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M. Haupois était un homme méthodique en toutes choses, même en ses distractions et ses plaisirs; ce qu'il avait fait une fois, il le faisait une seconde fois, une troisième, et toujours. Ainsi, ayant pris l'habitude de monter chaque jour les Champs-Élysées et de les redescendre, il ne dépassait jamais le rond-point de l'Étoile; arrivé là, il faisait le tour de l'Arc de Triomphe, regardait pendant dix ou douze minutes le mouvement des voitures dans l'avenue du bois de Boulogne, et revenait à petits pas à Paris, prenant pour descendre le trottoir opposé à celui qu'il avait suivi pour monter.

Madeleine monta les Champs-Élysées, appuyée sur le bras de son oncle, sans oser aborder son sujet, s'excitant au courage, se fixant un arbre, une maison, un endroit quelconque où elle parlerait, et dépassant cette maison, cet arbre sans avoir rien dit; combien de prétextes, combien de raisons même n'avait-elle pas pour se taire! son oncle était distrait; on les avait salués; on allait les aborder.

Enfin, ils arrivèrent au rond-point de l'Étoile: il fallait se décider ou renoncer.

—Est-ce que nous n'irons pas un jour jusqu'au Bois? dit-elle en s'efforçant de prendre un ton enjoué alors que son coeur était serré à étouffer.

—Jusqu'au Bois!

Et M. Haupois resta un moment stupéfait, se demandant ce que pouvait signifier une pareille extravagance. Mais c'était une voix douce et harmonieuse qui venait de lui parler, c'étaient de beaux yeux tendres qui le regardaient, il se laissa toucher.

—Au fait, dit-il, pourquoi n'irions-nous pas au Bois?

—C'est ce que je me demande. Le temps est à souhait pour la promenade, ni chaud ni froid; pas de poussière, pas de boue et un splendide coucher de soleil qui se prépare derrière le Mont-Valérien.

—Eh bien! allons au Bois si tu n'as pas peur de marcher.

En peu de temps, ils arrivèrent à l'entrée du Bois: le soleil s'était abaissé derrière le Mont-Valérien, dont la dure silhouette se découpait en noir sur un fond d'or, et déjà des vapeurs blanches s'élevaient çà et là au-dessus des arbres dépouillés de feuilles.

Puis, ayant pris l'allée des fortifications ils se trouvèrent seuls au milieu du bois, dans le silence qui n'était troublé que par le bruit des feuilles sèches soulevées par leurs pas: le moment était venu de parler.

Comme elle réfléchissait depuis quelques instants, son oncle l'interpella:

—Je te trouve bien mélancolique, si tu es fatiguée, dis-le franchement, ma mignonne, nous rentrerons.

—Ce n'est pas la fatigue qui m'attriste, mon oncle, c'est le souvenir d'une lettre que j'ai reçue, une lettre de Rouen.

—De Rouen?

—De madame Monfreville.

À ce nom, qui était celui de la vieille dame créancière de l'avocat général, M. Haupois ne put retenir un mouvement de contrariété.

—Et que te veut madame Monfreville?

—Elle me dit qu'elle n'a touché que cinq mille francs sur les dix mille qui étaient dus par mon père, et elle me demande, elle me prie de lui faire payer ces cinq mille francs.

—Ah! vraiment, et comment madame Monfreville veut-elle que tu lui payes ces cinq mille francs? Cette vieille folle sait bien cependant qu'il ne t'est rien resté, ce qui s'appelle rien, de la succession de ta mère. Elle veut t'apitoyer après avoir vu qu'elle n'obtiendrait rien de moi. Tu me donneras sa lettre, et je me charge de lui répondre moi-même de façon à ce qu'elle te laisse tranquille désormais.

—Mais, mon oncle.

Il ne la laissa pas prendre la parole comme elle le voulait.

—Les comptes faits, le passif de ton père s'est trouvé de 75% supérieur à son actif augmenté de l'abandon de tes droits, j'ai pris à ma charge 25% et nous sommes ainsi arrivés à offrir aux créanciers 50%, qui ont été acceptés avec une véritable reconnaissance, je te l'assure. Pour un bon nombre c'était plus qu'il ne leur était dû réellement, et ils avaient encore un joli bénéfice, tant ton pauvre père avait mal arrangé ses affaires. C'était le cas particulièrement de ta vieille madame Monfreville, à qui, je le parierais, ton père ne devait pas légitimement plus de quatre ou cinq mille francs. Au reste, pas un seul n'a fait de résistance pour donner une quittance entière, et cela prouve mieux que tout la valeur de ces créances.

Cette explication pouvait être bonne, mais elle ne porta nullement la conviction dans l'esprit de Madeleine, et encore moins dans son coeur: que son père dût légitimement ou non, elle ne s'en inquiétait pas; il devait, c'était assez pour qu'elle voulût payer.

—Mon cher oncle, dit-elle en le regardant avec des yeux suppliants, je suis pénétrée de reconnaissance pour ce que vous avez fait, et cependant j'ose encore vous demander davantage.

—Tu veux que je paye madame Monfreville; cela ne serait pas juste, et je ne la ferai pas.

—Vous êtes un homme d'affaires, moi je ne suis qu'une femme; cela vous expliquera comment j'ose avoir une manière de comprendre et de sentir les choses autrement que vous. Pardonnez-le-moi. Je voudrais que tout ce que mon père doit fût payé.

—Tout ce qu'il devait réellement a été payé.

—J'entends tout ce qu'on lui réclamait.

—C'est de la folie.

—Je ne viens pas vous demander de vous imposer ce nouveau sacrifice, mais ma tante m'a dit que, dans votre générosité, vous vouliez me donner une dot, afin de rendre possible un mariage que vous jugez avantageux pour moi, eh bien, mon bon oncle, je vous en prie, je vous en supplie, ne me donnez pas cette dot, et employez-la à payer ce que mon père doit.

—Ton père ne doit rien, je te le répète, et ce que tu me demandes là est absurde à tous les points de vue.

—Il n'y en a qu'un qui me touche, c'est la mémoire de mon père; permettez-moi de l'honorer comme je crois, comme je sens qu'elle doit l'être, alors même que cela serait absurde.

—Une fille dans ta position, orpheline et sans fortune, est folle de repousser un bon mariage. C'est son indépendance qu'elle refuse.

—Mais l'indépendance ne peut-elle pas aussi s'acquérir, pour une orpheline sans fortune, par le travail? Si vous consacrez la dot que vous me destiniez à payer ces dettes, ce sera précisément et seulement cette permission de travailler que je vous demanderai. Et, m'accordant ces deux grâces, vous aurez été pour moi le meilleur des parents. Pourquoi ne me permetteriez-vous pas de travailler dans vos bureaux? ma tante, qui n'est pas jeune comme moi, et qui, au lieu d'être pauvre comme moi, est riche, y travaille bien du matin au soir.

M. Haupois-Daguillon s'arrêta, et durant assez longtemps il regarda sa nièce, dont le visage pâli par l'émotion recevait en plein la lumière du soleil couchant.

—Ainsi, dit-il, tu me demandes trois choses: 1° payer ce que tu crois que ton père doit encore; 2° ne pas épouser Saffroy; 3° travailler, et surtout travailler dans notre maison, n'est-ce pas?

—Oui, mon oncle, dit-elle.

—Eh bien! je ne consentirai à aucune de ces trois choses,—je ne payerai pas ce que ton père ne doit pas,—je ferai tout au monde pour que tu épouses Saffroy,—je ne te permettrai jamais de travailler dans ma maison. Sur les deux premiers points, je n'ai pas de raisons à te donner, tu les connais déjà ou tu les sens. Mais comme tu pourrais t'étonner que je ne veuille pas te donner à travailler dans notre maison, alors que nous t'y recevons et t'y traitons comme notre fille, j'admets que des explications sont nécessaires; les voici donc: tu es jeune, jolie, séduisante; eh bien! une jeune fille ainsi faite ne peut pas vivre sur le pied de l'intimité avec un homme jeune aussi, beau garçon aussi, qui est son cousin. Il y a là un danger pour tous. Mariée, nous ne nous séparerions jamais, puisque ton mari serait notre associé. Jeune fille, restant chez nous comme notre fille ou simplement comme employée de la maison, nous serions obligés de tenir notre fils loin de Paris; c'est ce que nous avons fait en l'envoyant à Madrid malgré le chagrin que nous éprouvions à nous séparer de lui. Il y restera tant que tu n'auras pas accepté Saffroy. Et si tu refuses celui-ci, cela nous créera pour tous une situation bien difficile. Réfléchis à tout cela, et plus un mot sur ce sujet douloureux pour tous, avant que dans le calme tu n'aies compris combien ce que tu demandes est grave. Nous voici à Passy; nous allons prendre le train pour rentrer.


XVI


Seule dans sa chambre au milieu du silence de la nuit, quand tous les bruits de la maison se furent éteints, Madeleine réfléchit à ce que son oncle lui avait demandé.

Qu'on ne voulût pas payer les dettes de son père, c'était ce qu'elle ne comprenait pas. Son oncle, elle en était convaincue, était un honnête homme, et ce qui valait mieux que ce quelle pouvait croire, c'était la réputation de probité commerciale dont il jouissait. D'autre part, il poussait jusqu'à l'orgueil la fierté de son nom. Alors comment se faisait-il qu'il ne voulût pas payer intégralement les dettes de son propre frère, et qu'il s'abaissât à chercher un arrangement avec les créanciers de celui-ci?

Pendant de longues heures elle chercha les raisons qui pouvaient le déterminer à procéder ainsi: il ne croyait point que ce que l'on réclamait à la succession de son frère fût dû réellement, avait-il dit. Mais qu'importait? ce n'était pas cette succession qui était engagée, c'était la mémoire de ce frère.

Ce que son oncle n'avait pas fait, elle devait donc le faire elle-même.

Mais comment payer cinquante ou soixante mille francs, alors qu'on ne possède rien?

Sans doute, il y avait un moyen qui se présentait à elle, et qui très-probablement réussirait,—c'était d'accepter Saffroy pour mari. Qu'elle allât à lui et franchement qu'elle lui dît: «Je serai votre femme si vous voulez prendre l'engagement de payer les dettes de mon père avec la dot ou plutôt sur la dot que mon oncle me donnera», et il semblait raisonnable de penser que Saffroy ne refuserait pas; si ce n'était pas l'amour, ce serait l'intérêt qui lui dirait d'accepter cette condition.

Mais pour agir ainsi il eût fallu qu'elle fût libre, et elle ne l'était pas.

Pour donner sa vie en échange de l'honneur de son père, il eut fallu qu'elle fût maîtresse de cette vie, et elle ne lui appartenait pas.

Ce n'était plus l'heure des ménagements et des compromis avec soi-même, et eût-elle voulu encore fermer les yeux qu'elle ne l'eût pas pu, les paroles de son oncle les lui ayant ouverts: elle aimait Léon.

Dans sa pureté virginale elle avait repoussé cet aveu chaque fois que de son coeur il lui était monté aux lèvres. Ingénieuse à se tromper elle-même, elle s'était dit et répété que les sentiments qu'elle éprouvait pour Léon étaient ceux d'une cousine pour son cousin, d'une soeur pour son frère, et que la tendresse profonde qu'elle ressentait pour lui prenait sa source dans la reconnaissance.

Mais cela était hypocrisie et mensonge.

La vérité, la réalité c'était qu'elle l'aimait non comme son cousin, non comme son frère, non pas par reconnaissance; c'était l'amour qui emplissait son coeur.

Ce ne fut pas sans rougir qu'elle se fit cet aveu, mais comment le repousser quand, pensant à un mariage avec Saffroy, elle se sentait étouffée par la honte? Est-ce que, voulant sauver l'honneur de son père, elle eût ressenti ces mouvements de honte si elle n'avait pas aimé Léon? c'était son coeur qui se révoltait contre sa tête, c'était l'amour de l'amante, qui refusait de se sacrifier à l'amour de la fille.

Libre, elle eût pu accepter Saffroy même ne l'aimant pas,—la tendresse sinon l'amour naîtrait peut-être plus tard.

Mais le pouvait-elle maintenant qu'elle ne s'appartenait plus et qu'elle était à un autre? Ç'eût été tromperie de se dire que la tendresse naîtrait peut-être plus tard; elle savait bien maintenant, elle sentait bien qu'elle n'aimerait jamais que Léon.

Même pour l'honneur de son père, elle ne pouvait pas se déshonorer ni déshonorer son amour.

Et cependant elle ne pouvait pas permettre non plus que par sa faute la mémoire de son père fût déshonorée.

Jamais elle n'avait éprouvé pareille angoisse: par moments son coeur s'arrêtait de battre; et par moments aussi, le sang bouillonnait dans sa tête à croire que son crâne allait éclater, puis tout à coup un anéantissement la prenait, et, s'enfonçant la tête dans son oreiller, elle pleurait comme une enfant; mais ce n'étaient pas des larmes qu'il fallait, et alors s'indignant contre sa faiblesse, se raidissant contre son désespoir, elle se disait qu'elle devait être digne de son amour pour son père, aussi bien que de son amour pour Léon.

Oui, c'était cela, et cela seul qu'elle devait.

Elle ne pouvait donc compter que sur elle seule, et, à cette pensée, elle se sentait si petite, si faible, si incapable que ses accès de désespérance la reprenaient: ah! misérable fille qu'elle était, sans initiative et sans force.

À qui s'adresser, à qui demander conseil?

Il y avait dans sa chambre, qui avait été autrefois celle de Camille, un portrait de Léon fait à l'époque où celui-ci avait vingt ans, et que Camille, se mariant, n'avait pas emporté chez son mari. Combien souvent, portes closes et sûre de n'être pas surprise, Madeleine était-elle restée devant ce portrait qui lui rappelait son cousin à l'âge précisément où, sans qu'elle eût conscience du changement qui se faisait dans son coeur de quinze ans, il était devenu pour elle plus qu'un cousin.

Anéantie par l'angoisse qui l'oppressait, elle descendit de son lit, et, allumant une lumière, elle alla s'agenouiller sur un fauteuil placé devant ce portrait, et elle resta là longtemps, plongée dans une muette contemplation.

La pendule sonna trois heures du matin; partout, dans la maison comme au dehors, le silence et le sommeil; dans la chambre l'ombre que ne perçait pas la flamme de la bougie qui n'éclairait guère que le portrait devant lequel elle brûlait comme un cierge devant une sainte image.

Et de fait pour Madeleine n'en était-ce point une: celle de son dieu, devant qui elle restait agenouillée lui demandant l'inspiration.

Elle lui avait promis de lui écrire si on la pressait de se marier, mais la promesse qu'elle lui avait faite alors était maintenant impossible à tenir.

Il arriverait, cela était bien certain, si elle lui écrivait qu'on voulait la marier à Saffroy. Mais alors que se passerait-il?

Ou Léon prendrait son parti, et alors il se fâcherait avec son père et sa mère.

Ou il l'abandonnerait, et alors la blessure serait si affreuse pour elle qu'elle ne se sentait pas le courage d'affronter un pareil malheur, quelque invraisemblable qu'il fût pour son coeur.

Non, elle ne devait pas l'appeler à son secours, et seule elle devait agir.

—N'est-ce pas, Léon? dit-elle en s'adressant au portrait d'une voix suppliante, parle-moi, inspire-moi.

Et elle resta les yeux attachés sur cette image, les mains tendues vers elle.

La bougie s'était consumée et, arrivant à sa fin, elle jetait des lueurs inégales et vacillantes: tout à coup Madeleine crut voir les yeux du portrait lui sourire; ils la regardaient avec une tristesse attendrie; ils lui parlaient. Et comme elle cherchait à les bien comprendre, brusquement la nuit se fit épaisse et noire; la bougie venait de mourir.

Elle se releva, et à tâtons, elle gagna son lit sans avoir l'idée d'allumer une autre bougie: à quoi bon? elle savait maintenant ce qu'elle avait à faire, sa route était tracée.

Elle sauverait l'honneur de son père,—et elle sauverait la pureté de son amour.


XVII


Au temps où l'avocat général réunissait souvent le soir, dans sa maison du quai des Curandiers, des amis pour faire de la musique, on avait dit à Madeleine qu'elle gagnerait quand elle le voudrait cent mille francs par an au théâtre avec sa voix et son talent.

—Quel malheur que vous ne soyez pas dans la misère; lui répétait souvent un vieil ami de son père qui en sa jeunesse avait été un grand artiste; la position de votre père privera la France d'une chanteuse admirable.

Alors elle avait souri de ces compliments aussi bien que de ces regrets, et jamais l'idée ne lui était venue qu'elle pourrait chanter un jour pour d'autres que pour son père, pour ses amis ou pour elle-même. Comédienne, chanteuse, la fille d'un magistrat, c'eût été folie.

Ce qui lui avait paru folie à cette époque ne l'était plus maintenant.

Elle n'était plus la fille d'un magistrat, elle était celle d'un homme ruiné, et ce que la haute position de celui-là aurait défendu si elle en avait eu le désir, la misérable position de celui-ci le commandait malgré la répugnance instinctive qu'elle éprouvait à accueillir cette idée.

Il ne s'agissait plus à cette heure de ses désirs ou de ses répugnances, il s'agissait de son père et de son amour.

Le jour naissant la surprit sans qu'elle eût fermé les yeux une seule minute; mais sa nuit avait été mieux employée qu'à dormir: sa résolution était arrêtée; elle n'avait plus qu'à trouver les moyens de la mettre à exécution; heureusement cela ne demandait pas la même intensité de réflexion, et elle n'aurait pas besoin de consulter le portrait de Léon, qui, d'ailleurs, sous la lumière blanche du matin avait perdu l'animation et la vie.

Et pendant toute la journée, au milieu de ses banales occupations ordinaires, des allées et venues, des conversations, elle tâcha de bâtir un plan de conduite exempt de trop grosses maladresses et qui fût d'une réalisation pratique.

Bien qu'elle n'eût pas une grande expérience des choses du monde, elle n'était ni assez simple ni assez naïve pour s'imaginer qu'elle n'avait qu'à écrire au directeur de l'opéra pour lui demander une audition qui serait immédiatement accordée et à la suite de laquelle on lui offrirait un engagement.

Elle sentait qu'elle ne pourrait pas procéder ainsi, et, précisément parce qu'elle avait acquis un certain talent, elle savait combien ce talent était insuffisant, surtout pour le théâtre: quand on a chanté pendant plusieurs années avec des chanteurs de profession, on sait la différence qui sépare l'amateur, même le meilleur, d'un artiste, même médiocre.

Elle avait beaucoup à étudier, beaucoup à acquérir avant de pouvoir paraître sur un théâtre.

Au point de vue du travail, cela n'avait rien pour l'effrayer; elle se sentait forte et vaillante.

Mais, au point de vue des moyens de travail, elle était au contraire pleine d'inquiétude: comment étudier, comment payer les maîtres qui la feraient travailler, quand elle ne possédait rien que quelques centaines de francs, des bijoux et des effets personnels?

Elle pouvait à la vérité se présenter au Conservatoire dont les cours sont gratuits, mais on n'est admis au Conservatoire que sur le dépôt d'un acte de naissance, et dès lors il serait trop facile de savoir ce qu'elle était devenue, c'est-à-dire que son oncle, sa tante, Léon lui-même interviendraient aussitôt pour l'empêcher d'exécuter son dessein.

Elle avait assez vu et assez entendu les artistes qui venaient chez son père pour savoir qu'il y a des professeurs avec lesquels les élèves pauvres peuvent faire des arrangements: tant que l'élève est élève et étudie, il ne paye point son professeur, mais du jour où il est artiste et où il a des engagements, il abandonne sur ses appointements un tant pour cent plus ou moins fort et pendant une période plus ou moins longue au professeur qui l'a formé.

C'était un de ces professeurs qu'il lui fallait, qui ne se fit payer que dans l'avenir; une part pour le maître, une autre pour les créanciers de son père, et tout était sauvé.

Le point le plus délicat maintenant était de savoir comment elle vivrait pendant le temps de ces leçons et jusqu'au moment où elle serait en état de paraître sur un théâtre; elle fit le compte de son argent, il lui restait quatre cent vingt-cinq francs sur un billet de cinq cents francs que son oncle lui avait donné récemment pour ses menues dépenses; de plus elle possédait quelques bijoux et enfin des vêtements et du linge qu'elle ne pouvait guère estimer à leur prix de vente. En tous cas cela réuni formait un total qui semblait-il devrait lui permettre de vivre, avec une rigoureuse économie, pendant près de deux ans; et c'était assez sans doute en travaillant énergiquement, pour gagner le moment où elle pourrait débuter.

Si elle avait eu l'habitude de sortir seule, elle aurait pu aller chez les professeurs de chant dont elle connaissait le nom pour leur demander s'ils consentaient à l'accepter comme élève, mais ayant toujours été accompagnée, par son oncle, par sa tante ou par une femme de chambre, il lui était impossible de faire ces visites.

Pour cela il fallait qu'elle fût libre, et pour être libre il fallait qu'elle quittât cette maison dans laquelle elle ne rentrerait jamais.

À cette pensée son coeur se serra et une défaillance morale l'envahit tout entière. C'étaient les liens de la famille qu'elle allait briser de ses propres mains. Que serait-elle pour son oncle et pour sa tante lorsqu'elle serait sortie de cette maison qui lui avait été si hospitalière? Que serait-elle pour Léon, à qui elle ne pourrait pas dire la vérité, et de qui elle devrait se cacher comme de tous autres? Que penserait-il d'elle? Comment la jugerait-il? S'il allait la condamner? Lui!

Son angoisse fut telle qu'elle en vint à se demander si son dessein était réalisable et s'il n'était pas plus sage de l'abandonner; mais elle se raidit contre cette faiblesse en se disant que ce qu'elle appelait sagesse, était en réalité lâcheté.

Oui, tout ce qu'elle venait d'entrevoir et de craindre était possible, mais quand même son oncle et sa tante la condamneraient, quand même Léon la chasserait de son souvenir, elle devait persévérer. Est-ce que son départ qui allait la séparer de sa famille, n'allait pas justement ramener dans cette famille celui qui à cause d'elle en avait été éloigné, un fils bien-aimé?

En agissant comme elle l'avait résolu, ce n'était pas seulement à son père qu'elle donnait sa vie, c'était encore à Léon.

Il n'y avait donc plus à hésiter, elle quitterait cette maison, et seule, sans appui, laissant derrière un souvenir condamné, elle s'embarquerait à dix-neuf ans, sur la mer du monde, sans espoir de retour, mais au moins avec cette force que donne le sacrifice à ceux qu'on aime et le devoir accompli.

Cependant, son parti fermement arrêté, elle en différa, elle en retarda l'exécution; c'était chose si grave, si cruelle, de dire adieu volontairement aux joies tranquilles du foyer, à la tendresse de la famille, à l'amour.

Mais madame Haupois-Daguillon, en lui parlant de Saffroy, vint l'arracher à ses hésitations.

—Tu as réfléchi à ce que je t'ai dit? lui demanda-t-elle un soir.

—Oui, ma tante.

—Bien réfléchi, n'est-ce pas, en jeune fille raisonnable?

—Oui, ma tante, bien réfléchi, longuement au moins et avec toute l'attention dont je suis capable.

—Et qu'as-tu décidé au sujet de Saffroy? Ton oncle, qui lui aussi t'a demandé de réfléchir, voudrait savoir comme moi ce que tu as décidé; il y a pour nous urgence à ce que tu te prononces.

—Voulez-vous me donner jusqu'à demain soir, je vous écrirai?

—Pourquoi écrire quand nous pouvons nous expliquer de vive voix, franchement, amicalement?

—Si vous le voulez, j'aime mieux écrire; je dirai ainsi moins difficilement ce que j'ai à vous dire.


XVIII


En disant à sa tante qu'il lui serait moins difficile d'écrire que de parler, Madeleine ne se flattait pas de la pensée que cette lettre serait facile,—dans sa position rien n'était facile, ni lettres, ni paroles, ni actes.

Mais ce n'était pas devant les difficultés qu'elle devait s'arrêter, c'était devant les impossibilités, et encore devait-elle les affronter, quitte à être vaincue.

Lorsqu'elle fut seule dans sa chambre, elle se mit à écrire cette lettre:

«Ma chère tante,

«C'est à mon oncle aussi bien qu'à vous que j'adresse cette lettre; c'est vous deux avant tout que je veux remercier du tendre accueil que j'ai reçu dans cette maison. Avec les douces pensées qui m'emplissent le coeur lorsque je songe à l'affection que vous m'avez montrée ce m'est un profond chagrin de ne pas pouvoir vous prouver ma reconnaissance en me rendant à vos désirs.

«Mais je ne deviendrai jamais la femme d'un homme que je n'aimerai pas, et je n'aime pas M. Saffroy, malgré toutes les qualités que je lui reconnais.

«Je sens qu'une pareille réponse me crée des devoirs et que, puisque je refuse l'existence fortunée que dans votre généreuse tendresse vous vouliez m'assurer, c'est à moi de prendre désormais la direction de cette existence.

«En demandant à mon oncle les moyens de travailler, je ne cédais pas à un caprice, mais à une volonté posée et arrêtée, celle de pouvoir prendre librement la responsabilité de mes déterminations. Mon oncle a cru devoir me refuser. Je respecte les raisons qui l'ont guidé, mais il m'est impossible de les accepter.

«Je dois travailler et, puisque je veux avoir la liberté de mes résolutions et de mes actes, gagner moi-même par le travail cette liberté.

«Je comprends qu'il m'est impossible d'exécuter ma volonté en restant près de vous; demain j'aurai donc quitté cette maison où j'ai été si tendrement reçue.

«Je vous prie de ne pas faire faire de recherches pour me découvrir, en tous cas je vous préviens que mes dispositions sont prises pour qu'on ne puisse pas me retrouver; je veux poursuivre jusqu'au bout l'accomplissement de ce que je crois un devoir, et vous sentez bien, n'est-ce pas, que pour cela je dois me mettre à l'abri de vos reproches. Si je n'avais craint de faiblir en face de vous qui l'un et l'autre m'avez témoigné, en ces dernières circonstances, une tendresse si douce à mon coeur, est-ce que je ne me serais par expliquée franchement au lieu de vous écrire cette lettre que mes larmes interrompent à chaque ligne?

«Permettez-moi de vous embrasser tous deux et laissez-moi vous dire que je vivrai avec votre souvenir et avec la pensée de rester digne de votre affection, si vous voulez bien me la conserver.

«MADELEINE HAUPOIS»

Cette lettre achevée, il lui en restait une autre à écrire, car elle ne voulait pas sortir de cette maison où elle avait été amenée par Léon, sans qu'il fût prévenu de son départ.

Mais avec lui aussi elle ne pouvait pas tout dire.

«Tu m'as fait promettre de t'écrire, mon cher Léon, dans le cas où l'on me parlerait de mariage. On m'en a parlé. Ton père et ta mère m'ont demandé de devenir la femme de M. Saffroy. Comme je ne puis pas l'aimer, j'ai refusé malgré les instances de mon oncle et de ma tante qui, je te l'assure, ont été vives.

«Si je ne t'ai pas appelé à mon aide comme je t'avais promis de le faire, c'est que j'ai été retenue par cette considération que tu ne pouvais venir à mon secours qu'en te mettant en opposition avec ton père et ta mère, en les blessant, en te fâchant avec eux peut-être.

«Je dois me défendre seule, et pour cela je n'ai qu'un moyen: quitter cette maison et vivre de mon travail.

«Pardonne-moi de ne pas te dire où je me retire; je ne le puis, sachant bien que tu viendrais m'y offrir ta protection; ce que je ne peux pas accepter dans la maison de ton père, je le puis encore moins hors de cette maison.

«Il faut donc que nous ne nous voyions pas. Ce m'est, ai je besoin de te le dire, un cruel chagrin, et tel qu'il m'a fait différer longtemps l'exécution d'une résolution qui, quoi qu'il nous en coûte à tous, doit s'accomplir.

«Où que je sois, je vivrai avec le souvenir de ton affection.

«Toi, je l'espère, tu ne me fermeras pas ton coeur; ce me sera un soutien dans la vie, où je vais entrer seule et rester seule, de savoir et de me dire que tu penses avec tendresse à ta pauvre

«MADELEINE.»

Après avoir écrit cette lettre, elle resta longtemps perdue dans ses pensées et accablée sous le poids de son émotion.

C'était fini, elle ne le verrait plus. Aimant et n'ayant pas été aimée, elle n'aurait pas dans toute sa vie le souvenir d'une journée d'amour et de bonheur, et elle avait dix-neuf ans.

Derrière elle, rien; devant elle, rien que l'inconnu.

Quand elle s'éveilla, son plan était tracé.

Ordinairement on la laissait seule le matin dans l'appartement de la rue de Rivoli; elle profiterait de ce moment, et, après avoir éloigné les domestiques sous un prétexte quelconque, elle irait elle-même chercher un fiacre sur lequel elle ferait charger ses malles par un commissionnaire.

Les choses s'arrangèrent à souhait pour le succès de son dessein: la cuisinière était sortie pour aller à la halle, elle envoya en course le valet de chambre ainsi que la femme de chambre, et alors elle put aller chercher son fiacre et son commissionnaire.

Lorsque le commissionnaire fut sorti, emportant sur son dos la dernière caisse, Madeleine resta un moment immobile au milieu de cette chambre où elle avait cru que s'écoulerait sa vie, où elle était restée si peu de temps.

Elle alla s'agenouiller devant le portrait de Léon, comme dans la nuit où il lui avait parlé, et, l'ayant embrassé, elle s'enfuit sans se retourner: le bruit de la porte qu'elle tira pour la fermer lui écrasa le coeur, et en descendant l'escalier elle fut obligée de s'appuyer sur la rampe.

Elle se fit conduire à la gare Saint-Lazare, où elle prit un billet pour Argenteuil. À Argenteuil, elle descendit du train et se promena pendant une demi-heure. Puis, revenant au chemin de fer, elle prit un billet pour Paris (gare du Nord), où elle arriva deux heures après avoir quitté Paris (gare de l'ouest). Si on la cherchait, il y avait bien des chances pour qu'on ne devinât pas cet itinéraire; on la croirait plutôt partie pour Rouen.

Arrivée à la gare du Nord, elle y laissa ses bagages, se proposant de venir les prendre quand elle aurait un logement, et tout de suite elle se mit en route, mais à pied, pour les Batignolles, où elle voulait chercher ce logement. C'était la première fois qu'elle sortait seule dans les rues de Paris; mais ce qui l'eût assez vivement troublée quelques jours auparavant ne pouvait plus l'inquiéter ou l'émouvoir; elle avait maintenant bien d'autres dangers à braver, et de plus sérieux.

Si elle avait été libre, elle aurait pris une chambre dans une maison meublée ou dans une pension bourgeoise, ce qui eût été beaucoup plus simple et beaucoup plus facile pour elle; mais quand on est fille de magistrat on a maintes fois entendu parler des lois de police qui régissent les maisons meublées ou les hôtels, et l'on sait que c'est là qu'on s'adresse tout d'abord pour trouver les gens qu'on recherche; il ne fallait pas que son oncle la trouvât.

Elle se logerait donc chez elle dans ses meubles, ce qui, en changeant de nom, rendrait les recherches presque impossibles.

Après avoir marché pendant trois heures dans les rues les plus tranquilles de Batignolles, et monté cinq ou six cents marches, elle trouva enfin dans le quartier qui s'incline vers la plaine de Clichy, cité des Fleurs, au dernier étage d'une modeste maison, une chambre et un cabinet qui étaient vacants et à peu près habitables.

Les deux pièces étaient mansardées; mais, par la fenêtre de la chambre, on apercevait un coin de campagne par-dessus des cheminées d'usines, et, tout au loin, un horizon qui se confondait avec le ciel. Cela coûtait deux cent quarante francs par an; et, comme elle arrivait de la province sans pouvoir indiquer quelqu'un chez qui on pouvait prendre des renseignements, on lui fit payer un terme d'avance.

Elle n'avait plus qu'à acheter les meubles qui lui étaient indispensables: un lit avec sa literie, une chaise en paille, quelques objets de toilette et cinq ou six ustensiles de cuisine: casserole, gril, assiettes, verres, couteau, cuillère et fourchette.

Au moment où la nuit tombait, elle se trouva seule dans sa chambre, au milieu des meubles et des objets qu'on venait de lui apporter.

Elle avait juré qu'elle serait forte, et cependant, quoi qu'elle fît, elle ne put retenir ses larmes.

Seule!


XIX


Elle était résolue à ne pas perdre de temps et à chercher immédiatement le professeur qui voudrait bien la prendre pour élève.

Le lendemain matin, elle s'habilla pour commencer ses visites, et quittant ses vêtements de deuil, qui, lui semblait-il, devaient la faire remarquer et par là mettre sur ses traces, si, comme cela était probable, on la cherchait, elle revêtit une de ses anciennes robes qui, sans être noire, était cependant de couleur sombre.

Le professeur auquel elle voulait s'adresser était un ancien chanteur retiré du théâtre depuis quatre ou cinq ans, et qui avait quitté la scène en pleine possession de son talent ainsi que de ses moyens. Sans se conquérir un de ces noms glorieux qui s'imposent à une époque et la datent, il s'était placé cependant parmi les trois ou quatre bons artistes de son temps. Assez mal doué par la nature qui ne lui avait donné qu'une voix ingrate et qu'un extérieur peu agréable, c'était à force de travail, d'études, de volonté et d'intelligence qu'il était arrivé à cette position. Le succès avait été d'autant plus lent qu'il n'avait été aidé par aucun de ces petits moyens qu'emploient si souvent ceux qui veulent réussir à tout prix: la réclame, la bassesse ou l'intrigue. Honnête homme, galant homme dans la vie, il avait voulu l'être,—ce qui est plus difficile,—même au théâtre, et il l'avait été; aussi, lorsque dans la conversation on voulait citer un artiste qui honorait sa profession, son nom se présentait-il toujours le premier: «Voyez Maraval.» C'était non-seulement par ces qualités qu'il s'était imposé aux sympathies bourgeoises, mais c'était encore par la fortune: économe, soigneux, rangé, il avait mis de côté la grosse part de ce qu'il avait gagné, et en ces dernières années il s'était fait construire avenue de Villiers un petit hôtel qui rehaussait singulièrement la considération dont il jouissait dans un certain monde. C'était là qu'il vivait bourgeoisement, entre son fils, avocat distingué, et son gendre, associé d'une maison de soieries de la place des Victoires; bon époux, bon père, bon bourgeois de Paris, il n'avait plus d'autre ambition que de former des élèves dignes de lui.

Sans l'avoir jamais vu autre part qu'au théâtre, Madeleine savait tout cela, et c'était ce qui l'avait déterminée à s'adresser à lui. N'avait-il pas tout ce qu'elle pouvait désirer: le talent et l'honnêteté?

Sortant de la cité des Fleurs, elle se dirigea vers l'avenue de Villiers, où elle ne tarda pas à arriver; mais, ignorant où demeurait Maraval, elle demanda son adresse à un sergent de ville du quartier, qui de la main lui désigna une petite maison bâtie dans le style moitié romain, moitié égyptien, avec une décoration polychrome pour la façade.

Son coeur battit fort lorsqu'elle souleva le marteau de bronze vert appliqué sur une porte peinte en rouge étrusque. M. Maraval était occupé, il donnait une leçon et ne serait libre que dans une demi-heure. Elle attendit dans un petit salon, dont les murs étaient couverts de portraits (lithographies, photographies), offerts «à mon cher camarade, à mon cher maître, à mon cher ami Maraval».

Au bout d'une demi-heure la porte s'ouvrit et Maraval, vêtu d'un pantalon gris et d'une redingote noire boutonnée, parut devant elle; de la main il lui fit signe d'entrer et elle se trouva dans un vaste atelier tendu de tapisseries anciennes, dans l'ameublement duquel respirait un ordre méticuleux.

—Qui ai-je l'honneur de recevoir? demanda Maraval en lui indiquant de la main un fauteuil.

—Mademoiselle Harol.

C'était le nom qu'elle avait choisi et sous lequel elle voulait être connue désormais, non-seulement au théâtre, mais dans le monde.

C'était à elle d'expliquer le but de sa visite, et si grand que fût son trouble, il fallait qu'elle parlât.

—Je viens, dit-elle, vous demander si vous voulez bien me donner des leçons.

Sans répondre, Maraval fit un signe qui pouvait passer pour un assentiment.

Madeleine continua:

—Je ne suis pas tout à fait une commençante, j'ai travaillé, j'ai même beaucoup travaillé.

—Avec qui, je vous prie?

Madeleine avait prévu cette question et elle avait préparé sa réponse en conséquence.

—Je ne suis pas de Paris, j'habite la province, Orléans.

—Je connais les bons professeurs d'Orléans; est-ce Ferriol, qui a été votre maître, Delecourt, ou Bortha?

—J'ai travaillé sous la direction de mon père, qui n'était point artiste de profession.

—Ah! très bien, dit Maraval avec un geste involontaire qu'il était facile de comprendre.

Madeleine le comprit et vit que Maraval avait son opinion faite sur les professeurs qui n'étaient point artistes de profession; il fallait donc effacer au plus vite et tout d'abord cette mauvaise impression.

—Voulez-vous me permettre de vous dire un morceau? demanda-t-elle.

—Volontiers. Soprano, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur. Que voulez-vous?

—Ce que vous voudrez vous-même, vous pouvez vous accompagner?

—Oui, monsieur.

Avec une politesse où il y avait une légère nuance d'ennui, il lui montra un piano.

Elle s'assit. Autant elle s'était sentie faible quelques instants auparavant, autant maintenant elle était résolue.

Sa pensée n'était plus dans ce salon, mais plus loin, à Saint-Aubin, dans le cimetière où son père reposait, et c'était le souvenir de ce père bien-aimé qu'elle invoquait.

C'était son jugement que Maraval allait prononcer: elle voulut qu'il fût rendu en connaissance de cause, et elle choisit le grand air du Freyschutz.

Aux premières mesures Maraval, qui avait gardé son attitude composée, prêta l'oreille.

Madeleine commença le récitatif:

Le calme se répand sur la nature entière.

Maraval ne la laissa pas aller plus loin:

—Parfait! s'écria-t-il, brava, brava, tous mes compliments à la pianiste et à la chanteuse; vous avez choisi un morceau aussi difficile pour l'une que pour l'autre, et il est inutile que vous alliez plus loin pour que je voie de quoi vous êtes capable; mais pour mon plaisir je vous demande la grâce de continuer.

Jamais parole plus douce n'avait caressé son oreille, jamais applaudissements ne l'avaient si profondément émue: les portes du théâtre s'ouvraient devant elle.

N'étant plus paralysée par l'émotion, elle se livra entièrement, et quand elle eut achevé cet air qui a fait le désespoir de tant de chanteuses de talent, les applaudissements de Maraval recommencèrent, non pas insignifiants dans leur banalité mais tels qu'un maître pouvait les donner.

—Alors, demanda Madeleine timidement, vous croyez que je pourrais bientôt débuter au théâtre?

Instantanément, la physionomie souriante de Maraval changea:

—Au théâtre, s'écriait-il, c'est pour le théâtre que vous me consultez?

—Mais oui.

—J'ai cru qu'il s'agissait du monde et des salons, et je ne retire rien de ce que j'ai dit: la nature a été généreuse pour vous et vous avez acquis un talent remarquable, mais le théâtre demande autre chose.

Alors, changeant brusquement de ton et mettant brusquement ses mains dans ses poches.

—Ça n'est plus ça, ma chère enfant.

La chute fut écrasante, et Madeleine resta un moment anéantie.

Pendant ce temps, Maraval, qui s'était levé, avait tourné autour d'elle en l'examinant curieusement.

—Comment, s'écria-t-il, vous voulez entrer au théâtre, quelle mauvaise fantaisie vous a passé par la tête?

—Ce n'est pas une fantaisie, mais une raison impérieuse, la nécessité non-seulement pour moi, mais encore pour ma famille.

Et, sans tout dire, elle lui expliqua comment elle était obligée de se faire chanteuse.

—Pour gagner de l'argent, n'est-ce pas, dit Maraval, beaucoup d'argent et de la gloire; vous voyez le théâtre de loin, c'est de près qu'il faut le regarder à l'envers.

Une fois encore il la regarda longuement; mais cette fois Madeleine crut remarquer que ce n'était plus seulement de la curiosité qui se montrait dans ses yeux, c'était plus, c'était mieux, c'était de la sympathie, et de l'intérêt.

—Qui vous a conseillé de vous adresser à moi? demanda-t-il.

—Personne: je suis venue à vous pour ce que je savais de vous.

—De moi, le chanteur?

—De vous le chanteur et de vous monsieur Maraval.

—Ah!

Et il laissa paraître un sourire de satisfaction.

Puis, après avoir marché pendant quelques minutes de long on large dans le salon, il vint s'asseoir près de Madeleine.

—Mademoiselle, dit-il, le témoignage, de confiance et d'estime que vous m'avez donné en venant ici m'impose un devoir, celui de vous éclairer. Bien que je n'aie pas l'honneur de vous connaître depuis longtemps, il ne m'est pas difficile de voir que vous êtes une jeune fille bien élevée, distinguée, intelligente, instruite, pleine de pureté, d'innocence et d'ignorance, cela saute aux yeux; laissez-moi donc vous le dire, ce n'est point un compliment banal, et je ne parle de ces qualités que pour pouvoir justifier le rôle que je crois devoir prendre auprès de vous; soyez convaincue que ce que j'ai à vous dire est tout à fait en dehors du jugement que j'ai pu porter sur votre talent tout à l'heure. Il est possible qu'après un certain temps d'études sérieuses ce talent se développe et devienne un grand talent; mais il est possible aussi qu'il ne se développe pas et qu'il reste ce qu'il est en ce moment, supérieur dans le monde, j'en conviens volontiers, insuffisant au théâtre. Là n'est donc pas absolument la question. Elle est où ma conscience la place: dans la carrière que vous voulez embrasser, et c'est là ce qui m'oblige à vous éclairer sur les terribles difficultés, sur les insurmontables difficultés que vous voulez affronter sans les connaître. Mon âge et mon expérience me donnent pour cela une autorité, qui, je l'espère, vous fera réfléchir sérieusement pendant qu'il en est temps encore. Vous m'écoutez, n'est-ce pas?

—Si je vous écoute! Oh! oui monsieur.

—L'existence d'un comédien et surtout celle d'une comédienne est, mon enfant, la plus difficile et la plus misérable des existences. Ne croyez pas que j'exagère. Regardez autour de vous. Voyez dans quelles conditions on débute ordinairement, je ne dis pas sur les petits théâtres, qui ne doivent pas nous occuper, mais sur une scène honorable. Il faut dix ans et beaucoup de talent pour arriver à une situation qui soit moins précaire que celle des premières années, et vous voyez combien peu y arrivent, combien au contraire, même avec beaucoup de talent, restent dans des positions effacées. C'est là une cruelle blessure, qui n'est rien cependant auprès de celles que vous font chaque jour les rivalités: la jalousie, l'envie, la calomnie vous attaquent de tous les côtés; il faut se défendre, et dans cette lutte les hommes laissent une bonne partie de leur amour-propre et de leur dignité, les femmes se perdent infailliblement. Je vous parlais de vos qualités tout à l'heure; elles seraient justement des défauts, de grands défauts pour cette existence: l'honnêteté, la distinction, la bonne éducation, que voulez-vous qu'on en fasse, et si vous croyez pouvoir les conserver, vous vous trompez; ce n'est pas en restant ce que vous êtes aujourd'hui que vous surmonterez jamais les obstacles que je vous signale, jamais, vous entendez, jamais. Maintenant avez-vous pensé au public, à sa frivolité, à ses caprices; avez-vous pensé à la critique, à son incapacité, à son ignorance, à ses exigences? J'ai quitté le théâtre dix ans plus tôt que je ne devais par peur de l'un et par dégoût de l'autre. Laissez-moi vous ouvrir les yeux, ma chère enfant, et donnez-moi la satisfaction de vous sauver d'une vie qui ne doit pas être la vôtre. Tout, tout plutôt que le théâtre pour une femme. Mais voyons, regardez-moi, n'êtes-vous pas charmante, mariez-vous donc: vous êtes faite pour être aimée et pour aimer. Je ne sais si vous êtes convaincue, mais j'ajoute que je refuse de vous donner des leçons, car ce serait vous aider dans votre suicide. Je refuse positivement.

À ce moment, deux enfants entrèrent bruyamment dans le salon, un petit garçon et une petite fille.

—Mais viens donc déjeuner, grand-père, cria celle-ci, c'est moi qui ait fait cuire ton oeuf, il va être froid.

Madeleine se leva.

D'un coup d'oeil Maraval embrassa ses deux petits enfants, et les lui montrant:

—Voilà ce qu'il y a seulement de vrai et de bon dans la vie, dit-il; mariez-vous, mariez-vous, ma chère enfant. Je suis sûr que dans quelques années, tenant vos bébés par la main, vous viendrez me remercier de mes conseils. Au revoir, mademoiselle.


XX


Lorsqu'elle se trouva dans l'avenue de Villiers, elle resta un moment sans savoir de quel côté tourner ses pas.

Rentrer chez elle? Elle n'en eut pas la pensée. Non pas qu'elle n'eût point été touchée par ce que Maraval venait de lui dire avec un accent si convaincu et si sympathique; elle en avait été bouleversée au contraire, et elle ne doutait point que tout cela ne fût parfaitement vrai; mais, quand les dangers qu'on venait de lui faire toucher du doigt seraient mille fois plus terribles qu'elle ne les avait vus, ils ne pouvaient pas l'arrêter. Elle s'abaisserait en se faisant comédienne. Eh bien, ne le savait-elle pas avant d'entendre Maraval? Plutôt que de subir cet abaissement, elle devait se marier. En théorie, cela pouvait être vrai, mais Maraval ne connaissait pas sa situation personnelle. C'était, au contraire, dans le mariage, qu'était pour elle l'abaissement le plus déshonorant.

Il fallait qu'elle fût chanteuse; et, puisque s'était pour elle le seul moyen de ne pas laisser déshonorer la mémoire de son père et de ne pas flétrir son amour, il le fallait malgré tout et malgré tous.

C'est-à-dire que pour le moment il fallait qu'elle trouvât un maître qui la mît au plus vite en état de paraître sur un théâtre, puisque Maraval, par intérêt et par sympathie pour elle, refusait d'être ce maître.

Mais où était-il, ce maître?

Debout devant la porte de Maraval, immobile, réfléchissant et ne trouvant rien, elle se sentait perdue dans ce Paris immense, la lumière sur laquelle elle avait tenu les yeux fixés, et qui l'avait guidée, venant de s'éteindre tout à coup.

Sa mémoire troublée ne retrouvait même plus les noms des maîtres qui quelques jours auparavant lui étaient vaguement connus.

Cependant elle ne pouvait pas rester immobile dans cette avenue, où les passants la regardaient curieusement; elle se mit en route vers Paris. En marchant, une bonne inspiration, une idée, se présenteraient sans doute à son esprit.

Elle arriva ainsi jusqu'aux environs de la Trinité, où l'enseigne et la devanture d'un cabinet de lecture lui suggérèrent enfin ce qu'elle avait à faire. Elle entra dans ce cabinet de lecture et demanda un almanach des adresses. À l'article des professeurs et compositeurs de musique elle trouva le nom qu'elle avait vainement demandé à sa mémoire: Lozès, rue Blanche.

Ce qu'elle savait de Lozès, c'était qu'il était chanteur assez médiocre, mais par contre bon professeur: au moins jouissait-il de cette réputation; il dirigeait une sorte de petit conservatoire où il avait pour élèves une bonne partie de ceux qui ne suivent pas les cours du vrai. Il faisait souvent jouer et chanter ses élèves en public, et plusieurs de ceux qu'il avait formés avaient obtenu des succès retentissants en ces dernières années.

Elle monta la rue Blanche jusqu'au numéro que l'almanach lui avait indiqué; mais, n'étant plus sous l'oppression du trouble qui l'avait saisie en sortant de chez Maraval, le sentiment des dangers qu'elle courait lui revint; si on allait la reconnaître! et il lui semblait que chacun de ceux qui la regardaient étaient des amis ou des employés de son oncle; alors elle assurait d'une main fébrile le voile épais qui lui cachait le visage.

L'école de Lozès était située au fond d'une cour, dans un atelier vitré qui avait servi autrefois à un photographe; et on y arrivait de plain-pied après avoir traversé un petit vestibule, sans que personne fût dans ce vestibule pour vous recevoir ou vous annoncer.

Lorsque Madeleine eut poussé la porte de ce vestibule, elle s'arrêta un moment sans oser entrer.

Au fond de l'atelier, un jeune home à la figure énergique et de carrure athlétique chantait le grand air de Rigoletto, qu'un gros homme au teint jaune, vêtu d'une robe de chambre crasseuse et chaussé de chaussons de feutre, écoutait, assis dans un vieux fauteuil, en roulant des yeux blancs,—Lozès, sans aucun doute, qui donnait une leçon; et ce n'était pas le moment de le déranger.

Cependant, comme Madeleine ne pouvait pas rester immobile au milieu de l'atelier, elle regarda autour d'elle pour voir si elle ne trouverait pas une place où elle pourrait attendre sans attirer l'attention. Déjà les gros yeux blancs de Lozès, qui s'étaient fixés sur elle à son entrée, ne l'avaient que trop intimidée. Dans un coin formant enfoncement, elle aperçut deux vieilles femmes de tournure vulgaire et bizarrement accoutrées, assises sur des banquettes; elle se dirigea doucement de leur côté et s'assit derrière elles.

Aussitôt elles se retournèrent, et longuement, attentivement elles la dévisagèrent, en tachant de percer son voile.

—C'est-y pour prendre une leçon de môsieu Lozès que vous venez? demanda l'une d'elles à voix basse.

Madeleine sans répondre fit un signe affirmatif.

—Pour lors faut attendre, parce que ct'homme il n'aime pas a été dérangé.

L'autre alors prit la parole, et son ton noble, emphatique, théâtral, contrasta singulièrement, avec celui de la première vieille; elle posa une série de questions à Madeleine, qui ne répondit que par signes exactement comme si elle avait été muette.

Heureusement pour elle, la voix de Lozès vient faire taire les vieilles:

—Silence donc dans le coin des mères, cria-t-il, fermez vos boîtes.

Le silence se fit aussitôt, et Madeleine délivrée put suivre la leçon.

L'élève chantait:

Cour-ti-sans race vi-le ... et dam-né-e
Ren-dez-moi ma fil-le infor-tu-née.

Lozès sauta de son fauteuil.

—Mais va donc, s'écria-t-il, va donc, de la vigueur, de l'âme; quel pot-à-feu à remuer que ce garçon-là.

Et il lui allongea un vigoureux coup de poing dans le dos.

L'élève recommença avec le même calme, exactement comme s'il donnait la bénédiction aux «cour-ti-sans race vi-le».

Lozès était resté près de lui dans un état de violente exaspération; tout à coup il lui allongea deux ou trois bourrades en l'apostrophant grossièrement.

Alors cet hercule, qui était dix fois plus fort que ce gros bonhomme, se mit à pleurer et à beugler:

—Je ne peux pas, ce n'est pas dans ma nature ... ure ... ure....

—Eh bien! animal, si ce n'est pas dans ta nature, va-t-en beugler avec les veaux. À un autre.

Une jeune fille sortit d'un coin et s'avança auprès du fauteuil où Lozès s'était rassis: elle avait quinze ou seize ans à peine, jolie, élégante et couverte de bijoux, au cou, aux bras, aux mains.

Au moment où elle ouvrait la bouche, Lozès l'arrêta:

—Dis donc, toi, je t'ai déjà fait remarquer qu'on devait m'embrasser en arrivant; si cela ne te va pas, dis-le.

La jeune fille ne dit rien, mais s'avançant vers Lozès qui, sans se lever, tendit son cou vers elle, elle l'embrassa sur sa joue rasée, qui, de loin, paraissait toute bleue.

La bruit de ce baiser fit frissonner Madeleine de la tête aux pieds, et son coeur se souleva. Et quoi! elle aussi, elle devrait embrasser ce comédien!

La pensée lui vint de se sauver au plus vite, mais la réflexion la retint; il fallait persévérer quand même.

La leçon avait commencé, mais elle n'alla pas loin.

—Ce n'est pas ça, s'écria Lozès, arrête, et va t'asseoir sur cette chaise là-bas; tu croiseras tes bras derrière et tu respireras fortement; tu t'arrangeras pour que ta respiration descende sans remuer la poitrine. À un autre.

Un ténor vint remplacer la jeune fille aux bijoux, qui alla s'asseoir sur sa chaise et s'appliqua à faire descendre sa respiration.

Ou bien Lozès n'était pas de bonne humeur, ou bien il avait mauvais caractère, car le jeune ténor avait à peine dit quelques mots, qu'il se fâcha:

—Toi, je t'ai déjà dit de choisir; veux-tu chanter à la manière française, en ouvrant la bouche en rond, ou bien à la manière italienne, en l'ouvrant en large et en souriant; tu as une tête à sourire, souris donc; ça charmera les femmes.

Le ténor recommença en ouvrant si largement la bouche qu'il montra toutes ses dents.

Tout en l'écoutant, Lozès surveillait la jeune fille, qui avait été s'asseoir sur sa chaise; tout à coup, il courut à elle et la fit lever:

—Qu'on m'apporte un matelas, cria-t-il.

Alors, prenant la jeune fille par le bras et la poussant brusquement:

—Couche-toi là-dessus, dit-il, étale-toi tout de ton long et en mesure, tu diras do, do, do, do.

Malgré la gravité de sa situation, Madeleine ne put retenir un sourire.

La leçon avait été reprise, mais bien que Madeleine voulût y apporter attention, elle fut distraite par un chuchotement de voix derrière elle; machinalement elle tourna la tête; elle ne vit qu'une petite porte fermée. C'était de derrière cette porte que venait ce chuchotement, auquel se mêlait depuis quelques instants comme un bruit de baisers étouffés.

Madeleine, comme beaucoup de musiciens, avait l'ouïe d'une finesse extrême, et bien souvent elle entendait distinctement ce que d'autres ne soupçonnaient même pas. Cependant ces chuchotements étaient si forts qu'elle fut surprise qu'ils n'éveillassent point la curiosité de ses voisines.

Brusquement l'une d'elles se leva et courut à la petite porte:

—Ursule, je t'y prends encore à te faire embrasser dans les escaliers, viens ici, petite peste, et ne me quitte plus.

Madeleine eût voulu boucher ses oreilles, comme quelques instants auparavant elle eût voulu fermer ses yeux; et une fois encore elle se demanda si elle ne devait pas sortir immédiatement de cette maison, mais, se raidissant contre le dégoût qui l'envahissait, elle resta.


XXI


Cependant la présence de Madeleine avait produit une certaine sensation: on avait remarqué cette jeune femme qui, par sa toilette et sa tenue, ressemblait si peu aux élèves qui venaient ordinairement chez Lozès, et trois ou quatre jeunes gens se rapprochant peu à peu avaient fini par s'asseoir sur les banquettes, et ils s'étaient mis à la regarder, la toisant des pieds à la tête, l'examinant, la déshabillant comme si elle avait été exposée là pour leur plaisir.

Bien qu'elle évitât de tourner ses yeux de leur côté, elle avait senti le feu de ces regards braqués sur elle et le rouge lui était monté au visage.

C'étaient ses camarades, ces jeunes gens qui marchaient, s'asseyaient, se mouchaient avec des poses scéniques, la tête de trois quarts, le poing sur l'épaule, le sourire aux lèvres, s'écoutant entre eux comme on écoute au théâtre avec des attitudes fausses.

Demain elle devrait leur donner la main et les laisser la tutoyer, puisque entre eux ils se tutoyaient tous «Bonjour, ma petite chatte.—Comment vas-tu, ma vieille?»

Lozès annonça que c'était fini «pour aujourd'hui.»

Enfin, elle allait pouvoir approcher ce maître terrible, et, tout de suite, pendant que les élèves s'empressaient joyeusement vers la porte de sortie, elle se dirigea vers le fauteuil où Lozès était resté assis.

À mesure qu'elle avança, elle se sentit enveloppée par un regard curieux.

Arrivée près de lui, elle le salua, et, comme elle avait tout son courage, elle lui expliqua bravement ce qui l'amenait:

—Je voudrais entrer au théâtre, dit-elle d'une voix qui, malgré ses efforts, était tremblante, et je viens vous demander vos leçons.

Il n'avait pas bougé de dessus son fauteuil; la tête renversée, il la regarda un moment sans rien dire, puis, comme s'il n'était pas satisfait de son examen, il lui fit signe de reculer de quelques pas; alors, avec son accent méridional:

—Défaites-moi un peu votre chapeau, je vous prie, et votre paletot.

Elle obéit, décidée à tout.

—Bon, dit-il après l'avoir regardée en dodelinant de la tête avec approbation, pas mal, pas mal.

Et comme elle rougissait sous ce regard qui était un outrage pour son innocence de jeune fille:

—Vous savez que vous êtes jolie, n'est-ce pas? continua-t-il; vous avez le type d'Ophélia, ce n'est pas mauvais, ça, et c'est rare; marchez un peu.

Elle se mit à marcher.

—Présentez votre poitrine comme un bouquet; les épaules effacées; bien, cela va; revenez. Qu'est-ce que vous savez?

Madeleine répéta ce qu'elle avait déjà dit à Maraval.

—Oh! oh! l'amateur de province, je n'ai pas confiance, dit Lozès; ils sont toc en province. Enfin, voyons, chantez-moi ce que vous voudrez.

Elle proposa l'air du Freyschutz: puisqu'elle avait réussi auprès de Maraval, Lozès ne serait pas plus difficile sans doute.

Mais Lozès refusa:

—Le style, c'est moi qui vous l'enseignerai; ce que je veux juger pour le moment, c'est votre voix; savez-vous le Brindisi de la Traviata?

—Oui, Monsieur.

—Eh bien! allez-y alors: je vous écoute.

Et de fait il l'écouta attentivement, le coude appuyé sur le bras de son fauteuil et le menton posé dans sa main.

—Quand voulez-vous commencer? demanda-t-il aussitôt qu'elle se tut.

—Vous m'acceptez?

—À bras ouverts; retenez bien ce que vous dit Lozès, vous serez une grande artiste.

—Ah! monsieur!

—Si vous travaillez et si vous suivez mes leçons, bien entendu; parce que, vous savez, la nature sans l'art cela ne signifie rien.

—Oui, monsieur, je travaillerai autant que vous voudrez; je vous promets que vous n'aurez jamais eu d'élève plus attentive, plus appliquée.

—S'il en est ainsi, je vous donne ma parole qu'avant dix-huit mois vous serez en état de débuter, et, comme débute une élève de Lozès, d'une façon splendide; ces ânes du Conservatoire verront un peu ce que je sais faire d'une élève qui est douée.

Le moment était venu pour Madeleine d'expliquer sa situation, et les dispositions dans lesquelles elle voyait Lozès lui donnaient du courage et de l'espoir.

Mais il ne la laissa pas aller jusqu'au bout.

—Ah! non, ma petite, dit-il d'un ton brusque, je ne fais pas de ces arrangements-là: je n'ai pas le temps; et puis pour vous, croyez-moi, c'est une mauvaise affaire; il vaut mieux vous gêner et payer vos leçons comptant; je vous en donnerai une par jour; c'est cinq cents francs par mois qu'il vous faut; votre famille est ruinée me disiez-vous, eh bien, une belle fille comme vous ne doit pas être embarrassée pour trouver cinq cents francs par mois.

Bien que Madeleine se fût promis de tout entendre sans broncher, elle ne put pas ne pas se cacher le visage entre ses deux mains: la honte l'étouffait.

Puis elle fit quelques pas pour se retirer, désespérée.

Il ne bougea pas de son fauteuil; mais comme elle s'éloignait lentement, parce que ses yeux troublés la guidaient mal, il la rappela tout à coup.

—Voyons, ne vous en allez pas comme ça; et tout d'abord croyez bien que je suis fâché de ne pas vous donner des leçons; je sens qu'on peut faire quelque chose avec vous: aussi je veux vous aider. Cela vous coûtera peut-être cher, très-cher même.

—Jamais trop cher, je suis prête à tous les sacrifices.

—Ce que je ne peux pas faire pour vous, un autre peut-être le fera. Si nous étions en Italie, poursuivit Lozès, rien ne serait plus facile. Il y a là des gens toujours disposés à se faire les entrepreneurs d'un jeune homme ou d'une jeune fille ayant une belle voix. Et ce ne sont pas des artistes, comme vous pourriez le croire; le plus souvent ce sont des artisans, des menuisiers, des boutiquiers, n'importe qui, ils ont un petit capital et ils l'emploient à l'exploitation de celui ou de celle qu'ils ont découvert. Pour cela ils traitent soit avec les parents, soit avec le sujet lui-même, c'est-à-dire qu'ils l'achètent pour un certain temps. Pendant les premières années, ils lui donnent le logement, la nourriture, l'habillement et surtout l'éducation musicale, et, en échange, le jeune homme ou la jeune fille abandonne à son maître ce qu'il gagne, ou plus justement partie de ce qu'il gagne, lorsqu'il commence à gagner quelque chose. Mais nous ne sommes pas en Italie, me direz-vous. C'est juste; seulement, il y a des Italiens à Paris. Précisément, j'en connais un qui, après avoir fait ce métier pendant sa jeunesse, s'est fixé à Paris en ces derniers temps et a ouvert, rue de Châteaudun, une boutique de bric-à-brac, de curiosités, de meubles italiens. Je l'irai voir. Je lui dirai ce que je pense de votre voix et de vos dispositions. Puis, je lui demanderai s'il veut se charger de vous. Mais, avant que je fasse cette démarche, il faut que vous me disiez si vous, de votre côté, vous êtes disposée à accepter la direction de mon homme, ainsi que les conditions qu'il vous imposera.

—Avec reconnaissance et de tout coeur.

—N'allez pas si vite et surtout ne vous emballez pas avec Sciazziga,—c'est mon italien; défendez vos intérêts puisque vous êtes orpheline et que vous n'avez personne pour vous protéger, c'est un avertissement que je vous donne. Je connais le Sciazziga; il sera âpre; vous, de votre côté, soyez ferme et ne lui cédez pas tout ce qu'il vous demandera. Accordez-lui seulement la moitié de ses exigences, et ce sera déjà beaucoup. Bien entendu n'allez pas lui dire cela. Je ne veux pas paraître dans toute cette affaire, et c'est pour cela qu'à l'avance je vous préviens. Plus tard je veux que vous vous souveniez de Lozès avec reconnaissance. On vous dira peut-être bien des choses de lui; vous répondrez alors: «Voilà ce qu'il a fait pour moi.»

L'impression première produite par Lozès s'était un peu effacée: il pouvait être brutal, vaniteux, ridicule, mais au fond ce n'était pas certainement un méchant homme.

Cette pensée fut un grand soulagement pour Madeleine: elle pourrait honorer celui qui lui tendait la main.

—Encore un mot, dit Lozès, je vous ai expliqué que notre homme se chargerait de pourvoir à tous vos besoins. C'est beaucoup, mais ce n'est pas tout. Vous êtes seule; que ferez-vous le jour où vous aborderez le théâtre? Rien, n'est-ce pas. Vous laisserez les choses aller. Eh bien, en agissant ainsi, elles n'iraient pas. Il vous faut quelqu'un d'actif, d'intelligent, d'intrigant pour arranger vos engagements, pour préparer vos succès, pour gagner ou éclairer la critique, qui ne voit que ce qu'elle a intérêt à voir ou que ce qu'on lui montre: Sciazziga sera ce quelqu'un, et grâce à lui le succès vous arrivera agréable et appétissant, comme un poulet bien rôti arrive sur la table de ceux qui ont un bon cuisinier, sans qu'ils aient senti l'odeur de la cuisine. C'est quelque chose cela, en un temps comme le nôtre, qui n'est que de réclame. Où voulez-vous que je vous envoie notre Italien?

Elle rougit et balbutia en pensant à sa misérable mansarde.

—Est-ce que vous n'êtes pas seule comme vous me le disiez? demanda Lozès remarquant son embarras.

—Oh! monsieur, s'écria-t'elle avec confusion.

—Enfin vous demeurez quelque part, sans doute?

—Oui, cité des Fleurs, à Batignolles; mais si M. Sciazziga vient dans ma pauvre chambre, il sera, je le crains, mal disposé à m'accorder les conditions que vous me conseillez d'exiger.

—Je n'avais pas pensé à cela, ma pauvre enfant. Il vaut mieux qu'il vous voie ici alors. Je lui donnerai rendez-vous. Revenez après-demain à quatre heures.

—Oh! monsieur, combien je suis touchée de votre bonté!

—Vous verrez, ma petite, que bonté et talent sont synonymes: tout se tient en ce monde; un homme qui a un grand talent est toujours bon.


XXII


Le surlendemain, à trois heures quarante-cinq minutes, elle entra chez Lozès, qu'elle trouva seul dans l'atelier; Sciazziga n'était pas encore arrivé.

—J'ai vu notre homme, dit Lozès, il va venir; seulement, il est possible qu'il se fasse attendre; c'est une malice italienne qui a pour but de ne pas montrer trop d'empressement. Il est probable qu'il amènera quelqu'un avec lui, car il n'a pas toute confiance en moi, et, avant de s'engager, il aime mieux deux avis qu'un seul. Surpassez-vous donc et faites bien attention qu'on vous demande aujourd'hui plus de voix que de goût ou de savoir; pour Sciazziga, il s'agit de juger si votre voix emplira l'Opéra, la Scala ou Covent-Garden; n'ayez pas peur de crier.

Ce fut à quatre heures vingt minutes seulement que Sciazziga, suivi d'un vieux petit bonhomme ratatiné, fit son entrée dans l'atelier de Lozès; pour lui, c'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, gras, gros, souriant, ayant en tout la tournure et la figure d'un cuistre, doucereux, mieilleux, obséquieux. Madeleine, qui malgré son émotion l'observait anxieusement, éprouva à sa vue un mouvement répulsif; et cependant il s'avançait vers elle en souriant, ne la quittant des yeux que pour admirer un gros brillant qu'il portait à son doigt.

Arrivé près d'elle, il la salua avec des grâces de théâtre, les bras arrondis, le dos voûté, marchant en rond comme les comédiens qui veulent remplir la scène.

—La signora, n'est- pas? dit-il avec un très-fort accent italien en s'adressant à Lozès.

—Apparemment.

Alors, tirant un face-à-main en or et le braquant sur Madeleine, il se mit à tourner autour d'elle.

Çarmante, çarmante, disait-il à chaque pas en souriant à son acolyte; figoure expressive, avec de la nobilité, belle taille, cévéloure splendide.

Les marchands d'esclaves ou des maquignons n'eussent pas passé un examen plus attentif de la marchandise qu'ils se proposaient d'acheter: jamais Madeleine n'avait ressenti une pareille humiliation; elle était pourpre de honte.

—Et la signora nous féra la grâce nous çanter oun morceau?

Cette parole lui fut une délivrance; chanter, elle était là pour chanter; elle échapperait ainsi à cet examen de sa personne.

—Mon çer ami maestro Maffeo, continua Sciazziga, voudra bien accompagner la signora.

Pendant que Madeleine se dirigeait vers le piano, Lozès s'approcha d'elle et, lui parlant à voix basse:

—Chantez de votre mieux, il est inutile de crier; c'est Maffeo qui va vous juger; il a été, dans son temps, un de nos meilleurs chefs d'orchestre.

Madeleine se sentit plus forte; chantant pour Maffeo et Lozès, elle chanterait avec confiance.

Parmi les morceaux qu'elle indiqua, Maffeo en choisit trois de style différent, qui pouvaient la faire juger, et elle les chanta de son mieux, ainsi que Lozès le lui avait recommandé.

Sciazziga écouta, sans donner le moindre signe d'approbation ou de blâme.

Seul Lozès applaudit des mains et de la voix.

—Si, si, dit Sciazziga, qué cé n'est pas mal, grazia.

Quant à Maffeo, son attitude était étrange; il semblait qu'il voulût applaudir et qu'il n'osât pas.

Lorsque Madeleine eut achevé son troisième morceau, elle crut que Sciazziga allait dire s'il l'acceptait ou s'il la refusait; mais il n'en fut rien.

—Qu'il est nécessaire que cause avec mon çer ami Maffeo, dit-il; pour cela ze prie la signora de venir demain matin, roue Châteaudun, avec son touteur.

—Je n'ai pas de tuteur.

—Vous avez plous de vingt oun ans?

—Je suis émancipée.

—Ah! diavolo, perfetto.

Et un sourire de satisfaction fondit sa large bouche jusqu'aux oreilles; évidemment cela faisait son affaire.

Qué zé pense que la signora voudra bien nous faire plaisir de dézouner avec nous, à onze houres; nous causerons avant.

Elle n'avait plus qu'à remercier et à se retirer, ce qu'elle fit; Lozès la reconduisit jusqu'au vestibule, tandis que Maffeo et Sciazziga s'entretenaient à voix basse.

—Ne vous inquiétez pas, lui dit-il, l'affaire est conclue, tâchez de vous défendre demain; à bientôt, ma chère élève.

Naturellement elle fut exacte, et à onze heures précises, le lendemain, elle entrait dans le magasin de bric-à-brac de la rue de Châteaudun. Elle y trouva une grande femme enveloppée dans un châle des Indes usé et la tête couverte d'un fichu de dentelle noire; elle pouvait avoir cinquante ans environ et d'une ancienne beauté dont on voyait encore des traces, il lui restait un air de grandeur et de noblesse qui n'est point ordinairement le caractère distinctif des marchandes à la toilette; mais avant d'être marchande, mise Sciazziga avait été chanteuse, et au milieu de sa boutique, drapée dans son vieux cachemire, elle était toujours Norma ou dona Anna.

Sans quitter le fauteuil dans lequel elle était posée, elle répondit à Madeleine que M. Sciazziga l'attendait dans une pièce qu'elle lui indiqua d'un geste sculptural.

Il était assis devant une table, avec une liasse de papiers devant lui, en train d'écrire sur une feuille timbrée; l'entassement des meubles, bahuts, chaises, fauteuils, casiers, était tel que Madeleine ne put que difficilement arriver à cette table.

travaille pour vous, signora, dit Sciazziga; petit engagement qué zé prépare, et qu'il est zouste qué vous signiez, si nous sommes d'accord. L'ami Maffeo pense qué vous avez des dispositions, ma il vous faudra des léçons, des étoudes, toutes çoses qui coûtent très-çer. On ne sait pas combien maestro Lozès fait payer çer; c'est oune rouine.

Sa figure prit une expression désolée, en pensant aux exigences de Lozès.

—De plous, pour oune personne comme vous, zolie, il faut la toilette, il faut un logement, oune bonne nourritoure; c'est très outile, la bonne nourritoure: tout cela fait oune grosse somme de dépenses, et pendant plousieurs années; il est donc zouste qué zé rentre dans ces avances, et qué zé fasse oun bénéfice. Est-cé zouste?

—Très juste.

Ençanté qué vous compreniez qué zé souis l'homme de la joustice et aussi l'ami des artistes: reste, entre nous, va maintenant aller tout facilement. Zousqu'au jour où vous aurez oun engagement, je payerai toutes vos dépenses, léçons, toilettes, nourritoure, plaisirs, et très larzement; si vous connaissiez, vous sauriez combien zé souis larze, c'est joustement pour céla qué zé né souis pas riçe. Vous votre côté, quand vous aurez oun engazement, nous en partazerons lé montant.

Prévenue par Lozès, Madeleine attendait cette proposition, et elle avait préparé sa réponse:

—Pendant combien de temps?

Zoustement c'est la question à débattre; il me semble honnête mettre dix ans.

—En supposant que je gagne 40,000 fr. par an, c'est donc 200,000 francs que vous toucherez?

—Quarante mille francs par an! Mettons dix mille; c'est donc cinquante mille qué zé toucherai; mais pour céla il faut qué vous reoussissiez, il faut qué vous viviez, et si vous mourez, ousque zé retrouverai cé qué z'aurai déboursé? Il faut calcouler lé risque, signora. N'est- pas zouste?

Du moment qu'une discussion s'engageait, Madeleine à l'avance était vaincue; entre elle et ce boutiquier retors, la partie n'était pas égale; et puis d'ailleurs elle avait cette faiblesse de trouver les discussions d'intérêt humiliantes.

Cependant, se renfermant dans ce que Lozès lui avait conseillé, elle obtint que les dix années de partage seraient réduites à cinq; mais Sciazziga ne céda sur ce point que pour prendre avantage sur un autre: tant que Madeleine serait au théâtre, elle lui abandonnerait dix pour cent sur ses appointements, et si elle quittait le théâtre avant dix années, comptées du jour de son début, pour une cause autre que maladie grave ou perte de voix, elle payerait à Sciazziga une somme de deux cent mille francs.

Bien qu'elle fût incapable de soutenir une discussion, elle voulut se défendre, mais elle ne tarda pas à être enlacée par l'Italien qui l'assassina de son baragouin, et de guerre lasse elle finit par signer « petit engazement» qu'il avait préparé.

—Maintenant, dit Sciazziga, lorsqu'il eut donné un double de l'engagement et qu'il eut serré l'autre, nous avons encore oune pétite çose à arranger. Qué c'est relativement à votre vie avec nous; ça s'écrit pas parce qué nous sommes des gens d'honnour, mais ça sé dit. Vous êtes orpheline, vous n'avez pas parents, alors voudrais que vous viviez avec nous; dans notre maison, dans notre famille. Pour bien travailler, voyez-vous, il faut de la vertou; c'est la vertou qui conserve la voix et aussi la taille des zounes personnes, quand elles sont zolies comme vous.

Et comme si ces paroles n'étaient pas assez claires, il les expliqua et les précisa par un geste arrondi qui empourpra les joues de Madeleine.

Cez nous, dans notre intérieur vous sérez protézée contre tous les dangers, toutes les sédouctions qui à Paris entourent oune joune fille; madame Sciazziga, qui est l'honnour même, vous accompagnéra partout, aux léçons, à la promenade; vous lozerez cez nous, sous notre clef; vous manzerez avec nous. Vous serez notre fille. Et je vous assoure, signora, qu'il faut que zaie oune bien grande sympathie pour vous, car en azissant ainsi, vous introuduis en tiers dans notre intériour, et zé pouis le dire, madame Sciazziga et moi, nous nous adorons. Mais nous férons cela, certainement nous lé férons, pour oune personne aussi bien élevée qué vous. Cela vous convient-il?

Madeleine avait signé tout ou à peu près tout ce que Sciazziga lui avait imposé; mais cette vie de famille, cette existence entre M. et madame Sciazziga était la dernière goutte, la plus amère et la plus écoeurante du calice; elle eut un mouvement de dégoût qui la fit frissonner des pieds à la tête.

Mais la réflexion lui dit qu'elle devait se résigner à accepter ce dégoût comme tant d'autres, elle n'en était plus à les compter.

Après tout, la présence de madame Sciazziga la préserverait de bien des ennuis.

—Eh bien? fit Sciazziga en insistant.

Ne pouvant pas répondre, elle fit un signe d'acquiescement.

—Allons c'est parfait, dit-il; maintenant, il faut que ze vous montre votre chambre; pendant ce temps on servira la table. Voulez-vous m'accompagner?

Ils sortirent dans la cour de la maison, et prenant un escalier au fond, ils montèrent au sixième étage.

Oun étage encore, disait-il, ma l'ezalier est doux.

La chambre destinée à Madeleine était une sorte de grenier encombré de meubles de toutes sorte.

—Vous voyez, dit Sciazziga, vous aurez de l'air et de la loumière; avec oun bon piano vous sérez ici comme oune reine; vous pourrez travailler dou matin au soir sans être déranzée: demain ferai prendre vos moubles chez vous.

Quand ils redescendirent le déjeuner était servi sur une toile cirée.

Déjà assise à sa place, madame Sciazziga, qui n'avait quitté ni son cachemire ni son fichu de dentelle, désigna une chaise à Madeleine avec un geste de reine de théâtre.

—Entre nous deux, dit-elle en souriant à son mari.

Et Madeleine s'assit, mais il lui fut impossible de manger tant sa gorge était serrée.

C'était là sa nouvelle famille, c'était avec ces gens qu'elle allait vivre—de leur vie.

Et, regardant machinalement la carafe pleine d'eau, elle vit se dessiner sur le verre leur petite maison de Rouen où s'était écoulée son enfance, comme aux jours où sous les rayons du soleil couchant, elle se reflétait dans la Seine.


XXIII


Le jour même où Madeleine signait avec Sciazziga «oun petit engazement», Léon arrivait de Madrid à Paris.

En recevant la lettre de Madeleine, il avait couru au télégraphe et il avait envoyé à sa cousine une dépêche, avec la mention personnelle sur l'adresse:

«N'accomplis pas ta résolution avant de m'avoir vu; je pars à l'instant pour Paris, où j'arriverai après-demain matin.»

Mais, malgré la mention personnelle, cette dépêche n'avait pas été remise à Madeleine, qui avait quitté la maison de la rue de Rivoli depuis deux jours quand le facteur du télégraphe s'était présenté.

Avant même d'entrer chez lui, Léon monta rapidement à l'appartement de son père. Personne n'était encore levé, mais la façon dont il sonna réveilla tout le monde, et un domestique vint lui ouvrir la porte.

C'était le vieux valet de chambre qui, depuis trente ans, était au service de ses parents.

—Mademoiselle Madeleine? demanda vivement Léon.

Sans répondre, le valet de chambre leva ses bras au ciel.

—Réponds donc, mon vieux Jacques.

—Elle est partie.

—Où?

—On ne sait pas; c'est-à-dire que mardi matin, au moment où il n'y avait personne dans la maison, elle a été chercher un commissionnaire et une voiture, elle a fait porter ses bagages sur cette voiture par le commissionnaire et elle est partie; le concierge l'a vue passer et il a été bien étonné, mais qu'est-ce qu'il pouvait, cet homme?

—Mais depuis?

—On a cherché mademoiselle Madeleine partout, on l'a fait chercher par la police, et ... on ne l'a pas trouvée.

—Conduis-moi à la chambre de mon père.

—Monsieur dort.

—Je vais le réveiller; éclaire-moi.

L'idée de réveiller M. Haupois-Daguillon parut si invraisemblable à Jacques, qui vivait dans la crainte et dans le respect de son puissant maître, qu'il resta immobile; sans insister, Léon lui prit la lumière des mains et se dirigea vers la chambre de son père.

Celui-ci avait été réveillé par le carillon de la sonnette, et quand Léon entra dans sa chambre, il le trouva assis sur son lit, coiffé d'un foulard de soie cerise noué à l'espagnole autour de sa tête, très-noblement.

—Toi! s'écria M. Haupois.

—Quelles nouvelles de Madeleine?

M. Haupois fut suffoqué par cette demande.

—C'est ainsi que tu me dis bonjour et que tu t'inquiètes de la santé de ta mère?

—Pardonne-moi, mais ce que Jacques vient de m'apprendre m'a bouleversé: Madeleine partie sans qu'on sache où elle est, ce qu'elle est devenue!

—Madeleine est une ingrate.

—Vous vouliez la marier.

—Qui t'a dit?

—Elle m'a écrit.

—Ah! vous étiez en correspondance!

—Cette lettre a été la première que j'aie reçue d'elle depuis mon séjour à Madrid.

—C'est trop d'une.

—Enfin, où est-elle?

—Dans le premier moment d'inquiétude et malgré le scandale de sa conduite, nous avons eu la bonté de la faire chercher; nous avons même prévenu la police; tout ce qu'on a pu découvrir ça été un indice: le commissionnaire qui a porté ses bagages l'a entendue donner au cocher l'adresse de la gare Saint-Lazare, mais ce cocher n'a point été retrouvé; concluant de ce renseignement qu'elle aurait dû aller à Rouen, j'ai fait prendre des renseignements à Rouen, on ne l'y a point vue, et il paraît même à peu près certain qu'elle n'y est point venue; dans les hôtels de Paris, dans les maisons meublées, les recherches n'ont point abouti, bien qu'elles aient été dirigées par une main habile.

—Eh bien, je les ferai aboutir, moi.

—Tu n'as pas l'intention de nous ramener Madeleine chez nous, n'est-ce pas? nous ne la recevrions pas.

—Tu lui fermerais ta maison?

—Quoi qu'il arrive, jamais elle ne rentrera ici.

—Quand tu m'as demandé de partir pour Madrid, j'ai cédé à ton désir qui, tu le sais, n'était pas d'accord avec le mien. Je l'ai fait pour toi et pour ma mère. Mais je l'ai fait aussi pour Madeleine, afin qu'elle pût rester dans cette maison, près de vous qui l'aimeriez et la consoleriez. Puisque tu posais la question de telle sorte qu'elle ou moi devions partir, je n'ai pas voulu que ce fût elle, et je me suis exilé à Madrid, où je n'avais que faire, et où je suis resté malgré mon ennui. Mais je m'imaginais que Madeleine était heureuse, tranquille, choyée, aimée, c'est-à-dire consolée, et je ne parlais pas de revenir à Paris. Au lieu de la consoler, vous avez voulu la marier.

—Nous avons voulu assurer son avenir, comme c'était notre devoir.

—Et le mien, vous l'avez oublié. Ma mère et toi vous saviez quelles étaient mes intentions à l'égard de Madeleine, quels étaient mes sentiments.

Parlant ainsi, il avait fait un pas en arrière du côté de la porte.

—Où vas-tu?

—Chercher Madeleine.

—Je t'ai dit qu'elle ne rentrerait jamais dans cette maison.

—Ce n'est pas pour qu'elle rentre dans cette maison que je dois la chercher et la trouver.

—Léon!

Mais il était arrivé à la porte; il l'ouvrit.

—Au revoir, mon père, à bientôt, tu diras à ma mère que malgré tout je l'embrasse tendrement.

Et, sans écouter la voix de son père, il sortit en refermant vivement la porte.

De ce que son père lui avait dit, il résultait pour lui la probabilité que Madeleine était retournée à Rouen. Pourquoi eût-elle dit à son cocher de la conduire à la gare Saint-Lazare si elle n'avait pas voulu aller à Rouen? D'ailleurs n'était-il pas raisonnable d'admettre que quittant Paris elle avait voulu se réfugier chez des amis de son père? On avait fait à Rouen des recherches qui n'avaient pas abouti. Cela ne prouvait pas que Madeleine ne fût pas à Rouen. On avait mal cherché, voilà tout. Il chercherait mieux.

Et sans prendre de repos, il partit pour Rouen par le train express de huit heures du matin.

Il resta pendant plusieurs jours à Rouen, fréquentant tous les endroits où il pouvait la rencontrer, et où naturellement il ne la rencontra pas.

De guerre lasse, il se dit qu'elle s'était peut-être réfugié à Saint-Aubin auprès de son père, et il partit pour Saint-Aubin.

Mais personne ne l'avait vue; elle n'avait pas paru au cimetière, et cela était bien certain; ce n'est pas dans la mauvaise saison qu'une jeune femme élégante paraîtra dans un petit village sans qu'on la remarque; à plus forte raison quand, comme Madeleine, elle y est connue de tout le monde.

Il revint à Rouen; puis après quelques jours de recherches il rentra à Paris, désolé, et aussi plein d'inquiétude.

Qu'était devenue Madeleine? où le désespoir avait-il pu l'entraîner?

Il continuerait ses recherches à Paris, et il les ferait poursuivre par des gens capables de les mener à bonne fin.

Si grandes que fussent ses inquiétudes, il ne voulait pas cependant parler de Madeleine à son père ni à sa mère; mais celle-ci vint lui en parler elle-même.

—Tu n'as rien appris sur Madeleine? lui demanda-t-elle?

Il secoua la tête par un geste désolé.

—Je crois que tu aurais pu t'épargner ce voyage à Rouen; comme toi, nous avons été inquiets pendant les premiers jours qui ont suivi le départ de Madeleine; mais, en raisonnant, nous avons compris que nous nous tourmentions à tort: Madeleine ne possède rien, elle n'a même pas un métier aux mains; dans ces conditions pour qu'elle ait quitté une maison, où elle était heureuse et où elle était aimée, il fallait qu'elle fût certaine d'en trouver une autre où elle serait et plus heureuse et plus aimée encore.

Léon, qui était assis, se leva si brusquement qu'il renversa sa chaise, puis il s'avança vers sa mère, pâle et les lèvres tremblantes.

Mais, prêt à parler, il s'arrêta.

Puis, après quelques secondes, qui parurent terriblement longues à madame Haupois, il tourna vivement sur ses talons et sortit.

On fut quinze jours sans le revoir, et, pendant ces quinze jours, il n'écrivit pas à ses parents: où était-il? personne n'en savait rien.

Quand il rentra, ni son père, ni sa mère n'osèrent lui parler de son voyage.

Et, bien entendu, le nom de Madeleine ne fut plus prononcé.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE



DEUXIÈME PARTIE


I


C'était un samedi, le Cirque des Champs-Élysées donnait une représentation extraordinaire pour la rentrée du gymnaste Otto, éloigné de Paris depuis plusieurs années, et pour les débuts de son élève Zabette.

Depuis quinze jours les murs de Paris étaient couverts d'affiches représentant deux hommes lancés dans l'espace, l'un aux membres athlétiques, musclés comme ceux d'un personnage de Michel-Ange, l'autre mince, délié, gracieux comme un éphèbe athénien; aux quatre côtés de cette affiche s'étalaient en gros caractères les noms d'Otto et de Zabette. Ce nom d'Otto était bien connu à Paris dans le monde des théâtres et de la galanterie, car les succès de celui qui le portait avaient été aussi grands, aussi nombreux, aussi bruyants dans l'un que dans l'autre, et pendant plusieurs années il avait été de mode pour le gros public d'aller voir Otto qui, par la hardiesse de ses exercices, lorsqu'il voltigeait en maillot rose de trapèze en trapèze, arrachait des cris d'admiration à ses spectateurs; comme, dans un autre public plus spécial et plus restreint, il avait été de mode aussi de s'arracher Otto qui sans maillot était plus merveilleux encore.

Quant au nom de Zabette, il était nouveau à Paris; mais, grâce aux journaux «bien informés», on avait bientôt su que Zabette était un jeune créole qu'Otto avait rencontré en Amérique, et dont il avait fait son élève pour l'associer à ses exercices. Puis d'autres journaux, «mieux informés encore», avaient raconté que ce jeune Zabette, bien que portant des vêtements d'homme, était en réalité une jeune fille qui adorait son maître. Et pendant huit jours la question de savoir si ce Zabette était un garçon ou si cette Zabette était une fille avait suffi pour occuper la badauderie parisienne, toujours prête à rester bouche ouverte, attentive et curieuse, devant ceux qui connaissent l'art, peu difficile d'ailleurs, de l'exploiter.

C'était assez, on le comprend, pour que cette rentrée d'Otto et ce début de Zabette fussent un événement. À deux heures toutes les premières étaient louées, et le soir les bureaux n'ouvraient que pour les places hautes, demandées par des gens qui ne voyaient dans Otto que le gymnaste et que leur honnêteté bourgeoise préservait de la curiosité de chercher à savoir si Zabette était un jeune garçon on une jeune fille.

À huit heures et demie, devant une salle à moitié remplie pour les places louées et comble pour les autres, le spectacle commençait par les exercices ordinaires des cirques français, anglais, américains ou espagnols, des Champs-Élysées ou d'ailleurs: Jupiter, cheval dressé et présenté en liberté; entrée comique; Jeanne d'Arc, scène à cheval.

Qu'il s'agisse d'une première représentation aux Français, à l'Opéra, aux Folies ou au Cirque, il y a une partie du public, toujours la même, qui du 1er janvier au 31 décembre se rencontre inévitablement dans ces soirées, et qui, bien entendu, se connaît sans avoir eu souvent les plus petites relations personnelles: on est habitué à se voir et l'on se cherche des yeux.

Au milieu de la scène de Jeanne d'Arc, deux jeunes gens firent leur entrée au moment où Jeanne, à genoux sur sa selle, les yeux en extase, entendait ses voix, et leurs noms coururent aussitôt de bouche en bouche:

—Léon Haupois-Daguillon.

—Henri Clorgeau.

C'était en effet Léon qui, accompagné de son ami intime Henri Clorgeau, le fils de la très-riche maison de Commerce Clorgeau, Siccard et Dammartin, venait assister aux débuts de Zabette. Ils gagnèrent leurs places au quatrième rang, et, au lieu de donner leurs pardessus à l'ouvreuse qui les leur demandait, ils les déposèrent sur les deux places qui étaient devant eux et qu'ils avaient louées pour être à leur aise.

Puis, ayant tiré leurs lorgnettes, ils se mirent à passer l'inspection de la salle, sans s'inquiéter de Jeanne d'Arc qui, debout, dans une attitude inspirée, pressait religieusement son épée sur son coeur en criant: «Hop! hop!» Le cheval allongeait son galop, et, prenant son épée à deux mains, Jeanne faisait le moulinet contre une troupe d'Anglais invisibles: la musique jouait un air guerrier.

Léon posa sa lorgnette devant lui, et se penchant à l'oreille de son ami:

—Croirais-tu, lui dit-il, que je ne puis examiner ainsi une salle pleine sans m'imaginer que je vais peut-être apercevoir ma cousine Madeleine. C'est stupide, car il est bien certain que la pauvre petite, si elle vit du travail de ses mains, comme cela est probable, a autre chose à faire qu'à passer ses soirées dans les théâtres. Mais c'est égal, si stupide que cela soit, je regarde toujours; c'est comme dans les rues ou dans les promenades, où je dois avoir l'air d'un chien qui quête.

—Elle te tient bien au coeur.

—Plus que tu ne saurais le croire; mais elle m'y tient d'une façon toute particulière, avec quelque chose de vague et je dirais même de poétique, si le mot pouvait être appliqué à notre existence si banale; c'est un souvenir de jeunesse dont le parfum m'est d'autant plus doux à respirer que les sentiments qui l'ont formé sont plus purs; je penserai toujours à elle, et ce ne sera jamais sans une tendresse émue.

—La police n'a pu rien découvrir?

—Rien. Elle m'a seulement donné une terrible émotion pendant que tu étais à Londres. Un matin on est venu me dire qu'on avait trouvé dans la Seine le corps d'une jeune fille dont le signalement se rapprochait par certains points de celui de Madeleine. J'ai couru à la Morgue, dans quel état d'angoisse, tu peux te l'imaginer. On m'a mis en présence du cadavre; c'était celui d'une belle jeune fille. Dans mon trouble, j'ai cru tout d'abord que c'était elle; mais je m'étais trompé. Jamais je n'ai éprouvé plus cruelle émotion; je vois encore, je verrai toujours ce cadavre et, chose horrible, j'y associerai la pensée de Madeleine tant qu'elle n'aura pas été retrouvée.

Jeanne d'Arc venait de mourir brûlée sur son bûcher, et quelques personnes de composition facile applaudissaient sa sortie.

Il se fit un moment de silence, et comme personne n'entourait encore Henri Clorgeau et Léon, celui-ci, qui n'était nullement à ce qui se passait dans la salle ni à la salle elle-même, continua à parler à l'oreille de son ami.

—Comme je me disposais à sortir de la Morgue, la porte que j'allais ouvrir s'ouvrit devant mon père. Lui aussi avait été prévenu et il était accouru presque aussi vite que moi. Par là, je vis qu'il faisait faire des recherches de son côté. Lorsqu'il entra, il était aussi pâle que le cadavre que je venais de regarder. J'allai vivement à lui en criant: «Ce n'est pas elle!» «Dieu soit loué!» murmura-t-il, et il me tendit la main. Ce témoignage de tendresse me toucha, et il en résulta que mes rapports avec mon père et ma mère furent moins tendus; mais je crains bien qu'ils ne redeviennent jamais ce qu'ils ont été. Ils ont cru être très-habiles en forçant Madeleine à quitter leur maison; ils se sont trompés dans leur calcul.

—Tu ne l'aurais pas épousée malgré eux.

—Ils ont eu peur que je les amène à accepter Madeleine, et pour ne pas s'exposer à cela, ils ont si bien fait que cette pauvre enfant s'est sauvée épouvantée. Qui sait ce qui s'est passé? La lettre que Madeleine m'a écrite est pleine de réticences, et je n'ai jamais pu avoir d'explications ni avec mon père ni avec ma mère.

L'exercice qui suivait la scène de Jeanne d'Arc était un quadrille à cheval; l'orchestre se mit à faire un tel tapage, que toute conversation intime devint impossible.

Alors Léon et son ami s'amusèrent au spectacle de la salle, qui assez rapidement se remplissait, car l'heure arrivait où Otto et Zabette allaient s'élancer sur leurs trapèzes; de tous côtés apparaissaient des figures de connaissance, des habitués des clubs et des courses; çà et là quelques femmes honnêtes accompagnées d'amis intimes, et partout les autres, bruyantes, tapageuses, se montrant, s'étalant et provoquant les lorgnettes. À l'une des entrées, juste en face d'eux, de l'autre côté de l'arène, surgit une femme de trente ans environ, vêtue de blanc avec une simplicité et un goût qui auraient sûrement affirmé à ceux qui ne la connaissaient pas que c'était une honnête femme.

—Tiens, Cara; dit Henri Clorgeau, là-bas, en face de nous, en blanc comme une vierge; elle adresse des discours à l'ouvreuse, ce qui indique qu'elle n'a pas de place numérotée.

Prenant sa lorgnette, Léon se mit à la regarder.

—Il y avait longtemps que je ne l'avais vue; elle ne vieillit pas.

Et elle ne vieillira jamais; te rappelles-tu qu'il y a dix ans, quand nous la regardions, de tes fenêtres, passer dans sa voiture, elle était exactement ce qu'elle est aujourd'hui.

—Moins bien.

—Elle avait quelque chose de vulgaire qu'elle a perdu au contact de ceux qui l'ont formée.

—Il est vrai qu'on la prendrait pour une femme du monde.

—Et du meilleur.

—Je n'ai jamais vu une cocotte s'habiller avec sa distinction.

—Et ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elle est la fille d'une paysanne de la vallée de Montmorency; jusqu'à dix ans elle a travaillé à la terre.

—On ne le croirait jamais à la finesse de ses mains.

—Est-ce que ces cheveux noirs, soyeux, est-ce que ces yeux langoureux, est-ce que ces traits fins, est-ce que ce teint blanc, est-ce que ce nez mince et aquilin, est-ce que ce cou onduleux, est-ce que cette taille longue et flexible ne sont pas d'une fille de race?

—Avec qui est-elle présentement?

—Personne: après avoir ruiné Jacques Grandchamp si complétement qu'il me disait dernièrement que, s'il ne l'avait pas quittée, elle lui aurait tout dévoré: châteaux, terres, valeurs; jusqu'aux comptoirs de la maison paternelle; elle s'est fait ruiner à son tour par une sorte de ruffian de la grande bohème, moitié homme politique, moitié financier, Ackar, de qui elle s'était bêtement toquée.

Pendant qu'ils parlaient ainsi d'elle Cara avait disparu; quelques instants après, elle se montrait à l'entrée qui desservait leurs places et elle s'entretenait vivement avec l'ouvreuse en désignant de la main leurs pardessus.

—Je crois qu'elle voudrait bien une de nos places, dit Léon.

—Si je lui faisais signe de venir; elle nous amuserait.

Et, sans attendre une réponse, il se leva:

—Venez donc, dit-il, nous avons une place pour vous.


II


À cette invitation, Cara répondit par un signe de main accompagné d'un sourire, et en quelques secondes elle se faufila, glissant comme une couleuvre, jusqu'à la place que Henri Clergeau lui indiquait; cela fut fait si adroitement, si prestement que personne ne fut dérangé.

—C'est une femme à passer par le trou d'une aiguille, dit Léon tout bas en se penchant vers son ami pendant qu'elle s'avançait.

—Oui, mais avec grâce.

Et de fait il était impossible de mettre plus de grâce dans la souplesse: ce n'étaient pas seulement ses lèvres qui souriaient en passant devant les gens qu'elle frôlait avec une molle caresse, c'étaient ses bras, c'était sa taille flexible, c'était toute sa personne.

En arrivant à sa place elle tendit la main à Henri Clergeau et adressa à Léon une gracieuse inclination de tête.

—Est-ce qu'il n'y a pas indiscrétion de ma part à accepter votre place? dit-elle.

—Pas du tout; ces deux places étaient louées pour nos paletots et surtout pour ne pas avoir devant nous des gens gênants; vous voyez que vous pouvez accepter sans scrupule.

Elle parlait doucement, posément, en s'adressant tout autant à Henri Clergeau qu'à Léon, et cependant c'était la première fois qu'elle se trouvait avec celui-ci; elle le connaissait de vue et de nom comme lui-même la connaissait, mais sans qu'une parole eût jamais été échangée entre eux.

Léon remarqua que le timbre de sa voix était harmonieux et doux; il fut frappé aussi de la réserve de ses manières, de la correction de ses gestes, de la limpidité de son regard.

Pendant qu'il l'examinait, elle continuait à s'entretenir avec Henri Clergeau, et elle le faisait sans éclats de voix, sans rires forcés, convenablement, décemment, comme une femme du monde.

Cependant, la première partie du programme avait été remplie, et l'on s'occupait à dresser un immense filet au-dessus de l'arène et à le bien raidir de façon à atténuer le danger des chutes pour les gymnastes.

Cela avait amené tout naturellement la conversation sur Otto, et Léon remarqua que Cara montrait une complète indifférence sur la question de savoir si Zabette était ou n'était pas une femme, question qui à ce moment même passionnait tant de curiosités féminines et même masculines, et faisait à l'avance préparer tant de lorgnettes.

Cara parlait d'Otto avec un mépris qu'elle ne prenait pas la peine de dissimuler.

—Vous ne l'aimez pas, dit Léon.

—J'avoue que je le déteste; il a tué une de mes amies, cette pauvre Emma Lajolais, qu'il a ruinée et martyrisée[1]. Ah! c'est un grand malheur pour une femme de se laisser prendre par l'amour.

—Cette maxime n'est pas consolante, dit Henri Clergeau.

—J'entends un amour pour un homme qui n'est pas digne de l'inspirer, un être vil, bas et grossier comme Otto; mais si celui qui inspire cet amour est un coeur loyal et bon, un esprit distingué, un caractère honnête, quoi de meilleur au contraire que d'aimer et d'être aimée? Toute la vie ne tient-elle pas dans une heure d'amour?

—C'est bien court, une heure, dit Henri Clergeau en riant.

—Il y a tant de gens qui n'ont point eu cette heure, dit Léon.

—C'est à la femme qui aime de faire durer cette heure; est-ce qu'il ne vous est pas arrivé quelquefois de regarder votre pendule à un moment donné de la journée, puis après qu'un temps assez long s'est écoulé, de voir en la regardant de nouveau qu'elle marque quelques minutes seulement après l'heure que vous aviez notée; elle s'est arrêtée, voilà tout, et vous avez vécu sans avoir conscience du temps; eh bien, il me semble que, quand on aime, on peut ainsi suspendre le cours du temps; les jours, les mois, les années s'écoulent sans qu'on s'en aperçoive; quoi de plus délicieux qu'une existence qui est un rêve? Mais, voici Otto, Ah! comme il a vieilli.

—Et voici Zabette.

En voyant paraître les deux gymnastes, un brouhaha s'était élevé dans la salle et toutes les lorgnettes s'étaient braquées sur eux.

Au-dessus du murmure confus des voix, on entendait des chuchotements qui ne variaient guère:

—C'est un homme.

—Mais non, c'est une femme.

Otto dans son maillot rose ne paraissait avoir d'autre souci que de faire des effets de muscles: il bombait sa poitrine en cambrant sa taille; il tenait ses bras à demi pliés pour faire saillir les biceps, et il tendait la jambe en promenant sur le public un regard glorieux qui disait clairement: «Admirez-moi.» Quant à Zabette, revêtu d'un maillot gris brillant comme l'acier poli, il gardait une attitude plus simple, et ses grands yeux noirs, au lieu de se fixer sur le public, regardaient en dedans.

Deux cordes descendirent de la coupole dans l'arène, chacun d'eux se suspendit à celle qui lui était destinée, et, sans qu'ils fissent un mouvement, on les hissa jusqu'à leur trapèze.

Ils en saisirent les cordes et s'assirent sur leur bâton, vis-à-vis l'un de l'autre; Zabette portant ses doigts à sa bouche, envoya un salut, un baiser à Otto.

Instantanément un silence absolu s'établit dans toute la salle; de l'arène au cintre les respirations s'arrêtèrent, bien des coeurs cessèrent de battre.

Ils étaient dans l'espace et, comme des oiseaux, ils volaient de trapèze en trapèze: Otto remplissait le rôle de la force, Zabette celui de la légèreté.

Deux ou trois fois, pendant qu'ils passaient devant eux, Cara détourna la tête comme si elle était trop émue pour les suivre; elle était justement placée devant Léon, et en se détournant ainsi elle le frôlait aux genoux avec ses épaules.

Les gymnastes avaient terminé la partie gracieuse de leurs exercices; mais, après les applaudissements donnés à l'adresse et à la souplesse, il fallait en arracher d'autres plus nerveux à l'émotion et à l'effroi: remontés sur leurs trapèzes, ils essuyaient l'un et l'autre leurs mains mouillées par la sueur.

Otto était assis sur un trapèze suspendu à la moitié de la hauteur du cirque à peu près, Zabette l'était sur un qui se trouvait presque dans les combles; il devait s'élancer de là, et, le saisissant par les deux mains, Otto devait, semblait-il, le prendre au passage et l'arrêter dans sa chute.

Otto s'était suspendu à son trapèze par les pieds; Zabette, après s'être balancé un moment lâcha son trapèze, et on le vit, lancé dans l'espace comme un projectile, se rapprocher d'Otto; l'émotion avait suspendu le souffle des spectateurs.

Mais, au lieu de le saisir par les deux mains, Otto ne l'attrapa au vol que par une seule; l'impulsion qu'il reçut n'étant plus également partagée lui fit glisser les pieds, ils se desserrèrent, et dans une sorte de tourbillon qu'on vit mal les deux gymnastes tombèrent sur le filet; soit que celui-ci eût été trop fortement tendu, soit tout autre cause, il fit ressort et, renvoyant Zabette comme une balle, il le jeta dans l'arène.

Tous deux restèrent étendus, Otto sur le filet, Zabette dans le coin de l'arène.

Une clameur, un immense cri d'épouvante s'était échappé de toutes les poitrines, et beaucoup de spectateurs, ou plus justement de spectatrices s'étaient détournés pour ne pas voir cette chute ou s'étaient caché la tête entre leurs mains.

Se rejetant brusquement en arrière, Cara s'était renversée sur une des jambes de Léon, et elle restait là sans mouvement. Il se pencha vers elle, mais elle ne bougea pas.

Au milieu du désordre et de la confusion, personne ne pouvait faire attention à l'étrange situation de cette femme à demi évanouie; on allait, on venait, on criait. Otto s'était relevé et avait glissé à bas du filet, mais Zabette avait été emporté évanoui ou mort: on ne savait.

Cara se releva lentement, les yeux égarés, le visage pâle, les lèvres tremblantes.

—Vous êtes souffrante? dit Léon.

—Oui, je ne me sens pas bien.

—Voulez-vous sortir? demanda Léon.

—Il faut prendre l'air, dit Henri Clergeau.

Léon descendit près d'elle et, la soutenant par le bras, ils se dirigèrent vers la sortie. Dans l'escalier, elle s'appuya sur lui, comme si de nouveau elle allait défaillir. Il la porta plutôt qu'il ne la conduisit dehors.

Ils la firent asseoir sur une chaise, à l'abri d'un massif d'arbustes; cependant l'air frais de la nuit ne la ranima pas.

La chute de ces malheureux m'a brisée, dit-elle d'une voix dolente, mais ce ne sera rien; je vous remercie de vos soins, je ne veux pas vous accaparer ainsi: je vous serais reconnaissante seulement d'appeler une voiture pour que je me fasse conduire chez moi.

Ce fut Henri Clergeau qui se mit à la recherche de cette voiture, et pendant ce temps Léon resta près de Cara: l'effort qu'elle avait fait en parlant paraissait l'avoir épuisée, elle se tenait à demi renversée dans sa chaise, respirant péniblement.

Enfin Henri Clergeau revint avec une voiture.

—Nous allons vous reconduire chez vous, dit Léon en lui donnant le bras.

—Ne prenez pas cette peine, je vous prie, je ne suis pas trop mal, maintenant.

Le ton de ces paroles leur donnait un démenti; elle paraissait fort mal à l'aise au contraire.

La voiture amenée par Henri Clergeau était une voiture à deux places; il fallait que l'un des deux amis abandonnât Cara.

Il était plus logique que ce fût Léon, qui la connaissait moins que Henri Clergeau; cependant ce fut lui qui monta en voiture.

Il est vrai que cela se fit sans qu'il en eût trop conscience.

Il avait promis de l'accompagner, il tenait sa promesse, voilà tout.

Il est vrai aussi, que par une bizarre interversion des rôles qu'il ne remarqua pas, ce fut Cara qui, le tenant par la main, le fit asseoir près d'elle; et non pas lui qui la fit asseoir à ses côtés, ainsi qu'il était naturel de la part d'un homme qui accompagne une femme souffrante.

Ce fut seulement quand ils furent tous deux installés que Léon remarqua qu'il n'y avait pas de place pour son ami: il voulut descendre, mais celui-ci ne lui en donna pas le temps.

—J'irai prendre demain de vos nouvelles, dit-il à Cara.

Puis, s'adressant au cocher:

—Boulevard Malesherbes, 17 bis.


III


Le roulement de la voiture parut augmenter le malaise de Cara. Ce fut d'une voix faible et dolente, par mots entrecoupés, que pendant le trajet elle répondit aux questions que de temps en temps, avec sollicitude, Léon lui adressait:

—J'ai hâte d'être arrivée.

—Voulez-vous que nous allions chez votre médecin, ou que je le prévienne de se rendre chez vous?

—Horton n'est pas chez lui le soir, et il ne se dérange jamais la nuit pour personne. D'ailleurs, c'est inutile, le calme et le repos suffiront.

Ils approchaient du boulevard Malesherbes.

—L'ennui, dit Cara, c'est que je suis seule chez moi; je suis installée à la campagne, à Saint-Germain, et mes domestiques sont à Saint-Germain.

—Je vais vous accompagner jusque chez vous.

—Oh! non, s'écria-t-elle, je ne pousserai jamais l'indiscrétion jusque-là; c'est déjà trop.

—Il n'y a pas d'indiscrétion; je vous assure que je soigne très-bien les malades, c'est ma vocation.

—Je n'en doute pas, car vous avez l'air bon et attentif comme une femme, mais c'est impossible.

—Si cela est impossible pour vous, je n'ai qu'à obéir.

—Pour moi! Mais ce n'est pas pour moi. Qu'allez-vous penser là? C'est pour vous. Que dirait votre amie si elle apprenait que vous avez été mon garde-malade?

—Je n'ai pas d'amie qui puisse s'inquiéter de cela.

—Ah! Et Berthe?

—Tout est rompu avec Berthe, il y a longtemps.

—Et Raphaëlle?

—Il y a longtemps aussi que tout est fini avec Raphaëlle, si l'on peut appeler fini ce qui a à peine commencé: vous êtes mal renseignée.

La voiture venait de s'arrêter devant le numéro 17 bis; Léon descendit le premier et tendit la main à Cara; elle s'appuya contre sa poitrine pour se laisser glisser à terre, lentement.

Pendant qu'il sonnait, elle insista encore pour qu'il ne l'accompagnât pas plus loin, mais si faiblement qu'il ne pouvait pas décemment l'abandonner, ainsi qu'il en avait eu l'idée d'abord.

—Eh bien, dit-elle, j'accepte votre bras pour monter l'escalier, mais vous n'entrerez pas, vous descendrez aussitôt.

Elle demeurait au second étage, et l'escalier, bien que doux, lui parut long à monter.

Elle voulut ouvrir sa porte elle-même, mais elle n'en put pas venir à bout; il fallut que Léon lui prît la clef des mains.

—Est-ce honteux, dit-elle, je n'y vois pas; que les femmes sont donc faibles!

Comme il n'y avait pas de lumière dans l'appartement, elle prit Léon par la main pour le guider.

—Allons lentement, dit-elle.

Et ils allèrent lentement, très-lentement, la main dans la main au milieu de l'obscurité.

—Faites attention, disait Cara, rapprochez-vous de moi, je vous prie.

Et de sa main nue, elle lui serrait la main pour lui faire éviter quelque meuble ou quelque porte sans doute qu'il ne voyait pas.

Ils traversèrent ainsi plusieurs pièces; puis, tout à coup, Cara s'arrêta et l'arrêta:

—Nous sommes dans ma chambre, dit-elle, voulez-vous rester là en attendant que j'aie allumé une bougie.

Elle lui lâcha la main, et il resta immobile, n'osant pas remuer, car les volets et les rideaux clos ne laissaient pas pénétrer la plus légère lueur qui pût le guider; cela avait quelque chose d'étrange et de mystérieux; il ne voyait rien, il n'entendait rien, mais il respirait une pénétrante odeur de violettes dont le parfum frais et doux ne pouvait provenir que de fleurs naturelles.

Le frottement d'une allumette se fit entendre, et presque instantanément une faible lumière lui montra qu'il était dans une vaste chambre dont les murs étaient tendus en vieilles tapisseries de Flandre; les meubles étaient recouverts de tapisseries du même genre, et sur le parquet était étalé un vieux tapis de Caboul; par la sévérité, le goût et même le style cela ne ressemblait en rien aux chambres des cocottes à la mode où il était jusqu'à ce jour entré.

—Voulez-vous me permettre d'allumer une lampe à esprit de vin, dit-elle en se débarrassant de son chapeau. Je voudrais me faire une infusion de tilleul, car je me sens vraiment mal à l'aise.

—Mais pas du tout, répondit Léon, c'est moi qui vais vous faire cette infusion, puisque je suis votre garde-malade; pas de refus, je vous prie.

—Vous y mettez trop de bonne grâce pour que j'ose vous résister; passons dans mon cabinet de toilette où nous trouverons ce qui nous sera nécessaire.

Ce cabinet de toilette était aussi grand que la chambre, mais meublé dans un tout autre style, plein d'élégance et de coquetterie; ce qui attira surtout l'attention de Léon, bien plus que le satin, les brocatelles et les dentelles, ce furent les ferrures, les serrures, les bordures des glaces, et tous les objets de toilette qui étaient en argent niellé;—il y avait là un luxe aussi remarquable par le dédain de la valeur de la matière première que par le goût et l'art de l'ornementation; aussi, malgré le peu d'estime que Léon professait pour le métier auquel il devait sa fortune, fut-il gagné par un sentiment d'admiration; cela était vraiment charmant et original.

Pendant qu'il regardait autour de lui, Cara avait atteint une lampe, une bouilloire et un petit flacon sur le ventre duquel on lisait: «tilleul».

—Voici ce qu'il nous faut, dit-elle.

Aussitôt Léon emplit la bouilloire et alluma la lampe.

Quant à Cara, elle s'étendit sur un large canapé en satin gris et se cala la tête avec deux coussins: elle paraissait à bout de force, ses dents claquaient.

—Puisque vous voulez bien me soigner, dit-elle,—et j'avoue que j'ai grand besoin de soins,—soyez donc assez bon pour me donner un châle, je suis glacée; vous en trouverez un dans cette armoire.

Il prit ce châle dans l'armoire qu'elle lui désignait d'une main tremblante, et il l'enveloppa avec précaution en le lui passant sous les pieds.

—Comme vous êtes bon! dit-elle d'une voix émue.

L'eau ne tarda pas à bouillir; il prépara l'infusion de tilleul et la lui donna après l'avoir sucrée.

Cependant elle ne se réchauffa point, et elle continua de claquer des dents, avec des frissons par tout le corps.

—Laissez-moi donc vous aller chercher un médecin, dit-il.

—Non, répondit-elle, le sommeil va me calmer.

—Mais vous ne pouvez pas dormir sur ce canapé, vous ne vous réchaufferez pas.

—Vous croyez?

—Assurément.

—Si j'osais....

Et elle s'arrêta.

—Est-ce qu'on n'ose pas tout avec son médecin, dites donc ce que vous feriez.

—Eh bien! vous resteriez dans ce cabinet, je passerais dans ma chambre, je me coucherais et vous me donneriez une autre tasse d'infusion. Quand je serai dans mon lit, il est certain que je me réchaufferai tout de suite; d'ailleurs, quand j'éprouve des crises de ce genre, il n'y a que le lit qui me guérit.

—Et vous ne le disiez pas, couchez-vous donc bien vite.

Elle passa dans sa chambre tandis qu'il restait dans le cabinet de toilette, préparant une nouvelle tasse d'infusion.

Au bout de quelques instants elle l'appela; il entra et il la trouva dans le lit pelotonnée jusqu'au cou dans les draps; elle continuait à trembler; il lui présenta l'infusion; alors elle se souleva à demi pour boire; elle avait revêtu une chemise de nuit bordée de dentelles, et il était impossible d'avoir une attitude plus chaste et plus pudique que la sienne.

—Maintenant, dit-elle en lui tendant la tasse, il faut vous en aller; je ne veux pas que vous passiez la nuit ici; vous n'aurez qu'à tirer la porte, elle se fermera seule; merci, cher monsieur, je n'oublierai jamais vos bons soins et votre complaisance. Bonsoir et merci.

Plaçant son bras sous sa tête, elle ferma les yeux pour dormir: sa pose était pleine de grâce et d'abandon; le cou caché dans les dentelles, sa tête brune encadrée dans la blancheur de l'oreiller, la main pendante, elle était vraiment ravissante ainsi sous la faible lumière de la bougie.

Assis à une assez grande distance d'elle et accoudé sur une table, Léon se demandait si toutes les histoires qu'il avait entendu conter sur elle pouvaient être vraies: en tout cas, il était impossible d'être plus simple et meilleure fille ... et jolie avec cela, mieux que jolie, charmante.

Sans doute elle voulait dormir, mais cependant elle ne s'endormit point: à chaque instant elle se tournait, se retournait et changeait de position.

—Vous ne dormez pas, dit-il, en s'approchant du lit.

—Non, je ne peux pas, quand je ferme les yeux, je vois ces deux hommes tomber là devant moi.

—Voulez-vous une autre tasse de tilleul?

—Non, merci, j'ai trop chaud maintenant, la fièvre brûlante a remplacé la fièvre froide. Je crois que ce qui me serait le meilleur, ce serait de ne plus penser à ces malheureux. Voulez-vous que nous causions?

—Volontiers, si cela ne vous fatigue pas.

—Au contraire, cela occupera mon esprit et l'empêchera de s'égarer. Mais puisque vous voulez bien causer, vous déplairait-il de vous rapprocher, vous êtes à une telle distance que nous aurons peine à nous entendre.

Il se leva, et prenant la chaise sur laquelle il était assis il se rapprocha du lit.

—Asseyez-vous donc dans ce fauteuil, dit-elle, et laissez cette chaise.

Et de la main elle lui indiqua un fauteuil placé tout contre le lit et de telle sorte qu'une fois assis là ils se trouveraient en face l'un de l'autre.

—Et maintenant, dit-elle, lorsqu'il fut installé, une question, je vous prie. Comment vous nommez-vous?

—Mais....

—Oh! je ne vous demande pas votre grand nom, mais votre petit: au point où nous en sommes de notre connaissance, comment voulez-vous que je vous dise, monsieur Haupois-Daguillon?

—Léon.

—Et moi Hortense, car vous pensez bien que ce nom de Cara qu'on me donne dans le monde n'est pas le mien. Maintenant nous serons plus à notre aise. Voulez-vous être Léon pour moi et voulez-vous que je sois Hortense pour vous?

—Cela est convenu.

—Eh bien, mon cher Léon, j'ai une demande à vous adresser, c'est celle qui commence la plupart des contes des Mille et une Nuits: «Vous contez si bien, contez-moi donc une histoire.»

—C'est que justement je ne sais pas du tout conter.

—Ah! quel malheur! en faisant un effort.

—Même en faisant de grands efforts; je ne sais pas d'histoires.

—Je vous assure pourtant que, puisque vous voulez bien me soigner, ce serait, j'en suis sûre, un merveilleux remède: je ne verrais plus ces malheureux. Mais enfin, si cela est impossible, je ne veux pas vous imposer une tâche ennuyeuse pour vous; ce serait vous payer d'ingratitude. Seulement, comme je tiens à l'histoire, voulez-vous que je vous en conte une, moi.

—Vous allez vous fatiguer.

—Au contraire, je vais me guérir, mais il est bien entendu que si je vous endors vous m'arrêterez.

—C'est entendu.

—Mon récit aura pour titre, si vous le voulez bien: Histoire d'une pauvre fille de la vallée de Montmorency; c'est un conte vrai, très-vrai, trop vrai, car je n'ai pas d'imagination.


IV


Elle commença son récit:

—«Puisque je vais vous raconter l'histoire d'une pauvre fille de la vallée de Montmorency, il serait peut-être convenable de vous faire la description de cette vallée. Mais comme elle est découverte depuis longtemps déjà, et comme les descriptions m'ennuient quand j'en trouve dans certains romans, où trop souvent elles ne figurent que pour masquer le vide du récit, je passe cette description et vous dis tout de suite que notre petite fille est né à Montlignon. Elle était le dernier enfant d'une famille qui en comptait trois: un garçon, l'aîné, et deux filles. Cette famille était pauvre, très-pauvre; le père était terrassier chez un pépiniériste et la mère travaillait à la terre avec son mari; c'était elle qui mettait dans les rigoles les graines ou les plants que son homme recouvrait à la houe ou au râteau. Notre jeune fille.... Si nous lui donnions un nom? cela serait plus commode. Mais j'ai si peu d'imagination que je n'en trouve pas.

—Si nous la baptisions Hortense.

—C'est cela. Hortense donc, ne connut pas son père, qui mourut quand elle n'avait que deux ans. Si la vie avait été difficile quand le père apportait son gain à la maison, elle le fut bien plus encore quand la mère se trouva seule pour travailler et nourrir ses trois enfants. Plus d'une fois on ne mangea pas, et tous les jours on resta sur son appétit, ce qui, prétendent les gens qui se donnent des indigestions, est excellent pour la santé ... des autres. Devant cette misère, la mère se remaria, non par amour, mais par spéculation, pour trouver quelqu'un qui l'aidât à nourrir sa famille. Se vendre ainsi sans mariage est une infamie; mais se vendre avec le mariage, c'est tout autre chose. L'homme que la mère d'Hortense avait pris était une sorte de brute, terrassier aussi, et qui n'avait d'autre mérite que de travailler comme deux. C était justement ce qu'il fallait. Malheureusement à côté de cette qualité il y avait un défaut; il buvait, et l'argent qu'il gagnait s'en allait, pour une bonne part, sur les comptoirs en zinc des marchands de vin. Il ne lâchait son argent à la maison que quand on le lui arrachait; et pour obtenir cela les enfants jouaient, de bonne foi et avec une terrible conviction, je vous assure, ce qu'on peut appeler «le drame de la faim»; quand il rentrait les jours de paye, ils l'entouraient et se mettaient à pleurer en criant: «J'ai faim». Et ils criaient cela d'autant mieux que c'était vrai.

Cependant Hortense grandit et devint jolie, car ce n'est pas le bien-être qui donne la beauté, ni la santé, heureusement. Elle poussa et se développa en liberté à courir les champs et les bois, se nourrissant surtout de bon air, ce qui, paraît-il, est plus nutritif qu'on ne le croit généralement.

Comme elle atteignait ses neuf ans, sans qu'il fût question de l'envoyer à l'école comme vous le pensez bien, une vieille dame riche, à qui elle portait des fraises des bois dans l'été, et dans l'hiver des branches de houx ou de fragons garnies de leurs fruits rouges, se prit de pitié pour sa gentillesse, et l'envoya dans un couvent à Pontoise, promettant de se charger de son instruction et plus tard de son avenir.

Ce fut le beau temps, le bon temps d'Hortense, qui ne se plaignit pas, comme beaucoup de ses camarades, de la mauvaise nourriture du couvent. Elle ne se plaignit pas davantage du travail, et bien vite elle devint la meilleure élève de sa classe.

Mais cette vie heureuse ne pouvait pas durer, la vieille dame riche mourut sans avoir pensé à Hortense dans son testament, et, comme ses héritiers n'étaient pas disposés à se charger de cette petite fille qu'ils ne connaissaient pas, une des soeurs la ramena chez sa mère à Montlignon. Elle avait alors treize ans et quelques mois.

La question qu'elle se posait en revenant était de savoir à quoi on allait l'employer lorsqu'elle serait rentrée dans la maison maternelle, car une enfance comme celle qu'elle avait eue rend l'esprit pratique et prévoyant.

Cette question fut vite résolue.—Te voilà, dit sa mère en la voyant entrer.—Oui, je viens pour rester avec vous.—Rester, tu n'y pense pas; pour que le père fasse de toi ce qu'il a fait de l'aînée, jamais; tu vas t'en aller, et tout de suite.—Où,—N'importe où, fût-ce en enfer, tu serais mieux qu'ici: sauve-toi, malheureuse.

Si une enfant de treize ans ne comprenait pas toutes ces paroles, elle en comprenait le ton et sentait bien qu'il était inutile d'insister. Après une assez longue discussion ou plus justement une longue recherche, il fut décidé qu'elle irait à Paris demander l'hospitalité à une de ses tantes, fruitière dans le quartier des Invalides. Seulement, comme le prix d'un billet coûte dix-neuf sous d'Ermont à Paris et qu'il n'y avait que onze sous à la maison, il fut décidé qu'elle irait prendre le train à Saint-Denis, ce qui ne coûterait que huit sous. Sa mère l'accompagna, et, le billet de chemin de fer pris, elle lui donna les trois sous qui lui restaient.

Ce fut avec ces trois sous qu'elle entra dans la vie, à treize ans, après avoir embrassé sa mère, qu'elle ne devait pas revoir.

Quand elle entra chez sa tante la fruitière, vous pouvez vous imaginer les hauts cris que celle-ci poussa. Cependant, comme ce n'était point une méchante femme, elle ne la renvoya pas, et deux jours après elle l'installa à un des coins de l'esplanade des Invalides devant une petite table chargée de fruits verts ou à moitié pourris. Vous représentez-vous une jeune fille de treize ans, jolie, très-jolie, disait-on, élevée dans un couvent, instruite jusqu'à un certain point, vendant des pommes à un sou le tas aux invalides et aux gamins de ce quartier.

Quelle chute! Quelle souffrance!

Pendant près de trois ans elle vécut de cette misérable existence, dehors par tous les temps, le froid, le chaud, le vent, la pluie; et cependant ce qu'elle endura physiquement ne fut rien auprès du supplice moral qui lui fut infligé.

Pourquoi ne faisait-elle pas autre chose, me direz-vous? Et que vouliez-vous qu'elle fît, elle n'avait pas de métier, et elle était trop misérable pour se payer un apprentissage, même qui ne lui eût rien coûté. De quoi eût-elle vécu pendant le temps de cet apprentissage?

Il y a une saison où les pommes manquent; alors elle vendait des fleurs et elle quittait les Invalides pour des quartiers où l'on a de l'argent à dépenser aux superfluités du luxe. Un jour qu'elle se tenait au coin du pont de l'Alma et du Cours-la-Reine, avec un éventaire chargé de violettes pendu à son cou, un phaéton s'arrêta devant elle, et un jeune homme lui demanda un bouquet de deux sous. Elle le présenta, le jeune homme la regarda longuement et, lui ayant donné les deux sous, il continua son chemin: elle le suivit des yeux jusqu'au moment où il disparut dans la confusion des voitures.

Elle le connaissait bien, ce jeune homme, pour le voir souvent passer: c'était le duc de Carami, célèbre alors par sa grande existence, ses pertes au jeu, ses chevaux, ses maîtresses et ses folies toutes marquées au coin de l'originalité.

Le lendemain, Hortense se trouvait à la même place, quand le duc s'arrêta devant elle; mais cette fois il descendit de voiture, et, au grand ébahissement des gens qui passaient, il resta à causer avec elle pendant un grand quart d'heure, lui demandant qui elle était et bien surpris de ses réponses.

Il revint le lendemain encore, puis le surlendemain, puis pendant toute la semaine, chaque jour à la même heure, et quinze jours après il installait Hortense, la pauvre petite fille de la vallée de Montmorency, dans un hôtel de la rue François Ier, qui coûtait dix mille francs de loyer; elle qui, quelques jours auparavant, n'avait aux pieds que des savates ou des sabots, elle trouvait six chevaux dans son écurie.

C'est depuis ce jour qu'Hortense, en quelque saison que ce fût, a toujours eu un bouquet de violettes près d'elle,—souvenir des fleurs qu'elle vendait sur le Cours-la-Reine.

Disant cela, Cara regarda le bouquet placé sur la table où, quelques instants auparavant Léon était accoudé; puis elle continua:

—Ne blâmez pas la pauvre fille de s'être ainsi jetée dans les bras du duc, elle n'a pas réfléchi si elle se vendait ou si elle se donnait; elle était fascinée, éblouie par ce beau jeune homme, qu'elle adorait et qui l'aimait. Car il l'aimait passionnément, et la meilleure preuve en est dans ce nom de Cara qu'il lui donna et qu'elle a depuis porté.

Elle s'arrêta avec une sorte de confusion, puis se mettant à sourire:

—J'aurais voulu garder la forme impersonnelle dans mon récit, dit-elle, mais, bien que je me sois coupée nous la reprendrons si vous le permettez.—Je ne puis pas te faire duchesse ni te donner mon nom, lui dit-il, mais je veux t'en donner une part, et désormais tu t'appelleras Cara. Ils s'aimèrent pendant quatre ans. Et ce fut ainsi qu'Hortense devint à la mode. Était-il possible qu'il en fût autrement pour la maîtresse d'un homme comme le duc, sur qui tout Paris avait les yeux? Le duc, vous devez le savoir, était poitrinaire, et la vie à outrance qu'il menait ruinait sa faible santé. Les choses en vinrent à ce point qu'on lui ordonna le séjour de Madère. Hortense l'y accompagna. Il s'y ennuya et voulut revenir. En bateau, il mourut dans les bras de celle qu'il aimait; et ce fut son cadavre qu'elle ramena à Paris.

Elle s'arrêta, la voix voilée par l'émotion; mais après quelques minutes elle continua:

—Le duc par son testament lui avait laissé une grosse part de ce qui restait de sa fortune. Ce testament fut attaqué par la duchesse de Carami, remariée à cinquante-trois ans avec un jeune homme de trente ans, et il fut cassé par la justice pour captation. Vous avez dû entendre parler de ce procès, qui a été presque une cause célèbre, je ne vous en dirai donc rien qu'une seule chose: il avait, cela se conçoit de reste, appelé l'attention sur Hortense, et si elle avait voulu donner des successeurs au duc, elle n'aurait eu qu'à faire son choix parmi les plus illustres et les plus riches. Mais elle voulait être fidèle au souvenir et au culte de celui qu'elle avait adoré, et dont elle se considérait comme la veuve. Cependant la misère était devant elle, car ce procès l'avait ruinée, et elle avait une peur effroyable de la misère, la peur de ceux qui l'ont connue dans ce qu'elle a de plus hideux. Parmi ceux qui la pressaient se trouvait un riche financier, Salzondo, cet Espagnol dont tout Paris a connu la vanité folle et les prétentions, et qui, portant perruque sur une tête nue comme un genou, se faisait chaque matin ostensiblement couper quelques mèches de sa perruque chez le coiffeur le plus en vue du boulevard, pour qu'on crût qu'il avait des cheveux. Salzondo ne demandait à sa maîtresse qu'une seule chose, qui était qu'elle fît croire et fît dire qu'il avait une maîtresse, comme ses perruques faisaient croire qu'il avait des cheveux, quand, en réalité, il n'avait pas plus de maîtresse que de cheveux. Hortense accepta ce marché, qui n'était pas bien honorable, j'en conviens, mais qui, pour elle, valait encore mieux que la misère, et pendant plusieurs années, le tout Paris dont se préoccupait tant Salzondo put croire que celui-ci avait une maîtresse. C'est là un fait bizarre, n'est-ce pas? et cependant il est rigoureusement vrai, ces choses-là ne s'inventent pas.

Sans répondre, Léon inclina la tête par un mouvement qui pouvait passer pour un acquiescement.

—Encore un mot, continua Cara, et j'aurai fini. Au bout de quelques années, Hortense se lassa de ce jeu ridicule. Depuis longtemps elle aspirait à une vie régulière, sa réputation la suffoquait, et le milieu dans lequel elle brillait lui inspirait le plus profond dégoût. Elle crut avoir trouvé dans un homme intelligent, plein d'ardeur pour le travail, ambitieux, un mari qui lui donnerait dans le monde le rang dont elle ne se croyait pas tout à fait indigne. Elle sacrifia à cet homme la plus grande partie de ce qu'elle possédait; et trop tard elle s'aperçut qu'elle s'était trompée sur lui. De toutes les blessures qui l'ont frappée, celle-là a été la plus douloureuse, non pas qu'elle aimât cet homme,—elle n'a jamais aimé que celui qui est mort dans ses bras;—mais elle aimait l'honneur et la dignité de la vie, et c'était sur la main de cet homme qu'elle avait compté pour les atteindre.

Voilà l'histoire de la pauvre fille de la vallée de Montmorency. J'ai tenu à vous la dire pour que vous sachiez bien ce qu'est la femme à qui vous avez témoigné tant de bonté, non Cara, mais Hortense.»

Disant cela, elle lui tendit la main, et quand il lui eut donné la sienne, elle la serra doucement.

—Maintenant, dit-elle, j'ai dans le coeur et dans l'esprit des idées, qui m'empêcheront de penser à ces malheureux acrobates; je vous demande donc de rentrer chez vous; je ne veux pas vous faire passer la nuit entière.

—Mais....

—Si demain vous pensez encore à moi et si vous voulez bien venir savoir quel a été l'effet de vos bons soins, je serai ici toute la journée.

—À demain alors.


V

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