des malheurs du temps pour s'entendre avec les étrangers et se séparer avec éclat de la mère patrie. La guerre contre la France était donc imminente, mais la guerre civile avait déjà commencé.
Ce fut à ce moment, le 22 mars, que parut un manifeste retentissant, qu'on attribua au provéditeur Battaglia, mais dont ce dernier nia toujours la paternité, et qui paraît en effet avoir été composé par un réfugié italien, un certain Salvadou, qui ne cherchait qu'à brouiller encore la situation afin d'en profiter. Le voici: «Le délire fanatique de quelques brigands, ennemis de l'ordre et des lois, a excité les crédules Bergamasques à la rébellion contre leur souverain légitime. Ils ont dirigé une multitude de scélérats stipendiés sur les villes et les provinces pour les entraîner à la révolte. Nous exhortons les sujets restés fidèles à se lever en masse, à dissiper, à détruire ces ennemis de l'État sans faire quartier à aucun, se fût-il même rendu prisonnier. Qu'ils soient certains que le gouvernement s'empressera de leur fournir des secours d'argent et de troupes réglées. Déjà les Esclavons à la solde de la République sont prêts à marcher. Que personne ne doute du succès de l'entreprise; nous pouvons affirmer que l'armée autrichienne a enveloppé et battu complètement les Français dans le Tyrol et le Frioul. Elle poursuit le reste de ces hordes sanguinaires et impies, qui, sous le prétexte de combattre l'ennemi, ont dévasté les campagnes et pillé les sujets de la République, toujours sincères, toujours exacts à observer la neutralité. Les Français se trouvent donc dans l'impossibilité de porter secours aux rebelles. C'est à nous d'attendre le moment favorable pour leur couper la retraite devenue leur unique ressource. Nous invitons en outre les Bergamasques demeurés fidèles et les autres peuples à chasser les Français des villes et des forts dont ils se sont arbitrairement emparés, et à s'adresser à nos commissaires Zanchi et Locatelli pour recevoir les instructions nécessaires aussi bien que la paie de quatre livres par jour pendant la durée du service.»
Ce manifeste était un véritable appel aux armes qui détruisait la neutralité et autorisait toutes les représailles. Il est certain que ces excitations furibondes, ces mensonges intéressés, ces enrôlements constituaient une provocation ou pour mieux dire une déclaration de guerre; mais Battaglia était trop prudent pour s'être permis un pareil éclat. Ni par ses fonctions, ni par son caractère, il n'était homme à brusquer ainsi la situation. Il s'empressa de désavouer le manifeste qu'on lui attribuait, et le doge, sur sa prière, en fit autant[188]: Le grand Conseil, assemblé pour la circonstance, déclara de son côté que «le manifeste du 22 mars est opposé aux sentiments que n'a cessé de professer le gouvernement à l'égard d'une nation amie. Il ne peut, dans le cas qui se présente, que protester contre d'aussi odieuses perfidies, et il observe à ses fidèles sujets qu'ils ne doivent pas se laisser séduire par ces souillures. Les maximes du Sénat sont de vivre, comme précédemment, en parfaite harmonie et amitié avec la nation française». En effet, tout semble indiquer que ce manifeste était fabriqué, mais il servait si bien les intérêts de la France et des révoltés vénitiens, qu'on feignit de croire à son authenticité. On le colporta, on l'imprima, on le répandit partout en le présentant comme la meilleure des preuves de la duplicité du gouvernement vénitien. Quant à Bonaparte, il allait s'en servir comme d'une arme terrible contre la République.
Bonaparte venait de remporter contre les Autrichiens une nouvelle série de victoires. Il était alors aux portes de Vienne. Rien ne l'empêchait d'entrer dans cette capitale; mais il se sentait bien isolé. Il se rendait compte de la résistance nationale dont il lui faudrait triompher, s'il réduisait ses adversaires aux dernières extrémités. D'ailleurs il désirait signer la paix, non seulement pour ne pas aventurer dans une partie suprême les résultats acquis, mais surtout pour ajouter à la gloire du conquérant celle du pacificateur. Peu à peu germa dans son esprit la pensée de faire cette paix aux dépens de Venise. Sans doute, nous n'étions pas en guerre avec Venise, mais les griefs s'accumulaient, et la théorie des compensations territoriales était si séduisante que Bonaparte avait grande envie d'en faire l'essai aux dépens d'un gouvernement peu sympathique. Les scrupules ne l'avaient jamais arrêté longtemps. Puisque l'occasion se présentait de signer une paix glorieuse, même en sacrifiant un État que liait à la France une alliance plusieurs fois séculaire, il saurait faire litière de ses scrupules!
Seulement des prétextes étaient nécessaires. Bonaparte ne fut pas embarrassé pour en trouver. Dès le 5 avril[189], il écrivait au procurateur Pesaro pour se plaindre des placards affichés à Vérone contre la France, des assassinats commis contre les Français, d'une prétendue insulte à notre consul à Zante, du mauvais accueil fait à une de nos frégates, la Brune, et surtout des persécutions dirigées contre nos partisans. Il terminait par ces paroles menaçantes: «La République française ne se mêle pas des affaires intérieures de la République de Venise; mais la nécessité de veiller à la sûreté de l'armée me fait un devoir de prévenir les entreprises que l'on pourrait faire contre elle.» Bonaparte lui écrivait encore le même jour[190], pour le prévenir qu'il considérait le gouvernement vénitien comme responsable d'une somme de trente millions, déposée à Venise par le duc de Modène, et dont il venait de prononcer le séquestre. Enfin, et pour mieux accentuer son mécontentement, il annonçait aux municipalités provisoires de Brescia et de Bergame qu'il ne voulait pas intervenir en leur faveur, mais aussi qu'il empêcherait tout mouvement de troupes dirigé contre les révoltés, ce qui était en quelque sorte reconnaître la légalité de la révolte[191].
Le manifeste de Battaglia vint très à propos lui fournir le motif de rupture dont il avait besoin pour justifier l'acte inqualifiable qu'il venait de commettre. Il avait en effet signé, le 7 avril, l'armistice de Judenbourg, qui allait être bientôt suivi des préliminaires de Leoben, et ces préliminaires stipulaient expressément des compensations territoriales pour l'Autriche aux dépens de Venise. Trois projets préliminaires avaient été soumis à l'Empereur[192]. Tous trois stipulaient la cession de la Belgique et de la rive gauche du Rhin à la France, et des compensations territoriales pour l'Autriche en Italie. Ils variaient pour ces compensations. Le troisième offrait la restitution de la Lombardie, le premier et le second sacrifiaient à l'Autriche tout ou partie des États vénitiens. L'Empereur n'hésita pas. C'était une bonne fortune inespérée que cette proposition. Il s'agissait d'échanger une province séparée des États héréditaires contre un territoire limitrophe. Aussi envoya-t-il à ses plénipotentiaires, Merfeldt et Gallo, les pouvoirs nécessaires, et, dès le 18 avril, étaient signés les préliminaires de Leoben.
Par ces préliminaires[193] l'Empereur renonçait en faveur de la France à la Belgique et à la Lombardie, ainsi qu'à la rive gauche du Rhin, mais il était dédommagé de ces sacrifices par l'abandon de l'Istrie, de la Dalmatie, et des provinces vénitiennes, situées entre l'Oglio, le Pô et l'Adriatique. Quant à Venise et aux autres États de terre ferme, ils devaient être réunis à la Lombardie et à la République Cispadane. Les parties contractantes se garantissaient l'une à l'autre les territoires cédés. Elles devaient en outre se concerter «pour lever tous les obstacles qui pourraient s'opposer à la prompte exécution des articles précédents, et nommer à cet effet des commissaires ou des plénipotentiaires qui seraient chargés de tous les arrangements convenables à prendre avec la République de Venise». Enfin il était formellement stipulé que ces articles resteraient secrets jusqu'à la signature du traité de paix définitif. En autres termes, Bonaparte et les représentants de l'Empereur venaient de décider le partage de la République Vénitienne, c'est-à-dire d'un État neutre, que le droit des gens, à défaut d'engagements solennels, aurait dû protéger contre les convoitises autrichiennes et la trahison française. Le plus singulier c'est que le Directoire n'avait pas autorisé le général de l'armée d'Italie à sacrifier ainsi Venise, et Venise se doutait si peu de la catastrophe qui la menaçait qu'elle continuait son déplorable système de neutralité désarmée, et, par son inconcevable faiblesse, se mettait à la merci de ses vainqueurs sans combat.
Bonaparte se rendait très bien compte de l'acte inique qu'il commettait. Il n'ignorait pas non plus qu'il outrepassait ses instructions, en disposant ainsi du sort d'un peuple allié, ou du moins neutre. Aussi résolut-il de prendre les devants, d'abord en expliquant sa conduite au Directoire, puis en réduisant Venise à la nécessité de se défendre, afin d'avoir un prétexte pour la démembrer. Le jour même où il faisait part au Directoire de la signature des préliminaires, il cherchait à les justifier en accusant Venise: «Le gouvernement de Venise[194] est le plus absurde et le plus tyrannique des gouvernements. Il est d'ailleurs hors de doute qu'il voulait profiter du moment où nous étions dans le cœur de l'Allemagne pour nous assassiner. Notre République n'a pas d'ennemis plus acharnés, comme les émigrés et Louis XVIII d'amis qui leur soient plus véritablement dévoués. Son influence se trouve considérablement diminuée, et cela est tout à notre avantage. Cela d'ailleurs lie l'Empereur à la France, et obligera ce prince, pendant les premiers temps de notre paix, à faire tout ce qui pourra nous être agréable.» En même temps, et pour mieux excuser cette inqualifiable violation du droit des gens, il prenait la résolution de pousser à bout Venise, et de montrer par tous les moyens possibles qu'il avait le droit d'agir contre elle comme il le faisait.
Le 7 avril avait été signé l'armistice de Judenbourg. Dès le 9, étaient lancées de Judenbourg contre Venise diverses lettres qu'il nous faut analyser, car elles démontreront jusqu'à l'évidence que, dès cette époque, Venise était condamnée dans l'esprit de Bonaparte. La première de ces[195] lettres est adressée au ministre de France à Venise, Lallement. Bonaparte le prévient qu'il vient d'envoyer à Venise un de ses aides de camp, Junot, porteur d'une lettre au Doge. Il lui adresse en même temps une note énumérant sept griefs[196] dont il exigera le redressement immédiat: «Vous demanderez au Sénat de Venise une explication catégorique dans douze heures, savoir si nous sommes en paix ou en guerre, et, dans le dernier cas, vous quitteriez sur-le-champ Venise.» Vient ensuite une proclamation[197] au peuple de terre ferme. Il plaint les Vénitiens du peu d'égards que leur ont témoigné les patriciens, et leur annonce une prompte vengeance: «Je sais que, n'ayant aucune part à son gouvernement, je dois vous distinguer dans les différents châtiments que je dois infliger aux coupables. L'armée française protégera votre religion, vos personnes et vos propriétés. Vous avez été vexés par ce petit nombre d'hommes qui se sont, depuis le temps de la barbarie, emparés du gouvernement. Si le Sénat de Venise a sur vous le droit de conquête, je vous en affranchirai. S'il a sur vous le droit d'usurpation, je vous restituerai vos droits.» Il prescrivait en même temps au général Kilmaine, auquel il avait laissé le commandement de toutes les forces laissées en arrière, de désarmer les garnisons vénitiennes de Padoue, Trévise, Bassano, Vérone, Brescia et Bergame, et d'installer partout des municipalités provisoires[198]. «Vous aurez bien soin de ne vous laisser arrêter par aucune espèce de considération. Si dans vingt-quatre heures la réponse n'est pas faite, que tout se mette en marche à la fois, et que sous vingt-quatre heures il n'existe pas un soldat vénitien sur le continent... Tout va fort bien ici, et, si l'affaire de Venise est bien menée, comme tout ce que vous faites, ces gaillards-là se repentiront, mais trop tard, de leur perfidie. Le gouvernement de Venise, concentré dans sa petite île, ne serait pas, comme vous le pensez bien, de longue durée.»
Ultimatum menaçant adressé au Sénat sous la double forme d'une note remise par le ministre de France et d'une lettre lue au doge par un aide de camp, appel à la révolte des peuples restés soumis, mesures militaires destinées à prévenir toute résistance: comme on le voit, Bonaparte n'a pas ménagé Venise, et il prévoyait si peu une opposition quelconque à ses ordres, qu'il prenait soin, ce même jour 9 avril 1797, d'envoyer au Directoire copie des lettres précédentes[199], et il y ajoutait cet étrange commentaire: «Quand vous lirez cette lettre, nous serons maîtres de tous les États de terre ferme, ou bien tout sera rentré dans l'ordre et vos instructions exécutées. Si je n'avais pas pris une mesure aussi prompte et que j'eusse donné à tout cela le temps de se consolider, cela aurait pu être de la plus grande conséquence.»
Avant que la réponse du Directoire à ces diverses communications ne fût parvenue, Junot se rendit à Venise et y exécuta les ordres de son général[200]. Arrivé le 14 avril, il était, dès le lendemain, introduit au grand Conseil et donnait lecture de la lettre suivante[201]: «Toute la terre ferme de la sérénissime République de Venise est en armes; de toutes parts les paysans, que vous avez armés et soulevés, crient: mort aux Français! plusieurs centaines de soldats de l'armée d'Italie en ont déjà été victimes. C'est en vain que vous désarmerez des rassemblements que vous-mêmes vous avez organisés. Croyez-vous que, dans le moment où je me trouve au cœur de l'Allemagne, je ne puisse pas faire respecter le premier peuple de l'univers? Le sénat de Venise a répondu par la perfidie la plus noire aux procédés généreux que nous avons toujours eus avec lui... La guerre ou la paix. Si vous ne prenez pas, sur-le-champ, les moyens de dissiper les rassemblements, si vous ne faites pas arrêter et livrer en mes mains les auteurs des assassinats qui viennent de se commettre, la guerre est déclarée. Le Turc n'est pas sur vos frontières. Aucun ennemi ne vous menace: cependant, de dessein prémédité, vous avez fait naître des prétextes pour avoir l'air de justifier un rassemblement dirigé contre l'armée. Il sera dissous dans vingt-quatre heures. Nous ne sommes plus au temps de Charles VIII.» À ces insultes qu'aggravait encore l'affectation de rudesse militaire avec laquelle Junot les jetait à la face du Sénat, il n'y avait qu'à répondre par la guerre immédiate, et, puisqu'on évoquait le souvenir des temps anciens, se rappeler que Venise avait jadis lutté contre le pape, les rois de France et d'Espagne et l'empereur d'Allemagne coalisés: mais on venait d'apprendre la terrible nouvelle des préliminaires de Leoben. On n'en connaissait pas le texte, mais on soupçonnait quelque trahison. D'ailleurs on n'ignorait pas que l'Autriche ne viendrait pas au secours de la ville menacée, et que le général vainqueur n'avait, pour ainsi dire, qu'à étendre la main pour exécuter ses menaces. La réponse du doge fut[202] donc humble, plus peut-être qu'il n'aurait convenu au chef d'une République autrefois si orgueilleuse. Il protestait de ses bonnes intentions, de «l'ingénuité de sa conduite», annonçait que satisfaction serait accordée sur tous les points et espérait que les bons rapports continueraient entre les deux Républiques. Quant au Sénat, il s'associa par un vote aux paroles de son chef et décréta, par cent cinquante-six suffrages, que deux députés, le censeur Francesco Dona et l'ancien ministre de la guerre, Leonardo Giustiniani, seraient envoyés à Bonaparte pour lui faire agréer les excuses de la République. Mais il était déjà trop tard. Deux événements survinrent à l'improviste qui renversèrent toutes leurs espérances et donnèrent à Bonaparte le prétexte qu'il cherchait et l'excuse dont il avait besoin.
Le général Kilmaine, au reçu de la dépêche du 9 avril, avait exécuté ses ordres. Nulle part il n'avait rencontré de résistance. Les garnisons vénitiennes avaient été partout désarmées, sauf à Vérone, car dans cette ville s'étaient concentrés plusieurs régiments d'Esclavons qui ne paraissaient nullement disposés à l'obéissance, et se sentaient soutenus par des bandes de paysans qui tenaient la campagne et par l'armée autrichienne de Laudon qui campait dans le voisinage, aux débouchés du Tyrol. Kilmaine se contenta d'augmenter la garnison française. Elle comprenait environ 1.900 hommes, sans parler des 300 à 400 malades ou employés d'administration épars dans la ville, sous le commandement d'un chef énergique, le général Balland, et campait dans les forts; mais, de part et d'autre, on était sur le qui-vive. Dès le 16 avril, des barques, chargées de vivres pour l'armée française, avaient été arrêtées et pillées à Pescentina par des paysans vénitiens. Le nombre des assassinats augmentait. C'était un véritable état de guerre. La moindre étincelle allait provoquer l'incendie.
Le 17 avril, lundi de Pâques, deux patrouilles vénitienne et française se rencontrèrent dans la ville et s'insultèrent[203]. Aussitôt les Vénitiens se jettent sur les Français répartis dans les différents quartiers de la ville et commencent à les égorger. Le général Balland fait battre le rappel et ordonne de tirer le canon des châteaux. La première volée enleva le faîte du palais des Scaliger. Enfiévrée par ces détonations inattendues, la populace sort des maisons, le couteau à la main, et égorge sans pitié tous les Français isolés qu'elle rencontre. Tous ceux qui ne parvinrent pas à se réfugier dans les forts, ou qui ne trouvèrent pas asile chez quelques Véronais, tels que les comtes Nogarola et Carlotti, assez généreux pour risquer leur vie en bravant les fureurs populaires, hommes, femmes et enfants furent massacrés, et souvent avec d'odieux raffinements. Nos blessés et nos malades ne furent pas respectés dans les hôpitaux. On les arrachait de leurs lits de souffrance et les cadavres étaient jetés dans l'Adige: «C'était, raconte l'historien Botta, c'était un spectacle à la fois déplorable et terrible que ces malades languissants, poursuivis par des assassins couverts de sang; que ces femmes épouvantées foulées aux pieds par des femmes en furie. J'ai vu un portique encore dégouttant du sang des Français, assommés plutôt qu'égorgés par le peuple exaspéré; j'ai vu retirer des puits et des égouts des uniformes ensanglantés; j'ai vu les assassins porter en triomphe les dépouilles de leurs victimes; mais c'était à l'hôpital qu'on remarquait le plus d'acharnement et de cruauté. Plusieurs malades furent tués, d'autres maltraités et dépouillés. Ni les supplications, ni l'état de faiblesse, ni l'aspect même de la mort ne pouvaient inspirer de la pitié à ces cruels qui n'avaient plus de l'homme que la forme.»
Le général Balland avait ouvert et continuait contre la ville un feu destructeur. Les magistrats vénitiens qui jusqu'alors avaient tout laissé faire, mais sans paraître, envoyèrent un parlementaire au général en le priant d'arrêter le désastre, ou sinon ils ne promettaient pas de faire respecter quelques malheureux Français qui avaient trouvé asile dans le palais du gouverneur. Balland pour les sauver consentit à traiter, mais on ne put s'entendre sur les conditions. Il exigeait avec raison le désarmement universel et des otages. Les insurgés, dont le nombre augmentait d'heure en heure, réclamaient l'évacuation des forts. La lutte continua. Les magistrats, incapables de maîtriser plus longtemps cette multitude furieuse, disparurent, et les massacres recommencèrent.
Pendant quelques jours la situation de Balland fut critique. Les insurgés étaient nombreux et interceptaient les communications. Le comte Francesco des Emiles s'emparait de la porte San-Zeno. Les capitaines Nogarola et Caldgano prenaient les portes de l'évêque et Saint-Georges, et donnaient la main aux paysans insurgés. Les Esclavons pressaient le siège des châteaux. Le vieux fort adossé à la ville, et séparé d'elle seulement par un mauvais pont fermé par une grille en fer, était fort compromis. Le château de Saint-Félix était bombardé par des batteries établies à Pescentina. Enfin Laudon, prévenu par les insurgés, accourait à marches forcées. Balland pour se dégager essayait d'opérer des sorties, mais elles étaient toujours ramenées avec perte. Il n'avait d'autre ressource que de tirer sur la ville à boulets rouges afin d'allumer des incendies et d'obtenir de la sorte quelque répit, mais il n'était que temps pour lui et pour la petite garnison française de recevoir des secours.
Le 21 avril le général Chabran arriva le premier de Brescia avec 1200 hommes de renfort[204]; il passa sur le ventre à un corps nombreux de paysans, mais ne put opérer sa jonction avec Balland. Le 23 on apprenait la signature des préliminaires de Leoben et le général autrichien Laudon suspendait sa marche. Kilmaine, au contraire, précipitait la sienne[205]. Il arrivait avec la garnison de Mantoue. Celle de Bologne était annoncée. Victor accourait de Padoue avec une petite armée de 6.000 hommes. Les Véronais n'avaient plus qu'à se soumettre. Le chef des Esclavons, le général Fioraventi, voulut prévenir l'attaque des Français, mais il fut battu à Croce-Bianca et obligé de se rendre. Un nouveau combat, à Pescentina, nous permit enfin d'entrer dans la cité rebelle. Kilmaine la livra au pillage, fusilla les chefs de l'insurrection, et lança sur les routes sa cavalerie pour désarmer les paysans et sabrer ceux qui résisteraient. L'ordre fut donc rétabli, mais près de 400 Français avaient succombé dans cet affreux massacre resté célèbre dans l'histoire sous le nom de Pâques Véronaises. Ce fut comme une manifestation spontanée de ressentiments dévorés en silence. On eût dit que la haine populaire, plus clairvoyante que la politique des hommes d'État, semblait avoir deviné qu'au moment même Bonaparte abandonnait à l'Autriche les dépouilles de Venise.
Certes nous ne chercherons pas à justifier un acte aussi odieux que les Pâques Véronaises. Les Vénitiens méritaient une punition exemplaire: mais l'histoire est si souvent faite de mensonges et de conventions que les erreurs s'accréditent, et qu'il devient difficile de les faire disparaître. Ainsi n'avons-nous pas lu et sans doute ne lirons-nous pas encore que ce fut pour se venger des Pâques Véronaises que Bonaparte abandonna Venise à l'Autriche? Un simple rapprochement de dates suffira pour démontrer que Venise était déjà sacrifiée. Les préliminaires de Leoben furent signés le 18 avril, et les plénipotentiaires en discutaient les conditions depuis le 7 avril, jour où fut signé l'armistice de Judenbourg. Quant aux Pâques Véronaises elles commencèrent le lundi 17 avril, à quatre heures de l'après-midi. Bonaparte ne pouvait évidemment deviner ce qui se passait à cent cinquante lieues derrière lui: ce n'est que plus tard, et pour se justifier, qu'il affecta de représenter la cession de Venise comme une vengeance du massacre de Vérone, et la postérité a eu le tort d'accepter, sans même le discuter, ce jugement erroné.
Aussi bien un acte plus odieux encore[206] allait fournir à Bonaparte de nouveaux griefs également sérieux. Le 29 avril, un lougre français de huit canons, monté par trente-quatre hommes d'équipage, et commandé par le capitaine Laugier, poursuivi dans le golfe de Venise par des frégates autrichiennes, s'était engagé dans la passe du Lido afin de trouver un refuge dans le port. Or d'antiques règlements défendaient l'entrée du port à tout navire belligérant. Le capitaine Laugier reçut l'ordre d'appareiller. Il allait obéir, lorsque les forts vénitiens le criblèrent de boulets. Il fut tué avec quelques-uns de ses matelots, et les autres furent faits prisonniers et laissés toute la nuit sans vêtements sur le pont du navire[207]. Les Vénitiens ont prétendu plus tard que le lougre de Laugier était un corsaire, qu'il avait attaqué le premier les navires vénitiens ancrés dans le port, et qu'on n'avait fait qu'user de représailles à son endroit, mais est-il probable qu'un navire, déjà poursuivi par des forces supérieures, ait cherché à attaquer d'autres navires, défendus par des fortifications? Laugier demandait simplement un refuge, et il fut assassiné comme l'étaient au même moment ses compatriotes dans les rues de Vérone. Ce déplorable événement allait singulièrement aggraver les dangers de la République Vénitienne.
Les patriciens, surpris par la rapidité et par l'imprévu des événements, n'avaient encore pris aucune résolution: ils attendaient sans doute, pour se décider, l'issue des combats livrés dans Vérone. Ils apprirent en même temps et la défaite des insurgés et la signature des préliminaires de Leoben. Il fallait à tout prix désarmer Bonaparte! Le Doge commença, et ce désaveu[208] était une première punition, par protester de la pureté de ses intentions au sujet des Pâques Véronaises; puis il envoya un exprès aux deux députés qui n'avaient pas encore rejoint le quartier général, et leur donna pleins pouvoirs pour accorder toutes les satisfactions qu'on leur demanderait.
Bonaparte ne l'a jamais écrit dans sa Correspondance, mais il est probable qu'il reçut avec grand plaisir la nouvelle des Pâques Véronaises et de l'assassinat de Laugier. Il avait absolument besoin de prétextes plausibles pour justifier les préliminaires de Leoben, et cette double violation du droit des gens arrivait à point pour justifier les représailles.
Dès le 22 avril[209], avant qu'il eut appris les événements de Vérone et de Venise, il écrivait au Directoire: «Peut-être serait-il bon de déclarer la guerre aux Vénitiens. Par là l'Empereur serait à même d'entrer en possession de la terre ferme de Venise, et nous de réunir à la république milanaise Bologne, Ferrare et la Romagne. Si l'on veut continuer la guerre, je crois qu'il faut encore commencer dans cet entr'acte par déclarer la guerre à la République de Venise, remuer toute la terre ferme et donner le pouvoir au parti contraire à celui de l'aristocratie.» À peine eut-il reçu les dépêches relatives au double massacre que, sans même attendre la réponse du Directoire, il se prépara à envahir le territoire vénitien, et à jeter lui-même par terre le gouvernement dont il avait conspiré la perte. «Il faut avant tout, écrivait-il encore au Directoire[210], prendre un parti pour Venise... Je sais que le seul parti qu'on puisse prendre est de détruire ce gouvernement atroce et sanguinaire.»
Pendant ce temps, les envoyés de Venise, Dona et Giustiniani, avaient rejoint Bonaparte à Gratz, et avaient eu avec lui une première entrevue (26 avril)[211]. Personne encore ne connaissait l'affaire Laugier. Le général en chef reçut les députés avec courtoisie, mais leur déclara net et clair qu'il ne se contenterait pas de satisfactions illusoires. «J'ai quatre-vingt mille hommes et vingt barques canonnières, leur dit-il. Je ne veux plus d'inquisition, plus de Sénat, je serai un Attila pour Venise. Quand j'avais en tête le prince Charles, j'ai offert à M. Pesaro l'alliance de la France, je lui ai offert notre médiation pour faire rentrer dans l'ordre les villes insurgées. Il a refusé, parce qu'il lui fallait un prétexte pour tenir la population sous les armes, afin de me couper la retraite, si j'en avais eu besoin; maintenant, si vous réclamez ce que je vous avais offert, je le refuse à mon tour. Je ne veux plus d'alliance avec vous, je ne veux plus de vos projets, je veux vous donner la loi.» Les deux commissaires ne purent qu'opposer de vaines protestations à cette mise en demeure. Aussi bien ils avaient entendu dire tout le long de la route que Venise était sacrifiée et son territoire partagé. À l'angoisse patriotique qui les étreignait se joignait la difficulté de négocier avec un général irrité, et qui visiblement avait déjà son parti pris à l'avance. Ils luttèrent pourtant avec une obstination qui les honore, et obtinrent que les négociations continueraient.
Ce fut alors qu'on apprit à la fois la bataille de Vérone et l'assassinat de Laugier. Effrayés par la responsabilité qui les écrasait, Dona et Giustiniani sollicitèrent une nouvelle entrevue par une lettre humble et suppliante où ils se mettaient à la merci de ce vainqueur sans combat: «Si des circonstances[212] impossibles à prévoir ont amené des événements pour lesquels la République Française se croie en droit d'exiger des réparations; si, au terme des plus glorieux succès militaires, elle jugeait que le gouvernement vénitien eût quelque chose à faire pour compléter le nouveau système d'équilibre politique, que la France jugera à propos de donner à l'Europe, nous supplions Votre Excellence de s'expliquer. La France, au point de grandeur où elle est parvenue, objet de l'admiration universelle, trouvera certainement plus de gloire dans les efforts volontaires que la République vénitienne s'empressera de faire que dans une conduite hostile contre un gouvernement qui se reconnaît sans défense.» La réponse de Bonaparte fut dure, impitoyable. Elle sonnait le glas de la République[213]. La voici: «Je n'ai lu qu'avec indignation la lettre que vous m'avez écrite relativement à l'assassinat de Laugier. Vous avez aggravé l'atrocité de cet événement, sans exemple dans les annales des nations modernes, par le tissu de mensonges que votre gouvernement a fabriqués pour chercher à se justifier. Je ne puis pas, Messieurs, vous recevoir. Vous et votre Sénat êtes dégouttants du sang français. Quand vous aurez fait remettre en mes mains l'amiral qui a donné l'ordre de faire feu, le commandant de la tour et les inquisiteurs qui dirigent la police de Venise, j'écouterai vos justifications. Vous voudrez bien évacuer dans le plus court délai le continent de l'Italie. Cependant, si le nouveau courrier que vous venez de recevoir était relatif à l'événement de Laugier, vous pourriez vous présenter chez nous.» Désespérés, Dona et Giustiniani voulurent tenter cette dernière chance de réconciliation. Ils se rendirent auprès du général à Palmanova, et le supplièrent de ne pas traiter la République Vénitienne, cette amie séculaire de la France, plus durement que «les ennemis[214] auxquels il accordait la paix, les peuples conquis à qui il donnait la liberté, les neutres dont il acceptait l'alliance». Le général se contenta de leur répéter froidement les termes de sa lettre, et comme les infortunés, poussés au désespoir, recoururent au pire des moyens, et essayèrent de le corrompre: «Non, non, leur répondit-il avec violence, quand vous couvririez cette plage d'or, tous vos trésors, tout l'or du Pérou ne peuvent payer le sang français.» Venise était décidément condamnée. Il ne restait plus qu'à exécuter la condamnation.
IV
Bonaparte, à la première nouvelle de ces attentats qui venaient si à propos donner à son crime de lèse-nation une apparence de légalité, avait écrit à Lallement pour lui intimer l'ordre de quitter Venise. Sa lettre était même conçue en termes tellement vifs qu'elle semblait rendre impossible tout arrangement ultérieur. Et, en effet, sa résolution était bien prise de réduire Venise à la dernière extrémité, pour la livrer plus facilement à l'Autriche et obtenir ainsi, aux dépens de cette ville infortunée, la paix dont il avait besoin. «Le sang français a coulé dans Venise, écrivait-il[215], et vous y êtes encore! Attendez-vous donc qu'on vous en chasse? Les Français ne peuvent plus se promener dans les rues, ils sont accablés d'injures et de mauvais traitements, et vous restez simple spectateur! Depuis que l'armée est en Allemagne, on a, en terre ferme, assassiné plus de quatre cents Français, on a assiégé la forteresse de Vérone qui n'a été dégagée qu'après un combat sanglant, et, malgré tout cela, vous restez à Venise!... Faites une note concise et digne de la grandeur de la nation que vous représentez et des outrages qu'elle a reçus; après quoi partez de Venise et venez me joindre à Mantoue.» Il écrivait en même temps à Augereau[216] de prendre le commandement en chef à Vérone, et de punir sévèrement les principaux instigateurs de la révolte. La division Victor prenait position sur l'Adige, Masséna occupait Padoue, Bernadotte Udine, Serrurier Sacile, Joubert Vicence et Bassano. Tous les navires français qui croisaient dans l'Adriatique recevaient l'ordre de se rapprocher de Venise. L'armée française en un mot s'ébranlait tout entière contre Venise, et, dès le premier jour, la résistance nationale se trouvait paralysée.
Dès le 2 mai, Bonaparte avait lancé contre Venise un manifeste[217] qui équivalait à une déclaration de guerre. Dix-sept griefs y étaient énumérés, les uns sans gravité, les autres, malheureusement pour Venise, très sérieux. Il informait en même temps le Directoire[218] de la résolution qu'il venait de prendre et terminait par ces mots significatifs: «Tant d'outrages, tant d'assassinats ne resteront pas impunis; mais c'est à vous surtout et au corps législatif qu'il appartient de venger le nom français d'une manière éclatante. Après une trahison aussi horrible, je ne vois plus d'autre parti que celui d'effacer le nom vénitien de dessus la surface du globe. Il faut le sang de tous les nobles vénitiens pour apaiser les mânes des Français qu'ils ont fait égorger... Dès l'instant où je serai arrivé à Trévise, j'empêcherai qu'aucun Vénitien ne vienne en terre ferme, et je ferai travailler à des radeaux, afin de pouvoir forcer les lagunes et chasser de Venise même ces nobles, nos ennemis irréconciliables et les plus vils de tous les hommes... L'évêque de Vérone a prêché, la semaine sainte et le jour de Pâques, que c'était une chose méritoire et agréable à Dieu que de tuer les Français. Si je l'attrape, je le punirai exemplairement.»
Ce furent les ouailles de l'évêque de Vérone qui ressentirent les premiers effets de la colère de Bonaparte[219]. Augereau avait été chargé de les punir. La punition fut terrible. Les Véronais durent payer une contribution de 12.000 sequins pour la dépense de l'armée, et une contribution de 50.000 sequins à distribuer entre les soldats et officiers qui avaient pris part au siège et à la délivrance de la ville. Le séquestre était mis sur les objets déposés au mont de piété, sauf ceux d'une valeur moindre de 50 francs qu'on restituerait au peuple. Confiscation de tous les chevaux de voiture et de selle. Réquisition de cuir pour 40.000 paires de souliers et 2.000 paires de bottes; de draps pour 12.000 culottes, 12.000 vestes, 4.000 habits; de toiles pour 12.000 chemises et 12.000 guêtres; 12.000 chapeaux et 12.000 paires de bas. Confiscation de l'argenterie des églises et des autres établissements publics. Arrestation de cinquante Véronais compromis. Ils seront envoyés garrottés à Toulon et de là transférés à la Guyane. S'il se trouve des nobles parmi eux, on les fusillera. Les biens des condamnés seront confisqués. Désarmement de tous les Véronais. Confiscation des «tableaux, collections de plantes, de coquillages, etc., appartenant soit à la ville, soit aux particuliers». Ces ordres impitoyables furent exécutés. Ils furent même dépassés. Un commissaire des guerres, Bouquet, et un colonel, Landrieux, se signalèrent si bien par leurs exactions qu'Augereau se vit obligé de flétrir leur conduite et de provoquer une enquête. Certes les Véronais payaient bien cher la faute qu'ils avaient commise de recourir à l'assassinat pour recouvrer leur indépendance.
Restait Venise, et Venise, derrière ses lagunes, faisait encore figure honorable. Venise est en effet dans une position militaire incomparable. Bâtie sur soixante et dix îles, reliées entre elles par quarante-cinq ponts, protégée du côté du continent par un impraticable marais défendu par le fort Malghera, du côté de la mer par d'étroits bourrelets de sable défendus par les forts San Pietro, Alberoni, Malamocco, et Lido, elle présentait des obstacles presque invincibles, même au général qui venait d'humilier l'Autriche. Bien que Bonaparte affectât le dédain[220] le plus profond et feignît même de ne pas croire à la possibilité de la résistance, au fond du cœur il n'était pas tellement rassuré. Venise avait déjà vu plusieurs fois l'ennemi à ses portes, et avait victorieusement repoussé toutes les attaques. Ne pouvait-elle pas encore, dans l'excès de son désespoir, essayer la résistance? Quelques vaisseaux de ligne, 38 frégates ou galères, 168 chaloupes canonnières, 750 canons, 8.500 matelots et canonniers, 3.500 Italiens et 11.000 Esclavons comme garnison, des vivres pour huit mois, des munitions considérables, certes la résistance pouvait se prolonger, car nous n'étions pas maîtres de la mer, et nous ne pouvions marcher dans les lagunes que la sonde à la main, exposés au feu d'innombrables batteries. L'Autriche enfin n'avait pas dit son dernier mot. Si elle rejetait les préliminaires et nous attaquait avant que Venise eût capitulé, nous étions pris entre deux feux. Les Vénitiens, par malheur pour eux, n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Ils avaient perdu tout ressort, toute énergie. En face de l'ennemi, ils auraient dû n'avoir qu'une pensée, lui tenir tête; mais ils étaient divisés. La noblesse et le peuple faisaient, il est vrai, cause commune, mais la noblesse, pour ne pas avoir à compter plus tard avec le peuple, n'osait le pousser à de viriles résolutions. La bourgeoisie se réjouissait de l'approche des Français, mais ne laissait pas éclater sa joie, par crainte d'un massacre. Les Esclavons enfin, mercenaires à moitié barbares, n'attendaient qu'une occasion pour se livrer au pillage. Aussi n'envisageait-on qu'avec terreur l'éventualité d'un siège. Une pensée égoïste se mêlait encore à ces préoccupations. Les uns craignaient le ravage de leurs propriétés de terre ferme, les autres la suppression des emplois ou des pensions dont ils vivaient, tous les horreurs du sac et du pillage. La démoralisation la plus complète régnait dans les esprits. On ne songea bientôt plus qu'à désarmer à tout prix un vainqueur justement irrité.
Le 30 avril, lorsqu'on reçut le rapport de Dona et de Giustiniani, annonçant pour la première fois la résolution prise par Bonaparte de modifier la forme du gouvernement, le doge convoqua dans ses appartements privés quarante-trois des plus hauts fonctionnaires de la République et demanda leur avis. Daniel Delfino, ancien ambassadeur à Paris, prit le premier le parole, et proposa de s'adresser au banquier Haller qui consentirait sans doute à servir d'intermédiaire, et apaiserait la colère du général; mais le procurateur Capello se moqua de cet expédient qu'il trouvait puéril, et la proposition fut abandonnée. Le procurateur Pesaro demanda alors qu'on se défendît. À ce moment même fut apportée une dépêche du commandant de la flottille demandant l'autorisation de détruire les ouvrages que commençaient les Français. Pesaro, Priuli, Erizzo appuyèrent sa demande, mais Capello fit remarquer qu'on ne connaissait pas encore les préliminaires de Leoben et qu'il était peut-être dangereux de renoncer brusquement au système de neutralité. L'assemblée se sépara, après avoir pris la résolution de convoquer le Grand Conseil. «C'en est fait de ma patrie, s'écria Pesaro les larmes aux yeux; je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une patrie partout: Il faut aller en Suisse.»
Le Grand Conseil se rassembla le 1er mai. Six cent dix-neuf patriciens prirent part à cette délibération suprême[221]. Le doge leur fit, d'une voix entrecoupée par les sanglots, l'exposé de la situation, et leur demanda de donner pleins pouvoirs à deux députés pour adopter, de concert avec le général Bonaparte, quelques modifications dans la forme du gouvernement. Cinq cent quatre-vingt-dix-huit patriciens acceptèrent cette proposition. C'était son abdication, c'était la chute de la République que venait ainsi de décider cette assemblée, composée en partie de vieillards énervés par la consternation générale.
Bonaparte ne tenait nullement à commencer contre Venise des hostilités réelles, car il appréciait la difficulté d'emporter les lagunes et redoutait toujours une intervention de l'Autriche; mais il reçut très mal les deux commissaires qui le rejoignirent à Malghera[222], et leur déclara qu'il ne traiterait qu'après qu'on lui aurait livré les trois inquisiteurs d'État et le commandant du Lido. Il se laissa pourtant arracher une suspension d'armes de six jours. Il espérait en effet que la terreur des Vénitiens grandirait et qu'ils subiraient toutes ses exigences[223]. En effet il n'y avait plus moyen de résister aux injonctions de Bonaparte, car le péril devenait grave. La bourgeoisie conspirait au grand jour, le peuple s'agitait, et les Esclavons menaçaient de tout piller. Le bruit se répandait même que tous les patriciens allaient être massacrés, s'ils ne se décidaient à changer la forme du gouvernement.
Le 4 mai, le Grand Conseil s'assembla de nouveau. À la majorité de sept cent quatre voix contre douze, la proposition du doge fut acceptée. Elle portait que les commissaires étaient autorisés à stipuler des changements dans la constitution de l'État. En outre, une procédure était commencée contre les inquisiteurs d'État et le commandant du Lido. Donat et Giustiniani partirent aussitôt pour informer Bonaparte de cette nouvelle concession.
Avant qu'ils l'eussent rejoint à Milan, Venise était bouleversée par une révolution intérieure[224]. L'arrestation des inquisiteurs d'État avait désorganisé la police vénitienne, la bourgeoisie devenait menaçante, les Esclavons faisaient craindre les plus horribles excès, et le peuple, excité sous main par les patriciens, n'attendait qu'un signal pour se jeter contre les bourgeois. Aussi la terreur était-elle à son comble. Le secrétaire de la légation française à Venise, un ardent patriote nommé Villetard[225], crut l'occasion favorable pour signaler son zèle. Il s'empara de la direction des affaires et persuada les partis en présence que le seul moyen de prévenir la Guerre civile était d'aller au-devant des vœux de Bonaparte, en opérant une révolution pacifique. Il rédigea même ou fit rédiger une sorte d'ultimatum[226] qui devait être présenté au grand Conseil. Cet ultimatum était divisé en deux parties, la première relative «aux mesures à prendre sur-le-champ» et la seconde «aux mesures à préparer aujourd'hui pour les exécuter demain». Il fallait en premier lieu arrêter Antraigues, le chargé d'affaires de Louis XVIII, et saisir ses papiers, élargir tous les détenus pour cause politique, ouvrir les prisons et spécialement les plombs, abolir la peine de mort, licencier les Esclavons et constituer une garde nationale. On réclamait ensuite la nomination d'une municipalité provisoire de vingt-quatre membres, un gouvernement démocratique, la destruction des insignes de l'ancien régime, une amnistie, et l'introduction des Français à Venise. Le doge et ses conseillers venaient de lire ce document étrange, et étaient encore sous le coup de l'étonnement, quand ils reçurent un rapport de Nicolas Morosini, chargé de veiller à la sécurité publique dans Venise, qui déclinait toute responsabilité et annonçait l'imminence de la guerre civile. Le doge et les vieillards qui l'entouraient perdirent la tête, et convoquèrent pour la troisième fois le Grand Conseil, afin de prendre une détermination suprême. Cinq cent trente-sept personnes assistèrent à l'assemblée. Le doge parla avec éloquence de la situation. Au moment où la délibération s'engageait, des coups de fusil se firent entendre. C'étaient, dirent les uns, des gens affidés qui voulaient jeter l'épouvante dans le Grand Conseil; c'étaient, prétendaient les autres, les Esclavons qu'on licenciait[227], et qui déchargeaient leurs armes avant de les remettre. Les patriciens s'imaginèrent qu'ils allaient être tous massacrés, et, en toute hâte, à la majorité de cinq cent douze suffrages contre douze et cinq voix nulles, prononcèrent la déchéance de l'aristocratie: «Aujourd'hui, pour le salut de la religion et de tous les citoyens, dans l'espérance que leurs intérêts seront garantis, et avec eux ceux de la classe patricienne et de tous les individus qui participaient aux privilèges concédés par la République; enfin pour la sûreté du trésor et de la banque: le Grand Conseil, d'après le rapport de ses députés, adopte le système qui lui a été proposé, d'un gouvernement représentatif provisoire, en tant qu'il se trouve d'accord avec les vues du général en chef, et, comme il importe qu'il n'y ait point d'interruption dans les soins qu'exige la sûreté publique, les diverses autorités demeurent chargées d'y veiller.» Le gouvernement se suicidait: mieux aurait valu succomber sous les coups de l'ennemi!
À la nouvelle de cette résolution extraordinaire, une réaction se produisit parmi le peuple en faveur de l'ancien gouvernement. On sentait d'instinct que, malgré tous ses défauts, ce gouvernement représentait la patrie et l'indépendance vis-à-vis de l'étranger. La guerre civile éclata. On pilla les maisons de quelques-uns de ceux qui passaient pour avoir pris la plus grande part à cette révolution. Le pillage s'étendit jusqu'aux magasins. Quelques bourgeois furent même égorgés. Villetard se crut menacé et chercha un refuge chez le ministre d'Espagne. Mais l'ordre se rétablit bientôt. Une municipalité provisoire de soixante membres fut créée, et son premier acte fut de prescrire l'envoi de la flotte vénitienne pour aller au-devant des Français et les introduire à Venise. Une division de 4.000 hommes, commandés par Baraguey d'Hilliers, prit possession de la ville au milieu d'un morne silence. C'était le 16 mai 1797, le dernier jour de l'indépendance vénitienne.
Le même jour, Bonaparte signait à Milan[228] avec les représentants vénitiens, Donat, Giustiniani et Mocenigo, un traité de paix et d'alliance avec la nouvelle République. Il y était stipulé que «le Grand Conseil de Venise, ayant à cœur le bien de sa patrie et le bonheur de ses concitoyens, et voulant que les haines qui ont eu lieu contre les Français ne puissent plus se renouveler, renonce à ses droits de souveraineté, ordonne l'abdication de l'aristocratie héréditaire et reconnaît la souveraineté de l'État dans la réunion de tous les citoyens, sous la condition cependant que le gouvernement garantisse la dette publique nationale, l'entretien des pauvres gentilshommes qui ne possèdent aucun bien fonds, et les pensions viagères accordées sous le titre de provisions». Cinq articles secrets, annexés au traité de Milan, portaient que les deux Républiques, française et vénitienne, s'entendraient pour l'échange de divers territoires, que Venise paierait une contribution de trois millions en numéraire, trois millions en chanvres, cordages et agrès, fournirait trois vaisseaux de ligne et deux frégates et céderait vingt tableaux et cinq cents manuscrits.
Le même jour, 16 mai, le Directoire renvoyait de Paris l'ambassadeur Querini, et déclarait la guerre à Venise, en sorte qu'à la même heure un gouvernement s'effondrait, un traité de paix et d'alliance était signé avec ce même gouvernement, et la guerre lui était officiellement déclarée, tant il y avait d'incohérence dans la direction des affaires, tant les chefs des deux Républiques agissaient sans plan convenu et au hasard des événements, tant Bonaparte était l'unique maître de la situation et se servait de sa toute-puissance pour décider, au gré de ses caprices, ou plutôt au mieux de ses intérêts, des destinées d'une République quatorze fois séculaire!
Ainsi tomba sans efforts le gouvernement aristocratique, mais rien ne semblait menacer l'autonomie de Venise. Elle avait changé de constitution sous la pression des baïonnettes françaises, mais enfin elle existait encore. Elle espérait même reprendre sous notre protection une vie nouvelle, d'autant plus qu'on lui avait fait espérer l'annexion de Bologne, de Ferrare et de la Romagne. Puisque le traité de Milan laissait subsister le nom et le souvenir de cette noble République, le peuple vénitien ne pouvait-il pas se retremper dans des institutions nouvelles, et rester uni à l'Italie? Telles furent les espérances dont se berçaient les patriotes vénitiens. Leurs illusions furent de courte durée, Bonaparte avait déjà dans son esprit résolu la ruine et le partage de l'État qu'il venait de fonder.
V
La République démocratique de Venise avait été constituée par le traité de Milan le 16 mai 1797. Le 26 du même mois, Bonaparte écrivait à la municipalité qui venait d'être nommée à Venise[229]: «Dans toutes les circonstances, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous donner des preuves du désir que j'ai de voir se consolider votre liberté, et de voir la misérable Italie se placer enfin avec gloire, libre et indépendante des étrangers, sur la scène du monde, et reprendre, parmi les grandes nations, le rang auquel l'appellent sa nature, sa position et le destin.» Le lendemain 27[230], à une heure du matin, ces chiffres ont leur éloquence, il annonçait au Directoire qu'il avait proposé à l'Autriche de lui donner Venise à titre d'indemnité, et il ajoutait cet incroyable commentaire: «Approuvez-vous notre système pour l'Italie? Venise qui va en décadence depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance et la naissance de Trieste et d'Ancône, peut difficilement survivre aux coups que nous venons de lui porter. Population inerte, lâche et nullement faite pour la liberté; sans terres, sans eaux; il paraît naturel qu'elle soit donnée à ceux à qui nous donnons le continent. Nous prendrons tous les vaisseaux, nous dépouillerons l'arsenal, nous enlèverons tous les canons, nous détruirons la banque, nous garderons Corfou pour nous... On dira que l'Empereur va devenir puissance maritime? Il lui faudra bien des années, il dépensera beaucoup d'argent et ne sera jamais que de troisième ordre; il aura effectivement diminué sa puissance.» Ainsi donc, au moment même où Bonaparte adressait aux Vénitiens des paroles si flatteuses, il trafiquait d'eux! Sans qu'ils lui eussent donné le moindre sujet de plainte, il les vendait à des étrangers! Sans qu'il eut cédé à la moindre pression du côté des Autrichiens, il leur livrait de lui-même la République créée par lui, garantie par un traité signé de lui, et à laquelle il envoyait constamment des assurances de sa protection! Rien ne justifiait cette déloyauté ou plutôt cette trahison. La Pologne venait d'être partagée, mais au moins la France n'avait pas trempé dans cette infamie. Nous allions donner une seconde édition du partage de la Pologne, et aux dépens d'un État dont le seul tort était d'avoir cru aux promesses de la France! Hélas! nous ne les connaissons que trop les déplorables conséquences de ces honteux maquignonnages de peuples. La force dorénavant primera le droit, et, si la malheureuse Alsace, si l'infortunée Lorraine se débattent en ce moment sous la main de leurs oppresseurs, n'est-ce pas une punition rétrospective, et n'expions-nous pas en ce moment le fatal aveuglement de nos pères!
Il est vrai que le Directoire n'accepta pas du jour au lendemain ce honteux marché. Il n'était jamais entré dans ses desseins de rayer Venise du nombre des nations libres, surtout au profit de l'Autriche. Exploiter la terreur et la faiblesse des patriciens, vivre à leurs dépens, rançonner Venise en un mot, rien de mieux; mais détruire Venise, il n'y avait même pas songé. En janvier 1797, lorsqu'il avait envoyé Clarke à Vienne présenter un projet de traité préparé par Bonaparte et approuvé par eux, le nom de Venise n'y était même pas prononcé. Il y était sans doute question de compensations territoriales, mais à prendre en Allemagne et nullement en Italie. Les préliminaires de Leoben avaient brusquement modifié la situation, puisqu'ils n'avaient été signés qu'à la condition expresse de donner à l'Autriche, aux dépens de Venise, les compensations qu'elle réclamait; mais enfin l'indépendance de Venise était maintenue, et le Directoire ne songeait pas à l'anéantir; voici que brusquement Bonaparte lui proposait d'en finir avec ce gouvernement vermoulu et cette république usée! Voici qu'il présentait la chute et le partage de Venise comme une nécessité qui s'imposait, et sans doute qu'il agissait déjà, suivant sa méthode habituelle, comme si Venise était condamnée[231]!
Le Directoire se trouvait fort embarrassé. La désinvolture et le sans-gêne de son plénipotentiaire n'étaient pas sans lui porter ombrage. D'ailleurs un des Directeurs était personnellement intéressé au maintien de la République Vénitienne. L'ambassadeur de Venise à Paris, Alvise Querini[232], n'avait pas oublié que la corruption avait été érigée par son gouvernement en système politique. Il résolut d'acheter celui des Directeurs dont la conscience passait pour être la plus accommodante. Toujours prudent, il ne le désigne jamais, dans ses dépêches, que par son titre, mais l'hésitation n'est pas permise. C'est de Barras qu'il s'agit. Barras était loin d'être incorruptible, et les personnes qui servirent d'intermédiaires à la négociation étaient ses amis particuliers, entre autres son secrétaire Bottot. Querini s'adressa donc à Barras et le supplia de sauver Venise. Barras ne prit aucun engagement, mais laissa sans doute entrevoir que, si Venise y mettait le prix, il lui vendrait ses services, car Querini s'empressa de rédiger une dépêche pour avertir les patriciens[233]. Il alla même jusqu'à parler de six à sept millions qui seraient le prix du marché. Avant que la réponse à cette ouverture fût arrivée à Paris, un confident de Barras, sans doute son secrétaire Bottot, venait trouver l'ambassadeur et lui mettait le marché en main. Il lui apprit que deux des cinq directeurs étaient hostiles et deux favorables à Venise, que tout dépendait par conséquent du cinquième et que ce cinquième offrait de se prononcer pour Venise[234], à condition de recevoir pour lui directement 600.000 livres tournois et pour ses amis encore 100,000 livres. Querini accepta, mais à condition que Brescia, Bergame et les autres cités rebelles seraient réduites à l'obéissance et les patriciens réintégrés dans tous leurs droits. Bottot revint le jour même et annonça que l'affaire était conclue. Tutto era accordato.
À Venise, le marché fut ratifié. On fit même une traite de 700.000 francs sur la banque génoise de Pallavicini[235], mais à condition que «toutes les villes de terre ferme, actuellement révolutionnées et occupées par les troupes françaises, ressentiront l'effet des promesses que vous avez reçues de la part de ceux qui les ont consenties». Tout à coup arrive la nouvelle des préliminaires de Leoben, de la déclaration de guerre et bientôt de la chute du gouvernement aristocratique. Querini tombait avec ce gouvernement. Le 22 mai, il recevait l'ordre de quitter Paris; au moins avait-il la satisfaction d'apprendre que les lettres de change qu'il avait souscrites étaient annulées. Pour achever l'histoire de cette honteuse transaction, rappelons ici que Barras eut l'audace de présenter au banquier Pallavicini les traites échues en juillet. Elles furent naturellement protestées par Querini. Barras en conçut un tel ressentiment qu'il fit arrêter et jeter en prison, à Milan, l'ancien ambassadeur. Le 11 février 1799, après une longue détention préventive, Querini était interrogé par le colonel Pascalis et lui avouait qu'il avait confié tous ses papiers au ministre du duc de Toscane. On fut obligé de le relâcher. La concussion n'en est pas moins nettement établie, et le rôle de Barras est doublement honteux, puisqu'il vendait son vote et poursuivait comme un criminel d'État le fonctionnaire vénitien, qui n'avait commis d'autre crime que de ne pouvoir achever la transaction qu'il avait proposée.
Aussi bien ce n'était pas seulement au sein du Directoire que Venise trouvait des amis et des protecteurs. L'opinion publique commençait à s'émouvoir. Quelques journalistes avaient déjà protesté contre le partage projeté. Quelques militaires avaient fait remarquer le danger auquel on s'exposait en donnant à l'Autriche, au lieu du Milanais, province isolée, et qu'il était facile d'attaquer, un territoire continu et de meilleures frontières. Un membre du conseil des Cinq Cents, Dumolard, se fit l'interprète de ces répulsions et de ces craintes. Il monta à la tribune pour demander des explications (23 juin 1797).
«L'honneur et le devoir du Corps Législatif, dit-il, l'intérêt même de nos armées ordonnent de rompre un trop long silence sur des événements qui frappent toute l'Europe, et qui ne sont ignorés que dans cette enceinte. Je viens parler de l'Italie. Le manifeste du général Bonaparte contre l'état de Venise a retenti dans toute l'Europe: il vous a été transmis officiellement par le Directoire le 27 floréal dernier. Vous frémîtes alors d'une juste indignation contre les attentats dont nos soldats furent les victimes. Quelques écrivains ont pu élever des doutes sur la vérité des faits allégués dans ce manifeste. Le Corps Législatif a dû croire à un manifeste garanti par la puissance exécutive. Le moment n'est pas arrivé de discuter si on devait déclarer la guerre. Vous ne pouviez la faire sans l'initiative du Directoire qui, lui-même, ne pouvait prendre des mesures hostiles sans vous en instruire sur-le-champ. La renommée a publié dans toute l'Europe la révolution de Venise; nos troupes y sont entrées, sa marine est en notre pouvoir, le plus ancien gouvernement de l'Europe n'est plus, il reparaît sous des formes démocratiques... C'est à vous à examiner si le Directoire n'a pas violé la constitution; si, en termes déguisés, il n'a pas fait de son chef la guerre, la paix, et peut-être des traités dont il ne vous a donné aucune connaissance... Nous ne sommes plus à ces temps désastreux où Clootz et sa secte des illuminés voulaient planter l'arbre de la liberté républicaine dans tout le globe. Nous voulons jouir de notre liberté en respectant les autres gouvernements.» L'orateur concluait en demandant des éclaircissements au Directoire. Aussitôt s'engagea une vive discussion. Bailleul qualifia le discours de son collègue de tissu d'absurdités, et demanda l'ordre du jour. Guillemardet s'étonna de ce qu'on se plaignit au conseil des Cinq Cents d'une révolution démocratique et des justes représailles infligées à des ennemis. Mais Garaud-Coulon, Doulcet et Boisy demandèrent et obtinrent l'impression du discours de Dumolard, et Thibaudeau proposa de nommer une commission chargée d'étudier les événements de Venise. Cette proposition fut adoptée à une forte majorité: ce qui indiquait non pas précisément un parti pris, mais une défiance prononcée à l'égard des projets de Bonaparte.
La séance du 5 messidor eut un grand retentissement à Paris, et plus encore en Italie. Tous les républicains honnêtes et consciencieux s'associèrent au noble langage de Dumolard. Les Vénitiens se crurent sauvés, mais ils avaient compté sans les irrésolutions du Directoire, et surtout sans la colère de Bonaparte. Ce dernier exhala son dépit ou plutôt sa fureur dans une lettre[236] célèbre. «Je reçois à l'instant, citoyen Directeur, la motion d'ordre de Dumolard... J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix et donné le dernier coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes civiques, au moins à vivre tranquille, et à la protection des premiers magistrats de la République; aujourd'hui je me vois dénoncé, persécuté, décrié par tous les moyens, bien que ma réputation appartienne à la patrie. J'aurais été indifférent à tout; mais je ne puis pas l'être à cette espèce d'opprobre dont cherchent à me couvrir les premiers magistrats de la République... J'ai le droit de me plaindre de l'avilissement dans lequel ils traînent ceux qui ont agrandi, après tout, la gloire du nom français. Je vous réitère, citoyen Directeur, la demande que je vous ai faite de m'accorder ma démission. J'ai besoin de vivre tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre. Vous m'aviez chargé des négociations, j'y suis peu propre.» Le même jour il rédigeait une note[237] sur les événements de Venise, dans laquelle il cherchait à démontrer que les Vénitiens avaient exaspéré la patience française, et s'étaient donné les torts de l'agression; puis brusquement et comme emporté par la violence de son ressentiment, il coupait court aux explications, et terminait par cette foudroyante apostrophe: «Mais je vous prédis, et je parle au nom de 80.000 soldats, ce temps où de lâches avocats et de misérables bavards faisaient guillotiner les soldats est passé; et, si vous y obligez, les soldats d'Italie viendront à la barrière de Clichy avec leur général, mais malheur à vous!»
À ces menaces qu'on ne prenait même plus la peine de déguiser, le Directoire, s'il avait eu de l'énergie, aurait dû répondre par une destitution, mais Bonaparte n'était déjà plus de ceux qui exécutent sans discussion les ordres qu'on leur donne, et, comme il avait soin de le faire remarquer, le temps était passé où les avocats faisaient la loi aux généraux. Les Directeurs feignirent de ne pas avoir compris la menace et de ne pas avoir reçu l'offre de la démission. Les négociations continuèrent, et Bonaparte resta le maître.
Pendant que se discutaient ses futures destinées, la nouvelle République vénitienne présentait le spectacle de la désorganisation. Sans doute les Vénitiens s'étaient empressés de se mettre à la mode du jour. Ils avaient décrété la démolition des prisons de l'Inquisition d'État. Ils avaient sur l'évangile ouvert que tenait le lion de Saint-Marc, et sur lequel on lisait: Pax tibi, Marc, evagelista meus, substitué les mots: Droits de l'homme et du citoyen, ce qui fit dire plaisamment à un gondolier que le lion avait enfin retourné la page; ils avaient adopté une cocarde tricolore, et, sous le nom de société de l'instruction publique, fondé une succursale du club des Jacobins. Les Procuraties vieilles et nouvelles s'appelaient Galeries de la liberté[238]. On jouait au théâtre: Il matrimonio Democratico ossia il flagello dei feudatari d'Antonio Sografi, ou bien encore l'Ex marchesa della Tomboletta a Parigi. Les citoyens avaient endossé la carmagnole, et les femmes se promenaient demi-nues, en tuniques à l'athénienne, en chapeaux à la Paméla, en cheveux courts à la guillotine: ce n'étaient là que les changements extérieurs. Au fond la plus grande inquiétude régnait dans les esprits. On redoutait les convoitises autrichiennes, on avait peur de Bonaparte, on sentait de toutes parts crouler l'antique édifice, et s'imposer, pour le remplacer, la domination étrangère.
Padoue, l'antique rivale de Venise, donna le signal. Invitée par le général Victor, qui avait son quartier général dans cette ville, à abattre le lion de Saint-Marc, non seulement elle le fit avec empressement, mais encore déclara rompus tous ses liens avec la République. Elle poussa même la jalousie jusqu'à vouloir priver Venise de l'usage des eaux douces de son territoire. La municipalité de Chiozza[239], un faubourg de Venise, s'adressait à Bonaparte pour demander son annexion à la future République Cisalpine: «Le peuple de Chiozza, écrivaient les représentants de cette petite ville, né contemporain de celui de Venise, mais libre et indépendant de ce dernier, fait, depuis plusieurs siècles, partie de l'état vénitien, dont le gouvernement tyrannique le rendit sujet, après avoir répandu le sang de quelques milliers de Chiozzates qui voulaient défendre leur liberté. Daignez exaucer le vœu général. Ajoutez un nouveau prix au don précieux que vous nous avez fait de la liberté, en réunissant ce peuple à celui de la République Cisalpine.» Les provinces de Vicence[240] et de Bassano proclamaient également leur indépendance. À vrai dire tout s'effondrait, tout était bouleversé, et Bonaparte continuait à garder le secret des négociations. C'était une situation intolérable et la municipalité[241] de Venise ne pouvait la supporter plus longtemps sans s'exposer à une nouvelle révolution.
Battaglia, l'ancien provéditeur, crut pouvoir prendre sur lui de s'adresser directement à Bonaparte en le consultant sur ses intentions. Ce dernier, gêné par cette mise en demeure, et ne voulant d'ailleurs prendre aucun engagement formel, répondit[242] par de banales protestations et des plaintes contre l'oligarchie, mais ne laissa rien percer de ses futurs desseins. «La loyauté de votre caractère, la pureté de vos intentions, la véritable philosophie que j'ai reconnue en vous tout le temps que vous avez été chargé du pouvoir suprême sur une partie de vos compatriotes, vous ont mérité mon estime; si elle peut vous dédommager des maux de toute espèce que vous avez endurés pendant ces derniers temps, je m'estimerai heureux... L'oligarchie de Venise aurait dû céder à un gouvernement plus sage; elle aurait au moins fini sans se rendre coupable d'un crime dont les historiens français ne peuvent trouver le semblable sans être obligés de remonter à plusieurs siècles.» Ces compliments emphatiques, ces creuses déclamations, rassurèrent Battaglia et les membres de la municipalité. Ils s'imaginèrent que les préliminaires de Leoben n'avaient été qu'un leurre pour l'Autriche, et qu'une menace pour le gouvernement oligarchique. Ils ne pouvaient croire d'ailleurs qu'après la solennelle reconnaissance de la nouvelle république par la France et le traité de Milan, l'autonomie de Venise ne serait pas respectée. Aussi s'efforcèrent-ils, tout en ménageant leurs vainqueurs, de vivre et d'agir comme s'ils devaient continuer à être libres et indépendants. Ils célébrèrent même des fêtes en l'honneur du nouvel ordre de choses. À la Pentecôte ils plantèrent en grande pompe des arbres de la liberté. On avait construit sur la place Saint-Marc, en face de l'église, une grande loge avec estrade pour les musiciens. L'arbre était couché au milieu de la place. Deux enfants, un jeune homme et une jeune femme qu'on allait marier, et deux vieillards s'approchèrent de l'arbre qui bientôt fut dressé aux applaudissements de l'assistance et au bruit du canon. Un Te Deum fut ensuite célébré à Saint-Marc, le jeune couple fut marié, et l'abbé Collalto prononça un discours bizarre où il comparait à la croix l'arbre de la liberté. On dansa dans toutes les rues, le théâtre Fenice donna une représentation gratuite, et le général Baraguey d'Hilliers, qui avait assisté à la fête, daigna déclarer qu'il était très satisfait de l'empressement des Vénitiens[243]. Il est vrai que, le même jour, les excès avaient commencé. La foule s'était portée au palais grand-ducal, avait lacéré les bannières, monuments de tant d'insignes victoires, brûlé le siège du doge, et le fameux livre d'or. L'anneau que les doges jetaient dans l'Adriatique le jour de l'Ascension, quand ils montaient sur le Bucentaure, fut sauvé par hasard et vendu à un orfèvre pour cent soixante livres. Ainsi disparaissaient les derniers témoins de tout un passé de gloire.
Afin de mieux endormir les soupçons, Bonaparte engagea sa femme, Joséphine, à se rendre à Venise[244]. On la reçut avec un déploiement inouï d'adulations et d'honneurs, au bruit du canon, comme on n'aurait pas reçu la princesse héritière d'un grand empire. La municipalité se porta à sa rencontre, l'accabla de compliments et lui donna quatre jours de fête, avec soupers de gala, régates, illuminations et feux d'artifice. On lui offrit même un collier de grosses perles, tiré du trésor de Saint-Marc. Ainsi que le remarque l'historien Botta, «si l'offre fut honteuse, l'acceptation le fut davantage»; mais Bonaparte ne connaissait déjà plus de limites à son ambition, et trouvait naturels les hommages prodigués à sa femme. Quant aux membres du gouvernement vénitien, ils savaient très bien que leur sort était entre les mains de Bonaparte, et, pour se concilier ses bonnes grâces, ils auraient consenti à de tout autres sacrifices.
Peu à peu cependant les illusions se dissipaient. Un congrès avait été réuni à Bassano. Vérone y avait envoyé Monga, Padoue Savonarola, Brescia Beccalozzi et Venise Giuliani. Udine n'était pas représentée. Le général Bernadotte n'avait pas voulu laisser aux habitants de la province qu'il administrait la dangereuse illusion de croire à leur future indépendance. Aussi bien c'était un général français, Berthier, qui présidait les séances du congrès. Les députés, au lieu de s'entendre pour une action commune, se disputèrent sur le choix d'une capitale. Plusieurs d'entre eux auraient voulu être annexés à la Cisalpine, mais les directeurs de la nouvelle République italienne leur adressèrent une réponse hautaine et tortueuse qui les découragea. Berthier mit un terme à leurs hésitations et à leurs rivalités en prononçant la dissolution du congrès, sous prétexte que les députés n'avaient pu s'entendre sur le projet d'union.
Cette brutale immixtion d'un général français dans les affaires intérieures de la République fut pour beaucoup de patriotes un sérieux avertissement. Les bruits les plus sinistres continuaient à circuler. Non seulement les Français ne faisaient rien pour les dissiper, mais, par leur attitude, ils laissaient croire à une connivence secrète avec les Autrichiens. En effet, ces derniers occupaient en silence, mais sans perdre un jour, les provinces orientales de la République, en Istrie et en Dalmatie, et partout l'armée française évacuait les territoires et les laissait s'étendre à leur aise. Sur la terre ferme, même dans les grandes villes, même à Venise, les Français agissaient comme en pays ennemi. Réquisitions, impôts extraordinaires, pillages éhontés non seulement des établissements publics, mais même des hôtels et des collections privées, un impitoyable vainqueur n'épargnait aucune humiliation. À Vérone la galerie des Bevilacqua était violemment dépouillée. Soixante et dix-neuf médailles disparaissaient des musées Muselli et Verita. À Venise la bibliothèque perdait près de deux cents manuscrits, entre autres deux manuscrits arabes sur papier de soie, donnés à la République par le cardinal Bessarion. Les bibliothèques de Trévise et de Saint-Daniel-en-Frioul étaient indignement pillées. On ne se contentait pas des manuscrits, on prenait également les Incunables ou les précieuses éditions des Alde. Tableaux arrachés aux églises, statues enlevées sur les places, meubles ou armes précieuses, tout devenait une proie. La rapine s'étendait même aux dépôts confiés à l'honneur vénitien, et le duc de Modène perdait son trésor, environ deux cent mille sequins, qui furent soi-disant attribués aux besoins de l'armée.
Un Vénitien se rencontra qui eut le courage de protester contre ces abus de la force. Il se nommait Barzoni. Il publia contre ces déprédations honteuses un vigoureux pamphlet qu'il intitula: les Romains en Grèce. Il était facile de reconnaître les Français et les Italiens déguisés en Romains ou en Grecs, et Flaminius sous les traits de Bonaparte. Notre chargé d'affaires, Villetard, se plaignit à la municipalité. On lui répondit avec raison qu'il était difficile de poursuivre une œuvre anonyme. Fier de son succès, Barzoni se livra à des provocations directes. Rencontrant un jour Villetard dans un café, il lui tendit la main, et, comme ce dernier retirait la sienne, il lui tira un coup de pistolet. Villetard agit en cette circonstance avec une grande dignité. Il écrivit à Bonaparte pour excuser son assassin, qu'il essaya de faire passer pour un fou par dépit amoureux; il lui procura même, sous un faux nom, un passeport à l'aide duquel Barzoni put se réfugier à Malte. Bonaparte avait d'abord été tenté de sévir: «J'ai appris avec peine, citoyen, écrivait-il[245] à Villetard, ce qui vous est arrivé. J'imagine que le gouvernement de Venise aura fait arrêter cet assassin qui, heureusement, a manqué son coup. Vous avez tort de regarder cela comme une folie; c'est un assassinat, et qui mérite une punition exemplaire.»
Aussi bien, ce n'était plus un citoyen, c'était un peuple entier qui allait se trouver lésé dans ses intérêts, trahi dans ses affections, déçu dans ses espérances! Il ne s'agissait plus de venger des injures particulières, c'était un crime de lèse-nation qui allait être commis! Venise allait être vendue et livrée à l'Autriche!
Il ne peut entrer dans notre sujet de raconter les négociations longues, délicates et embrouillées qui, après les préliminaires de Leoben, préparèrent et amenèrent la paix de Campo-Formio. Nous ne voulons en retenir que ce qui regarde Venise. Trois idées principales se dégagent de la lecture des nombreux documents où sont relatées les négociations: la première, c'est que les Autrichiens, avec une persévérance qui est à l'honneur de leurs diplomates, ont tout subordonné à leur âpre désir d'obtenir Venise; la seconde, c'est que le Directoire n'a pas cessé de défendre Venise, et contre l'Autriche qui la convoitait, et contre Bonaparte qui l'abandonnait; la troisième, c'est que Bonaparte était décidé à signer la paix au prix de n'importe quel sacrifice, et que, trouvant dans Venise la compensation territoriale dont il avait besoin pour la proposer à l'Autriche, il fit de la cession de Venise comme le pivot de sa diplomatie.
Nous savons déjà que les Autrichiens n'avaient si facilement posé les armes à Leoben que parce que Bonaparte leur avait fait entrevoir l'annexion probable de Venise à leur territoire. Les plénipotentiaires autrichiens, Cobenzl, Merfeldt, Gallo, s'attachèrent obstinément à cette idée. Ils voulaient non seulement tout le territoire de la République, mais même les légations pontificales et Modène. Il fallut que Bonaparte leur rappelât qu'ils n'avaient pas de conditions à imposer: «Je leur ai demandé, écrivait-il au Directoire[246], à combien de lieues leur armée se trouvait de Paris, et je me suis vigoureusement fâché sur l'impertinence de nous faire de pareilles propositions; ils l'ont senti, mais nous ont déclaré que leurs instructions ne leur permettaient pas de conclure à moins.» Comme Bonaparte avait en effet donné ses ordres pour que l'armée s'apprêtât à rentrer en campagne, les plénipotentiaires se relâchèrent quelque peu de leurs prétentions[247]. Ils renoncèrent à Modène, à Bologne et aux Légations, mais plus que jamais revendiquèrent l'annexion de Venise. C'était en effet pour eux une question capitale. Sans Venise, ils n'étaient plus que campés en Italie; avec Venise au contraire, ils avaient la chance de pouvoir, un jour ou l'autre, jouer dans la péninsule un rôle prépondérant, et, de plus, ils donnaient à l'Autriche une marine et des côtes. Bonaparte, qui savait à propos faire des sacrifices, comprit que les Autrichiens étaient résolus à continuer la guerre plutôt que de renoncer à l'espoir d'occuper Venise. Comme son ambition était alors de signer la paix, et que cette ambition était d'accord avec l'obstination autrichienne, il consentit à abandonner cette ville tant convoitée, et c'est ainsi que les plénipotentiaires autrichiens furent récompensés de leur persévérance.
Thugut, le premier ministre autrichien, avait admirablement caché son jeu. Interrogé à plusieurs reprises par l'ambassadeur de Venise à Vienne, Grimani[248], il était resté impénétrable. Il n'avait voulu faire connaître aucune des conditions des préliminaires de Leoben, ce qui était bien grave, comme l'observait avec raison Grimani, car s'il avait eu de bonnes nouvelles à donner, il ne les aurait pas cachées. Le 1er mai, l'ambassadeur vénitien fit une nouvelle tentative auprès de Thugut, mais il ne put lui arracher aucune déclaration officielle. Il ne parvint même pas à savoir si les troupes françaises, après avoir évacué les états héréditaires autrichiens, occuperaient ou abandonneraient le territoire vénitien. Ce silence obstiné était de mauvais augure. Grimani se rappelait que Thugut avait déjà été un des principaux négociateurs des partages de la Pologne et il était comme hanté par ce malencontreux souvenir. En effet, tout était déjà décidé, et, si le ministre autrichien gardait encore le silence, ce n'était nullement pour ménager les Vénitiens, mais pour tenir en haleine Bonaparte et ne signer décidément la paix que lorsque Bonaparte aurait triomphé des scrupules du Directoire, et obtenu de haute main la cession de Venise.
Le Directoire, en effet, non seulement ne nourrissait contre Venise aucune pensée hostile, mais encore il était disposé à la défendre. Même après l'attentat de Vérone, même après le massacre du Lido, tout en étant résolu à punir la ville coupable, il entendait respecter son indépendance. Dans les instructions[249] qu'il envoyait, le 6 mai 1797, aux généraux Bonaparte et Clarke, il prévoyait sans doute la cession d'une partie du territoire vénitien à l'Autriche, mais il stipulait soit la formation d'une République Lombarde, comprenant le Milanais, Modène, les Légations et Venise, soit la réunion de Venise aux Légations, soit l'indépendance absolue de Venise. Le 1er juillet, le ministre des relations extérieures, sur le bruit déjà répandu des intentions de Bonaparte, avait soin de lui rappeler les intentions formelles du gouvernement[250]: «Quant aux États vénitiens que nous occupons, il faut distinguer ceux que nous devons évacuer et que l'Empereur pourra occuper en vertu des préliminaires, si la paix se conclut, et ceux qui sont réservés par l'article 11 de ces mêmes préliminaires, ces derniers ayant toujours été regardés, depuis leur occupation, comme devant être gouvernés par les principes républicains.»
Le 19 août[251] nouvelle dépêche, plus explicite, du même ministre, qui, passant en revue les diverses hypothèses des remaniements territoriaux, appelle toujours l'attention des négociateurs sur ce point que «Venise doit être ou réunie à la Cisalpine, ou libre, mais, en aucun cas, cédée à l'Empereur». Un mois plus tard, le 16 septembre, comme l'Autriche élevait des prétentions singulières, et que Bonaparte semblait disposé à lui céder Venise, le Directoire se décide à envoyer un ultimatum[252]: «Dites-leur en réponse à ces étranges communications, et signifiez-leur comme ultimatum du Directoire qu'en Italie l'Empereur gardera Trieste, et gagnera l'Istrie et la Dalmatie; qu'il renoncera à Mantoue, à Venise, à la Terre-Ferme et au Frioul vénitien, et qu'il évacuera Venise... Vous aurez carte blanche, mais je ne puis trop vous dire combien le Directoire désire et combien il est de l'intérêt de la République que vous puissiez faire passer les articles ci-dessus. L'Empereur doit être entièrement écarté de l'Italie; ses dédommagements doivent consister en biens ecclésiastiques sécularisés en Allemagne.» Le 29 septembre, confirmation de l'ultimatum, et avec des arguments nouveaux, trop vrais par malheur, puisqu'on n'en a pas tenu compte, mais que le gouvernement, s'il avait eu la fermeté nécessaire, aurait dû imposer et non pas proposer. «Si on cède Venise et son territoire à l'Autriche, lisons-nous dans cette dépêche[253], nous lui aurons fourni le moyen de nous attaquer avec plus d'avantage, nous aurons traité en vaincus, indépendamment de la honte d'abandonner Venise, que vous croyez vous-même si digne d'être libre. Et ce serait la France qui gratifierait l'Empereur des éléments d'une marine faite pour s'emparer de son commerce du Levant!» Le même jour, et pour mieux marquer la pensée du Directoire, le ministre des relations extérieures expédiait une seconde dépêche[254] à Bonaparte. Il lui signifiait la décision définitive du gouvernement, et lui enjoignait de se préparer à la reprise des hostilités: «Je vous répète que les conditions de paix que le Directoire accordera à l'Empereur sont les suivantes: «L'Empereur gardera Trieste et gagnera l'Istrie et la Dalmatie vénitienne. La rivière de l'Isonzo servira de limite; il renoncera à Mantoue, à Venise, à la Terre-Ferme, au Frioul vénitien... Telles sont les dernières instructions diplomatiques que le Directoire ait à vous faire passer: elles sont irrévocables, et il regarde la guerre comme inévitable si l'Empereur ne se soumet pas à ces conditions... Montrez aux Vénitiens que c'est de leurs intérêts qu'il s'agit ici, que c'est uniquement pour eux, pour leur assurer la liberté et les soustraire à la maison d'Autriche que nous continuons la guerre, et qu'ainsi, ils doivent faire les plus grands efforts en hommes, en chevaux et en argent.»
Il n'y a donc pas d'hésitation possible. Depuis le jour de l'ouverture des négociations, le Directoire n'a pas varié dans sa ligne de conduite. Sous toutes les formes et sur tous les tons, il a répété à Bonaparte qu'il considérait comme un malheur et une faute la cession de Venise à l'Autriche. Il a même fini par lui intimer des ordres et a formellement exigé que Venise restât libre.
Quel est le cas que Bonaparte a fait de ces instructions? Comment a-t-il exécuté les ordres reçus? Nous avons peine à l'avouer, mais Bonaparte n'a consulté que ses intérêts et s'est joué des ordres impératifs qu'il recevait. Il avait besoin de la paix. Il ne l'obtiendrait qu'en abandonnant Venise. Venise était le seul obstacle qui l'empêchait de réaliser ses désirs: sans le moindre scrupule, sans la moindre pitié, il la vendit à l'ennemi.
Il est vrai que, dans sa Correspondance, on ne trouvera nulle part la preuve de son intention d'acheter la paix aux dépens de Venise, mais on n'y trouvera non plus nulle part la preuve de son obéissance aux volontés du Directoire. Il feint même de les ignorer. Ainsi le 19 septembre[255] il écrira au Directoire que la paix est possible si on cède à l'Empereur la ligne de l'Adige y compris la ville de Venise, et il ajoute: «Je crois donc que, si votre ultimatum est de garder Venise, vous devez regarder la guerre comme probable.» Quelques jours plus tard, le 18 septembre, rendant compte au Directoire des négociations, il lui montrera, sans en avoir l'air, que, sans Venise, la paix serait déjà conclue[256]: «Lorsque je leur ai dit que le gouvernement français venait de reconnaître le ministre de la République de Venise, et que dès lors je me trouvais dans l'impossibilité de consentir, sous aucun prétexte et dans aucune circonstance, à ce que Sa Majesté Impériale devint maîtresse de Venise, je me suis aperçu d'un mouvement de surprise qui décèle assez la frayeur à laquelle a succédé un silence assez long, interrompu à peu près par ces mots: «Si vous faites toujours comme cela, comment voulez-vous qu'on puisse négocier?» Je me tiendrai dans cette ligne jusqu'à la rupture. Je ne leur bonifierai point Venise, jusqu'à ce que j'aie reçu une nouvelle lettre du gouvernement.» Bonaparte était pourtant résolu à bonifier Venise, comme il le disait; il prenait même à l'avance le soin de se justifier, et, avant d'avoir reçu les instructions nouvelles dont il prétendait avoir besoin, il insistait sur la nécessité de signer la paix, et terminait par cette attaque contre le peuple dont il trahissait les intérêts, et qu'il cherchait à rabaisser pour mieux cacher l'indignité de sa trahison[257]. «Vous connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent pas qu'on fasse tuer quatre mille Français pour eux. Je vois par vos lettres que vous partez toujours d'une fausse hypothèse; vous vous imaginez que la liberté fait faire de grandes choses à un peuple mou, superstitieux, pantalon et lâche. Je n'ai pas à mon armée un seul Italien, hormis, je crois, quinze cents polissons, ramassés dans les rues des différentes villes d'Italie, qui pillent et ne sont bons à rien.»
Bonaparte était tellement résolu à signer la paix comme il l'entendait, et non pas d'après les désirs du Directoire, qu'il recourut au grand moyen, à celui qui lui avait déjà réussi lors de son entrée en Lombardie, et après Rivoli: il offrit sa démission. Le 25 septembre 1797 il écrivait[258] au Directoire: «Un officier est arrivé avant-hier de Paris à l'armée d'Italie. Il a répandu dans l'armée qu'on y était inquiet de la manière dont j'aurais pris les événements du 18 fructidor... Il est constant que le gouvernement en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru, après vendémiaire. Je vous prie, citoyens Directeurs, de me remplacer et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera capable de me faire continuer de servir après cette marque horrible de l'ingratitude du gouvernement.» Quatre jours plus tard, et sans attendre la réponse, il renouvelait sa demande dans une lettre au ministre des affaires étrangères: «Tout ce que je fais, tous les arrangements que je prends dans ce moment-ci, sont le dernier service que je puisse rendre à la patrie. Ma santé est entièrement délabrée, et la santé est indispensable et ne peut être substituée[259] par rien à la guerre. Le gouvernement aura sans doute en conséquence de la demande que je lui ai faite il y a huit jours, nommé une commission de publicistes pour organiser l'Italie libre, de nouveaux plénipotentiaires pour continuer les négociations ou les renouer, si la guerre avait lieu, au moment où les événements seraient les plus propices, et enfin un général qui ait sa confiance pour commander l'armée; car je ne connais personne qui puisse me remplacer dans l'ensemble de ces trois missions, toutes trois également intéressantes... Quant à moi je me vois sérieusement affecté de me voir obligé de m'arrêter dans un moment où peut-être il n'y a plus que des fruits à cueillir, mais la loi de la nécessité maîtrise l'inclination, la volonté et la raison. Je puis à peine monter à cheval: j'ai besoin de deux ans de repos.»
À cette insolente mise en demeure, à cette hautaine affirmation de son importance, à ces menaces à peine déguisées, le Directoire, s'il avait eu le sentiment de la dignité, aurait dû répondre par une destitution, ou du moins par une acceptation de la démission; mais le 18 fructidor venait d'avoir lieu (4 septembre), avec l'aide, nous dirions presque la connivence de Bonaparte et de ses amis. Plus que jamais Bonaparte était l'homme indispensable. Le Directoire lui écrivit (3 octobre 1797) en l'accablant de compliments et de protestations[260]. «Vous parlez de repos, de santé, de démission. Le repos de la République vous défend de penser au vôtre... Non, le Directoire ne reçoit pas votre démission. Non, vous n'avez pas besoin avec lui de vous réfugier dans votre conscience et de recourir au témoignage tardif de la postérité. Le Directoire exécutif croit à la vertu du général Bonaparte; il s'y confie... S'il pouvait vous rester du doute... mais non, citoyen général, vous ne devez plus en avoir au moment où cette dépêche pourra vous parvenir, et désormais vous compterez sur le Directoire exécutif, comme il compte sur vous.»
À vrai dire, le Directoire venait d'abdiquer entre les mains de Bonaparte. Armé d'un pareil document, l'audacieux général pouvait tout. Il osa tout, et, au mépris des engagements et des promesses, malgré les supplications et les prières, il signa le 17 octobre 1797 le traité de Campo-Formio.
Voici les clauses de ce traité qui réglaient les destinées de Venise: à l'Empereur étaient cédés (art. VI) l'Istrie, la Dalmatie, les îles de l'Adriatique, les bouches de Cattaro, Venise, les lagunes et les pays compris entre les États héréditaires autrichiens et une ligne qui, partant du Tyrol, traversait le lac de Garde jusqu'à Lazise, aboutissait à San Giacomo, suivait la rive gauche de l'Adige jusqu'à l'embouchure du canal Blanc et la rive gauche dudit canal, du Tartaro, de la Polesella, et du grand Pô: à la République Cisalpine (art. VIII) tous les États ci-devant vénitiens à l'ouest et au sud de la ligne précitée: à la France (art. II), les îles Ioniennes, Butrinto, Arta, Vonitza et les comptoirs d'Albanie. L'article I garantissait les biens et les personnes de tous ceux qui auraient pu être inquiétés par leur conduite politique ou leurs opinions. Il accordait à tous ceux qui voudraient émigrer un délai de trois ans pour vendre leurs biens, meubles ou immeubles, ou en disposer à leur volonté.
Ainsi fut consommée cette scandaleuse iniquité. C'était comme une seconde édition du partage de la Pologne, et la France prêtait les mains à cette infamie! Bonaparte avait conscience du crime de lèse-nation qu'il venait de commettre. Dès le 10 octobre, même avant la signature du traité, il avait en quelque sorte cherché à s'excuser. «La ville de Venise renferme[261] il est vrai trois cents patriotes, avait-il écrit au Directoire, leurs intérêts seront stipulés dans le traité, et ils seront accueillis dans la Cisalpine. Le désir de quelques centaines d'hommes ne vaut pas la mort de 20.000 Français... Si, dans tous ces calculs, je me suis trompé, mon cœur est pur, mes intentions sont droites.» Le 18 octobre, c'est-à-dire le lendemain de la signature du traité, et dans la lettre où il annonçait au Directoire ce grand événement, il revenait avec insistance sur ce sujet[262]. On eût dit qu'il cherchait à se disculper d'une faute que pourtant personne encore ne lui avait reprochée: «Je ne doute pas que la critique ne s'attache vivement à déprécier le traité que je viens de signer. Tous ceux cependant qui connaissent l'Europe et qui ont le tact des affaires seront bien convaincus qu'il était impossible d'arriver à un meilleur traité sans commencer par se battre et sans conquérir deux ou trois provinces de la maison d'Autriche. Cela était-il possible? oui. Probable? non.» Plus tard, comme gêné par un remords rétrospectif, Bonaparte est revenu à plusieurs reprises sur ce sujet. Il a essayé de justifier cette clause déplorable du traité de Campo-Formio. Mais ses excuses ont été ou singulières ou odieuses. Ainsi n'a-t-il pas prétendu[263] qu'en sacrifiant Venise il avait cherché «à jeter une pomme de discorde au milieu des coalisés, à changer l'état de la question, et à créer d'autres passions et d'autres intérêts.» Il espérait que la Russie et l'Angleterre seraient indisposées par cette usurpation, et que les puissances secondaires, la Bavière par exemple, effrayées par cette disparition subite d'une nation, feraient un retour sur elles-mêmes et deviendraient ipso facto les adversaires résolues de l'Autriche. Il a même eu l'audace de prétendre qu'il n'avait agi que dans l'intérêt de Venise, pour lui faire détester la domination étrangère, et l'habituer peu à peu à l'idée de devenir partie intégrante de la grande Italie. Le passage mérite d'être cité[264]: «Les divers partis qui divisaient Venise s'éteindraient; aristocrates et démocrates se réuniraient contre le sceptre d'une nation étrangère. Il n'y avait pas à craindre qu'un peuple de mœurs aussi douces pût jamais prendre de l'affection pour un gouvernement allemand, et qu'une grande ville de commerce, puissance maritime depuis des siècles, s'attachât sincèrement à une monarchie étrangère à la mer et sans colonies, et, si jamais le moment de créer la nation italienne arrivait, cette cession ne serait point un obstacle. Les années que les Vénitiens auraient passées sous le joug de la maison d'Autriche leur feraient recevoir avec enthousiasme un gouvernement national, quel qu'il fût, un peu plus ou un peu moins aristocratique, que la capitale fût ou non fixée à Venise.»
Est-il possible de se jouer avec plus de cynisme des sentiments et des aspirations nationales? Bonaparte ne pouvait alléguer qu'une excuse[265], c'est qu'il avait besoin de la paix, et que, dans sa pensée, le traité de Campo-Formio n'était qu'une trêve passagère. Le fait n'en subsistait pas moins dans sa sinistre réalité. Venise était vendue, et vendue à celui qu'elle avait le droit d'appeler son ennemi héréditaire!
VI
Comment fut accueillie la nouvelle de ce scandaleux marché? En Autriche, avec bonheur; en France, avec indifférence; en Italie, avec terreur; à Venise avec désespoir.
On comprend les sentiments de joie éprouvés par l'Autriche. Échanger une province éloignée contre un territoire limitrophe, relier ses domaines italiens à ses possessions slaves, acquérir des côtes et devenir, du jour au lendemain, puissance maritime, serrer de plus près la Turquie, ce qui lui permettrait de jouer un rôle prépondérant au jour prochain du partage de l'empire ottoman, certes l'Autriche avait le droit de s'estimer satisfaite. Elle eût été victorieuse, qu'elle n'eût pas exigé davantage. Bonaparte semblait aller au-devant de ses secrets désirs.
En France, pas plus en 1797 que de nos jours, on ne se rend un compte bien exact des remaniements territoriaux. On savait vaguement, dans la masse du public s'occupant de politique extérieure, que des Français avaient été massacrés à Vérone et au Lido, et, dès lors, la cession de Venise à l'Autriche paraissait une punition et une vengeance méritées. On ignorait qu'un traité solennel et qui n'avait jamais été violé, que des engagements formels, que des promesses de protection et de garantie nous liaient à la nouvelle République. Aussi ne prêta-t-on qu'une médiocre attention à cette clause du traité. Bonaparte avait bien calculé. Toutes les classes de la société désiraient si vivement la fin de la guerre que les plaintes des intéressés furent comme noyées dans l'immense joie qui se manifesta par tout le pays à la nouvelle de la conclusion de la paix.
En Italie, l'effet produit fut déplorable[266]. Les patriotes lombards, modénais ou romains n'eurent aucune illusion sur le sort qui les attendait. On avait vendu leurs frères de Venise contre tout droit, contre toute attente; on avait trafiqué d'eux comme à ces temps exécrés où les rois se partageaient les peuples à leur convenance; leur tour viendrait sans doute bientôt. Découragés et désolés, les patriotes italiens commencent à croire qu'ils ont été les dupes de leurs espérances. Plusieurs se taisent, d'autres songent à la prochaine réaction et s'organisent en sociétés secrètes. Lahoz et d'autres officiers, ses camarades, préparent dans l'ombre leur défection. C'est à ce moment qu'Alfieri compose les strophes vengeresses de son Miso Gallo et que ses amis répètent, mais en se cachant, les beaux vers où il annonçait la vengeance et prophétisait l'avenir[267]: «Le jour viendra, oui, il viendra le jour où les Italiens, désormais ressuscités, reparaîtront audacieux sur le champ de bataille et non pas avec un fer étranger, pour s'y défendre lâchement, mais pour battre les Français. Ils auront à leurs flancs vigoureux deux éperons ardents: leur antique vertu et mes vers, le souvenir de ce qu'ils furent et de ce que j'ai été les embrasera d'une flamme irrésistible. Et, armés alors de cette fureur divine qu'allumèrent en moi les exploits de leurs aïeux, ils rendront mes chants funèbres à la France. Et je les entends déjà me dire: Ô notre poète, tu naquis en un siècle mauvais et pourtant c'est toi qui as enfanté l'ère sublime que tu prophétisais de ton vivant.»
À Venise la douleur, l'indignation, le désespoir éclatèrent. Bonaparte avait écrit[268] de Passariano, le 20 octobre 1797, à Villetard pour lui annoncer la fatale résolution. Il lui expliquait, avec un cynisme de détails révoltant, qu'il fallait profiter de notre séjour à Venise pour tirer parti de ses ressources. Il énumérait avec complaisance les vaisseaux de guerre, les canons et les poudres qu'on devait enlever. «Il faut, disait-il, ne rien laisser qui puisse être utile à l'Empereur et favoriser l'établissement d'une marine militaire. Il faut faire aller en France tout ce qui peut être utile à la marine.»
Pris cependant d'une pitié tardive et de scrupules rétrospectifs pour les infortunés[269] qu'il abandonnait après les avoir compromis, il informait Villetard que tous les Vénitiens qui voudraient quitter leur pays pour se rendre dans la République Cisalpine y jouiraient du titre de citoyens, et auraient trois ans pour la vente de leurs biens. Il consentait en outre à former un fonds de secours en faveur de ceux des émigrés vénitiens dont les ressources seraient insuffisantes. Il est vrai que cette générosité ne lui coûtait pas bien cher: c'était en effet la République Cisalpine et Venise elle-même qui en payaient les frais: la première en renonçant au profit des émigrés à différentes propriétés allodiales, et la seconde en cédant des vivres, des effets et des munitions qu'on devait vendre à Ferrare.
Villetard avait été l'agent sincère et honnête d'une politique sans loyauté et sans honneur. Le traité de Campo-Formio le désespéra. Chargé par Bonaparte et d'ailleurs investi par ses fonctions de la terrible tâche d'informer officiellement les Vénitiens du malheur qui les frappait, il ne cacha pas sa tristesse, et dans le beau discours[270] qu'il adressa à cette occasion à la municipalité, il ne donna d'autre argument que la nécessité pour la France de songer à ses intérêts immédiats. «Quelques-uns d'entre vous, leur dit-il encore, à l'exemple des Ottomans vos voisins, sont décidés à subir le joug de la fatalité, quelques autres, comme les Vénètes, vos glorieux ancêtres, veulent abandonner des monceaux de chaux et de briques, emporter sur leurs navires leur véritable patrie et ce qu'il y a d'hommes libres parmi leurs concitoyens; d'autres enfin ont juré d'expirer sous les débris de leurs murailles plutôt que de les céder à l'étranger. Il ne m'appartient point de décider entre une résignation stoïque, une retraite honorable, et un dévouement généreux; mais, après avoir combattu les calomniateurs du gouvernement français, je viens offrir en son nom les services qu'il est prêt à rendre à ceux d'entre vous qui voudront se bâtir une autre Venise dans des lieux inaccessibles à la tyrannie. La République Cisalpine, à la voix de la France et de la liberté, vous ouvre son sein. Vous y jouirez du titre et des droits de citoyen, vous y trouverez un emplacement pour la nouvelle Venise soit dans les places fortes, soit dans les cités populeuses, soit sous l'humble chaume, séjour des hommes libres et vertueux. Vous pourrez emporter avec vous vos richesses; la République française vous en a réservé la faculté par les traités. Ainsi, ne pouvant garantir, à un si grand éloignement, l'indépendance de votre état, elle a du moins assuré des destinées libres à ceux qui préfèrent la liberté aux lagunes.»
Ce discours fut accueilli par des cris de fureur. Les Vénitiens repoussèrent les présents de Bonaparte, qui étaient les dépouilles de Venise, et déclarèrent qu'ils ne céderaient qu'à la force. C'était en effet le seul moyen de terminer noblement une noble histoire, et puisque Venise était condamnée, mieux valait pour elle succomber les armes à la main; mais une longue oisiveté avait énervé le peuple, les grands tremblaient de peur. D'ailleurs une forte garnison française occupait déjà la ville, et les Autrichiens accouraient pour s'emparer de leur proie. Comment résister dans ces conditions!
Quelques patriciens s'imaginèrent que la corruption, qui pendant si longtemps avait été leur meilleur instrument de domination, les sauverait peut-être. Ils envoyèrent au Directoire, sous le prétexte de lui demander l'autorisation de se défendre contre l'Autriche, mais en réalité pour reprendre les négociations de Querini avec Barras, et pour acheter à tout prix ses suffrages, une députation composée de Dandolo, Sordina, Carminati et Giuliano. Les députés se mirent en route. Ils étaient déjà arrivés en Piémont, quand ils furent rejoints par Duroc, aide de camp de Bonaparte, qui leur intima l'ordre de rebrousser chemin et de venir avec lui rendre compte de leur mission à Bonaparte, qui les attendait à Milan.
Bonaparte en effet n'était pas sans inquiétude sur l'exécution du traité de Campo-Formio. Il savait très bien d'un côté qu'il avait outrepassé ses instructions et s'était mis en quelque sorte en état d'hostilité contre le gouvernement légal de son pays, de l'autre qu'il avait suscité contre lui en Italie bien des haines, et provoqué bien des ressentiments. Il avait en quelque sorte conscience de l'indignité qu'il avait commise. Au lendemain de la signature du traité, quand il revenait en Italie, il s'arrêta à Vicence. Interrogé par les Vénitiens sur les décisions prises, il n'osa pas leur avouer que Venise était cédée à l'Autriche. Le patriote Tiene lui ayant déclaré que ses amis et lui étaient disposés à tout sacrifier pour maintenir leur indépendance, il répliqua que la France ne disposerait jamais d'un peuple sur lequel elle n'avait aucun droit. Arrivé à Vérone, et se sentant au milieu de ses soldats, il leva le masque, et annonça au président Angioli que Vérone était cédée à l'Autriche, et, comme ce dernier éclatait en reproches: «Eh bien, eut-il la cruauté de répondre, défendez-vous!» Emporté par la grandeur de l'offense et le caractère odieux de la raillerie: «Va-t'en, traître, riposta Angioli, fuis ces contrées! Rends-nous les armes que tu nous as ravies, et nous saurons nous défendre!» Ce ne fut bientôt qu'un cri par toute la ville. Effrayé par cette soudaine explosion, et craignant peut-être de nouvelles Pâques Véronaises, Bonaparte partit en hâte pour Milan. Ce fut alors qu'il apprit le départ pour Paris de la députation vénitienne. Ces députés pouvaient réussir, non seulement parce que certains Directeurs étaient accessibles à la corruption, mais aussi parce que le Directoire tout entier était fort capable de saisir cette occasion de ne pas ratifier un traité qui lui déplaisait: dès lors toute son œuvre était compromise. Il n'était plus le dispensateur des territoires en Italie, le protecteur de l'Autriche, le conquérant et le pacificateur: il redevenait le général au service de la République, et l'agent désavoué du gouvernement. Il importait donc à son ambition présente et à ses projets ultérieurs d'arrêter la négociation.
Les députés vénitiens furent conduits à Bonaparte par Duroc. «J'étais dans le cabinet du général en chef, écrit Marmont[271], quand celui-ci les y reçut. Ils l'écoutèrent avec calme et dignité, et, quand il eut fini, Dandolo répondit. Dandolo, ordinairement dénué de courage, en trouva ce jour-là dans la grandeur de sa cause. Il parlait facilement: en ce moment il eut de l'éloquence. Il s'étendit sur le bien de l'indépendance et de la liberté, sur les intérêts de son pays et le sort misérable qui lui était réservé; sur les devoirs d'un bon citoyen envers sa patrie. La force de ses raisonnements, sa conviction, sa profonde émotion agirent sur l'esprit et sur le cœur de Bonaparte au point de faire couler les larmes de ses yeux. Il ne répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et bonté, et, depuis, a conservé pour Dandolo une bienveillance, une prédilection qui ne s'est jamais démentie.»
Ces larmes et cette émotion étaient peut-être sincères, mais Bonaparte était néanmoins décidé à faire exécuter toutes les clauses du traité. Villetard, dont l'émotion et le chagrin étaient réels, lui avait rendu compte de la triste mission dont on l'avait chargé. Sa lettre[272] est même touchante (24 octobre 1797): «Il fallait autant de stoïcisme que d'amour de la patrie pour accepter la mission douloureuse dont vous m'avez chargé. J'étais prêt à la remplir autant qu'il était en moi, mais je me réjouis du moins d'avoir trouvé, dans les membres du gouvernement de Venise, des âmes trop fières pour se prêter elles-mêmes à l'exécution des mesures que vous leur proposiez par mon organe. Ils iront chercher ailleurs un sol libre, mais ils préféreront, s'il est nécessaire, l'indigence à l'infamie. Ils ne voudront pas qu'on dise d'eux qu'ayant usurpé pendant quelques jours la souveraineté de leur nation ils ont fui en partageant ses dépouilles. Ils prouveront du moins par cette conduite qu'ils n'ont pas mérité les fers qu'on leur prépare... Huit ans de révolutions ne les ont point encore façonnés au malheur, et ils gémissent; ne les ont point mûris au machiavélisme, et ils blasphèment; ne les ont point corrompus à l'effronterie politique, et ils n'osent... Je ne vois d'autre moyen de leur être gratuitement utile que le régime militaire, au moyen duquel vous réglerez, par l'organe de vos généraux, au nom de la France, ce qu'ils refuseraient de faire au nom de la souveraineté du peuple, dont ils avaient la confiance.» Cette lettre irrita Bonaparte, sans doute parce qu'elle était vraie et méritée. D'ailleurs son émotion s'était dissipée. Plus que jamais il était résolu à ne pas céder. Au moins aurait-il pu respecter le malheur, et ne pas insulter ceux dont il causait la ruine. La lettre qu'il répondit le 26 octobre à Villetard est inexcusable. C'est un véritable factum à l'adresse du peuple vénitien, et en même temps un insolent défi porté par un vainqueur inexorable à l'ennemi qu'il tient sous ses pieds. Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui que la force prime le droit, mais tout se paie en ce monde! Nos pères ont abusé de la force: nous sommes punis pour eux. Voici les principaux passages de cette philippique[273]:
«J'ai reçu votre lettre du 3 brumaire; je n'ai rien compris à son contenu. Il faut que je ne me sois pas bien expliqué avec vous. La République française n'est liée avec la municipalité de Venise par aucun traité qui nous oblige à sacrifier nos intérêts et nos avantages à celui du comité de salut public ou de tout autre individu de Venise. Je sais bien qu'il en coûterait à une poignée de bavards, que je caractériserais bien en les appelant fous, de vouloir la République universelle. Je voudrais que ces messieurs vinssent faire une campagne d'hiver. D'ailleurs la nation vénitienne n'existe pas: divisé en autant d'intérêts qu'il y a de villes, efféminé et corrompu, aussi lâche qu'hypocrite, le peuple d'Italie, et spécialement le peuple vénitien, est peu fait pour la liberté. S'il était dans le cas de l'apprécier, et s'il a les vertus nécessaires pour l'acquérir, eh bien! la circonstance actuelle lui est très avantageuse pour le prouver: qu'il la défende!... Au reste, la République française ne peut pas donner, comme on paraît le croire, les États vénitiens; ce n'est pas que, dans la réalité, ces États n'appartiennent à la France par droit de conquête, mais c'est qu'il n'est pas dans les principes du gouvernement français de donner aucun peuple. Lors donc que l'armée française évacuera ce pays-ci, les différents gouvernements seront maîtres de prendre toutes les mesures qu'ils pourraient juger avantageuses à leurs pays.»
Villetard n'a pas laissé un grand nom dans l'histoire, mais il aura l'honneur de la protestation suprême. Voici la belle réponse qu'il fit à Bonaparte: «Ce ne[274] sont point des bavards des fous et des lâches qui voudraient qu'on leur fît, aux dépens du sang français, une République universelle, dont je vous parlais dans ma dernière lettre. Je sais apprécier comme vous les phrases, la politique et le courage de ces sortes de gens; mais c'était de plusieurs pères de famille, négociants, vieillards, qui, abattus par la nouvelle de l'évacuation de leur pays et de l'invasion des troupes de l'Empereur, qui doit en être la suite, ne se sont point cru en droit de gouverner, lorsqu'ils n'avaient plus à le faire qu'à leur profit, et qu'ils ne se sentaient revêtus que d'une autorité provisoire que leur nation n'avait point confirmée. Croyez au reste qu'il entre dans leur refus de piller en quelque sorte la nation vénitienne au profit du parti démocratique une délicatesse et une probité malheureusement trop rares.»
Pendant que s'échangeaient ces correspondances inutiles, la ruine de Venise s'achevait. On commença par la piller et ce sont les Français qui donnèrent l'exemple. Bien qu'aucun des articles du traité n'autorisât ces déprédations, les musées et les églises furent dépouillés des chefs-d'œuvre qui les ornaient. Ainsi disparurent le Saint Pierre martyr, la Foi du doge Grimani, et le Martyre de saint Laurent du Titien, l'Esclave délivré et la Sainte Agnès du Tintoret, une vierge de Bellini, l'Enlèvement d'Europe et le Festin à la maison de Lévi par Paul Véronèse, le Jupiter Egiochus de la bibliothèque et près de deux cents manuscrits. Les reliquaires du trésor de Saint-Marc furent dépouillés de leurs pierres précieuses et envoyées à la Monnaie. Les officiers français ne rougirent pas de se partager les armes historiques que l'on conservait dans la salle du conseil des Dix[275]. Les collections privées ne furent pas épargnées. Les monuments eux-mêmes furent confisqués. On enleva le lion de la Piazzeta et les chevaux de bronze, attribués à Lysippe, qui gardaient le portail de Saint-Marc. Et ce fut un poète qui signala les chevaux à la rapacité française Arnault, le futur auteur de Marins à Minturnes, se trouvait alors à Venise, et voici ce qu'il ne rougit pas d'écrire à Bonaparte[276]: «Ces colonnes me rappellent qu'elles furent accompagnées de quatre superbes chevaux, grecs d'origine, et successivement romains et vénitiens par droit de conquête. Ces chevaux sont placés sur le portail de l'église ducale. Les Français n'ont-ils pas quelque droit à les revendiquer ou du moins à les accepter de la reconnaissance vénitienne? ne serait-il pas raisonnable aussi, de les faire accompagner par les lions que Morosini fit enlever au Pirée? Paris ne peut refuser un asile à ces pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquité que par leur beauté.»
Dans les villes de province furent exercées les mêmes rapines. À Padoue spécialement, Masséna se permit des exactions qui compromirent son honorabilité et le renom de la France. Bonaparte lui-même se crut autorisé à emporter de Vérone la collection d'ichtyolites du comte Gazzola. C'est surtout à l'arsenal de Venise que se commirent les actes les plus odieux. Sous prétexte d'équiper la flotte qui devait nous mettre en possession des îles Ioniennes, on le saccagea. Le 16 mai 1797, Baraguey d'Hilliers écrivait à Bonaparte: «J'ai visité l'arsenal et je l'ai examiné minutieusement. C'est l'un des plus beaux de la Méditerranée. Il y a tout ce qu'il faut pour armer, en deux mois, moyennant la dépense de deux millions, une flotte de sept à huit vaisseaux de ligne de 74, six frégates de 30 à 40 et cinq cutters. Il y a une immense quantité de canons[277] en fer ou en bronze, des fonderies, des bois de construction, une corderie magnifique, des chantiers extrêmement beaux, etc.» Toutes ces richesses furent gaspillées. Les bois de Cansiglio, de Montello, de l'Istrie, le cuivre d'Agordo, les chanvres du Ferrarais et du Bolonais furent vendus ou volés. Les provisions de goudron, de cordages, d'ancres et de ferrements, de toiles à voiles furent dispersées au hasard des acheteurs. Ce qu'on ne pouvait emporter ou vendre, on le brisa. C'est ainsi que furent coulés quelques navires qu'on ne pouvait utiliser, ainsi que furent brûlés le Bucentaure, ce respectable témoin des splendeurs d'autrefois, et les splendides barques de parade, les Peatoni, dont les richesses et les ornements excitaient l'admiration dans les fêtes ducales. Sérurier[278] et Haller, envoyés l'un et l'autre par Bonaparte pour consommer cette iniquité, se signaleront par leur acharnement. Sérurier prenait, Haller vendait. Après avoir vidé les magasins publics, détruit les ressources maritimes, anéanti, ruiné ou dispersé tout ce qui rappelait la gloire nationale, il ne restait plus qu'à remettre la ville aux Autrichiens. C'était le dernier acte de cette lamentable tragédie.
Les Autrichiens n'avaient pas attendu la conclusion du traité de Campo-Formio pour entrer en possession des territoires qui devaient leur être attribués. Dès le mois de juin, le général autrichien Terzi avait ordonné à son lieutenant Klenau d'entrer en Istrie et de s'installer à Pirano, Umago, Cittanova, Parenzo, Osseroi et Rovigno. En même temps, le colonel Casimir plaçait des garnisons sur le littoral istriote et dans les îles de Veglia, Cherso, Arbo et Pago. Nulle part il ne rencontra de résistance. En Dalmatie et sur toutes les côtes de l'Adriatique, dans ces contrées rudes et sauvages où la domination vénitienne avait eu tant de peine à s'asseoir, mais où elle était profondément enracinée, le patriotisme local fut comme exaspéré à la nouvelle du désastre. Partout des soulèvements éclatèrent. Aidés par les mercenaires esclavons qui étaient rentrés dans leurs villages, les paysans, surtout ceux de Sebenico, coururent aux armes. Ils massacrèrent le consul de France, pillèrent les maisons de Calafatti et Gavagnin, envoyés par Venise pour organiser la république démocratique, et se portèrent à tous les excès contre les partisans réels ou prétendus de la France. Les Autrichiens n'attendaient qu'un prétexte pour intervenir. Ils se présentèrent comme les défenseurs de l'ordre, et 4000 Autrichiens, commandés par Roccavina, Lusignan et Casimir, partirent pour Zara. Ils furent bien reçus par les habitants, mais ils ne leur laissèrent pas ignorer qu'ils venaient au nom de l'Empereur, en vertu de droits anciens et qu'ils prenaient possession de la province. Les couleurs autrichiennes furent déployées et les anciens soldats de Venise remirent le vieil étendard de Saint-Marc à leurs nouveaux camarades. Ce fut une cérémonie touchante. Tous ces vétérans pleuraient à chaudes larmes en renonçant à ce drapeau qu'ils aimaient. Les généraux autrichiens respectèrent ces nobles sentiments. Ils remirent l'étendard de Venise au vicaire général de Zaro, Mgr Armani, qui entonna le De Profundis et l'ensevelit après que les citoyens et les soldats l'eurent une dernière fois baisé comme une relique.
Le colonel Casimir, continuant sa marche, s'empara de Spalatro, Clissa, Singo, pendant que le général Roccavina entrait à Sebenico et se dirigeait sur les bouches de Cattaro. Les Autrichiens ne rencontrèrent de résistance qu'à Perasto, Risano et Geganovich. Partout ailleurs ils furent accueillis froidement il est vrai, mais avec résignation.
Pendant ce temps, les Français[279] occupaient les îles Ioniennes et les Cisalpins mettaient garnison à Brescia, Bergame et dans les autres villes à eux attribuées par le traité de Campo-Formio. De tous côtés s'écroulait le vieil édifice, et presque sans protestation, aux yeux de tous, s'accomplissait le grand crime de la vente d'un peuple.
La municipalité démocratique de Venise ne demandait qu'à résister. Elle convoqua les assemblées primaires pour savoir si les Vénitiens voulaient ou non conserver la liberté; mais ce n'était là qu'une vaine formalité. Personne n'osa prendre la parole pour soutenir l'honneur national. Les Autrichiens n'occupèrent la terre ferme et Venise qu'en 1798. Le 9 janvier, sous le commandement de Wallis, ils entraient à Udine, Cividale et Monte-Falcone, le 10, à Palma Nova, le 18 seulement à Venise. Quand ils se présentèrent devant la capitale, non seulement ils en trouvèrent toutes les portes ouvertes, mais encore la populace se porta à leur rencontre, et quelques patriciens acceptèrent le fait accompli et cherchèrent à en profiter. Ce fut l'un d'entre eux, Francesco Pesaro, qui, devenu commissaire impérial, reçut le serment de fidélité. Le dernier doge, Manini, prêta ce serment entre ses mains, mais il fut saisi d'une telle émotion, qu'il tomba sans connaissance[280].
Ainsi disparut la république vénitienne. Le peuple vénitien n'est pas mort avec elle, car la conscience publique proteste et protestera toujours contre les abus de la force. Botta[281] finissait par ces paroles mélancoliques le livre qu'il a consacré aux malheurs de Venise: «Un temps viendra, peut-être il n'est pas éloigné, où Venise voudra dire un amas de débris, un champ d'algues marines, aux lieux mêmes où s'élevait jadis une cité magnifique, la merveille du monde. Voilà l'œuvre de Bonaparte!» Botta se trompait ou il exagérait son ressentiment. Venise est encore debout, et les Vénitiens, par leur magnifique résistance à l'Autriche en 1849, ont montré qu'ils n'étaient pas au-dessous de leur vieille réputation d'héroïsme. Mais le crime de Campo-Formio n'a été réparé que très tard, et il a légué à l'Europe, pour de longues années, comme un héritage de dangers et de complications. En 1866, les Autrichiens occupaient encore Venise et s'y maintenaient par la terreur, avec patrouilles dans les rues et canons braqués sur les places publiques. Depuis Venise est redevenue libre et appartient à une grande nation: mais ce qui doit être pour nous comme un dernier châtiment, comme un suprême remords, c'est que ce crime, commis par des mains françaises, n'a été réparé que par des mains prussiennes!