Cara
Lorsque la porte du vestibule se fut refermée avec un petit bruit sec, et qu'il fut dès lors bien certain que Léon sorti ne pouvait pas rentrer, Cara glissa vivement à bas de son lit, et, en chemise comme une femme qui ne craint pas le froid, elle se dirigea, une bougie à la main, vers sa cuisine.
Elle ne tremblait plus: et elle marchait résolument sans ces hésitations qui l'avaient obligée à s'appuyer sur le bras de Léon.
Ayant posé sa bougie sur une table, elle se mit à fureter dans les armoires de la cuisine, ne trouvant pas sans doute ce qu'elle cherchait.
Enfin dans l'une elle prit une bouteille ou plus justement un litre à moitié rempli d'un gros vin noirâtre, et dans l'autre un croûton de pain qui, placé un peu brusquement sur la table, sonna comme un caillou tant il était dur et sec.
Mais elle ne parut pas s'en inquiéter autrement, et prenant un couteau de cuisine, elle parvint à en couper ou plutôt à en casser un morceau. Alors, versant son vin noir dans un verre, elle s'assit sur le coin de la table une jambe ballante, et elle trempa son morceau de pain dans ce vin.
Évidemment le tilleul quelle avait bu lui avait creusé l'estomac ou lui avait affadi le coeur, et elle avait besoin de se réconforter; les infusions calmantes n'étaient pas le remède qui lui convenait présentement.
Après ce frugal souper, elle regagna sa chambre; mais, avant de se coucher, elle atteignit un réveil-matin, dont elle plaça l'aiguille sur huit heures; puis, après l'avoir remonté, elle se mit au lit et, dix minutes après, elle dormait d'un profond sommeil, dont le calme et l'innocence étaient attestés par la régularité de la respiration.
Elle dormit ainsi jusqu'au moment où partit la sonnerie du réveil; alors, sans se frotter les yeux, sans s'étirer les bras, elle sauta à bas de son lit comme une femme de résolution ou d'humeur facile.
En un tour de main elle fut habillée, chaussée, coiffée, et elle sortit.
Arrivée rue du Helder, elle monta au second étage d'une maison de bonne apparence et sonna; un domestique en tablier blanc vint lui ouvrir.
—Monsieur Riolle.
—Mais monsieur n'est pas visible.
—Il n'est pas seul?
—Oh! madame peut-elle penser? monsieur travaille....
—Alors, c'est bien; j'entre.
Et, sans se laisser barrer la passage, elle se dirigea par un étroit et sombre passage vers une petite porte qu'on ne pouvait trouver que quand on la connaissait bien.
Elle la poussa et se trouva dans un cabinet de travail encombré de livres et de paperasses éparpillées partout sur le tapis et sur les meubles. Devant un bureau, un homme d'une quarantaine d'années, à la figure rasée, vêtu d'une robe de chambre qui avait tout l'air d'une robe de moine, travaillait la tête enfoncée dans ses deux mains.
Au bruit de la porte, qui d'ailleurs fut bien faible, il ne se dérangea pas, et Cara put arriver jusqu'à lui, glissant sur le tapis, sans qu'il levât la tête; sans doute il croyait que c'était son valet de chambre; alors, se penchant sur lui, elle l'embrassa dans le cou.
Il fit un saut sur son fauteuil.
—Tiens, Cara! s'écria-t-il.
Elle le menaça du doigt, et se mettant à rire
—Il y a donc d'autres femmes que Cara qui peuvent t'embrasser dans le cou, que tu parais surpris que ce soit elle? Oh! l'infâme!
—Es-tu bête!
—Merci. Mais ce n'est pas pour que tu te mettes en frais de compliments que je suis venue te déranger si matin.
—Tu viens me demander un conseil?
—Tu as deviné, avocat perspicace et malin.
—Il s'agit d'une question de doctrine ou d'une question de fait?
—D'une question de personne.
—C'est plus délicat alors.
—Pas pour toi, qui connais ton Paris financier et commercial sur le bout du doigt et qui devrais faire partie du conseil d'escompte de la Banque de France.
—Tu me flattes; c'est donc bien grave?
—Très-grave. Que penses-tu de la maison Haupois-Daguillon?
—Ah bah! est-ce que le fils?...
—Je te demande ce que tu penses de la maison Haupois-Daguillon.
—Excellente; fortune considérable et solidement établie, à l'abri de tous revers, et j'ajoute, si cela peut t'intéresser, honorabilité parfaite.
—Ce ne sont pas des phrases de palais que je te demande; que vaut-elle? Voilà tout.
—Huit, dix millions.
—Au plus ou au moins?
—Au moins; mais tu comprends qu'il est difficile de préciser.
—Ton à peu près suffit. Deux enfants, n'est-ce pas?
—Un fils et une fille; celle-ci a épousé le baron Valentin.
—Un imbécile orgueilleux et avaricieux, mais cela importe peu. Quelle sont les relations du père et du fils? Le père est-il un homme dur, un vrai commerçant?
—Je n'en sais rien; mais on dit que c'est la mère qui est la tête de la maison.
—Mauvaise affaire!
—Pourquoi?
—Parce que les femmes de commerce n'ont pas le coeur sensible généralement. Sais-tu si le fils est associé ou intéressé dans la maison, et s'il a la signature?
—Je suis obligé de te répondre que je n'en sais rien, je n'ai pas de relation dans la maison.
Elle se renversa dans son fauteuil; et jetant sa jambe gauche par-dessus sa jambe droite en haussant les épaules:
—Comme on se fait sur les gens des idées que la réalité démolit, dit-elle. Ainsi te voilà, toi: tu es assurément un des hommes d'affaires les plus habiles de Paris, ta vie le prouve, car après avoir commencé par être l'avocat des actrices, des cocottes et des comtesses du demi-monde, ce qui personnellement avait des agréments, mais ce qui pécuniairement ne valait rien, tu es devenu l'avocat, c'est-à-dire, le conseil des gens de la finance et de la spéculation; au lieu de plaider simplement pour eux comme tes confrères, tu as fait leurs affaires, tu as été les arranger à Constantinople, à Vienne, à Londres, partout; il paraît que cela n'est pas permis dans votre corporation; tu t'es moqué de ce qui était défendu ou permis, tu as été récompensé de ton courage par la fortune, la grosse fortune que tu es en train d'acquérir. Aujourd'hui, quand on parle de Riolle à quelqu'un, on vous répond invariablement: «C'est un malin». Tu as la réputation de connaître ton Paris comme pas un. Eh bien, je viens à toi, et tu me réponds que tu ne peux pas me répondre!
Riolle se mit à rire de son rire chafouin en ouvrant largement ses lèvres minces, ce qui découvrit ses dents pointues comme celles d'un chat.
—Que tu es bien femme, dit-il, une idée te passe par la cervelle et tout de suite il faut qu'on la satisfasse; que ne m'as-tu dit hier qu'il te fallait des renseignements précis sur la maison Haupois-Daguillon, tu les aurais aujourd'hui.
—Hier, je n'y pensais pas.
—Eh bien, donne-moi jusqu'à ce soir, et je te promets de te les porter précis et circonstanciés, tels que tu les veux en un mot.
—Ce soir, c'est impossible.
—Tu es cruelle.
—J'aime mieux venir les chercher demain matin.
—Eh bien, soit.
—Alors, adieu, à demain.
—Déjà!
—Il faut que je passe chez Horton.
—Tu es malade?
—Non, j'ai seulement besoin d'une ordonnance.
Et elle s'en alla chez son médecin, auquel elle raconta ce qui lui était arrivé la veille, et qui lui écrivit l'ordonnance qu'elle désirait,—c'est-à-dire insignifante; puis, avant de rentrer, elle envoya une dépêche à ses gens à Saint-Germain, pour leur dire de revenir à Paris.
Toutes ces précautions prises, elle fit une gracieuse toilette de malade, coiffure aussi simple que possible, peignoir en mousseline blanche, et, s'installant dans sa chambre avec une fiole et une tasse près d'elle, elle attendit la visite de Léon.
Elle l'attendit toute la journée, et elle se demandait s'il ne viendrait pas,—ce qui, à vrai dire, l'étonnait prodigieusement,—lorsqu'à neuf heures du soir il arriva. Elle avait donné des instructions pour qu'on le reçût et qu'on ne reçût que lui.
Il trouva dans le vestibule une femme de chambre pour le recevoir, lui prendre des mains son pardessus et le conduire près de Cara. L'appartement n'avait plus le même aspect que la veille, le salon était éclairé et les housses qui recouvraient les meubles avaient été enlevées. Cependant ce n'était pas dans ce salon que se tenait Cara; elle était dans la chambre où il avait passé une partie de la nuit précédente, allongée sur une chaise longue, pâle et dolente.
—Comme vous êtes bon d'avoir pensé à moi, dit-elle en lui tendant la main, et que c'est généreux à vous de venir faire visite à une malade chagrine et désagréable!
—Comment allez-vous?
—Assez mal, et vous voyez tous les remèdes qu'Horton m'ordonne; j'ai fait venir mes domestiques; il ne veut pas que je quitte Paris.
—Sans faire de médecine, j'ai voulu, moi aussi, vous apporter mon remède; en venant, j'ai passé par le cirque; Otto n'a rien et Zabette en sera quitte pour la peur.
—Mais vous avez donc toutes les délicatesses du coeur aussi bien que de l'esprit, s'écria-t-elle d'une voix émue; j'envie la femme que vous aimez; comme elle doit être heureuse!
—Je n'aime personne.
—C'est impossible.
Une discussion s'engagea sur le point de savoir qui il aimait.
Tandis qu'elle suivait son cours plus ou moins légèrement, plus ou moins spirituellement, dans la chambre de Cara, une autre d'un genre tout différent prenait naissance dans le vestibule.
Peu de temps après l'arrivée de Léon, le timbre avait retenti, et un homme à mine rébarbative s'était présenté: c'était un créancier, l'usurier Carbans, que Louise, la femme de chambre, ne connaissait que trop bien.
—Je veux voir votre maîtresse, dit-il, je sais qu'elle est revenue; en passant j'ai aperçu les fenêtres éclairées et je suis monté.
À cela Louise répondit que sa maîtresse ne pouvait recevoir; mais Carbans n'était pas homme à se laisser ainsi éconduire; il connaissait la manière d'arriver auprès des débiteurs les plus récalcitrants.
—Votre maîtresse se fiche de moi; je veux la voir et lui dire que si demain je n'ai pas un fort à-compte, je la poursuis à outrance et la fais vendre.
—Je le dirai à madame.
—Non pas vous, mais moi en face; ça la touchera et la fera se remuer.
Il avait élevé la voix et il commençait à crier fort lorsque Louise, qui était une fine mouche et qui connaissait toutes les roueries de son métier, se posa le doigt sur les lèvres, en faisant signe à Carbans qu'il ne fallait pas parler si haut:
—Vous pensez bien que si je ne vous introduis pas auprès de madame, c'est que quelqu'un est avec elle.
—Eh bien, tant mieux; si c'est un quelqu'un sérieux, il s'attendrira.
—S'il est sérieux, tenez, jugez-en vous-même.
Et, allant au pardessus de Léon, elle prit dans la poche de côté un petit carnet, dont on voyait le coin en argent se détacher sur le noir du drap; puis l'ouvrant et tirant une carte qu'elle présenta à Carbans:
—Trouvez-vous ce nom-là sérieux? dit-elle.
—Bigre! fit-il en souriant, mes compliments à votre maîtresse.
Puis tout à coup se ravisant:
—Mais alors pourquoi ne paye-t-il pas?
—Parce que ça ne fait que commencer.
—Et si ça ne dure pas?
—Le meilleur moyen que ça ne dure pas, c'est de l'effrayer dès le début; si cela vous paraît adroit, entrez, je me retire de devant la porte.
—Je repasserai dans huit jours, ma mignonne, non plus pour un à-compte, mais pour les 27,500 francs qui me sont dus, capital, intérêts et frais; et il faudra me payer, ou bien le lendemain je commence la danse ... à boulet rouge. Dites bien cela à votre charmante maîtresse. Huit jours, pas une heure de plus; et c'est bien assez pour elle.
VI
Léon ne se contenta pas de cette seule visite à Cara; après la première il en fit une seconde, après la seconde une troisième.
N'étaient-elles pas justifiées par l'état maladif dans lequel elle se trouvait; cette chute lui avait réellement causé une violente émotion, et cela était après tout bien naturel.
Et puis pourquoi n'aurait-il pas été sincère avec lui-même? il avait plaisir à la voir; elle ressemblait si peu aux femmes qu'il avait connues jusqu'à ce jour.
Discrète, intelligente, instruite, causant de tout avec à-propos et mesure, intarissable sans bavardages futiles, ayant beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup retenu, jugeant bien les hommes et les choses d'une façon amusante, avec malice sans méchanceté, délicate dans ses goûts, distinguée dans ses manières, c'était, à ses yeux, une vraie femme du monde avec laquelle on aurait la liberté de tout dire et de tout risquer, à la seule condition d'y mettre un certain tour. Avec cela mieux que jolie, et faite de la tête aux pieds pour provoquer le désir, mais en le contenant par un air de décence et un charme naturel qui étaient un aiguillon de plus et non des moins forts.
Chaque fois que Léon la quittait, elle lui disait à demain, et le lendemain il revenait; le premier jour, il était arrivé à neuf heures, le second à huit heures et demie, le troisième à six heures, le quatrième à cinq heures, et, après deux heures de conversation qui avaient passé sans qu'il eût conscience du temps, il était resté à dîner avec elle, sans façon, en ami, pour continuer leur entretien, et ce jour-là il ne s'était retiré qu'à deux heures du matin. Et alors, marchant par les rues désertes et silencieuses, il s'était dit très-franchement qu'il éprouvait plus, beaucoup plus que du plaisir à la voir.
Depuis la disparition de Madeleine, il avait vécu fort mélancoliquement, ne s'intéressant à rien, et portant partout un ennui insupportable aussi bien à lui-même qu'aux autres.
Et voilà que pour la première fois depuis cette époque il retrouvait de l'entrain, de la bonne humeur; voilà que pour la première fois le temps passait sans qu'il comptât les heures en bâillant.
Qui avait opéré ce miracle?
Cara.
Pourquoi ne pousserait-il pas les choses plus loin? Elles avaient été pour lui si vides ces journées, si longues, si pénibles, qu'il avait vraiment peur d'en reprendre le cours, ce qui arriverait infailliblement s'il se refusait à ce que Cara les remplît, comme depuis quelques jours elle les remplissait.
En réalité, le sentiment qu'il avait éprouvé et qu'il éprouvait toujours pour Madeleine, aussi vif, aussi tendre, n'était point de ceux qui commandent la fidélité. Cara ferait-elle qu'il gardât ce souvenir moins vivace ou moins charmant? Il ne le croyait point. Ah! s'il avait dû revoir Madeleine dans un temps déterminé, la situation serait bien différente; mais la reverrait-il, jamais? De même, cette situation serait toute différente, si elle l'avait aimé, comme elle le serait aussi s'il lui avait avoué son amour et si tous deux avaient échangé un engagement, une promesse, ou tout simplement une espérance. Mais non, les choses entre eux ne s'étaient point passées de cette manière; il n'y avait eu rien de précis; et il était très-possible que Madeleine ne se doutât même pas de l'amour qu'elle avait inspiré. Alors, s'ils se revoyaient jamais, ce qui était au moins problématique, dans quelles dispositions Madeleine serait-elle à son égard? N'aimerait-elle pas? Ne serait-elle pas mariée? Qui pourrait lui en faire un reproche? Pas lui assurément, puisqu'il ne lui avait jamais dit qu'il l'aimait et qu'il voulait la prendre pour femme.
Raisonnant ainsi, il était arrivé devant sa porte; mais, au lieu d'entrer, il continua son chemin sous les arcades sonores de la rue de Rivoli. Paris endormi était désert, et de loin en loin seulement on rencontrait deux sergents de ville qui faisaient leur ronde, silencieux comme des ombres et rasant les murs sur lesquels leurs silhouettes se détachaient en noir.
Il était arrivé au bout des arcades, il revint vers sa maison, mais en prenant par la colonnade du Louvre et par les quais; il avait besoin de marcher et de respirer l'air frais de la rivière.
Quel danger une pareille liaison avec Cara pouvait-elle avoir? Aucun. Au moins il n'en voyait pas, car si séduisante que fût Cara, ce n'était pas une femme qui pouvait prendre une trop grande place dans sa vie;—malgré toutes ses qualités, et il les voyait nombreuses, elle ne serait toujours et ne pourrait être jamais que Cara.
Cara, oui; mais Cara charmante avec ce sourire, avec ces yeux profonds qu'il ne pouvait plus oublier depuis qu'ils s'étaient plongés dans les siens.
Et à cette pensée, malgré la fraîcheur du matin et le brouillard de la rivière qui le pénétraient, une bouffée de chaleur lui monta à la tête et son coeur battit plus vite.
Si l'heure n'avait pas été si avancée, il serait retourné chez elle; mais déjà l'aube blanchissait les toits du Palais-Bourbon, et dans les tilleuls de la terrasse du bord de l'eau on entendait des petits cris d'oiseaux; ce n'était vraiment pas le moment d'aller sonner à la porte d'une femme endormie depuis deux heures déjà.
Il se dirigea vers la gare de l'Ouest; là il prit une voiture et se fit conduire au bois de Boulogne en disant au cocher de le promener n'importe où dans les allées du bois.
À neuf heures seulement, il se fit ramener à Paris, boulevard Malesherbes.
Cara n'était pas encore levée bien entendu, mais Louise ne fit aucune difficulté pour aller la réveiller et lui dire que M. Léon Haupois-Daguillon l'attendait dans le salon.
Moins de deux minutes après son entrée Cara le rejoignait, vêtue d'un simple peignoir:
—Eh bien! s'écria-t-elle d'une vois tremblante, que se passe-t-il donc?
Mais il lui montra un visage souriant.
Alors elle le regarda curieusement de la tête aux pieds, ne comprenant rien au désordre de sa toilette et à la poussière qui couvrait ses bottines.
—D'où venez-vous donc? demanda-t-elle.
—Du bois de Boulogne, où j'ai passé la nuit.
—Ah! mon Dieu!
—Rassurez-vous, il s'agissait seulement d'un examen de conscience,—de la mienne, que j'ai fait sérieusement dans le recueillement et le silence.
—Vous ne me rassurez pas du tout.
—C'est la conclusion de cet examen que je viens vous communiquer si vous voulez bien m'entendre.
Et, la prenant par la main, il la fit asseoir près de lui, devant lui:
—Vous êtes trop fine, dit-il, pour n'avoir pas remarqué que je suis parti d'ici hier soir fort troublé, profondément ému: ce trouble et cette émotion étaient causés par un sentiment qui a pris naissance dans mon coeur. Avant de m'abandonner à ce sentiment, j'ai voulu sonder sa profondeur et éprouver quelle était sa solidité; voilà pourquoi j'ai passé la nuit à marcher en m'interrogeant, et ça été seulement quand j'ai été fixé, bien fixé, que je me suis décidé à venir vous voir si matin pour vous dire ... que je vous aime.
Il lui tendit la main; mais Cara, au lieu de lui donner la sienne, la porta à son coeur comme si elle venait d'y ressentir une douleur; en même temps, elle regarda Léon avec un sourire plein de tristesse:
—J'aurais tant voulu être Hortense pour vous! dit-elle après un moment de silence, et n'être que Hortense; mais, hélas! il paraît que cela était impossible, même pour un homme délicat tel que vous, puisque c'est à Cara que vous venez de parler.
—Mais je vous jure....
Elle ne le laissa pas continuer.
—Je ne vous adresse pas de reproches, mon ami; combien d'autres à votre place seraient venus à moi et m'auraient dit: «Vous me plaisez, Cara; combien me demandez-vous par mois pour être ma maîtresse?» Vous êtes trop galant homme pour tenir un pareil langage; vous m'avez parlé d'un sentiment né dans votre coeur, et vous m'avez dit que vous m'aimiez. Je suis touchée de vos paroles; mais, pour être franche, je dois dire que j'en suis peinée aussi. Il me semble que l'amour ne naît point ainsi et ne s'affirme pas si vite: le goût peut-être, le caprice peut-être aussi, mais non, à coup sûr, un sentiment sérieux.
De nouveau elle le regarda longuement avec cette expression de tristesse dont il avait déjà été frappé.
—Ne croyez pas au moins que je repousse cet amour, dit-elle, ou que je le dédaigne. J'en suis vivement touchée au contraire, j'en suis fière, car je ressens pour vous autant de sympathie que d'estime. Mais, depuis le peu de temps que je vous connais, ce sont ces sentiments seuls qui sont nés en moi. D'autres naîtront-ils plus tard? Je ne sais: cela est possible puisque mon coeur est libre, et que de tous les hommes que je connais vous êtes celui vers qui je me sens la plus tendrement attirée. Mais l'heure n'a pas sonné de mettre ma main dans la vôtre, et j'espère que vous m'estimez trop pour me croire capable de dicter à mes lèvres un langage qui ne viendrait pas de mon coeur. À ma place, une coquette vous dirait peut-être qu'elle ne veut pas que vous lui parliez de votre amour. Moi, qui ne suis ni coquette ni prude, je vous dis, au contraire, parlez m'en souvent, parlez m'en toujours.
Puis, s'interrompant pour lui tendre les deux mains:
—Et j'ajoute: faites-vous aimer.
VII
Contrairement à ce qui se voit le plus souvent dans le monde auquel Cara appartenait, Louise, la femme de chambre de celle-ci, était laide et d'une laideur repoussante qui inspirait la répulsion ou la pitié, selon qu'on était dur ou compatissant aux infortunes d'autrui.
Si Cara avait pris et conservait chez elle une pauvre fille que la petite vérole avait défigurée, ce n'était point par un sentiment de prudente jalousie ou pour avoir à ses côtés un repoussoir donnant toute sa valeur à son teint blanc, velouté, vraiment superbe, qui pour le grain de la peau (la pâte comme diraient les peintres), rappelait les pétales du camellia. Elle n'avait pas de ces petitesses et de ces précautions, sachant bien ce qu'elle était, et connaissant sa puissance mieux que personne pour l'avoir mainte fois exercée et éprouvée jusqu'à l'extrême.
Si elle avait accepté pour femme de chambre cette fille laide, ça avait été par pitié, par sentiment familial et aussi par intérêt. Louise en effet était sa cousine et elles avaient été élevées ensemble; mais tandis qu'Hortense se rendait à Paris pour y devenir Cara, Louise restait dans son village pour y travailler et y gagner honnêtement sa vie comme couturière. Par malheur, au moment où Louise allait se marier avec un garçon qu'elle aimait depuis quatre ans, elle avait eu la petite vérole qui l'avait si bien défigurée, que lorsqu'elle avait été guérie, son fiancé n'avait plus voulu d'elle et qu'il avait épousé une autre jeune fille, bien que celle qu'il abandonnait fût enceinte de cinq mois. Louise avait alors quitté son village, où elle était devenue un objet de risée et de moquerie pour tous, et elle était arrivée auprès de sa cousine Hortense, à ce moment maîtresse en titre du duc de Carami,—c'est-à-dire une puissance.
Si la misère et les hontes des années de jeunesse avaient trempé le coeur de Cara pour le durcir comme l'acier, elles ne l'avaient pas pourtant fermé aux sentiments de la famille: Louise était sa camarade, son amie d'enfance; pour cela elle l'avait accueillie, lui avait fait apprendre à coiffer, à habiller, à servir à table, et après avoir payé ses couches et envoyé son enfant en nourrice en se chargeant de toutes les dépenses, elle l'avait prise pour femme de chambre.
Femme de chambre devant les étrangers, attentive, polie et respectueuse, Louise redevenait la camarade d'enfance et l'amie, lorsqu'elle était en tête à tête avec sa maîtresse, en réalité sa cousine, et une amie dévouée, une sorte d'associée qui avait son franc-parler pour conseiller, blâmer ou approuver librement, sans ménagements, comme si elle soutenait ses propres intérêts.
Cependant il était rare qu'elle en usât pour interroger Cara ou pour aller au-devant des intentions de celle-ci, et presque toujours, elle se contentait de répondre à ce qu'on lui demandait, ne prenant directement la parole que lorsque des circonstances graves l'exigeaient.
Les menaces de Carbans lui parurent de nature à légitimer une intervention énergique. Bien entendu, elle avait raconté à Cara la visite de l'usurier, puis elle avait raconté aussi comment elle avait pu le renvoyer, grâce au bienheureux pardessus de Léon, et naturellement elle avait cru que les 27,500 francs seraient versés avant le délai de huit jours fixé comme date fatale; mais, à son grand étonnement, elle avait vu les choses suivre une marche qui n'indiquait nullement que le versement de ces 27,500 francs dût se faire prochainement.
Et comme elle considérait qu'il y avait urgence, elle se décida à intervenir la veille du jour où Carbans devait se présenter, prêt à tirer à boulet rouge, suivant son expression, s'il n'était pas payé. Pour cela elle attendit le départ de Léon, et comme il s'en alla à deux heures du matin, exactement comme il s'en allait tous les soirs, elle aborda l'entretien en aidant Cara à se déshabiller.
—Tu sais que Carbans doit revenir demain soir, dit-elle.
—Je ne l'ai pas oublié.
—Tu as des fonds?
—Pas le premier sou.
—Mais alors?
—Alors il sera payé.
—Avec quoi? par qui?
—Avec quoi? Avec de l'argent ou avec des lettres de change, je ne puis préciser. Par qui? Par M. Léon Haupois-Daguillon qui sort d'ici.
—Alors il paye d'avance, M. Léon Haupois-Daguillon?
—Parbleu! M. Léon Haupois est d'une espèce particulière, l'espèce sentimentale; le sentiment, c'est le grand ressort qui chez lui met toute la machine en mouvement. Et vois-tu, ma bonne Louise, pour conduire les gens, il n'y a qu'à chercher et à trouver leur grand ressort; une fois qu'on les tient par là, on les manoeuvre comme on veut.—Ne me tire pas les cheveux.—Si j'avais brusqué les choses de telle sorte que Léon, mon amant depuis deux ou trois jours seulement, eût dû payer 27,500 francs à Carbans, il eût très-probablement été blessé, et il eût très-bien pu se dire que je ne l'avais accepté que pour battre monnaie sur son amour;—de là, réflexion, déception, humiliation et finalement séparation dans un temps plus ou moins rapproché. Or, cette séparation je n'en veux pas.
—Mais Carbans?
—Carbans viendra demain à neuf heures, Léon sera avec moi; tu défendras ma porte de manière à ce que Carbans exaspéré te mette de côté, et entre quand même. Carbans est d'ordinaire brutal, et quand la colère l'emporte il l'est encore beaucoup plus. Il me réclamera son argent grossièrement en me reprochant de ne pas avoir usé du délai qu'il m'avait donné pour me procurer les fonds. Alors, si Léon est l'homme que je crois, et je suis certaine qu'il l'est, il interviendra, et Carbans s'en ira avec la promesse d'être payé le lendemain par l'héritier de la maison Haupois-Daguillon, ce qui, pour lui, vaudra de l'argent. Quel sera le résultat de cette scène due au hasard seul? Ce sera de prouver à Léon que je ne suis pas une femme d'argent, et que, même sous le coup de poursuites qui me menacent d'être chassée d'ici, je ne cède pas à l'intérêt. D'un autre côté, il sera heureux et fier, n'étant pas mon amant, de m'avoir donné cette marque de son amour. Enfin je pourrai être touchée de cette marque d'amour et l'en récompenser, ce qui simplifiera et ennoblira le dénoûment. Sois tranquille, nous sommes dans une bonne voie, et la situation va changer.
—Il était temps.
—Il n'était pas trop tard, tu vois. Pour commencer nos changements, qui iront du haut en bas de l'échelle, tu renverras demain Françoise; elle nous a fait l'autre jour un dîner que Léon a trouvé exécrable, et comme il mangera ici souvent, je veux que ce soit avec plaisir. Tu auras soin de me choisir un vrai cordon bleu, Léon est sensible aux satisfactions que donne la table. J'étudierai son goût; il me faut quelqu'un qui soit en état non-seulement de le contenter, mais, ce qui est autrement important, de lui donner des idées. Tu payeras à Françoise ses huit jours.
—Sois tranquille, je n'aurai pas de peine à la renvoyer, elle ne demande que cela.
—De quoi se plaint-elle?
—De tout, du vin qu'on prend à mesure et au litre, du charbon qu'on achète au sac plombé, mais principalement de la viande que tu veux qu'on aille chercher à la Halle en ne prenant que celle de basse qualité.
—Il faudrait la nourrir avec des morceaux de choix peut-être; moi j'ai dîné pendant trois ans avec les restes que j'achetais aux garçons de salle des Invalides pour deux sous.
—Elle aurait voulu gagner sur tout; l'autre jour je l'entendais dire à la concierge: «Il n'y a rien à faire ici, madame est trop bonne pour sa famille, elle veut qu'on lui donne les restes.»
—Pardi; et ni mon oncle ni ma tante ne font les difficiles, ils ne se plaignent pas que la viande est de basse qualité. Tu me débarrasseras donc de Françoise.
—Celle qui la remplacera sera peut-être aussi difficile qu'elle; une cuisinière économe ne se trouve pas du premier coup.
—On ne fera plus d'économie, sans rien gaspiller on prendra le meilleur; tu veilleras à cela. Mais assez pour aujourd'hui, il se fait tard.
Et Cara se mit au lit.
Le lendemains, Carbans, ainsi qu'elle l'avait prévu, arriva pendant qu'elle était en tête en tête avec Léon, et, comme elle l'avait prévu aussi, exaspéré par Louise il força la porte du salon où il entra la menace à la bouche.
Cara courut au devant de lui pour lui imposer silence, mais en quelques paroles il dit tout ce qu'il avait à dire: on lui devait 27,500 francs, il les voulait, et puisque le délai de huit jours qu'il avait accordé n'avait servi à rien, il allait commencer des poursuites vigoureuses.
Ce fut alors à Léon de se lever et d'intervenir.
En cela encore Cara ne s'était pas trompée dans ses prévisions.
—Monsieur, je voudrais avoir deux minutes d'entretien avec vous, dit Léon.
—À qui ai-je l'honneur de parler?
—Haupois-Daguillon.
Carbans, qui ne saluait guère, s'inclina tout bas.
—Je suis à vos ordres.
Mais Cara à son tour se mit entre eux, et tirant Léon par la main, elle l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre:
—Je vous en prie, dit-elle d'une voix suppliante, ne vous mêlez pas de cela; n'ajoutez pas la honte à mes regrets.
—C'est moi qui suis honteux que vous m'ayez si mal jugé; si vous avez un peu d'amitié pour moi; un peu d'estime, laissez-moi seul un moment avec cet homme.
—Mais....
—Je vous en prie.
Il fallut bien qu'elle cédât et qu'elle se retirât dans sa chambre.
Alors Léon revint vers Carbans qui avait abandonné son attitude provoquante et insolente pour en prendre une plus convenable, et surtout beaucoup plus conciliante.
—Monsieur, dit Léon, j'ai l'honneur d'être l'ami de la personne que vous venez de menacer, je ne puis donc pas souffrir que ces menaces soient mises à exécution; si les 27,500 francs que vous réclamez sont dus légitimement, je vous payerai demain; voulez-vous attendre jusqu'à demain et d'ici là, vous contenter de mon engagement, de ma parole?
—Votre engagement suffit, monsieur, je vous attendrai demain jusqu'à six heures.
Et, sans en dire davantage, il déposa sa carte sur le coin de la table, qui se trouvait à portée de sa main.
Cependant ce ne fût que le surlendemain que Léon paya ces 27,500 francs, car il ne les avait pas et il fallut qu'il se les procurât, ce qui était assez embarrassant pour un homme qui, comme lui, n'avait pas des relations avec ceux qui prêtent ordinairement aux jeunes gens.
Heureusement, Cara lui vint en aide, elle connaissait un ancien cocher nommé Rouspineau, pour le moment marchand de fourrage rue de Suresnes et propriétaire de quelques chevaux de courses, qui procurait de l'argent, sans prélever de trop grosses commissions ni de trop gros intérêts, aux gens du monde riches et bien établis qui se trouvaient par hasard gênés.
Si Rouspineau avait eu les sommes qu'on lui demandait, il les aurait prêtées à 6 pour 100 seulement à M. Haupois-Daguillon puisqu'il n'y avait pas de risques à courir, mais il ne les avait pas, ces sommes, et l'argent était bien dur et bien difficile à trouver.
Bref, contre six billets s'élevant au chiffre total de 60,000 francs, il put prêter à Léon une somme de 50,000 francs, et encore fût-ce seulement pour entrer en affaire, car il y perdait. Bien entendu, sa perte eût été difficile à prouver, cependant son bénéfice n'était pas aussi gros qu'on pouvait le croire au premier abord, car il avait été obligé de prélever dessus une somme de 2,000 francs offerte à Cara pour la remercier de lui avoir procuré la connaissance de M. Haupois-Daguillon, qui, il fallait l'espérer, pourrait devenir avantageuse.
Sur les 50,000 francs qu'il reçut, Léon paya les 27,500 francs dus à Carbans, offrit à Cara une parure et garda 12,000 francs pour ses dépenses courantes qui naturellement allaient être un peu plus fortes que par le passé.
VIII
Une femme en vue comme l'était Cara ne prend pas un amant sans que cela devienne un sujet de conversation dans un certain monde, et même sans que quelques journaux, qui ont un public pour ces sortes d'histoires, en fassent ce qu'ils appellent une indiscrétion.
Bientôt tout Paris, le tout Paris qui s'intéresse à ces cancans, sut que Léon Haupois-Daguillon (—Le fils du bijoutier de la rue Royale?—Lui-même.) était l'amant de Cara (—Celle qui a été la maîtresse du duc de Carami?—Elle-même.); et alors, pendant quelques jours, cela devint un sujet de conversation.
—Il était temps.
Comme cela arrive presque toujours, la dernière personne qui apprit la liaison de Cara et de Léon fut celle qui avait le plus grand intérêt à la connaître,—c'est-à-dire «le papa».
Il est vrai que M. Haupois-Daguillon s'occupait fort peu de ce qui se passait dans le monde des cocottes, qu'il appelait «des lorettes ou des courtisanes». Bel homme et gâté en sa jeunesse par des succès qui s'étaient continués jusque dans son âge mûr, il n'avait jamais compris qu'on se commît avec des femmes «qui font marchandise de leur amour». À quoi bon, quand il est si facile de faire autrement.
Cependant le bruit fut tel qu'il arriva un jour à ses oreilles; alors il voulut tout naturellement savoir s'il était fondé, et comme il lui était difficile d'interroger celui qui pouvait lui faire la réponse la plus précise, c'est-à-dire Léon, il s'en expliqua avec son ami Byasson, qui devait avoir des renseignements à ce sujet.
En effet, bien que Byasson n'eût pas de relations dans le monde de Cara, il savait à peu près ce qui s'y passait, comme il savait ce qui se passait dans d'autres mondes, auxquels il n'appartenait pas plus qu'à celui des cocottes, simplement en qualité de curieux qui veut être informé de ce qui se dit et se fait autour de lui. Cette curiosité, il ne l'appliquait pas seulement aux bavardages de la chronique parisienne plus ou moins scandaleuse, mais il la portait encore sur les sujets d'un ordre tout autre, sur tout ce qui touchait à la littérature, à la peinture, à la musique. Bien qu'il ne fût qu'un commerçant, il ne laissait pas paraître un livre nouveau un peu important sans le lire, et sans se faire lui-même,—et l'un des premiers,—une opinion à son sujet dont rien plus tard ne le faisait démordre, pas plus l'éloge que le blâme. Dans tous les bureaux de location des théâtres de Paris, son nom était inscrit pour qu'on lui réserva un fauteuil d'orchestre aux premières représentations, et pour savoir s'il devait rire, pleurer ou applaudir, il n'attendait pas que le visage des critiques influents, en ce jour-là sérieux et réservés comme des augures qui croient à leur sacerdoce, lui eût révélé leurs sentiments. Avant que le Salon de peinture s'ouvrit, il connaissait les oeuvres principales qui devaient y figurer; il avait été les voir dans les ateliers, il avait causé avec les artistes, et pour elles aussi, il ne recevait pas son opinion toute faite des journaux ou des gens du métier. Toutes les fois qu'une vente intéressante avait lieu à l'hôtel des commissaires-priseurs, il recevait un des premiers catalogues tirés, et s'il n'assistait point à toutes les vacations, il traversait au moins toutes les expositions qui méritaient une visite. Où trouvait-il du temps pour cela? C'était un prodige; et cependant il en trouvait, de même qu'il en trouvait encore pour arriver presque chaque jour à la fin du déjeuner de M. et madame Haupois-Daguillon, de façon à prendre une tasse de café avec eux;—il est vrai que la famille Haupois-Daguillon était sa famille à lui qui ne s'était point marié, comme Léon et Camille étaient ses enfants; et il est vrai aussi que les satisfactions de l'esprit qu'il recherchait si avidement ne l'avaient pas rendu insensible aux joies du coeur.
Personne mieux que lui assurément n'était en état de savoir ce qu'était cette Cara, dont M. Haupois avait entendu parler plusieurs fois sans jamais s'inquiéter d'elle, et qui maintenant, disait-on, était la maîtresse de son fils.
Au premier mot, il fut évident que Byasson pourrait répondre s'il le voulait, car le nom de Cara lui fit faire une grimace tout à fait significative.
—Vous savez qu'elle est la maîtresse de Léon? demanda M. Haupois.
—On le dit; mais je n'en sais rien.
—Ne faites pas le discret, mon cher, vous ne vaudrez pas une mercuriale à mon fils en m'apprenant ce que vous savez. À vrai dire, et tout à fait entre nous, je ne suis pas fâché de cette liaison.
—Ah! vraiment.
—Entendons-nous: certainement je suis offusqué de voir un homme comme Léon, beau garçon, intelligent, distingué, mon fils, qui pourrait prendre des maîtresses où il voudrait, devenir l'amant d'une lorette, d'une courtisane à la mode; oui, très-certainement cela me blesse; mais enfin, d'un autre côté, ce n'est pas sans un sentiment de soulagement que je vois Léon échapper à l'influence sous laquelle il était;—Cara le guérira de Madeleine.
—Moi, mon cher, je ne vois pas du tout les choses à votre point de vue, et je ne peux pas me réjouir de voir Léon l'amant de Cara.
—Vous la connaissez?
—Je sais d'elle ce que sait tout Paris, et voilà pourquoi je suis jusqu'à un certain point effrayé de penser que Léon va subir son influence. N'oubliez pas comment Léon a été élevé et quelles étaient ses dispositions dans sa première jeunesse.
—Il me semble que Léon a été aussi bien élevé qu'il pouvait l'être.
—Certainement, mais rappelez-vous ses admirations de collégien pour ces femmes qui, à un degré quelconque, étaient des Cara. Vous vous contentiez de hausser les épaules quand nous le voyions, le nez collé contre les vitres, regardant leur défilé. Et vous haussiez les épaules encore quand vous le preniez à lire ces journaux ou ces romans qui ont la prétention d'être l'expression du high-life parisien. Il ne vous faisait point part de ses idées, bien entendu, mais avec moi il regimbait quand je me moquais de lui, et j'ai pu juger alors combien était vive sa curiosité de savoir quelle était cette existence qui l'attirait et le fascinait. Pour moi c'est un miracle que jusqu'à ce jour il n'ait pas fait de grosses folies, et je ne m'explique sa sagesse que par la nullité ou la sottise des femmes qui n'auront pas su le prendre et le retenir. Mais Cara n'est pas de ces femmes: elle n'est pas nulle, elle n'est pas sotte.
—Qu'est-elle, donc? C'est pour que vous me le disiez que je vous parle d'elle, ou tout au moins pour que vous me disiez ce que vous en savez.
—Cara, que dans son monde on appelle Carafon, Caramel, Carabosse, Caravane, Carapace et surtout Caravansérail,—ce qui, eu égard à ses moeurs hospitalières, est une sorte de qualificatif parfaitement justifié,—Cara, de son vrai nom, est mademoiselle Hortense Binoche, née à Montlignon, dans la vallée de Montmorency, de parents pauvres et peu honnêtes. Son enfance ne fut pas trop malheureuse, car à neuf ans elle séduisit par sa gentillesse,—vous voyez qu'elle a commencé de bonne heure,—une vieille dame riche qui la fit élever dans un couvent. Malheureusement, la vieille dame mourut, et alors commença pour la jeune fille une existence de misère horrible. On la retrouve au bout de quelques années la maîtresse du duc de Carami. C'est le temps de sa splendeur. Elle tue le duc ou il se tue tout seul, ce dont d'ailleurs il était bien capable, et par son testament il laisse une partie de ce qui restait de sa fortune à sa maîtresse. Le testament est attaqué pour captation, et c'est Nicolas qui plaide contre Cara. Vous savez quelle est la manière de plaider de Nicolas, quel est son système de personnalités et d'injures; il a formé son dossier avec des notes qui lui ont été fournies par la préfecture de police, il lit ces notes et montre ce qu'a été Cara depuis l'âge de treize ans, c'est-à-dire depuis son arrivée à Paris. Jamais réquisitoire n'a été plus écrasant, et ce qui lui donne un caractère de cruauté réelle, c'est la présence de Cara à l'audience. Quand Nicolas se tait, elle se lève et s'avance à la barre dans sa toilette de deuil de veuve, simple, chaste cependant élégante. Elle demande à donner quelques explication et prend la parole: «Tout ce qu'on vient de dire de moi est vrai, au moins pour le fond; oui, je suis née dans le ruisseau, j'en conviens, mais peut-on me faire responsable de la fatalité de ma naissance? oui, mon enfance s'est passée dans la fange, mais quand j'ai eu la force de vouloir et de lutter, j'en suis sortie. Mais que dire de celles qui, nées dans le ciel, descendent volontairement dans le ruisseau; que dire de la fille d'un des plus riches banquiers de Paris, d'un pair de France, qui se marie, enceinte de cinq mois?» Là-dessus, comme vous le pensez bien, le président, indigné, lui coupe la parole. Elle s'assied avec calme; elle avait dit ce qu'elle voulait dire: La fille du pair de France se mariant enceinte, c'était la duchesse de Carami. Voilà qui vous fera connaître Cara, mieux que de longues explications. Vous voyez de quoi elle est capable, et quelle est sa résolution, quelle est son audace quand on l'attaque.
Et M. Haupois-Daguillon resta un moment absorbé dans la réflexion; depuis quelques instants déjà, il avait perdu le sourire de confiance et d'assurance avec lequel il avait abordé cet entretien.
—J'allais oublier de vous dire que Cara a une soeur aînée, Isabelle. Toutes deux ont suivi la même carrière; mais, tandis qu'Isabelle a demandé la fortune au monde de la politique et de l'administration, ce qui lui a valu de puissantes protections, Cara l'a demandée au monde commercial et financier. Après l'expérience du duc de Carami, qui avait mal fini, elle s'est adressée aux fils de famille de la haute banque et du haut commerce, trouvant là des avantages moins brillants peut-être que ceux que rencontrait sa soeur, mais à coup sûr plus sérieux et plus productifs. Vous donner la liste des gens à la fortune desquels elle a fait une large brèche m'est difficile en ce moment; mais nous trouverons des noms si vous en désirez.
—Alors elle doit être riche?
—Elle l'était, mais elle s'est fait ruiner en ces derniers temps par un aventurier qu'elle voulait épouser. C'est le juste retour des choses d'ici-bas.
—Tout ce que vous me dites-là est assez effrayant.
—Aussi avez-vous eu grand tort de vous réjouir en pensant que Cara le guérirait de Madeleine; il y a des remèdes gui sont pires que le mal; et cette chère Madeleine n'était pas un mal. Ah! la pauvre fille, que n'est-elle là pour nous sauver!
—Elle serait là que je n'accepterais pas son secours; d'ailleurs Léon n'est pas perdu, je le surveillerai; et, s'il le faut, je lui parlerai. En tout cas, il y a un moyen d'empêcher les choses d'aller trop loin. Puisque Cara est une femme d'argent, je tiendrai Léon serré, et alors elle s'en fatiguera bien vite.
—À moins que Léon ne trouve des prêteurs, ce qui, vous le savez comme moi, ne lui sera pas bien difficile; qui refusera un billet signé Haupois-Daguillon?
—Allons, décidément je parlerai à Léon.
IX
Bien que M. Haupois voulût parler à son fils, il ne lui parla point; la situation n'était pas assez franche pour qu'il l'affrontât volontiers, sans raisons décisives sur lesquelles il pût s'appuyer; si Léon devait faire des folies pour Cara, il n'en avait point encore fait.
Il valait donc mieux ne pas se hâter et attendre pour voir quelle tournure les choses prendraient. On ne fait des folies pour une femme que lorsqu'on l'aime, et par cela que Léon était l'amant de Cara, il n'était nullement démontré qu'il l'aimât; cette liaison pouvait très bien n'être qu'un caprice, et il n'était pas de sa dignité de père de famille d'intervenir dans une amourette. Lorsqu'il avait été question d'un sentiment sérieux, il n'avait pas hésité à agir: bien que cela parût peu probable, ce sentiment pouvait redevenir menaçant, et il paraissait sage de garder intacte l'autorité paternelle pour ce moment, au lieu de la compromettre dans des enfantillages. Un seul point était urgent à l'heure présente: c'était de surveiller Léon et, autant que possible, de le retenir à la maison de commerce, de façon à ce qu'il ne donnât pas trop de temps à Cara, et sur ce point il fut très-net avec son fils.
Léon eût voulu faire ce que son père lui demandait, car il se sentait en faute vis-à-vis de ses parents, mais ce qu'on attendait de lui et ce que lui-même voulait était par malheur impossible.
Son père et sa mère savaient bien qu'il les aimait et il n'avait pas à leur prouver son affection, tandis que, par le seul fait de sa position auprès de Cara, il était obligé de faire à chaque instant, à propos de tout comme à propos de rien, la preuve de son amour.
La situation en effet avait été nettement dessinée par elle:
—Il est bien entendu, mon cher Léon, que je ne veux pas de ton argent, lui avait-elle dit le jour où il lui avait apporté le cadeau qu'il avait payé avec l'emprunt de Carbans. Tu m'as débarrassée de cet horrible Carbans, et j'ai accepté ce service parce que je le considère comme un prêt que prochainement je pourrai te rembourser. J'ai des valeurs dont la négociation est en ce moment difficile, mais qui à un moment donné redeviendront ce qu'elles sont en réalité, excellentes; je te les montrerai et tu verras que je ne me trompe pas. J'accepte aussi ce cadeau, parce que c'est le premier que tu me fais, parce que ce serait te peiner que de le refuser, et enfin parce qu'il marquera une date dans notre vie. Mais, quant aux choses d'intérêt, je veux qu'il n'en soit jamais question entre nous.
—Cependant....
—Tu veux dire que c'est une grande joie de donner, et qu'il n'y en a pas de plus douce que de partager ce qu'on a avec ceux qu'on aime. Cela est vrai et je le crois. Pourtant il faudra que tu renonces à cette joie, et j'aurai le chagrin de t'en priver. C'est là une fatalité de ma position. N'oublie pas que je suis Cara. N'oublie pas la réputation qui m'a été faite. On a cru que j'étais avide, et bien que je n'aie par rien justifié une pareille réputation, elle s'est répandue dans Paris, où elle s'est solidement établie, paraît-il.
—Qu'importe, si je sais qu'elle n'est pas fondée!
—Cela importe peu en effet, au moins pour le moment. Mais, du jour où tu pourrais douter de mon désintéressement, cela importerait beaucoup. Je ne veux pas qu'entre nous il puisse s'élever l'ombre même d'un soupçon, et ce soupçon pourrait naître si tu n'avais pas la preuve que je ne suis pas une femme d'argent. Quelle meilleure preuve que celle que tu te donneras toi-même en te disant: «Elle n'a jamais voulu accepter un sou de moi?» Que deviendrais-je, mon Dieu, si tu croyais jamais que je t'aime par intérêt?
—Ne crains point cela.
—Je sais bien qu'il est encore une autre preuve que tu pourrais te donner si le doute effleurait ton esprit: c'est que, si j'avais été une femme avide, si j'avais été inspirée par l'intérêt dans le choix de mon amant, je n'aurais pas été assez maladroite ni assez mal avisée pour te prendre.
Disant cela, elle l'avait regardé à la dérobée, mais il n'avait pas bronché.
Alors elle avait continué de façon à préciser ce qu'elle voulait dire:
—Cela t'étonne, n'est-ce pas, de m'entendre parler ainsi d'un homme tel que toi, et cependant, si tu veux réfléchir, tu sentiras combien mes paroles sont raisonnables. Si ton père est riche, il l'est d'une bonne petite fortune bourgeoise qui n'a rien à voir avec le grand luxe; et puis il connaît le prix de l'argent; c'est un commerçant, et il ne laisserait assurément pas écorner un morceau de cette fortune sans s'en apercevoir, et sans pousser des cris de chat qu'on écorche tout vivant. D'autre part, elle n'est pas à toi cette fortune, elle est à ton père, à ta mère, qui sont jeunes encore, et qui, je te le souhaite de tout coeur, ont peut-être vingt ans, ont peut-être trente ans à vivre. Il y aurait donc là encore, tu le vois maintenant, une sorte de preuve pour démontrer que je ne suis pas celle qu'on dit; mais elle ne me suffit pas.
—Que veux tu donc?
—Je te l'ai dit, qu'aucune question d'argent ne puisse se mêler à notre amour; voilà pourquoi désormais tu ne me feras plus des cadeaux qui valent 15 ou 20,000 francs. Mais, si je ne veux pas accepter de toi ce qui a une valeur matérielle, je te demande et j'exige ce qui à mes yeux est sans prix: tes soins, ton temps, ta tendresse, ton amour, ton amitié, ton estime, tout ce que le coeur, mais le coeur seul, peut donner. Et, de ce côté, tu verras que je te demanderai beaucoup. Ainsi laisse-moi te faire un reproche à ce sujet: depuis que nous nous aimons, c'est à peine si tu as dîné ici cinq ou six fois. Ça n'était pas là ce que j'avais espéré et la preuve c'est que j'avais pris une cuisinière pour toi. La première fois que tu as accepté mon dîner, j'ai très-bien vu que mon ordinaire ne te convenait pas et que tu étais plus difficile que moi; alors tout de suite j'ai renvoyé ma cuisinière, qui était bien suffisante pour moi, et j'ai pris à ton intention un cordon bleu.
—Tu as fait cela!
—Et j'en ferai bien d'autres. Comment m'en as-tu récompensée? Tu as trouvé ma cuisine meilleure, cela est vrai; mais tu ne lui as guère fait plus d'honneur que si elle avait continué d'être médiocre. Est-ce que tu ne devrais pas rester à déjeuner avec moi tous les matins; est-ce que tu ne devrais pas revenir dîner tous les soirs? Comprends donc que je suis affamée de joies que je ne connais pas: celles de l'intérieur, du tête-à-tête, du ménage. Révèle-les moi ces joies, fais-les moi goûter, que je te doive ce bonheur! As-tu peur de t'ennuyer près de moi? Non, n'est-ce pas? Eh bien, restons ensemble le plus que nous pourrons, toujours. Est-ce que nous n'avons pas mille choses à nous dire, et, lorsque nous nous séparons, est-ce que nous ne nous apercevons pas que nous n'avons presque rien dit? Ah! cette vie à deux, à un, comme je la voudrais étroite et fermée, si intime qu'il n'y ait place entre nous que pour ce qui est toi et pour ce qui est moi!
Cette vie intime à deux c'était celle que Léon avait si souvent rêvée, si souvent désirée en ses heures d'isolement; aussi ce langage dans la bouche de sa maîtresse l'avait-il profondément ému.
—Si tu n'étais pas libre, avait-elle dit en continuant, je ne te parlerais pas ainsi, et je ne serais pas femme, je l'espère, à te faire manquer ta vie, pour la satisfaction de notre bonheur. Mais justement tu es maître de toi, et je ne pense pas que tu oseras me dire que tu dois me sacrifier à ta boutique. Me le dis-tu?
Au moment où elle parlait ainsi, elle connaissait déjà assez Léon pour savoir qu'elle le frappait à son endroit sensible.
—Je ne dis rien, si ce n'est que ce que tu désires, je le désire moi-même.
—Eh bien, alors, vivons comme je te le demande, et prouve-moi que tu m'aimes comme je veux être aimée, prouve-le moi tous les jours, à chaque instant, dans tout. Ah! si j'étais ce qu'on appelle une femme honnête ou si tout simplement j'étais ta femme, je serais moins exigeante, mais je suis Cara, et tu sens bien, n'est-ce pas que c'est par la tendresse, par les soins, par les prévenances, par les égards que tu me le feras oublier, et que tu me prouveras que tu ne vois en moi qu'une femme qui t'adore et qui serait heureuse de donner sa vie pour toi.
La question se trouvant ainsi posée par son père et par Cara, c'était du côté de celle-ci qu'il avait été entraîné. Comment rester à sa «boutique» quand il était attendu? Comment ne pas venir dîner quand elle l'attendait? Elle se fâcherait. Pouvait-il la fâcher?
S'il lui avait plu, ç'avait été un hasard.
Mais maintenant, il voulait mieux que lui plaire, il voulait être aimé,—ce qui était un choix.
Et, il faut bien le dire, ce choix le flattait et lui était doux.
Ce rêve de collégien émancipé, qu'il avait fait si souvent, d'être aimé par une de ces femmes sur qui tout Paris a les yeux, était réalisé.
Cara l'aimait et elle voulait être aimée par lui.
Il y avait là de quoi le chatouiller admirablement dans sa vanité. Ce n'est pas seulement de tendresse ou de désir qu'est fait l'amour et surtout l'amour qu'inspire une femme à la mode, une femme comme Cara.
Combien de fils de famille ont été jetés dans les folies ou les hontes de la passion, parce que leur maîtresse était une Cara.
Combien ont été perdus, ruinés, déshonorés, non par l'amour, mais par l'amour-propre.
Amant d'une Cara! mais c'est un titre dans le monde, c'est presque un titre de noblesse. On était fils d'un bourgeois enrichi: on devient quelqu'un.
X
Bien que Cara voulût avoir toujours Léon près d'elle, il y avait deux jours de la semaine cependant où elle lui rendait la liberté, non pas franchement, mais d'une façon détournée, avec des raisons sans cesse renouvelées: ces deux jours étaient le jeudi et le dimanche.
En plus de ces deux jours, il y en avait un aussi par mois où elle s'arrangeait pour être seule,—le 17.
Si habiles que fussent les raisons qu'elle lui donnait, Léon n'avait pas tardé à remarquer qu'il y avait là quelque chose d'étrange: l'habileté même des prétextes mis en avant avait frappé son attention.
Si une maîtresse telle que Cara peut flatter quelquefois la vanité et l'amour-propre; par contre, elle enfièvre bien souvent la jalousie d'un amant.
Assurément Léon ne croyait pas, ne croyait plus tout ce qu'il avait entendu dire de Cara; maintenant qu'il la connaissait, il savait mieux que personne ce que valaient les histoires racontées sur son compte et sur ses prétendus amants; mais cependant ses audaces de réhabilitation n'allaient pas jusqu'à la faire immaculée; elle avait été aimée, elle avait eu des liaisons.
Toutes étaient-elles rompues?
Où allait-elle?
Pourquoi s'enveloppait-elle de tant de précautions pour cacher ses absences?
Certainement elle était intelligente et fine, mais lui-même n'était ni naïf ni aveugle, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour voir qu'elle n'était pas sincère dans les explications qu'elle lui donnait et qu'il ne lui demandait pas.
Quand même elle ne se serait pas troublée (et sont trouble prouvait bien qu'elle n'était pas aussi rouée qu'on le prétendait), Louise l'eût éclairé par son embarras, lorsque, rentrant à l'improviste, il l'interrogeait et n'obtenait d'elle que des réponses évasives, telles qu'en peut faire une femme de chambre dévouée qui ne veut pas trahir sa maîtresse.
Tout cela formait un ensemble de faits qui n'étaient que trop significatifs et qui pour lui ne s'expliquaient pas.
En effet, comment expliquer que Cara sortait tous les dimanches depuis midi jusqu'à sept heures du soir? Elle était pieuse, cela était vrai, et bien qu'elle se cachât pour dire ses prières, et qu'elle eût placé son prie-Dieu dans un cabinet retiré, où personne ne pénétrait, au lieu de l'exposer à l'endroit le plus en vue de sa chambre à coucher, comme tant de femmes le font, il était impossible de ne pas savoir, quand on avait vécu de sa vie, qu'elle accomplissait avec régularité certaines pratiques religieuses; mais, si dévote qu'on soit, on ne reste pas dans les églises de midi à sept heures, même le dimanche.
Il n'y a pas d'offices le jeudi qui durent quatre ou cinq heures.
Il n'y en a pas davantage qui reviennent périodiquement et régulièrement le 17 de chaque mois.
Et puis, si telle avait été la raison qui la faisait sortir et la retenait dehors, pourquoi ne l'eût-elle pas dit tout simplement?
Mais, loin de la dire cette raison, elle la cachait avec un soin qui, à lui seul, devenait un indice grave: elle n'eut pas montré tant de précautions, tant de craintes si elle n'avait pas voulu se cacher.
C'étaient la logique des choses et le raisonnement qui l'amenaient ainsi à s'inquiéter, et non pas la jalousie, non pas la méfiance.
De jalousie, il n'en avait jamais eu et encore moins de méfiance, étant au contraire porté par sa nature à croire le bien beaucoup plus facilement que le mal.
Cependant, dans le cas présent, il fallait fatalement qu'après avoir cherché le bien sans le trouver nulle part, il en arrivât au mal malgré lui, et il y avait des jours où il se disait qu'il fallait qu'il apprît, n'importe comment, où Cara allait lorsqu'elle sortait, qui elle voyait, ce qu'elle faisait.
Plusieurs fois il le lui avait demandé sur le ton de la plaisanterie, n'osant pas l'interroger sérieusement; mais toujours elle lui avait répondu par des réponses évasives qui, malgré sa finesse, criaient le mensonge.
Un jour, cependant, elle s'était fâchée et, sous le coup de la colère, elle lui avait répondu franchement:
—Ainsi, tu es jaloux et tu l'avoues; Eh bien! s'il en est ainsi, mieux vaut nous séparer tout de suite. Je te jure, tu entends bien, je te jure que je ne te trompe point. Mais te donner d'autres explications que celles que je te donne est impossible. Accepte-moi telle que je suis, ou renonce à moi. Comprends donc que montrer de la jalousie, c'est justement le contraire des égards et des sentiments d'estime que je te demandais. Il y a des femmes, elles sont bien heureuses celles-là, dont on peut être jaloux sans qu'elles en soient blessées; il y en a d'autres, au contraire, pour lesquelles la jalousie est la plus cruelle des blessures: est-ce qu'il n'y a pas un dicton qui dit qu'il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu? Tu ne l'oublieras point, n'est-pas?
Il n'oublia point ce dicton, mais il n'oublia pas non plus qu'il était jaloux: comment eût-il cessé de l'être, alors que les causes qui avaient provoqué cette jalousie ne cessaient point. Et il souffrit d'autant plus de ces inquiétudes que, pour le reste, Cara s'appliquait à le rendre aussi heureux que possible: toujours prévenante, toujours caressante, toujours tendre, la plus douce, la plus agréable des maîtresses; gaie et enjouée d'humeur, égale de caractère, passionnée de coeur, ravissante d'esprit, ne cherchant qu'à lui plaire, s'ingéniant à le charmer avec une souplesse, une fécondité de ressources, une richesse d'invention qui le frappaient d'autant d'admiration que de gratitude. Comme elle l'aimait!
Et cependant?
Cependant, ce point d'interrogation restait enfoncé comme un clou dans sa tête, à l'endroit le plus sensible, lui faisant une blessure de jour en jour plus profonde et plus douloureuse, car chaque dimanche, chaque jeudi, Cara sortait régulièrement comme si elle ne s'apercevait pas du supplice qu'elle lui imposait.
Les choses continuaient d'aller ainsi, sans qu'il fît rien d'ailleurs pour en changer le cours, lorsqu'un jour, un 17 précisément, il reçut un billet pour assister à l'enterrement d'un jeune Espagnol, avec lequel il s'était lié à Madrid, et qui venait de mourir à Paris. Il hésita d'autant moins à se rendre à cet enterrement qu'il ne devait pas voir Cara ce jour-là.
Deux ou trois personnes seulement se trouvèrent avec lui à l'église; alors, pour que ce pauvre garçon ne fût pas conduit tout seul au cimetière, il l'accompagna et il resta le dernier au bord de la fosse, qui avait été creusée dans la partie haute du Père-Lachaise, au delà de la grande allée transversale.
Comme il redescendait mélancoliquement vers Paris en suivant l'allée des Acacias qui vient aboutir au monument de Casimir Périer, il aperçut une femme qui, de loin, lui parut ressembler à Cara d'une façon frappante: même taille, même port de tête, mêmes épaules, elle était penchée sur la vasque en marbre d'un monument, et dans la terre qui emplissait cette vasque elle plantait des fleurs qu'elle prenait dans une corbeille posée près d'elle. Comme elle lui tournait le dos, il ne pouvait pas la reconnaître sûrement. Elle fit un mouvement, c'était elle. Alors il se jeta derrière un monument pour qu'elle ne le vît pas et ne crût point qu'il était ici pour la surveiller. Pendant un certain temps elle continua sa plantation, creusant et tassant la terre avec ses maints gantées, puis quand elle eut tout nivelé, un jardinier lui apporta un arrosoir plein d'eau, et elle arrosa elle-même les fleurs qu'elle venait de planter. Cela fait, elle s'agenouilla et, après une assez longue prière, elle partit.
Alors Léon, vivement ému, s'approcha, et sur le monument devant lequel elle venait d'arranger ces fleurs, il lut: «Amédée-Claude-François-Régis de Galaure duc de Carami.»
Ainsi celui qu'il avait cru un rival était un mort.
Le jardinier qui avait apporté l'arrosoir, était en train de placer dans sa corbeille les plantes fanées arrachées par Cara; Léon s'approcha de lui:
—Voilà une tombe pieusement entretenue, dit-il.
—Ah! il n'y en a pas beaucoup comme ça dans le cimetière: tous les mois, le 17, recta, la garniture est changée, et jamais rien de trop beau, rien de trop cher.
Léon revint à Paris, marchant la tête dans les nuages, et il s'en alla droit chez Cara qui, bien entendu, était rentrée.
L'air radieux avec lequel il l'aborda la frappa:
—Comme tu as l'air joyeux! dit-elle.
—Oui, je suis heureux, très-heureux.
Et, sans en dire davantage, il l'embrassa avec une tendresse émue.
Il avait son projet.
On était au mercredi, et le lendemain, selon son habitude, Cara devait être absente depuis deux heures jusqu'à six; il était résolu à la suivre, car maintenant il n'avait plus honte de l'espionner, bien certain de découvrir une tromperie du jeudi analogue à celle du 17.
À deux heures moins dix minutes, il était dans une voiture devant le numéro 19 du boulevard Malesherbes, et quand Cara sortit, descendant vivement de voiture, il la suivit de loin à pied.
Elle le conduisit ainsi jusqu'à la rue Legendre, à Batignolles: elle allait droit devant elle, rapidement, sans se retourner; mais dans la rue Legendre un embarras sur le trottoir la força à s'arrêter et à se coller contre une maison; alors, levant la tête, elle aperçut Léon qui arrivait.
En quelques pas, il fut près d'elle.
—Toi ici! s'écria-t-elle, d'une voix étouffée.
Mais, sans se laisser arrêter par ces paroles et par son regard courroucé, il lui dit ce qu'il avait vu la veille, et dans quelle intention il l'avait suivie.
Elle garda un moment de silence.
—Tu mériterais, dit-elle, que je t'avoue que je vais chez un amant; je ne le ferai point, et d'ailleurs tu en sais trop maintenant pour ne pas tout savoir. Je t'ai dit que j'avais eu un frère. Il est mort, laissant trois enfants qui sont orphelins, car leur mère est plus que morte pour eux. Je les ai pris, je les élève, et je viens passer quelques heures avec eux le dimanche et le jeudi. Quand ils ne sont pas à l'école, je les interroge et joue avec eux, et je leur prouve par un peu de tendresse qu'ils ne sont pas seuls au monde. Nous voici devant leur porte; monte avec moi. Ne résiste pas; je le veux; ce sera ta punition, jaloux!
Ils montèrent; il n'y avait personne dans l'escalier et toutes les portes étaient fermées; en arrivant au palier du premier étage, il la prit dans ses deux bras, et l'embrassant:
—Tu es un ange! dit-il.
Durant quelques secondes elle le regarda tendrement; puis tout à coup se mettant à rire:
—Et toi, dit-elle, sais-tu ce que tu es?—de ses lèvres elle lui effleura l'oreille,—une grande bébête.
C'était au dernier étage qu'habitaient les enfants, dans un logement simple, très-simple, mais cependant convenable: pour les garder et les soigner ils avaient avec eux une vieille paysanne, ce fut elle qui vint ouvrir la porte.
Aussitôt les trois enfants accoururent et se jetèrent sur Cara, sans faire attention à Léon qui se tenait un peu en arrière.
—Bonjour tante, bonjour tante, quel bonheur!
XI
Carbans n'était pas le seul créancier de Cara: Léon ne fut pas longtemps sans découvrir cette fâcheuse vérité.
Bien entendu, ce ne fut pas Cara qui le lui apprit: elle s'était expliqué une bonne fois avec lui à propos de ses affaires, et elle n'était pas femme à revenir sur ce qu'elle avait dit; elle ne voulait pas qu'il y eût de questions d'argent entre eux, cela avait été nettement formulé; elle lui avait seulement montré les valeurs dont se composait son avoir; mais en agissant ainsi elle n'avait eu qu'un but, se renseigner sur ces valeurs et, lui demander conseil; Léon, qui n'était pas lui-même bien au courant des choses financières, avait dû interroger quelques personnes compétentes, et il avait eu le très-vif chagrin de venir dire à sa maîtresse que ce qu'elle considérait comme une fortune n'était qu'un ensemble de titres dépréciés et qui pour la plupart même n'étaient pas réalisables.
Cara avait reçu cette mauvaise nouvelle sans en être trop vivement affectée, et cela non pas parce qu'elle l'attendait (elle était loin d'avoir une pareille pensée), mais parce qu'elle savait par expérience que des valeurs déclarés mauvaises par des gens de Bourse peuvent devenir, à un moment donné, une source de fortune: il n'y a pas de femme dans le monde auquel appartenait Cara qui ne connaisse l'histoire de ce prince qui fit cadeau à une de ses maîtresse de quelques titres de propriété sur lesquels les juifs de son royaume ne voulaient rien prêter, et qui, du jour au lendemain, quand on commença à exploiter les sources de pétrole, valurent plusieurs millions; aussi toutes croient-elles volontiers que des actions qui ne sont pas cotées cinq francs à la Bourse rapporteront dans un avenir prochain plusieurs centaines de mille francs de rente: ce sont leurs billets de loterie, et elles y tiennent.
Ce fut par Louise que Léon connut la situation vraie de Cara: interrogée par lui, la fidèle femme de chambre commença par se défendre de parler, mais elle finit par tout dire:
—Je vois bien que monsieur a remarqué l'inquiétude de madame, et qu'il a vu aussi combien nous sommes toutes tourmentées dans la maison; je ne veux pas que cette inquiétude et nos airs mystérieux lui fassent supposer des choses qui ne sont pas. Cela rendrait monsieur malheureux, et, si monsieur était malheureux, cela ferait le chagrin de madame. C'est là ce qui me décide à parler. Seulement, monsieur voudra bien me promettre à l'avance que madame ne saura jamais ce que je lui ai raconté et que c'est moi qui l'ai averti.
—Parlez.
—Eh bien, madame va être saisie et vendue.
Léon respira; ce n'était pas cela qu'il craignait après ces savantes recommandations: pour lui, les blessures faites par les huissiers n'étaient pas graves, et leur guérison était facile.
—Il faut que vous sachiez, continua Louise, que ce misérable M. Ackar, en qui madame avait toute confiance, s'est fait remettre les valeurs de madame; il les a vendues ou échangées et a remplacé celles qui lui avaient été confiées par d'autres qui ont tellement baissé que les vendre maintenant serait une ruine. Madame était loin de se douter de cette infamie, et, quand elle a eu besoin de payer Carbans, elle a découvert la vérité ou tout au moins une partie de la vérité, car à ce moment il y avait une certaine quantité de ces valeurs qui, étant dépréciées, devaient, dit-on, remonter un jour. Elle a cru à cette hausse, et elle a compté dessus pour payer ses dépenses. Ce n'est pas la hausse qui est venue, c'est une nouvelle baisse, et, comme madame n'a pas diminué ses dépenses, elle est poursuivie aujourd'hui par tous ses fournisseurs: le costumier, la modiste, le marchand de fourrages, le boucher, l'épicier, même le boulanger; c'est à en perdre la tête. Si elle voulait que tout cela fût payé du jour au lendemain, rien ne serait plus facile, elle n'aurait qu'un mot à dire, qu'un signe de tête à faire, il y a assez de gens, Dieu merci, qui seraient heureux de se ruiner pour elle; mais elle ne dira pas ce mot et elle ne fera pas ce signe, elle aime trop monsieur.
À une pareille confidence il n'y avait qu'une réponse possible: demander les notes de ces fournisseurs; ce fut ce que fit Léon.
Mais Louise refusa:
—Si monsieur croit que c'est pour en arriver à ce résultat que je lui ai raconté, bien malgré moi, ce qui se passe, il se trompe. Qu'est-ce que j'ai demandé à monsieur? que madame ne sache jamais que je lui ai parlé. Si monsieur payait lui-même les fournisseurs, madame comprendrait tout de suite le rôle que j'ai joué et dans sa colère elle me renverrait. Je ne veux pas de ça et voilà pourquoi, avant d'ouvrir la bouche, j'ai fait promettre à monsieur que madame ne saurait jamais rien de ce que je lui aurais raconté; monsieur a promis, je lui demande de tenir sa promesse, ce n'est pas pour madame que j'ai parlé, c'est pour monsieur, rien que pour lui, afin qu'il ne s'inquiète pas de ce qu'il peut remarquer d'étrange. Maintenant il est bien certain, que si monsieur pouvait débarrasser madame de tous ces ennuis, j'en serais heureuse, mais comment?
Léon n'avait aucune confiance en Louise: il la savait intelligente; il la voyait dévouée à Cara; mais, malgré tout, elle lui inspirait un sentiment de répulsion instinctive; il ne fut donc pas dupe de cette confidence.
—Voilà une fine mouche, se dit-il, qui trouve que je devrais payer les dettes de sa maîtresse et qui s'y prend adroitement pour m'amener à demander à Cara ce qu'elle doit. Tout cela est assez habile; mais elle me croit plus jeune que je ne suis.
Et il se décida à demander à Cara l'état de ses dettes, bien convaincu qu'elle le donnerait. Dans les confidences de Louise, il y avait un mot qui l'obligeait à intervenir: «Si elle voulait, elle n'aurait qu'un signe à faire pour que tout fût payé du jour au lendemain.» Si cela n'était pas complètement vrai, il suffisait que ce fût possible pour que Léon trouvât son honneur engagé à payer tout lui-même. Seulement il aurait mieux aimé qu'au lieu de lui faire ce signe plus ou moins adroitement déguisé, Cara s'adressât franchement à lui, cela eût été plus digne, plus conforme au caractère qu'il avait cru trouver en elle, qu'il avait été si heureux de trouver. L'intervention de Louise lui gâtait la Cara qui peu à peu s'était révélée à lui, et qui, justement par les qualités qu'il avait découvertes en elle, s'était emparée de son coeur d'une manière si forte et si profonde. Mais cette déception n'était pas telle qu'elle dût l'empêcher de s'acquitter de son devoir envers elle: il était son amant, son seul amant, elle avait des dettes, il devait les payer, cela était obligé.
Il le devait non-seulement pour lui, pour sa dignité et son honneur, mais il le devait encore pour le monde, c'est-à-dire pour sa réputation. Malgré son amour du tête-à-tête et de l'intimité, Cara n'avait pas rompu avec ses amis et ses connaissances: elle recevait quelques femmes, et un certain nombre d'hommes; les femmes, bien entendu, appartenaient à son monde, les hommes appartenaient à tous les mondes, au vrai comme au faux, au bon comme au mauvais. Les uns venaient chez elle par habitude, les autres parce qu'elle avait un nom, ceux-ci parce quelle était une femme désirable, ceux-là pour rien, pour aller quelque part où l'on s'amuse, où l'on est libre, et où de temps en temps on trouve un bon dîner. Pour tous il était l'amant en titre et si les huissiers saisissaient sa maîtresse, c'était exactement comme s'ils le saisissaient lui-même, avec cette circonstance aggravante qu'il la laissait aux prises avec eux, tandis qu'il n'y était pas lui-même.
Or, comme il avait cet amour-propre bourgeois de ne pas vouloir entretenir des relations avec messieurs les huissiers, il fallait qu'il payât tout ce que Cara devait; dans sa position cela serait peut-être assez difficile; car ce qu'il s'était réservé sur le prêt de Rouspineau était dépensé depuis longtemps, mais il aviserait, il trouverait, il ferait un nouvel emprunt à Rouspineau.
Il s'expliqua donc avec Cara, bien entendu en respectant l'engagement pris avec Louise; il avait trouvé dans l'antichambre un monsieur qui avait la tournure d'un huissier et il désirait savoir ce que cet huissier venait faire.
Cara, qui ne se troublait pas facilement, avait rougi en entendant cette question nettement posée, elle avait voulu se lancer dans de longues explications; mais s'étant coupée deux ou trois fois sans pouvoir se reprendre, elle avait été obligée à la fin, et à sa grande confusion, d'avouer qu'il y avait en effet un huissier qui la poursuivait.
—J'aurais payé depuis longtemps déjà, car je n'aime pas plus que toi les huissiers, sois-en certain, si je n'avais attendu la hausse de mes Docks de Naples et de mes Mines du Centre qu'on m'annonçait comme prochaine; elle commence, on parle d'une fusion pour les mines; dans quelque temps, prochainement, je serai débarrassée de cet huissier.
—Laisse-moi t'en débarrasser tout de suite.
—Restons-en là; cet huissier sera payé, sois tranquille; pourquoi soulever entre nous une cause de désaccord? tu aimes donc bien les querelles? Si tu veux quereller à toute force, choisis au moins un autre sujet.
Il avait insisté: elle s'était fâchée.
Alors lui aussi s'était fâché, et il lui avait représenté les raisons personnelles qui l'obligeaient à ne pas la laisser exposée aux poursuites des huissiers: sa dignité, son honneur étaient en jeu.
Tout d'abord, elle n'avait pas voulu l'écouter; mais peu à peu elle s'était laissé toucher par les raisons qu'il lui donnait; assurément il était désagréable pour lui qu'on dît que sa maîtresse était poursuivie; mais ne serait-il pas plus désagréable, déshonorant pour elle qu'on dît qu'elle l'exploitait et le ruinait, ce qui arriverait infailliblement s'il payait des dettes qui, en réalité, n'étaient pas les siennes?
Elle ne pouvait donc pas céder à ce qu'il lui demandait, et elle ne céderait pas: tout ce qu'elle pouvait faire pour lui, c'était de vendre ses Docks de Naples et ses Mines du Centre, sans attendre la hausse; sans doute ce serait une perte d'argent, mais elle lui ferait ce sacrifice de bon coeur.
Ce fut à son tour de résister: il ne pouvait pas accepter un pareil sacrifice.
Une nouvelle discussion reprit plus ardente que la première et peut-être plus longue. Cependant elle se termina par un arrangement bien simple: afin d'éviter désormais entre eux toute discussion d'affaires, afin d'être à l'abri des poursuites des huissiers, afin de ne pas faire inutilement un gros sacrifice d'argent qui pouvait en réalité être évité, Cara remettrait à Léon toutes ses valeurs, celui-ci emprunterait dessus une certaine somme, et plus tard, quand une hausse raisonnable se serait produite sur ces valeurs, il vendrait ce qu'il faudrait de titres, pour se couvrir de ce qu'il aurait avancé.
Qui eut l'idée de cet arrangement, qui terminait d'une façon si heureuse cette difficulté au premier abord presque insurmontable? Personne en propre. Elle leur fut suggérée à l'un aussi bien qu'à l'autre par la logique même des choses.
XII
Quand on est fils de bourgeois, et quand on a été élevé bourgeoisement au milieu d'idées bourgeoises, de moeurs bourgeoises, d'habitudes bourgeoises, on subit tout naturellement l'influence de son origine développée par celle de son éducation, et quoi qu'on fasse, quoi qu'on veuille, on ne peut pas ne pas être bourgeois, au moins par quelque côté. Chez Léon, qui non-seulement était fils de bourgeois, mais qui de plus avait pour père un Normand et pour mère une femme de commerce, ce côté bourgeois se manifestait dans une certaine méfiance qui apparaissait chez lui aussitôt qu'il s'agissait d'une question d'argent; c'est-à-dire, pour préciser en employant une expression bourgeoise, qu'il était volontiers porté à s'imaginer «qu'on voulait lui tirer des carottes». Et comme dès son enfance, au collége, où il était arrivé avec de l'argent sonnant dans ses poches, il avait eu mainte fois à subir cette extraction désagréable, il avait pris des habitudes de réserve et de prudence qui faisaient qu'au premier mot d'argent qu'on lui disait il se mettait sur la défensive.
On comprend combien fut doux son soulagement quand, après son entretien avec Cara, il eut acquis la certitude que celle-ci ne lui avait pas envoyé Louise pour lui tirer cette fameuse carotte qu'il redoutait tant.
Elle était donc bien réellement la femme qu'il avait cru, et non pas celle qu'un sentiment d'injuste suspicion, qu'il se reprochait maintenant, lui avait fait supposer pendant quelques instants.
Ayant entre les mains les valeurs de Cara, il ne lui restait plus que deux choses à faire: savoir tout d'abord à combien se montaient les sommes que devait sa maîtresse, et ensuite se procurer l'argent nécessaire pour qu'elle pût elle-même payer ces sommes.
Profitant d'un jeudi, c'est-à-dire d'une absence de Cara, il s'adressa à Louise pour qu'elle lui donnât le montant de ces sommes: mais ce fut difficilement qu'il la décida à parler.
À mesure qu'elle lui énumérait les noms des créanciers, couturier, modiste, marchand de fourrages, marchand de vin, boulanger, etc., etc., avec le chiffre de ce qui était dû à chacun, il écrivait ces noms et ces chiffres sur son carnet; quand elle eut fini, il fit l'addition de ces chiffres alignés les uns au-dessous des autres:
67,694 francs.
Louise qui, sans en avoir l'air, l'observait du coin de l'oeil, vit sa mine s'allonger.
En effet, le total était un peu fort; de plus à ces 67,694 fr. il fallait ajouter les 27,500 de Carbans, ce qui donnait un total général de 95,194 fr. pour les dettes de Cara. Mais ce qu'il fallait payer pour Cara ne serait nullement le total de ses dettes à lui. Pour payer 27,500 fr. à Carbans, il avait emprunté 60,000 fr. à Rouspineau; combien faudrait-il qu'il empruntât pour payer ces 67,694 fr? Au moins 100,000 fr. C'est-à-dire que sa dette à lui serait de 160,000 fr.; et ce chiffre devait donner à réfléchir.
Après avoir emprunté, il faudrait payer. Où prendrait-il ces 160,000 francs?
Une pareille question pouvait très-justement allonger la mine. Jusqu'à ce moment Léon n'avait point eu de dettes. Il avait vécu facilement avec la très-large pension que lui faisaient ses parents, et quand il s'était trouvé arriéré de quelques milliers de francs, il n'avait eu qu'un mot à dire à son père pour que celui-ci les lui donnât; cela rentrerait dans les frais généraux auxquels la maison Haupois-Daguillon était tenue: noblesse oblige.
Mais de quelques milliers de francs à 160,000 francs, la marge est large, et n'y avait pas à espérer que son père continuât maintenant à se montrer aussi facile.
Malheureusement de pareilles réflexions étaient à cette heure complètement inutiles; c'était avant de prendre Cara pour maîtresse qu'il fallait les faire, et non maintenant.
Maintenant il était engagé, et il fallait qu'il allât jusqu'au bout, c'est-à-dire qu'il devait, à n'importe quel prix, se procurer ces 67,694 francs.
Heureusement Rouspineau était là; mais quand le marchand de fourrage de la rue de Suresnes entendit parler de 80,000 francs,—Léon avait arrondi la somme,—il poussa les hauts cris.
—Il n'avait pas quatre-vingt mille francs; s'il les avait, il abandonnerait le commerce qui allait si mal et il irait vivre de ses rentes dans son pays natal, à Beaugency, un joli pays comme chacun sait, où le vin n'est pas tant cher; il s'était saigné aux quatre membres pour trouver les soixante mille francs qu'il avait déjà prêtés et qui étaient toute sa fortune, il ne pouvait pas faire davantage; ce n'était pas à lui qu'il fallait s'adresser, c'était à un capitaliste.
En écoutant ce discours, Léon ne s'était pas beaucoup inquiété, se disant que Rouspineau voulait tout simplement lui faire payer cher ces quatre-vingt mille francs; mais bientôt il avait compris qu'il ne trouverait pas là la somme qu'il lui fallait.
—Je ne vois guère que Tom Brazier qui pourrait faire l'affaire; vous connaissez bien Tom, qui tient rue de la Paix un magasin de parfumerie anglaise, de papeterie, de coutellerie, auquel il a joint un cabinet d'affaires, un bureau de location et une agence de paris sur les courses.
—J'en ai entendu parler, mais je n'ai point été en relations avec lui.
—Eh bien! je le verrai aujourd'hui; si vous voulez revenir demain, vous saurez sa réponse: mais, à l'avance, je crois pouvoir vous assurer qu'elle sera ce que vous désirez. Si Tom n'a pas les fonds, il les trouvera; il a une riche clientèle, et il fait valoir l'argent de plus d'une de nos femmes à la mode, qui chez lui trouvent de gros bénéfices qu'elles n'auraient pas ailleurs; seulement il vous fera payer plus cher que moi.
Cette réponse fut en effet telle que Rouspineau l'avait prévue, et le lendemain Léon se présenta chez M. Brazier; mais on ne pénétrait pas chez ce personnage important comme chez Rouspineau, qui recevait ses clients dans un petit bureau où il tenait sous clef, dans des coffres sur lesquels on s'asseyait, des échantillons d'avoine et de son. Chez Brazier, on trouvait un élégant magasin meublé à l'anglaise, dans lequel de jolies jeunes filles aux yeux noirs s'empressaient autour de vous, s'informant poliment de ce que vous désiriez. Ce que Léon désirait, c'était voir M. Brazier; et, comme celui-ci était occupé, il dut l'attendre pendant près d'une heure, assez mal à l'aise au milieu de ce magasin.
Enfin, il vit paraître une sorte de patriarche à cheveux blancs, d'une tenue correcte, de prestance imposante, M. Tom Brazier lui-même, qui le pria de passer dans son bureau particulier.
En quelques mots Léon lui exposa l'objet de sa visite.
—L'affaire est faisable, répondit gravement Brazier: elle se résout dans une question de garantie; autrement dit, en échange des 80,000 francs qui vous sont nécessaires, qu'offrez-vous?
—Ma signature.
Brazier s'inclina avec une politesse affectée.
—Moralement, c'est beaucoup, mais financièrement, c'est moins, si j'ose me permettre de parler ainsi, car je crois que vous n'avez pas de fortune propre.
—J'ai celle que mes parents me laisseront un jour.
—J'ai l'honneur de connaître M. et madame Haupois-Daguillon, avec qui j'ai fait plusieurs fois des affaires; ils sont encore jeunes l'un et l'autre, pleins de santé; ils peuvent vivre longtemps encore.
—Je l'espère.
—J'en suis convaincu; on ne désire pas généralement la mort de ses parents, seulement ... il peut arriver qu'on l'escompte, et ce n'est pas notre cas. Nous sommes donc en présence d'un fils de famille, qui aura une belle fortune un jour, mais qui présentement n'offre comme garantie que des espérances; encore ces espérances peuvent-elles ne pas se réaliser; il peut mourir avant ses parents; il peut être pourvu d'un conseil judiciaire; ses parents peuvent vivre vingt ans, trente ans; vous voyez combien les conditions sont mauvaises; je ne dis pas cependant qu'elles soient telles qu'il faille considérer ce prêt comme impossible, je dis seulement que je dois consulter mes clients, car je ne suis qu'un intermédiaire; et je dis encore que cette absence de garantie rendra probablement le loyer de l'argent assez cher, car on le proportionnera au risque couru.
Il ne fallut pas longtemps à Brazier pour consulter ses clients, et le surlendemain il communiqua à Léon la réponse que celui-ci attendait, sinon avec inquiétude, il avait prévu que l'affaire se ferait, au moins avec une curiosité impatiente de savoir quelles en seraient les conditions.
Elles furent dures, très-dures.
Le temps n'est plus où les usuriers vendaient à leurs clients des collections de crocodiles empaillés ou de vieux habits; mais si les crocodiles et les vieux habits ne sont plus de mode, les procédés de messieurs les usuriers sont toujours les mêmes, sinon dans la forme, au moins dans le fond.
—Nous ne pouvons faire l'affaire, dit Brazier, qu'à une condition, c'est que nous prendrons toutes nos sûretés contre les procès. Pour cela il faut que nous donnions une cause absolument inattaquable à notre prêt. En ce moment, quelles raisons avez-vous pour emprunter une si grosse somme? Aucune aux yeux d'un tribunal. Il faut que vous en ayez. Vous verrez comme il est utile en ce monde d'avoir un bon petit défaut honnête qui cache un vice qui ne l'est pas. Voici donc ce que je suis chargé de vous proposer. Nous vous vendons une écurie de course: oh! en steeple seulement, trois bons chevaux que nous vous vendons à des prix de faveur. Alors voyez comme votre condition change vous faites des affaires, vous subissez des pertes, notre prêt s'explique et se justifie. Quand je dis que vous subissez des pertes, j'ai en vue les explications à donner en justice; car, en réalité, j'espère, je suis sûr que nos trois chevaux vous feront gagner de l'argent, beaucoup d'argent; en une saison ils peuvent vous permettre de nous rembourser; ne dites pas non, puisque vous ne les connaissez pas: c'est Aventure, Diavolo et Robber. Si vous ne voulez pas faire courir sous votre nom, vous prenez un pseudonyme; que dites-vous de capitaine Thunder?
Léon ne dit rien, pas plus à propos du capitaine Thunder qu'à propos d'Aventure, de Diavolo, de Robber, de l'assurance sur la vie qu'on l'obligea de contracter, ni des 150,000 francs de billets qu'on lui fit signer pour lui livrer l'écurie de course et les 80,000 francs; il était pris; il n'avait rien à dire. Au reste l'écurie de course ne lui déplaisait pas trop. C'était un billet à la loterie qu'il prenait, et, dans les conditions où il allait se trouver avec les échéances qui le menaçaient, c'était une sorte de soutien pour lui que ce billet de loterie; pourquoi ne gagnerait-il pas un jour ou l'autre?
Il voulut faire les choses noblement avec Cara, et de telle sorte qu'elle ne pût pas croire qu'il avait des doutes sur la réalité du chiffre des dettes accusé par Louise.
—Voici ce que j'ai pu me procurer sur tes valeurs, dit-il à Cara en lui remettant 70,000 francs; si tu as d'autres dettes que celles dont tu m'as parlé, paye-les; si tu n'en as pas, garde ce qui te restera.
Elle se jeta dans ses bras:
—Laisse-moi me confesser dans ton coeur, s'écria-t-elle, je t'ai trompé, ne voulant pas t'avouer tout ce que je devais; mais tu dois connaître la vérité entière.
Et, après avoir longuement cherché, elle remit une série de factures dont le chiffre s'élevait à 67,694 francs.
Cela fut encore un soulagement pour Léon d'avoir la preuve que ce que Louise lui avait annoncé était réellement dû: il avait été élevé dans des habitudes de probité commerciale qui ne sont pas celles de toutes les maisons de Paris; ce n'était pas chez M. Haupois-Daguillon qu'on aurait fait deux factures avec des chiffres différents: l'une pour être montrée à celui qui fournissait l'argent, l'autre pour être réellement payée.
XIII
Aventure, Diavolo et Robber portèrent assez convenablement les couleurs du capitaine Thunder (casaque blanche, toque écarlate), mais ils ne firent pas sortir le billet de loterie qu'il espérait; et, quand le premier des effets Rouspineau arriva à échéance, Léon n'avait pas les fonds nécessaires pour le payer.
Signé «Haupois-Daguillon», ce billet fut présenté à la maison de la rue Royale. Habitué à venir souvent à cette caisse, et à ne s'en retourner jamais sans être payé, le garçon de recette passa son billet par le guichet et alla s'asseoir sur une chaise.
En recevant un billet qu'il n'attendait pas, et qui n'était pas inscrit sur son carnet d'échéances, le bonhomme Savourdin ouvrit de grands yeux, mais il ne lui fallut pas longtemps pour reconnaître l'écriture et la signature de Léon. Dix mille francs! Il relut le billet deux fois et prit sa loupe pour l'examiner: c'était bien dix mille francs, il n'y avait ni grattage, ni surcharge d'écriture ou de chiffre.
Il resta un moment à réfléchir, tenant le billet dans ses mains, que l'émotion faisait trembler, puis tout à coup il ferma la porte en fer de sa caisse, enfonça sa toque de velours bleu sur sa tête, plaça le billet dans la poche de côté de sa redingote et se dirigea rapidement vers le bureau de madame Haupois-Daguillon.
—Voici un billet de 10,000 francs, dit-il; faut-il le payer?
À madame Haupois-Daguillon il ne fallut pas beaucoup de temps non plus pour reconnaître l'écriture de son fils; mais la surprise fut si forte chez elle qu'elle resta un moment sans rien dire; puis, se remettant peu à peu, elle tourna vers Savourdin un visage pâle, mais calme:
—Mon fils ne vous avait donc pas prévenu? dit-elle.
—Non, madame, et voilà pourquoi je viens vous demander s'il faut payer.
—Vous demandez s'il faut payer un billet signé Haupois-Daguillon, vous! Payez vite: c'est déjà trop de retard.
Et, comme il tournait vivement sur ses talons, elle l'arrêta d'un signe de la main:
—Je vous autorise à faire remarquer à mon fils qu'il doit vous prévenir des billets mis en circulation; venant de vous cette observation lui fera mieux comprendre ce que son oubli a de regrettable.
Ce fut tout; mais les employés qui dans la journée eurent affaire à «madame», comme on l'appelait dans la maison, furent reçus de telle façon qu'il fut évident pour tous qu'il se passait quelque chose de grave; seulement, comme Savourdin se garda bien de parler du billet, on ne sut pas ce qui motivait cette humeur.
Madame Haupois-Daguillon ne quitta son bureau qu'à l'heure ordinaire pour aller dîner rue de Rivoli: elle trouva son mari installé dans la salle à manger, à sa place, et l'attendant tranquillement les deux coudes sur la table, lisant son journal étalé devant lui. Cette table était servie comme à l'ordinaire, c'est-à-dire avec trois couverts, ceux du maître et de la maîtresse de maison en face l'un de l'autre, celui de Léon à un bout; car bien qu'il ne partageât plus souvent les repas de ses parents, son couvert était mis chaque jour comme si on l'attendait sûrement, et c'était avec cette place vide devant les yeux que son père et sa mère avaient le chagrin de dîner presque chaque soir on tête-à-tête; moins tristes encore cependant quand ils étaient seuls que lorsqu'ayant des invités, ils étaient obligés d'excuser leur fils empêché, «qui ventait de les prévenir qu'à son grand regret, il lui était impossible de dîner avec eux ce soir-là.»
Madame Haupois-Daguillon laissa son mari dîner, mais pour elle il lui fut impossible d'avaler un morceau de viande. Ce ne fut qu'après le départ du valet de chambre qui les servait et les portes closes qu'elle prit dans sa poche le billet de Léon et le tendit à son mari:
—Voici un billet qu'on a présenté tantôt et que j'ai payé, dit-elle.
—Léon! dix mille francs, s'écria-t-il, et tu as payé!
—Fallait-il laisser en souffrance la signature Haupois-Daguillon!
Dix mille francs n'étaient pas une somme pour eux; mais combien de billets de dix mille francs avaient-ils été déjà signés par Léon? Là était la question. Sans doute il y avait un moyen tout naturel de la résoudre: c'était d'interroger Léon. Mais, après ce qui s'était passé à propos de Madeleine, ils avaient peur l'un et l'autre de provoquer une explication qui pourrait aller trop loin: ce qu'ils voulaient, ce n'était pas pousser Léon à une rupture, loin de là; c'était tout au contraire le ramener à la maison paternelle. Il fallait donc procéder avec prudence et avec douceur; interroger Léon, obtenir de lui une confession par l'amitié plutôt que par la sévérité, et n'agir ensuite énergiquement que si l'énergie était commandée par les circonstances.
Mais ce fut en vain qu'ils attendirent leur fils! pendant trois jours, il ne rentra pas, et M. Joseph, dont les fonctions étaient maintenant une sinécure, déclara qu'avant de sortir «monsieur ne lui avait rien dit.»
Que faire? ils ne pouvaient pas cependant lui écrire chez cette femme: ils n'avaient qu'à attendre son retour.
Mais en attendant ainsi ils reçurent une nouvelle qui modifia leurs sentiments: un banquier avec qui la maison était en relations écrivit à Haupois-Daguillon qu'on lui avait demandé d'escompter trois billets de 10,000 fr. chacun, signés «Haupois-Daguillon», et qu'avant de les accepter ou de les refuser définitivement il se croyait obligé de l'en prévenir.
M. Haupois-Daguillon courut chez ce banquier, qui lui apprit que ces billets étaient souscrits à l'ordre de M. Tom Brazier, négociant, rue de la Paix; et aussitôt, M. Haupois-Daguillon se rendit chez celui-ci.
Le patriarche anglais le reçut avec les démonstrations du plus profond respect, et il ne fit aucune difficulté de lui apprendre que M. son fils, «un charmant jeune homme», était son débiteur pour une somme de cent cinquante mille francs, se composant pour une part d'argent prêté et pour une autre part du prix de vente d'une écurie de course, «trois chevaux excellents qui feraient honneur à leur propriétaire, Aventure, Diavolo et Robber.»
Le premier mouvement de M. Haupois-Daguillon fut de se laisser emporter par la colère et de dire son fait au vénérable négociant; mais il s'arrêta heureusement aux premières paroles de son allocution, et, plantant là M. Tom Brazier légèrement suffoqué de cette algarade, il alla chez son avocat lui conter son affaire et lui demander conseil: le temps des ménagements était passé; il n'avait que trop attendu; maintenant il fallait agir et au plus vite.
C'était Favas qui depuis vingt ans était son avocat; il fut d'avis, lui aussi, qu'il fallait agir au plus vite.
—Je connais la femme, dit-il, en quelques mois elle fera contracter à votre fils pour plus d'un million de dettes, et ce qu'il y aura d'admirable dans son jeu, c'est qu'elle ne lui aura rien demandé. Il faut l'arrêter dans ses manoeuvres. Pour cela la loi met à votre disposition un moyen bien simple: un conseil judiciaire, sans lequel votre fils ne pourra plaider, transiger, emprunter.
À ces mots, M. Haupois-Daguillon se récria: mon fils pourvu d'un conseil judiciaire, presque interdit, quelle tache sur son nom!
—Voulez-vous que votre fils dissipe dès maintenant la fortune que vous lui laisserez un jour? continua Favas. Non, n'est-ce pas? Eh bien! vous ne pouvez recourir qu'au conseil judiciaire. Voulez-vous, je ne dis pas qu'il quitte cette femme, cela est sans doute impossible, mais qu'il soit quitté par elle, le conseil judiciaire vous en donne encore le moyen. Croyez-vous qu'elle gardera un amant qui ne pourra plus emprunter et qui n'aura que de l'amour à lui offrir? Non. Le conseil judiciaire, malgré ses inconvénients, est la seule voie que vous puissiez suivre; c'est celle que je vous conseille; ce serait celle que je prendrais si j'étais à votre place.
Il n'y eut pas d'explication entre le père et le fils, il ne fut même pas question entre eux du billet de dix mille francs qui avait été payé; mais un matin comme Léon rentrait chez lui, le vieux Jacques, le valet de chambre de ses parents, lui apporta une liasse de papiers timbrés, qu'un huissier, dit-il, lui avait remis la veille, et qu'il avait cachés pour que personne ne les vît.
Resté seul, Léon, bien surpris, ouvrit ces papiers: le premier était la copie d'une requête au président du tribunal de première instance de la Seine tendant à la nomination d'un conseil judiciaire à la personne de Léon-Charles Haupois;—le second était un avis du conseil de famille réuni sous la présidence de M. le juge de paix du premier arrondissement de la ville de Paris, disant qu'il y avait lieu de poursuivre la nomination de ce conseil judiciaire;—enfin, le troisième était un jugement ordonnant qu'il devrait comparaître le surlendemain en la chambre du conseil pour y être interrogé.
Il resta abasourdi: il avait cru à des explications plus ou moins vives avec son père et sa mère, mais non à ce coup droit.
Que devait-il faire?
L'habitude, plus que la volonté, le porta au boulevard Malesherbes, et, arrivé devant la maison de Cara, il ne voulut point passer devant cette porte sans monter un instant: ne serait-ce que pour prévenir Cara qu'il ne rentrerait peut-être pas à l'heure convenue.
À ce mot, Cara leva les yeux sur lui et l'examina, surprise de son air sombre; il ne lui fallut pas longtemps pour deviner qu'il venait de se passer quelque chose de grave, et, cela constaté, il ne lui fallut pas longtemps pour obtenir une confession complète.
Il fut bien étonné de voir qu'elle ne manifestait ni surprise ni indignation:
—Dois-je avouer, dit-elle, que, si je ne m'attendais pas à cela, je m'attendais à quelque coup de Jarnac de la part de ton beau-frère, qui n'est entré dans votre famille que pour s'emparer de toute votre fortune. Je le connais, le baron Valentin, la gloire et les gains du tir aux pigeons ne lui suffisent plus, il lui faut la fortune entière de la maison Haupois-Daguillon. Il la veut et il l'aura si tu ne te défends pas vigoureusement: aujourd'hui le conseil judiciaire pour toi, dans un an l'interdiction. Il est habile.
En moins d'une heure elle l'eut convaincu qu'il devait lutter énergiquement contre cette manoeuvre, dont ses parents seraient les premières victimes.
Il ne fut plus question que de choisir l'avocat à qui il devait confier sa cause; mais elle se garda bien de proposer son ami Riolle; ce n'était pas un avocat comme cet homme d'affaires qu'ils fallait, c'en était un qui apportât un peu de son autorité et de sa considération à son client; elle proposa Gontaud qui réunissait ces conditions.
Léon alla donc voir Gontaud; celui-ci demanda huit jours pour étudier l'affaire, puis, au bout de huit jours, il répondit: «Qu'il ne plaidait pas des affaires de ce genre»; et il ajouta avec son sourire narquois: «Allez trouver Nicolas, il vous défendra.»
Cara n'avait pas de préjugés; bien que Nicolas l'eût traînée dans la boue lors du procès à propos du testament du duc de Carami, elle conseilla à Léon de s'adresser à lui. Et Nicolas, qui avait encore moins de préjugés que Cara, accepta l'affaire avec enthousiasme: ce serait une occasion pour lui dans cette seconde plaidoirie de revenir sur ce qu'il avait dit d'excessif dans la première: «En réalité, messieurs, cette femme, que notre adversaire accuse, n'est pas ce qu'on vous dit, etc., etc.»
Nicolas plaida en attaquant tout le monde, surtout le baron Valentin, «ce gentilhomme qui cherche partout des pigeons»; mais il perdit son affaire; sur les conclusions conformes du ministère public, M. Haupois-Daguillon fut nommé conseil judiciaire de son fils.
XIV
Il semblait raisonnable et logique de croire que le premier effet de la nomination du conseil judiciaire serait, ainsi que l'avait dit Favas, d'amener une rupture immédiate entre Léon et Cara: une femme comme Cara ne garde pas un amant qui n'a que de l'amour; ce mot de l'avocat avait été répété par M. Haupois-Daguillon et il était devenu celui de la famille entière. Le baron Valentin lui-même, que M. et madame Haupois-Daguillon écoutaient comme un oracle lorsqu'il parlait des usages et des moeurs du monde et du demi-monde, déclarait qu'il était impossible que la liaison de son beau-frère avec «cette fille» se prolongeât longtemps:
—Vous ne savez pas, disait-il à sa belle-mère, qui le consultait à chaque instant avec des angoisses toutes maternelles, vous ne savez pas quel est le train de maison de ces femmes qui payent toutes choses deux ou trois fois plus cher qu'elles ne valent. Il en est de Cara comme de ces négociants qui ont trois ou quatre cents francs de frais généraux par jour, et qui ne font pas un sou de recette. Comment voulez-vous qu'ils aillent, s'ils ne trouvent pas sans cesse de nouveaux commanditaires? Il faut que Cara, elle aussi, fasse comme eux. Sans doute cela lui sera désagréable, car lorsqu'elle a jeté le grappin sur Léon elle était au bout de son rouleau, et elle espérait bien avec lui refaire sa fortune et en même temps se refaire elle-même dans une existence calme et bourgeoise, où elle pourrait enfin se reposer de toutes ses fatigues. Mais, quand il y a nécessité, on ne s'arrête pas devant ce qui est désagréable. Cara congédiera donc Léon, soyez-en certaine, au moins en qualité d'amant en titre; si elle le gardait, ce serait en compagnie de plusieurs autres, et je ne crois pas que Léon accepte un pareil rôle.
—Mon fils! s'écria madame Haupois-Daguillon. Et à cette pensée sa fierté se révolta indignée au moins autant que son honnêteté.
C'était un petit bonhomme assez ridicule que M. le baron Valentin, mais il avait au moins cette supériorité sur des gens tout aussi ridicules que lui, de savoir qu'il l'était, et par où il l'était. C'était parce qu'il était peu fier de sa baronnie, qu'il avait voulu l'illustrer par quelque action d'éclat et qu'il avait recherché obstinément les gloires du tir aux pigeons, n'étant point en état d'en briguer d'autres, plus difficiles ou plus dispendieuses à obtenir. C'était encore parce qu'il se savait de tournure chétive et jusqu'à un certain point hétéroclite, qu'il prenait à propos des choses les plus simples des grands airs de dignité. En entendant sa belle-mère pousser son exclamation, il se redressa de toute sa hauteur sur ses petites jambes:
—Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, chère mère, dit-il avec noblesse, je n'ai jamais eu la pensée que votre fils pût accepter le rôle que je vous indiquais; bien que l'avocat de Léon ait parlé de moi en termes peu convenables, m'a-t-on rapporté, mes sentiments à l'égard du frère de ma femme n'ont pas changé et ils ne changeront pas.
—Soyez certain que ce n'est pas lui qui a inspiré cette plaidoirie.
—Je le pense; il y a là une traîtrise trop forte pour n'être pas féminine.
Cependant les prévisions de Favas ne se réalisèrent pas plus que celles du baron Valentin: Cara ne congédia point l'amant qui n'avait plus que de l'amour à lui offrir, et Léon, du premier rang, ne passa point au dernier.
Si l'intention première de Cara avait été de se séparer de Léon le jour où celui-ci avait eu les mains si bien liées par la justice qu'il ne pouvait signer le moindre engagement, elle n'avait pas tardé à adopter un plan tout opposé.
La demande en nomination de conseil judiciaire avait exaspéré Léon contre ses parents, non pas précisément à cause même de cette demande, mais à cause de la façon dont elle avait été introduite. Que ses parents voulussent l'empêcher de continuer un système d'emprunts qui en quelques mois avait dévoré plus de deux cent mille francs, il l'admettait et trouvait même qu'ils n'étaient point tout à fait dans leur tort; mais qu'ils eussent procédé de cette manière, en arrière de lui, sans le prévenir, c'était ce qui le suffoquait. Pourquoi ne lui avaient-ils rien dit? il se serait expliqué avec eux et il leur aurait fait comprendre qu'il avait été entraîné, mais que son intention n'était pas du tout de marcher sur ce pied. En réalité, deux cent mille francs n'étaient pas dans sa position une dépense constituant des habitudes de prodigalité telles, qu'on devait les réprimer brutalement, par la nomination d'un conseil judiciaire.
En raisonnant ainsi, il oubliait que le reproche qu'il adressait à son père et à sa mère était celui-là même qu'ils pouvaient le plus justement lui retourner. Indigné qu'ils eussent introduit leur demande sans le prévenir, il trouvait tout naturel de ne pas les avoir avertis qu'on présenterait à leur caisse un billet de 10,000 francs souscrit à l'ordre de Rouspineau. Il avait eu ses raisons pour agir ainsi, et dans une explication il les eût facilement données. Mais il n'admettait pas que ses parents en eussent eu de leur côté pour agir comme ils l'avaient fait. Quelle différence, d'ailleurs, entre une somme de 10,000 francs à payer et une demande en nomination de conseil judiciaire!
Le résultat naturel de cette exaspération avait été de le rapprocher de Cara: cela était obligé, étant donné sa nature; il avait besoin d'être plaint, d'être aimé, de ne pas se sentir isolé.
Et c'était de la meilleure foi du monde qu'il se trouvait abandonné et isolé. Enfant, il avait vu ses parents absorbés par le soin de leurs affaires n'avoir presque pas de temps à lui donner et consacrer tous leurs efforts à faire fortune, le grand but, la joie suprême de leur vie. Plus tard, c'était encore ce souci de la fortune qui les avait empêchés de lui accorder Madeleine pour femme. Et maintenant, c'était toujours à la question d'argent qu'ils le sacrifiaient.
Cara, voyant cet accès de tendresse et en comprenant très-bien la cause, n'avait eu garde de le contrarier; elle l'avait plaint comme il lui était si doux de l'être, elle l'avait aimé comme il désirait l'être; elle avait été toute à lui, entièrement pleine de ces prévenances et de ces câlineries qu'une mère a pour son enfant malheureux: maîtresse, mère, soeur et même soeur de charité, elle avait été tout cela à la fois.
Comment ne l'eût-il pas aimée pour cet amour qu'elle lui témoignait alors qu'il se sentait si malheureux. Ce n'était plus la brillante Cara qu'il voyait en elle, c'était la douce et affectueuse Cara qui le consolait, une femme de coeur tendre et aimante.
Avant que le jugement fût rendu, Capa avait pu apprécier les changements qui s'étaient faits, non-seulement dans le coeur de son amant, mais encore dans son esprit; elle avait pu se rendre compte de l'empire qu'elle avait pris sur lui et de la solidité des liens par lesquels il lui était attaché: il ne sentait plus que par elle, il ne voyait plus que par elle, et, ce qui était d'une bien plus grande importance encore, il ne voyait plus que comme elle voulait qu'il vît, et cela sans désir de la flatter, mais tout naturellement, par accord de la pensée.
Cet état changeait si complétement la situation, qu'après avoir commencé par souhaiter ardemment que la demande en nomination d'un conseil judiciaire fût repoussée, elle en vint à se demander s'il ne valait pas mieux au contraire qu'elle fût admise: repoussée, Léon pouvait se réconcilier avec ses parents; admise, il ne le pouvait plus et alors il était tout à elle.
Il est vrai qu'il l'était sans rien pouvoir faire; mais son incapacité d'emprunter et d'aliéner ne serait pas éternelle; et puis, d'ailleurs, elle ne s'applique qu'aux biens, cette incapacité.
Et quand cette idée se présenta pour la première fois à son esprit, elle se mit à rire toute seule silencieusement: ils étaient vraiment prudents et prévoyants les gens qui faisaient les lois; ah! oui, bien prudents, bien perspicaces dans les savantes précautions qu'ils prenaient pour empêcher les jeunes gens de se ruiner!
Le jour du jugement, elle voulut accompagner Léon jusqu'à la porte du Palais, et elle l'attendit là, à moitié cachée au fond de sa voiture. À la façon dont il descendit les marches du grand escalier, elle vit que le conseil judiciaire était accordé, mais elle n'en ressentit aucune contrariété. Cependant, quand il monta en voiture, elle l'enveloppa maternellement dans ses deux bras et elle le tint longuement, passionnément serré contre elle, puis, le regardant en face avec des yeux un peu égarés:
—Si tout est fini avec tes parents, dit-elle, je te reste, moi, je te reste seule; c'est quand on est malheureux qu'il est bon d'être aimé; tu verras comme je t'aime.
Et comme il restait accablé, elle le gronda doucement.
—Ne vas-tu pas te désoler pour une chose qui, en réalité, n'est qu'une chose d'argent.
—Ce n'est pas pour moi que je me désole, c'est pour toi.
—Pour moi! Mais tu sais bien que je n'en veux pas, que je n'en ai jamais voulu de ton argent. D'ailleurs, mon plan est fait.
Il la regarda avec inquiétude.
—Tu comprends bien que maintenant nous ne pouvons pas rester dans la même situation.
—Que veux-tu dire? demanda-t-il avec des yeux de plus en plus inquiets.
—Qu'on ne vit pas exclusivement d'amour, et que, puisque te voilà sans le sou, tandis que moi-même je n'ai que des valeurs ... qui ne valent pas grand'chose, il faut que nous prenions une résolution sérieuse.
—Et tu l'as arrêtée dans ton esprit, cette résolution?
—Je l'ai arrêtée.
—Et c'est cette heure que tu choisis pour me la faire connaître?
—Il le faut bien.
Alors, voyant par l'inquiétude de Léon les choses au point où elle voulait les amener, elle continua:
—Voici ce que j'ai décidé: continuer à vivre comme je vis actuellement est désormais impossible; je prends donc une mesure radicale: je vends tout mon mobilier, bijoux, voitures, chevaux; liquidation générale et forcée comme disent les marchands; je ne garde que ce qui est indispensable pour meubler un appartement modeste et élégant: salle à manger, petit salon, deux chambres, le strict nécessaire: et c'est dans cet appartement que nous allons nous établir.
À mesure qu'elle parlait, la figure assombrie de Léon s'était éclairée; quand elle fit une pause, il la prit dans ses bras et lui ferma les lèvres par un baiser.
—Tu es la meilleure des femmes, la plus tendre, la plus dévouée!
—Je t'aime, c'est là ma seule qualité, ne m'en cherche pas d'autres; serons-nous heureux ainsi!
La réflexion revint à Léon, et avec elle un sentiment de dignité.
—C'est impossible, dit-il.
—Parce que?
—Mais....
Il n'osa pas continuer, ce qui d'ailleurs était inutile, car elle avait compris.
—Es-tu bébête, dit-elle, tu ne veux pas de cet arrangement parce que tu serais honteux de vivre chez moi, entretenu par moi; ça serait cependant un joli triomphe. Mais, sois tranquille, je comprends tes scrupules et je les respecte. C'est moi qui serai entretenue par toi. Je ne voulais pas de ton argent quand tu étais riche, je l'accepte maintenant que tu es pauvre. J'accepte ce que tu ne peux pas me donner, vas-tu dire? Rassure-toi. Tu m'as prêté environ 100,000 francs, je te les rendrai sur le prix de vente de mon mobilier, et ce sera avec ces 100,000 francs que nous vivrons. Qu'en dis-tu?
—Je dis que tu es un ange!
XV
CATALOGUE
D'un très-beau et très élégant
MOBILIER MODERNE
CHAMBRE À COUCHER EN TAPISSERIES ANCIENNES
SALON RECOUVERT EN BROCATELLE
SALLE À MANGER EN ÉBÈNE, MEUBLES D'ART, GLACES, PIANOS, BRONZES D'ART
GARNITURES DE CHEMINÉES, LUSTRES, FEUX
GROUPES ET BUSTES D'APRÈS L'ANTIQUE, ARGENTERIE, TAPIS, IVOIRES
MARBRES, ÉMAUX CLOISONNÉS
PORCELAINES DE CHINE, DE SAXE, DE SÈVRES ET AUTRES
TABLEAUX, CURIOSITÉS
DIAMANTS
BAGUES, COLLIERS
BRACELETS, CROIX, MONTRES, TOILETTES, DENTELLES, FOURRURES
OMBRELLES, ÉVENTAILS, LINGE
VOITURES
CALÈCHE ET DORSAY À HUIT RESSORTS
COUVERTURES DE VOITURES EN FOURRURES, HARNAIS, LIVRÉES
Dont la vente aura lieu
Par suite du départ de Mlle C...
Hôtel Drouot, grande salle n°1.
Ce catalogue, imprimé par Claye avec un vrai luxe typographique et tiré sur papier teinté, annonça au tout Paris que ces sortes de choses intéressent la vente de Cara.
Alors ce fut dans ce monde une explosion d'exclamations, d'explications et de commentaires. Combien de bonnes amies s'écrièrent avec des larmes dans la voix et le sourire aux lèvres:
—C'est donc vrai que cette pauvre Cara est tout à fait ruinée!
À quoi il y avait des gens moins naïfs qui répliquaient que ce n'est pas toujours parce qu'une femme est ruinée qu'elle vend son mobilier, mais que bien souvent c'est pour s'en faire donner un autre plus riche et tout neuf.
—Ce n'est pas toujours le fils Haupois-Daguillon qui lui en donnera un, puisque ses parents l'ont pourvu d'un conseil judiciaire.
—Il lui donnera peut-être mieux que cela.
—Quoi donc?
—Son nom?
Il y eut foule à l'exposition particulière, qui se fit un samedi, et plus grande foule encore à l'exposition du dimanche, car ces bavardages avaient donné un attrait particulier à cette vente: puisqu'on en parlait, il fallait voir ça.
Et l'on était venu voir ça, non-seulement ceux qui, de près ou de loin, touchaient au monde de la cocotterie, mais encore ceux et celles qui, appartenant au monde honnête, étaient curieux d'apprendre et de s'instruire.
Comment font ces femmes-là? Comment sont-elles meublées? Ont-elles des meubles spéciaux à leur métier? Comment est leur chambre à coucher?
On éprouva une irritante déception à ce sujet en venant voir l'exposition de mademoiselle C.... Bien que la chambre à coucher «en tapisseries anciennes» fût le premier article inscrit au catalogue, celui sur lequel les yeux se portaient tout d'abord curieusement, elle ne figura pas à l'exposition, et les femmes qui étaient venues à cette exposition pour voir cette fameuse chambre, de même que les hommes qui s'y étaient rendus comme à une sorte de pèlerinage pour la revoir, en furent pour leur temps perdu: la propriétaire s'était, au dernier moment, réservé le mobilier de cette chambre.
Ceux qui étaient venus pour revoir ce qu'ils avaient déjà vu, les uns pendant un ou plusieurs mois, les autres pendant une courte soirée, constatèrent que ce n'était pas seulement le mobilier de la chambre à coucher qui ne figurait pas à l'exposition; celui du cabinet de toilette, si curieux et si original, avait été distrait aussi; de même avaient été réservés encore par la propriétaire d'autres meubles ou d'autres objets pris çà et là; il était donc évident qu'un choix avait été fait et que la rubrique du catalogue et des affiches «pour cause de départ» n'était pas vraie; elles auraient dû dire, ces affiches: «pour cause de changement de domicile».
En effet, avec ce que Cara avait retiré de son mobilier, elle avait meublé pour Léon et pour elle un appartement rue Auber, petit, il est vrai, mais tout à fait élégant, et, bien entendu, elle n'avait eu garde de laisser vendre les choses auxquelles elle tenait pour une raison quelconque, valeur intrinsèque ou affection.
C'était ainsi qu'elle avait réservé sa chambre entière, tout son cabinet de toilette, une partie des meubles du salon et de la salle à manger, si bien que sans dépenser presque rien elle s'était organisé un intérieur charmant, un vrai nid, au centre de Paris, de façon à faire de sérieuses économies sur les voitures.
Et cependant, malgré ce prélèvement, son catalogue, grossi d'ailleurs par une assez grande quantité d'objets fournis par le commissaire-priseur et l'expert chargés de la vente, avait présenté un chiffre total de trois cent quarante numéros bien suffisants pour attirer les acheteurs: sous la rubrique bijoux, il y avait onze montres non chiffrées, dix-sept cravaches à pomme d'or sans initiales et vingt-deux porte-mine aussi en or et également sans initiales, le tout entièrement neuf et n'ayant jamais servi, car aussitôt données, montres ou cravaches avaient été serrées pour être vendues un jour.
De tout ce qui peut allumer les enchères, Cara n'avait refusé que deux moyens: vendre chez elle, ce qui est la suprême attraction pour le monde bourgeois, et diriger sa vente ou même simplement y assister; mais ni l'un ni l'autre de ces moyens n'entraient dans ses habitudes discrètes, et les employer, si avantageux qu'ils pussent être, eût été donner un démenti à sa vie entière: elle ressemblait ou tout au moins elle avait la prétention de ressembler à ces fleurs qu'on voyait toujours chez elle; elle se cachait comme la violette, et il fallait la chercher pour la trouver.
Malgré cette absence, sa vente obtint un très-beau succès; elle produisit le chiffre respectable (respectable en tant que chiffre, bien entendu), de trois cent et quelques mille francs, qui, reproduit par «les journaux bien informés», fit rêver plus d'une pauvre fille, acharnée à l'ouvrage de sept heures du matin à dix heures du soir et gagnant quinze sous par jour.
Pendant que les commissionnaires de l'hôtel des ventes déménageaient l'appartement du boulevard Malesherbes, et pendant que, de leur côté, les tapissiers aménageaient l'appartement de la rue Auber, Cara et Léon, pour échapper à ces ennuis, passaient quelques jours à Fontainebleau, se promenant sentimentalement dans la forêt, seuls, en tête à tête, oublieux du passé et se jetant passionnément dans les jouissances de l'heure présente.
Ce fut à Fontainebleau que Cara reçut la lettre de son commissaire-priseur, lui annonçant que le produit de sa vente s'élevait à 319,423 francs. Elle n'en dit rien à Léon, et ce fut seulement quand le tapissier la prévint que tout était prêt dans l'appartement de la rue Auber qu'elle parla de revenir à Paris.
Elle avait voulu s'occuper seule du choix et de l'arrangement de ce nouvel appartement, et ce devait être une surprise pour Léon d'y faire son entrée pour la première fois.
C'en fut une en effet, ou, pour mieux dire, la soirée fut remplie pour lui par une série de surprises.
Partis de Fontainebleau dans l'après-midi, ils étaient arrivés à Paris pour l'heure du dîner, et à peine entrés dans le salon, avant même d'avoir pu visiter l'appartement, Louise était venue les prévenir que le dîner était servi.
—Offre-moi ton bras, dit Cara vivement, et passons dans la salle à manger.
Elle était toute petite, cette salle à manger, et faite pour l'intimité la plus étroite: deux couverts étaient mis sur la table, mais à côté l'un de l'autre, et non en face l'un de l'autre; le linge était éblouissant, l'argenterie brillait, les cristaux réfléchissaient par leurs facettes la douce lumière de la lampe; sur le poêle, dans une jardinière placée devant la fenêtre, sur le buffet, des fleurs fraîches et odorantes étaient arrangées avec goût dans des mousses veloutées.
Le menu n'était composé que de trois plats, poisson, rôti et légumes, mais ces plats bien préparés étaient ceux précisément que Léon préférait; aussitôt après les avoir placés sur la table et avoir changé le couvert, Louise sortait de la salle, de sorte qu'ils dînaient en tête à tête comme deux amants enfermés dans un cabinet particulier.
Comme ils finissaient le dessert, le timbre du vestibule retentit; alors Cara se levant sortit vivement; mais, restant peu de temps absente, elle revint prendre le bras de Léon pour le conduire dans le salon, où, sur un petit guéridon, deux tasses étaient préparées, flanquant une boîte de cigares.
Elle lui versa, elle lui sucra elle-même son café, puis allumant une allumette en papier à la lampe, elle la lui présenta; ce fut alors seulement qu'elle s'assit sur le canapé auprès de lui, tout contre lui.
—Maintenant, dit-elle, c'est le moment de parler raison et de régler nos comptes.
Alors tirant de sa poche une grosse liasse de billets de banque, elle la posa sur le guéridon:
—27,000 francs et 67,000 francs, cela fait 94,000 fr., n'est-ce pas? dit-elle, c'est-à-dire ce que tu as bien voulu me prêter: les voici, c'est à toi qu'il appartient maintenant de nous les distribuer avec économie; sois certain qu'en cela je t'aiderai et que cet argent durera longtemps. J'ai déjà pris mes arrangements pour cela. Notre loyer n'est pas cher; je n'aurai pas besoin de toilette avant deux ans; Louise sera notre seule domestique, car elle a bien voulu apprendre la cuisine, et tu as vu ce soir qu'elle aura avant peu un vrai talent de cordon bleu; nous ne dépenserons presque rien, douze ou quinze mille francs peut-être par an, et encore ce sera beaucoup. Tu vois donc que nous pouvons ne pas nous inquiéter, et nous aimer librement, sans autre souci que de nous rendre heureux l'un l'autre, comme ... mieux que comme mari et femme.
Alors se levant avec un sourire et se posant devant lui gravement, les épaules effacées, la tête haute, d'un air majestueux:
—M. Léon Haupois-Daguillon ici présent, permettez-vous à votre maîtresse, à votre esclave de vous rendre heureux? répondez, je vous prie, comme vous répondriez à M. le maire, oui ou non.
Il la prit dans ses bras, mais presque aussitôt elle se dégagea:
—Comme j'avais prévu ta réponse, j'ai disposé à l'avance ce qui, selon mon sentiment, devait, en satisfaisant les idées, te plaire. Veux-tu me suivre?
Elle prit la lampe et marcha devant lui. La pièce qui faisait suite au salon était la chambre à coucher, exactement meublée, aux dimensions près, comme au boulevard Malesherbes; puis après cette chambre en venait une autre assez grande qui avait été transformée en un cabinet de toilette qui était le même aussi que celui du boulevard Malesherbes.
Il semblait que c'était là que finissait l'appartement; cependant Cara ouvrit une porte dans une armoire et dit à Léon de la suivre.
Ils se trouvèrent dans une petite chambre, assez simple d'ameublement, puis, après cette chambre, ils passèrent dans un petit salon.
—Cela, dit Cara, c'est l'appartement de mon petit homme, et il a une entrée particulière sur l'escalier, afin que mon petit homme ait l'apparence, pour le monde, de demeurer chez lui, car il serait gêné, je le parierais, qu'on dît qu'il demeure chez sa petite femme.
Alors, revenant dans la chambre et relevant vivement le couvre-pied du lit:
—Seulement, tu sais, dit-elle en lui jetant les bras autour du cou, que ce lit dans ton appartement particulier, c'est un lit de parade, un lit de semblant; il ne deviendra un lit véritable que quand tu le voudras.
XVI
Ainsi que Cara l'avait pressenti, Léon aurait été gêné «qu'on dît qu'il demeurait chez sa petite femme»; plus que gêné, honteux, et il n'y aurait point demeuré. Mais l'arrangement de l'appartement particulier leva tous les scrupules: aux yeux du monde il était là chez lui, et c'était chez lui qu'on pouvait venir le trouver, chez lui qu'il pouvait donner des rendez-vous, non chez sa maîtresse. Les convenances étaient sauvées, et Léon n'était pas homme à se mettre volontiers au-dessus des convenances,—cette religion bourgeoise. En réalité c'était lui qui payait le loyer, lui qui payait toutes les dépenses, et l'argent avec lequel il ferait ses paiements lui avait coûté assez cher pour qu'il le considérât comme lui appartenant. Sa conscience était donc en repos; en tout cas il pouvait trouver des arguments pour la calmer lorsqu'elle avait des velléités de protestation ou de révolte, ce qui, à vrai dire, arrivait assez souvent.
Pendant ce temps M. et madame Haupois-Daguillon, pleins de confiance en ce que Favas leur avait dit, et aussi en ce que leur gendre, le baron Valentin, leur avait répété, attendaient leur fils et, pour sa rentrée, M. Haupois-Daguillon avait, avec sa femme, préparé une petite allocution dont l'effet, croyaient-ils, devait produire un heureux résultat:
—De ce que tu as été entraîné à des actes de prodigalité que nous avons dû, bien malgré nous, arrêter, il ne s'en suit pas que nous recourrons contre toi à des mesures de rigueur. Il n'y aura qu'une chose de changée dans notre situation, tu continueras donc de toucher ta pension comme par le passé et aussi tes appointements; seulement comme nous désirons que tu prennes une part plus active dans la direction de notre maison, nous augmentons ta part d'intérêt, nous la portons à 10 pour 100, certains à l'avance que par ton assiduité au travail tu voudras justifier notre confiance.
Ce petit discours débité simplement, amicalement, bras dessus, bras dessous en se promenant, en ami indulgent plutôt qu'en père justement irrité, devait être selon eux tout à fait irrésistible.
Cependant ce n'était pas tout; la mère, elle aussi, aurait quelque chose à dire à son fils, amicalement; tendrement:
—Pour ton avenir, il ne faut pas que des billets signés de ton nom soient protestés; chaque fois qu'on en présentera un, la caisse refusera de le payer, mais tu m'avertiras et je te donnerai les fonds que tu porteras toi-même chez l'huissier.
Le "toi-même" serait légèrement souligné et seulement de façon à bien marquer le témoignage de confiance.
Comment l'enfant prodigue rentrant dans la maison paternelle ne serait-il par touché par ces témoignages d'affection!
Mais l'enfant prodigue n'était pas rentré; et, les affiches annonçant la vente de Cara avaient frappé leurs yeux: Mobilier moderne, diamants, par suite du départ de mademoiselle C....
"Par suite de départ"; comme ces mots leur avaient été doux! Et M. Haupois-Daguillon, rentrant de sa promenade et ayant dit à sa femme qu'il avait vu cette affiche, celle-ci avait voulu descendre dans la rue pour la lire elle-même. Ah! comme son coeur de mère avait battu en lisant cette ligne: "Par suite du départ de mademoiselle C..."; mais comme en même temps son imagination de femme honnête avait travaillé en lisant la longue énumération de l'affiche: Meubles d'art, marbres, tableaux, diamants, voitures, c'était par le luxe que ces femmes séduisaient les jeunes gens, et c'était pour entretenir ce luxe que ceux-ci se ruinaient.
Enfin elle partait cette femme et bientôt ils en seraient délivrés: après tout, il était jusqu'à un certain point admissible que Léon eût voulu, en restant avec elle pendant quelques jours, lui adoucir les chagrins de ce départ et de cette vente: il était si bon, si tendre le brave garçon.
Mais la vente avait eu lieu et le brave garçon n'était pas revenu à la maison paternelle comme on l'espérait; ou plutôt, s'il était revenu rue de Rivoli, ce n'avait point été pour y rester et y reprendre son domicile: tout au contraire.
Un matin que M. et madame Haupois-Daguillon déjeunaient rue Royale comme ils le faisaient chaque jour, ils avaient vu entrer leur vieux valet de chambre, Jacques, avec une mine effarée.
Le père et la mère, qui n'avaient qu'une pensée dans le coeur, avaient senti tous deux en même temps qu'il s'agissait de leur fils; et, comme Saffroy était à table avec eux, ils avaient fait un même signe à Jacques pour qu'il ne parlât pas. Saffroy était trop fin pour n'avoir pas saisi ce signe, et bien qu'il eût le plus vif désir de savoir ce que Jacques venait annoncer, car il avait bien deviné lui aussi qu'il s'agissait de Léon, il avait quitté la table pour rentrer au magasin.
—Eh bien, Jacques?
Ce fut le même cri qui s'échappa des lèvres de M. et de madame Haupois-Daguillon.
—M. Léon est venu il y a environ deux heures à son appartement; par malheur, je ne l'ai pas vu entrer, car je serais accouru pour prévenir monsieur et madame.
—Alors, comment l'avez-vous su?
—C'est Joseph qui, tout à l'heure, est venu me le dire. M. Léon a donné congé à Joseph et il l'a payé.
Le père et la mère se regardèrent avec inquiétude.
Jacques, qui s'était arrêté un moment, comme s'il n'osait continuer, reprit bientôt:
—Ce n'est pas tout: M. Léon a fait mettre dans des malles son linge, ses vêtements, ses livres au moins une partie de ses livres; on a porté le tout dans une voiture, et avant de partir M. Léon a dit à Joseph de m'apporter la clef de son appartement; alors j'ai cru que je devais prévenir monsieur et madame.
Jacques ayant achevé ce qu'il avait à dire, sortit laissant ses deux maîtres écrasés.
Ils se regardaient, n'osant ni l'un ni l'autre exprimer les pensées qui les étouffaient, lorsque leur ami Byasson entra, venant comme tous les jours leur serrer la main et prendre une tasse de café avec eux; s'il avait été fidèle à cette coutume amicale pendant vingt années, il l'était plus encore depuis l'absence de Léon; quand ses amis étaient heureux, il venait les voir quand ses occupations le lui permettaient; maintenant qu'ils étaient malheureux, il venait avec la régularité qu'inspire l'accomplissement d'un devoir.
Du premier coup d'oeil il comprit qu'il arrivait au milieu d'une crise; mais on ne lui laissa pas le temps de poser une seule question. En quelques mots, madame Haupois-Daguillon lui rapporta ce que Jacques venait de leur dire.
—Et qu'avez-vous décidé? demanda-t-il.
—Rien; nous ne savons à quel parti nous arrêter.
—Mon mari parlait d'écrire, mais où voulez-vous qu'il adresse cette lettre? Chez cette femme, est-ce possible?
—Si je ne puis pas écrire à mon fils chez cette femme, je puis encore bien moins aller l'y chercher, dit M. Haupois.
—Ce n'est pas vous, continue Byasson, qui devez l'aller trouver, c'est moi, et j'irai. Sans doute on pourrait vous faire rencontrer avec Léon ailleurs que chez Cara, mais cela pourrait être dangereux. Vous êtes exaspéré contre lui, et de son côté il croit avoir, il a des griefs contre vous: de votre rencontre, il pourrait résulter un choc qui, dans les circonstances présentes, mettrait les choses au pire: je le verrai, moi, et je lui ferai comprendre qu'il est fou.
—Vous parlez de griefs, interrompit M. Haupois.
—Sans doute, il est évident que Léon s'est jeté dans les bras de cette femme et s'est rapproché d'elle plus étroitement parce qu'il a été blessé par la demande en nomination de conseil judiciaire. Quand, sur l'avis de Favas, vous avez adopté cette mesure, je ne vous ai rien dit parce que vous ne m'avez pas consulté, et que rien n'est plus grave que d'intervenir dans une guerre de famille; mais je n'en ai auguré rien de bon, et j'ai même fait des démarches auprès de trois membres du conseil de famille pour qu'ils n'accueillent pas votre demande, je vous le dis franchement.
—Vouliez-vous donc qu'il nous ruinât?
—Je ne crois pas qu'il eût été jusque-là, tout au plus aurait-il fait une brèche à la fortune que vous lui laisserez un jour; enfin cette brèche eût-elle été large, très large, tout n'eût pas été perdu; il faut savoir faire des sacrifices indispensables avec les jeunes gens, surtout quand ils sont passionnés, et sous son apparence calme Léon est passionné, il est tendre, et quand il aime il est capable de toutes les folies. Vous avez cru que vous aviez un moyen infaillible de l'arrêter, vous en avez usé, et ce moyen s'est retourné contre vous. Vous avez fait comme les gens qui ont une arme aux mains et qui s'en servent aussitôt qu'ils se croient en danger au lieu d'attendre jusqu'à la dernière extrémité. Si je vous parle ainsi, ce n'est pas, vous le savez, pour ajouter à votre douleur, mais pour vous expliquer, dans une certaine mesure, comment je comprends que Léon ait été entraîné à la résistance et finalement à cette folle résolution. J'ai voulu que vous sachiez à l'avance dans quels termes je lui parlerai, et je crois qu'ils seront de nature à le toucher: c'est par la douceur et la sympathie qu'on peut agir sur lui.
—Quand comptez-vous le voir? demanda madame Haupois-Daguillon.
—Aussitôt que possible, aujourd'hui, demain, aussitôt que je l'aurai trouvé.
—Eh bien, mon ami, allez, continua-t-elle, et ce que vous croirez devoir dire, dites-le, nous abdiquons entre vos mains.
Comme Byasson, après les avoir quittés, traversait le vestibule, Saffroy se trouva devant lui.
—Eh bien, demanda celui-ci, a-t-on des nouvelles de Léon?
Byasson n'avait pas une très-grande sympathie pour Saffroy; il le trouvait trop ambitieux, et il le soupçonnait de spéculer sur l'absence de Léon pour s'avancer de plus en plus dans les bonnes grâces de M. et de madame Haupois-Daguillon, de façon à devenir un jour le seul chef de la maison, le fils étant écarté.
—Je vais le chercher, dit-il, afin qu'il reprenne sa place ici; j'espère que, quand il dirigera tout à fait la maison, il ne pensera plus qu'au travail.