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The Project Gutenberg eBook of Cara

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Title: Cara

Author: Hector Malot

Release date: July 26, 2004 [eBook #13027]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Christine De Ryck, Wilelmina Mallière and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CARA ***


CARA

PAR

HECTOR MALOT

E.D.
PARIS

E. DENTU, ÉDITEUR

Libraire de la Société des Gens de Lettres
PALAIS ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLÉANS

1878


 Dédié

À FERDINAND FABRE

Son ami

H.M.



CARA

PREMIÈRE PARTIE

HAUPOIS-DAGUILLON (Ch. P.), [Poinçon] orfèvre fournisseur des cours d'Angleterre, d'Espagne, de Belgique, de Grèce, rue Royale, maisons à Londres Regent street, et à Madrid, calle de la Montera.—(0) 1802-6-19-23-27-31-44-40.—(P.M.) Londres, 1851.—(A) New-York, 1853.—Hors concours, Londres 1862 et Paris 1867.

C'est ainsi que se trouve désignée dans le Bottin une maison d'orfèvrerie qui, par son ancienneté,—près d'un siècle d'existence,—par ses succès artistiques,—(0)(A) médailles d'or et d'argent à toutes les grandes expositions de la France et de l'étranger,—par sa solidité financière, par son honorabilité, est une des gloires de l'industrie parisienne.

Jusqu'en 1840, elle avait été connue sous le seul nom de Daguillon; mais à cette époque l'héritier unique de cette vieille maison était une fille, et celle-ci, en se mariant, avait ajouté le nom de son mari à celui de ses pères: Haupois-Daguillon.

Ce Haupois (Ch. P.) était un Normand de Rouen venu, dans une heure d'enthousiasme juvénile, de sa province à Paris pour être statuaire, mais qui, après quelques années d'expérience, avait, en esprit avisé qu'il était, pratique et industrieux, abandonné l'art pour le commerce.

Il n'eût très-probablement été qu'un médiocre sculpteur, il était devenu un excellent orfèvre, et sous sa direction, qui réunissait dans une juste mesure l'inspiration de l'artiste à l'intuition et à la prudence du marchand, les affaires de sa maison avaient pris un développement qui aurait bien étonné le premier des Daguillon si, revenant au monde, il avait pu voir, à partir de 1850, la chiffre des inventaires de ses héritiers.

Il est vrai que dans cette direction il avait été puissamment aidé par sa femme, personne de tête, intelligente, courageuse, résolue, âpre au gain, dure à la fatigue, en un mot, une de ces femmes de commerce qu'il n'était pas rare de rencontrer il y a quelques années dans la bourgeoisie parisienne, assises à leur comptoir ou derrière le grillage de leur caisse, ne sortant jamais, travaillant toujours, et n'entrant dans leur salon, quand elles en avaient un, que le dimanche soir.

En unissant ainsi leurs efforts, le mari et la femme n'avaient point eu pour but de quitter au plus vite les affaires, après fortune faite, pour vivre bourgeoisement de leurs rentes. Vivre de ses rentes, l'héritière des Daguillon l'eût pu, et même très-largement, à l'époque à laquelle elle s'était mariée. Pour cela elle n'aurait eu qu'à vendre sa maison de commerce. Mais l'inaction n'était point son fait, pas plus que les loisirs d'une existence mondaine n'étaient pour lui plaire. C'était l'action au contraire qu'il lui fallait, c'était le travail qu'elle aimait, et ce qui la passionnait c'étaient les affaires, c'était le commerce pour les émotions et les orgueilleuses satisfactions qu'ils donnent avec le succès.

Il était venu ce succès, grand, complet, superbe, et à mesure qu'étaient arrivées les médailles et les décorations, à mesure qu'avait grossi le chiffre des inventaires, les satisfactions orgueilleuses étaient venues aussi, de sorte que d'années en années le mari et la femme, avaient été de plus en plus fiers de leur nom: Haupois-Daguillon, c'était tout dire.

Deux enfants étaient nés de leur mariage, une fille, l'aînée, et, par une grâce vraiment providentielle, un fils qui continuerait la dynastie des Daguillon.

Mais les rêves ou les projets des parents ne s'accordent pas toujours avec la réalité. Bien que ce fils eût été élevé en vue de diriger un jour la maison de la rue Royale et de devenir un vrai Daguillon, il n'avait montré aucune disposition à réaliser les espérances de ses parents, et la gloire de sa maison avait paru n'exercer aucune influence, aucun mirage sur lui.

Cette froideur s'était manifestée dès son enfance; et alors qu'il suivait les cours du lycée Bonaparte et qu'il venait le jeudi ou pendant les vacances passer quelques heures dans les magasins, on ne l'avait jamais vu prendre intérêt à ce qui se faisait ni à ce qui se disait autour de lui. Combien était sensible la différence entre la mère et le fils, car les distractions les plus agréables de son enfance, c'était dans ce magasin que mademoiselle Daguillon les avait trouvées, écoutant, regardant curieusement les clients, admirant les pièces d'orfèvrerie exposées dans les vitrines, et la plus heureuse petite fille du monde lorsqu'on lui permettait d'en prendre quelques-unes (de celles qui n'étaient pas terminées bien entendu) pour jouer à la marchande avec ses camarades.

Mais était-il sage de s'inquiéter de l'apathie d'un enfant? plus tard la raison viendrait, et, quand il comprendrait la vie, il ne resterait assurément pas insensible aux avantages que sa naissance lui donnait.

L'âge seul était venu, et lorsque, ses études finies, Léon était entré dans la maison paternelle, il avait gardé son apathie et son indifférence, restant de glace pour les joies commerciales, insensible aux bonnes aussi bien qu'aux mauvaises affaires.

Sans doute il n'avait pas nettement déclaré qu'il ne voulait point être commerçant, car il n'était point dans son caractère de procéder par des affirmations de ce genre. D'humeur douce, ayant l'horreur des discussions, aimant tendrement son père et sa mère, enfin étant habitué depuis son enfance à entendre les espérances de ses parents, il ne s'était pas senti le courage de dire franchement que la gloire d'être un Daguillon ne l'éblouissait pas, et qu'il ne sentait pas la vocation nécessaire pour remplir convenablement ce rôle.

Mais, ce qu'il n'avait pas dit, il l'avait laissé entendre, sinon en paroles, au moins en actions, par ses manières d'être avec les clients, avec les employés, les ouvriers, avec tous et dans toutes les circonstances.

Si M. et madame Haupois-Daguillon avaient exigé de leur fils le zèle et l'exactitude d'un commis ou d'un associé, ils auraient pu s'expliquer son apathie et son indifférence par la paresse; mais cette explication n'était malheureusement pas possible.

Léon n'était pas paresseux; collégien, il avait figuré parmi les lauréats du grand concours; élève de l'École de droit, il avait passé tous ses examens régulièrement et avec de bonnes notes; enfin, dans l'atelier où il avait appris le dessin, il avait acquis une habileté et une sûreté de main qu'une longue application peut seule donner.

Et puis, d'autre part, ce n'était pas du zèle, ce n'était même pas du travail qu'ils lui demandaient. Le jour où ils l'avaient fait entrer dans leur maison, ils ne lui avaient pas dit: «Tu travailleras depuis sept heures et demie du matin jusqu'à neuf heures du soir, et tu emploieras ton temps sans perdre une minute.» Loin de là. Car ce jour même ils lui avaient offert un appartement de garçon luxueusement aménagé, avec deux chevaux dans l'écurie, un pour la selle, l'autre pour l'attelage, voiture sous la remise, cocher, valet de chambre; et un pareil cadeau, qui lui permettait de mener désormais l'existence d'un riche fils de famille, n'était pas compatible avec de rigoureuses exigences de travail. Aussi ces exigences n'existaient-elles ni dans l'esprit du père ni dans celui de la mère. Qu'il s'amusât. Qu'il prît dans le monde parisien la place qui selon eux appartenait à l'héritier de leur maison, cela était parfait; ils en seraient heureux; mais par contre cela n'empêchait pas (au moins ils le croyaient) qu'il s'intéressât aux affaires de cette maison, qui en réalité serait un jour, qui était déjà la sienne.

C'était là seulement ce qu'ils attendaient, ce qu'ils espéraient, ce qu'ils exigeaient de lui.

Cependant si peu que cela fût, ils ne l'obtinrent pas.

À quoi pouvait tenir son indifférence, d'où venait-elle?

Ce furent les questions qu'ils agitèrent avec leurs amis et particulièrement avec le plus intime, un commerçant nommé Byasson, mais sans leur trouver une réponse satisfaisante, chacun ayant un avis différent.

Ils s'arrêtèrent donc à cette idée, que les choses changeraient si, comme l'avait soutenu leur ami Byasson, on donnait à Léon un rôle plus important dans la direction de la maison, plus d'initiative, plus de responsabilité, et pour en arriver à cela, ils décidèrent de s'éloigner de Paris pendant quelque temps.

Depuis plusieurs années, les médecins conseillaient à M. Haupois d'aller faire une saison aux eaux de Balaruc, dans l'Hérault. Il avait toujours résisté aux médecins. Il céda. La femme accompagna le mari.

Léon, resté seul maître de la maison, serait bien forcé de prendre l'habitude de diriger tout et de commander à tous; même aux vieux employés, qui jusqu'à ce jour l'avaient traité un peu en petit garçon.

Cependant il ne dirigea rien et ne commanda à personne, ni aux jeunes ni aux vieux employés.


II


Le départ de son père et de sa mère lui avait imposé une obligation qu'il avait dû accepter, si désagréable qu'elle fût: c'était d'abandonner son appartement de la rue de Rivoli pour coucher rue Royale.

Lorsque le dernier des Daguillon, qui était le père de madame Haupois, avait quitté le quartier du Louvre, où sa maison avait été fondée, pour la transférer rue Royale, il avait installé son appartement à côté de ses magasins; mais plus tard lorsque, sous la direction de M. Haupois, les affaires de la maison s'étaient développées et avaient atteint leur apogée, il avait fallu prendre cet appartement pour le transformer en salons d'exposition, en bureaux, en magasins. De ce qui jusqu'à ce jour avait servi à l'habitation particulière on n'avait conservé qu'une chambre avec une cuisine. Et pour loger la famille on avait dû louer un appartement rue de Rivoli, entre la rue de Luxembourg et la rue Saint-Florentin. C'était là que les enfants avaient grandi, en bon air, au soleil, les yeux égayés par la verdure des Tuileries. Mais cet appartement confortable, madame Haupois-Daguillon ne l'avait guère habité, car obligée de rester rue Royale, où l'oeil du maître était nécessaire, elle avait conservé sa chambre auprès de ses magasins, la première levée, la dernière couchée, ne vivant de la vie de famille que le dimanche seulement.

Tant que durerait l'absence de ses parents, Léon devait habiter cette chambre, remplacer ainsi sa mère, et comme elle faire bonne garde sur toutes choses.

Mais pour coucher rue Royale Léon ne s'était pas trouvé obligé à s'occuper plus attentivement des affaires de la maison: il avait rempli le rôle de gardien, voilà tout, et encore en dormant sur les deux oreilles.

Pour le reste, il avait laissé les choses suivre leur cours, et quand le vieux caissier, le vénérable Savourdin, bonhomme à lunettes d'or et à cravate blanche le priait chaque soir de vérifier la caisse, il s'acquittait de cette besogne avec une nonchalance véritablement inexplicable. Quelle différence entre la mère et le fils! et le bonhomme Savourdin, qui avait des lettres, s'écriait de temps en temps: O tempora, o mores! en se demandant avec angoisse à quels abîmes courait la société.

Il y avait déjà douze jours que M. et madame Haupois-Daguillon étaient partis pour les eaux de Balaruc, lorsqu'un jeudi matin, en classant le courrier que le facteur venait d'apporter, le bonhomme Savourdin trouva une lettre adressée à M. Léon Haupois, avec la mention «personnelle et pressée» écrite au haut de sa large enveloppe.

Aussitôt il appela un garçon de bureau:

—Portez cette lettre à M. Léon.

—M. Léon n'est pas levé.

—Eh bien, remettez-la à son domestique en lui faisant remarquer qu'elle est pressée.

—Ce ne sera pas une raison pour que M. Joseph prenne sur lui d'éveiller son maître.

—Vous lui direz, ajouta le caissier en haussant doucement les épaules par un geste de pitié, que ce n'est pas une lettre d'affaires; l'écriture de l'adresse est de la main de M. Armand Haupois, l'oncle de M. Léon, et le timbre est celui de Lion-sur-Mer, village auprès duquel M. l'avocat général habite ordinairement avec sa fille pendant les vacances pour prendre les bains. Cela décidera sans doute Joseph, ou comme vous dites «M. Joseph», à réveiller son maître.

Le garçon de bureau prit la lettre et, secouant la tête en homme bien convaincu qu'on lui fait faire une course inutile, il sortit du magasin et alla frapper à une petite porte bâtarde,—celle de la cuisine,—qui ouvrait directement sur l'escalier.

Une voix lui ayant répondu de l'intérieur, il entra: deux hommes se trouvaient dans cette cuisine; l'un d'eux, en veste de velours bleu, évidemment un commissionnaire, était en train de cirer des bottines; l'autre, en gilet à manches, assis sur deux chaises, les pieds en l'air, était occupé à lire le journal.

—Tiens! monsieur Pierre, dit ce dernier en abandonnant sa lecture.

—Moi-même, monsieur Joseph, qui me fais le plaisir de vous apporter une lettre pour M. Léon.

—Monsieur n'est pas éveillé.

Et comme le commissionnaire qui cirait les bottines avait ralenti le mouvement de son bras droit:

—Frottez donc, père Manhac; vous avez déjà batté les vêtements tout à l'heure, n'ayez pas peur d'appuyer sur le cuir, vous savez: ce n'est pas monsieur qui paye, c'est moi, donnez-m'en pour mon argent.

Puis se tournant vers le garçon de bureau:

—Ma parole d'honneur, c'est agaçant de ne pouvoir pas avoir une minute de tranquillité; si vous vous relâchez de votre surveillance, rien ne va plus.

Pendant cette observation faite d'un ton rogue, le père Manhac avait achevé de cirer les bottines; les ayant posées délicatement sur une table, il sortit le dos tendu en homme qui trouve plus sage de fuir les observations que de les affronter.

—Ne portez-vous pas ma lettre à M. Léon? demanda le garçon de bureau.

—Non, bien sûr.

—Ce n'est pas une lettre d'affaires.

—Quand même ce serait une lettre d'amour, je ne le réveillerais pas.

—C'est une lettre de famille, le bonhomme Savourdin a reconnu l'écriture; il dit qu'elle est de M. Armand Haupois, l'avocat général de Rouen, l'oncle de M. Léon; ce qui est assez étonnant, car les deux frères ne se voient plus; mais ils veulent peut-être se réconcilier; M. Armand Haupois a une fille très jolie, mademoiselle Madeleine, que M. Léon aimait beaucoup.

—Elle n'a pas le sou, votre fille très-jolie; cela m'est donc bien égal que M. Léon l'ait aimée, car l'héritier de la maison Haupois-Daguillon n'épousera jamais une femme pauvre; je suis tranquille de ce côté, les parents feront bonne garde, ils ont d'autres idées, que je partage d'ailleurs jusqu'à un certain point.

—Oh! alors....

—Est-ce que vous vous imaginez, mon cher, qu'un homme comme moi aurait accepté M. Léon Haupois si j'avais admis la probabilité, la possibilité d'un mariage prochain? Allons donc! Ce qu'il me faut, c'est un garçon qui mène la vie de garçon; c'est une règle de conduite. Voilà pourquoi je suis entré chez M. Léon; c'était un fils de bourgeois enrichi et je m'étais imaginé qu'il irait bien: mais il m'a trompé.

—Il ne va donc pas?

Joseph haussa les épaules.

—Pas de femmes, hein? insista le garçon de bureau en clignant de l'oeil.

—Mon cher, les hommes ne sont pas ruinés par les femmes, ils le sont par une; plusieurs femmes se neutralisent; une seule prend cette influence décisive qui conduit aux folies.

—Eh bien, vous m'étonnez, car, à l'époque où M. Léon n'était encore que collégien, je croyais qu'il irait bien, comme vous dites. Il venait souvent le jeudi au magasin avec un de ses camarades, le fils Clergeau, et, tout le temps qu'ils étaient là, ils restaient le nez écrasé contre les vitres à regarder le défilé des voitures qui vont au Bois ou qui en reviennent, et qui naturellement passent sous nos fenêtres. De ma place je les entendais chuchoter, et ils ne parlaient que des cocottes à la mode; ils savaient leur nom, leur histoire, avec qui elles étaient, et, en les écoutant, je me disais à part moi: «Il faudra voir plus tard, ça promet.» Je suis joliment surpris de m'être trompé. En tout cas, si j'ai raisonné faux, pour le fils, j'ai tombé juste pour la fille.

—Mademoiselle Haupois-Daguillon s'occupait aussi des cocottes?

—Quelle bêtise! Comme son frère, mademoiselle Camille restait aussi le nez collé contre les vitres, mais le défilé qu'elle regardait, c'était celui des gens titrés. Tout ce qui avait un nom dans le grand monde parisien, elle le connaissait; il n'y avait que ces gens-là qui l'intéressaient; elle parlait de leur naissance; elle savait sur le bout du doigt leur parenté; elle annonçait leur mariage, et alors comme pour le frère je me disais: «Il faudra voir;» j'ai vu; elle a épousé un noble.

—Baronne Valentin, la belle affaire en vérité.

—Enfin elle a des armoiries, et la preuve c'est qu'on vient de lui finir à la fabrique une garniture de boutons en or pour un de ses paletots, avec sa couronne de baronne gravée sur chaque bouton; c'est très-joli.

—Ridicule de parvenu, mon cher, voilà tout; on fait porter ses armes par ses valets, on ne les porte pas soi-même.

Un coup de sonnette interrompit cette conversation.


III


Lorsque Joseph entra dans la chambre de son maître, celui-ci était debout, le dos appuyé contre un des chambranles de la fenêtre, occupé à allumer une cigarette: les manches de la chemise de nuit retroussées, le col rejeté de chaque côté de la poitrine, les cheveux ébouriffés, il apparaissait, dans le cadre lumineux de la fenêtre, comme un grand et beau garçon, au torse vigoureux, avec une tête aux traits réguliers, harmonieux, aux yeux doux, à la physionomie ouverte et bienveillante.

—Une lettre pour monsieur, dit Joseph. L'adresse porte: «Personnelle et pressée.»

—Donnez, dit-il nonchalamment.

Mais aussitôt qu'il eut jeté les yeux sur l'adresse, l'intérêt remplaça l'indifférence.

—Vite une voiture, s'écria-t-il en jetant cette lettre sur la table, un cheval qui marche bien; courez.

Comme Joseph se dirigeait vers la porte, son maître le rappela:

—Savez-vous à quelle heure part l'express pour Caen?

—À neuf heures.

—Quelle heure est-il présentement?

—Huit heures quarante.

—Allez vite; trouvez-moi un bon cheval; quand la voiture sera à la porte, courez rue de Rivoli et mettez-moi dans un sac à main du linge pour trois ou quatre jours, puis revenez en vous hâtant de manière à me remettre ce sac.

Tout en donnant ces ordres d'une voix précipitée, il s'était mis à sa toilette; en quelques minutes il fut habillé et prêt à partir.

Alors, sortant vivement de sa chambre, il passa dans les magasins et se dirigea vers la caisse:

—Savourdin, je pars.

—C'est impossible. J'ai des signatures à vous demander.

—Vous vous arrangerez pour vous en passer.

Le vieux caissier leva au ciel ses deux bras par un geste désespéré, mais Léon lui avait déjà tourné le dos.

—Monsieur Léon, cria le bonhomme, monsieur Léon, je vous en prie, au nom du ciel....

Mais Léon avait gagné le vestibule et descendait l'escalier.

Au moment où il franchissait la porte cochère, une voiture, avec Joseph dedans, s'arrêtait devant le trottoir.

—À la gare Saint-Lazare! dit Léon, montant brusquement dans la voiture, et aussi vite que vous pourrez!

Le cheval, enlevé par un vigoureux coup de fouet, partit au grand trot; aussitôt Léon voulut reprendre la lecture de la lettre, dont les premières lignes l'avaient si profondément bouleversé.

Mais la voiture franchit en moins de cinq minutes la distance qui sépare la rue Royale de la rue Saint-Lazare: quand elle entra dans la cour de la gare, il n'avait pas encore tourné le premier feuillet; l'horloge allait sonner neuf heures.

Il était temps: on ferma derrière lui le guichet de distribution des billets.

Ce fut seulement quand il se trouva installé dans son wagon, où il était seul, qu'il reprit sa lecture, non au point où il l'avait interrompue, mais à la première ligne:

«Mon cher Léon,

«Ma dépêche télégraphique d'hier, par laquelle je te demandais si tu serais à Paris libre de toute occupation pendant la fin de la semaine, a dû te surprendre jusqu'à un certain point.

«En voici l'explication:

«Je vais mourir, et tu es la seule personne au monde, mon cher neveu, qui puisse assister ma fille, ta cousine; dans cette circonstance, il fallait donc que je fusse certain qu'aussitôt prévenu tu pourrais accourir près d'elle.

«Cette certitude, ta réponse me la donne, et, comme d'avance je suis sûr de ton coeur, je puis maintenant accomplir ma résolution.

«Tu connais ma position, je n'ai pas de fortune. Nés de parents pauvres, ton père et moi nous n'avons pas eu de patrimoine. Mais tandis que ton père, jetant un clair regard sur la vie, embrassait la carrière commerciale au lieu d'être artiste, comme il l'avait tout d'abord souhaité, j'entrais dans la magistrature. Et, d'autre part, tandis que ton père épousait une femme riche qui lui apportait des millions, j'en épousais une qui n'avait pour dot et pour tout avoir qu'une cinquantaine de mille francs.

«Cette dot avait été placée dans une affaire industrielle; je ne changeai point ce placement, car il ne me convenait pas de défaire ce qui avait été fait par mon beau-père, et d'un autre côté j'étais bien aise de tirer de ces cinquante mille francs un revenu assez gros pour que ma femme et ma fille n'eussent point trop à souffrir de la médiocrité de mon traitement de substitut.

«C'est grâce à ce revenu qu'après avoir perdu ma femme au bout de quatre années de mariage, je pus garder ma fille près de moi, et qu'elle a été élevée sous mes yeux, sur mon coeur.

«En la mettant dans un pensionnat, j'aurais pu faire de sérieuses économies, car, lorsqu'on prend, pour instruire un enfant dans la maison paternelle, les meilleurs professeurs dans chaque branche d'instruction, pour la peinture un peintre de mérite, pour la musique des artistes de talent, cela coûte cher, très-cher, et en employant utilement ces économies, soit à former un capital, soit à constituer une assurance sur la vie, payable entre les mains de ma fille le jour de son mariage, je serais arrivé à lui constituer une dot moitié plus forte que celle que sa mère avait reçue. Mais je n'ai point cru que c'était là le meilleur. Plusieurs raisons d'ordre différent me déterminèrent: j'aimais ma fille, et ce m'eût été un profond chagrin de me séparer d'elle; je n'étais pas partisan de l'éducation en commun pour les filles; jeune encore, je ne voulais pas m'exposer à la tentation de me remarier, ce qui eût pu arriver si je n'avais pas eu ma fille près de moi; enfin je me disais que, si les hommes ne cherchent trop souvent qu'une dot dans le mariage, il en est cependant qui veulent une femme, et c'était une femme que je voulais élever; toi qui connais Madeleine, ses qualités d'esprit et de coeur, tu sais si j'ai réussi.

«Tu as passé quelques-unes de tes vacances avec nous; tu sais quelle était notre vie dans notre petite maison du quai des Curandiers et notre étroite intimité dans le travail comme dans le plaisir; tu as assisté à nos soirées de lecture, à nos séances de musique, à nos réunions entre amis, je n'ai donc rien à te dire de tout cela; à le faire je m'attendrirais dans ces souvenirs si doux, si charmants, et je ne veux pas m'attendrir.

«Cependant, en rappelant ainsi un passé que tu connais dans une certaine mesure, je dois relever un point que tu ignores peut-être, et qui a son importance: nos dépenses dépassèrent chaque année mes prévisions et m'entraînèrent dans des embarras d'argent qui furent les seuls tourments de ces années si heureuses; mais ton père me vint en aide, et, grâce à son concours fraternel, je pus en sortir à mon honneur.

«Malgré ces embarras d'argent causés le plus souvent par des besoins imprévus, mais dans plus d'une circonstance aussi, je l'avoue, par une mauvaise administration, j'espérais pouvoir suivre jusqu'au bout le plan que je m'étais tracé pour l'éducation de Madeleine, quand un incident désastreux vint bouleverser toutes mes combinaisons: la maison dans laquelle notre capital était placé se trouva en mauvaises affaires, et de telle sorte que si nous n'apportions pas une nouvelle mise de fonds tout était perdu. Sans économies, sans ressources autres que celles provenant de mon traitement, il m'était difficile, pour ne pas dire impossible, de me procurer la somme nécessaire pour cet apport. J'aurais pu, il est vrai, la demander à ton père; mais j'en étais empêché par des raisons, à mes yeux décisives: ton père m'ayant déjà aidé dans plusieurs circonstances, je ne pouvais m'adresser à lui sans augmenter les obligations que j'avais déjà contractées à son égard dans des proportions qui n'étaient nullement en rapport avec ma situation financière; en un mot, je n'empruntais plus, je me faisais donner; enfin, je ne voulais pas m'exposer à voir nos relations fraternelles gênées par des questions d'argent, et même à voir les liens d'amitié qui nous unissaient brisés par ces questions. Mais ce que je n'avais pas voulu faire, un de nos cousins le fit à mon insu, et ton père apprit les difficultés de ma situation; il vint à Rouen et voulut régler cette affaire d'après certains principes de commerce qui n'étaient pas les miens. Une discussion s'ensuivit entre nous; tu sais combien nos idées sont différentes sur presque tous les points; cette discussion s'envenima et se termina par une rupture complète, telle que nos relations ont été brisées et que depuis ce jour nous ne nous sommes pas revus, malgré certaines avances que j'ai cru devoir faire, mais qui ont trouvé ton père implacable.

«Si difficile que fût ma position, je parvins cependant à me procurer la somme qu'il me fallait, mais ce fut au prix d'engagements très-lourds que je ne contractai que parce que j'avais la conviction que notre affaire devait reprendre et bien marcher. Elle ne reprit point. Elle vient de s'effondrer, me laissant ruiné, et ce qui est plus terrible, endetté pour des sommes qu'il m'est impossible de payer.

«Si l'insolvabilité est grave pour tout le monde, combien plus encore l'est-elle pour un magistrat! admets-tu que le chef d'un parquet poursuivi par les huissiers soit obligé de parlementer avec eux, d'user de finesses plus ou moins légales, de les abuser, de les prier d'attendre? Les prier!

«Ce n'est pas tout.

«Il y a quatre mois je remarquai un affaiblissement dans ma vue, ou plus justement du trouble et de l'obscurité. Tout d'abord je ne m'en inquiétai pas. Mais bientôt les objets ne m'apparurent plus qu'entourés d'un nuage et avec des formes confuses; en lisant, les lettres semblaient vaciller devant mes yeux, et se réunir toutes ensemble au point que je n'apercevais plus qu'une ligne noire uniforme.

«Je consultai le docteur La Roë, que tu connais bien; il constata une amaurose qui dans un temps plus ou moins long devait me rendre aveugle.

«On ne reste pas impassible sous le coup d'une pareille menace. Cependant je ne me laissai pas accabler, je résolus d'employer ce que j'avais d'énergie et d'intelligence à lutter. Un de mes collègues et des plus éminents est aveugle; ce qui ne l'empêche pas de remplir les devoirs de sa charge: j'espérai pouvoir suivre son exemple et remplir aussi les miens.

«Tu as fait ton droit, tu sais que notre travail est de deux espèces, celui du cabinet et celui de l'audience; dans le cabinet on lit les dossiers, on prend des notes, c'est-à-dire qu'on fait usage des yeux; à l'audience on conclut, c'est-à-dire qu'on fait surtout usage de la parole. Lorsque je sortis de chez mon médecin, je rentrai chez moi et aussitôt je révélai la vérité ou tout au moins une partie de la vérité à Madeleine, en lui expliquant d'autre part notre situation financière; puis je lui demandai si elle voulait me servir de secrétaire et me lire les dossiers que j'avais à étudier, en un mot être, selon l'expression de Sophocle, «la fille dont les yeux voient pour elle et pour son père.»

«Elle non plus ne s'abandonna pas, et si un mouvement irrésistible de désespoir la fit jeter dans mes bras, elle réagit contre cette faiblesse, et tout de suite nous nous mîmes au travail.

«Ces doigts habitués à manier le pinceau et le crayon ou à courir sur les touches du piano tournèrent les feuillets poudreux des dossiers; ces lèvres qui jusqu'à ce jour n'avaient prononcé que des phrases harmonieuses savamment arrangées par nos grand écrivains, prononcèrent les mots baroques du grimoire en usage chez les notaires et les avoués.

«Et moi, assis en face d'elle, je l'écoutais, mais sans pouvoir m'empêcher de la regarder de mes yeux obscurcis et de me laisser distraire par les pensées qui m'oppressaient; plus d'une fois je détournai la tête et d'une main furtive j'essuyai les larmes qui roulaient sur mes joues; pauvre Madeleine! elle était charmante ainsi! bientôt je ne la verrais plus! entre elle et moi la nuit éternelle!

«Mes affaires préparées, je devais prendre mes conclusions à l'audience sans notes, sans pièces, même sans code et en parlant d'abondance. La tâche était d'autant plus difficile pour moi, que jusqu'alors j'avais eu l'habitude de me servir très-peu de ma mémoire, parlant le plus souvent avec mon dossier sous les yeux, et, dans les circonstances importantes, m'aidant de notes manuscrites qui me servaient de canevas. Malgré mon application et mes efforts, j'échouai misérablement. Que cette impuissance fût le résultat de ma maladie, ce qui est possible, car l'amaurose est souvent une conséquence de certaines lésions du cerveau; qu'elle fût due au contraire à l'absence de cette faculté que les phrénologues appellent la concentrativité, cela importait peu, ce qui était capital, c'était cette impuissance même; et par malheur elle est absolue.

«Convaincu par cette déplorable expérience que bientôt je ne pourrais plus remplir mes fonctions d'avocat général, je fis faire des démarches à Paris pour voir s'il me serait possible d'obtenir un siége de conseiller; je n'avais guère l'espérance de réussir, mais enfin je devais ne rien négliger et tenter même l'absurde. Tu trouveras ci-jointe la réponse que j'ai reçue: c'est la copie de mes notes individuelles et confidentielles qu'un de mes amis, un de mes camarades a pu prendre à la chancellerie. Tu la liras, et non-seulement elle t'apprendra que je n'ai rien à espérer, rien à attendre, mais encore elle te montrera ce que je suis; au moment d'exécuter la résolution que la fatalité m'impose, j'ai besoin de penser que lorsque tu parleras de moi avec ma fille, tu le feras en connaissance de cause.

«Voici donc ma situation: le magistrat et l'homme sont perdus, l'un par les dettes, l'autre par la maladie: si je n'offre pas ma démission, on me la demandera; si je la refuse, on me destituera.

«Destitué, ruiné, aveugle, que puis-je?

«Deux choses seules se présentent: mendier auprès de mes parents et de mes amis, ou bien me faire nourrir par ma fille qui travaillera pour moi à je ne sais quel travail, puisqu'elle n'a pas de métier.

«Je n'accepterai ni l'une ni l'autre; ce n'est pas pour entraîner cette pauvre enfant dans ma chute et la perdre avec moi que je l'ai élevée.

«Tant que je serai vivant, Madeleine sera ma fille; le jour où je serai mort elle deviendra la fille de ton père.

«Il faut donc qu'elle soit orpheline.

«Je n'ai pas besoin de te développer cette idée, qui s'imposera à ton esprit avec toutes ses conséquences; c'est elle qui a déterminé ma résolution.

«Nos dissentiments et notre rupture n'ont point changé mes sentiments à l'égard de ton père; je sais quelle est sa générosité, sa bonté, son affection pour les siens, et quant à toi, mon cher Léon, je connais ton coeur plein de tendresse et de dévouement; Madeleine va perdre en moi un père qui lui serait un fardeau; elle trouvera en vous une famille, en toi un frère.

«Je sais que je n'ai pas besoin de consulter ton père à l'avance et de lui demander son consentement; il acceptera Madeleine, parce qu'elle est sa nièce; mais à toi, mon cher Léon, je veux la confier par un acte solennel de dernière volonté.

«La pauvre enfant va éprouver la plus horrible douleur qu'elle ait encore ressentie; je te demande d'être près d'elle à ce moment, afin que, lorsqu'elle sera frappée, elle trouve une main qui la soutienne, et un coeur dans lequel elle puisse pleurer.

«Demain tout sera fini pour moi.

«Je ne peux pas retarder davantage l'exécution de ma résolution: ma guérison est impossible, ma destitution est imminente, et la perte complète de la vue peut se produire d'un moment à l'autre; j'ai pu encore écrire cette lettre tant bien que mal en enchevêtrant très-probablement les lignes et les mots, dans huit jours je ne le pourrais peut-être plus; dans huit jours je ne pourrais pas davantage me conduire, et Madeleine ne me laisserait pas sortir seul.

«Et précisément, pour accomplir ce que j'ai arrêté, il faut que je sorte seul; nous sommes à la veille d'une grande marée, et demain la mer découvrira une immense étendue de rochers jusqu'à deux kilomètres au moins de la côte; je partirai pour aller à la pêche ainsi que je l'ai fait souvent; je n'en reviendrai point; je serai tombé dans un trou, ou bien je me serai laissé surprendre par la marée montante; ma mort sera le résultat d'un accident comme il en arrive trop souvent sur ces grèves; toi seul sauras la vérité, et j'ai assez foi en ta discrétion pour être certain que personne,—je répète et je souligne personne,—personne au monde ne la connaîtra.

«Cette lettre reçue, quitte Paris, fais diligence, et quand tu arriveras à Saint-Aubin, Madeleine ne saura rien encore, je l'espère; au moins j'aurai tout arrangé pour cela.

«Adieu, mon cher Léon, mon cher enfant, je t'embrasse tendrement.

«ARMAND HAUPOIS.»

À cette longue lettre était attachée une feuille de papier portant un en-tête imprimé,—la copie des notes de la chancellerie;—mais Léon n'en commença pas la lecture immédiatement, et ce fut seulement après être resté assez longtemps immobile, anéanti par ce qu'il venait d'apprendre, étourdi par la secousse qu'il avait reçue, qu'il revint à ces notes et qu'il se mit à lire machinalement.

Note individuelle.

Nom et prénoms du magistrat.—Haupois (Armand-Charles).

Lieu et département où il est né.—Rouen (Seine-Inférieure).

Son état ou profession avant d'être magistrat.—Avocat.

État ou profession de son père.—Officier retraité.

Dire s'il parle ou écrit quelque langue étrangère ou quelque idiome utile.—L'anglais, l'italien.

Quel est son revenu indépendamment de son traitement?—Nul.

Demande-t-il quelque avancement?—Il accepterait les fonctions de conseiller, mais il ne demande rien.

Dire s'il irait partout où il pourrait être envoyé en France.—Non.

Quel est le ressort où il désire être placé?—Rouen.


Renseignements confidentiels.

Caractère.—Très ferme.

Conduite privée.—Irréprochable.

Conduite publique.—Légère.

Impartialité.—Incontestable.

Travail.—Suffisant.

Exactitude, assiduité.—Bonnes.

Zèle, activité.—Suffisants.

Fermeté.—Mal appliquée.

Santé.—Bonne; menacé d'une maladie des yeux.

Rapports avec ses chefs.—Officiels et froids.

Rapports avec les autorités.—Officiels et froids.

Rapports avec le public.—Affables.

Habitudes sociales.—Homme de bonne compagnie, mais ses relations artistiques l'obligent à fréquenter des personnes qui ne sont pas dignes de lui.

Capacité.—Réelle.

Sagacité.—Grande.

Jugement.—Droit.

Style.—Simple, ferme.

Élocution.—Facile.

S'il est propre au service de l'audience civile.—Oui.

S'il est propre au service de l'audience correctionnelle.—Oui.

S'il est propre au service de la cour d'assises.—Oui.

S'il convient à la magistrature assise.—Non.

S'il se livre à des occupations étrangères à ses fonctions.—À la musique, à la poésie.

S'il jouit de l'estime publique.—Oui.

S'il a encouru des peines disciplinaires.—Non.

Si ses liens de parenté apportent quelque obstacle au service.—Non.

S'il a droit à quelque avancement.—Non, à cause de ses goûts artistiques qui le distraient de ses fonctions et l'entraînent dans la fréquentation de gens peu convenables.


Faits particuliers.

Ses goûts d'artiste lui font mener une vie difficile.

Embarras d'argent.

Dettes.

Magistrat intègre.


IV


Le train marchant à grande vitesse avait dépassé Poissy et ces stations qui sont sans nom pour les express; Léon, le front appuyé contre la vitre, regardait machinalement et sans les voir les coteaux boisés devant lesquels il défilait.

La lecture entière de cette lettre ne l'avait pas tiré de la stupéfaction dans laquelle l'avaient jeté ses premières lignes; et son esprit était emporté dans un tourbillon comme il était emporté lui-même dans l'espace.

Mais si extraordinaire, si inimaginable que fût cette résolution de suicide chez un homme tel que son oncle, il fallait bien cependant s'habituer à la considérer comme réelle:—«Demain tout sera fini pour moi.»

Le seul point sur lequel l'espérance était encore possible était celui qui avait rapport au moment où ce suicide s'accomplirait; à l'heure présente, neuf heures quarante minutes, était-il ou n'était-il pas accompli? Tout était là?

Après quelques instants de douloureuse réflexion, il se dit que dans dix minutes, le train allait s'arrêter à Mantes, où se trouve un bureau télégraphique, et qu'il fallait saisir cette occasion pour envoyer une dépêche à Madeleine.

Il avait dans son sac papier, plume et encre; sans perdre une minute, il se mit aussitôt à rédiger sa dépêche:

Mademoiselle Madeleine Haupois,
maison Exupère Héroult.
Saint-Aubin-sur-Mer, par Bernières.
(Avec exprès).

«Je viens de voir un médecin de Rouen qui me dit qu'il est dangereux de laisser mon oncle sortir seul; veille sur lui; ne le quitte pas; je serai près de vous vers quatre heures de soir.

«LÉON HAUPOIS.»

Il eût fallu être plus précis, mais cela n'était possible qu'en disant la vérité entière; or, cette vérité, il ne pouvait la dire qu'en commettant un abus de confiance.

De là cette dépêche étrange.

C'était cette étrangeté même qui faisait précisément son mérite;—si elle arrivait à Saint-Aubin avant que son oncle sortit de chez lui, elle était assez claire pour que Madeleine ne le laissât point partir, ou tout au moins pour qu'elle l'accompagnât; si au contraire, elle arrivait trop tard, elle était assez obscure pour ne pas révéler le suicide et permettre des explications telles quelles.

D'ailleurs les minutes s'écoulaient, et il n'avait pas le loisir de prendre le meilleur; il fallait prendre ce qui se présentait à son esprit; cette première dépêche terminée, il en écrivit une seconde adressée au chef de la gare de Caen pour le prier de lui retenir une voiture attelée de deux bons chevaux, qui devrait l'attendre au train de deux heures dix-huit minutes, et le conduire aussi vite que possible à Saint-Aubin.

Il écrivait ces derniers mots lorsque le sifflet de la machine annonça l'arrivée à Mantes: avant l'arrêt complet du train, Léon sauta sur le quai et courut au télégraphe; il n'avait que trois minutes.

En sortant du bureau, ses dépêches expédiées, il passa devant la bibliothèque des chemins de fer, et ses yeux tombèrent par hasard sur un paquet de journaux parmi lesquels se trouvait le Journal de Rouen. Instantanément le souvenir lui revint qu'au temps où il passait une partie de ses vacances chez son oncle, il lisait dans ce journal un bulletin météorologique donnant l'heure des marées sur la côte. Il acheta un numéro et, remonté dans son compartiment, il chercha vivement ce bulletin; l'heure de la pleine mer allait lui dire si son oncle pouvait être ou ne pas être sauvé par sa dépêche: la pleine mer était annoncée pour six heures au Havre; par conséquent; c'était à midi qu'avait lieu la basse mer, et c'était entre onze heures et une heure que son oncle devait accomplir son suicide.

La dépêche arriverait-elle à temps?

Si elle arrivait avant que M. Haupois fût sorti, il était sauvé; si elle arrivait après, il était perdu; sa vie dépendait donc du hasard.

Comme la plupart de ceux qui n'ont point eu encore le coeur brisé par la perte d'une personne aimée, Léon repoussait l'idée de la mort pour les siens; que ceux qui nous sont indifférents meurent, cela nous paraît tout naturel, non ceux que nous aimons.

Et il aimait son oncle, bien qu'en ces derniers temps, par suite de la rupture survenue entre les deux frères, il eût cessé de le voir. Pourquoi son oncle et son père s'étaient-ils fâchés? Il le savait à peine. Ils avaient eu de sérieuses raisons sans doute, aussi bonnes probablement pour l'un que pour l'autre; mais pour lui il n'avait jamais voulu prendre parti dans cette rupture, qui n'avait changé en rien les sentiments d'affectueuse tendresse et de respect qu'il avait, dès son enfance, conçus pour cet oncle si bon, si jeune de coeur, si prévenant, si indulgent pour les jeunes gens dont il savait se faire le camarade et l'ami avec tant de bonne grâce.

Et, entraîné par les souvenirs que la lecture de cette lettre venait de réveiller en lui, il revint à ce temps de sa jeunesse.

Il retourna à Rouen et se retrouva dans cette petite maison du quai des Curandiers où il avait eu tant de journées de gaieté et de liberté. Il la revit avec sa parure de plantes grimpantes dont le feuillage jauni par les premiers brouillards de septembre produisait de si curieux effets dans la Seine, quand le soleil couchant les frappait de ses rayons obliques. Devant ses yeux passa tout une flotte de grands navires arrivant de la mer avec le flot; ceux-ci carguant leurs voiles et jetant l'ancre devant l'île du Petit-Gay; ceux-là continuant leur route pour aller s'amarrer au quai de la Bourse.

À son oreille retentit la voix claire de Madeleine comme au moment où surprise par le sifflet d'un remorqueur ou du bateau de La Bouille, elle appelait son cousin pour qu'il vînt avec elle au bord de la rivière; sans l'attendre, elle courait jusqu'à l'extrémité de la berge, et quand le remous des eaux soulevé par les roues du vapeur arrivait frangé d'écume, elle se sauvait devant cette vague en poussant des petits cris joyeux, ses cheveux dorés flottant au vent.

Le soir, quelques amis sonnaient à la porte verte; quand tous ceux qu'on attendait étaient venus, le père prenait son violon, la fille s'asseyait au piano et l'on faisait de la musique. Bien que Madeleine ne fût encore qu'une enfant, elle chantait, parfois seule, parfois tenant sa partie dans un ensemble où se trouvaient de véritables artistes auprès desquels elle savait se faire applaudir; car elle était déjà très-bonne musicienne et sa voix était charmante. Vers dix heures, ces amis s'en allaient, on les reconduisait en suivant la rivière dont le courant miroitait sous les reflets de la lune ou du gaz, et on ne les quittait que quand ils s'embarquaient dans un de ces lourds bachots recouverts d'un carrosse à peu près comme les gondoles de Venise, mais qui, pour le reste, ne ressemblent pas plus aux barques légères de la lagune que le ciel bleu de la reine de l'Adriatique ne ressemble au ciel brumeux de la capitale de la Normandie.

Cette existence modeste et tranquille, dans laquelle les plaisirs intellectuels occupaient une juste place, n'avait rien de la vie affairée que ses parents menaient à Paris, et c'était justement pour cela qu'elle avait eu tant de charmes pour lui: elle avait été une révélation et, par suite, un sujet de rêverie et de comparaison; il n'y avait donc pas que l'argent et les affaires en ce monde; on pouvait donc causer d'autre chose que d'échéances et de recouvrements; il y avait donc des pères qui faisaient passer avant tout l'éducation de leurs enfants!

De souvenir en souvenir, il en revint aux discussions qui tant de fois s'étaient engagées entre sa soeur et lui, alors qu'elle l'accompagnait à Rouen.

Autant il avait de plaisir à passer quelques semaines dans la maison du quai des Curandiers, autant Camille avait d'ennui; elle la trouvait misérablement bourgeoise, cette maisonnette; son mobilier était démodé; les gens qui la fréquentaient étaient vulgaires, communs, sans nom; Madeleine s'habillait mesquinement, le blond de ses cheveux était fade, ses manières ne seraient jamais nobles. Que le mobilier fût démodé, il avouait cela; mais les tableaux, les dessins, les gravures, les objets d'art, sculptures, faïences, antiquités, curiosités qui couvraient les murs, n'étaient-ils pas d'une tout autre importance que des fauteuils ou des tables? Que Madeleine s'habillât sans coquetterie, il le concédait encore, mais non que ses manières ne fussent pas nobles: Pas noble, Madeleine! Mais en vérité elle était la noblesse même, ayant reçu sa distinction de race de sa mère, qui descendait des conquérants normands, ainsi que le prouvait d ailleurs son nom de Valletot, venant du mot germain tot, qui signifie demeure. De sa mère aussi elle avait reçu ce type de beauté scandinave qui lui donnait un cachet si particulier: la tête ovale avec des pommettes un peu saillantes, le front moyennement développé, le nez droit, le teint rosé, les yeux d'un bleu clair limpide, au regard doux et pensif, les cheveux blond doré, la figure suave avec une expression candide, la taille svelte, les mains fines et allongées, le pied petit et cambré.

Comme elle avait dû grandir, embellir depuis qu'il ne l'avait vue! Ce n'était plus une petite fille, mais une jeune fille de dix-neuf ans.


V


À deux heures dix-huit minutes, le train entrait dans la gare de Caen; à deux heures vingt minutes, Léon montait dans la voiture qui l'attendait.

—Nous allons à Saint-Aubin, dit le conducteur.

—Oui, et grand train.

Le conducteur cingla ses chevaux de deux coups de fouet vigoureusement appliqués.

—Combien vous faut-il de temps? demanda Léon.

—Nous avons vingt kilomètres.

—Faites votre compte.

—Il y a la traversée de la ville.

Cette manière normande de se dérober au lieu de répondre exaspéra Léon:

—Combien de temps? répéta-t-il.

—Si nous disions une heure et demie?

—Ne soyez qu'une heure en route, et il y a vingt francs pour vous.

Le cocher ne répondit pas, mais à la façon dont il empoigna son fouet, il fut évident qu'il ferait tout pour gagner ces vingt francs. Epron, Cambes, Mathieu furent promptement atteints et dépassés; étendant son fouet en avant, le cocher se retourna vers son voyageur:

—Voilà le clocher de la chapelle de la Délivrande, dit-il.

En sortant de la Délivrande, Léon se trouva en face de la mer, qui développait son immensité jusqu'aux limites confuses de l'horizon; une plaine nue sans arbres, sans haies, descendant en pente douce au rivage bordé d'une ligne de maisons, puis les eaux se dressant comme un mur azuré et le ciel abaissant dessus sa coupole nuageuse.

À l'entrée de Saint-Aubin, le cocher arrêta pour demander à une femme qui faisait de la dentelle, assise sur le seuil de sa porte, où se trouvait la maison Exupère Héroult; puis, aussitôt qu'il eut obtenu ce renseignement, il repartit grand train; la voiture roula encore pendant une minute ou deux, puis elle s'arrêta devant une maison de chétive apparence contre les murs de laquelle étaient accrochés des filets tannés au cachou.

Au même moment une jeune femme parut sur la porte.

—Mon cousin! s'écria-t-elle.

Mais, avant de descendre, Léon l'enveloppa d'un rapide coup d'oeil: aucune trace de chagrin ne se montrait sur son visage souriant.

Il sauta vivement à bas de la voiture, et prenant dans ses deux mains celles que Madeleine lui tendait:

—Mon oncle? demanda-t-il.

—Il est à la pêche.

Léon resta un moment sans trouver une parole: il arrivait donc trop tard.

—Tu n'as pas reçu ma dépêche? demanda-t-il enfin; car sous peine de se trahir il fallait bien parler.

—Si mais papa était déjà parti; je l'avais conduit jusqu'à la porte d'un de nos amis, M. Soullier, et c'est en revenant le long de la grève que l'homme du sémaphore, m'ayant rejointe, me remis ta dépêche; j'ai été pour retourner sur mes pas, mais j'ai réfléchi que papa ne courait aucun danger, puisque M. Soullier l'accompagne.

—Ah! ce monsieur l'accompagne?

—Comme tu me dis cela.

—C'est que, ne connaissant pas ce M. Souillier, je m'étonne qu'il accompagne mon oncle.

—M. Soullier est un magistrat de la cour de Caen qui habite Bernières pendant les vacances; papa et lui se voient presque tous les jours et bien souvent ils vont à la pêche ensemble; il va ramener papa tout à l'heure et tu feras sa connaissance; je suis même surprise qu'ils ne soient pas encore arrivés. Mais entre donc; donne-moi ton sac; on le portera à l'hôtel, où je t'ai retenu une chambre, car nous n'en avons pas à te donner dans cette maison qui n'est pas grande, tu le vois.

Pendant que Madeleine lui donnait ces explications, Léon eut le temps de se remettre et de composer son visage.

La vérité n'était que trop évidente: l'irréparable était à cette heure accompli, et les dispositions prises par son oncle s'étaient réalisées: «Quand tu arriveras à Saint-Aubin, Madeleine ne saura rien, au moins j'aurai tout arrangé pour cela.» Ils étaient faciles à deviner ces arrangements, et certainement cette visite à ce M. Soullier avait été une tromperie inventée par le père pour abuser la fille. Maintenant il n'y avait plus qu'à attendre que cette tromperie se révélât; il n'y avait plus qu'à se conformer aux désirs de la lettre: «Au moment où elle sera frappée, qu'elle trouve une main qui la soutienne et un coeur dans lequel elle puisse pleurer.» S'il arrivait trop tard pour sauver son oncle, au moins arrivait-il assez tôt pour tendre la main à sa cousine. Cependant telles étaient les circonstances, qu'il ne devait pas devancer les événements, mais au contraire n'intervenir qu'après qu'ils auraient parlé.

—Es-tu fatigué? demanda Madeleine.

—Pas du tout.

—Je te demande cela pour savoir si tu veux attendre papa ici, ou bien si tu veux que nous allions dans notre cabine au bord de la mer.

—Je ferai ce que tu voudras, dit-il.

—Eh bien! allons sur la plage, c'est le mieux pour voir papa plus tôt.

Ayant mis vivement un chapeau et un manteau, elle tendit la main à son cousin.

—M'offres-tu ton bras? dit-elle.

Avant de prendre le chemin qui conduit à la plage, Madeleine frappa doucement au carreau d'une fenêtre.

—Madame Exupère, dit-elle à la femme qui ouvrit cette fenêtre, voulez-vous avoir la complaisance de dire à papa, si par hasard il revenait par la grande route, que je suis dans la cabine avec mon cousin Léon; vous n'oublierez pas, n'est-ce pas, mon cousin Léon?

La pauvre enfant, comme elle était loin de prévoir le coup épouvantable qui allait la frapper dans quelques instants, dans quelques secondes peut-être! Et Léon sa demanda s'il n'était pas possible d'amortir la violence de ce coup en la préparant à le recevoir. Mais comment? Que dire? Lorsque la vérité serait connue, n'éclairerait-elle pas d'une lueur sinistre ce qu'il aurait tenté en ce moment? Toute parole n'était-elle pas imprudente?

Madeleine ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

—Sais-tu, dit-elle, que ta dépêche m'a causé autant de surprise que de joie? Te souviens-tu du dernier jour où nous nous sommes vus?

—Il y a environ deux ans.

—Il y a deux ans, trois mois et onze jours.

—J'ai dû par respect et par convenance ne pas donner un démenti à mon père.

—Qu'allons-nous inventer pour expliquer ton voyage, il ne faut pas l'effrayer, et il s'inquiète tant du danger qui le menace que ce serait lui porter un coup pénible, que de lui dire que tu as été averti de ce danger par ... par qui? Est-ce par le docteur La Roë?

Léon avait préparé sa réponse à cette question, car il avait bien prévu qu'elle lui serait posée: il raconta donc l'histoire qu'il avait inventée à l'avance.

—Ne peux-tu pas dire que tu faisais une excursion de plaisir sur le littoral?

—Précisément, et comme mon oncle me parlera sans doute de sa maladie, je pourrai tout naturellement lui demander si je peux lui être utile à quelque chose.

Ils étaient arrivés sur la plage.


VI


La mer calme, que frappaient les rayons obliques du soleil, arrivait menaçante comme une inondation, et sur la grève plate, déjà aux trois quarts recouverte, les pointes verdâtres des rochers qui émergeaient encore de l'eau semblaient sombrer tout à coup au milieu des vagues clapoteuses, exactement comme une barque qui aurait coulé à pic; là où quelques secondes auparavant on avait vu des amas de pierres et de goëmons, ou des sables jaunes, on ne voyait plus qu'une ligne d'écume blanche qui se rapprochait d'instants en instants.

Et devant la marée montante, tous ceux qui avaient profité de la basse mer pour aller au loin, sur les roches qui ne se découvrent que rarement, pêcher des coquillages ou ramasser des varechs, se hâtaient vers le rivage; à l'entrée des chemins qui du village ou des champs aboutissent à la grève, c'était un long défilé de voitures chargées d'étoiles de mer, de moules, de fucus, d'algues, de goëmons que les cultivateurs des environs rapportaient pour fumer leurs champs, et aussi toute une procession de pêcheurs et de pêcheuses, le filet à crevette sur l'épaule ou le crochet à la main, qui, mouillés jusqu'aux épaules, s'en revenaient gaiement.

—Tout le monde rentre, dit Madeleine, nous ne devons pas tarder maintenant à voir mon père arriver avec M. Soullier.

Et guidant Léon elle le conduisit à leur cabine, dont elle ouvrit les deux portes vitrées, puis l'ayant fait asseoir et s'étant elle-même installée en se tournant du côté de Bernières:

—Ainsi placée, dit-elle, je verrai mon père arriver de loin et je te préviendrai:

C'était toujours la même idée qui revenait comme si Madeleine eut été sous l'oppression d'un funeste pressentiment. Il eut voulu l'en distraire, mais comment? Ne valait-il pas mieux après tout qu'elle fût jusqu'à un certain point préparée à recevoir le coup suspendu au-dessus de sa tête, et qui d'un moment à l'autre, dans quelques minutes, peut-être allait la frapper; n'en serait-il pas moins dangereux, s'il n'en était pas moins rude?

—Qu'as-tu donc? lui demanda-t-elle après un moment de silence.

—Je pense à mon oncle.

—Tu es inquiet, n'est-ce pas?

—Inquiet, pourquoi? Je pense à sa maladie.

—Si tu savais comme il en souffre, non par le mal lui-même, mais par l'angoisse qu'il lui cause pour le présent et plus encore pour l'avenir, car tu comprends que sa position se trouve compromise. Aussi voudrait-il cacher à tous le danger qui le menace. S'il se doute que quelqu'un de Rouen t'a parlé de sa maladie, cela le tourmentera beaucoup.

—N'est-il pas convenu que je suis arrivé ici en me promenant?

—Enfin, fais le possible pour qu'il n'ait pas cette pensée, et fais le possible aussi pour le rassurer. Pour moi, c'est là ma grande préoccupation, et c'est pour qu'il ne s'inquiète pas que je ne l'accompagne pas toujours comme je le voudrais; il me semble que quand il est seul, comme il ne peut pas douter de ma sollicitude ni de ma tendresse, il en arrive parfois à douter de la gravité de son mal, et à se faire illusion sur le danger qui le menace. Je voudrais tant lui rendre un peu de tranquillité!

Tandis qu'elle parlait, Léon regardait ce qui se passait sur la grève et remarquait un mouvement parmi les baigneurs qui n'existait pas lorsqu'il était arrivé avec Madeleine.

Des groupes s'étaient formés, çà et là, dans lesquels on paraissait s'entretenir avec animation: ceux qui parlaient gesticulaient avec de grands mouvements de bras, ceux qui écoutaient prenaient des attitudes affligées ou consternées.

En face de la cabine dans laquelle ils étaient assis, mais à une certaine distance sur la plage se trouvaient de grandes jeunes filles qui jouaient au croquet: bien qu'elles fussent trop éloignées pour qu'on entendît ce qu'elles disaient, il était évident, à leurs exclamations et à la façon dont elles accompagnaient, dont elles poussaient leur boule lancée de la tête, des épaules ou du maillet qu'elles apportaient un très-vif intérêt à leur partie. Tout à coup, une personne étant venue parler à l'une d'elles, toutes cessèrent instantanément de jouer et formèrent le cercle autour de la nouvelle arrivante; et alors, ce que Léon avait déjà remarqué pour les groupes se reproduisit: même animation dans celle qui parlait, même consternation dans celles qui écoutaient; puis l'une de ces jeunes filles s'étant tournée vers la cabine de Madeleine en levant les bras au ciel, on lui abaissa vivement les mains, et aussitôt elle reprit sa place dans le cercle.

Près de ces jeunes filles des enfants s'amusaient à construire des fortifications en sable pour les opposer à la marée montante; l'un d'eux abandonna ce travail pour aller écouter ce que disaient les joueuses de croquet; puis étant revenu près de ses camarades, ceux-ci l'entourèrent et les fortifications furent abandonnées sans défenseurs à l'assaut des vagues.

Il était impossible de ne pas reconnaître que tout cela était significatif. Quelque chose d'extraordinaire venait de se passer.

Tout à coup Madeleine s'arrêta, et se levant vivement:

—Veux-tu venir avec moi? s'écria-t-elle. J'ai peur. Cette animation n'est pas naturelle. On nous regarde et comme si l'on osait pas nous regarder. Il faut que je sache. Je vais interroger ceux qui paraissent savoir quelque chose.

Comme elle venait de faire quelques pas en avant pour se diriger vers les joueuses de croquet, elle s'arrêta brusquement.

—M. Soullier s'écria-t-elle en désignant de la main un monsieur qui s'avançait marchant à grands pas.

Et elle se mit à courir, sans plus s'inquiéter de Léon, qui la suivit.

Ils arrivèrent ainsi tous deux ensemble près de M. Soullier.

—Mon père! s'écria Madeleine.

—Mais je ne l'ai pas vu.

—Mon Dieu!

Léon posa un doigt sur ses lèvres en regardant M. Souiller, mais celui-ci, qui ne le connaissait pas, ne fit pas attention à ce signe; d'ailleurs, il était tout à Madeleine.

—Avez-vous eu de mauvaises nouvelles de mon oncle? demanda Léon.

La question avait l'avantage de permettre à M. Soullier de ne pas répondre directement à Madeleine; celui-ci le sentit, et se tournant aussitôt vers Léon:

—On m'a parlé de monsieur votre oncle, dit-il, ou tout au moins j'ai cru que c'était de lui qu'il s'agissait.

Léon s'était rapproché de Madeleine et il lui avait pris la main.

—Que vous a-t-on dit? demanda-t-elle, qu'avez-vous appris? Où est mon père? Courons près de lui.

Sans lui répondre directement, M. Soullier s'adressa à Léon:

—Ne voyant pas monsieur votre oncle venir, je restai chez moi, tout d'abord l'attendant, ensuite me disant qu'il avait sans doute renoncé à son projet de pêche. Il y a une heure environ, un de mes voisins, qui avait profité de la grande marée pour aller pêcher sur les roches qu'en appelle îles de Bernières, vient de me dire qu'un ... accident ... un malheur était arrivé.

—Mon Dieu! s'écria Madeleine.

Sans s'adresser à elle, M. Soullier continua vivement, en homme qui a hâte d'achever ce qu'il doit dire:

—Une personne restée en arrière, quand déjà tout le monde revenait vers le rivage, avait été surprise par la marée montante. Cette personne se trouvait alors sur un îlot, et c'est là ce qui explique comment elle n'avait pas senti la mer monter. Mais entre cet îlot et la terre se trouvait une large fosse qu'il fallait traverser avant qu'elle fût remplie. Ceux qui virent la situation périlleuse de ce pêcheur attardé poussèrent des cris pour lui signaler le danger qu'il courait. Aussitôt le pêcheur se dirigea vers cette fosse, mais soit qu'il se fût laissé tomber dans un trou, soit que la fosse fût déjà remplie, il disparut sans qu'il fût possible de lui porter secours.

—Mon père, mon père! s'écria Madeleine.

—Mon enfant, il n'est nullement prouvé que cette personne fût votre père ... on ne m'a pas affirmé que c'était lui. Il est vrai que le signalement qu'on m'a donné se rapportait jusqu'à un certain point à votre père; c'est là ce qui m'a inquiété, c'est ce qui m'a fait accourir ici pour voir....

—Et vous voyez qu'il n'est pas là; oh! mon Dieu!

Elle resta un moment éperdue, affolée; puis, son regard se dégageant des larmes qui emplissaient ses yeux, elle vit devant elle son cousin qui lui tendait les bras, et elle s'abattit sur son épaule.


VII


Lorsqu'elle sortit enfin de sa longue crise nerveuse, sa première parole fut une prière adressée à son cousin:

—La marée basse aura lieu cette nuit à une heure, dit-elle; tu m'accompagneras, n'est-ce pas?

Elle ne dit point où elle voulait aller ni ce qu'elle voulait faire, mais il n'était pas nécessaire qu'elle s'expliquât plus clairement pour être comprise de Léon.

—Nous irons ensemble, répondit-il.

Mais ce n'était pas seuls qu'ils pouvaient tenter la recherche que Madeleine demandait; qu'eussent-ils pu faire sur la grève, au milieu des rochers, en pleine nuit?

Abandonnant Madeleine un moment, Léon s'entendit avec la propriétaire pour que celle-ci s'occupât de réunir une dizaine d'hommes de bonne volonté, marins ou pêcheurs, qui les accompagneraient la nuit sur les îles de Bernières, munis de torches ou de lanternes; puis, cela fait, il envoya un mot à M. Soullier, en le priant de retrouver quelques-unes des personnes qui avaient vu disparaître M. Haupois dans la fosse, et qui par conséquent pouvaient indiquer d'une façon exacte la place où il avait disparu.

Et, ces dispositions prises, il revint vers Madeleine, non pour détourner ou étourdir son désespoir par de banales paroles de consolation, mais pour être près d'elle, pour qu'elle ne fût pas seule.

Elle marchait en long et en large; tournant autour de la table devant laquelle il s'était assis, puis, quand dans le silence arrivait le ronflement de la mer qui battait son plein, elle s'arrêtait parfois tout à coup, et avec un tressaillement qui la secouait de la tête aux pieds elle écoutait; la brise passait, la plainte des vagues s'éteignait et Madeleine reprenait sa marche.

Parfois aussi elle restait immobile devant son cousin, et alors, comme si elle se parlait à elle-même, elle répétait un mot que dix fois, que vingt fois déjà elle avait dit:

—Mais comment ne l'a-t-on pas secouru?

Vers dix heures, on entendit dans la pièce voisine un bruit de pas lourds et de voix étouffées; c'étaient les marins et les pêcheurs, qui arrivaient: Léon en avait demandé dix, une vingtaine répondirent à son appel, car en apprenant la mort de M. Haupois et le service qu'on demandait, chacun avait voulu venir en aide au chagrin de cette pauvre jeune fille qui pleurait son père; et puis sur les côtes on est compatissant aux catastrophes causées par la mer; aujourd'hui notre voisin, demain nous-même.

Quand Madeleine entra dans la pièce où ces gens étaient réunis, tous les bonnets de laine se levèrent devant elle, et ces rudes visages halés par la mer exprimèrent la compassion et la sympathie; cela s'était fait silencieusement, sans que personne dit un seul mot.

Alors un homme sortit du groupe et s'avança vers Madeleine.

C'était un pêcheur nommé Pécune, dont le père et le fils avaient été noyés, trois mois auparavant, dans une de ces sautes de vent si fréquentes et si dangereuses sur ces côtes sans ports, où les barques de pêche qui doivent échouer par tous les temps sur la grève presque plate sont mal construites pour résister à un coup de vent.

—Mademoiselle, dit-il, comptez sur nous: j'ai retrouvé mon père, nous retrouverons le vôtre.

Un autre s'avança aussi d'un pas:

—La mer ne garde rien, tout le monde sait cela, mademoiselle.

Madeleine voulut prononcer une parole de remercîment, mais de sa gorge contractée il ne sortit qu'un son étouffé et qu'un sanglot.

On se mit en marche, Madeleine enveloppée dans un manteau et s'appuyant sur le bras de Léon, qui la guidait; les pêcheurs s'avançant par groupes de deux ou trois, silencieux.

—En peu de temps, par les rues sombres et désertes du village, ils arrivèrent sur la grève; la mer s'était déjà retirée à une assez grande distance, et le sable humide réfléchissait çà et là avec des miroitements argentins la lumière de la lune, dont le disque commençait à s'échancrer; il soufflait une brise de terre qui poussait les nuages vers l'embouchure de la Seine, et, de ce côté, ils s'entassaient en des profondeurs sombres au milieu desquelles scintillaient les deux yeux des phares de la Hève.

Madeleine eut un frisson, et ses doigts se crispèrent sur le bras de son cousin: la vague, qui déferlait sur la plage, frappait sur son coeur.

En moins d'une demi-heure, par la grève, ils arrivèrent devant le sémaphore de Bernières; alors trois ombres se détachèrent de la terre pour venir au-devant d'eux sur la plage: M. Soullier et deux pêcheurs qui avaient vu la catastrophe.

Mais les recherches ne purent pas commencer aussitôt, car la marée lente à descendre était encore trop haute: il fallut attendre; et les hommes se promenèrent de long en large tandis que Madeleine appuyée sur le bras de Léon restait immobile, regardant la mer, se demandant si elle ne se retirerait jamais.

Elle se retira cependant et l'on alluma les torches goudronnées dont les flammes avivées par la brise et reflétées par le sable humide, par les flaques d'eau et par les goëmons ruisselants éclairèrent toute cette partie de la grève à une assez grande distance.

Mais, au moment de commencer les recherches, une discussion s'engagea entre les deux pêcheurs de Bernières sur la question de savoir le point précis où M. Haupois avait été englouti; l'un soutenait que c'était à gauche d'un long rocher encore couvert par la vague écumeuse, l'autre que n'était au contraire à droite.

Léon, pour trancher le différend, qui entre Normands menaçait de prendre les proportions d'un procès à plaider, décida qu'on se diviserait en deux groupes; l'une explorerait la droite, l'autre la gauche; ceux qui trouveraient le corps devaient balancer trois fois leurs torches, car le ressac empêcherait d'entendre les paroles comme les cris.

Madeleine voulut suivre l'une de ces troupes, mais Léon la retint.

—Non, dit-il, restons ici, c'est le plus sûr moyen d'arriver vite auprès de ceux qui nous avertiront.

Elle n'était pas en état de discuter, encore moins de raisonner; elle se laissa retenir et ses yeux suivirent anxieusement le va-et-vient des torches, secouée à chaque instant par le balancement d'une de ces torches, attendant le second; et reconnaissant avec désespoir que ce qu'elle avait pris tout d'abord pour un signal était en réalité le résultat du hasard ou de l'inégalité des rochers sur lesquels les hommes marchaient.

Une heure s'écoula ainsi, la plus longue assurément, la plus cruelle qu'elle eût jamais passée; puis, un à un, les pêcheurs se rapprochèrent d'elle, et la réunion des torches fit revenir ceux qui s'étaient le plus éloignés; chez tous ce fut la même signe de tête ou la même parole: rien.

À la façon dont elle s'appuya contre lui, Léon sentit combien profonde était la douleur qu'elle éprouvait, combien affreux était son désespoir.

—Ne voulez-vous pas chercher encore? demanda-t-il.

—À quoi bon?

—L'ombre a pu vous tromper.

—Je vous en prie! s'écria Madeleine.

Pécune s'avança:

—Voyez-vous, mamzelle, dit-il, il ne faut pas croire que c'est par désespérance que nous vous disons ça; seulement nous connaissons la mer, vous pensez bien; il y a un courant infernal par cette grande marée.

—Précisément, interrompit Léon, c'est ce courant qui nous oblige à persévérer; il peut avoir entraîné le corps plus loin que là où vos recherches se sont arrêtées.

Une nouvelle discussion s'engagea entre les pêcheurs, chacun émit son avis, mais sans rien affirmer, d'une façon dubitative et comme si l'on raisonnait en théorie; en réalité, tous semblaient convaincus que pour le moment de nouvelles recherches était entièrement inutiles.

Ce qui, depuis plusieurs heures, soutenait Madeleine, c'était l'espérance, c'était la croyance qu'elle allait retrouver son père. Dans son désespoir, c'était là pour elle une sorte de consolation, au moins c'était une occupation pour son esprit. Se détachant du passé, sa pensée se portait sur l'avenir; ce n'était pas le vide pour son coeur, et c'est là un point capital dans la douleur.

En écoutant cette discussion et en voyant les pêcheurs disposés à abandonner toutes recherches, elle eut un moment de défaillance et elle s'affaissa contre l'épaule de Léon; mais presque aussitôt elle réagit contre cette faiblesse, et relevant la tête:

—Messieurs, dit-elle d'une voix entrecoupée, encore un peu de courage, je vous en supplie.

L'appel était si déchirant qu'il toucha ces rudes natures.

—Mamzelle a raison, dit Pécune; il ne faut pas lâcher comme ça; ce que la mer n'a pas fait il y a un moment, elle peut le faire maintenant. Allons-y!

—J'irai avec vous! s'écria Madeleine.

Léon comprit qu'il valait mieux la laisser agir; cette attente dans l'immobilité, cette anxiété étaient horribles et devaient fatalement briser le courage le plus résolu.

—Oui, dit-il, allons avec eux.

—Je vas vous éclairer, dit Pécune.

Et ayant mouché sa torche à demi consumée, en posant son sabot dessus, il la leva en l'air, éclairant Madeleine et Léon qui le suivirent, tandis que les autres pêcheurs se dispersaient ça et là dans les rochers.

Ils arrivèrent assez rapidement sur l'îlot de rochers où M. Haupois avait disparu, ce qui rendit leur marche plus lente, plus difficile et plus pénible, car les pierres étaient couvertes d'herbes glissantes, et çà et là se trouvaient des crevasses pleines d'eau qu'il fallait traverser en se mouillant à mi-jambes; mais Madeleine n'était sensible ni à la fatigue, ni à l'eau; elle allait courageusement en avant, regardant autour d'elle bien plus qu'à ses pieds et se cramponnant à la main de Léon quand elle faisait un faux pas.

Pendant longtemps ils explorèrent ainsi cet îlot, mais, hélas! inutilement; ce qui de loin et dans l'ombre avait une forme humaine, de près et sous la lumière de la torche n'était qu'une pierre recouverte de goëmons à la longue chevelure.

La marée, en montant, les força de revenir en arrière près des pêcheurs réunis sur le sable.

L'un d'eux comprit le désespoir de cette pauvre fille.

—Nous reviendrons à la basse mer du jour, dit-il.

Pour Madeleine, cette parole était une espérance.

On revint lentement à Saint-Aubin. La nuit était avancée, et, dans l'aube qui blanchissait déjà l'orient, l'éclat des phares de la Hève pâlissait.


VIII


Léon ayant reconduit Madeleine jusqu'à sa porte pria Pécune de bien vouloir le guider jusqu'à l'hôtel où une chambre lui avait été retenue, et qu'il eût été bien embarrassé de trouver seul.

D'ailleurs il voulait consulter le pêcheur, ce qu'il n'avait pu faire en présence de Madeleine.

—Croyez-vous donc que nous devons renoncer à l'espérance de retrouver mon oncle? demanda-t-il.

—Non, monsieur, je ne crois pas ça; même qu'on le trouvera pour sûr; c'est le courant qui aura entraîné le corps, mais il le ramènera. Et puis, voyez-vous, il n'y a pas de danger: Haupois était bien vêtu, il avait un bon pantalon de laine, un paletot, une grosse cravate et des bottes; je l'ai vu passer quand il est parti pour la pêche; les crabes, les pieuvres et toute la vermine de la mer ne pourront pas lui faire de mal. Ce n'est pas comme mon pauvre père et mon garçon que j'ai perdus il y a trois mois; eux, ils n'avaient qu'une mauvaise blouse et des sabots, et les sabots, vous savez, ça flotte, ça ne coule pas avec le corps. Quand il a été bien certain qu'ils étaient noyés, je me disais: «S'ils pouvaient seulement revenir pour que j'aille les chercher tous les deux, le père et le garçon.» C'était toute mon espérance, toute ma consolation. Ils sont revenus; mais en quel état, mon Dieu! Vous n'avez pas ça à craindre pour votre oncle. Et mademoiselle Madeleine, la chère demoiselle, pourra embrasser son père une dernière fois; ça lui sera bon.

—Mais quand?

—Le bon Dieu seul le sait!

—Je voudrais qu'un bateau croisât toujours dans ces parages à la mer haute, et qu'à la mer basse on continuât les recherches.

—Le bateau, c'est trop tôt.

—Peut-être, mais cela rassurera Madeleine, elle verra que son père n'est pas abandonné. Trouvez-moi ce bateau, et qu'on soit ce matin même sur les îles de Bernières pour ne plus s'en éloigner.

—Eh bien, j'irai, si vous voulez, avec mon bateau; seulement je ne vous cache pas qu'il y a pour le moment plus de chance sur la grève.

—Je placerai des hommes sur la grève.

—Il faudrait prévenir aussi les douaniers.

—Je m'occuperai de cela.

Léon ne se coucha pas mais, s'étant fait allumer un grand feu, il se sécha et se réchauffa; puis, quand les maisons commencèrent à s'ouvrir, il fit ce que Pécune lui avait recommandé.

Quand il se présenta chez Madeleine, il la trouva assise devant la cheminée de sa petite salle: elle non plus ne s'était pas couchée:

—Je t'attendais, dit-elle, veux-tu que nous allions sur la plage?

—Ce que tu veux, je le veux.

Ils se dirigèrent vers le rivage, et quand ils arrivèrent en vue de la mer, Léon vit les yeux de Madeleine prendre une expression affolée.

Alors, étendant la main dans la direction de l'ouest, il lui montra une barque aux voiles d'un roux de rouille qui courait une bordée devant le sémaphore de Bernières.

—C'est la barque de Pécune, dit-il, elle restera là à croiser en examinant la mer, tant qu'il sera utile, et ne rentrera que la nuit.

Il lui expliqua aussi ce qu'il avait fait pour mettre des hommes en vedette sur la côte depuis le phare de Ver jusqu'à l'embouchure de l'Orne.

Elle marchait près de lui, seule, sans lui donner le bras; tout à coup elle s'arrêta, et, lui tendant la main:

—Tu es bon, dit-elle.

Il garda cette main dans la sienne, puis la plaçant sous son bras, il se remit en marche se dirigeant vers Bernières.

—Je n'ai pas voulu parler de toi jusqu'à présent, dit-il, de moi, ni de nous; c'était à un autre que nous devions être entièrement d'esprit et de coeur; mais il faut que tu saches que tu n'es pas seule au monde, chère Madeleine, et que tu as un frère.

Elle tourna vers lui son visage convulsé, et dans ses yeux hagards, quelques instants auparavant, il vit rouler des larmes d'attendrissement.

Il continua.

—Dans mon père, dans ma mère, dans ma soeur, sois certaine que tu trouveras une famille, sois certaine aussi que le différend survenu si malheureusement entre nos parents n'a altéré en rien les sentiments de mon père; il m'a toujours parlé de toi avec tendresse, et s'il était ici il te tiendrait ce langage avec plus d'autorité seulement, mais non avec plus d'amitié, avec plus d'affection; notre maison est la tienne.

—Je voudrais rester ici, dit-elle.

—Assurément nous y resterons tant que cela sera nécessaire, j'y resterai avec toi; tu comprends bien que je ne te parle pas d'aujourd'hui.

—Je comprends, je sens que tu es la bonté même, mais tout le reste je le comprends mal, pardonne-moi, mon esprit est ailleurs.

Disant cela, elle détourna les yeux et par un mouvement rapide elle les jeta sur la ligne blanche des vagues qui frappaient le rivage.

—Je ne veux pas te distraire, continua Léon, et je ne te dirai que ce qui doit être dit.

—Descendons à la mer, je te prie.

—Si tu le veux, mais en tant que cela ne nous éloignera pas de Bernières, où je vais pour prévenir par dépêche mon père de ce qui est arrivé; il faut que tu aies près de toi ceux qui t'aiment.

Mais la réponse de M. Haupois-Daguillon ne fut pas ce que Léon avait prévu: malade en ce moment, il ne pourrait pas quitter Balaruc avant plusieurs jours, le médecin s'y opposait formellement, et madame Haupois-Daguillon restait près de lui pour le soigner. Ils étaient l'un et l'autre désolés de ne pouvoir pas accourir auprès de Madeleine à qui ils envoyaient l'assurance de leur tendresse et leur dévouement.

—C'est près de ton père que tu devrais être, dit Madeleine, lorsque Léon lui lut cette dépêche, pars donc, je t'en prie.

—Si mon père était en danger je partirais, mais cela n'est pas, ses douleurs se sont exaspérées sous l'influence des eaux, voilà tout; mon devoir est de rester ici, j'y reste, et j'y resterai jusqu'au moment où nous pourrons partir ensemble.

Ce moment n'arriva pas aussi promptement que Léon l'espérait; les jours s'écoulèrent et chaque matin, chaque soir, les nouvelles qu'il reçut des gens postés le long de la côte furent toujours les mêmes: rien de nouveau.

Chaque jour, chaque heure qui s'écoulaient augmentaient l'angoisse de Madeleine: jamais plus elle ne verrait son père qui n'aurait pas une tombe sur laquelle elle pourrait venir pleurer.

Elle ne quittait pas la grève et du matin au soir on la voyait marcher sur le rivage, avec Léon près d'elle, depuis Langrune jusqu'à Courseulles, et, suivant le mouvement du flux et du reflux, remontant vers la terre quand la mer montait, l'accompagnant quand elle descendait.

Devant cette jeune fille en noir, au visage pâle, au regard désolé, tout le monde se découvrait respectueusement; mais elle ne répondait jamais à ces témoignages de sympathie, qu'elle ne voyait pas, et lorsqu'elle les remarquait, elle le faisait par une simple inclinaison de tête, sans parler à personne.

C'était seulement aux douaniers et aux gens qui étaient chargés d'explorer le rivage qu'elle adressait la parole, encore était-ce d'une façon contrainte:

—Rien de nouveau encore? demandait-elle.

Mais elle ne prononçait pas de nom, et le mot décisif elle l'évitait.

On lui répondait de la même manière, et le plus souvent sans parole, en secouant la tête.

Le septième jour après la mort de M. Haupois, le temps, jusque-là beau, se mit au mauvais.

Le vent, qui avait constamment été au sud, passa à l'est, puis au nord, d'où il ne tarda pas à souffler en tempête: toutes les barques revinrent à la côte, et sur la mer démontée on n'aperçut plus à l'horizon que de grands navires: le bateau de Pécune, que depuis sept jours on était habitué à voir du matin au soir courir des bordées devant Bernières, dut aborder ne pouvant plus tenir la mer.

Aussitôt à terre, Pécune vint trouver Madeleine dans la cabine où elle se tenait avec Léon.

—J'ai résisté tant que j'ai pu, dit-il, mais il n'y avait plus moyen de rester à la mer, excusez-moi, mamzelle.

Madeleine inclina la tête.

—Faut pas que cela vous désole, continua Pécune, c'est un bon vent pour votre malheureux, il porte à le côte; soyez sure que demain ou après-demain il doit aborder.

Comme elle levait la main avec un signe d'incrédulité et de désespérance, Pécune se pencha vers elle, et d'une voix basse:

—Croyez-moi, mamzelle, quand je vous dis que le neuvième jour les noyés qui n'ont pas été retrouvés se lèvent eux-mêmes dans la mer et se mettent en marche pour venir se coucher dans la terre bénite; s'ils ne sont pas trop loin ou si le vent est favorable ils abordent; ils ne restent en route que si le chemin à faire est trop long ou si le vent leur est contraire. Vous voyez bien que le vent est bon présentement. Rentrez chez vous, mamzelle, et mettez des draps blancs au lit de votre pauvre père.

Le vent continua de souffler du nord pendant trente-six heures, puis il faiblit mais sans tomber complétement.

Le matin du neuvième jour Léon vit arriver l'homme qui avait la garde du rivage de Bernières: M. Haupois venait d'aborder sur la grève, selon la prédiction de Pécune.

L'enterrement eut lieu le même jour à trois heures de l'après-midi, et le soir Léon monta avec Madeleine dans le train qui arrive à Paris à cinq heures du matin.

Pendant ces neuf jours il avait exécuté l'acte de dernière volonté de son oncle, il était resté près de Madeleine, «elle avait trouvé en lui une main qui l'avait soutenue, et un coeur dans lequel elle avait pu pleurer.»

Mais sa tâche n'était pas finie.


IX


Avant de quitter Saint-Aubin, Léon avait envoyé une dépêche pour qu'on préparât à Madeleine un appartement dans la maison de la rue de Rivoli,—celui que sa soeur occupait avant son mariage.

En arrivant il la conduisit lui-même à son appartement:

—Te voilà chez toi, dit-il; tu vois que cette chambre est celle de Camille; maintenant elle est la tienne: la soeur cadette prend la place de la soeur aînée.

Il se dirigea sers la porte de sortie, mais après avoir fait quelques pas il revint en arrière:

—Tu vas sans doute manquer de beaucoup de choses; ne t'en inquiète pas trop, mon intention est d'aller ce soir ou demain à Rouen pour m'occuper des affaires de mon oncle, tu me donneras une liste de ce que tu veux et je le rapporterai.

—J'aurais voulu aller à Rouen.

—Pourquoi?

—Mais....

Elle hésita.

Aussitôt il lui vint en aide:

—Tu voudrais aussi, n'est-ce pas, t'occuper de ses affaires?

Elle inclina la tête avec un signe affirmatif.

—Sois tranquille, elles seront arrangées à la satisfaction de tous; aussi bien à l'honneur de ... mon oncle, qu'à l'intérêt de ceux avec qui il était en relations; je ne ferai rien sans te consulter. Mais c'est trop causer. À tantôt!

Elle le retint

—Un seul mot.

—Mais....

—Mieux vaut le dire tout de suite que plus tard, puisqu'il est douloureux et qu'il doit être dit: ces affaires sont embarrassées ... très-embarrassées; nous avons des dettes qui certainement dépasseront notre avoir; de combien, je ne sais, car mon pauvre papa, pour ne pas m'effrayer, ne me disait pas tout; mais enfin ces dettes se révéleront assez lourdes, je le crains: qu'il soit bien entendu que je veux qu'elles soient toutes payées.

—C'est bien ainsi que je le comprends.

—On n'est pas la fille d'un magistrat sans entendre parler des choses de la loi; j'ai des droits à faire valoir comme héritière de ma mère; j'abandonne ces droits, j'abandonne tout, je consens à ce que tout ce que je possède soit vendu pour que ces dettes soient payées.

Mais Léon ne partit pas le soir pour Rouen comme il le désirait, car il trouva rue Royale une dépêche de son père annonçant son arrivée à Paris pour le soir même.

Ce que Léon voulait en se rendant à Rouen, c'était prendre connaissance des affaires de son oncle, et dire aux créanciers qui allaient s'abattre menaçants qu'ils n'avaient rien à craindre, qu'ils seraient payés intégralement et qu'il le leur garantissait, lui Léon Haupois-Daguillon, de la maison Haupois-Daguillon de Paris.

Son père à Balaruc, cela lui était facile, il n'avait personne à consulter, il agissait de lui-même, dans le sens qu'il jugeait convenable.

Mais l'arrivée de son père à Paris changeait la situation.

Il fallait laisser à celui-ci le plaisir de sa générosité envers cette pauvre Madeleine; cela était convenable, cela était juste, et, de plus, cela était, jusqu'à un certain point, habile; on s'attache à ceux qu'on oblige; le service rendu serait un lien de plus qui attacherait son père à Madeleine; il l'aimerait d'autant plus qu'il aurait plus fait pour elle.

C'était par le train de six heures que M. et madame Haupois-Daguillon devaient arriver à la gare de Lyon. À six heures moins quelques minutes, Léon les attendait à la porte de sortie des voyageurs. Tout d'abord il avait pensé à demander à Madeleine si elle voulait l'accompagner, ce qui eût été une prévenance à laquelle son père et sa mère auraient été sensibles; mais la réflexion l'avait fait vite renoncer à cette idée; il ne pouvait pas, à Paris, sortir seul avec Madeleine.

De la gare de Lyon à la rue de Rivoli, le temps se passa pour M. et madame Haupois en questions, pour Léon en récit.

Il y avait une demande qu'il attendait et pour laquelle il avait préparé sa réponse: «Comment était-il arrivé à Saint-Aubin juste au moment de la mort de son oncle?»

Ce fut sa mère qui la lui posa:

Son explication fut celle qu'il avait déjà donnée à Madeleine: le médecin de Rouen qu'il rencontre par hasard et qui le prévient que son oncle est menacé de devenir aveugle.

Cette histoire du médecin avait l'inconvénient de ne pas expliquer la lettre de son oncle; mais devait-on supposer que Savourdin parlerait de cette lettre? Cela n'était pas probable; si contre toute attente le vieux caissier en parlait, il serait temps alors de l'expliquer d'une façon telle quelle.

Élevé par un père et une mère qui l'aimaient, Léon n'avait pas été habitué à mentir, aussi se serait-il assez mal tiré de son récit fait dans le calme et en tête à tête avec ses parents; mais en voiture, au milieu du bruit et des distractions, il en vint à bout sans trop de maladresse.

En entrant dans le salon où Madeleine se tenait, M. Haupois-Daguillon ouvrit ses bras à sa nièce et l'embrassa tendrement.

Puis après l'oncle vint la tante.

Mais ce fut plutôt en père et en mère qu'ils l'accueillirent qu'en oncle et en tante.

Madame Haupois-Daguillon eut soin d'ailleurs de bien marquer cette nuance:

—Désormais cette maison sera la tienne, lui dit-elle, et tu trouveras dans ton oncle un père, dans Léon un frère; pour moi tu peux compter sur toute ma tendresse.

Madeleine était trop émue pour répondre, mais ses larmes parlèrent pour elle.

Madame Haupois Daguillon était depuis trop longtemps éloignée de sa maison de commerce pour ne pas vouloir reprendre dès le soir même les habitudes de toute sa vie; aussi, malgré les fatigues d'un voyage de vingt-deux heures, voulut-elle, après le dîner, aller coucher rue Royale.

—Je vais t'accompagner, lui dit son fils.

À peine dans la rue, Léon se pencha à l'oreille de sa mère:

—Comment trouves-tu Madeleine? lui demanda-t-il.

L'intonation de cette question était si douce, que madame Haupois-Daguillon s'arrêta surprise et, s'appuyant sur le bras de son fils, elle força celui-ci à la regarder en face:

—Pourquoi me demandes-tu cela? lui dit-elle.

—Mais pour savoir ce que tu penses maintenant de Madeleine, que tu n'avais pas vue depuis deux ans.

—Et pourquoi tiens-tu tant à savoir ce que je pense de Madeleine?

—Pour une raison que je te dirai quand tu auras bien voulu me répondre.

Ces quelques paroles s'étaient échangées rapidement; la voix du fils était émue; celle de la mère était inquiète.

Cependant tous deux avaient pris le ton de l'enjouement.

—Sur quoi porte ta question? demanda madame Haupois-Daguillon, qui paraissait vouloir gagner du temps et peser sa réponse avant de la risquer.

—Comment sur quoi? Mais sur Madeleine, puisque c'est d'elle que je te parle.

—J'entends bien, mais toi aussi tu m'entends bien; tu me demandes comment je trouve Madeleine; est-ce de sa figure que tu parles? de son esprit, de son coeur, de son caractère?

—De tout.

—Quand je voyais Madeleine, elle était une bonne petite fille, intelligente.

—N'est-ce pas?

—Douce de caractère et d'humeur facile.

—N'est-ce pas? et pleine de coeur.

—Elle était tout cela alors, mais ce qu'elle est maintenant je n'en sais rien; deux années changent beaucoup une jeune fille.

—Assurément, mais moi qui, depuis dix jours, vis près d'elle, je puis t'assurer que, s'il s'est fait des changements dans le caractère de Madeleine, ils sont analogues à ceux qui se sont faits dans sa personne.

—Il est vrai qu'elle a embelli et qu'elle est charmante.

—Alors que dirais-tu si je te la demandais pour ma femme?

—Je dirais que tu es fou.


X


Lorsque pendant trente ans on a dirigé une grande maison de commerce, avec une armée d'employés ou d'ouvriers sous ses ordres, on a pris bien souvent dans cette direction des habitudes d'autorité qu'on porte dans la vie et dans le monde; partout l'on commande, et à tous, sans admettre la résistance ou la contradiction.

C'était le cas de madame Haupois-Daguillon qui, même avec ses enfants qu'elle aimait cependant tendrement, était toujours madame Haupois-Daguillon.

Lorsqu'elle avait pris le bras de son fils, c'était en mère qu'elle lui avait tout d'abord parlé d'un ton affectueux et vraiment maternel; mais ce ne fut pas la mère qui s'écria: «Tu es fou»; ce fut la femme de volonté, d'autorité, la femme de commerce.

Léon connaissait trop bien sa mère peur ne pas saisir les moindres nuances de ses intonations, et c'était précisément parce qu'il avait au premier mot senti chez elle de la résistance qu'il avait été si net et si précis dans sa demande: c'était là un des côtés de son caractère; mou dans les circonstances ordinaires, il devenait ferme et même cassant aussitôt qu'il se voyait en face d'une opposition.

—En quoi est-ce folie de penser à prendre Madeleine pour femme? demanda-t-il.

Ils étaient arrivés sur la place de la Concorde, madame Haupois s'arrêta tout à coup, puis, après un court mouvement d'hésitation, elle tourna sur elle-même.

—Rentrons rue de Rivoli, dit-elle.

—Et pourquoi?

—Ton père n'est pas encore couché, tu vas lui expliquer ce que tu viens de me dire....

—Mais....

—Madeleine est la nièce de ton père; elle est son sang; par le malheur qui vient de la frapper, elle devient jusqu'à un certain point sa fille, c'est donc à lui qu'il appartient de décider d'elle. Je ne veux pas, si la réponse de ton père est contraire à tes désirs ... que tu m'accuses d'avoir pesé sur lui et d'avoir inspiré cette réponse.

—Mais c'était là justement ce que je voulais, dit-il avec un sourire, tu l'as bien deviné.

—Rentrons, explique-toi franchement avec ton père, il te dira ce qu'il pense.

—Mais toi?

—Je te le dirai aussi.

—Tu me fais peur.

Et, sans échanger d'autres paroles, ils revinrent à l'appartement de la rue de Rivoli.

M. Haupois fut grandement surpris en voyant entrer dans sa chambre sa femme et son fils.

—Que se passe-t-il donc? demanda-t-il.

—Léon va te l'expliquer, mais en attendant qu'il le fasse longuement, je veux te le dire en deux mots,—il désire prendre Madeleine pour femme.

—Il est donc fou!

—C'est justement le mot que je lui ai répondu.

Puis, s'adressant à son fils:

—Tu ne diras pas que ton père et moi nous nous étions entendus.

Léon resta déconcerté, et pendant plusieurs minutes il regarda son père et sa mère, ses yeux ne quittant celui-ci que pour se poser sur celle-là.

Enfin il se remit.

—Il y a une question que j'ai adressée à ma mère, veux-tu me permettre de te la poser?

—Laquelle?

—En quoi est-ce folie de vouloir épouser Madeleine?

—Elle n'a pas un sou.

—Je ne tiens nullement à épouser une femme riche.

—Nous y tenons, nous!

—Je ne t'obligerai jamais, dit M. Haupois, à épouser une femme que tu n'aimerais pas, mais je te demande qu'en échange tu ne prennes pas une femme qui ne nous conviendrait pas.

—En quoi Madeleine peut-elle ne pas vous convenir? ma mère reconnaissait tout à l'heure qu'elle était charmante sous tous les rapports.

—Sous tous, j'en conviens, répondit M. Haupois, sous un seul excepté, sous celui de la fortune; ta position....

—Oh! ma position.

—Notre position si tu aimes mieux, notre position t'oblige à épouser une femme digne de toi.

—Je ne connais pas de jeune fille plus digne d'amour que Madeleine.

—Il n'est pas question d'amour.

—Il me semble cependant que, si l'on veut se marier, c'est la première question à examiner, répliqua Léon avec une certaine raideur, et pour moi je puis vous affirmer que je n'épouserai qu'une femme que j'aimerai.

Peu à peu le ton s'était élevé chez le père aussi bien que chez le fils, madame Haupois jugea prudent d'intervenir.

—Mon cher enfant, dit-elle avec douceur, tu ne comprends pas ton père, tu ne nous comprends pas; ce n'est pas sur la femme, ce n'est pas sur Madeleine que nous discutons, c'est sur la position sociale et financière que doit occuper dans le monde celle qui épousera l'héritier de la maison Haupois-Daguillon. Aie donc un peu la fierté de ta maison, de ton nom et de ta fortune. Autrefois on disait: «noblesse oblige»; la noblesse n'est plus au premier rang; aujourd'hui c'est «fortune qui oblige». Tu sens bien, n'est-il pas vrai, que tu ne peux pas épouser une femme qui n'a rien.

Depuis que ce gros mot de fortune avait été prononcé, Léon avait une réplique sur les lèvres: «Mon père n'avait rien, ce qui ne l'a pas empêché d'épouser l'héritière des Daguillon;» mais, si décisive qu'elle fût, il ne pouvait la prononcer qu'en blessant son père aussi bien que sa mère, et il la retint:

—Il y aurait un moyen que Madeleine ne fût pas une femme qui n'a rien, dit-il en essayant de prendre un ton léger.

—Lequel? demanda M. Haupois, qui n'admettait pas volontiers qu'on ne discutât pas toujours gravement et méthodiquement.

—Elle est, par le seul fait de la mort de mon pauvre oncle, devenue ta fille, n'est-ce pas?

—Sans doute.

—Eh bien! tu ne marieras pas ta fille sans la doter; donne-lui la moitié de ma part, et en nous mariant nous aurons un apport égal.

—Allons, décidément, tu es tout à fait fou.

—Non, mon père, et je t'assure que je n'ai jamais parlé plus sérieusement; car je m'appuie sur ta bonté, sur ta générosité, sur ton coeur, et cela n'est pas folie.

—Tu as raison de croire que je doterai Madeleine; nous nous sommes déjà entendus à ce sujet, ta mère et moi, de même que nous nous sommes entendus aussi sur le choix du mari que nous lui donnerons.

—Charles! interrompit vivement madame Haupois en mettant un doigt sur ses lèvres; puis tout de suite s'adressant à son fils: C'est assez; nous savons les uns et les autres ce qu'il était important de savoir; ton père et moi nous connaissons tes sentiments, et tu connais les nôtres: il est tard; nous sommes fatigués, et d'ailleurs il ne serait pas sage de discuter ainsi à l'improviste une chose aussi grave; nous y réfléchirons chacun de notre côté, et nous verrons ensuite chez qui ces sentiments doivent changer. Reconduis-moi.


XI


Les mauvaises dispositions manifestées par son père et sa mère ne pouvaient pas empêcher Léon de s'occuper des affaires de Madeleine: tout au contraire.

Le lendemain, il parla à son père de son projet d'aller à Rouen pour voir quelle était précisément la situation de son oncle.

Mais, aux premiers mots, M. Haupois l'arrêta:

—Ce voyage est inutile, dit-il, j'ai déjà écrit à Rouen, et j'ai chargé un de mes anciens camarades, aujourd'hui avoué, de mener à bien cette liquidation; il vaut mieux que nous ne paraissions pas; un homme d'affaires viendra plus facilement à bout des créanciers.

Le mot «liquidation» avait fait lever la tête à Léon, l'idée de venir «à bout des créanciers facilement» le souleva:

—Pardon, s'écria-t-il, mais l'intention de Madeleine est d'abandonner tous les droits qu'elle tient de sa mère, pour que les créanciers soient payés; il n'y a donc pas à venir à bout d'eux.

—Ceci me regarde et ne regarde que moi; les droits de Madeleine sont insignifiants, et si c'est pour en faire abandon que tu veux aller à Rouen, ton voyage est inutile.

—Je te répète ce que Madeleine m'a dit.

—C'est bien, je sais ce que j'ai à faire. Mais puisqu'il est question de Madeleine, revenons, je te prie, sur notre entretien d'hier soir: ce n'est pas sérieusement que tu penses à prendre Madeleine pour ta femme, n'est-ce pas?

—Rien n'est plus sérieux.

—Tu veux te marier?

—Je désire devenir le mari de Madeleine.

—À vingt-quatre ans, tu veux dire adieu à la vie de garçon, à la liberté, au plaisir! Il n'y a donc plus de jeunes gens?

—La vie de garçon n'a pas pour moi les charmes que tu supposes, et je me soucie peu d'une liberté dont je ne sais bien souvent que faire. J'ai plutôt besoin d'affection et de tendresse.

—Il me semble que ni l'affection ni la tendresse ne t'ont manqué, répliqua M. Haupois. Je t'ai dit hier que tu étais fou, je te le répète aujourd'hui, non plus sous une impression de surprise, mais de sang-froid et après réflexion. Toute la nuit j'ai réfléchi à ton projet, à ta fantaisie; et de quelque côté que je l'aie retourné, il m'a paru ce qu'il est réellement, c'est-à-dire insensé; aussi, pour ne pas laisser aller les choses plus loin, je te déclare, puisque nous sommes sur ce sujet, que je ne donnerai jamais mon consentement à un mariage avec Madeleine. Jamais; tu entends, jamais; et en te parlant ainsi, je te parle en mon nom et au nom de ta mère; tu n'épouseras pas ta cousine avec notre agrément; sans doute tu toucheras bientôt à l'âge où l'on peut se marier malgré ses parents; mais, si tu prends ainsi Madeleine pour femme, il est bien entendu dès maintenant que ce sera malgré nous. Nous avons d'autres projets pour toi, et je dois te le dire pour être franc, nous en avons d'autres pour Madeleine. Quand je t'ai écrit que notre intention était de recueillir cette pauvre enfant et de la traiter comme notre fille, nous pensions, ta mère et moi, que tu n'éprouverais pour elle que des sentiments fraternels, en un mot qu'elle serait pour toi une soeur et rien qu'une soeur; mais ce que tu nous a appris hier nous prouve que nous nous trompions.

—Jusqu'à ce jour Madeleine n'a été pour moi qu'une soeur.

—Jusqu'à ce jour; mais maintenant, si vous vous voyez à chaque instant, et si vous vivez sous le même toit, les sentiments fraternels seront remplacés par d'autres sans doute; tu te laisseras entraîner par la sympathie qu'elle t'inspire et tu l'aimeras; elle, de son côté, pourra très-bien ne pas rester insensible à ta tendresse et t'aimer aussi. Cela est-il possible, je le demande?

—Que voulez-vous donc, ma mère et toi?

—Nous voulons ce que le devoir et l'honneur exigent, puisque nous sommes décidés à ne pas te laisser épouser Madeleine.

—Lui fermer votre maison! ah! ni toi ni ma mère vous ne ferez cela.

—Il dépend de toi que Madeleine reste ici comme si elle était notre fille.

—Et comment cela?

—Tu comprends, n'est-ce pas, qu'après ce que tu nous as dit nous ne pouvons pas, nous qui ne voulons pas que Madeleine devienne ta femme, nous ne pouvons pas tolérer que vous viviez l'un et l'autre dans une étroite intimité.

—Vous reconnaissez donc de bien grandes qualités à Madeleine, que vous craignez qu'une intimité de chaque jour développe un amour naissant? Si Madeleine n'est pas digne d'être aimée, le meilleur moyen de de me le prouver n'est-il pas de me laisser vivre près d'elle pour que j'apprenne à la connaître et à la juger telle qu'elle est?

—Il ne s'agit pas de cela. Je dis que vous ne devez pas vivre sous le même toit, et bien que tu aies ton appartement particulier, il en serait ainsi si nous laissions les choses aller comme elles ont commencé; régulièrement, beaucoup plus régulièrement qu'autrefois, tu déjeunerais avec nous, tu dînerais avec nous, tu passerais tes soirées avec nous, c'est-à-dire avec Madeleine. Pour que cela ne se réalise pas, il n'y a que deux partis à prendre: ou Madeleine quitte notre maison, ou tu t'éloignes toi-même.

—C'est ma mère qui a eu cette idée?

—Ta mère et moi; mais ne nous fais pas porter une responsabilité qui t'incombe à toi-même, et si ce que je viens de te dire te blesse, n'accuse que celui qui nous impose ces résolutions.

—Et où dois-je aller?

—À Madrid, où ta présence sera utile, très-utile aux affaires de notre maison. Tu acceptes cette combinaison, Madeleine reste chez nous, et nous avons pour elle les soins d'un père et d'une mère; tu la refuses, alors je m'occupe de trouver pour elle une maison respectable où elle vivra jusqu'au jour de son mariage.

Léon resta assez longtemps sans répondre.

—Eh bien? demanda M. Haupois. Tu ne dis rien?

—Je sens que votre résolution est par malheur bien arrêtée, je ne lui résisterai donc pas. J'irai à Madrid, car je ne veux pas causer à Madeleine la douleur de sortir de cette maison. Mais pour me rendre à votre volonté, je ne renonce pas à Madeleine. Loin d'elle j'interrogerai mon coeur. L'absence me dira quels sentiments j'éprouve pour elle, quelle est leur solidité et leur profondeur; à mon retour je vous ferai connaître ces sentiments, j'interrogerai ceux de Madeleine et nous reprendrons alors cet entretien. Quand veux-tu que je parte!

—Le plus tôt sera le mieux.


XII


Ce n'était pas la première fois que Léon se trouvait en opposition avec les idées ambitieuses de son père et de sa mère; il les connaissait donc bien et, mieux que personne, il savait qu'il n'y avait pas à lutter contre elles.

Quand sa mère avait dit avec modestie et les yeux baissés: «notre position», tout était dit.

Et, pour son père, il n'y avait rien au-dessus de la fortune «gagnée loyalement dans le commerce».

Tous deux avaient au même point la fierté de l'argent et le mépris de la médiocrité.

Plus jeune que sa soeur de deux ans, il avait vu, lorsqu'il avait été question de marier celle-ci, quelle était la puissance tyrannique de ces idées, qui avaient fait repousser, malgré les supplications de Camille, les prétendants les plus nobles, mais pauvres, pour accepter en fin de compte un baron Valentin, à peine noble mais riche. Combien de fois Camille, qui voulait être duchesse et qui n'admettait qu'avec rage la possibilité d'être simple marquise, avait-elle versé des torrents de larmes. Mais ni larmes ni rage n'avaient touché M. et madame Haupois.

—Nous ne nous amoindrirons pas dans notre gendre.

Cette réponse avait toujours été la même en présence d'un mari pauvre.

S'amoindrir! s'abaisser! pour eux c'était faire faillite moralement.

Que répondre à son père et à sa mère lui disant: «Ce n'est pas Madeleine que nous repoussons, c'est la fille sans fortune?»

Toutes les raisons du monde les meilleures et les plus habiles ne feraient pas Madeleine riche du jour au lendemain; et ce qu'il dirait, ce qu'il tenterait en ce moment, tournerait en réalité contre elle.

Ce qu'il fallait pour le moment, c'était que Madeleine restât près de son père et de sa mère et qu'elle devînt de fait ce qu'elle n'était encore qu'en parole: leur fille.

Et puis d'ailleurs ce temps d'attente aurait cela de bon qu'il serait pour lui-même un temps d'épreuve. Loin de Madeleine, il sonderait son coeur. Et, s'étant dégagé du sentiment de sympathie et de tendresse qui à cette heure le poussait vers elle, il verrait s'il aimait réellement sa cousine, et surtout s'il l'aimait assez pour l'épouser malgré son père et sa mère.

La chose était assez grave pour être mûrement pesée et ne point se décider à la légère par un coup de tête ou dans un mouvement de révolte.

Résolu à partir, il voulut l'annoncer lui-même à Madeleine, et pour cela il choisit un moment où, sa mère étant occupée rue Royale et son père étant à son cercle, il était certain de la trouver seule et de n'être point dérangés dans leur entretien.

—Je viens t'annoncer mon départ pour demain, dit-il.

À ce mot, Madeleine ne montra ni surprise ni émotion, mais tirant un morceau de papier d'un carnet, elle le plia en quatre et le tendit à son cousin.

—Voici la liste des objets que je te prie de me faire expédier, dit-elle.

—Mais je ne vais point à Rouen, je pars pour Madrid.

—Madrid!

Et cette émotion que Léon lui reprochait tout bas de n'avoir point manifestée quelques secondes auparavant fit trembler sa voix et pâlir ses lèvres frémissantes.

—Tu pars! répéta-t-elle tout bas et machinalement: Ainsi tu pars.

—Demain.

—Et tu seras longtemps absent?

Il hésita un moment avant de répondre.

—Je ne sais.

—C'est-à-dire pour être franc que tu ne peux pas prévoir le moment de ton retour, n'est-ce pas? Tu as été si bon, si généreux pour moi, que me voilà tout attristée.

Puis baissant la voix:

—Avec qui parlerai-je de lui?

Et deux larmes coulèrent sur ses joues.

C'était la pensée de son père qui, assurément, faisait couler les larmes, et cette pensée seule.

—Et pourquoi n'en parlerais-tu pas avec mon père? demanda Léon après quelques minutes de réflexion; tu sais qu'ils se sont aimés tendrement comme deux frères, et je t'assure qu'avant cette rupture qui a brisé nos relations, mon père avait plaisir à raconter des histoires de son enfance et de sa jeunesse, auxquelles son frère Armand se trouvait mêlé: tu seras agréable à mon père en lui parlant de ce temps.

—Certes je le ferai.

—Puisque je te demande d'être agréable à mon père, veux-tu me permettre de te donner un conseil, ma chère petite Madeleine?...

Il s'arrêta brusquement, car, se laissant entraîner par son émotion il avait été plus loin, beaucoup plus loin qu'il ne voulait aller.

Mais aussitôt il reprit en souriant:

—Tiens! voilà que je parle comme lorsque tu n'étais qu'une petite fille et que nous jouiions au mariage.

Elle détourna la tête et ne répondit pas.

—Ce que je veux te demander, poursuivit Léon vivement, c'est que tu t'appliques à faire la conquête de mon père et de ma mère. Cela te sera facile, gracieuse, bonne, charmante, fine comme tu l'es.

—Tu ne me crois donc pas modeste, que tu me parles ainsi en face, dit-elle en s'efforçant de sourire.

—Je dirai, si tu veux, que tu n'es que charmante, et cela, il faut bien que je l'exprime brutalement, puisque je te demande de faire usage de cette qualité.

—Adresse-toi à mon désir de t'être agréable à toi-même, c'est assez.

—Enfin, je veux que tu charmes mon père et ma mère de telle sorte qu'à mon retour tu sois leur fille, leur vraie fille, non-seulement par l'adoption, mais encore par l'affection. Présentement tu sais qu'ils t'aiment et que tu peux compter sur eux. Je te demande de faire en sorte qu'ils t'aiment plus encore. Tu me diras qu'on plaît parce qu'on plaît, sans raison bien souvent; mais on plaît aussi parce qu'on veut plaire. Fais-moi l'amitié, chère petite ... cousine, de leur plaire à tous deux, à l'un comme à l'autre. Ce qui sera le plus sensible à ma mère, ce sera l'intérêt que tu porteras aux affaires de notre maison. Si tu veux bien aller souvent lui tenir compagnie au magasin, si tu l'aides à écrire quelques lettres dans un moment de presse, si tu admires intelligemment quelques belles pièces d'orfèvrerie, elle t'adorera. Quant à mon père, il sera très-heureux que tu l'accompagnes dans sa promenade de tous les jours aux Champs-Élysées, et quand il sera fier de toi pour les regards d'admiration que tu auras provoqués en passant appuyée sur son bras, sa conquête sera faite aussi, et solidement, je t'assure. Ne dis pas que tu ne provoqueras pas l'admiration.

—Je ne dis rien pour que tu n'insistes pas, mais pour cela seulement.

—Maintenant il me reste à parler d'un membre de notre famille avec qui tu n'as pas besoin de te mettre en frais, je veux parler de Camille. Il n'est même pas à souhaiter que tu fasses sa conquête.

—Et pourquoi donc ne veux-tu pas que je sois aimable avec elle?

—Parce qu'elle voudrait te marier.

Elle ne put retenir un mouvement de répulsion.

—Tu ne sais pas comme cette manie matrimoniale a fait de progrès en elle, depuis qu'elle est mariée; elle a toujours à offrir une collection de jeunes gens et de jeunes filles, portant tous, bien entendu, les plus beaux noms de la noblesse française ou étrangère, car elle n'a pas de préjugés patriotiques.

—Malheureusement pour Camille, il n'y a pas de maris pour les filles pauvres.

—Tu crois cela, petite cousine, tu as tort, il ne faut pas être si pessimiste: il y a, tu peux m'en croire, des hommes qui cherchent dans une femme autre chose que la fortune, et qui se laissent toucher par la beauté, par la grâce, par les qualités de l'esprit et de l'âme....

Il avait prononcé ces paroles avec élan, il s'arrêta, et reprenant le ton enjoué:

—Comme dans la collection de Camille il peut y avoir des hommes ainsi faits, je ne veux pas qu'elle te les propose, car je me réserve de te marier....

Elle le regarda interdite, ne sachant évidemment que penser de ces paroles et cherchant leur sens.

Il continua en souriant:

—Plus tard, à mon retour, nous parlerons de cela; aussi ne permets à personne de t'en parler, n'est-ce pas, ou bien si l'on t'en parle malgré toi, écris-moi. Je sais bien qu'il n'est pas convenable qu'une jeune fille écrive ainsi, même à son cousin; mais dans une circonstance aussi grave, ce ne serait pas à ton cousin que tu écrirais, ce serait à ... ce serait à ton frère. Me le promets-tu?

Il lui tendit la main, elle lui donna la sienne.

—Maintenant, dit-il, j'ai encore quelque chose à te demander. Je voudrais emporter un souvenir de mon oncle ... et de toi, qui ne me quitterait pas. Veux-tu me donner le petit médaillon qui était suspendu à la chaîne de mon oncle et dans lequel se trouve l'émail fait d'après ton portrait quand tu étais petite fille?

—Si je veux, ah! de tout coeur!

Et vivement elle courut chercher ce médaillon qu'elle tendit à Léon.

—Merci, dit-il.

Et lui prenant les deux mains il les retint dans les siennes en la regardant dans les yeux.

À ce moment la porte s'ouvrit, et madame Haupois, entrant, les couvrit d'un coup d'oeil.

—Je faisais mes adieux à Madeleine, dit Léon après un court moment d'embarras, car j'avance mon départ, je me mettrai en route demain matin.


XIII


Après le départ de Léon, Madeleine s'appliqua de tout coeur à suivre les conseils qu'il lui avait donnés, et cela lui fut d'autant plus facile qu'elle désirait elle-même très-franchement plaire à son oncle et à sa tante.

Si elle n'avait pas la vocation du commerce elle n'en avait ni le dégoût, ni le mépris, et ce n'était nullement un ennui pour elle d'aller passer quelques heures de sa journée auprès de sa tante; elle prenait intérêt à ce qui l'entourait, elle avait des yeux pour voir, elle avait des oreilles pour entendre, surtout des oreilles toujours attentives pour toutes les explications ou toutes les histoires, et madame Haupois-Daguillon était enchantée d'elle.

Si elle n'éprouvait pas non plus un plaisir extrême à monter chaque jour les Champs-Élysées jusqu'à l'Arc de Triomphe et à les redescendre à l'heure où le tout-Paris mondain s'en va faire au Bois sa banale promenade, cela ne lui était pas en réalité une bien grande fatigue: son oncle se montrait satisfait qu'elle l'accompagnât, elle était elle-même contente du contentement de son oncle.

M. Haupois-Daguillon, en sa jeunesse beau garçon et homme à bonnes fortunes, avait, malgré l'âge et ses occupations commerciales, conservé l'amour et le culte plastique, qui avaient failli faire de lui un statuaire; il y avait peu d'hommes plus sensibles à la beauté féminine que ce riche bourgeois. Sa nièce eût été laide ou mal bâtie, il ne l'eût point pour cela repoussée; mais les sentiments de compassion qu'il eût éprouvés pour elle n'eussent en rien ressemblé à ceux de tendre sympathie qui tout de suite l'avaient touché lorsqu'après une séparation de deux ans il l'avait revue. Car, loin d'être laide ou mal bâtie, elle était au contraire fort belle et surtout admirablement modelée cette jeune nièce: son cou onduleux, sa poitrine pleine et ronde, ses épaules tombantes sans saillies osseuses, son torse entier étaient dignes de la sculpture, et comme sur ces épaules se dressait une tête gracieuse et fine d'une beauté délicate, que la douleur en ces derniers temps avait pétrie pour lui donner quelque chose de tendre et de poétique, qu'elle n'avait pas en sa première jeunesse, elle produisait une vive sensation sur ceux qui la voyaient, alors même qu'il ne la connaissaient pas. Et pour suivre des yeux cette jeune fille en deuil à la démarche modeste, il arrivait souvent qu'on se retournât ou qu'on s'arrêtât alors qu'elle accompagnait son oncle qui, lui, s'avançait en vainqueur superbe: il marchait la tête haute et ses favoris blancs tombaient sur une cravate longue et sur une chemise d'une blancheur éblouissante formant le plastron; cambrant sa poitrine bien prise dans une redingote boutonnée qui maintenait au majestueux un ventre proéminent; tenant dans sa main soigneusement gantée une canne dont la pomme en argent était ciselée et niellée avec art; frappant du talon de ses bottines l'asphalte du trottoir; tendant le mollet, il passait à travers la foule, heureux de sa bonne santé, satisfait de sa prestances, glorieux de sa fortune et fier de l'impression que produisait sur les hommes celle qu'il promenait à son bras.

En peu de temps Madeleine avait fait ainsi, selon le désir de Léon, la conquête de son oncle et de sa tante, et si elle ne retrouva pas en eux un père et une mère, elle sentit au moins qu'elle était adoptée avec tendresse et non comme une parente pauvre dont on prend la charge parce qu'il le faut.

Dans l'apaisement que le temps amena peu à peu en elle, deux points noirs restèrent cependant inquiétants pour son esprit et menaçants pour son repos.

L'un se trouva dans les soins gênants dont l'entoura le principal employé de son oncle, un jeune homme de l'âge de Léon et son camarade de classes, nommé Eugène Saffroy;—l'autre dans l'ignorance où son oncle la laissait à propos du règlement des affaires de son père.

Le premier souci de son oncle, dès qu'elle s'était installée à Paris, avait été de provoquer son émancipation, et, aussitôt qu'il l'eut obtenue, de se faire donner une procuration générale, de telle sorte que Madeleine n'eût à se préoccuper ni à s'occuper de rien. Si elle avait osé, elle aurait dit qu'elle désirait au contraire régler elle-même tout ce qui touchait la succession de son père; mais une extrême réserve lui était imposée en un pareil sujet, et aux premiers mots qu'elle avait osé risquer, son oncle lui avait fermé la bouche:

—As-tu confiance en moi?

—Oh! mon oncle.

—Eh bien! ma mignonne, laisse-moi faire; Léon m'a dit que tu abandonnais tous tes droits, nous aurons égard à ta volonté, qui est respectable; pour le reste, je pense que tu voudras bien t'en rapporter à ceux qui ont l'habitude des affaires; je te promets de te remettre aux mains les quittances de tous ceux à qui ton père devait; cela, il me semble, doit te suffire.

Évidemment cela devait lui suffire, et l'observation de son oncle était parfaitement juste. N'était-ce pas lui qui payait? Il avait bien le droit, alors, de vouloir garder la direction d'une affaire qui, en fin de compte, lui coûterait assez cher.

Elle se disait, elle se répétait tout cela, et cependant elle était tourmentée autant qu'affligée que son oncle ne lui parlât jamais de ce qui se passait à Rouen. Pourquoi ce silence? Qui plus qu'elle pouvait prendre à coeur de sauver l'honneur de son père et de défendre sa mémoire? De tous les malheurs qu'apporte la pauvreté, celui-là était pour elle le plus douloureux et le plus humiliant: rien, elle ne pouvait rien, pas même parler, pas même savoir; elle n'avait qu'à attendre dans son impuissance et surtout dans une confiance apparente.

Du côté d'Eugène Saffroy, son tourment, pour être moins profond, n'était pourtant pas sans avoir quelque chose de blessant.

Fils d'un ancien commis des Daguillon, cet Eugène Saffroy avait été recueilli, après la mort de ses parents, par madame Haupois-Daguillon, qui l'avait fait élever et instruire avec Léon, jusqu'au jour où celui-ci avait quitté le collége pour l'École de droit. À cette époque Eugène Saffroy était entré dans la maison de la rue Royale, et rapidement, par son zèle, par son activité, par son intelligence des affaires, il était devenu un employé modèle, réalisant ainsi le secret désir de madame Haupois-Daguillon qui avait été de faire de lui le soutien de Léon, c'est-à-dire l'homme de travail et le directeur réel de la maison dont Léon serait bientôt le chef en nom beaucoup plus qu'en fait.

Lorsqu'on a de pareilles visées sur un homme qui, par son activité et son intelligence, peut se créer partout une bonne situation, on ne saurait trop le ménager pour se l'attacher solidement.

C'était ce qu'avait fait madame Haupois-Daguillon et, sous le double rapport des intérêts et des relations, elle l'avait traité aussi généreusement que possible; non-seulement il avait une part dans les bénéfices de la maison, mais encore il trouvait son couvert mis tous les dimanches, à Paris pendant l'hiver, et pendant l'été au château de Noiseau: il était presque un associé, et jusqu'à un certain point un membre de la famille.

Cette position l'avait mis en relations fréquentes avec Madeleine, qu'il voyait tous les jours de la semaine pendant les heures qu'elle passait dans les magasins de la rue Royale auprès de sa tante, et le dimanche quand il venait dîner à Noiseau.

Tout d'abord Madeleine n'avait pas pris garde à ses attentions et à ses politesses, mais bientôt elle avait dû reconnaître qu'il n'était pour personne ce qu'il était pour elle.

Alors elle s'était renfermée dans une extrême réserve; mais, sans se décourager, il avait persisté, s'empressant au-devant d'elle lorsqu'elle arrivait, cherchant sans cesse à lui adresser la parole, et, ce qu'il y avait de particulier, le faisant plus librement lorsque M. ou madame Haupois-Daguillon étaient présents, comme s'il se savait assuré de leur consentement.

Madeleine était assez femme pour ne pas se tromper sur la nature de ces politesses. Saffroy lui faisait la cour ou tout au moins cherchait à lui plaire; à la vérité, c'était avec toutes les marques du plus grand respect, mais enfin le fait n'en existait pas moins, et il était visible pour tous.

Comment son oncle, comment sa tante ne s'en apercevaient-ils pas? S'en apercevant, comment ne disaient-ils rien?

Cela était étrange.

La soeur de Léon, la baronne Camille Valentin, lorsqu'elle revint de la campagne, se chargea de l'éclairer à ce sujet.

Au temps où Camille venait passer une partie de ses vacances à Rouen, elle n'avait pas grande amitié pour sa cousine Madeleine, mais maintenant la situation n'était plus la même, Madeleine était malheureuse, orpheline, pauvre, et c'était assez pour que la baronne Valentin, qui ne désirait rien tant que de trouver «des personnes intéressantes» qu'elle pût conseiller, secourir et protéger, lui témoignât une active sympathie.

Son premier mot, lorsqu'elle avait trouvé Madeleine installée chez ses parents et l'avait embrassée affectueusement, avait été pour lui dire tout bas à l'oreille:

—Sois tranquille, je te marierai; mon mari, tu le sais, a les plus belles relations.

Quelques jours plus tard, lorsqu'elle avait remarqué l'attitude de Saffroy, elle s'était expliqué franchement et vigoureusement sur les prétentions du commis:

—Tu vois, n'est-ce pas, que monseigneur de Saffroy,—elle se plaisait à se moquer des roturiers en leur donnant la particule,—tu vois que monseigneur de Saffroy te fait la cour. Mais ce que tu ne vois peut-être pas, c'est qu'il est encouragé par mon père et ma mère.

—Ils te l'ont dit? s'écria Madeleine.

—Non, mais cela n'était pas nécessaire; j'ai des yeux pour voir, il me semble. D'ailleurs, cette faveur que mon père et ma mère accordent à Saffroy entre dans leur système: ils veulent se l'attacher et ils vont jusqu'à vouloir en faire leur neveu, parce qu'alors ils seront bien certains qu'il ne se séparera jamais de Léon et qu'il s'exterminera toute la vie pour lui. Ce n'est pas maladroit, mais cela ne sera pas. D'abord, parce que nous trouvons que Saffroy n'a déjà que trop de puissance dans la maison. Et puis, parce, qu'il ne peut pas te convenir. Allons donc, toi, madame Saffroy, toi une Bréauté de Valletot! Sois tranquille, tu seras de notre monde et non une boutiquière.


XIV


Dans ces circonstances, Madeleine crut que le mieux était de se conduire, avec Saffroy de façon à ce que celui-ci comprit bien qu'elle ne serait jamais sa femme: si elle lui inspirait cette conviction, il renoncerait sans doute à son projet; on n'épouse pas volontiers une jeune fille qui vous dit sur tous les tons, qui vous crie bien haut et bien clairement qu'elle ne vous aime pas.

Mais la choses ne tournèrent point comme elle l'avait espéré; Saffroy ne montra aucun découragement, et, comme elle persistait dans sa réserve et sa froideur, sa tante intervint entre eux.

—Que t'a donc fait Saffroy? lui demanda-t-elle un soir que le jeune commis avait été tenu à distance avec plus de raideur encore que de coutume.

—Mais rien.

—Alors, mon enfant, permets-moi de te dire que je te trouve bien hautaine avec lui.

—Hautaine!

—Dure, si tu aimes mieux, raide et cassante. Saffroy, tu le sais, est notre ami bien plus que notre employé; il a toute notre confiance. Et j'ajoute qu'il la mérite pleinement sous tous les rapports, il mérite d'être aimé; jeune, beau garçon, intelligent, instruit, il rendra heureuse la femme qu'il épousera et il lui donnera une belle position dans le monde.

Disant cela elle regarda Madeleine avec attention, l'enveloppant entièrement d'un coup d'oeil profond.

Puis, après un moment de réflexion, elle continua:

—Puisque nous avons parlé de Saffroy, il convient d'aller jusqu'au bout, dit-elle.

Et, lui prenant les deux mains, elle l'attira vers elle, de manière à la bien tenir sous ses yeux:

—Tu n'as pas oublié que nous t'avons dit que tu serais notre fille. Ce rôle que nous voulons prendre dans ta vie nous impose des obligations sérieuses; la première et la plus importante est de penser à ton avenir, c'est-à-dire à ton mariage.

—Mais ma tante....

—Pour une jeune fille toute l'existence n'est-elle pas dans le mariage? Tu veux me dire sans doute que ce n'est point en ce moment que tu peux songer au mariage. Nous partageons ton sentiment. Mais nous serions coupables, tu en conviendras, si nous n'avions souci que de l'heure présente; nous devons nous préoccuper du lendemain, et c'est ce que nous faisons.

Madeleine écoutait avec inquiétude, car elle ne voyait que trop clairement où l'entretien allait aboutir.

—En raisonnant ainsi, continua madame Haupois-Daguillon, nous ne voulons pas, comme certains parents égoïstes, nous décharger au plus vite de la responsabilité qui nous incombe, et il n'est nullement dans nos intentions d'avancer le jour où nous nous séparerons. Nous t'aimons, ton oncle et moi, avec tendresse, et ce sera un chagrin pour nous que cette séparation, un chagrin très-vif, je t'assure. Cela dit, je reviens à Saffroy dont, en réalité, je ne me suis pas éloignée autant que l'incohérence de mes paroles peut te le faire supposer. Nous avons donc un double désir: te marier, te bien marier, et aussi ne pas nous séparer de toi. Ce double désir, nous croyons avoir trouvé le moyen de le réaliser. Ne devines-tu pas comment?

Madeleine ne répondit pas. Peut-être, en attendant, trouverait-elle une réponse qui ne blesserait pas sa tante. Elle attendit donc.

—Le projet de ton oncle et le mien, continua madame Haupois Daguillon, c'est de te donner Saffroy pour mari.

Prévenue, Madeleine ne broncha pas.

—Tu ne dis rien?

—Je n'ai qu'une chose à dire, c'est que je désire ne pas me marier.

—En ce moment, je te répète que nous comprenons cela. Mais je ne parle pas de demain. Je parle de l'avenir.

Cette ouverture fut pour elle un sujet de douloureuses pensées; que diraient son oncle et sa tante lorsqu'elle déclarerait qu'elle ne voulait pas accepter Saffroy? Ne verraient-ils pas dans cette réponse une marque d'ingratitude? Et alors la tendresse qu'ils lui témoignaient, et qui était si douce à son coeur brisé, ne se changerait-elle pas en froideur? Elle n'était pas leur fille; et si elle voulait être aimée d'eux il fallait qu'elle se fît aimer, et c'était prendre une mauvaise route pour arriver au but que de les contrarier et de les blesser.

Comme elle cherchait, sans les trouver, hélas! les raisons qui pourraient convaincre son oncle et sa tante qu'ils ne devaient pas se fâcher de son refus, elle reçut de Rouen une lettre qui, tout en lui causant un très-vif chagrin, lui parut propre à rompre complétement tout projet de mariage avec Saffroy.

Quelques jours auparavant, son oncle lui avait remis une liasse de papiers qui étaient les reçus des sommes dues par son père.

—Je t'avais promis de mener à bien le règlement des affaires de ton pauvre père, j'ai tenu ma promesse, tu trouveras dans cette liasse que tu devras conserver avec soin, les reçus pour solde,—il avait souligné ce mot,—de ses créanciers, de tous ses créanciers.

Elle s'était jetée alors dans ses bras et, ne trouvant pas de paroles pour lui exprimer sa reconnaissance, elle l'avait tendrement embrassé.

L'honneur de son père était sauf et c'était à son oncle qu'elle le devait. Il avait tout payé puisque les créanciers, tous les créanciers avaient signé des quittances pour solde: on ne donne des quittances que contre argent.

La lettre de Rouen lui prouva qu'en raisonnant ainsi, elle se trompait et connaissait mal les affaires.

Elle était d'une vieille dame, cette lettre, avec qui Madeleine s'était trouvée assez souvent en relations dans une maison amie, et c'était en rappelant le souvenir de ces relations que cette vieille dame s'appuyait pour lui écrire.

Créancière de l'avocat général pour une somme de dix mille francs prêtée d'une façon assez irrégulière, elle avait été appelée par l'homme d'affaires chargé de liquider la succession de M. Haupois, et on lui avait offert cinq mille francs pour tout paiement, en exigeant d'elle une quittance entière; tout d'abord elle avait refusé; mais l'homme d'affaires, ne se laissant émouvoir par rien, lui avait démontré que si elle refusait ces cinq mille francs elle perdrait tout, et, après avoir pris conseil de ceux qui pouvaient la guider, elle avait contre quittance entière de 10,000 francs, touché les cinq mille qu'on lui proposait. Son cas n'avait pas été unique; d'autres comme elle avaient perdu la moitié de ce qui leur était dû et cependant avaient signé les reçus qu'on exigeait d'eux. Mais, si ces créanciers avaient pu supporter ce sacrifice, elle n'était pas dans une aussi bonne situation qu'eux; cette perte de cinq mille francs était une ruine pour elle, et c'était pour cela qu'elle s'adressait directement à mademoiselle Madeleine Haupois, en faisant appel à ses sentiments de justice, d'honneur et de piété filiale.

La lecture de cette lettre avait atterré Madeleine. Eh quoi! c'était là ce que son oncle appelait mener à bien le règlement des affaires de son père!

Mais, après une nuit d'insomnie, elle crut avoir trouvé un moyen qui non-seulement payerait entièrement les dettes de son père, mais qui encore empêcherait Saffroy de persister dans ses projets de mariage.

Et le jour même, à l'heure de sa promenade ordinaire avec son oncle, profondément émue, mais aussi fermement résolue, elle s'ouvrit à lui.


XV

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