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Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)

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CHAPITRE IV
LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

La Papauté et la Révolution. — Affaire Hugon de Basville. — La Convention et le pape Pie VI. — Les théophilanthropes. — Les instructions du Directoire à Bonaparte. — Préparatifs de guerre. — Entrée des Français à Bologne. — Armistice de Bologne. — Prise d'armes des pontificaux. — Mission Mattei. — Affaire de Lugo. — Conférences de Florence. — Seconde prise d'armes des pontificaux. — Bataille du Senio. — Négociations pour la paix. — Paix de Tolentino. — Joseph Bonaparte ambassadeur à Rome. — Les mécontents se groupent autour de lui. — Affaire Provera. — Assassinat de Duphot. — Déclaration de guerre du Directoire. — Berthier est chargé de renverser le gouvernement pontifical. — Proclamation de la République Romaine. — Expulsion de Pie VI. — Organisation de la nouvelle République. — Déprédations et pillages. — Révolte des Français contre leur général Masséna. — Insurrections locales. — Décadence et ruine prochaine de la nouvelle République.

Lorsque commença la Révolution française, les relations entre la Papauté et le nouveau régime furent tout de suite mauvaises. La plupart des membres de l'Assemblée Constituante, imbus des doctrines philosophiques de leur époque et sincèrement résolus à entrer dans la voie des réformes, se heurtèrent aux prétentions opposées de l'Église. La résistance les irrita. Ils portèrent dans cette lutte une animosité extraordinaire. Souvent même ils dépassèrent la mesure, et ne réussirent qu'à compliquer par les embarras d'une guerre religieuse une situation déjà fort embarrassée. Suppression des annates, confiscation des biens de l'Église, occupation du comtat Venaissin, et surtout constitution civile du clergé, telles furent les principales attaques dirigées contre la Papauté par les jansénistes, alors nombreux, de la Constituante. Le pape régnant était alors Pie VI. Il répondit à ces attaques en rappelant le nonce et en rompant toute relation diplomatique avec la France (2 août 1791).

Les ennemis de la Papauté furent heureux de cette rupture. Ils auraient voulu pousser les choses plus loin et forcer le roi à déclarer la guerre à Pie VI: mais Louis XVI, qui n'avait déjà sanctionné les décrets que contraint et forcé, ne voulait à aucun prix la guerre contre le chef de l'Église. Le Pape, de son côté, regrettait d'avoir été poussé à la dure extrémité d'une rupture avec la France. Bien que sollicité par les souverains, qui formaient alors une coalition contre notre pays, à entrer dans la ligue, il se contenta de les assurer de ses sentiments d'amitié, mais n'ordonna aucun préparatif militaire. Des deux côtés, tout en simulant une indifférence officielle, on s'occupait donc de ce qui se passait dans les deux pays, et il n'était pas une des journées de la révolution parisienne qui n'eût à Rome son retentissement et son contre-coup.

Une catastrophe imprévue faillit amener la guerre directe. Un envoyé de la France à Rome, Hugon de Basville[282], qui avait provoqué la populace romaine par d'inopportunes manifestations, fut assassiné, et tous ceux de nos compatriotes qui résidaient alors dans la capitale du monde chrétien insultés, battus et pillés (janvier 1793). Quand arriva à Paris la nouvelle de l'attentat, il n'y eut qu'un cri de fureur et d'indignation. À peine avait-on achevé la lecture du rapport adressé par le conseil exécutif que, de toutes parts, on réclama l'urgence. À la Convention comme dans la presse, ce fut un véritable débordement d'injures contre la papauté, mais ces déclamations n'aboutirent à rien, car on entrait alors dans la terrible année 1793. L'Europe entière assiégeait nos frontières. La guerre civile avait éclaté dans la moitié de nos départements. La Convention se déchirait elle-même. Dans le tumulte de ces luttes gigantesques, la question romaine fut oubliée. Sans doute la Papauté et la République romaine furent censées en état de guerre, et, de temps à autre, quelque ministre ou quelque journaliste, pour se donner un regain de popularité, proposa de marcher contre Rome et de laver dans le sang du dernier des pontifes l'injure de la France, mais le crime n'en resta pas moins impuni, et, pour employer une expression du temps, les cendres de Basville restèrent longtemps sans vengeance.

Bonaparte fut ce vengeur. Lorsqu'il descendit en Italie, en 1796, on avait depuis longtemps, de part et d'autre, substitué à la guerre de fait la guerre de propagande. Pie VI ne se contentait pas d'ouvrir ses États aux émigrés et de leur assurer des ressources, il prêchait une véritable croisade en faveur de ceux qu'on appelait déjà les amis du trône et de l'autel; il encourageait à la résistance Vendéens et royalistes; il soutenait de ses exhortations tous ceux des membres du clergé, et ils étaient nombreux, qui n'avaient pas voulu prêter serment à la Constitution civile; il promettait à nos ennemis les secours du ciel, et ses représentants auprès des cours étrangères se faisaient remarquer par leur acharnement contre la France. Le Pape en un mot n'était pas le plus puissant, mais un des plus déterminés et des plus dangereux membres de la coalition formée contre notre pays.

Il est vrai que les divers gouvernements qui se succédèrent en France semblaient prendre à tâche d'exciter les colères pontificales par leurs attaques inconsidérées. Ils ne tarissaient pas en déclamations sur la nécessité de renverser l'«idole romaine». C'était comme un thème convenu dans les discours de l'époque. Comme les souvenirs antiques hantaient alors les imaginations et qu'on se grisait en quelque sorte avec les mots de Brutus, de Tarquin ou de Capitole, les descendants de Camille étaient menacés d'une nouvelle invasion de Gaulois conduits par un autre Brennus. Ce n'étaient pas seulement des orateurs de club, jaloux de se fabriquer à peu de frais une popularité de quelques instants, ou des journalistes en quête d'un article retentissant; les membres du gouvernement eux-mêmes se laissaient aller à ces invectives passionnées. Le Directoire surtout se signala par cette haine rétrospective. L'un des cinq premiers directeurs croyait avoir contre le Pape des griefs tout particuliers. C'était Larévellière-Lépeaux, le très honnête mais assez ridicule fondateur d'une religion nouvelle, qu'il avait intitulée la théophilanthropie. Cet inventeur de religion avec garantie du gouvernement considérait Pie VI comme un rival, ou plutôt comme un concurrent, et ne cessait de pousser ses collègues à la guerre contre Rome, espérant qu'il parviendrait de la sorte à substituer à la superstition romaine le culte idéal de la théophilanthropie. C'est surtout dans ses mémoires, imprimés mais non publiés, on ne sait en vertu de quel scrupule, par la famille du directeur, qu'il faut suivre la trace de la campagne dirigée par Larévellière-Lépeaux contre celui qu'on appelait plaisamment son collègue. On voit, en parcourant ces mémoires, dont quelques exemplaires ont été distribués, comment le théophilanthrope, ne pouvant, comme il l'eût désiré, conduire à Rome les armées françaises, dirigea contre son ennemi toute une légion de gazetiers et de pamphlétaires, même de jansénistes vindicatifs, et à la propagande réactionnaire dans nos départements de l'Ouest répondit par la propagande démocratique et anticatholique dans les États pontificaux.

Aussi bien les autres membres du Directoire, s'ils ne poursuivaient pas en Pie VI un ennemi personnel, partageaient néanmoins contre la Papauté la plupart des préventions de Larévellière-Lépeaux. Lorsqu'ils décidèrent l'entrée de Bonaparte en Italie, ils insistèrent dans leurs instructions au général sur la nécessité de détrôner le Pape et de détruire le pouvoir temporel. Pie VI était à leurs yeux un de leurs plus dangereux ennemis, et il n'était que temps de le punir de son intervention dans nos affaires intérieures. Les membres du Directoire n'ont jamais varié sur ce point. La chute de Pie VI était en quelque sorte un des axiomes de leur programme politique. Elle était sans doute subordonnée aux circonstances, mais il était entendu qu'on profiterait de ces circonstances, qu'on les provoquerait au besoin. Voici du reste, et nous la choisissons entre plusieurs, comme étant l'expression définitive des intentions du gouvernement français à cet égard, voici une dépêche du directeur Rewbell à Bonaparte, en date du 3 février 1797, très explicite et ne laissant aucun doute: «En portant son attention sur tous les obstacles qui s'opposent à l'affermissement de la Constitution française, le Directoire exécutif a cru s'apercevoir que le culte romain était celui dont tous les ennemis de la liberté pouvaient faire d'ici à longtemps le plus dangereux usage. Vous êtes trop habitué à réfléchir, citoyen général, pour n'avoir pas senti, tout aussi bien que nous, que la religion romaine sera toujours l'ennemie irréconciliable de la République, d'abord par son essence, et, en second lieu, parce que ses sectateurs et ses ministres ne lui pardonneront jamais les coups qu'elle a portés à la fortune et au crédit des premiers, aux préjugés des autres... Le Directoire vous invite donc à faire tout ce qui vous paraîtra possible pour détruire le gouvernement papal, de manière que, soit en mettant Rome sous une autre puissance, soit, ce qui serait mieux encore, en y établissant une forme de gouvernement intérieur qui rendrait méprisable et odieux le gouvernement des prêtres, de manière que le Pape et le sacré collège ne pussent concevoir l'espoir de jamais siéger dans Rome, et fussent obligés d'aller chercher un asile dans quelque lieu que ce fût, où au moins ils n'auraient plus de puissance temporelle.»

Si Bonaparte avait suivi à la lettre ces instructions, son premier soin, aussitôt après la défaite des Piémontais et la conquête de Lombardie, eût été de courir à Rome et d'y proclamer la Révolution. Quelques-uns de ses lieutenants, égarés par leurs préjugés, le poussaient à cette entreprise. Les agents du Directoire, tous les partisans des doctrines jacobines, et de nombreux Italiens qui croyaient de bonne foi que la destruction du pouvoir temporel leur ouvrirait une ère de liberté sans mélange et de prospérité sans fin, pressaient l'heureux vainqueur d'entrer à Rome. Heureusement pour lui et pour son armée, Bonaparte ne céda pas à ces sollicitations. Il ne voulut pas s'exposer à être enfermé dans sa propre conquête. Il préféra engager avec l'Autriche un duel de plusieurs mois qui se termina par un éclatant triomphe, et se réserva d'aller plus tard à Rome. On a prétendu que, saisi de respect pour le Pape, il ne voulut pas rompre avec le chef du catholicisme. Pourtant les préjugés religieux ne furent jamais une entrave bien gênante pour Bonaparte. Bien souvent, dans le cours de sa prodigieuse carrière, il devait, suivant les circonstances, se servir du catholicisme comme d'une arme de combat, ou essayer de le réduire à l'impuissance, lorsqu'il croyait utile de l'annihiler. Quant à son respect pour les souverains et pour les vieillards, ce respect fut toujours subordonné à ses intérêts. Si donc, malgré les instructions très précises du Directoire, et la pression, souvent importune, de ceux qui l'entouraient, Bonaparte ne voulut pas s'engager dans une expédition à fond contre la Papauté, ce ne fut ni par crainte des ressources temporelles du chef de la catholicité, ni par respect involontaire et en quelque sorte inconscient pour sa personne, ce fut uniquement parce qu'il considérait l'Autriche comme son principal adversaire, et qu'il était résolu à concentrer, jusqu'à nouvel ordre, tous ses efforts contre l'Autriche. Il était certes trop bon tacticien pour se dissimuler les dangers d'une diversion tentée sur son flanc droit par une armée pontificale, mais il savait très bien que cette armée pontificale n'était pas bien redoutable, et comme chez lui les préoccupations militaires remportaient sur les haines politiques, il voulait, non sans raison, se débarrasser du plus redoutable de ses ennemis, l'Autriche, avant d'accabler le plus faible, c'est-à-dire le Pape.

On se demande avec étonnement d'un autre côté pourquoi Pie VI ne profita pas des circonstances, puisqu'il était en lutte avec la France et n'ignorait pas les desseins formés contre lui par le Directoire, pour courir au secours de l'Autriche et empêcher, par cette irruption dans nos lignes, la marche en avant de Bonaparte; mais le Pape, pas plus lui que les autres princes italiens, ne s'attendait à la brusque invasion de la Péninsule par l'armée française; il s'attendait encore moins aux victoires répétées de Bonaparte. Il n'avait pas d'armée organisée, en état d'entrer en campagne, et, avec les ressources dont il disposait, il ne pouvait improviser cette armée. Il agit néanmoins dans la mesure de ses forces pour s'opposer à nos succès. Par ses ordres la chaire retentit d'emphatiques et furibondes attaques contre la France. Quelques exaltés allèrent même, dans l'exagération de leur zèle, jusqu'à traiter les Français de cannibales. On imprima, les brochures existent encore[283], que les Français ne croyaient ni à Dieu, ni au diable, mais que cependant ils adoraient des idoles, entre autres des bonnets phrygiens et des arbres de liberté. On répandit sur leurs mœurs mille contes effrayants, et les pseudo-miracles éclatèrent en foule. Ici des madones, exposées à la vénération des fidèles dans les églises ou au coin des rues avaient cligné des yeux; là elles avaient pleuré, ou bien une pâleur livide s'était répandue sur leurs joues, sans doute à l'approche de ces païens de Français. L'abbé Vincent Albertini[284] composa même à ce sujet un ouvrage de haute dévotion, qui fut distribué à profusion dans les campagnes, et où il se répandit en invectives contre «[285]cette race abominable d'hommes antisociaux et inhumains, se disant philosophes et régénérateurs».

On espérait préparer ainsi contre les Français de nouvelles vêpres siciliennes. En effet la populace ignorante des villages, les montagnards des Apennins surtout, fanatisés par leurs curés et leurs moines, se disposèrent à une énergique résistance, mais, dans les grandes villes, les bourgeois et les fonctionnaires riaient de ces moyens séniles de réchauffer l'enthousiasme. Dans les villes du nord, particulièrement à Bologne, à Ferrare, et dans toutes les légations, qui étaient éloignées de la capitale et regrettaient leurs privilèges municipaux, on ne tenait nul compte de ces excitations officielles. On se préparait même à bien accueillir les Français, et, comme les grands mots de liberté et de patrie avaient profondément retenti dans l'Italie entière, tous ceux qui croyaient à l'avenir de la nation, non seulement étaient résolus à ne pas seconder l'action du gouvernement pontifical, mais encore n'attendaient qu'une occasion pour se déclarer en notre faveur. À Rome même bon nombre de citoyens rêvaient déjà la chute de Pie VI et le rétablissement de la République. L'un d'entre eux, un architecte distingué, Francesco Milizia[286], écrivit à ses amis des lettres qui, depuis, ont été publiées, et qui ne présentent pas qu'un intérêt local, car elles font connaître l'opinion de la bourgeoisie romaine. Or, dans ses lettres, Milizia parle à plusieurs reprises du dégoût que lui inspiraient à ses amis et à lui les menées pontificales, et de la sympathie qu'ils ressentaient au contraire pour les Français.

Le gouvernement pontifical a toujours été admirablement informé. Pie VI et ses conseillers savaient donc que l'opinion publique était hésitante et que les succès de la France trouvaient à Rome un écho complaisant. Ils n'ignoraient pas d'un autre côté que le Directoire pressait Bonaparte d'entrer à Rome. Ils activèrent donc l'armement de leurs troupes et se disposèrent à intervenir directement. Le moment paraissait favorable. La Lombardie était mécontente, Venise s'agitait, Gênes et le Piémont s'insurgeaient sur nos derrières, la Toscane ouvrait aux Anglais Livourne et Porto-Ferraio, enfin Wurmser s'apprêtait à déboucher du Tyrol, pour débloquer Mantoue, à la tête de 70,000 hommes. Si les 20,000 pontificaux arrivaient à temps pour se joindre aux Autrichiens, Bonaparte était pris entre deux feux, et la situation de l'armée française gravement compromise.

Bonaparte n'avait jusqu'alors qu'annoncé une prochaine expédition contre Rome. Il avait même, dans sa proclamation du 26 avril, parlé des cendres des vainqueurs de Tarquin que foulaient encore les assassins de Basville, mais il s'était contenté de cette période retentissante, et n'avait pas dirigé un seul de ses soldats contre le Pape. Il voulut néanmoins, puisque le Pape manifestait l'intention d'entrer en campagne contre la France, et que cette intervention pouvait, à un moment donné, devenir dangereuse, il voulut la prévenir, tout en donnant une apparence de satisfaction aux rancunes directoriales. Augereau reçut donc l'ordre de disperser le rassemblement pontifical.

Les Bolonais, qui ont toujours détesté le gouvernement des prêtres, venaient de députer à Bonaparte les sénateurs Caprara et Malvasia et l'avocat Pistorini, pour le prier de les affranchir d'une domination abhorrée. Prompt à saisir les occasions, Bonaparte enjoignit à son lieutenant Augereau de marcher d'abord sur Bologne et sur Ferrare. Les Français y entrèrent sans résistance. L'imposante citadelle de Ferrare et Urbino capitulèrent sans tirer un coup de canon. Bonaparte arriva lui-même à Bologne le 19 juin et fut accueilli par une immense acclamation. Il s'empressa de renvoyer les cardinaux légats Pignatelli et Vincenti, et flatta l'amour-propre des Bolonais en leur promettant de restaurer la République[287]. Aussitôt Faenza suivit le mouvement, et la Romagne tout entière se détacha de la Papauté. Bonaparte comprit qu'il lui suffisait d'exploiter la situation pour effrayer Pie VI, et qu'une expédition sur Rome était à tout le moins inutile. «Il me sera facile d'aller jusqu'à Rome, écrivait-il[288] à Carnot; cependant, comme les opérations de l'Allemagne peuvent changer notre position d'un instant à l'autre, je crois qu'il serait bon qu'on me laissât la faculté de conclure l'armistice avec Rome ou d'y aller. Dans le premier cas, me prescrire les conditions de l'armistice; dans le second, me dire ce que je dois y faire, car mes troupes ne pourraient pas s'y maintenir longtemps. L'espace est immense, le fanatisme très grand.» En même temps, pour faire accepter plus facilement sa désobéissance aux ordres formels du Directoire[289], il s'étendait avec complaisance sur les moyens nouveaux que la révolte de la Romagne mettait à sa disposition. «Pour faire trembler la cour de Rome et lui faire sentir que sa magie sur le peuple n'aurait pas d'effet contre nous, j'ai autorisé le Sénat de Bologne à regarder comme nuls et non avenus tous les décrets de Rome, attentatoires à sa liberté. Cela fait le plus grand plaisir à ce pays-ci, et en sera d'autant plus sensible à la cour de Rome. Cela vous ouvre le chemin pour faire de ce pays, à la paix définitive, ce que vous jugerez convenable. Pendant tout le temps que durera l'armistice, nous n'aurons pas besoin de tenir de troupes ici, car, de la manière dont je les brouille avec la cour de Rome, ils en craindront toujours la vengeance et le ressentiment.»

Bonaparte, en effet, songeait déjà à négocier un accommodement; mais, fidèle à la tactique qui lui avait plusieurs fois réussi, il poursuivait sa marche tout en négociant. Les unes après les autres, toutes les forteresses pontificales tombaient entre nos mains, et les canons qui garnissaient leurs murailles étaient aussitôt envoyés sous Mantoue pour activer le siège de la citadelle autrichienne. Une nouvelle division française, commandée par Vaubois, menaçait Rome par la Toscane, et, dès le 26 juin, arrivait à Pistoïa. Rome était consternée. On y parlait déjà du connétable de Bourbon; on se figurait que les Français allaient y renouveler les horreurs du sac de 1527; mais Bonaparte, qui ne partageait[290] pas contre Pie VI les préjugés du Directoire, ne tenait pas à s'enfoncer dans la péninsule. Il se rappelait que toutes les invasions françaises avaient échoué parce que nos soldats avaient pénétré dans le cœur de l'Italie avant d'en avoir occupé les avenues. D'ailleurs, il lui tardait de continuer contre les Autrichiens la grande lutte qui seule déciderait des destinées de la péninsule. Aussi accueillit-il avec empressement le ministre d'Espagne, Azara, auquel Pie VI avait donné plein pouvoir pour négocier, s'il était possible, un accommodement honorable.

Bonaparte n'attendit pas de nouvelles instructions du Directoire, et profita du désarroi où ses rapides manœuvres avaient jeté la cour pontificale, pour signer le 23 juin, assisté de Garreau et de Salicetti, l'armistice de Bologne[291]. Les conditions en étaient dures. Il y était dit que le gouvernement français, par déférence pour le roi d'Espagne, consentait à suspendre les hostilités, mais le pape s'engageait à envoyer un plénipotentiaire à Paris pour y régler la paix définitive. Il relâchait les patriotes, promettait une indemnité pour le meurtre de Basville, fermait tous les ports de ses États aux ennemis de la France, consentait à ce que les légations de Bologne, de Ferrare et la citadelle d'Ancône continuassent à être occupées par nos troupes, promettait cent tableaux, cinq cents manuscrits et vingt et un millions, dont quinze et demi payables en numéraire et cinq et demi en marchandises. Les paiements se feraient en trois termes, dans quinze jours, un mois et trois mois. Enfin le Pape donnerait passage sur son territoire aux troupes françaises toutes les fois que la demande lui en serait adressée.

Ces conditions étaient dures. Elles l'auraient été bien davantage sans l'adresse d'Azara qui, ne pouvant rien obtenir de Bonaparte, s'était retourné du côté de Carreau et de Saliceti, et avait fini par leur arracher l'aveu que l'armée française ne pouvait marcher sur Rome[292]. Il en avait aussitôt profité pour élever ses prétentions. Il avait notamment refusé que les trésors de Notre-Dame de Lorette fussent remis à la France. Bonaparte fut obligé d'ordonner une marche de nuit sur Ravenne. Ce fut seulement quand il eut appris cette nouvelle manœuvre qu'Azara consentit à la contribution de vingt et un millions, dont un million figurant la rançon de Lorette. Dans la pensée des deux parties contractantes, les conditions de cet armistice n'étaient pas définitives. De part et d'autre, on ne cherchait qu'à gagner du temps pour reprendre ce qu'on avait donné. Bonaparte ne pouvait, en effet, se dissimuler qu'il avait outrepassé les instructions du Directoire en ménageant un souverain qu'on lui avait ordonné de renverser à tout prix. Aussi crut-il nécessaire de se justifier. Il insistait[293] sur la haine que les Bolonais portaient au Pape, il démontrait[294] l'importance stratégique d'Ancône, enfin il affirmait que l'armistice n'était qu'une suspension d'armes commandée par les circonstances. «L'armistice, écrivait-il, étant plutôt conclu avec la canicule qu'avec l'armée du Pape, mon opinion serait que vous ne vous pressiez pas de faire la paix, afin que, au mois de septembre, si nos affaires d'Allemagne et du nord de l'Italie vont bien, nous puissions nous emparer de Rome[295].» Pie VI, de son côté, ne pouvait se résigner à perdre, sans seulement avoir essayé de les défendre, les plus riches de ses provinces, et il haïssait d'autant plus la France qu'il avait été plus humilié par elle. Son premier soin fut de se rapprocher du roi de Naples, d'enrôler de nombreux mercenaires et de se mettre en état de prendre l'offensive à la première occasion favorable. Il appela même à lui, pour diriger ses troupes, un général piémontais fort réputé, Colli, que l'armistice conclu entre la France et le Piémont, venait de réduire à l'inaction et qui ne demandait qu'à entrer de nouveau en ligne contre son jeune vainqueur.

Un[296] des commissaires français envoyés à Rome pour surveiller l'exécution de l'armistice de Bologne, Miot, a laissé, dans ses Mémoires, le curieux tableau de la capitale du catholicisme à ce moment troublé de son histoire: «Rome, écrit-il[297], présentait le spectacle le plus singulier et le plus repoussant. Un sombre fanatisme, que les moines excitaient, et que les plus absurdes récits entretenaient, avait rempli toutes les âmes. Des pratiques religieuses, des prédications fougueuses occupaient uniquement toute la population, et les classes les plus élevées de la société n'osaient s'en abstenir. Les rues étaient encombrées de longues files de prêtres et de moines marchant en procession et une foule immense les suivait. Enfin les imaginations exaltées ne rêvaient que prodiges, meurtres et vengeances. Le gouvernement, loin de calmer cette effervescence, la fomentait sans merci et se figurait y trouver la plus puissante garantie contre la propagation des principes révolutionnaires, dont, plus que tout autre, il redoutait l'introduction.» Miot fut donc mal accueilli à Rome, sauf par le pape Pie VI, qui se montra cordial et presque affectueux; mais les cardinaux se détournaient de lui. Ils affectaient de le considérer comme un agent provocateur. Dès le mois de juillet, lorsque furent répandus de fâcheux bruits sur de prétendues défaites subies par la France, Miot fut menacé dans sa sécurité et obligé de regagner précipitamment la Toscane. À Spolète, il fut même entouré par la populace furieuse, qui jeta des pierres contre sa voiture. Il ne parvint qu'à grand'peine à se dégager et à s'enfuir.

L'occasion attendue par le gouvernement pontifical depuis l'armistice de Bologne ne tarda pas à se présenter. Wurmser et ses 70 000 soldats dessinaient alors leur attaque (juillet 1796). Ils descendaient du Tyrol pour débloquer Mantoue, et, sur toute la ligne, refoulaient nos avant-postes. Bonaparte était obligé de lever le siège de la forteresse autrichienne, et concentrait ses forces pour repousser cette dangereuse attaque. En cas de défaite il était perdu. Pie VI, malgré les sages représentations du ministre d'Espagne, Azara, ne voulut pas attendre l'issue de la lutte. Dans l'imprudente persuasion que les Français allaient être chassés d'Italie, il envoya le cardinal Mattei reprendre possession de Ferrare, dont la garnison française était sortie le 21 juillet, et donna l'ordre à ses troupes d'entrer en campagne. «La très sainte ville par excellence, écrivait à ce propos l'architecte Milizia à son ami Lorenzo Lami, se rend plus ridicule que jamais par ses extravagances. On s'obstine encore à croire les exécrables Français battus et chassés d'Italie. C'est pourquoi l'autre matin les valeureux Romains s'attroupèrent en foule pour huer et poursuivre à coups de pierre et le couteau à la main deux commissaires français.» La populace romaine[298] n'était pas seule à prendre les armes. Excités par leurs curés, les paysans de la Romagne s'insurgeaient, et leurs bandes se concentraient à Lugo, dans le Ferrarais. Ne leur avait-on pas fait croire[299] tantôt que Bonaparte avait été battu, tantôt qu'il avait été fait prisonnier et enfermé dans une cage de fer, ou même qu'il avait été tué et enterré à Florence, dans le jardin de Miot! Aussi l'exaltation de ces bandes tumultueuses était-elle considérable. Elles ne croyaient pas aller au combat, mais plutôt au massacre. C'était, suivant une expression de l'époque, une Vendée pontificale qui s'organisait sur notre flanc.

Sur ces entrefaites, Bonaparte remporta coup sur coup les victoires de Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano et Saint-Georges. Wurmser fut enfermé à Mantoue. La cour pontificale resta seule exposée à notre vengeance.

Bonaparte, cette fois encore, agit avec prudence. Il feignit[300] de considérer comme une incartade sans conséquence les démonstrations hostiles de la Papauté, et se contenta de réoccuper les villes cédées par l'armistice de Bologne. Il ordonna cependant au cardinal Mattei de venir le rejoindre à son quartier général. Le malencontreux serviteur de la Papauté croyait aller au-devant du dernier supplice, mais il obéit[301]. «Savez-vous, Monseigneur, se contenta de lui dire Bonaparte, que je peux vous faire fusiller?—Je le sais, répondit avec dignité le cardinal, et je ne vous demande qu'un quart d'heure pour me préparer à la mort.—Pas du tout, répliqua le général, qui admirait le vrai courage, ou qui peut-être n'avait cherché qu'à produire sur l'esprit de ce vieillard une impression de terreur, calmez-vous, ne soyez pas si irritable, et causons, car je suis le meilleur ami de Rome.» En effet il lui dévoila sa politique, et le persuada qu'au prix de quelques concessions territoriales ou pécuniaires, il garantirait à la Papauté le libre exercice de ses droits en matière religieuse. Ce n'était de la part de Bonaparte qu'une feinte, car il écrivait[302] au même moment à l'ambassadeur d'Espagne, Azara, et avait grand soin d'énumérer tous ses griefs contre la Papauté. Il se réservait évidemment d'agir au moment opportun, et, s'il avait pris soin de se poser aux yeux du cardinal Mattei comme le fils dévoué de l'Église, c'est parce qu'il croyait utile à ses desseins de ménager le Pape jusqu'à nouvel ordre, et pensait que Mattei serait l'instrument inconscient de ses projets.

En réalité, Bonaparte avait été fort irrité de l'hostilité déclarée de la cour pontificale. La preuve de cette irritation, ce fut l'énergie sauvage avec laquelle furent dispersées les bandes de paysans insurgés. Ces paysans s'étaient enfermés à Lugo. Ils y avaient installé une sorte de gouvernement provisoire, et, ce qui était plus grave, ils avaient fait tomber dans une embuscade une soixantaine de dragons français, leur avaient coupé la tête et avaient exposé les cadavres dans la maison commune. Le chargé d'affaires d'Espagne, baron Capelletti, s'était rendu au foyer de la sédition et avait essayé de calmer les rebelles, mais il n'avait rien obtenu. Lorsque Augereau, chargé par Bonaparte de tout faire rentrer dans l'ordre, s'approcha de Lugo et envoya un parlementaire aux insurgés pour les sommer de capituler, les paysans accueillirent cet officier par une grêle de balles. Aussi la répression fut-elle terrible. Voici comment Augereau en rendit compte[303] au général en chef, dans le style légèrement emphatique de l'époque: «L'armée apostolique et son quartier général n'existent plus. Les chouans de la Romagne et du Ferrarais ont été chassés, battus, dispersés sur tous les points, et, si je ne me trompe, la fantaisie de nous combattre ne les reprendra pas de longtemps... Je marchai contre eux hier matin avec à peu près huit cents hommes d'infanterie, deux cents chevaux, et deux pièces d'artillerie. À une lieue et demie de la ville, leurs avant-postes cachés dans les chanvres commencèrent à fusiller. Nos éclaireurs les firent déguerpir, et les conduisirent, plus vite que le pas, dans la ville où ils se crurent en sûreté. J'y fis diriger quelques coups de canon et mettre le feu à quelques maisons: cet appareil, joint à une fusillade assez vive, les fit déloger à la hâte; ils se répandirent en désordre dans la campagne, où je les fis poursuivre avec chaleur. Trois cents environ restèrent sur la place.» Afin de prévenir le retour de révoltes semblables, Augereau édicta une série de mesures draconiennes: tout citoyen armé sera fusillé! Toute ville ou village où un Français aura été assassiné sera brûlée! Tout habitant convaincu d'avoir tiré sur un Français sera fusillé et sa maison incendiée! Tout village où sonnera le tocsin sera brûlé! Tout attroupement dispersé par la force[304]. Certes la guerre a de cruelles nécessités, mais les retours de la fortune sont singuliers, et n'est-il pas déplorable de penser que d'autres peuples, dans des circonstances analogues, n'ont fait que suivre l'exemple que nous leur avions donné en Italie, en 1796!

En présence d'une hostilité aussi déclarée, il peut sembler étrange que Bonaparte n'ait pas, dès lors, cherché à briser la puissance pontificale, d'autant plus que les ordres du Directoire à cet égard devenaient de plus en plus impératifs, et que quelques-uns de ses lieutenants, Augereau surtout, l'engageaient à en finir au plus vite avec ce foyer de coalitions et de haines antifrançaises; mais Bonaparte ne jugeait pas gagnée d'une façon définitive la partie militaire. Il voulait ne s'avancer qu'à coup sûr, et, comme il venait d'apprendre que l'Autriche préparait contre lui un nouvel et formidable armement, sous les ordres d'Allwintzy, il croyait, non sans raison, avoir besoin de toutes ses forces pour repousser ce redoutable adversaire. Il venait même de rendre la liberté au cardinal Mattei en lui écrivant[305]: «J'aime à me persuader que cela n'a été de votre part que l'oubli d'un principe, dont vous avez trop de lumière et de connaissance de l'Évangile pour ne point être convaincu: que tout prêtre qui se mêle des affaires politiques ne mérite point les égards qui sont dus à son caractère.» Enfin, sur ses instances, le Directoire venait de désigner Saliceti et Garreau comme plénipotentiaires chargés de négocier avec la Papauté un traité définitif, et Mgr Lorenzo Caleppi venait d'arriver à Florence, avec les pleins pouvoirs du Pape, pour régler toutes les questions pendantes (4 septembre). Bonaparte semblait donc résolu à prévenir toute explosion nouvelle, et il semblait que la République française et l'Église, grâce à la prudence des généraux en chef, fussent à la veille de se réconcilier.

Or, les négociations de Florence n'aboutirent pas. Caleppi croyait n'avoir à discuter que les bases d'un traité politique, et les commissaires du Directoire lui présentèrent à l'improviste un traité en vingt-neuf articles, dont vingt et un publiés et huit secrets. Les huit articles secrets étaient relatifs à l'attitude du Saint-Siège vis-à-vis la Révolution, et à des projets de traités de commerce et de convention consulaire. Le Directoire exigeait notamment que Pie VI retirât tous ses brefs contre la République, contre la confiscation des biens de mainmorte, contre la constitution civile du clergé, qu'il supprimât l'inquisition, qu'il renonçât à l'usage d'avoir des castrats dans ses églises, etc. Caleppi fit remarquer avec raison que le Pape acceptait les faits accomplis, et n'avait de préférence pour aucune forme de gouvernement. Il allégua même comme preuve le bulle du 5 juillet, Pastoralis sollicitudo qui avait été adressée «omnibus Christefidelibus catholicis communionem cum sede apostolica habentibus, in Gallia commorantibus, de pace servanda ac debita constitutis potestatibus subjectione». Il finit par déclarer qu'il ne pouvait rien prendre sur lui, et demanda à en référer au Saint-Siège. On ne lui accorda que huit jours pour accepter ou pour refuser en bloc les vingt-neuf articles. Pie VI assembla aussitôt le Saint-Siège et repoussa le traité proposé: «Sa Sainteté a reconnu avec la plus vive douleur, qu'outre l'article qui avait été proposé à Paris, et par lequel on avait voulu l'obliger à désapprouver, révoquer et annuler toutes les bulles, tous les brefs, tous les rescrits apostoliques émanés de l'autorité du Saint-Siège, et relatifs aux affaires de France depuis 1789, il y en avait encore d'autres qui, étant infiniment préjudiciables à la religion catholique et aux droits de l'Église, étaient par conséquent inadmissibles et elle n'a pas voulu entrer en discussion au sujet de ceux qui lui paraissaient destructifs de la souveraineté de ses États, nuisibles au bonheur et à la tranquillité de ses sujets, et ouvertement contraires aux égards dus aux autres nations et puissances, puisqu'ils ne permettaient pas au Saint-Siège de garder la neutralité.»

Cette déclaration entraînait la rupture des conférences de Florence. Elle équivalait à une dénonciation des hostilités. Aussi bien la cour romaine semblait-elle décidée à entrer sérieusement en campagne. Le feld-maréchal Allwintzy venait de commencer ses opérations, et le début en avait été heureux. Pie VI, malgré la double leçon qu'il avait déjà reçue, se persuada que l'Italie allait, cette fois encore, devenir le tombeau des Français, et résolut de faire entrer ses troupes en campagne, afin de donner la main aux Autrichiens d'Allwintzy. Dans une cérémonie brillante, il investit le général Colli du commandement suprême, et le bénit comme le chef d'une nouvelle croisade. Les Romains semblaient pleins d'ardeur. Leur enthousiasme avait été surexcité par de fanatiques exhortations. Contributions volontaires, enrôlements, tout semblait marcher à souhait. On avait malheureusement escompté la victoire, et les illusions tombèrent bien vite, car Arcole et Rivoli furent la foudroyante réponse à cette levée de boucliers intempestive.

Bonaparte n'avait conservé aucune illusion sur les sentiments de la cour pontificale. Non seulement il avait appris que le cardinal Albani avait été envoyé secrètement à Vienne, pour resserrer l'alliance autrichienne, mais encore il avait intercepté une lettre adressée par le cardinal Busea à l'ambassadeur à Vienne, Mgr Albani, qui dissipait toute équivoque. On y lisait entre autres passages: «Tant qu'il me sera permis d'espérer du secours de l'Empereur, je temporiserai résolument aux propositions de paix que les Français ont faites... Toujours ferme dans mes opinions, je croirais compromettre mon honneur en traitant avec les Français, lorsqu'une négociation est entamée avec la cour de Vienne.» La connivence du Saint-Siège avec les Autrichiens était donc parfaitement établie, et Bonaparte avait le droit d'accuser de trahison Pie VI et ses ministres.

Aussi bien le vainqueur de Wurmser et d'Allwintzy[306] s'estimait fort heureux du prétexte que lui fournissait le Saint-Siège d'entrer en lutte contre lui. Les Autrichiens étaient refoulés en Tyrol et dans le Frioul, Mantoue avait capitulé, les Romains seuls étaient en armes. Comme il avait le champ libre, il pouvait maintenant marcher contre eux et les accabler. Il le pouvait d'autant mieux que les souverains catholiques paraissaient tout disposés à le laisser partager à sa guise les États pontificaux. Cacault, notre représentant à Rome[307], l'avait averti que l'Empereur demandait au Pape, pour prix de son alliance, Ferrare et Commachio. Pérignon[308] notre ambassadeur à Madrid, l'informait que le premier ministre espagnol, don Manuel Godoï, ne demandait pas mieux que de transférer Pie VI en Sardaigne, à condition que les États du duc de Parme fussent agrandis par l'annexion de quelques territoires pontificaux. Le roi de Naples, de son côté, soulevait de vieilles prétentions sur Bénévent et Ponte Corvo, et laissait entendre que, moyennant la cession d'Ancône, il deviendrait l'allié de la République. À dire vrai le Pape était abandonné de tous ceux qui auraient dû le soutenir, et cela au moment même où le vainqueur de l'Autriche avait la libre disposition de toutes ses forces, et s'apprêtait à les tourner contre lui.

L'armée pontificale, bien que fanatisée, bien que soutenue et entretenue par les dons volontaires des populations, ne pouvait sérieusement[309] entrer en lutte avec les soldats qui venaient de battre les solides régiments de Wurmser et d'Allwintzy. On le comprenait si bien en Italie qu'on considérait Pie VI comme battu, avant même que ses troupes eussent tiré un coup de fusil. Une pièce bouffonne, intitulée Dialogo fra il sante Padre ed il signor Colli, représente le généralissime pontifical comme profondément découragé. Il se plaint de l'attitude peu martiale de ses soldats, qui se présentent au combat un rosaire à la main, et Pie VI ne peut trouver pour le consoler que la promesse de donner les clefs du paradis à qui lui livrera Bonaparte pieds et poings liés[310]. Une caricature est consacrée à l'enterrement de la Papauté. Le souverain pontife est porté en terre sur un brancard qui se brise, pendant qu'il essaie de reprendre l'équilibre, en jetant les jambes en l'air et en perdant sa tiare. Deux généraux le précèdent pleurant à chaudes larmes et levant les bras au ciel. Un autre le suit sans chapeau, tout dépenaillé, et l'habit déchiré. Les Romains eux-mêmes ne croyaient pas au succès final. «Je crois, écrivait Gianni[311] à son ami l'évêque Ricci, que lorsque aura lieu la première défaite des soldats bénis du pape, déjà préparés par de saints exercices à monter au ciel, Pie VI sera alors saisi d'une belle peur. »

À vrai dire Bonaparte n'avait qu'à marcher droit devant lui, pour disperser le rassemblement pontifical. Le 1er février 1797, il dénonça l'armistice de Bologne et ouvrit les hostilités[312]. Il comptait tellement sur le succès que, le même jour, il l'annonçait à l'avance au ministre de Toscane, Manfredini: «Vous trouverez ci-joint plusieurs pièces relatives aux affaires actuelles avec Rome. Ces gens-là ont voulu se perdre, quoi qu'on ait fait pour les sauver, et, comme le fanatisme et l'entêtement des vieillards produit des résultats incalculables, ils sont gens à se perdre tout à fait.» Le général Colli[313] avait posté une avant-garde de 6.000 hommes à Castel Bolognese sur les bords du Senio. Le 3 au matin, ils furent attaqués par Lannes et Lahoz, et, malgré les excitations des moines qui parcouraient les rangs le crucifix en main, se dispersèrent sans résistance. Plus de 1,200 d'entre eux tombèrent entre nos mains. Bonaparte affecta de les considérer comme peu dangereux. Il les réunit après le combat, les assura de ses dispositions bienveillantes, et les laissa se répandre dans le pays, comme autant de messagers de paix. Cette politique était habile. Non seulement les paysans déposèrent les armes, mais toutes les villes ouvrirent leurs portes, Faenza, Forli, Cesena, Rimini, Fano.

Colli avait posté le gros de ses forces en avant d'Ancône. Bonaparte se porta contre lui, afin de couper ses communications avec Rome. Le général quitta aussitôt cette position où il risquait d'être enveloppé, et, par Macerata, se dirigea vers le sud. Aussitôt Bonaparte détacha une division de son armée, commandée par Victor, pour prendre possession de l'importante place d'Ancône. Quelques milliers de pontificaux commandés par Bartolini en défendaient les approches. Au premier coup de canon ils se jetèrent à plat ventre, et se laissèrent prendre. Ce fut dans cette journée que «le général Lannes[314] s'avança sur le bord de la mer, et, au détour du chemin, se trouva face à face avec un corps de cavalerie ennemie, d'environ trois cents chevaux, commandé par un seigneur romain nommé Bischi. Lannes avait avec lui deux ou trois officiers et huit à dix ordonnances. À son aspect le commandant de cette troupe ordonne de mettre le sabre à la main. Lannes, en vrai Gascon, paya d'effronterie, et fit le tour le plus plaisant du monde. Il courut au commandant et d'un ton d'autorité lui dit: «De quel droit, monsieur, osez-vous faire mettre le sabre à la main? Sur-le-champ, le sabre au fourreau.—Subito, répond le commandant.—Que l'on mette pied à terre et que l'on conduise ces chevaux au quartier général.—Adesso, reprit le commandant, et la chose fut faite ainsi. Lannes me dit le soir: si je m'en étais allé, les maladroits m'auraient lâché quelques coups de carabine. J'ai pensé qu'il y avait moins de risques à payer d'audace et d'impudence.»

Les unes après les autres toutes les villes pontificales tombaient entre nos mains. Après Ancône ce fut le tour de Lorette. Bonaparte y courut. Il voulait faire d'Ancône comme une place d'armes imprenable et comptait la garder à la paix générale pour s'en servir dans ses futurs desseins sur le monde oriental. Quant à Lorette, ce n'était qu'un sanctuaire enrichi par les dons des pèlerins. II n'y trouva que quelques bijoux et la fameuse madone qu'il se contenta d'envoyer au Directoire avec cette sèche mention: «La madone est en bois.» Partout où il passait il rassurait les populations[315], organisait des municipalités provisoires, et recommandait à ses soldats la plus stricte discipline. Il essayait même de gagner les prêtres à sa cause, les accablait de caresses et se servait d'eux, par exemple du général des Camaldules et du prieur des bénédictins de Cesena, Ignazio, comme d'intermédiaires auprès des paysans et des bourgeois. Il continuait à renvoyer les prisonniers de guerre, et annonçait à tous qu'il ne voulait pas détruire la religion, mais simplement réformer les abus du gouvernement clérical. Il avait même[316], par un acte de généreuse clémence, rassuré les prêtres français, émigrés en grand nombre dans les États pontificaux, et obligés de fuir devant leurs compatriotes, à la vue desquels ils se mettaient à pleurer.

À la nouvelle des succès inattendus de Bonaparte, Pie VI et les cardinaux s'étaient préparés à la fuite. Ils avaient même fait emballer et transporter à Terracine ce que le trésor et les églises contenaient de plus précieux; mais apprenant que Bonaparte ne se présentait nullement comme le destructeur de la religion et l'irréconciliable ennemi du Saint-Siège, ils reprirent courage, et songèrent à entamer de nouvelles négociations. Ils s'adressèrent aux représentants de la Toscane, de l'Espagne, de Naples même, et les supplièrent d'obtenir du vainqueur sinon la paix définitive au moins un armistice. Ce fut l'ambassadeur de Naples, le prince de Belmonte Pignatelli, qui prit sur lui d'aller trouver Bonaparte à Ancône, et de lui exposer son désir de voir signer la paix entre la France et Rome. La cour de Naples en effet se souciait très peu du voisinage des Français, et Pignatelli avait reçu l'ordre de proposer la médiation armée de son souverain. À cette ouverture Bonaparte s'emporta et déclara qu'il était tout prêt, puisque le roi de Naples lui jetait le gant, à le relever. Pignatelli s'était trop avancé: il se contenta d'offrir ses bons services et de supplier Bonaparte d'accorder la paix.

Bonaparte songeait déjà à reprendre l'offensive contre l'Autriche. Il ne voulait pas s'engager dans cette nouvelle entreprise sans avoir terminé son différend avec le Saint-Siège. D'ailleurs Pie VI n'avait pas encore fait appel aux passions religieuses, et il était urgent de ne pas s'exposer à une guerre de principes, qui aurait peut-être soulevé contre les Français l'Italie entière. Il feignit donc de condescendre au désir exprimé par la cour de Naples, et comme au même moment les ambassadeurs d'Espagne et de Toscane, Azara et Massimi, firent auprès de lui une démarche analogue à celle de Pignatelli, il se déclara prêt à ouvrir des négociations. Pie VI envoya aussitôt auprès de lui, en qualité de plénipotentiaires, Massimi, le duc Braschi, Caleppi et Mattei.

Le choix de ce dernier s'imposait en quelque sorte. Bonaparte avait toujours affecté de le considérer comme un intermédiaire nécessaire entre lui et la Papauté. Il l'avait choisi comme le confident[317], d'ailleurs très involontaire, de ses desseins. Il lui avait même écrit à plusieurs reprises, dès le 21 octobre 1796, alors que les conférences de Florence venaient d'être rompues. Il s'était plaint au cardinal de cette faute politique, dont il déplorait d'avance les conséquences, et le priait d'éclairer le Pape sur ses véritables intérêts. «La cour de Rome a refusé les conditions de paix que lui a offertes le Directoire; elle a rompu l'armistice en suspendant l'exécution des conditions; elle arme, elle veut la guerre, elle l'aura. Vous connaissez les forces et la puissance de l'armée que je commande. Pour détruire la puissance temporelle du Pape, il ne me faudrait que le vouloir. Allez à Rome, voyez le Saint-Père, éclairez-le sur ses véritables intérêts, arrachez-le aux intrigues de ceux qui veulent sa perte et celle de la cour de Rome.» Le 22 janvier, au moment où il se décidait à entrer en campagne, il avait encore écrit[318] à Mattei: «Les étrangers qu'influencent la cour de Rome ont voulu et veulent encore perdre ce beau pays; les paroles de paix que je vous avais chargé de porter au Saint-Père ont été étouffées par ces hommes pour qui la gloire de Rome n'est rien, mais qui sont entièrement vendus aux cours qui les emploient. Nous touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin du prix que j'attachais à la paix et du désir que j'avais de vous épargner les horreurs de la guerre, les lettres que je vous fais passer, et dont j'ai les originaux entre les mains, vous convaincront de la perfidie et de l'étourderie de ceux qui dirigent actuellement la cour de Rome». Un mois plus tard, le 13 février, c'est encore à Mattei qu'il s'adressait[319] pour se plaindre de l'aveuglement des conseillers de Pie VI. «On s'est rallié aux ennemis de la France lorsque les premières puissances de l'Europe s'empressaient de reconnaître la République, et de désirer la paix avec elle; on s'est longtemps bercé de vaines chimères, et on n'a rien oublié pour consommer la destruction de ce beau pays.» Il finissait sa lettre en assignant un terme de cinq jours pour envoyer des plénipotentiaires, ou sinon il ne répondait pas de l'avenir.

Mattei était donc l'homme de la situation, mais il n'avait ni la finesse ni la tranquillité d'esprit nécessaires pour lutter avec Bonaparte. D'ailleurs, il était disposé à toutes les concessions politiques, pourvu qu'on ménageât les intérêts spirituels de la Papauté, et Bonaparte, qui ne nourrissait pas contre le Saint-Siège la haine irraisonnée d'un Larévellière-Lépeaux ou des sectaires jacobins, ne demandait pas mieux que de faire sur le terrain religieux toutes les concessions possibles. Mattei qui se souvenait encore de sa première entrevue à Ferrare avec Bonaparte, ne put dominer son émotion quand il se retrouva le 18 février en sa présence. Il n'osa pas ouvrir la bouche. Heureusement pour lui, Cacault, l'ancien ministre, promit de l'avertir et même de le réveiller à n'importe quelle heure pour le prévenir des intentions de Bonaparte. C'est ce qui eut lieu dans la nuit du 18 au 19 février. On raconte même que le duc Braschi, troublé dans son sommeil, reçut fort mal l'officieux intermédiaire, et que Cacault se retirait furieux, lorsque le cardinal Mattei se jeta à ses pieds en le conjurant de lui communiquer les articles du traité, et de lui accorder quelques heures de réflexion. À vrai dire, cette dernière précaution était inutile, car Bonaparte était résolu à ne rien changer aux conditions de ce traité, et les envoyés de Pie VI n'avaient pas à le discuter, mais bien à le signer.

Il n'y avait pas, en effet, deux puissances belligérantes en présence, mais un souverain désarmé, à la merci d'un vainqueur tout-puissant. Que faire de ce souverain? Deux solutions se présentaient: le renverser ou le maintenir. Le Directoire penchait vers la première solution. Un des amis du Directoire, l'ancien évêque Grégoire, était tellement persuadé de la chute prochaine du Pape que, dès le 13 janvier 1797, il avait écrit à son ami et collègue, le réformateur Ricci: «Je ne serais pas surpris, et surtout je serais fort aise de voir renaître la République Romaine et les vertus chrétiennes y resplendir dans tout leur éclat.» Le Directoire, en effet, songeait sérieusement à républicaniser l'Italie entière, et Rome était la première puissance destinée à disparaître. Miot, notre représentant[320] à Florence, avait même été consulté sur l'opportunité de cette révolution, cela dès l'été de 1796, et, malgré l'avis défavorable qu'il avait donné, de nombreux agents avaient été envoyés en Italie pour préparer les esprits à cette transformation. Pour peu que Bonaparte se fût associé à ces rancunes et à ces projets de vengeance[321], le Saint-Siège était condamné. Mais Bonaparte était avant tout un homme de gouvernement. Étranger aux préventions et aux haines de la plupart de ses contemporains contre les idées que représentait la Papauté, il n'avait pas été sans remarquer l'immense influence que conservait encore le clergé catholique, et désirait le ménager pour ses desseins ultérieurs. Aussi, bien qu'il eût parlé à diverses reprises de la nécessité de détruire le pouvoir temporel, bien qu'il eût même proposé au Directoire de céder les États pontificaux à l'Espagne[322] en échange du duché de Parme, il ne désirait au fond du cœur que terrifier la cour romaine, puis se présenter à elle comme un sauveur. Ce n'était certes point par scrupule religieux qu'il voulait ménager Pie VI, mais uniquement parce que Pie VI pouvait lui être utile pour ses futurs desseins. Aussi bien, voici[323] comment il parlait du souverain pontife. Le 24 octobre, écrivant à Cacault, qui n'avait pas encore quitté Rome: «Le grand art, lui disait-il[324], est de se jeter réciproquement la balle, pour tromper ce vieux renard.» Quatre jours plus tard, s'adressant au même personnage: «Vous pouvez assurer le Pape, écrivait-il, que c'est en conséquence de mes instances particulières et réitérées que le Directoire m'a chargé d'ouvrir la route d'une nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus le titre de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège.» Lors de son entrée en campagne, il s'était également présenté[325] comme le protecteur de la religion: «L'armée française, avait-il dit dans sa proclamation, va entrer dans le territoire du Pape. Elle sera fidèle aux maximes qu'elle professe; elle protégera la religion et le peuple. Le soldat français porte d'une main la baïonnette, sûr garant de la victoire, offre de l'autre aux différentes villes et villages, paix, protection et sûreté.» Bonaparte était donc résolu à ne point pousser à fond la campagne contre le Pape, à ne pas détruire le pouvoir temporel. Sans doute, en agissant ainsi, il se heurtait contre les instructions précises du Directoire, mais n'était-il pas habitué à ne considérer que ce qu'il croyait son intérêt? D'ailleurs il avait une méthode infaillible pour triompher des hésitations du Directoire: il agissait, et, quand tout était réglé, il daignait annoncer au Directoire ce qu'il avait résolu. Ce fut ainsi que le 13 février[326] il fit part au Directoire de son désir de signer la paix avec le Saint-Siège, et que le 19 cette paix fut signée, avant que le Directoire eût seulement reçu la lettre par laquelle il lui notifiait son intention de terminer le différend entre la République et le Saint-Siège. Cette paix porte le nom de la ville de Tolentino, où elle fut signée. Pie VI était maintenu dans la possession de Rome et de l'Ombrie, mais il renonçait à Avignon et au comtat Venaissin, aux légations de Bologne et de Ferrare ainsi qu'à la Romagne, il abandonnait Ancône jusqu'à la paix générale, se retirait de toute alliance formée contre la France, licenciait son armée, fermait ses ports aux navires de guerre des puissances ennemies de la France, accordait une amnistie générale, désavouait l'assassinat de Basville[327], rétablissait notre école des beaux-arts à Rome, nous cédait de nombreux objets d'art ou de science, et payait une nouvelle contribution de guerre de trente millions.

Ce qui subsistait du pouvoir temporel n'était plus qu'un simulacre de puissance, mais la République française, malgré ses déclarations si souvent répétées, n'en acceptait pas moins le principe. Ainsi que l'écrivait[328] Mattei au Pape: «Les conditions sont extrêmement dures et ressemblent à la capitulation d'une place assiégée. J'ai jusqu'à cette heure tremblé pour Votre Sainteté, pour Rome, pour l'État tout entier; mais Rome est sauvée, et la religion aussi.» Le Directoire renonçait donc à sa haine invétérée. Larévellière-Lépeaux laissait à son prétendu collègue un abri pour traverser les jours d'orage. Bien qu'imposé par la nécessité, ce traité était donc aussi favorable à Pie VI qu'il pouvait l'espérer après tant de démonstrations hostiles, et c'est ainsi que le Saint-Siège s'y résigna. Dès le 23 février, la paix était donc solennellement proclamée à Rome, et le Directoire, bien qu'à contre-cœur, se décida à envoyer sa ratification. Aussi bien la bonne entente ne fut pas et ne pouvait pas être de longue durée. Il n'y avait de sincérité ni d'un côté ni de l'autre. Le Pape regrettait ses concessions, et ses sujets épuisés par l'énorme contribution de guerre, exploités par les agents français, humiliés en voyant passer chaque jour les longues files de voitures qui emportait leurs contributions et les chefs-d'œuvre de l'art[329], ne cachaient pas leur mécontentement. Le Directoire, de son côté, trouvait qu'il n'avait pas suffisamment profité de la victoire. Il ne pardonnait pas à Bonaparte de lui avoir, pour ainsi dire, forcé la main en signant ce traité. Le plus singulier c'est que Bonaparte lui-même semblait se repentir d'avoir été trop indulgent. Il avait écrit à Joubert pour lui annoncer qu'il traitait «avec cette prêtaille[330]», mais uniquement pour en tirer des terres et de l'argent. Le jour même de la signature du traité, il avait envoyé son aide de camp Marmont à Pie VI, avec une note respectueuse[331], où il l'assurait de son désir de lui prouver dans toutes les occasions son respect et sa vénération, et il écrivait en même temps au Directoire[332]: «Le traité est signé, mais rassurez-vous, Rome ne peut plus exister. Cette vieille machine se détraquera toute seule».

La paix de Tolentino n'était donc et ne pouvait être qu'une trêve passagère. Entre deux gouvernements si opposés par leur origine, par leurs principes, par leurs méthodes, tout accommodement est impossible. La lutte, un instant interrompue, allait donc reprendre avec plus de force que jamais, et cette fois, entraîner pour la cour pontificale la plus dramatique des catastrophes.

III

Bonaparte avait obtenu du Directoire la nomination de son frère Joseph comme ambassadeur de France auprès de Pie VI. Doux et conciliant, également éloigné de la rudesse jacobine et des servilités de l'ancien régime, Joseph convenait à la situation. Il avait été fort bien accueilli[333] à Rome. Le Pape, qui gardait à son frère une profonde reconnaissance du traité de Tolentino, le traitait avec distinction. Les cardinaux le ménageaient à double titre, et comme représentant de la France, et comme frère du tout-puissant général qui résidait encore en Italie, à la tête de son armée victorieuse. Quant aux partisans de la France, ou du moins des idées françaises, et leur nombre avait singulièrement augmenté depuis que la terreur de nos armes les avaient délivrés de l'oppression sacerdotale, ils se groupaient autour de lui[334]. Le palais de l'ambassade était devenu comme leur lieu de réunion. Mme Joseph Bonaparte en faisait les honneurs avec la grâce séduisante et l'urbanité de bon goût qui valurent plus tard tant d'amies à la reine de Naples et d'Espagne. La sœur de son mari, la toute belle Pauline Bonaparte, fiancée au général Duphot, était auprès d'elle. Eugène Beauharnais, le futur vice-roi d'Italie, et Arrighi, servaient d'aides de camp à l'ambassadeur. Il était difficile de trouver alors à Rome une maison plus aimable et plus aimée.

Le parti antifrançais ne s'était pas résigné aux humiliations de Tolentino. Les cardinaux Busca et Albani ne rêvaient que revanche et vengeance. Ils affectaient à l'égard de l'ambassadeur une indifférence absolue, mais, profitant des privautés de leurs charges, ils ne cessaient de présenter au Pape, sous le jour le plus défavorable, tous les faits et gestes de l'ambassade. Ainsi, Bonaparte avait prié[335] son frère de demander au Pape un bref pour recommander aux prélats l'obéissance à la République. La Papauté qui, de tout temps, fut à peu près indifférente aux formes de gouvernement, aurait volontiers accédé à ce désir: mais les cardinaux présentèrent à Pie VI cet acte de complaisance comme une honteuse compromission. Ils s'opposèrent également à ce qu'il accordât le chapeau rouge à l'archevêque de Milan, et à ce qu'il reconnût sur-le-champ la République Cisalpine[336]. Ils finirent même par présenter comme des émissaires de la République, encouragés par Joseph dans leurs sinistres desseins, les jeunes artistes de l'école française de Rome qui, dans l'exubérance de leurs opinions, avaient peut-être eu le tort de ne pas assez ménager leurs expressions, mais n'étaient certes pas des conspirateurs. Un troisième cardinal, le secrétaire d'État Doria Pamphili, celui qu'on surnommait, à cause de sa petitesse, le bref du pape, secrètement gagné par Albani et Busca, entassa les dénonciations contre l'ambassade et les libéraux romains qu'elle était censée soutenir. Il fallut même que Bonaparte intervînt directement, et rappelât le soupçonneux fonctionnaire à des sentiments plus modérés. Le coup n'en était pas moins porté. Pie VI obsédé, circonvenu, irrité par ces perfides insinuations, commença à prêter une oreille plus favorable aux ennemis de la France. Ces derniers essayèrent de profiter de ce premier succès pour renouer contre nous une vaste coalition. Ils persuadèrent au Pape que le roi de Naples n'attendait qu'un mot pour voler à son secours, que l'amiral Nelson, au premier signal, débarquerait dans les États romains, et que l'Autriche, qui n'avait pas encore signé le traité de Campo-Formio, se joindrait aux coalisés. Ils l'engagèrent donc à prendre les devants, et, malgré les lourdes charges de la contribution de guerre, à reformer l'armée pontificale. Ils le poussèrent même à une démarche plus significative encore, celle de donner le commandement en chef de l'armée pontificale au général autrichien Provera.

Joseph n'avait pas eu besoin de beaucoup de clairvoyance pour se rendre compte du changement survenu dans les dispositions du pontife à l'égard de la France. Il n'était pas difficile de démêler une sourde hostilité à travers les témoignages de respect dont on affectait de l'accabler. Aux empressements du début avaient succédé les protestations officielles. Peu à peu le vide se faisait autour de lui, et on pressentait quelque explosion soudaine. Fidèle à son rôle de conciliateur, Joseph avait feint d'être la dupe de ces mensonges intéressés, mais il avertissait son frère et le Directoire de ces intrigues malveillantes[337]. En apprenant la nomination de Provera, qui équivalait à une déclaration de guerre, vu les sentiments bien connus du général autrichien, et le rôle qu'il avait joué dans la dernière guerre, il se décida à sortir de la neutralité et exigea le retrait immédiat de cette maladroite nomination.

Bonaparte fut très irrité de ce qu'il considérait à juste titre comme une provocation. «Ne souffrez pas, écrivit-il[338] à son frère, qu'un général aussi connu que M. Provera prenne le commandement des troupes de Rome. L'intention du Directoire exécutif n'est pas de laisser renouer les petites intrigues des princes d'Italie. Déployez un grand caractère... Dites publiquement dans Rome que si M. Provera a été deux fois[339] prisonnier de guerre dans cette campagne, il ne tardera pas à l'être une troisième. S'il vient vous voir, refusez de le recevoir. Je connais bien la cour de Rome, et cela seul, si cela est bien joué, perd cette cour». Il revenait avec insistance sur la nécessité de ce renvoi dans une autre lettre[340]: «Vous pouvez déclarer positivement à la cour de Rome que, si elle reçoit à son service un officier connu pour être ou avoir été au service de l'Empereur, toute bonne intelligence entre la France et la cour de Rome cesserait à l'heure même, et la guerre se trouverait déclarée». Les conseillers de Pie VI en effet, comme l'avait conjecturé Bonaparte, furent effrayés par l'énergie de cette résolution, et conseillèrent la prudence à leur maître. Ils ne sentaient pas le terrain assez solide et ne voulaient ouvrir les hostilités qu'à coup sûr, Provera fut donc remercié presque aussitôt que nommé, et cet acte de fermeté raffermit à Rome l'influence de la France.

Encouragés par le succès diplomatique que venait de remporter Joseph, tous les ennemis de la Papauté à Rome voulurent profiter de l'occasion pour imposer au Pape les réformes qu'ils désiraient. Aussi bien les États de l'Église étaient alors le pays le plus mal administré de l'Europe. L'arbitraire le plus absolu, le despotisme illimité, tempéré seulement par la mansuétude du pontife, telle était la règle unique. Non pas que les lois fissent défaut, ni même les magistrats, mais ces derniers eux-mêmes se perdaient dans le dédale des règlements et des décisions ayant force de loi, et, peu à peu, au régime de la justice s'était substitué celui du bon plaisir. On pouvait réclamer jusqu'à six fois la révision du même procès, et, comme le Pape se réservait le droit de prononcer sur toutes les causes pendantes, on ne possédait aucune garantie contre un acte de caprice ou d'arbitraire. Les singularités de la procédure compliquaient encore la situation. Ainsi, dans un procès criminel, ne paraissaient ni l'accusateur ni les témoins à charge: on demandait simplement à l'accusé de faire la preuve de son innocence. Même règle pour une affaire civile. Étiez-vous accusé, par exemple, de ne pas avoir payé une dette: il fallait d'abord consigner le montant de la somme discutée, puis prouver sa non-culpabilité, le souverain pontife se réservant toujours d'intervenir comme le Deus ex machina de la tragédie antique, et avec des arguments irrésistibles. Ne s'était-il pas, en effet, attribué le droit de condamner aux galères «pour motifs à nous connus»?

Il est vrai que, dans l'application, les Papes gouvernaient avec une grande douceur, mais cette douceur même n'est-elle pas comme la condamnation de l'absolutisme, puisqu'elle démontre l'absence de toute garantie légale? Comme l'a si bien dit un des adversaires les plus déterminés du gouvernement des prêtres, Doellinger[341], «le prêtre, lorsqu'il est investi de la toute-puissance juridique et administrative, résiste très difficilement à la tentation de soumettre ses actes officiels à l'influence de son opinion personnelle, de son appréciation des individus, de sa pitié, de ses penchants. Comme prêtre, il est avant tout le serviteur et le héraut de la miséricorde, du pardon de la rémission. Il oublie trop facilement que la loi humaine doit être sourde et inexorable, que toute faiblesse envers un individu est un tort fait à un ou à plusieurs autres. Il s'habitue peu à peu, sous l'inspiration des meilleures intentions, à mettre son caprice au-dessus de la loi».

Cet arbitraire dans l'exercice de la justice, on le retrouvait partout, dans l'agriculture, dans l'industrie, jusque dans l'instruction. Ainsi les paysans n'avaient pas le droit de vendre leurs blés avant que l'approvisionnement de la capitale n'eût été assuré. Un magistrat spécial, le préfet de l'annone, fixait les prix, et ne permettait la vente hors des États de l'Église qu'à quelques privilégiés, qui achetaient chèrement ses faveurs. Aussi les paysans ne cultivaient-ils que ce dont ils avaient besoin pour leur consommation immédiate. Malgré la fertilité du sol éclataient de fréquentes famines, et le préfet de l'annone était obligé de recourir aux services des corsaires barbaresques. Comme au temps de Tacite[342], les grands domaines, les cillarum infinita spatia, s'étendaient démesurément, la population agricole se clairsemait, et on n'arrivait plus à Rome qu'après avoir traversé de véritables solitudes. Mêmes entraves pour le commerce des bestiaux, des viandes fumées ou salées, des œufs, de l'huile, etc. Dans les villes, les meuniers ne pouvaient travailler qu'après avoir obtenu une autorisation par écrit, et les boulangers de Rome étaient forcés d'acheter à la préfecture de l'annone leur farine et leur charbon. À Bologne, comme on avait imaginé une taxe sur le vin en tonneaux, il était interdit de le débiter en bouteilles. Peu ou point d'industrie. Écrasés par le grand nombre de jours fériés, par la routine, par les douanes, elle était réduite à l'impuissance. Tout arrivait du dehors, et, comme conséquence naturelle de cette dépréciation de l'industrie nationale, le commerce était entre les mains des étrangers.

Cette routine invétérée[343], ce dédain absolu du progrès matériel, cette immixtion du gouvernement dans tous les actes de la vie, telles semblent avoir été les règles immuables dont s'inspiraient les Papes dans la conduite et le gouvernement de leurs sujets. Sous leur direction le citoyen romain était, pour ainsi dire, surveillé dès sa naissance. On s'attachait à étouffer en lui tout sentiment d'indépendance intellectuelle. Livres et journaux étaient suspects. La littérature étrangère était un véritable fruit défendu, par suite des prohibitions extraordinaires de la douane. Les maisons d'instruction étaient pourtant assez nombreuses, mais on y distribuait un enseignement bien singulier. Ainsi dans les Universités les professeurs étaient forcés de se conformer à de véritables manuels approuvés par les évêques; dans les gymnases, le grec et les mathématiques étaient proscrits, et l'histoire ne figurait point sur les programmes. La science était affaire de pure forme. On ne demandait que de l'ingéniosité, mais toute initiative était formellement interdite. Quant aux écoles populaires, dirigées par des moines, on se contentait d'y parler aux enfants de la Vierge, du diable et des superstitions locales. Pour les suspects ou les indépendants, l'Inquisition fonctionnait toujours. Elle avait, il est vrai, éteint ses bûchers, mais nullement fermé ses geôles. Le moindre curé de paroisse n'avait-il pas le droit de condamner à quelques semaines de séjour dans une maison de correction tous ceux des habitants de sa paroisse qui ne suivaient pas les prescriptions de l'Église!

En résumé, le gouvernement pontifical, animé peut-être de bonnes intentions, était mauvais. Les Romains ne l'ignoraient pas, non pas le peuple tout endormi dans une ignorance plusieurs fois séculaire et abêti par de ridicules superstitions, mais les bourgeois des villes qui avaient entendu siffler à leurs oreilles le vent de réformes qui agitait alors l'Europe entière, et surtout les membres de l'aristocratie qui voyageaient, qui lisaient, qui avaient des relations étendues à l'étranger, et à l'esprit desquels s'imposaient de désavantageuses comparaisons. Les jansénistes, encore assez nombreux à Rome malgré les persécutions dont ils avaient été l'objet, commençaient de leur côté à relever la tête. Le peuple était écrasé par les impôts que rendait nécessaire la contribution de guerre exigée par la France. Le clergé lui-même se voyait avec peine menacé dans ses propriétés et dans ses privilèges: en sorte que la fermentation était générale. Bien que le gouvernement pontifical, qui se sentait menacé, redoublât de précautions et de surveillance, on était comme dans l'attente d'événements nouveaux. On pressentait sinon des révolutions, au moins de prochains changements. L'intervention française allait donner un corps à ces vagues aspirations, et bon nombre de Romains, malgré la résistance de leur souverain, deviendront bientôt les meilleurs instruments de la propagande révolutionnaire[344].

Au commencement de décembre 1797, le sculpteur Ceracchi, et un notaire de Pérouse, Agretti, tous deux connus par l'exaltation de leurs sentiments avaient cru le moment venu de provoquer l'explosion. Ils avaient eu l'audace de planter en plein jour un arbre de la liberté sur le Monte Pincio, mais la police avait dispersé le rassemblement, et cette tentative inopportune, tout de suite désavouée par l'ambassadeur de France, avait misérablement avorté. Quelques jours plus tard, le 26 décembre, on vint avertir Joseph qu'une révolution éclaterait pendant la nuit, et que la République serait proclamée. Joseph fit remarquer aux messagers que son caractère officiel lui interdisait d'accueillir une pareille communication, et il les engagea, dans leur intérêt, à renoncer à une entreprise qui ne pouvait aboutir. Les conjurés se retirèrent fort mécontents, mais sans renoncer à leur dessein.

Le lendemain 27, de grand matin, l'ambassadeur d'Espagne Azara, qui s'était lié d'amitié avec Joseph, courut le prévenir que la conspiration était découverte, et qu'un mouvement se préparait contre les Français, secrètement encouragé par le Pape. Joseph lui répondit, et c'était la vérité, qu'il avait toujours observé la plus stricte neutralité, et qu'il espérait que le secrétaire d'État, Doria Pamphili, saurait faire respecter l'hôtel de l'ambassade. Quelques heures après, un rassemblement se formait à la villa Médicis, c'est-à-dire à l'Académie de France. Des cris étaient poussés de vive la République! Tous les conjurés portaient au chapeau la cocarde tricolore; ils semblaient donc agir de connivence avec la France; mais leur voix ne rencontra nul écho, et, quand la troupe arriva, le rassemblement se dispersa, en abandonnant sur le terrain un sac rempli de cocardes françaises; ce qui semblait indiquer que les Français n'étaient pas étrangers à cette manifestation, et qu'ils comptaient en profiter. Joseph se transporta aussitôt chez le secrétaire d'État et protesta avec énergie. Il s'étonna de la facilité et de l'à-propos avec lequel on avait trouvé sur le terrain une pièce à conviction aussi importante que le sac de cocardes, et n'eut pas de peine à démontrer l'intervention officieuse de la police romaine. D'ailleurs, afin de prévenir jusqu'à l'ombre d'un soupçon, il demanda qu'on arrêtât tous les individus non compris dans la liste des Français ou des Romains attachés à l'ambassade, et qu'on trouverait dans les limites de la juridiction française. Il était difficile d'agir plus correctement, et Joseph mettait de son côté et la légalité et les apparences de la légalité.

Le 28 décembre, un nouveau rassemblement se forma sous les fenêtres de l'ambassade. Un artiste prit la parole, et déclama avec véhémence contre le gouvernement pontifical. Peu à peu l'attroupement grossissait. On y remarquait des individus notoirement connus pour appartenir à la police. C'était visiblement une provocation que l'on cherchait. Joseph donna l'ordre à ses gens de fermer les portes de l'hôtel et alla revêtir son costume officiel. À peine était-il monté dans sa chambre qu'une décharge retentit. Un piquet de cavalerie venait d'entourer les conjurés, au moment où on les repoussait de la cour, et les avait fusillés à bout portant.

Après un moment de stupeur, des cris éclatèrent, cris de fureur et de plainte. Les portes de l'hôtel furent enfoncées, et ces malheureuses victimes de la politique s'y précipitèrent dans l'espoir d'y trouver un refuge. Joseph, entouré de Duphot, Arrighi, Beauharnais, de quelques employés et serviteurs, s'élance à leur rencontre. Une compagnie d'infanterie suivait les cavaliers. Elle s'arrête un moment à la vue de l'ambassadeur, et rétrograde, mais pour tirer plus à l'aise dans cette foule compacte. Cette fois la décharge est meurtrière: les morts et les mourants jonchent le sol. Le général Duphot, indigné, et n'écoutant que la voix de l'honneur, court aux soldats pontificaux et les somme de cesser le feu. Les soldats le saisissent, et l'entraînent vers la porte Septiminiana. Bientôt un coup de feu l'atteint en pleine poitrine. Il tire son épée. Un second coup le jette par terre, et cinquante fusils sont déchargés sur son cadavre. Joseph, Arrighi, Beauharnais et les autres Français n'ont que le temps de s'enfuir à l'hôtel. Ils en fermaient les portes, quand ils essuyèrent le feu d'une seconde compagnie d'infanterie, qui accourait au pas de charge, et cribla de ses balles les fenêtres et les murs de l'ambassade. De toute évidence le guet-à-pens était prémédité. Ce rassemblement suspect, ce piquet de cavalerie et ces compagnies d'infanterie qui arrivent à point nommé, ces décharges répétées sans sommation préalable, les ennemis de la France avaient tout combiné pour que, dans le tumulte, l'ambassadeur fût assassiné. C'était une vengeance italienne, tramée avec art, exécutée de sang-froid, et qui n'avait échoué que par hasard.

Au premier moment, le personnel de l'ambassade fut épouvanté. Une vingtaine de cadavres jonchaient la cour; de nombreux blessés se traînaient en gémissant sur les pavés. Une foule de personnages à mine suspecte rôdaient dans les chambres, tous prêts à piller ou à tuer. Mme Bonaparte fondait en larmes, Pauline, qui venait d'apprendre la mort de son fiancé, éclatait en sanglots, et le feu ne discontinuait pas. Joseph, avec une admirable énergie, rassura tout le monde et organisa la résistance. Il commença par expulser de l'hôtel tous les sinistres rôdeurs qui le remplissaient, ramassa les blessés et envoya demander des secours au cardinal Doria Pamphili. Bientôt la petite colonie française se raffermit. Au désespoir succéda la fureur. Bravant la fusillade, quelques serviteurs poussèrent le courage jusqu'à aller chercher le cadavre de Duphot. Ce n'était plus qu'une masse informe. Les pontificaux l'avaient dépouillé de ses vêtements, et avaient criblé ce misérable cadavre de coups de baïonnette ou de pierres. On sut plus tard que le capitaine de la compagnie, il se nommait Amadeo, s'était approprié l'épée et le ceinturon du général, le curé de la paroisse avait pris sa montre, d'autres assassins s'étaient partagé ses dépouilles[345].

Fidèle jusqu'au bout à son caractère officiel, Joseph avait une première fois écrit au cardinal Pamphili pour lui demander ses passeports. Il l'invitait en même temps à venir à l'hôtel de l'ambassade, pour se rendre compte de l'attentat. Le porteur de la lettre fut accueilli par des coups de fusil, mais il parvint à la transmettre à son adresse. À huit heures du soir la réponse n'était pas encore parvenue, et les troupes pontificales entouraient toujours l'hôtel dans une attitude hostile. Angiolini, envoyé de Toscane à Rome, réussit le premier à traverser les patrouilles, et vint porter à Joseph l'expression de son indignation. Azara, l'ambassadeur d'Espagne, le suivit de près. Sur leurs conseils, à onze heures du soir, Joseph se décida à écrire une seconde lettre au cardinal Pamphili, dont le silence prolongé semblait indiquer la complicité avec les assassins. Cette fois encore, il n'obtenait pas de réponse. Aussi le lendemain 29, à six heures du matin, il lui écrivit pour la troisième fois, mais en le menaçant de la vengeance de la France, et quitta Rome, après avoir recommandé au chevalier d'Azara et à Angiolini les Français, qu'il ne pouvait mener avec lui.

Les instigateurs de ces scènes odieuses avaient-ils compté sur la modération de Joseph, ou bien espéraient-ils que la force serait repoussée par la force? En ce cas une collision leur eût fourni le prétexte dont ils avaient besoin: mais Joseph avait interdit toute tentative de répression. La correction de son attitude avait été absolue, tandis que le sang de Duphot et l'insulte infligée à la France dans la personne de son ambassadeur criaient vengeance. Pie VI, il est vrai, devait être mis hors de cause dans cette déplorable affaire. Il était malade, cassé par l'âge, et ne sortait plus de son palais. Il ne fut informé que bien tard de l'attentat et en témoigna de sincères regrets. Toutes les responsabilités doivent donc retomber sur ses ministres, surtout sur le secrétaire d'État, Doria Pamphili, qui avait autorisé et peut-être tramé cette odieuse machination; mais il s'aperçut bientôt qu'il avait fait fausse route. À l'unanimité tous les ambassadeurs protestèrent contre l'indigne traitement dont leur collègue Joseph venait d'être la victime; et ils avertirent le cardinal qu'il ne devait pas compter sur eux pour essayer de détourner l'orage. Azara, d'ordinaire si bienveillant, témoigna même toute son horreur du forfait, et refusa positivement de servir de médiateur. Dans sa perplexité, Pamphili s'adressa directement à la France, et pria l'envoyé romain à Paris, Massimi, de présenter les excuses officielles du gouvernement pontifical, d'accorder toutes les satisfactions qu'on exigerait, et d'annoncer l'envoi d'un légat a latere.

Il était trop tard! La mesure était comble. Toutes les vieilles inimitiés, qu'on croyait éteintes, se rallumèrent soudain. Il y eut en France comme une explosion de fureur contre le gouvernement sénile qui ne prouvait sa vitalité que par des crimes. Le Directoire reprit avec empressement ses anciens projets, et comme alors Bonaparte n'était plus là pour les enrayer, on ne parla plus que de détruire à tout jamais la puissance temporelle des Papes. Seulement les agents du Directoire étaient divisés d'opinion. Les uns, tels que Faypoult, auraient voulu donner Rome à un prince allemand; les autres, tels que Cacault, Miot ou Belleville, parlaient de la livrer au duc de Parme, ou au roi de Piémont, ou à tout autre souverain; le plus grand nombre proposaient le rétablissement de la République Romaine: de la sorte on punirait un ennemi acharné et on étendrait l'influence française par la création d'une nouvelle république vassale. Les ouvertures de Massimi furent donc écartées, les excuses de Pamphili repoussées avec dédain, et la guerre votée par le conseil des Cinq-Cents et le conseil des Anciens à la presque unanimité.

Rome était dans la consternation, car la vengeance approchait et le châtiment était mérité. On crut remédier au mal en redoublant de ferveur. Ce n'étaient que processions[346] extraordinaires, ostension de reliques fameuses et vœux solennels; mais la bourgeoisie ne cachait plus ses sentiments hostiles et dans toutes les classes de la société régnait une sourde irritation. De cruelles épigrammes circulaient: on a conservé la suivante:

Sextus Tarquinius, Sextus Nero, Sextus et iste:
Semper sub Sextis perdita Roma fuit.

Un instant la cour pontificale crut à l'intervention armée de Naples, mais il fallut bientôt renoncer à cette dernière illusion[347]. Décidément l'orage était déchaîné, et il se dirigeait avec impétuosité contre Rome. Ainsi que l'écrivait l'avocat Milizia, «il faut prendre le temps comme il vient, et, s'ils arrivent jusqu'ici, il faudra bien aller les complimenter et danser gaiement avec eux la carmagnole». Ce fut bientôt un sauve qui peut général. Les neveux du pape, les Braschi, donnèrent l'exemple, et s'enfuirent à Naples avec leurs trésors. Tous ceux qui craignaient les vengeances françaises les imitèrent. Il ne resta bientôt plus à Rome que le Pape, retenu à son poste par le sentiment de l'honneur, et deux partis en présence qui s'exaltaient par la contradiction, et passaient chaque jour par les angoisses du désespoir et les anxiétés de l'espérance.

Le 29 janvier 1798 l'armée française entra en campagne. Elle était commandée par Berthier, l'ancien chef d'état-major de Bonaparte. C'étaient les vétérans des guerres contre l'Autriche, d'incomparables soldats, fiers de leurs victoires, animés de sentiments ultra-républicains, et qui se réjouissaient à la pensée de renverser celui que, dans leurs clubs, ils nommaient, fort irrévérencieusement, la vieille idole. La résistance était impossible. Elle n'entrait même pas dans les prévisions du Directoire qui s'était contenté d'ordonner à Berthier d'occuper le territoire pontifical et d'entrer dans Rome où il vengerait l'assassinat de Duphot et l'insulte de Joseph. Il lui enjoignait en même temps de se servir de son influence pour engager les Romains à se constituer en république, et il était à l'avance tellement sûr du résultat de la campagne qu'il confia à Monge, Faypoult, Florent et Daunou le soin de donner une constitution à la nouvelle république.

En effet, dès le 10 février, Berthier paraissait aux portes de Rome sans avoir éprouvé de résistance. Il s'emparait du château Saint-Ange et envoyait un de ses aides de camp à Pie VI, pour le prévenir de l'arrivée des Français; mais fidèle à ses instructions, il refusa d'entrer en ville avant que les Romains n'eussent eux-mêmes décidé de leur sort. À l'exception de quelques cardinaux restés auprès de Pie VI, parce qu'ils conservaient le secret espoir de désarmer la France par de nouveaux sacrifices, il n'y avait plus à Rome que les partisans du système républicain et les dernières classes de la population, indifférentes aux révolutions qui n'améliorent pas leur sort, mais qui pourtant, par amour-propre national ou par respect héréditaire pour un gouvernement qui s'écroulait, voyaient avec regret l'intervention étrangère. On envoya donc une députation à Berthier, pour le prier d'entrer en ville. Il répondit qu'il ne le ferait qu'après la révolution. Pourtant, dès le 12 février, il désarmait les milices pontificales, ordonnait l'arrestation de Consalvi, prenait comme otages quatre cardinaux et quatre princes romains et mettait sous le séquestre les propriétés des Anglais, des Portugais et des Russes, avec lesquels nous étions encore en guerre. Enfin, les Romains, sous la pression de nos baïonnettes, se décidèrent à créer ou plutôt à restaurer la République Romaine. Le 15 février, ils se rassemblèrent en armes au Campo-Vaccino, dans l'ancien Forum, et firent enregistrer par plusieurs notaires l'arro del popolo sovrano constituant la république avec sept consuls, des édiles et d'autres magistrats dont les noms et les fonctions étaient renouvelés de la Rome antique. Aussitôt, ils envoyèrent une nouvelle députation à Berthier, qui se décida à entrer en ville, suivi de son état-major, monta au Capitole, salua au nom de la France la République Romaine, et prononça un discours emphatique où il était question des Gaulois arrivant avec le rameau d'olivier, pour relever les autels du premier Brutus[348].

Le Pape, enfermé dans son palais, ne soupçonnait même pas la gravité des évènements. Les prévenances de Berthier avaient achevé de l'égarer. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il apprit par le général Cervoni, que ses sujets venaient de le trahir et qu'il n'avait plus qu'à quitter Rome! On aurait voulu qu'il abdiquât sa souveraineté temporelle, mais il répondit avec une fermeté que ne laissait pas prévoir sa vie passée, que sa conscience lui interdisait de renoncer à un pouvoir dont il n'était que le dépositaire. Il promettait d'ailleurs de ne pas essayer de reconquérir son autorité et demandait pour unique faveur la grâce de mourir à Rome. «Vous pouvez mourir partout», lui répondit brutalement le commissaire Haller qui, joignant le geste à l'insulte, le fouilla, enleva son bâton pastoral, lui arracha l'anneau qu'il portait au doigt et le jeta dans une chaise de poste qui l'emmena en Toscane, au couvent des Augustins de Sienne (25 février 1798). Le grand-duc de Toscane n'avait seulement pas été prévenu de l'arrivée de cet hôte illustre, mais il s'empressa de donner des ordres pour que la réception fût convenable. Le Directoire trouvait que Sienne était trop rapprochée de Rome, mais il ne voulait pas prendre sur lui l'odieux d'une nouvelle expulsion. Il aurait désiré que le grand-duc de Toscane se chargeât lui-même de cette iniquité, et, à diverses reprises, nos agents firent entendre au ministre Manfredini qu'on verrait avec plaisir le pape quitter Sienne. Manfredini répondit avec dignité qu'on n'obéirait qu'à une réquisition formelle du Directoire, mais «que l'intérêt du grand-duc répondait que le séjour du Pape dans ses États ne donnerait aucun sujet de plainte au gouvernement français». Or, le Directoire qui tenait à ménager les puissances catholiques, Espagne et Autriche, ne voulait pas donner cette réquisition, mais il ne ménagea au gouvernement toscan ni les insinuations ni même les menaces. Tantôt il lui faisait parvenir des plaintes venues de Rome, tantôt il lui demandait l'internement de Pie VI à Livourne ou à Cagliari, tantôt il se plaignait de prétendus complots ourdis à Sienne. Le grand-duc, fort embarrassé du rôle honteux qu'on voulait lui faire jouer, prit le parti de traîner en longueur les négociations. Il finit par proposer à la France de se charger directement de la surveillance du prisonnier. Le Directoire refusa, non point par délicatesse, mais uniquement parce qu'il ne voulait pas dégager le grand-duc d'une responsabilité qu'il se réservait d'exploiter contre lui. Telles furent ses exigences et ses incessantes réclamations, que le grand-duc ne tarda pas à comprendre que lui aussi était condamné. Pour éviter un détrônement brutal, il se retira de lui-même après avoir signé non pas une abdication, mais un engagement de rester en Autriche jusqu'à la paix générale.

Pie VI n'avait plus de défenseurs. Il fut obligé de prendre le chemin de l'exil, et de passer par toutes les stations de la vie douloureuse qui le conduisit à Valence où il mourut. «Ces disgrâces, disait-il avec une touchante résignation au ministre Manfredini, me prouvent que je ne suis pas un indigne vicaire de Jésus-Christ. Elles me rappellent les premières années de l'Église qui furent le commencement de son triomphe.» Aussi bien ces indignes traitements soulevèrent un dégoût général. Ce n'était pas seulement à la majesté du souverain, mais plus encore à la dignité du vieillard qu'on insultait ainsi, et plus d'un parmi nos soldats rougit de cette persécution, qui faisait d'eux comme les complices du bourreau. Il est vrai que d'autres préoccupations allaient leur faire oublier ces scènes regrettables.

IV

La République romaine était fondée: restait à l'organiser et surtout à la maintenir. Ce n'était pas une tâche aisée. Les commissaires du Directoire, Monge, Daunou, Faypoult et Florent s'y employèrent avec beaucoup d'activité. L'ambassadeur de France à Turin, Miot[349], qu'ils avaient visité lors de leur passage dans cette ville, ne leur avait pourtant pas caché que, «avec les instruments que nous étions obligés d'employer, avec des généraux et des agents corrompus et avides de richesse, c'était une chimère que de prétendre régénérer une population ignorante et fanatique». Ils l'essayèrent pourtant avec une naïveté qui prouve que au moins deux d'entre eux, Monge et Daunou, étaient des théoriciens plus habitués à manier les idées que les hommes. En effet ils fabriquèrent à l'usage des Romains une bien singulière constitution. Il n'y était pas dit un mot du catholicisme dans cette capitale du catholicisme, mais, par contre, tous les citoyens devaient prêter un serment[350] civique et jurer haine à la monarchie. Un Sénat et un Tribunal se partageaient le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif était confié à cinq Directeurs, revêtus du titre pompeux de consuls, ressuscité pour la circonstance. Les cinq consuls furent Angelucci, de Matheis, Panazzi, Reppi et Visconti. Le territoire de la République était partagé en huit départements[351], et partout les prêtres réduits à leurs fonctions ecclésiastiques; c'est-à-dire que, du jour au lendemain, dans cette terre classique de la tradition et du respect invétéré des usages, on introduisait toutes les réformes françaises. Il était difficile de procéder avec plus de maladresse, et de tenir si peu de compte des préjugés et des usages!

Rien que les noms antiques eussent reparu, bien que de glorieux souvenirs fussent évoqués, la République n'existait que de nom. Il n'y avait qu'une seule autorité, l'autorité militaire, qu'un seul régime, celui du sabre, qu'une seule réalité, la nécessité de payer. Les Romains s'en aperçurent bientôt. Ils avaient consenti volontiers à la cérémonie expiatoire ordonnée en l'honneur de Duphot (22 février). Le peuple s'était répandu sous la colonnade de Saint-Pierre; il avait contribué à l'érection d'un catafalque sur la place de cette église; il avait écouté et même applaudi l'oraison funèbre du général prononcée par Gagliulfi. C'était une réparation qui s'imposait, et aucune protestation ne s'était élevée, mais la déception fut grande quand on apprit que Berthier, aussitôt après le départ de Pie VI, et sans consulter les conseils de la nouvelle République, avait rendu deux arrêtés portant, le premier l'abolition du droit d'asile dans les églises et dans les juridictions des ambassadeurs, et le second l'expulsion dans les vingt-quatre heures de tous les émigrés, notamment du cardinal Maury et la vente de leurs biens. Les cardinaux effrayés essayèrent de conjurer l'orage qui s'amassait sur leurs têtes en prêchant l'obéissance. S'autorisant d'une encyclique de Pie VI qui avait dit qu'il ne fallait haïr aucun gouvernement, et encouragé par cette autorisation tacite, le cardinal vicaire, della Sommaglia, fit chanter un Te Deum à Saint-Pierre en l'honneur de la nouvelle République, et tous ceux de ses collègues qui étaient à Rome assistèrent à la cérémonie: mais ces concessions ne désarmèrent pas les Français. Les uns après les autres, tous les cardinaux furent brutalement dispersés et même embarqués à Civita-Vecchia. Deux d'entre eux, Altieri et Antici, n'obtinrent de rester à Rome qu'en renonçant formellement à leur dignité et en rentrant dans la vie civile, Bientôt les ecclésiastiques d'origine étrangère furent à leur tour expulsés. On supprima comme inutile la Propagande, dont on dispersa la précieuse bibliothèque. À peine si on respecta ses archives. Les confréries et les congrégations furent supprimées (29 juin 1798), leurs biens mis en vente, et les pillages commencèrent: ils furent scandaleux.

En effet, c'était moins la haine des prêtres que l'amour de l'argent qui semblait animer les nouveaux maîtres de Rome. Ils l'avouent ingénument dans leurs dépêches[352] au Directoire: «Quand on pourrait se résigner au rétablissement de la Papauté et aux sacrifices de tous les patriotes romains qui ont si mal mérité d'elle, il faudra examiner encore si l'armée d'Italie pourra remplacer par d'autres ressources celles que lui permettent ici l'acquittement successif de l'imposition militaire, la vente des biens confisqués au profit de la République française et de ceux que la convention avec le Consulat nous a réservés.» Dans cette même dépêche et comme pour bien montrer que l'unique principe de gouvernement semble avoir été l'exploitation à outrance de la nouvelle République, les commissaires ne reculent pas devant cet aveu scandaleux[353]: «La révolution à Rome n'a pas été assez rendante. L'unique parti à prendre pour en tirer désormais un parti plus convenable, c'est de considérer et de traiter les finances de l'État romain comme finances de l'armée française. Quelque étrange que soit ce langage, nous sommes loin de le reprocher à ceux qui le tiennent puisqu'il ne leur est suggéré que par des besoins auxquels ils touchent le plus près.»

Tout commentaire serait inutile: aussi bien c'est une triste histoire que celle des réquisitions imaginaires, des contributions monstrueuses, des emprunts forcés, des mesures arbitraires qu'enregistrent froidement les documents contemporains. Le vol est en quelque sorte autorisé par l'arrêté du 6 germinal an VI, en vertu duquel l'État romain paiera trente-deux millions en valeurs, plus trois en équipement, trois pour les besoins de l'armée et des objets d'art pour une somme indéterminée. Le Directoire (art. 9) «se réserve en toute propriété tous les biens meubles et créances appartenant au Pape, à sa famille, à la famille Albani, au cardinal Busca, ainsi que les emphythéoses dont ils jouissaient». Il «se réserve (art. 21) l'argenterie superflue des églises, et tous les biens des établissements supprimés ou confisqués». «Il fera connaître (art. 22) sa volonté sur le muséum, les bibliothèques, le cabinet des tableaux et sur le sol du pays de Bénévent.»

Que dire des exactions particulières? Les Chigi à eux seuls durent payer 300,000 écus. Un simple graveur, Volpato, fut imposé à 12,000 écus de contribution payables dans les vingt-quatre heures. On vendit à vil prix, sans parler de ceux qu'on emporta à Paris, les objets d'art appartenant aux cardinaux Albani et Busca. Les musées et les bibliothèques furent livrés en proie à des commissaires aussi ignorants qu'avides. On enleva des palais pontificaux jusqu'aux portes et aux gonds, jusqu'aux ustensiles de cuisine! Rome n'était plus qu'un grand marché, où l'on tenait bureau public de vol et de dévastation. Sous prétexte de l'arrêté pris par Berthier contre les émigrés, ne s'avisa-t-on pas d'inventer de faux émigrés, dont les biens étaient aussitôt mis en vente, et qui ne parvenaient à se racheter qu'en payant de véritables rançons? On se croyait presque revenu à ces temps néfastes où les reîtres et les lansquenets de Bourbon étaient les maîtres de Rome et s'en partageaient les dépouilles[354].

Le plus déplorable était que le mauvais exemple partait de haut. Berthier avait été rappelé brusquement et remplacé par Masséna. Or, ce dernier, excellent général, était un déplorable administrateur. Ardent et impétueux, quand le rôle de modérateur eût seul convenu, dissipateur et prodigue, avide de richesses et dépourvu de scrupules dans la façon de les acquérir, il était en outre mal entouré, par des fournisseurs et des agioteurs qui achetaient sa complaisance ou même sa conscience, et se livraient effrontément à de honteux tripotages. Le scandale fut tel que les soldats et les officiers de l'armée française, qui gardaient encore le sentiment de l'honneur, rougirent de ces infamies et envoyèrent une protestation à Masséna[355]. Ce dernier se crut bravé et répondit par des paroles de rage à cette demande si légitime. Les troupes exaspérées se rassemblèrent au Panthéon (27 février 1799), et rédigèrent une pétition au Directoire pour réclamer le rappel du général. C'était une véritable insurrection, et le bon droit, sinon la légalité, était du côté des insurgés. Le lendemain 28, Masséna fit battre la générale et ordonna à l'armée de quitter Rome. Les soldats refusèrent d'obéir. Aussitôt il se démit de ses fonctions et remit le commandement au général Dallemagne[356].

Même désorganisation dans les administrations locales. Les consuls de la nouvelle République non seulement avaient à soutenir les intérêts de leurs concitoyens, mais encore à se débattre contre les prétentions opposées des commissaires du Directoire, du général commandant l'armée d'occupation, et même de l'autorité militaire siégeant à Milan. De là des tiraillements continuels, des démissions ou des destitutions et une série de véritables coups d'État. Angelucci, Reppi, Matheis, Visconti, Panazzi, Pierelli, Calisti, Zaccaleoni, Brissi, Rey, se remplacent à peine installés et méritent, il faut le reconnaître, cette sévère appréciation de l'un de ceux qui avaient contribué à les renverser: «Il est difficile de trouver dans l'histoire un genre de gouvernants plus avilis ... La corruption, la vénalité, les passions haineuses et vindicatives animaient toutes les délibérations. Des séances entières se passaient en vives discussions pour faire placer un parent, un ami, un partisan, un homme qui avait payé à deniers comptants le poste qu'il occupait. La chose publique ne les occupait presque jamais. On savait à Rome qu'il y avait des consuls, mais on l'ignorait dans les départements ou on feignait impunément de l'ignorer. Les administrations soit centrales, soit municipales, formaient des corps à part, s'isolaient, gouvernaient suivant les règles de leurs caprices et de leurs intérêts privés et détournaient à leur propre usage jusqu'au produit des contributions publiques[357]

Les ennemis de la France et de la République profitèrent de cette déplorable situation pour tenter une réaction. Les Transtévérins s'étaient toujours signalés par leurs haines antifrançaises. Dès le mois de mars 1798[358] ils s'étaient soulevés, mais avaient été facilement réprimés. Le jour même où Masséna sortit de Rome (mars 1799), ils coururent encore aux armes, mais le sentiment de la discipline n'était pas encore éteint, et les patriotes romains, bien que désillusionnés d'une liberté si coûteuse, la préféraient encore à l'ancien régime. Ils se joignirent à nos soldats qui prirent leur poste de combat, et l'ordre fut bientôt rétabli. Vingt-quatre révoltés furent fusillés et plusieurs cardinaux emprisonnés, parmi eux Doria Pamphili, le secret instigateur de l'émeute.

De Rome, le soulèvement s'étendit aux provinces. En avril 1799, un premier soulèvement avait eu lieu. L'Ombrie s'était soulevée sous la direction d'un certain Bernardini. La garnison française de Cita di Castello avait été massacrée, et celle d'Urbin assiégée; mais les insurgés, qui ne pouvaient plus compter sur les soldats pontificaux qu'on venait de licencier, avaient été battus et dès le mois de mai tout était rentré dans l'ordre. Le mouvement paraissait plus sérieux en mars 1799, surtout dans les départements de Cimino et du Trasimène. À Castel Gandolfo, à Rocca di Papa, à Ascoli, à Imola et dans toute l'Ombrie, les paysans se déclarèrent en faveur de la Papauté, et, ce qui compliquait la situation, c'est que le commandant en chef de l'armée d'Italie réclamait à ce moment même les soldats du corps d'occupation de Rome. Les commissaires du Directoire s'opposèrent à leur départ, car, ainsi qu'ils l'écrivaient[359], «on ne pourrait garder que Rome et Ancône, Civita-Vecchia et plusieurs positions importantes seraient vite occupées par les rebelles; les campagnes cesseraient de payer les contributions et la République serait renversée». Nos soldats restèrent donc, et, sans grande peine, dispersèrent les uns après les autres tous les rassemblements armés. Cette nouvelle tentative avait donc avorté.

Dès lors un ordre relatif s'établit. Dallemagne, le successeur de Masséna, fit condamner à mort et fusiller comme voleur un certain Charrier, qui s'était signalé par ses pillages éhontés. D'autres Français, convaincus de vol, furent condamnés à des peines afflictives. La discipline se rétablit et les Romains ne furent plus traités en peuple conquis. Dallemagne, qui avait été un des chefs de la sédition militaire contre Masséna, ne pouvait rester le chef de l'armée de Rome. On lui donna comme successeur d'abord Gouvion Saint-Cyr, puis Championnet. Les fournisseurs furent surveillés avec soin, les agents civils durent se renfermer dans la limite de leurs attributions, en un mot la République Romaine semblait entrer dans la période d'organisation qui seule peut donner de la stabilité à un gouvernement. Mais il était déjà trop tard! La seconde coalition se formait contre la France, et la République Romaine allait être détruite la première par nos ennemis.

CHAPITRE V
LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE

Les Bourbons de Naples. — Lazzaroni et bourgeois. — Essais de coalition contre la France. — Insulte à Mackau. — La Touche-Tréville dans le golfe de Naples. — Déclaration de guerre à la France. — La reine Marie-Caroline et sa haine de la France. — Armistice accordé par Bonaparte à Pignatelli. — Ménagements stratégiques de Bonaparte. — Nouveaux préparatifs de guerre et paix de Campo-Formio. — Assistance prêtée aux Anglais. — Nouvelle déclaration de guerre à la France. — Mack envahit le territoire romain. — Entrée du roi Ferdinand à Rome. — Championnet et les Français reprennent l'offensive. — Marche contre Naples. — Fuite de la famille royale. — Entrée des Français à Naples et proclamation de la République parthénopéenne. — Retraite de Macdonald. — Révolte des Abruzzes et de la Calabre. — Ruffo et les Sanfédistes. — Siège de Naples. — Capitulation de Naples. — Nelson viole la capitulation. — Les massacres et les exécutions juridiques. — Fin de la République parthénopéenne.

De tous les États italiens, le royaume de Naples[360] fut celui qui accueillit avec le plus de crainte et de défiance la nouvelle des prodigieux événements dont la France était alors le théâtre, Ferdinand IV de Bourbon régnait depuis 1759. Comme il n'avait que huit ans quand il monta sur le trône, on l'avait confié aux soins d'un conseil de régence. Son gouverneur, San Nicandro, l'avait laissé grandir dans une ignorance presque complète et ne s'était attaché qu'à développer en lui le goût des exercices corporels. Au lieu de le préparer au maniement des affaires, il lui avait appris à jouer à la paume, à chasser ou à pêcher. Aussi le jeune roi était-il parfaitement incapable de gouverner, et de bonne heure il abandonna le pouvoir à sa femme, Marie-Caroline de Habsbourg-Lorraine. Cette princesse au contraire était fort intelligente et très instruite. Fille de Marie-Thérèse, sœur des empereurs Joseph II et Léopold II et de notre Marie-Antoinette, belle, active, énergique, si la destinée l'avait appelée sur un autre trône, elle aurait peut-être joué un grand rôle dans l'histoire. Par malheur elle fut mal conseillée par deux étrangers qui l'entraînèrent, elle et son mari, à de déplorables aventures et les jetèrent sans merci, aux implacables sévérités de l'histoire.

Depuis 1799 vivait à Naples un aventurier irlandais, Acton, qui s'était emparé de l'esprit de la reine, et, par sa faveur, avait obtenu successivement trois ministères, marine, guerre, affaires étrangères. Au lieu de se dévouer à son pays d'adoption, Acton ne travailla jamais que dans les intérêts de sa patrie d'origine, et fut toute sa vie l'instrument servile du cabinet anglais. Or l'ambassadeur d'Angleterre à Naples se nommait William Hamilton. C'était le frère de lait de Georges III. Courtisan assidu, compagnon de chasse du roi, coureur en sa compagnie de galantes aventures, il avait exploité cette amitié en pillant les trésors archéologiques de Pompéï. Accrédité à Naples depuis de longues années, il vivait dans l'intimité de la famille royale, mais sans se priver d'exercer à ses dépens sa verve caustique. Très libre dans ses propos, ne croyant à rien qu'à ses plaisirs, tout à fait revenu des illusions de ce monde et disposé à traiter de bagatelles les vertus domestiques, c'était un épicurien ou plutôt un cynique Anglais, de la pire espèce des railleurs, car la plaisanterie sied mal à ses compatriotes. Il avait montré par un éclatant exemple combien il pratiquait lui-même en matière de morale la plus large des tolérances, car il avait épousé une aventurière anglaise, Emma Harte, une des femmes les plus séduisantes de son temps, mais dont la jeunesse s'était écoulée dans les tripots de Londres. Présentée à la cour, lady Hamilton y fit briller les grâces de son esprit et les merveilleuses ressources de son imagination. Malgré la honte de sa vie passée, elle plut à tout le monde, surtout à Marie-Caroline qui, ressentant pour sa nouvelle amie tous les emportements d'une passion antique, la traita en favorite et se mit complètement à sa merci. Acton et lady Hamilton dominaient donc la reine et, par son intermédiaire, étaient les véritables maîtres du royaume de Naples.

Les Napolitains paraissaient résignés à cette triste domination. Il est vrai que les lazzaroni, qui constituaient la masse du peuple, s'occupaient peu de politique. Dans ce merveilleux pays où l'on n'a pour ainsi dire que la peine de vivre, les lazzaroni goûtaient avec volupté les charmes de la paresse. À peine avaient-ils gagné de quoi satisfaire leurs besoins matériels qu'ils s'étendaient au soleil et dormaient paisiblement. Fanatiques, passionnés, susceptibles d'un élan furieux, d'un crime même, sauf à retomber ensuite dans leur apathique indifférence, ils justifiaient la fameuse théorie de Montesquieu sur l'influence des climats. Ce n'était pas précisément l'intelligence qui leur manquait, mais le souci de leur dignité. Aussi bien, ils n'avaient pas conscience de leur dégradation morale, car on les retenait dans une ignorance systématique.

La bourgeoisie napolitaine, au contraire, était fort éclairée. Quelques-uns des rois qui s'étaient succédé à Naples, au XVIIIe siècle, avaient pris à tâche de relever le niveau de l'instruction chez leurs sujets, et ils y avaient en partie réussi; mais, en même temps que l'instruction, avait grandi le besoin des réformes. Les bourgeois non seulement gémissaient sur l'ignorance des lazzaroni, mais encore commençaient à réclamer des changements politiques et sociaux. La majeure partie des nobles se ralliaient à eux. Les grands seigneurs napolitains et siciliens, en effet, dans leurs voyages à travers l'Europe ou par leurs relations, avaient appris à connaître et à apprécier le salutaire effet des améliorations modernes, et en demandaient l'application dans leur pays. Un parti libéral existait donc à Naples. Il avait pour chef Domenico Cirillo, un des médecins les plus estimés de l'Europe, Gabriel Manthone, Massa, Bassetti, Ettore Caraffa et Schipani, presque tous officiers ou ingénieurs. Le prince de Santa Severina et l'amiral Caracciolo étaient, parmi les nobles, ceux que leurs opinions rattachaient à ce parti. La cour détestait les libéraux, et attisait contre eux les haines mal raisonnées de la populace. On aurait dit qu'elle pressentait en eux de futurs adversaires; mais elle se contentait de les surveiller et ne les persécutait pas.

Sur ces entrefaites éclata la Révolution française. Bourgeois et nobles la saluèrent comme l'aurore des temps nouveaux. La cour, effrayée par la subite explosion de ces sentiments et de ces besoins inassouvis, se prépara tout aussitôt à la lutte. D'ailleurs, le roi n'aimait pas la France par instinct monarchique. Il appartenait à la famille de Bourbon, et, par tradition autant que par tempérament, répudiait toute concession aux idées modernes. Marie-Caroline était la sœur de Marie-Antoinette et le sort de cette infortunée princesse portait à son paroxysme la haine qu'elle avait vouée à notre pays. Quant à Acton et à lady Hamilton, grassement payés par l'Angleterre, qui avait tout intérêt à diminuer notre influence en Italie, ils entretenaient la famille royale dans une excitation furibonde. Du concours de ces haines allait se former contre la France une étroite alliance, et se préparer des événements féconds en péripéties tragiques.

Le roi et la reine de Naples par leur naissance, par leur éducation, par leurs alliances de famille ne pouvaient éprouver pour la Révolution française que des sentiments de répulsion. Alors que leur beau-frère Louis XVI régnait encore en France comme souverain constitutionnel, dès 1791, ils avaient essayé d'organiser en Italie une coalition contre la France. Le roi de Sardaigne ne demandait pas mieux que d'accepter cette proposition, mais le pape Pie VI n'était pas d'humeur à tenter la fortune des armes. Le grand-duc de Toscane refusait de sortir de la neutralité. Gênes trouvait à cette neutralité trop d'avantages pour ne pas décliner toute proposition de guerre contre la France. Venise ne voulait que le repos. L'Autriche enfin désapprouvait la centralisation des forces italiennes. Ferdinand IV et Marie-Caroline furent donc forcés de remettre à des temps meilleurs leurs projets de vengeance, mais ils se préparèrent à des événements qu'ils appelaient de tous leurs vœux, et, dès ce moment, commencèrent leurs armements pour la prochaine guerre.

L'armée napolitaine ne comptait en 1791 que 24,000 hommes d'effectif, moitié mercenaires, moitié Napolitains. Une longue paix et la pauvreté du trésor avaient fait négliger toutes les institutions qui tiennent à la guerre. Arsenaux mal approvisionnés, forteresses en ruines, traditions, souvenirs, mœurs militaires, tout était perdu, tout était à refaire. Acton, ministre tout-puissant, mais étranger par ses origines et par ses affections aux peuples qu'il gouvernait, entreprit la lourde tâche de réorganiser cette armée. Des Suisses et des Dalmates furent enrôlés, et des soldats recrutés partout. Trois étrangers de haute naissance, les princes de Hesse-Philipstadt, de Saxe et de Wurtemberg prirent du service sous les drapeaux napolitains. On se mit à fondre des canons, à fabriquer des voitures, des armes, des munitions, en un mot, on se prépara avec une grande activité à de prochaines hostilités.

Pendant ce temps, la royauté française était entraînée vers l'abîme. Insulté aux Tuileries dans la journée du 20 juin 1792, chassé de son palais le 10 août, Louis XVI se réfugiait au sein de l'Assemblée législative, qui prononçait sa déchéance et l'envoyait au Temple. La cour napolitaine accueillit ces nouvelles avec stupeur et indignation, mais sa colère fut impuissante, car l'armée n'était pas encore en état de prendre la campagne, et d'ailleurs la Convention nationale, qui venait de succéder à l'Assemblée législative, venait, par la conquête de la Savoie et de Nice, de frapper un coup qui retentit profondément dans l'Europe entière. Les mots de patrie et de liberté n'avaient pas été prononcés impunément. Les esprits s'agitaient. À Naples et à Palerme tous les mécontents, et ils étaient nombreux, tournaient du côté de la France leurs vœux et leurs espérances. Se jeter dans les hasards d'une guerre étrangère, alors que la guerre civile menaçait, eût été de la démence. Ferdinand et Marie-Caroline résolurent, pour la seconde fois, d'attendre une occasion, et, pour mieux assurer leurs desseins ultérieurs, ils comprimèrent par la terreur tous ceux de leurs sujets qu'ils soupçonnaient d'applaudir aux réformes révolutionnaires.

Sur ces entrefaites on apprit à Naples le procès, et bientôt l'exécution de Louis XVI. Le roi et la reine furent consternés. Voici un billet que Marie-Caroline adressait à ce propos à son amie l'ambassadrice d'Angleterre (7 février 1793)[361]: «J'ay été bien touchée de l'intérêt que vous prenez à l'exécrable catastrofe dont ce sont souillé les infâmes français. Je vous envoie le portrait de cet innocent enfant[362] qui implore vengeance, secours, ou, s'il est aussi immolé, ces cendres unis à ceux de ces infortunés parens crient avant l'Éternel une éclatante vengeance. Je compte le plus sur votre généreuse nation pour remplir cet objet et pardonez à mon cœur déchiré ses sentimens. Votre attachée amie.» La cour napolitaine semblait donc décidée à entrer en campagne. Toutes les réjouissances du carnaval, publiques ou privées, furent interdites, et le roi, accompagné de toute sa maison civile et militaire, se rendit en grand cérémonial à la cathédrale pour y pleurer et prier sur la royale victime. Un envoyé de la République française, Mackau, ayant demandé une audience, Ferdinand la lui refusa brutalement. Il adressait en même temps aux souverains italiens, et spécialement au roi de Sardaigne et à Venise, une nouvelle proposition de confédération. Tout donc semblait décidé, et la guerre allait être déclarée, mais, par un singulier revirement, et, pour la troisième fois, la cour napolitaine fut encore réduite à l'impuissance.

À la nouvelle du refus d'audience infligé à Mackau, refus qui impliquait la non-reconnaissance de la République française, la Convention avait ordonné à l'amiral Latouche-Tréville de se rendre tout de suite à Naples avec la flotte de Toulon, et d'arracher, de gré ou de force, le consentement du roi. Latouche-Tréville, avant que les anciennes batteries du rivage fussent réparées, et que de nouvelles fussent établies, parut devant Naples avec quatorze vaisseaux de guerre qu'il embossa devant la ville, tout prêt à ouvrir le feu si on ne lui accordait pas satisfaction. Le roi convoqua son conseil, et, bien que les moyens de résistance fussent supérieurs à ceux de l'attaque, le conseil décida qu'on reconnaîtrait la République française, et qu'on accréditerait un ambassadeur à Paris. Aussitôt Latouche-Tréville mit à la voile pour sortir du port, mais, peu de temps après, ayant essuyé une tempête, il reparut dans le golfe et demanda l'autorisation de réparer ses vaisseaux endommagés et de renouveler ses provisions. Ferdinand aurait bien voulu, mais il ne pouvait refuser. Aussitôt un grand nombre de jeunes Napolitains, enthousiastes des nouvelles doctrines, entrèrent en relations avec les officiers de la flotte française, et, comme la République cherchait alors à pousser les peuples vers la liberté, pour les associer à ses dangers, Latouche-Tréville enflamma ces jeunes têtes, et leur conseilla de s'organiser en sociétés secrètes. Les choses allèrent même si loin que, dans un repas, les convives attachèrent à leurs boutonnières un petit bonnet rouge, symbole du jacobinisme. La cour n'ignorait aucune de ces démarches, mais elle ajournait le châtiment pour attendre le départ de ces hôtes importuns. Elle affectait même un grand empressement et fournissait des ouvriers, des matériaux et jusqu'à des vivres.

La flotte française partit enfin: aussitôt commença la réaction. Les partisans de la France furent jetés en prison, et une junte d'État fut instituée pour punir les crimes de lèse-majesté, c'est-à-dire de sentiments favorables à notre pays. Malgré sa haine, la cour napolitaine hésitait pourtant à se prononcer, car elle craignait une nouvelle apparition de la flotte française dans les eaux de Naples. L'Angleterre arriva fort à propos pour la tirer d'embarras, et lui permettre de réaliser ses projets de vengeance. Les escadres anglaises venaient, en effet, d'entrer dans la Méditerranée, et, comme elles étaient bien supérieures aux nôtres, peu à peu elles refoulèrent tous nos vaisseaux sur la côte et délivrèrent la cour napolitaine de la crainte d'une autre intervention française. Aussitôt Ferdinand et Marie-Caroline lèvent le masque. Ils publient un traité secret récemment conclu avec l'Angleterre et envoient douze navires et six mille hommes rejoindre la flotte de l'amiral Hood.

Cette flotte anglo-napolitaine eut bientôt l'occasion de se signaler. Le 24 août 1793, Toulon avec son arsenal, ses vaisseaux et ses imposantes fortifications était livré aux ennemis de la France. Aussitôt, les troupes napolitaines, commandées par le maréchal Fortiguerri et par les généraux de Gambs et Pignatelli, se jetaient dans la place. Ils la défendirent de concert avec les Anglais et les Espagnols. Nous n'avons pas à raconter ici le siège de Toulon. Il nous suffira de rappeler que les Napolitains, jusqu'au dernier jour, résistèrent aux troupes républicaines. Lorsqu'ils furent obligés, avec les autres alliés, d'évacuer précipitamment la ville, ils laissèrent entre nos mains 600 d'entre eux, avec une énorme quantité de munitions et d'approvisionnements. Cette expédition, sur laquelle la cour de Naples avait fondé de grandes espérances, échoua donc misérablement; mais le roi et surtout la reine haïssaient tellement la France que, malgré cet insuccès éclatant, ils persévérèrent dans leur résolution de continuer la guerre. Souverains absolus, ils ne pouvaient que détester un régime qui était la négation de leur propre autorité; catholiques par conviction, ils avaient en quelque sorte horreur d'un gouvernement qui persécutait le catholicisme; princes de la maison de Bourbon, ils redoutaient pour eux-mêmes la destinée de Louis XVI, et, comme ils confondaient volontiers leurs intérêts dynastiques avec les intérêts de la nation, ils croyaient sincèrement accomplir leur devoir, en se prononçant avec énergie contre la France. Leur premier ministre, Acton, créature de l'Angleterre, entretenait cette ardeur et lady Hamilton, la femme de l'ambassadeur anglais, exploitait l'amitié ou plutôt la passion qu'elle avait inspirée à la reine en l'excitant contre la France. La flotte napolitaine continua donc à assister la flotte anglaise dans la Méditerranée, et une division de cavalerie napolitaine fut envoyée dans l'Italie du Nord, où elle combattit, non sans honneur, dans les rangs de l'armée austro-piémontaise.

La reine Marie-Caroline poussait même si loin cette haine contre la France qu'elle n'hésita pas, dans l'espoir de nous nuire, à commettre des indiscrétions qui ressemblent à des actes de trahison. En 1795, en effet, l'Espagne, qui n'avait essuyé que des défaites dans la guerre qu'elle soutenait contre la France, songeait à se retirer de la coalition. Galatone, ambassadeur de Naples à Madrid, informa son gouvernement des négociations entamées, et ses informations étaient d'autant plus précises que la famille royale d'Espagne ne se défiait aucunement de la famille royale napolitaine à laquelle l'attachaient tant d'intérêts communs. Or, l'Angleterre tenait à ne rien ignorer de ce qui se passait à Madrid. Marie-Caroline, sans le moindre scrupule et uniquement pour être agréable à son amie Emma, lui communiqua tous les renseignements qu'elle avait à sa disposition[363]. «On déchifre le chifre, lui écrivait-elle au commencement de 1795; si je sais quelque chose de plus, vous le saurez.» Le 28 avril elle lui adressait le billet suivant[364]: «Je vous envoie un chifre venu d'Espagne, de Galatone, qu'avant vingt-quatre heures vous me devez rendre afin que le roi la retrouve. Il y a des choses très intéressantes pour le gouvernement anglais et que j'aime à leur communiquer, et montrer mon attachement pour eux et ma confiance au digne chevalier, auquel je prie seulement de ne pas me compromettre.» Le digne chevalier, il s'agissait de l'ambassadeur Hamilton, ne compromit pas en effet la reine, puisqu'on n'a connu cette trahison que par la publication tardive de la correspondance échangée entre Marie-Caroline et Emma; mais l'Angleterre profita de l'indiscrétion, car elle bombarda Cadix, et, se jetant sur la flotte espagnole sans méfiance, la détruisit au combat de Saint-Vincent.

Si donc la haine de la France aveuglait Marie-Caroline au point de lui faire commettre une véritable trahison contre un souverain, un allié, un proche parent, comment la République française aurait-elle été traitée par cette implacable ennemie, si elle avait trouvé le moyen d'assouvir sa haine! Par bonheur pour la France, Marie-Caroline avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre les dangers d'une intervention plus active, et, de son côté, Ferdinand était trop indolent pour s'occuper d'une affaire qui l'aurait détourné de ses occupations favorites, la chasse ou la pêche. Ce fut donc surtout contre leurs propres sujets suspects de libéralisme ou tout au moins d'indulgence vis-à-vis des principes nouveaux que le roi et la reine de Naples tournèrent leur colère; et, de 1793 à 1796, bien que comptant parmi les souverains coalisés contre la France, ils ne prirent qu'une part indirecte aux hostilités.

À partir de 1796, lorsque Bonaparte descendit en Italie et remporta la série des victoires qui devaient aboutir au traité de Campo-Formio, à cette indifférence succéda une terreur véritable. Le Directoire n'avait nullement caché son intention de punir tous les souverains italiens, dont il croyait avoir à se plaindre. Le roi de Naples était un des plus menacés. Il savait que l'invasion de ses États serait en quelque sorte le complément de la conquête française. Il put même craindre un moment que Bonaparte, abandonnant l'Autriche, ne se détournât contre l'Italie péninsulaire. Telle était en effet l'intention du Directoire: mais on sait comment le général en chef de l'armée française, n'écoutant que ses propres inspirations, et guidé d'ailleurs par le bon sens et l'instinct de la grande stratégie, refusa d'occuper Rome et Naples, avant d'avoir définitivement expulsé les Autrichiens de l'Italie septentrionale. Naples fut donc menacée par le général vainqueur, mais jamais inquiétée sérieusement. Ce n'était néanmoins que partie remise, et le roi Ferdinand savait très bien qu'il était acculé à une double difficulté: ou bien s'engager à fond dans la lutte, ou bien traiter avec la République. Il préféra traiter.

Ce ne fut pas sans de nombreuses défaillances qu'il se résolut à prendre cette prudente détermination. Il y avait à Naples deux partis, celui de la guerre à la tête duquel se trouvait la reine, excitée par son entourage, et celui de la paix, qui n'avait pas de chef, mais dont le roi était le principal soutien. Ces deux partis l'emportaient tour à tour, selon que Bonaparte était victorieux ou que ses succès semblaient compromis. Rien de plus curieux et souvent de plus amusant à suivre que les négociations entamées alors par la cour napolitaine. C'est une série de retours offensifs ou de prudentes retraites, de rodomontades ou de palinodies qui dénotent d'un côté la haine furieuse que portaient à la France les Bourbons de Naples, et d'autre part la terreur que leur inspiraient nos armes victorieuses. On ne demanderait qu'à entrer en campagne, mais aussi comment s'exposer bénévolement à un désastre? Mieux vaut attendre une occasion! Or, cette occasion ne se présente jamais, et, comme on s'est compromis soit par des démarches inconsidérées, soit par des démonstrations intempestives, il faut bien faire amende honorable et tâcher d'adoucir un vainqueur sans combats. Telle est la pitoyable comédie, en plusieurs épisodes, que vont jouer ces acteurs royaux, jusqu'au jour où se croyant les maîtres de la situation, ils se décideront à lever le masque et joueront le tout pour le tout.

Ferdinand, dans le printemps de 1796, semblait d'abord tout disposé à entrer en campagne. Il avait déjà prêté sa cavalerie à Beaulieu, et même ces cavaliers s'étaient à diverses reprises distingués, notamment à Valenza[365], à Fombio et à Borghetto. Aussi crut-il devoir au nom qu'il portait et au rang qu'il occupait de faire de nouveaux efforts. Il envoya donc 30,000 hommes prendre position sur la frontière pontificale, ordonna une levée en masse, et adressa aux évêques du royaume des circulaires pressantes pour les conjurer d'user de leur influence, afin d'exciter leurs ouailles à défendre le sol national. Pris d'un beau zèle, le roi entra même en campagne et visita les camps de Sangro, San-Germano, Sora et Gaëte. Il fut reçu par les soldats avec empressement: mais cette ardeur s'évanouit bien vite, quand il apprit que Beaulieu était refoulé dans le Tyrol, que les ducs de Parme, de Modène et de Toscane étaient réduits à l'impuissance, que le Pape, malgré sa bonne volonté, ne pouvait couvrir sa frontière, et que, les unes après les autres, toutes les villes de la Romagne ouvraient leurs portes aux Français. Le roi craignit que l'orage qui s'approchait n'éclatât sur ses États. Il se décida non pas précisément à la paix, mais à un armistice, et chargea son ministre Belmonte-Pignatelli de négocier cet armistice.

Bonaparte, malgré les instructions formelles du Directoire, était parfaitement décidé à ne pas renouveler les fautes stratégiques des souverains ou des généraux français qui l'avaient précédé en Italie. Il ne voulait pas s'enfoncer dans la péninsule, alors que les Autrichiens tenaient encore Mantoue, et pouvaient d'un instant à l'autre, soit par le Tyrol, soit par la Vénétie, déboucher sur ses derrières. Ainsi qu'il l'écrivait[366] avec un grand bon sens au Directoire: «Eussions-nous 20,000 hommes, il ne nous conviendrait pas de faire vingt-cinq jours de marche, dès le mois de juillet et d'août, pour chercher la maladie et la mort. Pendant ce temps, Beaulieu repose son armée dans le Tyrol, la recrute, la renforce des secours qui lui arrivent tous les jours, et nous reprend dans l'automne ce que nous lui avons pris dans le printemps.» Aussi accueillit-il avec empressement les propositions de la cour napolitaine, qui lui furent présentées par Miot[367]. En deux heures tout fut arrangé[368]. Les hostilités cessaient immédiatement. Les cavaliers napolitains, qui servaient dans l'armée impériale, s'en séparaient pour se rendre dans des cantonnements spéciaux, à Brescia, Bergame et Côme. La suspension d'hostilité était étendue à la flotte. Enfin, le passage était laissé libre pour les courriers français ou napolitains. Aucune indemnité n'était exigée.

Ces conditions étaient honorables. Elles étaient relativement douces; mais Bonaparte ne cherchait alors qu'à diminuer le nombre de ses ennemis. Il ne redoutait certes pas une diversion napolitaine, mais il voulait avoir toutes ses forces disponibles pour lutter avec plus d'avantages contre l'Autriche. D'ailleurs, comme il l'écrivait[369] au Directoire en lui notifiant les conditions de l'armistice: «Si vous faites la paix avec Naples, la suspension aura été utile, en ce qu'elle aura affaibli de suite l'armée allemande. Si au contraire, vous ne faites pas la paix avec Naples, la suspension aura encore été utile, en ce qu'elle nous mettra à même de prendre prisonniers les 2,400 hommes de cavalerie napolitaine, et que le roi de Naples aura fait un pas qui n'aura pas plu à la coalition.» Bonaparte avait donc eu raison de mépriser les fanfaronnades de ce souverain, et de se montrer modéré à son égard. Le roi de Naples aurait pu devenir dangereux. Il était désormais compromis aux yeux de ses anciens alliés et réduit à l'impuissance.

Il avait été convenu que l'armistice serait bientôt converti en paix définitive. Le prince Belmonte-Pignatelli avait été désigné comme plénipotentiaire pour négocier cette paix; mais soit manque d'empressement de sa part, soit plutôt duplicité du côté de la cour napolitaine, il restait toujours en Italie. Bonaparte lui avait pourtant écrit à deux[370] reprises pour le prier de hâter son départ. Le prince promettait toujours[371] de se mettre en route, mais ne bougeait pas. Son maître, en effet, croyait inutile de dissimuler plus longtemps, et, comme Wurmser s'apprêtait alors à entrer en Italie avec une armée de renfort, il s'imaginait de très bonne foi, comme d'ailleurs tous les autres princes italiens, que Bonaparte ne pourrait lui résister; aussi s'apprêtait-il à profiter des circonstances, et c'est pour ce motif qu'il suspendait le départ de son plénipotentiaire.

Bonaparte connaissait assez les hommes pour ne conserver aucune illusion sur les sentiments du roi de Naples. Heureusement pour lui Ferdinand n'était pas en mesure d'entrer en campagne. Il se contenta de mettre en mouvement une petite armée de 24,000 hommes, qui, suivant les circonstances, se joindraient à Wurmser ou marcheraient contre Livourne. Ils ne dépassèrent même pas les frontières du royaume, car Bonaparte remporta les victoires de Lonato et de Castiglione; Wurmser fut refoulé dans le Tyrol, et les espérances des princes italiens se trouvèrent réduites à néant. Bonaparte n'en avait pas moins eu à redouter un instant la division napolitaine, et il nourrissait un véritable ressentiment contre le souverain versatile qui lui avait pour un moment inspiré des inquiétudes. À deux reprises, il demanda[372] au Directoire l'autorisation de traiter en prisonniers de guerre les cavaliers napolitains, et se montra disposé à punir le roi de son intervention, bien qu'elle n'eût pas été active. «Cette cour, écrivait-il, est perfide et bête. Je crois que, si M. Pignatelli n'est pas encore arrivé à Paris, il convient de séquestrer les 2,000 hommes de cavalerie que nous avons en dépôt, arrêter toutes les marchandises qui sont à Livourne, faire un manifeste bien frappé, pour faire sentir la mauvaise foi de la cour de Naples, principalement d'Acton. Dès l'instant qu'elle sera menacée, elle sera humble et soumise. Les Anglais ont fait croire au roi de Naples qu'il était quelque chose. J'ai écrit à M. d'Azara, à Rome. Je lui ai dit que, si la cour de Naples, au mépris de l'armistice, cherche encore à se mettre sur les rangs, je prends l'engagement à la face de l'Europe de marcher contre ses prétendus 70,000 hommes avec 6,000 grenadiers, 4,000 hommes de cavalerie et 50 pièces d'artillerie légère.»

Certes, Bonaparte était homme à ne pas se contenter de menaces en l'air, et, plus que personne, il était en mesure de renouveler les exploits de Charles VIII et de s'emparer de Naples avec une poignée de Français; mais il ne se serait engagé que très à contre-cœur dans cette entreprise, car il comprenait que la partie suprême n'était pas encore gagnée dans la Haute-Italie. Après Beaulieu, après Wurmser, l'inépuisable Autriche s'apprêtait à lancer contre lui une nouvelle armée et un nouveau général, Allwintzy. Malgré son désir de punir le roi de Naples de ses mensonges et de ses revirements de politique, Bonaparte ne voulait pas s'enfoncer dans l'Italie méridionale ou se priver d'une partie de son armée pour la seule satisfaction de détrôner un prince. Aussi, malgré les exhortations du Directoire, malgré son âpre désir de vengeance, réservait-il à d'autre temps la punition du roi. «Si vous voulez que l'on aille à Naples, écrivait-il[373] au Directoire, songez sérieusement à m'envoyer des renforts. Si vous pouviez tenir ce que vous m'annoncez de l'armée du Rhin, cela me suffirait. Soyez sûrs que l'on fera tout ce qui sera possible pour frapper de grands coups et correspondre aux hautes destinées de la République.»

Aussi bien le roi de Naples commençait à trouver que le jeu en se prolongeant risquait de devenir dangereux. Il s'était décidé à envoyer à Paris le prince Belmonte-Pignatelli, pour y signer une paix qui n'était que la confirmation de l'armistice précédemment conclu. Les grandes victoires d'Arcole et de Rivoli avait refroidi son enthousiasme, en lui démontrant que les Autrichiens étaient incapables de débusquer les Français de la Haute-Italie. Ferdinand n'avait pourtant renoncé ni à sa haine ni à ses projets d'intervention. Lorsque Bonaparte entreprit contre Pie VI la campagne qui devait aboutir au traité de Tolentino, cette fois encore le roi de Naples, qui prévoyait la défaite de son ancien allié et redoutait le voisinage immédiat des Français, annonça sa résolution de secourir le chef de la catholicité: mais il se borna à envoyer à Bonaparte le prince Belmonte-Pignatelli avec ordre d'annoncer au général que l'armée napolitaine entrerait en campagne si la France n'accordait pas à la Papauté d'honorables conditions de paix. Bonaparte accueillit fort mal cette ouverture. Il le prit même de très haut avec le malencontreux négociateur et lui répondit[374] «que, s'il avait jusqu'alors patienté, c'est qu'il n'avait pas comme aujourd'hui des troupes disponibles, et que, puisque son maître lui jetait ainsi le gant, il le ramasserait». Pignatelli se confondit en excuses, et affirma qu'il avait mal exprimé les intentions du roi, et que Naples était résolue à conserver l'alliance française. Bonaparte, qui préparait alors sa campagne offensive contre l'Autriche et ne se souciait pas d'une guerre avec Naples, qui l'aurait encore retardé, feignit d'accepter ces explications, et annonça même au plénipotentiaire napolitain qu'il ménagerait le Pape en considération de son souverain[375].

Le langage ferme et soutenu de Bonaparte en imposa-t-il au roi Ferdinand, ou plutôt le voisinage de nos troupes victorieuses lui inspira-t-il de sérieuses réflexions, toujours est-il que, par une nouvelle volte-face, il parut se rapprocher de la France. Il est vrai que ces démonstrations d'amitié étaient fort intéressées. Il espérait que, dans le remaniement et la nouvelle distribution des territoires que préparait Bonaparte, le royaume napolitain serait favorisé. Avec une impudeur naïve, et tout comme s'il eût rendu à la France de grands services, il n'hésitait pas à demander tantôt les dépouilles de Venise, et particulièrement les îles Ioniennes, tantôt celles de la Papauté, son alliée d'hier. C'était surtout la marche d'Ancône qui excitait ses convoitises. Bonaparte, qui résidait alors à Mombello, et ne suivait que de loin les négociations, était comme harcelé par les demandes incessantes des diplomates napolitains; mais, habitué qu'il était à renverser plutôt qu'à agrandir les petits États, il accueillait ces ouvertures avec une hauteur méprisante. «Le marquis de Gallo, écrivait-il[376] au Directoire, désirerait fort la marche d'Ancône pour Naples. Comme vous voyez, cela n'est pas maladroit, mais c'est la chose du monde à laquelle nous devons le moins consentir.» «—Le roi de Naples m'a déjà fait faire des propositions d'arrangement, lisons-nous dans une de ses dépêches au ministre Delacroix, mais Sa Majesté ne voudrait avoir rien moins que la marche d'Ancône. Il faut se garder de donner un aussi bel accroissement à un prince aussi mal intentionné et si évidemment notre ennemi le plus acharné.»

Le roi Ferdinand fut sans doute informé de ces dispositions malveillantes de Bonaparte; car, voyant que ses avances étaient repoussées, il se prépara à un nouveau changement dans sa politique. Les négociations pour la paix définitive entre la France et l'Autriche ne marchaient alors qu'avec peine. L'Autriche massait des troupes sur la frontière, et menaçait de rentrer en ligne. Pie VI, le grand-duc de Toscane et le roi de Naples, excités et encouragés par ses émissaires secrets, se disposaient à prendre une part effective à la prochaine campagne. Le roi Ferdinand concentrait ses troupes, et laissait entendre qu'il avait l'intention de les mener à Rome, pour les unir aux soldats pontificaux, et tenter ensuite une diversion sérieuse sur les derrières de l'armée française. Toutes ces intrigues étaient signalées à Bonaparte par notre ambassadeur à Naples, Canclaux. Elles parurent assez sérieuses pour être surveillées de plus près encore. Bonaparte écrivit[377] à son frère Joseph, alors ambassadeur à Rome, pour le prier d'envoyer un de ses aides de camp à Naples. 29 septembre 1797. «Il s'assurera par lui-même du mouvement des troupes napolitaines, auquel je ne puis pas croire, quoique je m'aperçoive qu'il y a depuis quelque temps une espèce de coalition entre les cours de Naples, de Rome et même de Florence, mais c'est la ligue des rats avec les chats.» Bonaparte prévoyait même le cas d'une entrée prochaine des Napolitains à Rome, et, en ce cas, disait-il à son frère, «vous devez continuer à y rester, et affecter de ne reconnaître d'aucune manière l'autorité qu'y exercerait le roi de Naples, de protéger le peuple de Rome et faire publiquement les fonctions de son avocat, mais d'avocat tel qu'il convient à un représentant de la première nation du monde». Il écrivait le même jour à Canclaux pour le prévenir «que le Directoire ne resterait pas tranquille spectateur de la conduite hostile du roi de Naples».

Cette fois encore l'entrée en campagne des Napolitains fut remise à des temps plus propices. L'Autriche en effet venait de signer la paix de Campo-Formio, et tous les princes italiens, qui s'étaient compromis par leur attitude fanfaronne, n'avaient plus qu'à faire oublier leurs velléités d'indépendance. Tel fut le cas du roi Ferdinand. Il dut contenir jusqu'à nouvel ordre son ardeur belliqueuse et feindre pour la France et son représentant sinon de l'amitié, au moins une grande bienveillance. Il fut même obligé, en vertu des traités, d'observer la plus stricte neutralité entre les puissances qui n'avaient pas encore déposé les armes, c'est-à-dire entre la France et l'Angleterre; mais ce fut bien à contre-cœur qu'il se résigna à cette comédie politique. Le roi de Naples n'était et ne pouvait être qu'un ennemi caché de la France. Il consentait à dissimuler, mais il se réservait d'intervenir.

Lorsque, dans le courant de l'année 1798, la France se décida à renverser la Papauté, et créa la république romaine, la cour napolitaine fut épouvantée de ce dénouement imprévu, et l'explosion faillit avoir lieu. Si, dès ce moment, l'Angleterre s'était résolue aux sacrifices d'argent qu'elle fit plus tard, si, en un mot, elle avait pris à sa solde les Napolitains, il est hors de doute que la cour napolitaine se serait déclarée en sa faveur. Les lettres intimes échangées, durant cette période, entre la reine Marie-Caroline et sa confidente Emma le prouvent surabondamment. La reine ne parle[378] qu'avec horreur des progrès et des victoires de la France. «Tout cecy me rend bien complètement malheureuse, lui écrit-elle en apprenant l'entrée de Berthier à Rome. Dans la semaine on va expédier un courrier à Londres pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire resouvenir cette brave Nation qu'ils perdent l'Italie, son commerce à jamais et dans nous leurs plus fidèles alliés.» Elle a grand soin de conserver des relations suivies avec Londres. «Entre temps[379] je veux vous aviser que, ce soir, part un courrier pour Londres qui usera toutes les précautions pour ne pas tomber entre les mains de ces monstres nos voisins.» L'Angleterre repoussa ses ouvertures. Elle ne se sentait pas encore menacée directement: mais tout changea du jour au lendemain, quand elle apprit que Bonaparte venait de s'embarquer pour l'Égypte. Tout changea également à Naples, qui ne redoutait plus la présence du conquérant de l'Italie.

Telle était pourtant la frayeur qu'inspiraient encore les armes françaises que la cour de Naples, malgré sa haine et ses espérances, n'osa pas se déclarer du jour au lendemain. La reine se contenta d'avertir la flotte anglaise de nos moindres démarches, et de former des vœux pour son succès. «Les coquins de français, écrivait-elle[380] à Emma Hamilton, prétendent avoir des secrets pour incendier la flotte anglaise. J'espère bien que cela n'est pas vrai. Le vent et le bon Dieu veuillent bien les bénir (les Anglais) et les accompagner! Mes vœux, prières les suivent, et je brûle d'être au moment où toutes nos forces et moyens les aideront, et prouveront ce que je serai toute ma vie, leur sincère et reconnaissante amie.» En attendant cet heureux moment, on commençait à ne pas épargner à nos nationaux les mauvais procédés. Quelques bâtiments français avaient été enlevés par les Anglais dans les eaux napolitaines, Garat, notre ambassadeur à Naples, éleva officiellement des réclamations. On ne lui répondit même pas et voici comment la reine rendait compte[381] de cette insulte à son amie: «Garat a fait un ofice (note) pour les Proies (prises) digne de Garat et de ses cometans, mais qui aura réponse comme il faut. On expédie à Paris nos plaintes sur cet office et sur Malthe, mais plaintes hautes, et demain on expédie à Londres et à Vienne pour les pousser.»

La cour napolitaine ne cherchait donc qu'un prétexte pour rentrer en campagne. Elle allait même au-devant de nos réclamations, en nous fournissant d'elle-même de sérieux griefs. Par le traité de 1796, il avait été convenu que le roi fermerait ses portes aux Anglais. Or, l'amiral Nelson, dans sa course furieuse à travers la Méditerranée à la poursuite de la flotte française, venait d'arriver en Sicile avec une escadre très avariée et manquant de vivres. Il demanda l'autorisation de se ravitailler. C'était non seulement rompre les engagements pris avec la France, mais encore fournir un concours effectif à l'Angleterre. Le roi Ferdinand hésitait, mais la reine, excitée et encouragée par lady Hamilton, l'emporta. Des ordres secrets permirent au gouverneur de Syracuse de fournir à Nelson tout ce dont il aurait besoin. Il était difficile de rendre à l'amiral un service plus opportun. Aussi bien il le reconnaissait lui-même. Voici comment, dans son testament, il s'exprime sur ce point: «La flotte anglaise commandée par moi n'aurait jamais pu la seconde fois retourner en Égypte, si l'influence de lady Hamilton sur la reine de Naples n'avait obtenu qu'on écrivit des lettres au gouverneur de Syracuse pour qu'il se mit en devoir de ravitailler la flotte de toutes choses. Arrivés à Syracuse nous reçûmes toutes les provisions. De là je me rendis en Égypte où je détruisis la flotte française.»

Ce fut donc la trahison napolitaine qui rendit possible le désastre d'Aboukir. Il est vrai que jamais nouvelle n'excita de pareils transports. Ce fut à Naples comme un délire, quand on apprit que le jour était enfin venu d'assouvir une haine trop longtemps contenue. La reine ne sait plus contenir l'expression de sa joie. «Quel bonheur, quelle gloire, écrit-elle à sa «chère Milady», quelle consolation pour cette unique, grande et illustre nation. Que je vous suis obligée, reconnaissante! J'ai pleine vie. J'embrasse mes enfants, mon mary ... Hope, hope, je suis folle de joie.» Ce fut bien autre chose lorsque le vainqueur, cédant aux pressantes invitations qu'on lui avait adressées, se décida à jouir de son triomphe en s'arrêtant[382] à Naples. Jamais souverain ne fut reçu avec plus d'apparat. La cour entière se porta à sa rencontre. On le félicita, on l'embrassa, on le proclama par avance le libérateur de l'Italie. À son débarquement les lazzaroni répétèrent ces cris, et la toute belle Emma, qui était allée à sa rencontre sur le Vanguard, tomba évanouie, foudroyée d'émotion, à la vue du héros, mais elle eut soin de tomber dans ses bras, car c'était une scène préparée qu'elle venait de jouer en comédienne consommée, et Nelson, si brave en présence de l'ennemi, mais si crédule et si confiant vis-à-vis des femmes, venait de tomber dans le piège qu'on lui tendait. Nous ne voulons pas en effet remuer le bourbier de la corruption italienne; il nous suffira de dire qu'Emma Hamilton qui poussait jusqu'aux dernières complaisances le dévouement à Marie-Caroline et à l'Angleterre, eut bientôt subjugué le rude marin, et, quand elle eut musclé ce lion, elle le livra à son amie, et mit avec lui la flotte anglaise et aussi l'honneur de l'Angleterre au service des passions et des rancunes de la cour de Naples.

Après un pareil éclat, la guerre était inévitable. Forte de l'appui de Nelson, et de la présence de la flotte anglaise, la reine Marie-Caroline aurait voulu entrer immédiatement en campagne. De nombreux soldats avaient été enrégimentés. On en comptait, vétérans ou conscrits, près de 60,000. Ils avaient été réunis sur la frontière du nord, surtout au camp de San Germano, et la cour assistait aux manœuvres. Marie-Caroline, comme autrefois sa mère l'illustre Marie-Thérèse, aimait à parader devant les troupes, en brillant uniforme, casaque bleu de ciel toute brodée de lis d'or, et panache blanc au chapeau. Ce qui augmentait sa confiance, c'est que l'Autriche lui avait envoyé pour commander cette armée un général, ou plutôt un théoricien militaire, de grande réputation, le fameux Mack. Ce dernier s'était aussitôt rendu à son poste, et du matin jusqu'au soir il exerçait ses soldats, organisant marches et contremarches, attaques de nuit, surprises, etc. Tout ce mouvement en imposait. La reine et ses amis croyaient de bonne foi que Mack allait remporter victoires sur victoires. Nelson, observateur plus clairvoyant, n'avait pas d'illusions. Il avait inspecté l'armée de San Germano, et étudié son général. «Mack, écrivait-il à l'amirauté, ne peut bouger sans emmener cinq voitures. Cela m'a donné une bien triste opinion de lui.» Il n'épargnait pas les railleries à l'adresse de son collègue. «Ces hommes iront jusqu'à Paris, lui disait un jour l'Autrichien.» «Oh non, répondit froidement Nelson, la police ne le souffrirait pas.» On raconte même qu'assistant à une manœuvre de l'armée napolitaine qui n'avait pas réussi. «Cet homme, se serait-il écrié en parlant de Mack, ne connaît pas le premier mot de son métier!»

Telle n'était pas l'opinion de Marie-Caroline, qui pria le grand homme en espérance de tout disposer pour une prochaine entrée en campagne. Aussitôt Mack apporta un plan d'invasion admirable. À l'entendre, il suffisait de pousser devant soi les 15 ou 20,000 soldats qui gardaient la République romaine. Les Piémontais[383] seconderaient ce mouvement par une insurrection, et les Anglais débarqueraient à Livourne une division qui couperait la retraite à nos soldats. Enfin, les Autrichiens déboucheraient dans la Haute-Italie et triompheraient sans peine des Français démoralisés par cette attaque générale. Certes, le plan était merveilleux sur le papier, mais, à ce moment même, le Piémont était annexé à la France, les Autrichiens étaient résolus à temporiser encore, et les Anglais, toujours prudents, entendaient bien ne débarquer à Livourne que pour profiter de la victoire et nullement pour la préparer. En fin de compte, la cour de Naples entrait seule en campagne.

Malgré son incurable apathie, le roi Ferdinand ne manquait pas de bon sens. Il comprenait très bien qu'on lui promettait beaucoup, mais il ne voyait rien venir et aurait désiré ne pas se compromettre. Plusieurs de ses ministres, Pignatelli, Marco, Gallo, Colli, Parisi, l'engageaient à ne pas se mettre en avant, mais Acton et la reine avaient décidé qu'on partirait. Marie-Caroline arracha l'ordre fatal à son mari. On prétend même qu'elle inventa une fausse lettre de l'empereur d'Allemagne, son frère, qui provoquait le commencement des hostilités. Le pauvre roi se laissa persuader, et, sans seulement déclarer la guerre aux Français, les somma d'évacuer les États romains.

Mack avait sous ses ordres immédiats près de 50,000 hommes; admirables soldats, à ne considérer que leur apparence. Pour les équiper on avait épuisé le trésor; mais ce n'étaient que des soldats de parade qui n'avaient jamais vu le feu; mal commandés, sans discipline, sans tradition d'honneur militaire. Pourtant, comme ils formaient une masse après tout imposante, s'ils s'étaient avancés en une seule colonne dans la direction de Rome, ils auraient peut-être battu les Français, car notre armée ne comptait que 46,000 hommes environ, dispersés dans tout le pays. Mack, par bonheur pour nos soldats, était l'homme des vieilles traditions. Il voulut envelopper les Français et divisa ses soldats en six colonnes qui, par des chemins différents, devaient tomber sur nos soldats isolés, et, infailliblement, les écraser. Il n'avait oublié qu'une chose, qu'il fallait, avant de les envelopper, les battre, et nos soldats, par une série d'habiles manœuvres, allaient non seulement suppléer à l'insuffisance du nombre par la supériorité de leur tactique, mais encore remporter une éclatante victoire.

Le général en chef de l'armée française était Championnet, mort trop jeune pour sa réputation, car il eût été un des plus glorieux lieutenants de Napoléon. Championnet s'était signalé à la reprise des lignes de Wissembourg et au déblocus de Landau. Nommé général de division à l'armée de Sambre-et-Meuse, il fit, sous les ordres de Jourdan, toutes les belles campagnes qui portèrent si haut le renom de cette armée. Championnet avait une audace extraordinaire, beaucoup de présence d'esprit et un entrain singulier. Il avait étudié soigneusement son métier et le pratiquait avec amour. Nommé en 1798 général en chef de l'armée de Rome, et averti à temps du péril, il prit le parti d'évacuer la capitale, et de se retirer en arrière sur l'excellente position défensive de Civita-Castellana, où il concentra toutes ses forces. Il savait que ce sacrifice n'était que momentané et qu'à la première victoire la capitale retomberait bien vite entre ses mains. Cette sage conduite contrastait avec l'absurde stratégie de Mack, qui divisait ses forces au moment où il aurait dû les réunir. Il est vrai que le général autrichien se croyait sûr de la victoire. N'avait-il pas envoyé à son adversaire un ultimatum[384] par lequel il lui accordait quatre heures pour s'engager par écrit à évacuer Rome et la Toscane: «La réponse doit être positive et catégorique, ajoutait-il. Une réponse négative serait considérée comme une déclaration de guerre, et Sa Majesté Sicilienne soutiendra les armes à la main la juste demande que je vous adresse en son nom.» Championnet ne répondit à cette insultante bravade que par le silence du mépris; mais le plus singulier c'est que la reine Marie-Caroline prit ce silence pour un acquiescement. «J'ai eu hier soir, grâce à Dieu[385], écrivait-elle à sa chère Emma, des nouvelles du roi, de Frosinone. Il y est arrivé heureusement. Messieurs les républicains ont cédé à la sommation et sont partis.»

Pendant ce temps les colonnes napolitaines s'ébranlaient toutes à la fois, et s'avançaient fièrement sur les routes, où elles ne rencontraient aucune résistance. Le 27 novembre Mack faisait son entrée à Rome, et courait à Civita-Castellana. Sa marche était si rapide que ses soldats mouraient de faim et tombaient de fatigue. Le roi entrait à son tour à Rome, mais comme un triomphateur. Pour se reposer sur ses lauriers, il descendait à son palais Farnèse et s'empressait d'écrire au pape Pie VI la curieuse lettre que voici: «Votre Sainteté apprendra par cette lettre que, par la grâce de Dieu et la miraculeuse protection de saint Janvier, je suis entré en triomphateur dans Rome, la ville sainte. Les impies qui l'occupaient ont fui épouvantés devant la croix du Christ et mes armes. Laissez donc votre modeste asile de la Chartreuse et, sur les ailes des anges, comme la vierge de Lorette, venez et descendez au Vatican pour le purifier par votre sainte présence.» Il écrivait également au roi de Piémont pour l'engager à se jeter sur les Français. La populace romaine, aussi folle que ce grotesque souverain, n'avait pas attendu la présence des Napolitains pour se livrer à tous les excès. Les maisons des patriotes avaient été pillées, et plusieurs d'entre eux massacrés. Des juifs furent jetés dans le Tibre. Deux réfugiés napolitains, les frères Corona, furent même saisis et exécutés par ordre du roi.

Napolitains et Romains étaient encore dans l'exaltation de cette facile conquête, quand on apprit que deux des colonnes napolitaines, celles que commandaient Micheroux et San Filipo, venaient d'être battues par les Français à Fermo et à Terni. Ces premiers échecs refroidirent singulièrement l'enthousiasme. Nelson, qui prévoyait le résultat final, écrivit à l'amirauté: «Si Mack est défait, le royaume sera perdu en quinze jours, car l'empereur d'Autriche n'a pas encore fait bouger son armée, et le royaume de Naples réduit à lui-même n'est pas en état de résister.» Marie-Caroline elle-même commença à réfléchir sur les inconvénients de la précipitation[386]. Dans les lettres qu'elle adressait alors à sa chère confidente, elle parlait de se retirer aux champs et vantait le bonheur des paysans. Elle disait[387] aussi, avec un singulier pressentiment de l'avenir: «Il n'y a pas encore eu bataille, et nos troupes se comportent très mal. Cela m'attriste et m'anéantit.» Elle prenait même ses précautions en cas de défaite, et s'écriait: «Nous ferons de tout, si ces malandrins viennent en masse. Nous sacrifierons vie, tout. Mais si ces gens-là (les Napolitains) continuent à fuir comme des lapins, nous sommes perdus. Aussi la permanence du brave amiral, à qui je pourrai confier, en cas de malheur, mes chers enfants sera un grand bien. Nous ferons tout excepté de nous avilir, mais j'ai l'esprit bien oppressé.»

Ces sinistres pressentiments ne devaient que trop se réaliser! Mack comprenant un peu tard la faute qu'il avait commise et apprenant que Championnet concentrait toutes ses forces à Civita-Castellana pour reprendre ensuite l'offensive, voulut alors prévenir ce mouvement, mais il fut surpris en flagrant délit de concentration et les Napolitains ne purent soutenir le choc de nos vieilles bandes. Ils s'évanouirent au bruit du canon, et la débâcle commença. À Monte-Buono, Otricoli, Calvi, Regnano, partout où ils essayèrent de tenir tête, ils furent écrasés. Un seul corps napolitain, celui que commandait un émigré, le général Damas, soutint l'honneur du drapeau. Il fut battu à la Storta, à la Toscanella, à Orbitello, mais obtint une capitulation honorable. Les autres généraux ne savaient que fuir. Canons, drapeaux, prisonniers tombent entre nos mains, et la retraite se convertit en déroute surtout lorsque Mack, qui aurait voulu résister dans Rome, se voit abandonné par le roi et donne l'ordre d'évacuer les États romains[388]. «Toujours battus et toujours malheureux, commandés par des étrangers, voyant dans leurs rangs beaucoup de Français, généraux ou colonels, qui, en qualité d'émigrés, étaient intéressés à fuir pour échapper aux dangers de la captivité, les Napolitains supposèrent qu'ils étaient trahis. Leurs chefs furent traités par eux de jacobins et les liens de la discipline se relâchèrent.»

Ce fut bien pis encore quand on apprit que Championnet, passant de la défensive à l'offensive, et non content d'être rentré à Rome après dix-sept jours d'absence, se disposait à attaquer le roi dans ses propres États. Sans doute la prudence conseillait au jeune vainqueur de se maintenir à Rome, mais il venait, avec moins de 45,000 hommes, de disperser une armée trois fois plus considérable et il appréciait à leur juste valeur et le courage des Napolitains et surtout les talents de leur général: aussi résolut-il de pousser en avant. C'était pourtant une entreprise bien hardie que de s'enfoncer avec une aussi faible armée, loin de ses communications, et dans un pays à peu près inconnu, dont les habitants pouvaient soutenir une guerre de partisans longue et dangereuse; mais Championnet comptait sur ses soldats, et méprisait ses ennemis. Il poursuivit donc les Napolitains à outrance.

Tout favorisa le jeune vainqueur. À sa gauche Duhesme, Monnier et Rusca s'emparaient des Abruzzes et entraient sans coup férir à Civitella del Trento et à Pescara, deux places fortes qui auraient pu soutenir un long siège. À droite, Ney occupait Gaëte à la première sommation; au centre Championnet poussait Mack devant lui, lui enlevait prisonniers et canons, et le rejetait en désordre derrière le Volturno. Ce fleuve est rapide et profond. Il forme une barrière difficile à franchir. Il est de plus défendu par la forte place de Capoue. Mack s'y arrêta et appela les paysans napolitains aux armes. Cet appel fut entendu. En quelques jours plusieurs milliers de partisans entrèrent en campagne. Ils remportèrent même quelques succès. Championnet fut repoussé à Capoue, eut pendant trois jours ses communications coupées, et fut obligé d'attendre que ses autres divisions l'eussent rejoint. Mack ne sut pas ou ne voulut pas profiter de ce retour de fortune. Comprenant que ces bandes indisciplinées ne pouvaient résister à une armée aussi fortement organisée que l'armée française, il entra en négociations avec Championnet et signa bientôt avec lui, le 11 janvier 1799, un armistice par lequel il cédait aux Français tout le royaume de Naples au delà du Volturno, et leur payait une contribution de guerre de huit millions.

À cette nouvelle, l'armée napolitaine se révolta. Elle cria à la trahison, et, au lieu de s'en prendre à sa propre lâcheté, voulut massacrer le général que naguère elle proclamait le libérateur de l'Italie. Mack n'eut d'autre refuge que l'armée française. Bien qu'il eut tenu, à l'égard de Championnet et de ses soldats, un langage peu convenable, le généreux vainqueur, oubliant ses injures, le reçut avec empressement, l'admit à sa table, et lui laissa même son épée. Seulement, autorisé qu'il était par le refus d'exécuter les conditions de l'armistice, il s'avança contre Naples, et annonça qu'il était déterminé à la prendre d'assaut en cas de résistance.

Naples était alors en pleine anarchie. Elle appartenait à la populace qui s'y livrait à d'affreux excès, car toute autorité, tout gouvernement avaient disparu. Le roi se discréditait à plaisir. Après s'être fixé à Rome en triomphateur antique et en restaurateur de la Papauté, il avait fui honteusement, à la première nouvelle de l'approche des Français. Il avait même prié son grand écuyer, Ascoli, de changer d'uniforme avec lui, et l'avait traité en souverain, tant qu'il ne s'était pas cru en sûreté derrière les murailles de son palais. Quand les Français approchèrent de la capitale, le grotesque Nazone, comme le surnommaient les lazzaroni, troublé dans sa béate quiétude, ne sut qu'accabler de ses sarcasmes la reine et ses confidents, qui étaient la cause principale de la catastrophe, mais il ne prit aucune mesure pour la prévenir. Au contraire, au lieu d'apaiser le peuple qui s'agitait, et menaçait d'égorger ministres et généraux, le roi ordonna de distribuer des armes aux lazzaroni. C'était en quelque sorte mettre le feu aux poudres. Aussitôt commencèrent les assassinats et les pillages. Un des serviteurs du roi, Antonio Ferreri, qu'il avait envoyé en Autriche pour demander à son beau-frère l'Empereur quelques renseignements précis, fut assassiné aux portes mêmes du palais, et sous les yeux de Ferdinand. Les assassins montèrent le cadavre dans le palais, et forcèrent le roi à jurer, la main étendue sur le mort, qu'il ne quitterait pas Naples.

Ferdinand n'avait jusqu'alors, malgré les sollicitations de la reine, manifesté aucun désir de quitter sa capitale. Était-ce courage de sa part, était-ce plutôt crainte de changer d'habitudes, ou bien encore difficulté de fuir, puisque les lazzaroni assiégeaient les grilles du palais? L'assassinat de Ferreri précipita sa résolution. Il annonça donc qu'il était décidé à passer en Sicile, et pria Nelson de l'aider à exécuter ce projet. La reine se préparait[389] depuis longtemps à cette fuite. De concert avec l'ambassadeur Hamilton et sa triste épouse, elle avait tout disposé pour un départ clandestin. Les meubles précieux de la couronne, les chefs-d'œuvre de l'art, et tout le numéraire, depuis longtemps entassé dans la prévision d'une catastrophe, avaient été soigneusement emballés. La liste des personnes qui devaient accompagner la famille royale avait été discutée; chacun des favorisés avait même reçu une sorte de laissez-passer, que le hasard des temps a conservé. C'est une sorte de carte figurant trois enfants joufflus, dont l'un sonne de la trompette sous un cyprès et agite la main gauche pour appeler les deux autres. Dans un des angles est une ligne imprimée: «Imbarcate, vi prega M. C.» On attendait pourtant l'autorisation royale. À peine le roi l'eut-il accordée que Nelson prêta son concours à cette fuite honteuse, et l'organisa avec autant de soin que s'il se fût agi d'un ordre de combat. C'est lui qui, par un passage souterrain qui conduisait du palais à la mer, fit embarquer par des matelots anglais les caisses et les bagages: c'est lui qui reçut les fugitifs dans trois chaloupes: la première ne devait prendre à son bord que la famille royale, Acton, Castelcicala, Belmonte et Thurn. Les deux autres emportaient pêle-mêle chambellans et dames d'honneur, nourrices et domestiques, aumônier et apothicaire, sans oublier «monsieur Pernet, cuisinier du roi». Le convoi se composait de trois vaisseaux anglais et d'une frégate napolitaine, le Sannita. Le commandant de cette frégate, l'amiral Caracciolo, suppliait le roi de monter à son bord, le pont du Sannita étant encore terre napolitaine. Le roi allait y consentir, mais Marie-Caroline ne voulait pas se séparer de sa chère Emma, déjà embarquée sur le vaisseau de Nelson, le Vanguard, et ce fut l'Angleterre qui donna l'hospitalité à cette triste famille. Pendant deux longues journées les vents contraires retinrent l'escadre dans la rade. Nobles et prêtres, fonctionnaires et soldats, ne pouvant croire à tant de lâcheté, envoyèrent au roi députés sur députés pour le supplier de ne point les abandonner. Ferdinand ne voulut recevoir que l'archevêque et ce fut pour lui déclarer que sa décision était irrévocable. Le 23 décembre au soir, Nelson se décida à lever l'ancre. Une affreuse tempête assaillit le convoi. La famille royale se crut perdue, et le roi déchargea sa colère par de furieuses invectives contre sa femme et ses confidents. Un de ses enfants, le prince Albert, tomba soudainement malade, et mourut entre les bras de lady Hamilton. Durant une embellie on remarqua la façon admirable dont se comportait le Sannita. Le roi en fit à dessein l'observation à Nelson, dont l'orgueil froissé ne pardonna jamais à Carracciolo. Ce fut seulement le 26 décembre que le Vanguard entra dans le port de Palerme.

Telle fut la déplorable issue de la prise d'armes napolitaine. Ce qu'il y eut de plus honteux dans cette campagne, ce ne fut pas un premier revers qui pouvait se réparer, mais le soudain effondrement qui précipita cette fuite honteuse, et surtout le départ clandestin de cette cour, qui ne trouvait de sauvegarde que sous le pavillon anglais. Aussi bien la famille royale avait pris ses précautions. Les caisses, au déménagement furtif desquelles avait présidé l'ambassadrice d'Angleterre, contenaient un véritable trésor. D'après le rapport de Nelson à son commandant en chef, lord Saint-Vincent «Lady Hamilton, du 14 au 21 décembre, reçut toutes les nuits les richesses de la famille royale, ainsi que les bagages des nombreuses personnes à embarquer. Quant au numéraire, je suis dépositaire de deux millions cinq cent mille livres sterling (62,500,000 francs).» C'est ce que Marie-Caroline appelait «un peu d'argent et quelques bijoux».

Les Anglais, gens prudents et avisés, voulurent tourner à leur profit la protection qu'ils accordaient aux fugitifs. Avant de quitter Naples, et sous le prétexte de ne pas laisser tomber entre les mains des Français des ressources qui pouvaient leur servir, ils brûlèrent les chantiers de construction et les arsenaux, et incendièrent toute la flotte de guerre. En plein jour, le comte de Thurn ordonna l'incendie de deux vaisseaux napolitains et de trois frégates qui étaient à l'ancre dans le golfe. «Le feu[390], quoique au milieu du jour, apparaissait aux spectateurs sous une couleur sombre et blanchâtre. On voyait les flammes sortir comme de la mer, se glisser le long des flancs des vaisseaux, s'élancer à travers les mâts, les vergues, les câbles goudronnés et les voiles, dessinant en traits de feu les vaisseaux qui, un instant après, tombaient réduits en cendres et disparaissaient.» Après tout, n'était-ce pas une flotte de moins dans la Méditerranée, et le service que l'Angleterre rendait aux Bourbons ne valait-il pas le sacrifice de quelques bâtiments qu'on remplacerait plus tard?

Pendant ce temps Championnet s'approchait de Naples. Ferdinand avait délégué tous ses pouvoirs au prince Pignatelli, qu'il avait nommé vice-roi et vicaire général. Pignatelli n'était qu'un personnage de représentation tout à fait incapable de s'élever à la hauteur des circonstances. Il ne sut que répandre dans le peuple de furibondes déclamations, tout en envoyant une députation aux Français, Bientôt même, ne se croyant plus en sûreté derrière les murailles du fort Saint-Elme, il s'embarqua secrètement pour la Sicile. Cette honteuse défection livrait la ville à la populace. Les lazzaroni, dont la fureur était augmentée par l'imminence du danger, essayèrent de défendre la capitale, et ils le firent avec plus de bravoure qu'on ne pouvait l'attendre de leur part. Seulement, sous le prétexte d'arrêter la trahison, ils se livrèrent à de tels excès que tout ce qu'il y avait de gens honnêtes et modérés souhaitaient l'entrée des Français. On écrivit à Championnet pour le prévenir que Naples ouvrirait ses portes aux Français. En effet, le fort Saint-Elme nous fut livré, mais les lazzaroni se défendirent dans les rues, et ils allaient peut-être incendier la ville, si un de leurs chefs, fait prisonnier et traité avec beaucoup d'égards par les Français, ne leur eût persuadé de déposer les armes et de traiter avec les vainqueurs (janvier 1799).

Championnet, par la prise de Naples, était le maître de presque toute la partie continentale du royaume. Deux mois et moins de 20,000 hommes lui avaient suffi pour repousser l'invasion napolitaine et désarmer les lazzaroni. Cette courte et brillante campagne lui valut une grande réputation. Le Directoire le chargea de consolider sa conquête et d'organiser le pays en république. Cette transformation était au moins prématurée. Ni les mœurs, ni les traditions napolitaines ne préparaient à un changement aussi radical, mais le peuple aime tout ce qui est nouveau, et la bourgeoisie, dont tous les vœux se trouvaient de la sorte plus que comblés, accepta avec plaisir les propositions françaises. Tout ce que Naples renfermait alors de noms illustres et d'hommes considérés se rallia immédiatement; les nobles suspects à la cour, et les propriétaires suspects aux lazzaroni se réunirent à Championnet. Ils devinrent républicains par instinct de conservation. On décida donc qu'une république nouvelle serait instituée, que sa constitution serait modelée sur la constitution française et que la nouvelle république serait intitulée Parthénopéenne, du nom porté jadis par Naples. Cinq directeurs furent chargés du pouvoir exécutif. Le docteur Cirillo devint président du Corps législatif; un ancien capitaine d'artillerie, Manthone, fut nommé ministre de la guerre et général en chef de l'armée; le prince Caracciolo, qui était revenu de Sicile, eut le commandement des quelques chaloupes canonnières qui composaient la marine parthénopéenne; enfin on leva deux légions de volontaires. Il y eut alors une heure de joie et d'espérance. On crut à l'avenir de la jeune République. Les plus nobles dames quêtaient dans les églises pour les blessés. On ne représentait plus au théâtre que les tragédies d'Alfieri, tout imbues de l'esprit républicain. Une femme qui fut à la fois peintre et improvisatrice, et qui devait mourir martyre, Eleonora Pimentel, rédigeait le Moniteur républicain et réchauffait de sa verve brûlante les esprits attiédis et découragés. Les lazzaroni eux-mêmes acceptaient la révolution. Championnet n'avait-il pas donné une garde d'honneur à leur saint favori, saint Janvier, et, malgré les insinuations des royalistes, le miracle de la liquéfaction du sang n'avait-il pas eu lieu dans les formes ordinaires, et même plus vite que d'habitude? Il est vrai que le général avait eu la précaution de prévenir le curé de la cathédrale qu'il le rendait responsable des désordres qui pourraient s'élever si le miracle n'avait pas lieu.

Cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée. L'idylle allait tourner au drame. La jeune République avait trop d'ennemis intéressés à sa ruine. Elle allait bientôt succomber.

Ce furent les Français qui l'abandonnèrent les premiers. Il est vrai qu'ils cédèrent à la nécessité. La seconde coalition venait d'éclater. Nos armées étaient battues en Allemagne, menacées en Hollande et en Suisse, menacées surtout en Italie. C'eût été le comble de l'imprudence, au moment où nous avions besoin de toutes nos forces, que d'en détourner une partie pour maintenir et protéger un État dont la création avait été tout accidentelle. Championnet n'était plus là pour maintenir et perpétuer son œuvre. Ne s'était-il pas avisé de vouloir protéger les Napolitains contre les agents du Directoire, qui ne cherchaient à faire de la conquête qu'une opération lucrative? Il avait expulsé le commissaire Faypouet, qui empiétait sur ses attributions, et déchiré ses décrets «comme étant injurieux, indécents, séditieux et funestes». Aussi était-il devenu l'idole des Napolitains. On déterra dans les registres de baptême un certain Giovanni Championné, né, il est vrai, quarante ans avant le Jean Championnet de Valence, mais les lazzaroni n'en crurent pas moins à l'origine napolitaine de leur conquérant. Ils l'auraient du reste suivi jusqu'en Sicile, et Championnet s'apprêtait sérieusement à passer dans l'île, malgré les Anglais, et à achever sa conquête, lorsqu'il fut subitement rappelé par le Directoire. Il obéit sans la moindre hésitation et revint à Rome, où il fut arrêté, puis transféré à Turin. Il ne devait quitter sa prison que pour marcher à de nouveaux combats, et mourir, peut-être empoisonné, au moment même où son rival de gloire, son collègue Bonaparte, étranglait la République française dans l'orangerie de Saint-Cloud.

Macdonald, le successeur de Championnet à l'armée de Naples, fut donc obligé de battre précipitamment en retraite, et d'évacuer le territoire de la République Parthénopéenne pour courir à de nouveaux dangers, il laissa pourtant au général Duhesme quelques soldats qui tinrent garnison à Capoue, à Gaëte et dans les forts de Naples. Les troupes étaient insuffisantes, mais au moins leur présence attestait-elle que nous n'abandonnions nos alliés que par force majeure, et avec l'espoir d'un prochain retour.

Or la République Parthénopéenne comptait de nombreux ennemis. Sans parler des Anglais, des Turcs et des Russes qui menaçaient ses côtes, du roi et surtout de la reine Marie-Caroline, qui, de son palais de Palerme, ne cessait de prêcher la contre-révolution, la République avait à redouter surtout ses propres sujets. Le peuple des campagnes s'était prononcé contre elle. Les sauvages populations des Abruzzes et de la Calabre avaient, dès le premier jour, refusé d'obéir. Tant que les Français avaient fait respecter et exécuter leurs ordres, on n'avait pas osé bouger; mais, dès que leur départ fut connu, les bandes s'organisèrent et la guerre civile commença, atroce, sanguinaire, sans pitié. Dans la Pouille quatre aventuriers corses, un laquais, de Cesare, un déserteur, Bocchechiampe, et deux voleurs, Corbara et Colonna, donnent le signal. Corbara se fait passer pour le prince François, héritier présomptif du trône, et Cesare, pour le duc de Saxe. On les croit sur parole. L'archevêque d'Otrante se garde de démasquer l'imposture. Une des filles de Louis XV, la princesse Victoire, qui se trouvait alors à Tarente, reconnaît publiquement pour son neveu ce bandit malpropre. Aussitôt plusieurs milliers de paysans fanatisés se rangent sous ses ordres. On vole, on brûle, on tue, et Corbara, qui a ramassé beaucoup d'argent, s'enfuit pour le mettre en sûreté, et se fait tuer par un corsaire grec. Colonna disparaît également; Cesare et Bocchechiampe continuent à piller et ravager l'un la terre d'Otrante, l'autre celle de Bari. Au même moment la principauté de Salerne s'insurgeait sous la direction d'un mauvais policier, Sciarpa. Dans les Abruzzes les paysans prennent les armes sous la conduite d'un assassin jadis condamné aux galères. Dans la terre de Labour une troupe de brigands et d'assassins, commandée par le fameux Michel Pezzo, qu'une fantaisie de Scribe a popularisé comme un voleur galant et généreux sous le nom de Fra Diavolo, et par un monstre altéré de sang, vrai cannibale ou plutôt bête féroce, le meunier Gaetano Mammone, massacre et pille sous prétexte de politique. En deux mois, ce dernier fit fusiller 350 personnes et ses satellites plus du double. Dans les Calabres enfin l'insurrection prend les proportions d'un mouvement national. Les Calabrais sont intelligents, sobres, habitués à une vie rude et active. Ils ont la pratique des armes à feu. Ils sont excellents pour une guerre de partisans. Excités par les émissaires de Marie-Caroline, ils étaient tout prêts à entrer en campagne lorsqu'un de leurs curés, Rinaldi, écrivit au roi, à Palerme, pour lui faire part des dispositions des habitants. Ferdinand était alors fort découragé. Il n'espérait plus sa restauration que des succès des armées coalisées. Les propositions de Rinaldi furent donc écoutées avec indifférence, mais elles avaient frappé un ambitieux, jaloux de se distinguer, qui s'offrit pour conduire l'entreprise. On n'avait rien à perdre, et on pouvait tout gagner. Le roi accepta cette fois l'offre qu'on lui faisait, et nomma vicaire général du royaume le hardi compagnon, qui lui promettait de le reconduire à Naples.

Cet homme était le cardinal Ruffo. Il appartenait à une des meilleures familles du pays. N'étant que cadet, il avait, suivant l'usage du temps, embrassé la carrière ecclésiastique, où l'attendaient les honneurs réservés à sa naissance. Il n'avait longtemps donné que le pire des exemples. Il avait fatigué Rome et la cour pontificale du bruit de ses dissipations et de son désœuvrement. Pour s'en débarrasser, le pape Pie VI l'avait nommé son trésorier apostolique et avait fini par lui donner la pourpre de cardinal[391]. Ce fut encore pour s'en débarrasser qu'Acton décida le roi Ferdinand à l'envoyer en Calabre.

À peine débarqué en Calabre, dans les domaines de sa famille, le nouveau vicaire général fut rejoint par des paysans insurgés, des déserteurs ou des soldats que la République avait eu l'imprudence de licencier. Il le fut aussi par des échappés de prison et de bagne. Tous les curés de la province, marchant eux-mêmes à la tête de leurs paroisses, accoururent sous ses drapeaux. À la tête de ces bandes, Ruffo s'empare de Mileto, de Cotrone, de Catanzaro et de Cosenza. À chaque pas en avant, ses bandes grossissent et deviennent peu à peu une armée. Pour les exciter, il leur promet des récompenses célestes, mais aussi l'exemption pendant six ans de tout impôt, sans parler des bénéfices à opérer sur les biens des rebelles confisqués par le trésor royal. Il leur donne pour étendard la croix blanche, pour cocarde la cocarde blanche des Bourbons et intitule pompeusement sa petite armée: armée de la Sainte Foi (Santa Fede), et ses soldats improvisés les Sanfédistes.

La Calabre était conquise. Ruffo entre alors dans la Pouille, la soumet sans plus de peine, opère sa jonction avec les bandes de Cesare, Sciarpa, Mammone, Fra Diavolo, et arrive sous les murs de Naples le 13 juin 1799. Les horreurs commises par les Sanfédistes sur leur passage dépassent l'imagination. Ruffo lui-même, s'il ne donnait pas l'exemple, au moins ne savait pas ou ne voulait pas interdire le pillage et le massacre à ses hommes. Tout suspect de libéralisme était alors jeté en prison, battu, ou tué, parfois avec d'odieux raffinements de torture, et ses biens partagés entre ses assassins. Entre tous se signala Mammone: «Celui qui écrit ces lignes, lisons-nous dans l'histoire de Vincenzo Cuoco[392], a vu boire à Mammone du sang humain qui coulait des victimes qu'il venait de massacrer. Il mangeait devant une table couverte de têtes fraîchement coupées, et buvait dans un crâne encore sanguinolent.» Aussi bien une sorte de furie sanguinaire semblait déchaînée sur ces malheureux Napolitains. Les Anglais eux-mêmes donnaient l'exemple de la férocité. Un lieutenant de Nelson, Towbridge, terrorisait l'île de Procida. On a conservé de lui une lettre dans laquelle il demande à l'amiral «un honnête juge pour faire pendre sept ou huit des rebelles ses prisonniers». L'amiral[393] lui promet le juge en question et ajoute: «Écrivez-moi bientôt qu'on a coupé quelques têtes, il ne faut rien moins que cela pour me réconforter un peu.» Or le juge sur lequel on comptait éprouva des scrupules. Il voulait assurer aux condamnés les secours de la religion: il prétendait qu'avant d'exécuter les prêtres, il fallait les dégrader. «Je lui ai répondu, écrivait Towbridge à l'amiral, qu'il fallait commencer par les pendre, et que, s'il ne les croyait pas suffisamment dégradés par cette opération, je me chargerais de le faire.» Pendant que ces officiers anglais échangeaient ces sinistres plaisanteries, un autre Sanfédiste, moins scrupuleux que le juge de Procida, un certain Vitella, procédait à des exécutions sommaires et, comme gage de bonne amitié, envoyait à Towbridge un singulier cadeau. «Notre ami Towdbrige, écrit Nelson à Lord Saint-Vincent, a reçu l'autre jour avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d'un jacobin proprement arrangée dans une boîte. Towbridge s'excuse de ne pas me l'avoir fait passer sur ce que le temps était trop chaud pour un semblable message.» Il est vrai qu'il avait donné à l'assassin un certificat de bonne conduite, et que, dans son rapport à Nelson, il le qualifiait de brave garçon: «A jolly fellow!»

De tels faits se passent de commentaires. Ils soulèvent le dégoût et l'indignation. Ce n'était pourtant là que le prélude de bien d'autres tragédies!

À la nouvelle de ces massacres, la terreur se répandit dans le pays entier. On comprenait d'instinct que la fureur populaire serait dépassée par la vengeance royale. Aussi les derniers défenseurs de la République Parthénopéenne s'enfermèrent-ils à Naples avec la résolution d'y combattre jusqu'au dernier soupir, plutôt que de tomber entre les mains des égorgeurs sanfédistes. Le siège de Naples commença. 60.000 hommes environ entouraient cette ville, tous bien armés, excités par le fanatisme religieux et toutes les mauvaises passions déchaînées. Dans l'intérieur de la ville les partisans de la royauté conspiraient, les lazzaroni remuaient de nouveau et bon nombre d'entre eux méditaient d'ouvrir les portes aux assiégeants. Une division russe accourait à marches forcées au secours de Ruffo, et la flotte anglaise de Nelson, commandée en sous-ordre par Foote, bloquait le port et empêchait tout secours ou toute évasion. La situation des républicains était donc comme désespérée. Ils le comprirent, et dans l'impossibilité de soutenir la défense d'une aussi grande ville avec des forces tellement inférieures, ils résolurent de l'évacuer et de s'enfermer dans les forts, afin d'y attendre des temps meilleurs, ou bien d'y honorer par leur résistance les derniers jours de l'indépendance Parthénopéenne. Les forts étaient au nombre de trois: les Français et leur chef, le colonel Méjean, se retirèrent au fort Saint-Elme, et les derniers défenseurs de la République aux forts du Château-Neuf et de l'Œuf.

Les premiers jours du siège furent marqués par d'heureuses sorties. Les Parthénopéens surprirent les Sanfédistes, enclouèrent une batterie de canons, firent sauter les caissons et regagnèrent leur poste après avoir répandu la terreur dans le camp ennemi. Ruffo, très effrayé de ce retour offensif, et apprenant d'un autre côté qu'une flotte française de vingt-cinq vaisseaux venait de quitter Toulon, fit proposer aux assiégés une capitulation honorable. Ceux-ci hésitèrent, car ils connaissaient la mauvaise foi napolitaine; mais le colonel Méjean se laissa, paraît-il[394], acheter à prix d'argent et consentit à livrer le fort Saint-Elme. Comme le général russe Her Handy, le capitaine anglais Foote, et jusqu'au représentant de la Turquie, se portaient garants de la capitulation et s'engageaient à apposer leur signature à côté de celle du cardinal Ruffo, dont les pouvoirs en qualité de vicaire général, étaient illimités, les Parthénopéens se décidèrent à leur tour. Le traité portait que les garnisons des forts du Château-Neuf et de l'Œuf sortiraient avec les honneurs de la guerre, et seraient respectées dans leurs biens. On leur permettait, ou bien de s'embarquer pour Toulon sur des vaisseaux parlementaires, ou bien de rester dans le royaume sans avoir rien à craindre pour leur sécurité. Ces conditions devaient s'étendre aux prisonniers faits dans la dernière guerre. Quant aux Français, ils resteraient au fort Saint-Elme, et on leur donnait comme otages quatre des principaux personnages de la cour (19 juin).

L'engagement était donc solennel. Tout avait été prévu, indiqué, promis. L'Angleterre, la Russie et la Turquie, par l'intermédiaire de leurs représentants, avaient sanctionné cet engagement contracté par un vice-roi, légalement investi de pouvoirs illimités. De part et d'autre, par conséquent, on était tenu de le respecter. En effet, dès que les otages furent échangés, et les hostilités suspendues, les plus compromis d'entre les vaincus s'embarquèrent sur les navires qui devaient les conduire en France. Soudain Nelson parut à l'entrée du golfe. Son arrivée apportait la mort à ceux qui se croyaient à juste titre sauvés, et sa présence allait donner le signal d'une réaction odieuse et inexpiable! (25 juin.)

Depuis six mois Nelson était entièrement dominé par la reine et par lady Hamilton. Malgré les admonestations de l'amirauté, malgré les prières de ses amis, ou les railleries brutales de Souvoroff qui lui écrivait non sans raison que «Palerme n'était pas Cythère», le grand amiral perdait son temps, sa santé et son honneur dans des plaisirs excessifs et des fêtes qui ressemblaient singulièrement à des orgies. Marie-Caroline et Emma, la seconde surtout, avaient étouffé en lui le sentiment de l'honneur, et même celui de la dignité anglaise. Entre leurs mains Nelson ne fut plus qu'un instrument, et, par malheur pour sa réputation, un instrument de vengeance. Affolé par leurs discours, enivré par leurs promesses, surexcité et comme enivré par leur âpre désir de vengeance, le malheureux amiral accourut de Naples, bien résolu à n'accorder aucun pardon. Aussi bien lady Hamilton l'avait suivi comme pour le mieux surveiller. On assure qu'à la vue du pavillon qui annonçait la suspension des hostilités, elle s'élança sur le gaillard d'arrière où se tenait l'amiral et lui cria dans un accès de folle colère: «Nelson, faites abattre ce pavillon de trêve. On n'accorde pas de trêve aux vaincus.» Le premier acte de l'amiral fut en effet de prendre à la remorque et de conduire sous les canons du château de l'Œuf les vaisseaux, chargés de réfugiés, qui, sur la foi de la capitulation, s'apprêtaient à partir pour Toulon, et de les transformer en prisons flottantes.

Le cardinal Ruffo était aussitôt accouru à bord du Foudroyant. Nelson lui apprit que l'intention du roi était de considérer comme nulle et non avenue toute capitulation signée avec des rebelles. Le cardinal défendit avec une noble énergie les droits qu'il avait reçus de son souverain, Nelson le traita avec mépris, l'accusa de créer à Naples un parti hostile aux vues de son souverain et finit par le congédier. Le capitaine de Foote à son tour fit observer à Nelson qu'il avait reçu de lui le droit de ratifier une capitulation, et le supplia de faire honneur à la signature de l'Angleterre. Nelson fut inexorable. Il se débarrassa même de ce censeur incommode en l'envoyant à Palerme pour se mettre avec sa frégate à la disposition de la famille royale; puis, il attendit pour les exécuter, les résolutions définitives de Ferdinand et de Marie-Caroline.

Un décret du roi, une lettre de Marie-Caroline à son amie Emma, et la copie de la capitulation annotée par la reine furent présentés à l'amiral le 27 juin, et firent disparaître ses dernières hésitations, si toutefois il hésita un instant à se déshonorer pour les beaux yeux de sa maîtresse et les flatteries intéressées de la reine de Naples. Voici ces trois documents qui méritent d'être reproduits comme un exemple éclatant du désarroi dans les consciences et de l'aveuglement où peuvent jeter les passions politiques.

Le décret du roi portait que «le souverain n'ayant jamais eu l'intention de capituler avec des rebelles, la capitulation devait être cassée; qu'il fallait créer une junte d'État qui condamnerait les chefs à mort, les subalternes à la prison et à l'exil et tous à la confiscation des biens». Ferdinand déclarait en même temps que, pour récompenser les services de l'amiral Nelson, il le nommait duc de Bronte. C'était le prix du sang qu'on lui demandait de verser.

Voici quelques extraits de la lettre de la reine[395]: «... Les rebelles patriotes doivent mettre bas les armes, sortir à discrétion et volonté du roi. Alors, si l'on m'en croit, il se fera un exemple des principaux chefs, représentants et les autres seront déportés avec l'engagement signé d'eux-mêmes de la peine de mort, s'ils remettent les pieds dans les États du Roi. On en prendra note, filiation, et dans ce nombre seront compris les chefs de brigade, les clubistes et les plus furieux écrivains. Aucun militaire qui aura servi ne sera admis dans l'armée. Enfin une sévérité exacte, prompte, juste. La même chose se fera pour les femmes qui se sont distinguées dans la révolution, et cela sans pitié. Il n'y a pas besoin d'une junte d'État. Il n'y a ni procès, ni discussion. C'est un fait avéré, prouvé, patent, où les scélérats se rendront à l'imposante force de l'amiral, où il faudra réunir les corps des troupes, en faire même venir du dehors, si cela est besoin, avertir les pauvres femmes et les enfants de sortir, prendre par force les deux forts selon les règles de la guerre, et ainsi terminer cette coupable et périlleuse résistance ... Enfin, ma chère Milady, recommandez à milord Nelson de traiter Naples comme si c'était une ville rebelle d'Irlande qui se fût conduite ainsi. Il ne faut pas avoir égard au nombre: les milliers de scélérats de moins rendront la France plus faible, et nous nous en trouverons mieux ...»

Comme commentaire à ces odieuses paroles, et sans doute afin de prévenir toute équivoque, la reine renvoyait en même temps à l'amiral la capitulation annotée de ses propres mains. Pas un article ne trouve grâce devant la furie royale. Elle accuse de trahison ou de bassesse tous ceux qui l'ont signée. Elle est inexorable pour ses propres sujets, et pleine de mépris pour les Français qu'elle voudrait bien traiter comme des gens en dehors de tout droit. Elle termine par cette déclaration de principes: «Ce traité est une chose si infâme que si, par un miracle de la Providence, il ne vient pas quelque événement qui le rompt ou détruise, je me considère perdue et déshonorée. Et je crois qu'au risque de mourir de la mal'aria, des fatigues ou d'une arquebusade des rebelles, le roi, d'un côté, le prince héritier, de l'autre, doivent immédiatement armer les provinces, marcher contre la ville rebelle, et s'ensevelir sous les ruines si elle résiste, plutôt que de rester les vils esclaves de ces coquins de Français et de leurs infâmes émules les rebelles. Mon sentiment, si cette infâme capitulation est respectée, est tel que je serais moins affligée de la perte du royaume que des effets que j'en attends.»

Aussitôt Nelson lança un ordre qui déclarait que «si, dans l'espace de vingt-quatre heures les partisans de l'infâme République ne s'abandonnaient pas à la clémence du roi, il les considérerait comme encore en rébellion et comme des ennemis de S. M. Sicilienne». En vertu de cet ordre quatre-vingts républicains furent extraits des vaisseaux qui auraient dû les transporter à Toulon, et conduits enchaînés, au milieu des hurlements de mort de la populace, dans les casemates des forts. Le colonel Méjean, encore maître du fort Saint-Elme, aurait dû protester pour l'honneur de son pays et se défendre jusqu'à la dernière extrémité. On avait acheté ce misérable. Il ouvrit les portes de la citadelle, à condition que la garnison en sortirait avec les honneurs de la guerre et serait rapatriée, mais en autorisant les agents du roi à arrêter les réfugiés napolitains, pourtant couverts par le drapeau français et par une double capitulation. En effet, les sbires de Ferdinand arrêtèrent au milieu de nos soldats quelques infortunés qui avaient échappé à leurs recherches, et que Méjean leur signala. Il leur livra même deux officiers d'origine napolitaine, mais qui servaient depuis plusieurs années dans l'armée française, Matera et Belpaladi. On eût dit que tout ce monde officiel se déshonorait à plaisir!

Parmi les prisonniers de la première heure était le prince Caracciolo, amiral de la flotte Parthénopéenne. C'était un septuagénaire. Il avait mérité l'estime et l'affection des Anglais, au temps où les deux flottes britannique et napolitaine voguaient de conserve; mais il avait servi la nouvelle république, et, avec quelques canonnières, n'avait pas craint d'assaillir à plusieurs reprises, les frégates anglaises. Trahi par un de ses domestiques, il fut conduit à bord du Foudroyant, le vaisseau amiral, le 27 juin, à neuf heures du matin. Nelson assembla immédiatement un conseil de guerre, dont les membres avaient reçu l'ordre de n'admettre ni témoins à décharge, ni défenseur: les membres de cette cour martiale, si singulièrement transformés en cour d'exécution, n'osèrent pourtant condamner l'illustre vieillard qu'à la prison perpétuelle. On transmit la décision à Nelson. «Non, répondit-il, la mort!» Et les juges obéirent! Aussitôt l'amiral donna ses ordres pour l'exécution immédiate. Caracciolo devait être pendu à bord de la Minerva, et son cadavre jeté à la mer. À cette nouvelle le cardinal Ruffo intervint de nouveau. Ce sera son honneur et en quelque sorte sa justification. La conférence fut orageuse: mais lady Emma était aussi à bord du Foudroyant, et encourageait Nelson à ne pas céder. L'amiral obéissait-il à un zèle fanatique, ou cédait-il à d'infâmes suggestions, on l'ignore, mais il resta inflexible. Réduit à une dernière espérance, Caracciolo fit prier lady Hamilton d'intercéder en sa faveur, mais cette Euménide ferma sa porte, et ne sortit de sa cabine que pour se repaître du spectacle de l'exécution. Elle se hâta d'en rendre compte à la reine, qui lui répondit (2 juillet): «... J'ai vu aussy la triste et méritée fin du malheureux et forcené Caracciolo. Je sens bien tout ce que votre excellent cœur aura souffert, et cela augmente ma reconnaissance.[396]»

Pour que rien ne manquât à l'horreur de cette tragédie, le cadavre de l'infortuné fut jeté à la mer avec un lest de 250 livres, mais il surnagea, et, par un hasard qui ressemblait à un commencement de punition divine, se présenta aux yeux du roi Ferdinand quand ce dernier se décida à rentrer à Naples. Saisi d'un tremblement nerveux, «que veut ce mort?» dit en balbutiant le roi. «Sire, répondit le chapelain du Foudroyant, ce mort vient réclamer une sépulture chrétienne.—Il l'aura!» Le cadavre fut en effet recueilli et inhumé le même jour dans l'église de Sainte-Marie aux Liens sur le quai Sainte-Lucie. Il y repose encore aujourd'hui.

Cette mort ou plutôt cet assassinat donna le signal des atrocités. Comme on devait une récompense aux bandits et aux lazzaroni, on leur livra la ville. Du 29 juin au 8 juillet, jour de l'arrivée du roi, Naples fut la proie de tous les brigands de l'Italie méridionale. «L'horreur du massacre, écrit un témoin oculaire, Marinelli, du pillage, du libertinage, était montée à un tel point qu'il m'est impossible de tout écrire. La basse plèbe s'ingéniait à qui inventerait un supplice nouveau, une obscénité plus horrible. Une femme de qualité subit, à l'instigation de lady Hamilton, les plus atroces outrages: déshabillée, fouettée sur la place publique, et ensuite abandonnée à la bestiale populace.»—«On vit, écrit[397] Coletta, au milieu de la place même du palais Royal flamber un énorme bûcher: dans ce brasier ardent la populace jeta cinq victimes vivantes, et, lorsque les chairs furent suffisamment grillées, les cannibales se mirent à les manger.» Dégoûté de ces crimes, le cardinal Ruffo essaya de rétablir l'ordre, mais il n'y réussit qu'en appelant à son aide les soldats russes qui occupaient les forts.

Aussi bien les vengeances juridiques furent plus odieuses que ce qu'on nomma pompeusement la justice du peuple. En vertu d'une proclamation royale, qui enveloppait dans une proscription générale tout individu ayant exercé des fonctions sous la République ou porté les armes contre les Sanfédistes, près de 30,000 citoyens, rien qu'à Naples, furent jetés en prison, ou du moins dans les souterrains et dans les caveaux où on leur interdisait les lits, les sièges, la lumière, les objets nécessaires pour boire et pour manger. On les entassa aussi sur les vaisseaux anglais, transformés en pontons, et l'amiral toujours flanqué de lady Hamilton, apercevait du haut de sa dunette les prisonniers se tordre et hurler de douleur sous les coups de nerf de bœuf.

Ce n'était rien encore: la Junte venait d'entrer en fonctions, et de commencer le procès des plus illustres victimes de la trahison anglaise. Les membres de la Junte avaient été choisis avec soin. L'histoire vengeresse a conservé leurs noms: président: Felice Damiani; procureur du roi: Giuseppe Guidobaldi; conseillers: Della Rossa, Speziale, Fiore, Samausti; bourreau: Tommaso Paradiso. Sauf le Calabrais Della Rossa, tous étaient Siciliens. Fiore, scélérat reconnu, était le seul magistrat maintenu par la cour, Guidobaldi chef des espions et des délateurs, et Speziale, un aventurier méprisé, avaient été nommés directement par la reine. C'est ce Guidobaldi qui disait à ses familiers: «Je ne dîne avec appétit que lorsque j'ai envoyé la tête d'un Jacobin rouler sur l'échafaud de la place du Marché-Neuf.» Quant à Speziale, il parcourait les prisons pour se repaître des souffrances des prisonniers. Pour ses débuts il avait pendant deux mois tenu à Procida une «véritable boucherie de chair humaine». N'avait-il pas condamné à mort un tailleur, qui avait commis le crime de costumer la municipalité républicaine, et fait pendre un notaire «parce que c'est un homme adroit, et il est bon qu'il meure»? Tels étaient les hommes qui devaient décider du sort de près de 40,000 de leurs compatriotes.

Aussi bien les membres de la Junte étaient si fermement résolus à ne pas user de clémence que le premier soin du procureur général fut de transiger avec le bourreau. D'ordinaire chaque exécution rapportait à l'exécuteur six ducats. Il fut décidé qu'on ne lui allouerait plus que cent ducats par mois, car on ne voulait pas trop grever le trésor, et on prévoyait de nombreuses condamnations. Elles ne furent en effet que trop nombreuses. Trois listes des victimes ont été dressées, la première par Lomonaco en 1800 et la seconde par le général d'Ayala en 1865: mais elles sont toutes les deux inexactes. La troisième a été publiée en 1870 par Fortunato: Elle rectifie et complète les deux précédentes, grâce au journal inédit de Marinelli et au registre de la congrégation des Blancs de la Justice, pénitents qui accompagnaient les condamnés à l'échafaud. Cette liste comprend quatre-vingt-dix-neuf noms, ceux des chefs: deux femmes, dix-huit princes ou ducs, quatorze généraux, trois évêques, onze prêtres, dix-huit propriétaires, huit professeurs, cinq médecins, deux magistrats, deux étudiants et un notaire: mais on ne connaîtra jamais les noms de ceux qui furent exécutés par les Anglais sur les pontons, ou par les Sanfédistes dans les forts de Naples, les noms de ceux qui périrent dans la lutte, de ceux qui moururent en prison ou en exil. Quelques-unes de ces prisons étaient sinistres. Guillaume Pepe, qui fut un des prisonniers, a raconté les souffrances horribles qu'il endura durant sa captivité: mais combien se sont tus qui n'ont pas osé élever la voix, ceux par exemple qui pourrirent dans la fosse de l'Asinara, ou ceux qu'on relégua dans l'îlot de Favignana, cratère éteint, le long des parois duquel les geôliers de Néron avaient jadis taillé un escalier conduisant à la Fosse, c'est-à-dire au fond même du cratère, cavité humide et malsaine, où ne pénètre pas un rayon de soleil, où les animaux eux-mêmes ne peuvent vivre.

Parmi les plus illustres de ces victimes de la réaction, nous signalerons les généraux Schipani et Spano, pris les armes à la main, et qui furent immolés dans un premier moment d'effervescence. Massa, qui avait rédigé et signé la capitulation, Ettore Caraffa montèrent au gibet. Gabriel Manthone, interrogé par Speziale sur ce qu'il avait à dire pour sa justification, se contenta de répondre: «J'ai capitulé.—Cela ne suffit pas.—Je n'ai aucune raison à donner à qui foule aux pieds les traités.» Et il marcha avec calme à la mort. Le comte de Ruvo fut moins patient: «Si nous étions tous deux libres, dit-il au juge qui l'insultait, tu parlerais avec plus de prudence. Ce sont ces chaînes qui te rendent si hardi.» Plein d'une noble fierté, il voulut rester couché sur le dos pour voir descendre sur sa tête l'instrument de mort. Un accusé, Velasco, essaya de se venger en étranglant Speziale, mais il ne put que l'entraîner vers une fenêtre, pour s'y précipiter avec lui. Speziale se vengea de la terreur qu'il avait éprouvée en redoublant de cruautés et d'infamies. Une de ses victimes, Batistessa, n'était pas morte à la potence, où elle avait été suspendue pendant vingt-quatre heures. Speziale le fit égorger par le bourreau. Un de ses anciens amis, Nicolo Fiani, était détenu, mais aucune charge ne pesait contre lui. Speziale l'appelle auprès de lui, l'embrasse en pleurant, lui dit que sa perte est assurée, s'il ne lui livre tous ses secrets, les lui fait écrire, puis l'envoie au supplice. Francesco Conforti était un illustre écrivain, qui avait à plusieurs reprises défendu les droits de la royauté contre les empiétements de Rome. Speziale lui fait écrire un nouveau mémoire, plein d'érudition, de raison et de force, et, pour sa récompense, l'envoie à la mort. C'est encore Speziale qui eut l'impudeur de faire arrêter des enfants de cinq ans, qui en fit exiler de douze ans, qui en fit exécuter qui n'avaient pas atteint leur majorité; c'est lui qui fit arrêter jusqu'à des fous détenus à l'hospice des aliénés, lui qui fit jeter en prison le professeur Bosco, pour avoir osé apprendre à ses élèves que jadis existait une République romaine, qui jouissait d'institutions libérales. Le ridicule se joignit même à l'odieux. Ne s'avisa-t-on pas d'intenter un procès criminel au patron de Naples, à saint Janvier, qui avait paru approuver la République, en opérant le miracle périodique de la liquéfaction de son sang? Le saint fut condamné. On lui interdit de nouveaux miracles, et il eut pour successeur saint Antoine de Padoue.

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