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Cardenio: Scènes de la Vie Mexicaine

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The Project Gutenberg eBook of Cardenio: Scènes de la Vie Mexicaine

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Title: Cardenio: Scènes de la Vie Mexicaine

Author: Gustave Aimard

Release date: October 12, 2018 [eBook #58084]

Language: French

Credits: Produced by Camile Bernardo and Marc D'Hooghe at Free
Literature (Images generously made available by Gallica,
Bibliothèque nationale de France)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CARDENIO: SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE ***

CARDENIO

Scènes de la Vie Mexicaine

Par

GUSTAVE AIMARD

PARIS
ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR
18 ET 20, RUE DU SAINT-GOTHARD. 18 ET 20
1920

Table


CARDENIO

I

Où le lecteur fait connaissance avec l'abbé Paul-Michel Lamy, curé de Castroville, et avec son sacristain Frasquito d'Assis.

Le Texas, qui fait aujourd'hui partie de la Confédération des États-Unis du Nord, auxquels il s'est librement donné après s'être, en 1845, séparé du Mexique, est encore, à l'heure où nous écrivons ces pages, une des contrées les moins connues de l'Amérique.

Son nom est indien; il signifie, dans la langue aztèque, lieu abondant en gibier. Hâtons-nous de constater que ce nom est mérité; peu de pays possèdent des chasses aussi riches.

Le Texas a environ 160.000 kilomètres carrés. Sa population est loin de répondre à son étendue, bien que; après son annexion au Mexique et les divers événements qui, depuis quelques années, ont fixé l'attention sur ce pays, le nombre de ses habitants, sans parler, bien entendu, des Indiens comanches, apaches et autres nations indépendantes, qui ne se sont jamais laissé compter par personne, ne s'élève pas à plus de 600.000 âmes, si même elle atteint ce chiffre.

Voici la position exacte du Texas: il est borné au sud par le golfe du Mexique; à l'est par la rivière Sabina, qui le sépare de la Louisiane; au nord par la rivière Rouge, l'Arkansas et le territoire indien; au nord-ouest par le nouveau Mexique et à l'ouest par le Río Grande, autrement nommé également Río Bravo Del Norte.

Si l'on s'en rapporte aux noms innombrables qui émaillent comme à plaisir les cartes géographiques, ce pays posséderait une quantité considérable de villes riches et paissantes. Malheureusement la fiction, lorsqu'on visite ce pays, ne tarde pas à faire place à une triste réalité, et l'on s'aperçoit promptement que, à part cinq ou six villes réellement dignes de ce nom, et appelées dans un avenir prochain à prendre un grand développement, toutes les autres ne sont que des misérables agglomérations de chaumières branlantes, construites sans ordre, sans goût, dans des positions souvent très mal choisies, sans communications entre elles, et qui, en France, ne passeraient même pas pour de gros bourgs.

En somme, et quoi qu'il en soit, ce pays est un des plus beaux de l'Amérique. La fertilité de son sol est extraordinaire, sa végétation d'une puissance incroyable; il est couvert de forêts admirables, composées des essences les plus remarquables, et lorsque ce pays sera assaini par les défrichements et une canalisation bien entendue, on y jouira d'un climat excessivement sain et presque tempéré sur les côtes, à cause des brises de mer.

Le 5 septembre 1846, c'est-à-dire un an environ après l'annexion du Texas aux États-Unis, pendant toute la journée la chaleur avait été étouffante, l'atmosphère pesante et chargée d'électricité. Vers le soir, le ciel avait pris une teinte cuivrée, et, bien qu'il n'y eût pas un souffle dans l'air, les arbres et les plantes semblaient agités de frissonnements incompréhensibles pour tout autre que pour un homme né dans le pays. Tout faisait prévoir un de ces ouragans soudains nommés cordonazos, qui s'élancent à l'improviste des montagnes Rocheuses et, en quelques heures, bouleversent, totalement la zone sur laquelle ils ont étendu leurs ravages.

Il était huit heures du soir. Dans une misérable hutte construite en torchis, disjointe et ouverte à tous les vents, composée de deux pièces et surmontée d'un grenier, un homme était assis sur un escabeau devant une table boiteuse, dont un des pieds, le plus court, était calé par une pierre, et mangeait une maigre pitance composée d'un cuissot de daim séché et de salade sauvage, à défaut d'huile, assaisonnée avec du lait.

Cette masure, qui était cependant la plus belle de la ville de Castroville, était le presbytère; l'homme qui mangeait, le curé.

La ville de Castroville, puisque tel est son titre, est une misérable bourgade composée d'une soixantaine de maisons plus délabrées et plus mal entretenues les unes que les autres, et d'une centaine environ de jacales et de ranchos indiens.

Depuis nombre d'années déjà, les Missions étrangères françaises, avec un dévouement et une modestie que l'on ignore et que l'on ne saurait trop honorer, entretiennent dans ce pays et dans bien d'autres encore un nombre considérable de prêtres qui, avec une abnégation, une patience et une charité à toute épreuve, s'appliquent à enseigner aux pauvres et déshérités habitants de ces contrées les principes de notre sainte religion et à développer leur intelligence en leur apprenant à lire, à écrire et même à coudre, tisser, labourer, etc., etc.

La maison dans laquelle nous avons introduit le lecteur avait été construite à grand'peine par deux prêtres français qui, pour cette occasion, s'étaient improvisés architectes, pionniers, maçons, serruriers, menuisiers et même peintres, tout cela presque sans outils ou en se servant de ceux qu'eux-mêmes avaient fabriqués.

L'un de ces deux prêtres, trop faible pour un si rude labeur, était mort à la peine; il avait été enterré par son compagnon, presque aussi malade que lui, dans le jardinet attenant à la maisonnette, où sa tombe, surmontée d'une modeste croix de bois, disparaissait déjà presque tout entière sous un fouillis de roses, de jasmins d'Espagne et de résédas odorants. Le survivant avait été transporté mourant à Galveston, où il avait rendu, deux mois après, le dernier soupir.

De ces prêtres, l'un avait vingt-cinq ans, l'autre vingt-trois à peine.

Nous nous abstiendrons de tout commentaire. L'histoire des Missions françaises fourmille de ces douloureux épisodes.

Le curé de Castroville, que nous avons laissé occupé à manger son maigre souper, et qui, depuis deux mois, avait succédé aux deux missionnaires morts si malheureusement, était un jeune homme de vingt-cinq ans à peine, mais auquel on aurait pu en donner plus de trente. Sa taille était haute, ses épaules larges, son apparence vigoureuse; son visage avait une grande pureté de lignes; son front était vaste, échancré aux tempes; ses yeux bleus, bien ouverts, regardaient en face, avec une expression de douceur ineffable mêlée d'une indomptable énergie. Son nez droit aux ailes mobiles, ses pommettes un peu saillantes, sa bouche garnie de dents magnifiques et entr'ouverte par un sourire rempli de bonté; son menton séparé par une fossette, mais carré, lui composaient une des physionomies les plus sympathiques qui se puisse imaginer, à laquelle ses longs et soyeux cheveux blonds séparés sur le front, et tombant en boucles épaisses sur ses épaules, l'émaciation de ses traits et la pâleur d'ivoire de son visage, donnaient un cachet étrange de résignation et de dévouement.

Son costume ne se composait que d'une soutane en serge noire, luisante de vétusté, rapiécée en mille endroits, qui recouvrait sans doute des vêtements bien plus misérables encore. Un rabat de mousseline, légèrement empesé, et d'une blancheur éclatante, complétait ce costume d'une simplicité primitive, réellement apostolique.

Ce jeune prêtre était connu à Castroville, dont tous les habitants l'adoraient, sous le nom de l'abbé Paul-Michel Lamy; les Espagnols le nommaient indifféremment Don Pablo ou el señor cura Miguel.

En ce moment l'abbé Michel soupait tranquillement tout en lisant son bréviaire ouvert sur la table à côté de lui, sans se préoccuper de l'orage qui se rapprochait rapidement; le vent commençait à pousser ses plaintes lugubres à travers les ais mal joints des portes; l'on entendait par intervalles les grondements sourds d'un tonnerre lointain.

La porte de la chambre dans laquelle se tenait le prêtre s'ouvrit doucement et comme poussée par une main timide. Un homme parut, passant avec hésitation sa tête dans l'entrebâillement de cette porte. Cet homme jeta autour de lui un regard furtif, puis il pénétra dans la chambre.

Il tenait à la main une de ces lampes fumeuses nommées candiles, dont se servent exclusivement les pauvres en ce pays. Il posa ce candil sur la table, à côté du prêtre, et demeura immobile, silencieux, les bras croisés sur la poitrine et les yeux baissés, attendant sans doute les ordres de son supérieur.

Cet individu, vêtu d'une misérable serpillière de grosse toile, tachée de graisse et rapiécée en maints endroits, les cheveux courts, les pieds nus dans des alpargatas usés et trop larges, appartenait évidemment à la race indienne. Il avait une de ces figures douces, craintives, auxquelles l'habitude d'une longue sujétion a enlevé toute expression, excepté celle d'une obéissance passive et d'un dévouement presque inconscient, s'il nous est permis de nous servir de cette expression, un peu risquée peut-être, mais qui rend parfaitement notre pensée; et pourtant, dans le rayonnement de cet œil mort qui s'éveillait à certaines heures, dans les commissures de ces lèvres décolorées et pincées, il y avait ce sentiment de ruse native et d'astuce sournoise que l'on rencontre presque toujours sur les masques railleurs des esclaves, des courtisans ou des bouffons.

Petit et contrefait, presque bossu, il avait les bras beaucoup trop longs pour sa taille; cependant il était leste, ingambe, paraissait doué d'une force presque herculéenne, et, par une bizarrerie étrange de la nature, qui ne se plaît que dans les contrastes, sa voix était douce, musicale et parcourait tous les tons de la gamme chromatique avec des sons d'une harmonie étrange et saisissante; ressemblant plutôt à un chant d'oiseau qu'à une voix humaine. C'était un pauvre enfant trouvé, recueilli par pitié et élevé par l'archevêque français de Galveston; il se nommait François d'Assise et était sacristain de l'abbé Michel. Les gens qui le connaissaient ne l'appelaient jamais autrement que Frasquito.

Le jeune prêtre releva la tête, remercia son serviteur par un sourire et lui dit en fermant son bréviaire:

—Il n'y a rien de nouveau dans la ville, Frasquito?

—Pardonnez-moi, mon père, répondit le sacristain; il y a beaucoup de nouveau, au contraire.

—Vraiment! Prends une chaise, Frasquito; assieds-toi près de moi, et ouvre ton sac aux nouvelles.

—Mon père... murmura le sacristain avec humilité.

—Assieds-toi, je le veux, reprit le prêtre avec une douce insistance.

—Je m'assiérai donc pour vous obéir, mon père.

Il prit alors une chaise, l'approcha de la table et se posa humblement sur le bord.

—Pauvre et excellente créature, dit l'abbé Michel, se parlant plutôt à lui-même que s'adressant à son interlocuteur, dans cette contrée presque sauvage où tous deux nous sommes appelés à vivre et peut-être à mourir, ne devons-nous pas nous considérer comme deux amis, comme deux frères? Est-ce que tout, joie, misère et douleur n'est pas commun entre nous? Est-ce que nous ne sommes pas seuls à nous comprendre? Est-ce que l'humilité chrétienne n'exige pas l'égalité lorsqu'il y a parité de sentiments, communauté de dévouements? Laisse donc là, mon pauvre enfant, ce respect servile dont on t'a si longtemps fait une loi; ne vois en moi qu'un frère, c'est-à-dire un égal, puisque nous sommes tous deux associés pour accomplir la même tâche; dis les grâces avec moi, mon enfant.

—Voulez-vous savoir la vérité vraie, mon père?

—Certes, car je n'en connais pas d'autre.

—Votre visite d'hier aux nouveaux colons allemands, mon père, et celle que vous avez faite aujourd'hui aux soldats du bataillon irlandais arrivés depuis deux jours de San Antonio, et campés hors de la ville, ont, à ce qu'il paraît, très gravement indisposé contre vous le commandant Edward's Strum. Vous n'ignorez pas, mon père, ajouta-t-il avec un accent de finesse cauteleuse, que ce n'est pas pour rien que le commandant Edward's a été surnommé la Tempête; il est vif comme la poudre, et s'il m'était permis de dire toute ma pensée, j'ajouterais...

Il hésita.

—Parle sans crainte, mon enfant, dit le prêtre d'un air placide.

—Eh bien, mon père, puisque vous m'y autorisez, j'ajouterai qu'il est méchant comme un âne rouge. C'est un Yankee dans toute la force du terme; un protestant féroce, intolérant, vaniteux; vous ne sauriez vous imaginer, mon père, les tracasseries et les humiliations dont il a accablé les révérends pères Didier et Urbain, vos prédécesseurs.

—Je sais tout ce qui s'est passé, mon enfant, dit tristement le père Michel.

—S'ils sont morts, c'est lui seul qui les a tués; il est terrible, surtout après son dîner, lorsqu'il a absorbé trois ou quatre mesures de whisky et qu'il s'est gorgé de viandes saignantes. Le commandant a juré, en blasphémant comme un païen, selon sa coutume, qu'il viendrait en personne vous intimer l'ordre de cesser votre propagande catholique, qu'il saurait vous contraindre à lui obéir, ainsi qu'il y a contraint tous ceux qui sont venus avant vous à Castroville.

—Est-ce tout ce que tu as à me dire, mon enfant?

—Oui, mon père, mais je tremble à la pensée du danger qui vous menace.

—Tu as tort, Frasquito; le maître que je sers saura me protéger et me défendre; j'ignore ce qui résultera de la visite que veut me faire le commandant Edward's Strum, mais je puis t'affirmer d'avance qu'il ne me tuera pas, comme il a fait de nos malheureux frères et qu'il ne me contraindra pas à lui obéir. Ainsi, rassure-toi, mon enfant.

En ce moment le galop rapide de plusieurs chevaux se fit entendre en dehors, et plusieurs coups précipités, furent frappés contre la porte de la maison.

—Va ouvrir, Frasquito. Hâte-toi, c'est sans doute quelque malheureux qui réclame du secours; il ne faut pas le faire attendre, dit le prêtre.

Le sacristain se leva et sortit.


II

Quelle fut la visite que reçut le missionnaire, et ce qui s'ensuivit.

L'absence du sacristain ne fut pas longue; elle ne dura que quelques minutes à peine.

—Eh bien! lui demanda le missionnaire en le voyant paraître, qu'y a-t-il?

—Mon père, répondit Frasquito, c'est Cardenio Bartas, le fils aîné du vieux Bartas, le colon de l'Étang-aux-Coyotes.

—Il faut qu'il soit arrivé un bien grand événement chez lui pour que le vieux Melchior se soit décidé à laisser faire à son fils une si longue route par un temps pareil.

—L'enfant n'a pas sur tout son corps un fil qui soit sec; il est dans un état épouvantable.

—Pourquoi ne l'as-tu pas fait entrer tout de suite, le pauvre enfant?

—Parce qu'il attache ses chevaux, mon père.

—Comment ses chevaux?

—Oui, il en a deux: un qu'il monte, l'autre qu'il conduit en bride.

—Ah! Très bien, je comprends; tu les as fait mettre dans le corral?

—Oui, mon père.

—Maintenant, va chercher l'enfant; hâte-toi.

Frasquito sortit presque en courant.

Dès qu'il fut seul, le missionnaire se leva, ouvrit une armoire; il sortit de cette armoire une assiette, un verre, un couteau, une bouteille cachetée de rouge, un pain dont il coupa un large chanteau, et qu'il replaça ensuite où il l'avait pris, un morceau de venaison rôtie, une assiette pleine de lait et un morceau de fromage de chèvre; il étendit ensuite une serviette blanche sur la table, et, en moins de deux ou trois minutes, il eut dressé le couvert d'un repas, certes plus succulent cent fois que ceux qu'il se permettait à lui-même; puis il referma l'armoire, enleva l'escabeau placé devant la table et qui lui servait de siège, et le remplaça par une chaise.

A peine ces préparatifs, si simples en apparence, mais en réalité si luxueux pour le pauvre missionnaire, furent-ils achevés, que la porte s'ouvrit, et le jeune homme entra, suivi du sacristain.

Frasquito avait dit vrai.

Le pauvre enfant semblait littéralement sortir d'une rivière quelconque; ses vêtements ruisselaient d'eau; chacun de ses pas laissait derrière lui une large plaque humide.

—Pardon, señor padre... dit-il avec embarras.

Mais le missionnaire ne le laissa pas achever.

—Avant tout, mon enfant, lui dit-il affectueusement, débarrasse-toi de tes habits, et mets ceux que Frasquito tient sous son bras.

—Mais, señor padre... répondit le jeune homme en essayant de se défendre.

—Je n'écouterai rien, avant que tu ne m'aies obéi. Ainsi, pas un mot, cher enfant.

En un tour de main, tant les deux hommes y mirent d'ardeur, les vêtements du jeune garçon furent remplacés par d'autres, parfaitement secs.

—Là! Voilà qui est fait, dit gaiement le missionnaire; toi, Frasquito, sèche tout cela devant un grand feu, de façon à ce que Cardenio puisse le reprendre avant de retourner chez lui.

Le sacristain ramassa toutes les hardes mouillées et quitta la chambre.

—A quelle heure es-tu parti de chez ton père, mon cher enfant? demanda le missionnaire dès qu'il fut seul avec son jeune visiteur.

—Une heure avant le coucher du soleil, señor padre.

—Très bien; alors, comme tu n'as pu assister au dîner de ta famille, tu dois avoir faim; à ton âge on a bon appétit; assieds-toi là, à cette table, et soupe. Tout en mangeant, tu me diras quels sont les motifs si graves qui t'ont contraint, par un temps comme celui-ci, à faire près de quatre lieues à travers des chemins impraticables.

—Mais, señor cura, vous êtes réellement trop bon; je ne sais comment...

—Ta, ta, ta, ta! Assieds-toi, te dis-je; je n'écouterai rien tant que tu ne te sera pas mis à l'œuvre.

Force fut au jeune garçon d'obéir; il avait réellement grand appétit; de plus il savait que le père Michel lui aurait tenu parole et n'aurait rien écouté de ce qu'il aurait voulu lui dire.

Nous profiterons de ce moment de répit, que nous donne l'insistance mise par le missionnaire à faire souper son jeune visiteur, pour esquisser le portrait de Cardenio, qui n'est rien moins que notre principal personnage.

Cardenio Bartas était âgé de dix-sept ans à peine; il était grand, bien fait, solidement charpenté, et paraissait au moins trois ou quatre ans de plus que son âge. Ses traits fins, aux lignes nobles et fortement accentuées, bien que brunis par le soleil, le faisaient à l'instant reconnaître pour un Espagnol de vieille race andalouse, peut-être un peu mêlée de sang maure, mais sans aucun autre alliage de sang américain. Son front bombé, un peu bas; ses yeux noirs bien fendus, pleins d'éclairs; sa bouche un peu grande, ourlée de lèvres d'un rouge sanglant; son nez légèrement aquilin; son menton bien dessiné; ses cheveux d'un noir de jais, frisés et frisottés, qui tombaient en désordre sur son cou musculeux, tous ces traits réunis formaient à ce jeune homme une physionomie à la fois douce, énergique et rêveuse, qui lui donnait une certaine ressemblance avec l'Antinoüs ou le Méléagre antiques.

Les Bartas se prétendaient Cristianos-viejos, c'est-à-dire Espagnols de race pure. Un Melchior de Bartas avait fait partie, comme officier, de l'audacieuse et aventureuse expédition de Fernand Cortes.

Par suite de quels événements étranges ou plutôt de quelle fatalité cette famille, jadis si puissante, si colossalement riche, alliée à toutes les grandes maisons du Mexique et même de l'Espagne, s'était-elle vue réduite presque à la misère et contrainte de s'exiler ou plutôt de se réfugier sur les frontières sauvages du Texas?

C'est ce que nul n'aurait su dire, car tout le monde l'ignorait dans le pays.

S'il y avait un secret de honte ou de malheur dans l'histoire de cette famille, ce secret était si religieusement gardé par chacun de ses membres, que rien n'en avait jamais transpiré au dehors.

Douze ans auparavant, don Melchior de Bartas avait débarqué à Galveston, d'un brick anglais dont le capitaine prétendait avoir recueilli en mer, à la suite d'une tempête, sur un navire abandonné de son équipage, et dont il n'avait pu connaître ni le nom, ni la provenance, ni la destination, les dix personnes composant la famille et la suite de son étrange passager.

Le capitaine anglais disait-il la vérité? Débitait-il une fable, avec ce flegme britannique que rien ne saurait émouvoir.

Ceci fut un second mystère qu'il fut aussi impossible d'éclaircir que le premier.

Don Melchior de Bartas, à peine débarqué, se rendit chez le gouverneur mexicain de la ville. Il eut avec lui un long entretien qui demeura secret, mais à la suite duquel le nouveau venu, sa famille et sa suite s'installèrent dans la maison même du gouverneur, où, pendant les dix jours qu'ils y demeurèrent, ils furent constamment traités avec le plus profond respect et les plus grands égards.

Cette famille se composait alors de don Melchior de Bartas, âgé de quarante-deux ans environ; de sa femme, doña Juana, douce et charmante femme de vingt-huit ans, à l'air mélancolique et maladif; de son fils Cardenio, alors âgé de cinq ans, et d'une fillette de six ou huit mois au plus, que sa mère nourrissait. Les six autres personnes qui formaient la suite de la famille étaient des serviteurs mexicains, jeunes encore, et qui paraissaient entièrement dévoués à leurs maîtres.

Dix ou douze jours après son arrivée à Galveston, don Melchior se mit en route pour l'intérieur du Texas, emmenant avec lui une douzaine de peones qu'il avait engagés, des bœufs, des chevaux, des moutons et quatre chariots ou wagons chargés de tous les instruments nécessaires à l'établissement d'une plantation; de plus, une recua d'une quinzaine de mules conduites par des arrieros et portant une foule d'objets dont il était impossible de savoir l'espèce ou la qualité.

La caravane marchait à petites journées; elle se dirigeait vers la frontière, et il lui fallut plus d'un mois pour accomplir son trajet. Arrivée à deux lieues en deçà du territoire indien, elle campa.

Don Melchior commença aussitôt un défrichement dans toutes les règles.

Plusieurs années s'écoulèrent; l'émotion causée par l'arrivée de don Melchior au Texas se calma; il fut oublié. Nul ne s'occupa plus de lui.

Cardenio grandit; il devint un jeune homme; son père, qui vieillissait, lui donna, sous sa surveillance, la direction de la plantation, qui avait pris un assez grand accroissement et semblait prospérer.

Par son activité, son intelligence précoce, Cardenio justifiait pleinement la confiance que son père avait mise en lui.

Le vieux colon, d'un naturel morose, bourru et surtout taciturne, ne frayait avec aucun de ses voisins; nous entendons par voisins ce que l'on entend en Amérique, c'est-à-dire les colons dont les plantations ou les défrichements se trouvaient situés dans un réseau de six ou huit lieues autour de la sienne.

Voilà où en étaient les choses au moment où, pour une cause que nous ignorons encore, le hasard nous met à l'improviste en rapport avec le jeune homme.

Le missionnaire s'était assis auprès du jeune garçon; il le surveillait d'un œil affectueux; chaque fois que par politesse celui-ci essayait d'interrompre son repas, il l'obligeait à continuer.

Lorsque, enfin, l'appétit de Cardenio fut calmé, le missionnaire lui versa un verre de vin en lui disant du ton le plus amical:

—Voyons, enfant, ce dernier verre; cela te fera du bien après les fatigues que tu as éprouvées; maintenant dis tes grâces, et nous causerons.

Le jeune homme but, fit une courte prière, et saluant gracieusement le prêtre:

—Vous êtes réellement un homme de Dieu, mon père, lui dit-il d'une voix remplie d'un charme indéfinissable. Pourquoi faut-il que les autres prêtres de ce pays vous ressemblent si peu?

—Chut, mon enfant! lui dit le prêtre avec un doux sourire, ne parlons pas mal des serviteurs de Dieu; plaignons ceux qui n'accomplissent point leurs devoirs, mais ne les accusons pas; au Seigneur seul appartient de les juger.

Le jeune homme s'inclina respectueusement sous le poids de cette douce réprimande.

—Maintenant, reprit doucement le prêtre, dis-moi quelle est la cause de ta venue ici.

—Mon père, reprit le jeune homme, un événement bien grave et surtout bien malheureux s'est passé à la colonie: ce matin ma sœur Flora jouait dans la huerta, lorsqu'elle fut piquée à l'improviste, en voulant cueillir une fleur, par une víbora-ciega qui dormait sous les feuilles.

—Mon Dieu! s'écria le missionnaire avec douleur, pauvre chère enfant, serait-elle réellement en danger?

—Nous le craignons, mon père. A mon arrivée de la savane, où j'avais été surveiller nos peones, c'est-à-dire vers quatre heures et demie, ma pauvre petite sœur, malgré tous les soins qui lui avaient été prodigués, me parut dans un état alarmant. Mon père, tant sa douleur était grande, semblait frappé de la foudre. Il se tenait immobile devant la chère petite créature, les bras pendants, les regards mornes, obstinément fixés sur elle, sans songer à essuyer les larmes qui, de ses yeux, coulaient sur ses joues pâlies, et murmurant sans cesse d'une voix sourde ces deux seuls mots:

—Mon Dieu! Mon Dieu!

—Ma mère embrassait convulsivement sa fille et semblait presque folle de douleur.

—Lorsque Flora m'aperçut, pauvre chère mignonne, un sourire éclaira soudain son visage pâle.

—Cardenio, mon frère chéri, me dit-elle de sa voix douce comme le soupir de la harpe éolienne, va chercher le bon padre Miguel; il est aimé du Seigneur, il me sauvera; mon père et ma mère seront consolés, car il leur aura rendu leur fille.

—Je m'élançai hors de la maison, mon père. Ces paroles me semblaient un ordre du ciel. Malgré les prières et les recommandations de nos serviteurs, car l'ouragan commençait et menaçait d'être terrible, je sautai sur mon cheval, qui était encore sellé; j'en pris un autre en bride, et je partis, me répétant tout le long de mon chemin, pour raffermir mon courage et me donner la force de braver le danger qui, à chaque pas, surgissait devant moi: «Oui, Flora a raison: le padre Miguel la sauvera; Dieu fera un miracle.» Me voici, mon père; comment suis-je arrivé dans la nuit et malgré la tempête, je l'ignore; et maintenant, ajouta-t-il en s'agenouillant et prenant dans les siennes une des mains du missionnaire et la baisant avec ferveur en l'inondant de larmes, au nom du Seigneur, sauvez mon père et ma mère du désespoir, sauvez ma sœur!

—Pauvre chère enfant, répondit le prêtre en proie à une émotion qu'il n'essayait même pas de cacher, que puis-je faire, moi infime créature? Dieu seul peut, s'il lui plaît, accomplir le miracle que tu me demandes; mais je ne faillirai pas à mon devoir; je répondrai à l'appel de la pauvre et chère mourante. Lève-toi, Cardenio, mon brave enfant; je suis prêt à te suivre.

—Hélas, mon père! que faire à cette heure? Comment oser se mettre en route lorsque l'ouragan est dans toute sa fureur?

—Qu'importe, mon fils!

—Mon père, ce n'est qu'avec des difficultés presque insurmontables que je suis parvenu à franchir l'espace qui sépare la plantation de Castroville; partout, sur mon passage, j'ai trouvé les rivières débordées, les torrents furieux inondant les ravins et roulant dans leurs eaux fangeuses les arbres que le vent déracinait ou brisait, comme des fétus de paille, dans sa rage désordonnée.

—Tu doutes, enfant; la foi te manque?

—Non, je ne doute pas, mon père; mon cœur est rempli de foi; mais prétendre à cette heure accomplir ce voyage, c'est vouloir marcher à une mort certaine, affreuse, sans espoir d'y échapper.

Le missionnaire se leva; il sembla soudain transfiguré: de ses yeux jaillirent deux traits de flamme; son pâle visage sembla subitement éclairé d'une auréole divine.

—Que viens-tu donc faire ici, dit-il d'une voix éclatante, enfant sans foi, sans courage et sans croyance? Oses-tu méconnaître la puissance de Dieu? De ton aveu même c'est un miracle que tu demandes au Seigneur. Lui est-il donc plus difficile d'en faire deux que d'accomplir celui que tu implores? Dieu peut tout; ses voies sont inconnues; s'il a permis que tu réussisses à parvenir jusqu'ici, c'est qu'il veut que ta sœur soit sauvée. Si elle meurt, sache-le bien, Cardenio, c'est toi, toi seul qui l'auras tuée!

—Oh mon père! s'écria le jeune homme avec désespoir, ne parlez pas ainsi, je vous en conjure. Tuer ma sœur! Ma Flora chérie, moi? Oh! Ne dites pas cela, mon père, vous me rendriez fou! Ayez pitié de moi; je ne suis qu'un enfant qui ne connaît pas la portée des paroles qu'il prononce. Tuer ma sœur! Non, non! Venez, mon père, venez; partons, je suis prêt à vous suivre. Oui, c'est vrai, Dieu sauvera ma sœur. Il nous conduira sains et saufs auprès d'elle. Qu'importe la tempête? Que nous fait l'ouragan, puisque le Seigneur est avec nous!

—Bien, mon enfant, dit doucement le prêtre; tu parles maintenant en homme et en chrétien. Écoute, ajouta-t-il en prêtant l'oreille: l'orage se calme, les roulements du tonnerre deviennent de plus en plus sourds; les sifflements du vent sont moins aigus, la pluie ne tombe plus avec autant de force. Dieu a entendu ta prière; nous arriverons, mon fils. Il ne nous faut plus pour cela que du courage, puisque nous avons la foi.

—Que le Seigneur soit béni, mon père! Que sa sainte volonté soit faite!

—Amen! murmura doucement le missionnaire.

Il y eut un court silence.

—Tes habits, maintenant, doivent être secs; va les revêtir; pendant ce temps, je préparerai tout pour notre voyage.

—Oui, mon père, j'y cours.

—Attends. Tu as deux chevaux?

—Deux, oui, mon père. N'est-ce donc pas assez?

—Ils suffiront si ton cheval est vigoureux.

—C'est un mustang des prairies que moi-même j'ai dressé, mon père; il est jeune, plein de feu; il pourrait facilement, à l'occasion, porter deux hommes.

—C'est précisément ce dont nous avons besoin dans la circonstance présente, surtout s'il a le pied sûr.

—Il peut galoper, sans trébucher, sur la glace. Mais pourquoi ces questions, mon père, si vous me permettez de vous interroger?

—Parce que, cher enfant, répondit doucement le prêtre, nous nous rendons, de ton avis même, auprès d'une mourante. Peut-être nous faudra-t-il, hélas, lui administrer les derniers sacrements. La présence de Frasquito, mon sacristain, nous devient, dans cette circonstance, indispensable.

—C'est vrai, mon père, murmura tristement le jeune homme; mais vous pouvez avoir toute confiance en mon cheval. Il nous portera tous les deux sans qu'il y ait de crainte à avoir, à moins de circonstances impossibles à prévoir.

—Bien, mon enfant. Va donc reprendre tes vêtements; prépare les chevaux de manière à ce que, dans dix minutes, au plus tard, nous puissions nous mettre en route. Chaque minute que nous perdons, hélas, est peut-être une heure d'existence que nous enlevons à ta pauvre chère sœur.

—O mon père! s'écria le jeune homme en fondant en larmes, que vous êtes bon et que je vous remercie de vos chères et douces paroles! Avant dix minutes, je serai prêt à vous suivre.

—Va, mon enfant.

Le jeune homme lui baisa la main et s'élança hors de la chambre en étouffant un sanglot.

Les apprêts du missionnaire n'étaient pas longs à faire; il n'avait qu'à se charger de quelques menus objets, prendre une boîte de médicaments et pas autre chose.

S'il avait congédié le jeune homme, c'est qu'il avait désiré rester quelques instants; afin de remettre un peu d'ordre dans ses idées et réfléchir à la mission difficile qu'il lui fallait remplir. Bien que depuis peu de temps à Castroville, le père Paul-Michel était assez lié avec don Melchior de Bartas. Par un hasard singulier, qui les avait mis tous deux face à face à l'improviste, le colon était devenu l'obligé du missionnaire. Tous deux s'étaient liés, et cet homme, qui jusqu'alors était obstiné à vivre seul, renfermé dans sa plantation, s'était senti pris d'une vive amitié et d'une confiance sans bornes pour ce prêtre aux manières si franches, aux paroles si loyales, au cœur si simple et si bon. A la suite de plusieurs conversations intimes avec le vieux Mexicain, l'abbé Paul-Michel avait, pour ainsi dire, pressenti que son nouvel ami, si triste et si sombre, avait au cœur une blessure cachée, mais toujours saignante; poussé, non par la curiosité, mais par le désir de faire le bien, le missionnaire s'était senti entraîné, pour ainsi dire malgré lui, vers cet homme, dont il comprenait que la douleur devait être d'autant plus forte qu'elle était muette.

Cette douleur, il voulait en connaître les causes, afin de les combattre, et ramener, s'il était possible, la paix dans cette âme presque désespérée.

Aussi, fut-ce presque avec un sentiment de joie, s'il est permis en pareil cas de se servir de cette expression, que le prêtre résolut de profiter de l'occasion que Dieu lui offrait si à l'improviste, de tarir des larmes qui coulaient, hélas, depuis si longtemps.

Soudain, la porte s'ouvrit, et Cardenio parut. Il avait repris son costume; il était frais, dispos, presque joyeux, et semblait, tant son œil brillait, prêt à aller jusqu'au bout du monde.

—Me voici, mon père, dit-il; si vous êtes prêt, nous pouvons partir.

—Qu'à cela ne tienne, mon enfant, dit doucement le prêtre; ce ne sera pas moi qui te ferai attendre. Où est mon sacristain?

—Me voici, mon père, dit Frasquito en paraissant; j'achevais de préparer tout ce qui nous est nécessaire.

—Voyez, mon père, s'écria joyeusement le jeune homme, la pluie a cessé, le vent ne souffle plus que par rafales, l'ouragan semble s'être évaporé dans l'air.

—Tu le vois bien, enfant, dit le missionnaire avec un charmant sourire, tu le vois bien que Dieu nous protège. Partons, Cardenio, et ne doute plus de la puissance du Seigneur.

—Partons, mon père.

A ces mots, ils quittèrent la chambre, éclairés par Frasquito, qui marchait devant eux, un candil à la main.


III

De quelle façon l'abbé Paul-Michel domptait les bêtes féroces.

Au moment où Frasquito se préparait à ouvrir la porte, un assez grand bruit se fit entendre au dehors.

Il y avait de tout dans ce bruit: des rires, des jurons, des pas lourds et pesants, jusqu'à des aboiements de chiens.

Les sourcils du missionnaire se froncèrent imperceptiblement.

—Chut! dit-il à Frasquito en lui posant la main sur l'épaule; retournons!

Ils rentrèrent dans la chambre.

Au même instant on frappa à coups redoublés à la porte du dehors.

—Où sont les chevaux? demanda le prêtre.

—Padre, ils sont dans le corral; je n'ai pas voulu faire sortir les bêtes à l'avance, répondit Cardenio.

—C'est bien, mon enfant; retire-toi dans le corral, toi aussi, et ne bouge sous aucun prétexte, quel que soit le bruit que tu entendes, avant que je t'appelle.

—Est-ce que vous craindriez quelque danger, padre? s'écria le fier jeune homme, dont l'œil s'éclaira.

—Je ne crains rien, mon enfant, répondit doucement le prêtre. Va, obéis-moi.

—C'est bien padre, je ferai ce que vous désirez; mais si quelque insulte vous était...

Le missionnaire l'interrompit:

—Silence, enfant! dit-il. Le soin de mon honneur me regarde seul. Va!

Cependant les coups redoublaient d'intensité au dehors; il s'y mêlait des cris et des menaces.

Cardenio fit un mouvement de colère; mais, sur un geste péremptoire du prêtre, il se contint, baissa la tête et sortit sans prononcer une parole.

—Aide-moi à remettre un peu d'ordre ici, Frasquito, dit le prêtre.

En quelques instants le couvert fut enlevé: plats, assiettes, bouteilles, etc., renfermés dans l'armoire, et chaque chose reprit sa place.

Cependant les gens, quels qu'ils fussent, qui se trouvaient au dehors, s'acharnaient contre la porte comme s'ils eussent voulu la briser.

—Va ouvrir, Frasquito, dit le missionnaire.

—Mon Dieu! que va-t-il arriver? répondit avec tristesse le sacristain.

—Rien, mon fils. Supposes-tu donc ces gens capables de nous égorger?

—Je ne dis pas cela, mon père; cependant, vous ne savez pas...

—Qu'est-ce que je ne sais pas, mon fils?

—C'est le commandant Strum qui frappe à la porte; j'ai parfaitement reconnu sa voix.

—Et moi aussi, je l'ai reconnue; qu'est-ce que cela prouve?

—Mon père, je crains...

—Ne crains rien, mon enfant; Dieu me donnera la patience. Va, Frasquito, introduis le commandant Strum. Il s'escrime de si bon cœur contre notre malheureuse porte que, si tu tardais plus longtemps à l'ouvrir, il la jetterait bas, ce qui serait très désagréable pour lui.

Tout ce qui précède avait été dit avec un si grand calme, un sang-froid si complet, que le pauvre sacristain n'y comprenait rien du tout; il regardait le prêtre avec des yeux effarés, sans savoir à quoi se résoudre. Cependant, sur un dernier geste que lui fit celui-ci, il se décida à obéir.

—A la grâce de Dieu! murmura-t-il. Que va-t-il arriver?

Et il sortit en levant les bras au ciel.

—Il faut en finir une fois pour toutes, murmura le prêtre à voix basse.

Il s'assit sur son escabeau, raviva la clarté du candil, et attendit, calme, froid, mais ferme et résolu.

Presque au même instant la porte s'ouvrit avec fracas, et un homme entra.

Ou plutôt, pour dire plus vrai, un énergumène fit irruption dans la pièce en criant, hurlant et gesticulant comme un fou.

Derrière celui-là, un second entra; lentement, posément, les ailes du feutre rabattues sur les yeux et enveloppé dans les plis d'un épais manteau.

Cet homme s'inclina respectueusement devant le prêtre, puis il se retira dans un angle de la pièce, où il demeura debout, immobile et silencieux.

Le premier des arrivants était, en effet, comme l'avait dit Frasquito, le commandant Edward's Strum, gouverneur de la ville, ou plutôt de la misérable bourgade de Castroville.

Avant de rapporter ce qui se passa entre ce personnage et le missionnaire, nous ferons, en quelques mots, le portrait de ce singulier fonctionnaire.

Le commandant Edward's Strum était un gros petit homme, le cou enfoncé dans des épaules très large, râblé comme un portefaix, qui devait être doué d'une vigueur extraordinaire. Il avait les jambes trop courtes, les bras trop longs, terminés par des mains nerveuses, velues et larges comme des épaules de mouton. Ficelé et sanglé dans son uniforme, il ne ressemblait pas mal, avec sa grosse face aux traits heurtés et contractés par une ivresse presque continuelle; ses petits yeux gris, brillants comme des charbons ardents sous ses sourcils en broussailles; son énorme bouche railleuse, aux lèvres lippues; son nez gros, court et bubeletté de rubis et sa face au teint violacé, vineux et presque apoplectique, en ce moment surtout qu'il était en proie à une violente colère; le digne commandant, disons-nous, ne ressemblait pas mal à un de ces pots à tabac gouailleurs, de fabrique allemande, auquel on aurait mis des pieds, ou, si on le préfère, à un baril de bière dans lequel on aurait enfermé le roi Gambrinus, en ne laissant dépasser que sa tête, ses bras et ses jambes.

Son entrée fut significative.

—By God! s'écria-t-il en frappant du pied avec rage, cette misérable bicoque est-elle donc une forteresse, qu'il soit si difficile d'y pénétrer?

—Commandant Strum, j'ai l'honneur de vous souhaiter le bonsoir, dit paisiblement le prêtre. A quel hasard dois-je l'honneur de votre visite?

—L'honneur de ma visite, hum! Pouh! By God! Est-ce que vous vous moquez de moi, mon petit monsieur?

—Nullement, répondit froidement le missionnaire; je vous demande seulement la cause de votre venue au presbytère.

—Le presbytère! Hum! Pouh! Mille tonnerres, by God! Joli presbytère, sur ma foi! Une misérable masure, dans laquelle je ne voudrais pas loger mes chevaux; hum! Pouh! ajouta-t-il en soufflant comme un bœuf.

—Quel qu'il soit, commandant, reprit le missionnaire sans rien perdre de son calme, je vous serai obligé de le respecter.

—Hein? Quoi? Qu'est-ce? Hum! Pouh! Qu'est-ce qu'il a dit? By God! Je suppose qu'il se moque de moi. Qu'avez-vous dit, l'homme? Hum! Pouh!

—Vous supposez mal, commandant; je vous demande pourquoi vous êtes venu ici, voilà tout.

—Je suis venu... je suis venu, by God, parce que cela m'a fait plaisir! Je calcule, hum! Pouh! Mille tonnerres, que moi, gouverneur de la ville de Castroville, j'ai bien le droit d'aller où il me plaît. Au nom du diable, hum! Pouh! Ne me débitez pas de sottises, by God! Je suis très mal disposé en ce moment, et je suppose que si vous n'y prenez garde, hum, pouh, les choses pourront mal tourner pour vous avant qu'il soit longtemps, hum!

—Une menace n'est pas une réponse, commandant; j'attends toujours qu'il vous plaise de vous expliquer.

—Il se moque de moi, by God! Cet homme est fou, mille diables! Hum, pouh! Je suis bon protestant, moi. Hum, hum! Je me soucie peu de toutes vos singeries catholiques... hum, pouh, spuff, spuff! Je ne veux pas que vous débauchiez mes soldats irlandais avec vos mêmeries, by God! Qu'avez-vous à faire avec ces brutes ivrognes? Hum, pouh! Pourquoi allez-vous faire vos singeries avec ces idiots de Mexicains? Hum, pouh! Au nom du diable! Si ces Indiens dégoûtants et ces idiots Irlandais, qui sont toujours ivres de whisky, ont besoin d'une religion, hum, pouh, je les ferai instruire par leur caporal, à coups de bâton, mille tonnerres! Mais vous, hum, pouh, spuff, spuff! Allez-vous-en à tous les diables, dans votre pays; je suppose, by God, que vous n'êtes pas ici chez vous. Ces diables de Français, hum, pouh, se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas! Que vous font les stupides Irlandais et ces abrutis d'Indiens? Hum, pouh! Je calcule que je saurai vous faire déguerpir, by God! Hum, hum, spuff, spuff, spuff, pouh!

Malheureusement pour le digne commandant, cette magnifique période fut nettement coupée au plus bel endroit par une toux tellement forte, qu'elle fit un instant craindre au missionnaire de voir son singulier visiteur frappé d'une attaque d'apoplexie foudroyante.

Les traits du commandant étaient enflammés; les yeux lui sortaient de la tête; une bave écumeuse suintait aux commissures de ses lèvres; une toux convulsive agitait tout son corps, et il trépignait sur place comme s'il eût été atteint d'épilepsie.

Le missionnaire sourit avec un mélange de tristesse et de pitié en considérant cet homme qui se laissait, par l'ivresse et la colère, ravaler presque au niveau de la brute; il se leva, remplit un verre d'eau, et, s'approchant de l'Américain, qui continuait à gesticuler, trépigner, souffler et tousser sans réussir à prononcer une seule parole.

—Buvez ce verre d'eau, master Edward's, lui dit-il doucement.

Cette offre philanthropique produisit sur l'irascible officier un effet tout contraire à celui que le missionnaire en attendait.

Le commandant, comme s'il eût été soudain frappé d'une commotion électrique, bondit littéralement sur lui-même: comme une balle élastique.

—De l'eau! s'écria-t-il en roulant des yeux furibonds, de l'eau à moi! Hum, pouh, pouh! Ah! Brigand de Français, tu veux m'empoisonner; attends, by God! Chien de Jeannie Crapaud! Misérable mangeur de grenouilles! Hum, pouh! Attends, by God! Attends! ajouta-t-il en brandissant sa canne; je calcule que je vais te casser les reins, brute de Français! Hum, pouh, spuff!

Le missionnaire, sans s'émouvoir, reposa lentement sur la table le verre qu'il tenait à la main; puis il marcha droit à l'officier, croisa ses bras sur la poitrine et, le regardant bien en face en le couvrant d'un rayonnant et clair regard:

—Essayez, lui dit-il.

Il y eut un moment de silence terrible.

Le commandant, frappé malgré lui de la contenance ferme et résolue du missionnaire, fit un ou deux pas de retraite, en proie à une violente émotion intérieure; il leva sa canne à plusieurs reprises, mais sans frapper.

—Essayez donc, monsieur; j'attends. C'est en effet un grand trait de bravoure que d'insulter un homme sans défense et de frapper un prêtre.

—Un prêtre catholique, by God! Qu'est-ce que cela me fait à moi?

—Assez d'insultes, commandant Edward's Strum; remerciez Dieu, qui me donne le courage et la patience d'entendre vos injures et de pardonner à votre ivresse.

—Ivre, moi! By God, hum, pouh! s'écria-t-il avec un frémissement de rage. Chien de Français...

Malgré lui l'officier s'arrêta...

Celui-ci ne recula pas d'un pouce, ne fit pas un geste pour éviter le coup qui le menaçait.

Et il bondit la canne haute sur le prêtre.

—Faites-moi des excuses, misérable brute, hum, pouh! s'écria le commandant. Faites-moi des excuses, sinon...

—Je ne vous ferai pas d'excuses, monsieur, car je ne vous ai pas insulté; c'est vous qui m'en ferez, au contraire.

—Moi, des excuses, by God! Hum, pouh!

—Oui, dit froidement le prêtre.

—Ah! s'écria l'officier avec fureur. Eh bien, by God, en attendant, attrape cela!

Cette fois l'Américain ne se connaissait plus; la canne allait retomber sur les épaules du missionnaire.

Celui-ci étendit le bras, saisit le poignet du commandant avec une vigueur que l'on aurait été loin de supposer dans un homme d'apparence si faible, et le lui tordit avec une telle force qu'il fut contraint de laisser échapper sa canne.

Puis le missionnaire repoussa dédaigneusement l'officier, qui jeta un hurlement de rage et recula, malgré lui, de quelques pas.

—Chien de Français! s'écria-t-il.

—Oui, monsieur, reprit froidement le jeune homme, je suis Français, et, en cette qualité, je saurai toujours faire respecter en moi la noble nation à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, et le Dieu que je sers et dont je suis un des plus humbles serviteurs. Un missionnaire est un soldat; si l'habit qu'il porte lui enseigne l'humilité, la patience, il l'oblige encore à faire respecter en lui le caractère sacré dont il est revêtu. Je puis supporter sans me plaindre, avec joie même, les tortures qui me seront infligées par de pauvres êtres ignorants plongés dans la barbarie, car, en me torturant, ils ne savent ce qu'ils font; mais sachez-le bien, commandant Edward's Strum, comme Français et comme prêtre, je ne me laisserai jamais insulter par un homme de ma condition, un officier qui devrait être instruit, intelligent, homme du monde, et qui, se laissant dominer et abrutir par l'excès des liqueurs fortes, pousse l'indignité jusqu'à commettre la lâcheté d'abreuver d'injures grossières un pauvre prêtre sans défense, méconnaît ses devoirs au point de persécuter et de se faire l'ennemi de celui dont il devrait, au contraire, être non seulement le protecteur, mais encore le défenseur-né.

—By...

—Silence, monsieur! Assez longtemps je vous ai écouté sans vous interrompre; laissez-moi terminer ce que j'ai à vous dire: je serai bref. Je suis ici avec l'autorisation expresse de votre gouvernement, pour y remplir une mission de paix et de charité. Cette mission, je m'en acquitte, Dieu m'en est témoin, avec tout le courage, l'abnégation et le dévouement que comportent la faiblesse et les défaillances de la nature humaine. Je secours les malheureux, je les console, je leur enseigne leurs devoirs envers leur Créateur et même envers vous; j'ai le droit à la protection générale, à la vôtre surtout, monsieur, puisque je suis le curé de la ville où vous commandez. Je n'adresserai de plaintes à personne contre les traitements indignes que vous avez prétendu me faire souffrir; mais sachez bien ceci, commandant Edward's Strum: si vous vous obstinez à me persécuter sans cause, à m'insulter sans raison, je vous jure, sur mon honneur de Français, sur ma foi de prêtre, que je saurai me faire respecter de vous; maintenant parlez, monsieur, je vous écoute; seulement hâtez-vous, je vous prie. Des devoirs impérieux, les derniers sacrements à administrer à un mourant, réclament ma présence à plusieurs lieues d'ici, et déjà depuis longtemps je devrais être au chevet de ce malheureux, dont l'âme n'attend peut-être qu'une consolation pour s'envoler vers le ciel.

Il y eut une pause de quelques secondes.

Une réaction étrange s'était opérée dans l'esprit de l'officier américain; l'émotion avait dominé l'ivresse; il comprenait maintenant toute l'indignité de sa conduite; il avait honte des épithètes grossières qu'il s'était laissé aller à prononcer.

—Eh quoi, murmura-t-il d'une voix rauque et entrecoupée, une marche de nuit, à travers la campagne, par ce temps horrible?

Le missionnaire sourit doucement de sa victoire.

—Oui, commandant, dit-il doucement, il le faut; un prêtre est l'esclave du devoir; pour lui la nuit n'a pas de ténèbres; l'ouragan, malgré sa fureur, n'est pas assez fort pour le retenir; lorsque Dieu lui dit: Marche! il va. Faites-moi donc, je vous prie, connaître les motifs de votre visite sans tarder davantage.

En ce moment l'inconnu qui, jusque-là, était demeuré spectateur silencieux et impassible de toute cette scène, fit quelques pas en avant, ôta son chapeau, écarta les plis de son manteau et, saluant le missionnaire:

—Señor padre, lui dit-il respectueusement, ces motifs, c'est moi qui vous les ferai connaître. Et d'abord je m'excuserai d'avoir, à mon insu, été cause d'une scène que je regrette, mais dans laquelle, bien qu'étranger, j'étais prêt à intervenir, s'il l'eût fallu, pour vous défendre.

—Vous voyez, monsieur, que toute intervention a été inutile et que le commandant Edward's a reconnu de lui-même les torts qu'il a eus envers moi.

—Oui, oui, by! grommela le commandant du ton d'un dogue qui se révolte contre la muselière, je les reconnais, hum! Je me suis conduit comme une brute d'Irlandais et non comme un loyal Américain.

Nous devons dire à la louange du digne commandant que, s'il était Yankee de pied en cape, c'est-à-dire ignare, grossier, brutal, intolérant et ivrogne, il possédait cependant quelques bonnes qualités; son cœur était bon, il était loyal, et, en demeurant, lorsqu'on savait le prendre, il devenait le meilleur fils du monde.

—Je vous écoute, monsieur, continua le missionnaire.

—Señor padre, reprit l'étranger, je suis arrivé, il y a deux heures, de Galveston; je suis chargé pour vous de lettres importantes que je désirais vous remettre en vous priant en même temps de m'accorder un entretien; je désire causer avec vous d'affaires excessivement sérieuses qui me regardent seul, et pour lesquelles je vous demanderai votre aide et votre conseil; voilà pourquoi señor padre, malgré l'heure avancée, je me suis hasardé à prier le commandant Edward's Strum de me conduire ici et d'être mon introducteur auprès de vous. Je regrette vivement, soyez-en convaincu, ce qui s'est passé, et, si j'avais supposé un instant devoir être témoin d'une scène aussi scandaleuse, j'aurais attendu à demain, et je me serais présenté moi-même, et seul.

—Hum, hum, pouh, pouh! grommela le commandant, on ne frappe pas un homme à terre: j'ai eu tort, j'en suis convenu; j'ai avoué que je m'étais conduit comme une brute d'Irlandais; monsieur l'abbé ne peut pas en exiger davantage.

—C'est bien, commandant, c'est bien! dit doucement le missionnaire; ne parlons plus de cela, c'est une affaire terminée.

—J'attends, señor padre, reprit l'inconnu, que vous me fassiez l'honneur de me répondre.

—Je regrette vivement, monsieur, de ne pouvoir à l'instant même satisfaire le désir que vous me manifestez d'avoir un entretien avec moi; mais, je vous le répète, j'allais partir au moment où vous êtes entré, et si vous me le permettez, je me mettrai en route sans tarder davantage.

—Oui, oui, partez, l'abbé... hum, pouh! By! Du diable si c'est moi qui vous en empêche; vous êtes un brave homme, après tout, quoique vous ayez une rude poigne. Je suppose que vous allez encore faire quelque bonne action, et je calcule, hum, pouh, by, que vous valez mieux dans votre petit doigt que moi dans tout mon gros corps.

—Monsieur, reprit en souriant le missionnaire, je serai de retour, je l'espère, demain dans la matinée, et je me tiendrai à vos ordres.

—Je vous remercie mille fois, monsieur, reprit l'inconnu en saluant.

—Voilà qui est parfait; allons-nous-en, hum, pouh! dit le commandant; je le répète, vous êtes un brave homme; mais c'est égal, vous m'avez joué un tour... je ne vous croyais pas si fort. Hum, pouh! By! Du diable si je ne me venge pas!

—Vous voulez vous venger de moi, commandant? répondit en souriant le jeune prêtre.

—Oui, oui, vous verrez... Hum, hum! Bonsoir, l'abbé... Hum! By! Bonsoir! Hum, hum, pouh!


IV

Le Cœur-Bouillant entre en scène.

Le défrichement dont était propriétaire don Melchior de Bartas était, ainsi que nous l'avons dit, situé à deux lieues tout au plus de l'immense territoire, ou plutôt du vaste désert, propriété exclusive des Indiens comanches et apaches qui le parcouraient dans tous les sens, et y chassaient, et s'y battaient en toute liberté, sans craindre d'être inquiétés par d'autres blancs que les quelques chasseurs, Canadiens ou Américains du Nord, qui y tendaient leurs trappes, et avec lesquels parfois ils avaient maille à partir.

Le domaine du Mexicain était très vaste. Il s'étendait sur les bords du Río Nueces, sur une étendue de plusieurs lieues.

Cette plantation était coupée par plusieurs forêts, des chaparrales ou maquis mêlés à de verdoyantes prairies couvertes d'une herbe drue haute de six à huit pieds, arrosées par de nombreux cours d'eau, et dans lesquelles paissaient en liberté, sous la surveillance de quelques peones et vaqueros, une quantité innombrable de chevaux et de taureaux presque sauvages.

Çà et là s'élevaient, abrités par la pente des collines ou des chaos de rochers, quelques ranchos et jacales servant d'habitation aux serviteurs du planteur; puis on apercevait de grands défrichements de cafés, de cannes à sucre, de sandías ou melons d'eau, de patates douces, de longs bois de cotonniers, et au milieu de cette nature exubérante, de cette admirable végétation, on voyait incessamment bondir et se jouer, comme à plaisir, des assathas ou longues-cornes, des daims, des bigornes, des antilopes, puis aussi des bisons, des coyotes ou loups rouges des prairies, des jaguars, des panthères et même des ours; des myriades d'oiseaux aux plumes diaprées de mille couleurs voltigeaient et chantaient sur toutes les branches des arbres, au milieu des opossums, des écureuils gris et des singes de toute sorte et de toute espèce, qui sautaient et gambadaient gaiement en se poursuivant, du pied au sommet des arbres.

Sur les bords fangeux des marais et des rivières on voyait, vautrés dans la vase et étendus au soleil, de hideux caïmans, qui semblaient contempler, d'un air mélancolique, les magnifiques cygnes noirs qui se laissaient nonchalamment aller au courant de l'eau, tandis qu'au plus haut des airs les gypaètes, les urubus et les condors formaient d'immenses cercles, en poussant des cris saccadés et discordants.

Ce défrichement, plus grand qu'un de nos départements de France, était la propriété d'un homme qui, cependant, dans ce pays où les fortunes sont si considérables, ne passait pas pour riche.

La surveillance de tout ce territoire était confiée, ainsi que nous l'avons dit, malgré son jeune âge, à Cardenio, qui avait sous ses ordres deux majordomes, véritables jinetes, hombres de caballo s'il en fut, dont la vie se passait à cheval, qui mangeaient, buvaient et dormaient sur la selle; qu'il était presque impossible de voir à pied, et qui étaient presque aussi sauvages que les hommes et les animaux qu'ils étaient chargés de surveiller.

L'habitation principale, le domaine de la famille de Bartas, s'élevait à l'angle formé par le confluent du Río Nueces et d'une rivière dédaignée ou plutôt ignorée par les géographes, et à laquelle les habitants de ces contrées, à cause de la couleur de ses eaux, avaient donné le nom de Río Bermejo.

Cette habitation était grande, construite à la mode du pays, c'est-à-dire en double clayonnage en roseaux tressés très fin, recouvert à l'intérieur de toiles fortement tendues, de façon à laisser la libre circulation de l'air, tout en empêchant la vue et arrêtant les insectes, dont les myriades innombrables bourdonnaient sans cesse alentour.

Une partie des appartements, ceux dans lesquels on habitait pendant le jour, c'est-à-dire au moment de la plus grande chaleur, étaient construits en sous-sol; il fallait descendre vingt-cinq marches pour y parvenir. Les chambres à coucher se trouvaient, au contraire, à l'entresol. Le toit se terminait en terrasse à l'italienne; à droite et à gauche de l'habitation principale, et en formant pour ainsi dire, les ailes rentrantes, se trouvaient d'autres corps de bâtiment, construis à peu près sur le même modèle, mais plus simples et sans ornements. Ces bâtiments servaient, ceux de droite de logement aux serviteurs attachés plus particulièrement au service de la famille et de magasins pour les provisions d'hiver; ceux de gauche contenaient une raffinerie, des ateliers, des étables pour les vaches laitières et des corrales pour les chevaux et les mules, ainsi que des hangars renfermant les chariots et les wagons.

A l'angle même du confluent s'élevait une tour de vingt-cinq mètres de circonférence sur quarante de haut; cette tour était construite en troncs d'arbres équarris, empilés les uns sur les autres, retenus entre eux par des crampons de fer. Elle avait deux étages souterrains, dont le plus bas communiquait par un couloir à la rivière; trois étages au-dessus du sol, éclairés par des meurtrières et garnis de pierriers et d'espingoles de la force de huit balles à la livre. Sur la plate-forme crénelée, une caronade de quatre, montée sur affût à pivot, était en batterie.

Cette tour était la forteresse de l'habitation, et servait de refuge aux colons en cas d'attaque des Indiens; ses appartements étaient meublés; elle renfermait toutes les munitions de guerre et des vivres pour un mois.

A droite et à gauche de la tour, et appuyés contre elle, s'élevaient, sur le bord même de la rivière, des retranchements en troncs d'arbres, hauts de douze pieds, fortement retenus entre eux par des crampons de fer et assurés par un double revêtement en terre. Ces retranchements enclavaient complètement l'habitation et enfermaient même le jardin ou huerta, dans une circonférence de plus de huit mille mètres.

A trois portées de fusil de l'habitation, il n'y avait ni un arbre ni un buisson qui pût servir d'abri ou d'embuscade à l'ennemi.

Chaque nuit des sentinelles étaient placées aux retranchements, et un factionnaire veillait au sommet de la tour, prêt à sonner la cloche d'alarme à la première apparence de danger.

Telle était la propriété nommée on ne sait pourquoi, l'Étang-aux-Coyotes, et appartenant à don Melchior de Bartas.

Le jour où commence cette histoire, vers sept heures et demie du soir, au moment où l'orage commençait à se déchaîner avec sa plus grande fureur, trois personnes étaient réunies dans une chambre à coucher de cette habitation.

Ces trois personnes étaient: don Melchior de Bartas, sa femme et, étendue tout habillée sur un lit, une jeune enfant de treize ans, leur fille.

Don Melchior avait, à cette époque, un peu moins de soixante ans; c'était un homme encore vert, de haute talle, à la physionomie altière, aux traits ascétiques, pâles et émaciés par la souffrance morale plutôt que par l'âge et les privations; ses cheveux, et sa barbe qu'il portait entière, et tombant en éventail sur sa poitrine, étaient d'une blancheur de neige.

Il se promenait de long en large, avec agitation, dans la pièce; parfois il s'arrêtait, jetait un regard douloureux sur sa fille, puis il poussait un soupir, baissait la tête et reprenait sa marche saccadée.

Doña Juana de Bartas, beaucoup plus jeune que son mari, car elle atteignait à peine la quarantaine, conservait encore les restes d'une beauté qui quinze ans auparavant, avait dû être sans rivale. Assise au chevet de sa fille, dont elle tenait une des mains dans les siennes, son regard fixé sur le visage de la malade semblait épier chacune de ses souffrances; des larmes coulaient sur ses joues pâlies, sans qu'elle songeât à les essuyer.

Flora de Bartas avait treize ans à peine. En France ou dans n'importe lequel de nos pays du Nord, ce n'eût été qu'une enfant; dans ces contrées équatoriales, où la sève est si puissante, la nature si précoce, c'était une jeune fille.

Elle était grande, admirablement faite; chacune de ses formes était dessinée avec une perfection exquise; jamais le Titien, les Carrache, le divin Anzio lui-même, n'ont rêvé pour leurs madones un modèle aussi parfait. C'était la femme tout entière, avec ses lignes un peu heurtées, sévères et légères à la fois, droites, et cependant brisées, s'harmoniant pourtant pour compléter un tout presque idéal, diaphane pour ainsi dire, et d'une perfection telle que Dieu seul pouvait le concevoir et l'exécuter. On aurait dit un de ses anges oubliés sur la terre et qui se souviennent encore des ailes qu'ils ont laissées au ciel. Ses yeux alanguis par la douleur, demi-clos, se fixaient avec une expression d'affection rêveuse sur ceux de sa mère. Sa bouche, entr'ouverte, gardait les traces d'un dernier sourire.

Un silence de mort régnait dans cette salle.

Tout à coup le tintement lointain d'une cloche résonna deux fois.

—Qu'est-ce cela? murmura don Melchior en tressaillant.

Doña Juana ne fit pas un mouvement, ne leva pas les yeux; tout son être était concentré sur sa fille; hors d'elle, elle ne voyait, n'entendait rien.

Une porte s'entr'ouvrit doucement; une tête brune aux traits énergiques et profondément accentués, passa dans l'entrebâillement.

—Qu'y a-t-il, don Ramón? demanda le planteur.

—Venez, répondit à demi-voix l'homme auquel on avait donné ce nom, et qui était un des majordomes de l'habitation.

Don Melchior posa un baiser sur le front moite de Flora.

—Merci, père, répondit doucement l'enfant d'une voix suave et harmonieuse comme le chant du centzontle, le rossignol mexicain, tandis qu'un charmant sourire s'épanouissait sur ses lèvres pâlies.

Don Melchior quitta la chambre et referma sans bruit la porte derrière lui.

Don Ramón l'attendait dans une grande pièce à côté, servant de salon ou, comme disent les Américains, de parlour.

Don Ramón avait trente-deux ou trente-trois ans à peine; il était né dans la famille de Bartas, pour laquelle il professait un dévouement à toute épreuve. Bien que sa taille fût à peine au-dessus de la moyenne, ses formes trapues, la grosseur de ses membres, sur lesquels saillaient des muscles d'acier, la largeur presque difforme de ses épaules, dénotaient une vigueur extraordinaire; il avait les jambes arquées, comme tous les hommes dont la vie se passe à cheval; il portait suspendu au côté gauche un machette, dont la lame était passée nue dans un anneau de fer; le manche de corne d'un long couteau sortait de l'extrémité supérieure de sa botte droite.

—Qu'y a-t-il, don Ramón? Pourquoi ce double coup de cloche? demanda le planteur.

—Il y a, mi amo, répondit le majordome, que des étrangers demandent l'hospitalité à l'habitation; ils attendent votre réponse à la barrière.

—Pourquoi ne les a-t-on pas introduits aussitôt? Par un temps comme celui-ci, l'hospitalité me serait demandée par mon ennemi le plus cruel, que je ne me reconnaîtrais par le droit de la lui refuser.

—C'est que, mi amo... répondit le majordome avec embarras.

—C'est que... quoi? fît le planteur avec une nuance d'impatience.

—Eh bien, mi amo, ces voyageurs sont des Indiens.

—Qu'importe que ce soient des Indiens? Ne sont-ils pas des hommes? Doivent-ils plus que d'autres rester exposés aux fureurs de l'ouragan?

—C'est vrai, mi amo, vous avez raison; mais l'homme qui vous demande l'hospitalité est un de vos ennemis les plus acharnés, un chef apache; quatre guerriers l'accompagnent; en un mot, c'est le Cœur-Bouillant.

—Le Cœur-Bouillant! murmura le planteur d'une voix profonde.

Puis il reprit au bout d'un instant:

—Que vient-il faire ici? Qu'importe, après tout? Les lois de l'hospitalité ne sauraient être méconnues. Amenez ici le Cœur-Bouillant; faites conduire les quatre guerriers dans le logement des hôtes; que tout ce qu'ils demanderont leur soit donné. N'oubliez pas surtout d'user envers ces hommes, qui sont vos hôtes, de la plus grande courtoisie! Allez! J'attendrai dans cette pièce. Dites à Pedrillo d'apporter les rafraîchissements nécessaires.

Le majordome salua et quitta le parlour.

—Cette visite cache, sans doute, quelque projet hostile, murmura don Melchior dès qu'il fut seul; une trahison, peut-être; cependant le Cœur-Bouillant passe pour un homme loyal. Attendons!

Pedrillo entra en ce moment, portant sur un plateau des rafraîchissements de toutes sortes, liqueurs, fruits, quartiers de venaison, tortillas de maïs, qu'il disposa sur une table. Puis il alluma deux lampes et sortit.

Presque aussitôt la porte se rouvrit, et le majordome parut, précédant le chef apache.

Le planteur fit un signe; don Ramón se retira. Les deux hommes restèrent en présence.

Le Cœur-Bouillant était un homme d'une taille presque gigantesque; il avait plus de six pieds deux pouces anglais; ses formes étaient admirablement modelées et proportionnées; sa peau avait la teinte du bronze florentin; son front était large, découvert; ses yeux grands, noirs, perçants, relevés vers les tempes; son nez légèrement aquilin, ses pommettes saillantes; sa bouche, grande, aux lèvres charnues, d'un rouge vif, était garnie de dents larges, aigües, d'une blancheur de perle; son menton saillant était presque carré; le lobe de ses oreilles tombait presque sur ses épaules: dans un trou percé au milieu étaient passés des plumes et quelques menus objets; sa tête, excepté sur le milieu, était complètement rasée; les cheveux, qu'il conservait d'une longueur extraordinaire, pétris avec une terre rouge mêlée de graisse d'ours qui n'en laissait plus apercevoir la couleur primitive, étaient relevés en forme de chenille de casque sur son front; à droite était fichée une plume d'aigle, à gauche un couteau en bois teint en vert; son visage, peint de quatre couleurs: noir, blanc, bleu et rouge, avait une expression de hauteur, d'audace et de férocité singulières. Un colliers de griffes d'ours gris entourait son cou, au-dessus d'un double Wampum ou collier de verroteries auquel était attaché une médaille d'argent, sur laquelle se trouvait le portrait de Washington; sa poitrine nue portait, dessinés en bleu vif, les nombreux coups ou blessures qu'il avait reçus. Des mitasses ou pantalons, en deux parties, faites en peau de daim à demi-tannée, étaient serrées aux hanches par une large ceinture en cuir fauve, supportant une poire à poudre en corne de bison, un sac à balles, un couteau à scalper, une hache-calumet et, retenu par une chaîne, un iskotchotah ou sifflet de guerre, fait d'un tibia humain.

Les mitasses se perdaient dans des mocassins élégamment brodés et garnis de verroteries de toutes couleurs. Derrière ces mocassins étaient attachées de longues queues de loup, signes honorifiques que les grands braves seuls ont le droit de porter.

Une robe de bison blanc, le poil en dedans et historiée de hiéroglyphes de toutes sortes, était négligemment jetée sur son épaule gauche; une longue aigrette de plumes de toutes couleurs, attachée à la base de la nuque, retombait par derrière en forme de crinière.

Les bras du chef étaient entourés, au-dessus de la saignée et du poignet, de bracelets d'or et d'argent massifs. Une gibecière en parchemin, nommée sac à la médecine, était passée en bandoulière de son épaule droite à son flanc gauche. Il tenait un long fusil américain de la main droite, un fouet à manche court de la main gauche, et un éventail, fait d'une seule aile d'aigle, pendant au poignet de la même main.

Ainsi vêtu, le regard fier, la démarche imposante, ce chef apache, âgé de trente ans à peine, avait en lui quelque chose de redoutable et qui imprimait le respect.

En pénétrant dans le parlour, le chef plaça son fusil, son fouet et son éventail sur un meuble, puis il étendit le bras vers le planteur, la main ouverte et la paume en dehors, en s'inclinant avec courtoisie.

—Mon frère, le Cœur-Bouillant, voyageait avec ses jeunes hommes lorsqu'il a été surpris par l'orage; je le remercie de s'être souvenu que la hutte d'un ami était proche et d'être venu y frapper, dit le planteur.

—Mon père, la Tête-Blanche est un sage, répondit le sachem d'une voix gutturale. Beaucoup d'hivers ont neigé sur sa tête; il sait que le Cœur-Bouillant est son ennemi, et cependant il lui a ouvert la porte de sa demeure. Le Cœur-Bouillant dit merci; il se souviendra.

—Asseyez-vous et rafraîchissez-vous, sachem; voici à boire, voici à manger; l'hospitalité a des droits imprescriptibles: il y a trêve entre nous.

—Le Cœur-Bouillant n'a point la langue fourchue; les paroles que souffle sa poitrine sont franches et loyales. Il essaiera de reconnaître l'hospitalité de la Tête-Blanche. La trêve existera entre eux tout le temps que le même toit les abritera. Mais avant de quitter la demeure de la Tête-Blanche, le sachem apache laissera tomber derrière lui les flèches sanglantes enveloppées d'une peau de cascabelle.

—Je suis, vous le savez, chef, prêt à la guerre comme à la paix; vous prétendez, sans raison, que le territoire que j'occupe vous appartient; vous voulez la guerre; soit, je l'accepte; je saurai défendre ma propriété; mais, quant à présent, je ne me souviens que d'une chose: c'est que vous êtes mon hôte. Asseyez-vous, et mangez.

—Mon père a bien parlé; j'accepte son offre aussi franchement qu'elle m'est faite.

Les deux hommes s'assirent alors en face l'un de l'autre et attaquèrent les plats posés devant eux. Le chef mangeait parce qu'il avait faim, le planteur parce que la politesse le lui ordonnait.

Les Apaches sont grands mangeurs et surtout grands buveurs. Cependant le sachem mangeait, non gloutonnement comme le font généralement les Peaux-Rouges, mais avec une certaine retenue.

—J'espère, dit le sachem, que le Wacondah continue à protéger la famille de mon père. C'est un homme juste; la protection du Grand Esprit doit s'étendre sur lui.

—Hélas! murmura tristement le planteur, mon frère a pénétré à une mauvaise heure dans ma maison: un grand chagrin nous accable.

—Que veut dire mon père?

—Si vous voyez des larmes dans mes yeux, chef, c'est que mon enfant chéri, ma fille bien-aimée, va mourir.

—Mourir! la fleur de Súchil, la Gazelle de la savane! Que me dit donc là mon père? s'écria le sachem avec une expression de tristesse véritable.

—Je ne vous dis que la vérité, chef; la pauvre enfant va mourir.

—Mais comment cela lui est-il arrivé? Comment ce mal lui est-il venu?

—Bien fatalement, chef. Ce matin, la pauvre enfant était gaie, joyeuse, souriante; elle jouait et gambadait dans le jardin comme un jeune faon; soudain, elle poussa un cri déchirant et s'évanouit: elle avait été piquée à la cheville par une víbora-ciega.

—Ah! fit le chef d'un air rêveur. Quel remède avez-vous fait?

—La piqûre a été débridée par une forte incision cruciale; j'ai sucé le sang et j'ai recouvert la plaie avec un cataplasme de feuilles de huaco pilées dans un mortier, et dont le suc avait été d'abord exprimé sur la plaie vive.

—Mon père a bien agi. Qu'a-t-il fait ensuite?

—Rien.

—Depuis combien de temps la jeune fille pâle a-t-elle été piquée par la víbora-ciega?

—Depuis six heures environ, chef.

—Et depuis ce temps, comment est-elle?

—Elle ne souffre aucune douleur; mais elle est dans un état complet d'anéantissement et en proie à une somnolence invincible.

Le chef demeura pendant quelques instants plongé dans de profondes méditations; puis il redressa la tête, et regardant fixement le planteur.

—Que mon père me conduise à l'instant même auprès de la Gazelle, dit-il; les guerriers Peaux-Rouges sont aimés du Wacondah; ils possèdent des secrets que les visages pâles ignorent.

—Eh quoi! Vous voulez, chef? dit le planteur avec hésitation.

—C'est un ami qui parle; que la Tête-Blanche prenne garde; peut-être y va-t-il de la vie de sa fille.

—Oh! Venez, venez, chef! s'écria don Melchior en se levant précipitamment.

Ils entrèrent dans la chambre à coucher; rien n'était changé: la jeune fille était toujours pâle, immobile, les yeux demi-clos; la mère continuait à pleurer, silencieuse et désolée, comme la Niobé antique.

Le sachem considéra un instant ce touchant tableau avec émotion, puis un sourire pâle éclaira son visage. Il ouvrit sa gibecière, en retira deux pierres ressemblant à s'y méprendre à des cailloux nommés en France pierres à fusil; il les frotta vigoureusement pendant quelques minutes l'une contre l'autre; puis, se penchant vivement vers la jeune fille, il lui en plaça une sous les narines et l'autre devant la bouche.

L'anxiété de don Melchior et de doña Juana était inexprimable. Ils se tenaient immobiles, osant à peine respirer, les mains jointes et les yeux levés au ciel.

Tout à coup un frémissement convulsif agita tout le corps de la malade une rougeur fébrile envahit son visage; elle tressaillit à deux ou trois reprises, et, se redressant sur son séant comme frappée d'un choc électrique, elle joignit les mains et s'écria avec une expression de bonheur ineffable:

—Mon Dieu, soyez béni! Je ne mourrai pas; mon père, ma mère, je vous suis rendue!

Elle était sauvée.

—Chef, s'écria don Melchior avec effusion, chef, vous m'avez rendu mon enfant!

—Oh! Soyez béni, vous à qui je dois ma fille, dit doña Juana avec âme.

Le Cœur-Bouillant sourit.

—Remerciez le Wacondah. C'est lui seul qui a permis que je m'acquitte de la généreuse hospitalité que vous m'avez accordée, dit-il.


V

Quel fut l'entretien de deux anciens ennemis.

Les premiers instants furent tous donnés à la joie causée par la résurrection miraculeuse de la jeune fille, qui avait été littéralement rappelée des portes du tombeau à la vie par le chef apache.

La jeune fille, s'arrachant un instant aux embrassements affolés de sa mère, saisit avec effusion, entre ses deux mains mignonnes, la main calleuse et nerveuse du sachem, et lui dit avec une expression de reconnaissance impossible à rendre:

—Le Cœur-Bouillant est le premier sachem de sa tribu; il a sauvé la vie de Flora, qu'il nomme la Gazelle blanche des savanes; il est maintenant le frère de celle qu'il a rendue à la vie; le sachem ne veut-il pas embrasser sa sœur?

Le Cœur-Bouillant, malgré cette impassibilité de commande dont les Indiens se font une gloire, ne put réprimer l'émotion qu'il éprouvait; il la laissa éclater sur son visage.

Il se pencha sur la jeune fille, imprima un respectueux baiser sur son front, puis il se redressa, enleva un des bracelets d'or qui cerclaient son poignet, et, le présentant à la jeune fille:

—La Gazelle blanche est la sœur d'un chef, dit-il. Que nul ne l'attaque, car il saura la défendre. Que ma sœur garde le bracelet; il sera un signe entre elle et le Cœur-Bouillant; si quelque jour un ennemi attaque ma sœur, le Cœur-Bouillant viendra.

L'enfant détacha un collier de perles qu'elle portait au cou, et le présentant au guerrier:

—Frère, lui dit-elle, voici le signe de votre sœur.

—Vous n'avez ici que des amis, chef, lui dit doucement doña Juana.

—Pourrait-il en être autrement? répondit le chef avec courtoisie.

Il s'inclina alors et sortit de la chambre à coucher, suivi par don Melchior.

Avec son instinct inné des convenances, le sachem avait compris que la mère et la fille devaient rester seules, pour se livrer sans contrainte à leurs épanchements.

Dès qu'ils furent de retour dans le parlour, les deux hommes reprirent place en face l'un de l'autre. Il y eut entre eux quelques minutes de silence. Ce silence, ce fut le planteur qui le rompit:

—Écoutez, chef, dit-il à son hôte en remplissant son verre et le sien; ce qui s'est passé tout à l'heure entre nous a, vous le comprenez, complètement modifié nos positions respectives. La guerre n'est plus possible entre nous; j'ai contracté envers vous une dette de reconnaissance qu'il est de mon devoir d'acquitter. Je ne puis ni ne veux discuter ici les droits plus ou moins réels que vous prétendez avoir sur le territoire que j'occupe. Ces droits, je les admets maintenant, je les reconnais pour bons. Écoutez bien mes paroles, chef, afin qu'il n'existe plus à l'avenir aucun malentendu entre nous.

—Les paroles de mon père sont douces à mon oreille; qu'il parle; les oreilles d'un chef sont ouvertes.

En prononçant ces mots, il retira son calumet de sa ceinture, le bourra de moriché ou tabac sacré, l'alluma et commença à fumer gravement, preuve évidente des bonnes intentions qui l'animaient, car, s'il en eût été autrement, jamais il n'aurait consenti à fumer en présence d'un ennemi.

—J'ignore quelle peut être la valeur de ces terrains, reprit le planteur; fixez-la vous-même, chef; quel que soit le prix que vous fixiez, je vous engage ma parole d'honnête homme et de chrétien que ce prix je vous le donnerai, dussé-je, pour compléter la somme, demeurer aussi pauvre qu'un Indien chassé de sa tribu.

Il y eut une courte pause.

Enfin le chef releva la tête, et, prenant la parole à son tour:

—Mon père n'a-t-il rien à ajouter? demanda-t-il.

—Si, reprit vivement le planteur; j'ai à ajouter, chef, qu'après vous avoir compté cette somme je ne me reconnaîtrai pas encore libre envers vous. Un père ne s'acquitte jamais envers l'homme qui lui a rendu son enfant, sinon en demeurant pendant sa vie entière son ami dévoué, son père. Pour cette fois, chef, c'est bien tout ce que j'avais à vous dire.

Le sachem s'inclina gracieusement.

—Mon père a bien parlé, dit-il; les paroles que souffle sa poitrine sont nobles et belles; il ne reste maintenant aucune peau sur son cœur; le nuage qui s'étendait entre lui et le sachem a été emporté par le dernier souffle de l'ouragan, qui déjà s'enfuit dans d'autres régions lointaines. Le Cœur-Bouillant est le frère de la Gazelle; un frère ne dépouille pas sa sœur. Ce qu'il m'était permis d'exiger lorsque je n'étais qu'un étranger pour mon père, je n'ai plus le droit d'y prétendre maintenant que je fais partie de sa famille: la Tête-Blanche ne me doit rien.

—Un si noble langage ne m'étonne pas de votre part, sachem; depuis longtemps je vous connais; j'ai pu apprécier ce qu'il y a de grandeur dans votre caractère. Je ne vous dois rien, dites-vous, soit! Je ne vous ferai pas l'injure de discuter avec vous cette question; seulement, maintenant que vous m'avez dit quelles sont vos intentions, je vous ferai, moi, connaître les miennes; entre nous désormais toute question d'amour-propre doit être mise de côté: vous êtes le frère de ma fille; donc, et ceci est la conséquence de vos paroles, je suis, ou du moins je dois être pour vous un père adoptif. Si un père ne doit rien à ses enfants, il lui est permis, en revanche, sans qu'ils puissent s'y opposer, de leur faire des cadeaux.

—Mon père est le maître; tout cadeau fait par lui sera le bienvenu, et accepté avec reconnaissance par le sachem.

—J'ai ici plusieurs choses qui me sont inutiles, et seront d'une grande utilité à mon fils. Voici ce que le sachem emportera, et, je le répète, ce n'est rien en comparaison de ce que plus tard j'espère être à même de lui donner: cent cinquante fusils pour armer ses jeunes hommes; trente douzaines de couteaux à scalper; deux cents livres de poudre; cent livres de plomb pour faire des balles; quatre-vingts couvertures en laine. Mon fils fera charger ces objets par les jeunes hommes qui l'accompagnent sur des mules que je lui prêterai; il retournera dans sa tribu, et dira aux guerriers de sa nation que tous les visages pâles n'ont pas la langue fourchue, qu'ils savent être reconnaissants des services qui leur sont rendus.

—Mon père fera cela pour le Cœur-Bouillant? s'écria l'Apache avec un frémissement de joie.

—Enfant, murmura le planteur avec un sourire, n'ai-je pas promis?

Il frappa sur un gong.

Au bout d'un instant Pedrillo parut.

—Le majordome, dit don Melchior.

Presque aussitôt don Ramón se présenta.

Le planteur répéta mot pour mot au majordome les paroles qu'il avait dites au sachem, puis il termina en disant:

—Que tous ces objets soient immédiatement retirés des magasins et mis à la disposition de mon fils, le Cœur-Bouillant. Lorsqu'il lui plaira de quitter la demeure de son père, douze mules de charge lui seront prêtées pour conduire ces marchandises à son village. Maintenant, allez; que les ordres que je vous donne soient exécutés sans retard.

Le Cœur-Bouillant arrêta d'un geste don Ramón.

—Mon fils demande autre chose? lui dit don Melchior.

—Une seule, mon père.

—Que mon fils parle; quelle qu'elle soit, cette chose lui est d'avance accordée.

—Que mon père regarde: le ciel est d'un azur profond; il est plaqué d'un semis d'étoiles brillantes; la lune nage dans l'éther; l'ouragan a fui loin de nous. Les guerriers apaches ne sont pas des femmes qui craignent les pâles fantômes des nuits, ils voyagent aussi bien sur leurs chevaux indomptés à la blonde et rêveuse clarté qui tombe des étoiles qu'aux rayons brûlants et resplendissants du soleil. Si mon père le permet, le Cœur-Bouillant n'abusera point plus longtemps de son hospitalité; dans une heure il quittera l'habitation de son père. Que la Tête-Blanche donne donc l'ordre à son serviteur de faire charger les mules; que tout soit prêt pour le départ.

—Eh quoi, mon fils, vous voulez déjà partir?

—Je le désire répondit le sachem en posant l'index de sa main droite sur sa bouche.

—Soit, reprit don Melchior; ma porte est ouverte pour entrer comme pour sortir; mon fils est libre de partir quand cela lui plaira.

—Je partirai dans une heure.

—Vous entendez, don Ramón, que tout soit prêt; allez!

—Vos ordres seront exécutés, mi amo, répondit le majordome en s'inclinant respectueusement.

Puis il sortit.

—Je n'ai pas insisté pour vous retenir, reprit don Melchior, parce que j'ai compris, au signe que vous m'avez fait, que vous avez de sérieuses raisons pour presser votre départ.

—Mon père est sage; le Cœur-Bouillant lui donnera l'explication de sa conduite. La tribu des Sioux-Bisons est l'ennemie de mon père.

—C'est vrai, chef; je ne sais quelle fatalité attache après moi; mais, malgré tous mes efforts, il m'est impossible de vivre en bonne intelligence avec mes voisins Peaux-Rouges. Dieu sait, cependant, quelles concessions je leur ai faites pour qu'ils soient mes amis.

—Justice doit être rendue à mon père. Les Sioux-Bisons ont tort; mais mon père est riche en troupeaux, en couvertures, en armes; les Peaux-Rouges manquent de tout cela; ils en ont besoin. L'Oiseau-Noir, le sachem des Sioux-Bisons, est un grand brave; il est ambitieux; il déteste les visages pâles.

—J'ai souvent eu maille à partir avec l'Oiseau-Noir; je le connais, mon fils.

—J'enlèverai la peau de mon cœur pour parler à mon père; ma langue sera droite; les paroles que soufflera ma poitrine seront claires et loyales. Malgré les anciens dissentiments qui existaient entre mon père et moi, je n'en serais peut-être jamais venu à une rupture complète avec lui sans les suggestions et les insinuations de l'Oiseau-Noir. C'est lui qui m'a poussé, à déterrer la hache contre mon père et à tenter la démarche que j'ai faite aujourd'hui. Une alliance était presque conclue entre; l'Oiseau-Noir et moi. Cette nuit même, après le coucher de la lune, je devais assister, avec les principaux chefs de ma tribu, à un grand Conseil-médecine, où toutes les conditions de cette alliance auraient été débattues et finalement ratifiées. Je me rendrai cette nuit à ce Conseil-médecine; mais, après ce qui s'est passé entre mon père et moi, les conditions seront tout autres. Donc, que mon père fasse bien attention à ce qu'il va entendre.

—Je vous écoute, chef. Soyez tranquille, je ne perds pas une seule de vos paroles.

—Mon père a raison, car ce que j'ai à lui dire est de la plus haute importance. L'Oiseau-Noir se propose d'attaquer à improviste et de surprendre, s'il est possible, l'habitation de l'Étang-aux-Coyotes La tribu de l'Oiseau-Noir est nombreuse; elle compte plus de cinq cents guerriers, qui tous sont de grands braves, et dont la plupart sont armés d'erupahs—fusils—dont ils savent très bien se servir. Avec la tribu des Apaches-Antilopes, le nombre de ces guerriers serait monté à plus de mille; mais le Cœur-Bouillant ne joindra plus maintenant son totem à celui de l'Oiseau-Noir; il est rallié de mon père la Tête-Blanche; ses guerriers défendront les visages pâles.

—Je vous remercie, chef; j'ai reçu, il y a huit jours déjà, les flèches sanglantes de l'Oiseau-Noir; malheureusement, j'ignore quand je serai attaqué.

—Je ne puis renseigner positivement mon père à ce sujet; j'ignore moi-même le jour fixé par l'Oiseau-Noir pour franchir la frontière; seulement, ce que je puis affirmer à mon père, c'est que s'il n'est pas attaqué cette nuit, ce qui, à cause du Conseil-médecine, n'est pas probable, il le sera demain ou au plus tard la nuit prochaine. Que mon père se prépare donc à résister à ses ennemis, car l'Oiseau-Noir a fait serment sur le Wacondah de ne laisser que des ruines informes de l'habitation de la Tête-Blanche.

—Ces renseignements sont précieux; je remercie mon fils de me les avoir donnés; je ferai de mon mieux à la tête de mes serviteurs. Dieu, je l'espère, me viendra en aide.

—Mon père ne compte-t-il donc sur aucun autre secours?

—Hélas! mon fils, reprit le planteur en hochant tristement la tête, je suis trop isolé pour espérer que qui que ce soit puisse me venir en aide.

—Mon père se trompe, dit le sachem avec force.

—Moi! comment cela, mon fils? Ignorez-vous donc que je suis seul sur cette frontière? qu'à plus de vingt lieues à la ronde il n'y a pas un seul homme de ma couleur?

—Mon père se trompe, reprit le chef avec un redoublement d'énergie. Mon père a-t-il déjà oublié que le Cœur-Bouillant est son fils? Si le chef veut partir aussi promptement, renoncer à la généreuse hospitalité de la Tête-Blanche, c'est qu'il lui faut rejoindre au plus vite les guerriers de sa tribu, afin de frapper de la hache l'arbre de la guerre, et revenir avec la rapidité d'un vol de vautour au secours de mon père.

—Ah! s'écria le vieillard avec émotion, je pressentais qu'il en serait ainsi; mon cœur ne m'avait pas trompé; je vous remercie, chef, vous êtes une vaillante et loyale nature.

—Pourquoi me remercier? reprit le sachem avec simplicité; je ne fais que mon devoir. Un service engage autant celui qui le rend que celui qui le reçoit. Maintenant, je suis engagé envers vous. Si je ne vous secourais pas dans le danger qui vous menace, je commettrais une mauvaise action; d'ailleurs, ajouta-t-il avec un sourire d'une douceur extrême, je ne veux pas qu'il arrive malheur à ma sœur la Gazelle blanche des savanes. Que mon père assemble donc ses serviteurs, qu'il veille bien attentivement; il ne tardera pas à voir arriver et se ranger près de lui les Apaches-Antilopes.

En ce moment la porte s'ouvrit.

Flora, la charmante enfant, pâle encore, mais déjà souriante, parut sur le seuil, soutenue par sa mère.

—J'ai entendu vos paroles, mon frère, dit-elle de sa voix harmonieuse; je n'ai pas voulu vous laisser partir de la demeure de mon père sans vous dire encore une fois merci. Vous êtes bon, chef; je vous confonds dans mon cœur dans la même amitié que j'éprouve pour mon autre frère Cardenio.

—Cardenio! s'écria don Melchior en se frappant le front; je l'avais oublié. Où est-il?

—Hélas! père chéri, répondit tristement la jeune fille, le pauvre cher mignon, en me voyant si terriblement malade, s'est lancé, fou de douleur, au milieu du tourbillon de l'ouragan qui faisait rage autour de lui, pour chercher des secours à Castroville, et amener ici le bon abbé Miguel.

—Mon Dieu! Que lui sera-t-il arrivé, seul dans la savane, au milieu de cette tempête horrible? Oh! me faut-il donc trembler maintenant pour mon autre enfant?

Et il laissa tomber avec désespoir sa tête dans ses mains.

Le chef apache s'était levé.

—Que mon père dise un mot, s'écria-t-il; le Cœur-Bouillant se mettra avec ses guerriers à la recherche de son frère Cardenio.

—Non, chef, dit la charmante enfant, avec un sourire de reconnaissance; ce serait vous engager inutilement dans de grands périls. Réservez-vous pour l'attaque dont nous sommes menacés; alors vous nous serez d'un grand secours; mais cette nuit, il suffira que mon père donne l'ordre à don Ramón et à quelques-uns de ses serviteurs de monter à cheval et de se répandre, armés de torches, dans la campagne; je ne doute pas que bientôt ils réussissent à retrouver mon frère, et à le ramener sain et sauf à l'habitation.

—Oui, c'est cela, s'écria don Melchior en se levant précipitamment; merci, mignonne, de ce que tu as dit: je vais à l'instant donner l'ordre à don Ramón.

—Je sors avec vous, mon père, dit le Cœur-Bouillant; l'heure de mon départ est venue.

—Vous reviendrez bientôt, n'est-ce pas, mon frère? lui demanda la jeune fille.

—Avant vingt-quatre heures je serai de retour, ma sœur.

Il s'approcha alors des deux dames, les salua avec courtoisie, et après avoir respectueusement baisé les mains qu'elles lui tendaient:

—Que le Wacondah veille sur vous! dit-il de sa voix pénétrante; qu'il vous protège pendant l'absence du Cœur-Bouillant. Au revoir! Le chef apache vous aime; il ne vous oubliera pas.

Après avoir prononcé ces paroles, il s'inclina une dernière fois, reprit ses armes qu'il avait, en arrivant, déposées sur un meuble, et sortit précédé de don Melchior.

Le sachem avait dit vrai: l'orage avait complètement balayé le ciel, la nuit était magnifique; l'atmosphère, d'une transparence inouïe, permettait de distinguer les objets à une grande distance; la lune, pâle et triste, déversait à profusion ses froids rayons sur les divers accidents du paysage qu'elle teintait de nuances fantastiques; d'acres senteurs s'élevaient de la terre et embaumaient l'air; un frisson mystérieux courait sur le sommet des arbres; tout était calme, reposé dans cette splendide nature, quelques heures auparavant bouleversée par les efforts d'un ouragan furieux.

Douze mules chargées étaient gardées dans la cour par les quatre guerriers du Cœur-Bouillant, déjà à cheval et n'attendant plus que leur sachem pour se mettre en marche.

Le chef prit une dernière fois affectueusement congé de don Melchior, puis il bondit en selle et se mit à la tête de sa troupe.

Sur un signe du planteur, une porte fut ouverte; les mules sortirent de l'habitation, franchirent à gué, la rivière, atteignirent l'autre bord. Bientôt la troupe voyageuse se confondit avec les ténèbres et s'effaça complètement dans la nuit.

Don Melchior appela alors don Ramón, qui était le majordome de l'habitation, don Seguro, le second majordome, résidant, lui, presque toujours au dehors, car il était plus particulièrement chargé du bétail.

Le planteur donna ses ordres à don Ramón en quelques mots.

Un quart d'heure plus tard, une vingtaine de serviteurs de don Melchior quittaient à leur tour l'habitation; armés de torches flamboyantes, ils s'élançaient à fond de train dans la campagne, et s'éparpillaient dans toutes les directions.

Ils allaient à la recherche de Cardenio et de l'abbé Paul-Michel.

De longues heures s'écoulèrent, heures d'angoisses et de désespoir pour le planteur, pendant lesquelles il demeura immobile, debout sur le seuil de la porte, explorant la savane d'un œil anxieux, cherchant, mais vainement, à percer les ténèbres.

Déjà l'aube commençait à rayer l'horizon de larges bandes nacrées; aucun serviteur n'était encore de retour.

Soudain, des lueurs éparses commencèrent à briller au loin comme des étoiles, devenant de plus en plus distinctes et se rapprochant rapidement de l'habitation.

Les serviteurs revenaient.

Avaient-ils retrouvé ceux à la recherche desquels ils s'étaient mis?

L'anxiété de don Melchior redoubla; un voile s'étendit sur ses yeux; il fut sur le point de s'évanouir.

—Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria-t-il avec ferveur en levant les yeux vers le ciel, mon Dieu, rendez-moi mon fils!

En ce moment suprême, il fut contraint de s'appuyer contre le retranchement pour ne pas rouler sur le sol, tant il se sentait faible!


VI

Ce que peut être une course de nuit dans les savanes du Texas.

La distance de Castroville à l'habitation de don Melchior de Bartas était au plus de quatre lieues et demie à cinq lieues, distance qui, en toute autre circonstance que celle où se trouvait le missionnaire et son jeune guide, pouvait facilement être franchie en moins d'une heure et demie, surtout avec de bons chevaux, et ceux de Cardenio étaient excellents.

Mais ici ce n'était pas le cas.

Il était impossible de n'établir aucun calcul approximatif.

L'ouragan, qui, depuis une heure à peine, avait cessé, devait avoir causé des ravages énormes, fait déborder les rivières et les torrents, enlevé les troncs d'arbres servant de pont, effacé tous les vestiges de route.

Il fallait donc marcher lentement et avec précaution à travers des sentiers presque impraticables, en se fiant beaucoup plus à l'instinct des animaux que l'on montait, pour ne pas s'égarer, que sur des connaissances acquises et qui pouvaient être mises en défaut à chaque pas par des accidents imprévus.

Il était près de dix heures du soir lorsque le père Paul-Michel et Cardenio, en croupe duquel était monté Frasquito, quittèrent le presbytère et sortirent de Castroville.

A deux ou trois portées de fusil de la ville, après avoir traversé quelques prairies plus ou moins bien mises en culture par des Indiens civilisés ou «mansos» qui forment le plus clair de la population de Castroville et connaissent à peine les premières et plus grossières notions d'agriculture, s'étend une immense savane appelée la «Leona».

La «Leona», coupée par une foule de ruisseaux dont quelques-uns sont assez larges et assez profonds, dont le cours est généralement très accidenté et forme des méandres infinis, est de plus semée de bois taillis épais, couverte en partie par un immense chaparral, qui est, à juste titre, l'effroi des habitants.

Bien des colons, venus dans ce chaparral pour y ramasser de la «pacane» ou du bois mort, s'étaient égarés et n'avaient point reparu. Quelque temps après, leurs ossements blanchis avaient été trouvés au pied des arbres, auprès de leurs sacs encore pleins.

Les Sioux, les Apaches, les Comanches, les Lipans, les Delawares sillonnaient la Leona dans tous les sens et massacraient sans pitié, avec des raffinements de cruautés inouïs, les malheureux blancs que leur mauvais destin ne jetait que trop souvent sur leur passage.

Nous ne parlons ici que pour mémoire de myriades de serpents horribles, aux morsures mortelles, des jaguars, des panthères et des coyotes qui semblaient y tenir un éternel sanhédrin.

C'était ce lieu de plaisance que nos trois voyageurs devaient traverser dans une partie de sa longueur, au milieu des ténèbres, en suivant en file indienne les courbes interminables d'une route texienne, c'est-à-dire un sentier primitivement tracé par le pied des bêtes fauves, indiqué à peine par des fortes entailles, faites à la hache, sur le tronc des arbres; où parfois, comme il eut été trop long sans doute d'enlever les arbres qui tout d'un coup venaient barrer le passage, on s'était contenté de les couper à un pied du sol, de façon à procurer des cahots sans nombre aux charrettes contraintes de s'engager dans ces effroyables sentiers, et qui souvent faisaient culbuter les chevaux des cavaliers imprudents qui se hasardaient à prendre une allure trop rapide.

Dans les premiers moments de leur voyage, à part quelques accidents sans importance, nos voyageurs se tirèrent assez bien des difficultés qu'ils rencontraient sur leurs pas.

Ils se trouvaient alors en rase campagne; la nuit était claire; la lune leur donnait une lueur suffisante pour se conduire.

Ils atteignirent ainsi une espèce de pont fait de deux pièces de bois à peine équarries, et de branches mal jointes, jeté entre deux monticules qui enserrent un cours d'eau assez large et profond nommé le Buffalo.

Derrière ce pont, qu'ils traversèrent au galop, au risque d'être renversés au fond d'un précipice de cinquante mètres si les chevaux avaient malheureusement butté, commençait la Leona, c'est-à-dire les véritables difficultés du long trajet que les trois hommes avaient à faire.

Cependant, sous la direction de Cardenio, ils s'engagèrent résolument dans le chaparral si funeste à tant d'hommes de leur couleur.

Il régnait sous le couvert une obscurité profonde; on ne pouvait s'y diriger qu'à tâtons, instinctivement, sans être aucunement sûr de la ligne qu'on suivait.

Depuis vingt minutes à peine, ils avaient pénétré dans le chaparral, lorsque tout à coup le cheval de Cardenio eut un frisson de terreur, poussa un hennissement sourd, et s'arcbouta des quatre pieds en couchant les oreilles et en tremblant de tous ses membres.

Le jeune homme, sans autrement s'émouvoir, jeta un long regard autour de lui; alors il aperçut, à vingt-cinq pas à peine en avant, deux lueurs sinistres qui brillaient comme un lugubre phare dans les ténèbres.

Cardenio arma son fusil, qu'il portait en travers sur le devant de la selle, l'épaula, et, après avoir visé pendant deux ou trois secondes, il lâcha la détente.

Un rugissement effroyable se fit entendre: il y eut un bruit terrible de branches froissées et brisées, et ce fut tout.

—La torche! dit Cardenio à Frasquito.

Le sacristain, dont les dents claquaient de terreur, ne se fit pas répéter l'injonction du jeune homme. Une torche fut aussitôt allumée.

Alors il fut possible de reconnaître sur quel gibier avait tiré le chasseur.

Ce n'était rien moins qu'un magnifique jaguar.

Cardenio lui avait, au jugé, envoyé une balle juste entre les deux yeux, et l'avait tué raide sur le coup.

Mais, à la flamme rougeâtre de la torche, les voyageurs découvrirent autre chose encore.

Ils se trouvaient littéralement entourés de bêtes fauves. Il y en avait partout, à droite, à gauche, devant, derrière.

Le missionnaire s'expliqua alors les bruits singuliers et mystérieux que, depuis quelque temps, il entendait dans les broussailles autour de lui.

La situation était critique.

Leurs ennemis étaient des loups rouges ou chacals des prairies, animaux ressemblant assez aux loups d'Europe, mais qui les dépassent de beaucoup en force et surtout en férocité.

Ils pouvaient être environ une quarantaine; mais comme leur nombre allait toujours croissant, il était à craindre qu'avant une demi-heure ils seraient au moins cent cinquante.

Il est vrai que jusqu'à ce moment, ils n'avaient fait aucune démonstration hostile contre les voyageurs, qu'ils s'étaient contentés d'escorter en trottinant à une légère distance d'eux.

Mais cette mansuétude, peu ordinaire chez ces animaux qui, de même que le lion de l'Ecriture, couraient «quaerentes quem dévorent», ou, pour parler plus clairement, étaient à la recherche de leur souper, ne devait point, selon toute probabilité, se prolonger bien longtemps.

Il fallait prendre un parti, mais lequel?

Là était la question.

Les coyotes, effrayés par le bruit du coup de feu, éblouis par la flamme de la torche, hésitaient et semblaient se consulter entre eux; avec cet instinct inné chez les animaux qui ont l'habitude de chasser en troupe, ils comprenaient vaguement que la proie qu'ils convoitaient, tout en étant presque à portée de leurs griffes et de leurs crocs acérés, ne serait peut-être pas aussi facile à saisir qu'ils se l'étaient imaginés d'abord.

L'accident malheureux dont le jaguar avait été victime était là comme une preuve à l'appui.

Cependant, l'odeur acre du sang commençait à leur monter aux narines; leurs lèvres se relevaient d'une manière menaçante; ils poussaient quelques hurlements sourds et saccadés qui ne présageaient rien de bon; de plus, ils avaient faim; depuis longtemps le proverbe l'a dit: «Loup affamé n'a pas d'oreilles».

Il n'y avait pas à hésiter.

Au Texas, à l'époque dont nous parlons, tout le monde, qu'il fût prêtre ou citadin, homme ou enfant, marchait armé pour sa défense personnelle. Les voyageurs avaient donc trois coups de feu à leur disposition.

Mais trois coups de feu, ce n'était pas grand-chose en face d'une masse compacte de loups affamés.

—Êtes-vous bon cavalier, padre? demanda le jeune homme.

—Pas beaucoup, répondit le missionnaire; mais ne t'inquiète pas de moi, enfant; ta vie est plus précieuse que la mienne.

—Padre, je ne vous abandonnerai pas; nous mourrons ou nous nous sauverons ensemble. Je ne vous demande qu'une chose: laissez faire votre cheval. Lorsque je donnerai le signal, croisez vos bras autour de son cou, et ne vous occupez de rien.

—Ces instructions sont faciles à suivre, répondit en souriant le prêtre.

—Vous me promettez de faire ce que je vous demande, padre?

—Je vous le promets, oui, mon enfant.

—Alors, vous allez voir, nous allons bien nous amuser, reprit gaiement le jeune homme. Ne tremble donc pas comme cela, Frasquito, poltron!

—Je ne suis pas poltron; seulement j'ai peur, répondit naïvement le sacristain, et je crois qu'il y a de quoi.

—Bah! Tu vas voir; surtout ne me lâche pas!

—Pour ça, il n'y a pas de danger.

Le jeune homme prit deux torches, les alluma, les agita un instant pour aviver la flamme, puis il les jeta une à droite, l'autre à gauche, dans les broussailles, brandit la troisième au-dessus de sa tête, et se penchant sur le col de sa monture:

—Ah! Santiago! cria-t-il; Adelante! Santiago!

A cet appel bien connu de tous les chevaux mexicains, les deux mustangs s'élancèrent à fond de train; ils passèrent, avec la rapidité de deux météores, au milieu des coyotes effarés et épouvantés dont les hurlements de terreur et de colère excitaient encore la vélocité des deux coureurs.

Les chevaux volaient dans l'espace avec une rapidité vertigineuse: fossés, ruisseaux, ravins semblaient fondre sous leurs pas; il y avait quelque chose de saisissant dans l'aspect de cette course affolée au milieu des ténèbres que rayait d'une longue ligne de feu la flamme rougeâtre de la torche tenue par le jeune homme.

—Hurrah! Les morts vont vite!

—Plus vite encore ceux qui veulent vivre.

La course effrénée du cheval, fantastique de la ballade de Burger était dépassée.

On voyait au loin, en arrière, une grande lueur à l'horizon: c'était le chaparral qui brûlait.

Les hurlements des loups éclataient comme des rires de démons, et l'on entendait au loin leurs pas pressés qui se rapprochaient rapidement.

—En avant, en avant! répétait sans cesse le jeune homme.

Et les chevaux, pressés sous l'aiguillon de la terreur redoublaient des efforts déjà prodigieux.

—Je ne puis plus me soutenir: la respiration me manque, les forces m'abandonnent, dit tout à coup le missionnaire.

—Courage, courage! répétait le jeune homme d'une voix stridente.

—Du courage j'en ai, des forces je n'en ai plus.

—Trois minutes encore, au nom du ciel! reprit Cardenio.

Ils venaient de traverser une rivière assez large et gravissaient en ce moment les flancs abrupts d'une colline élevée.

—Halte, et pied à terre! cria vivement le jeune homme.

Le missionnaire se laissa tomber plutôt qu'il ne descendit de son cheval; il était presque évanoui.

On apercevait dans la plaine, au milieu des hautes herbes, une longue tache noire et moutonneuse. C'étaient les loups qui accouraient.

Ils n'étaient plus cinquante, maintenant; ils étaient plus de deux cents.

Sans perdre un instant le jeune homme avait lancé sa «reata» en cuir tressé par dessus la maîtresse branche d'un arbre élevé. Il avait saisi l'extrémité de la «reata» qui était tombée à terre, avait, en un tour de main, formé une chaise avec des nœuds adroitement disposés; puis, dans cette chaise, il avait solidement attaché le missionnaire, qui, inconscient et n'ayant pour ainsi dire plus la perception de ce qui s e passait autour de lui, le laissait machinalement faire.

—Hisse! dit-il à Frasquito.

Le sacristain obéit sans essayer de comprendre; ses dents claquaient comme des castagnettes.

Cardenio, lui, bien qu'un peu pâle, l'œil brillant et la lèvre railleuse, semblait ne rien avoir perdu de son assurance et de son sang-froid.

En un tour de main le missionnaire fut hissé à hauteur de la première branche de l'arbre.

Cardenio, après avoir recommandé à Frasquito de ne pas lâcher la «reata», s'accrocha des pieds, des mains, après les rameaux de lianes nommées «barbes d'Espagnols», qui enlaçaient le tronc énorme de l'arbre gigantesque; en moins d'une minute, il atteignit la branche.

Il saisit alors le missionnaire, le tira doucement à lui au milieu d'un berceau de branches, après lesquelles, pour plus de sûreté, il l'attacha; puis, après l'avoir débarrassé de la «reata», il assujettit solidement celle-ci autour de la branche, et se laissa glisser à terre.

—A ton tour, dit-il à Frasquito.

L'Indien ne se fit pas répéter l'invitation. Il exécuta son ascension avec la rapidité et l'adresse d'un singe.

Pendant ce temps, Cardenio avait enlevé les harnais des chevaux, les avait réunis en paquet, et les avait attachés à l'extrémité de la «reata».

Le jeune homme avait conservé les trois fusils.

Il s'approcha des chevaux, les caressa un instant; puis, leur appliquant une forte claque sur la croupe, il leur cria d'une voix stridente:—Arrea! Arrea! Ah Santiago!

Les animaux firent deux ou trois bonds de joie, et s'élancèrent avec la rapidité de l'éclair.

—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour les sauver, murmura tristement Cardenio; maintenant, que leur instinct les guide!

Ce que nous avons mis tant de temps à raconter s'était exécuté en moins de dix minutes, tant le danger pressant avait décuplé les forces du jeune homme.

Cependant les loups approchaient; ils avaient traversé la rivière et atteignaient presque le pied de la colline.

Cardenio saisit la torche qu'il avait plantée en terre, la fit tournoyer autour de sa tête pour en raviver la flamme, et la lança à toute volée au milieu des loups.

Puis, s'armant des fusils, avec un sang-froid terrible, trois fois il visa, et trois fois un loup, frappé à mort, bondit sur lui-même avec un hurlement d'agonie.

Le jeune homme jeta alors les trois fusils en bandoulière sur son épaule, empoigna à deux mains la «reata», et, en deux secondes, il atteignit la maîtresse branche de l'arbre; puis il retira la «reata» à lui, et enleva les harnais.

—Ah! dit-il avec un soupir de soulagement, je crois que j'ai bien gagné de fumer une cigarette.

Nous sommes ici, à notre grand regret, contraint de donner le plus formel démenti au proverbe qui prétend que les loups ne se mangent pas entre eux.

Les loups, nous avons été maintes fois à même de le constater, ressemblent, en cela du moins, parfaitement aux hommes: ils se dévorent entre eux; et ce qu'il y a de plus affreux, c'est qu'ils le font sans nul scrupule, avec les marques évidentes de la plus grande satisfaction, toujours comme les hommes.

Le loup est essentiellement imitateur. Nous le soupçonnons fort d'avoir suivi, en cette circonstance comme en beaucoup d'autres, l'exemple qui lui a été si souvent donné par l'homme, ce doux et magnifique roi de la création, ainsi que le nomment les philanthropes.

En dévorant à belles dents leurs congénères, les coyotes avaient laissé à Cardenio tout le temps nécessaire pour s'installer commodément dans sa forteresse improvisée.

Il avait habilement profité des quelques minutes de répit que lui avait laissées le lunch pris par ses terribles persécuteurs.

Ainsi qu'il se l'était promis à lui-même, le jeune homme avait consciencieusement fumé sa cigarette; puis, ce devoir accompli, il s'était penché sur le missionnaire.

L'abbé Paul-Michel commençait à se remettre du rude choc qu'il avait reçu; il respirait plus facilement; sa pâleur était moins livide; ses forces revenaient.

—Que s'est-il donc passé? demanda-t-il d'une voix faible. Pardonne-moi, mon enfant; je crois que malgré ma volonté, j'ai perdu connaissance. Comment me trouvai-je sur cet arbre?

—C'est Frasquito et moi, padre, qui vous y avons transporté; et, à moins que les loups n'usent leurs grilles à déraciner ce magnifique mahogany, nous sommes parfaitement en sûreté sur ses branches. Voyez-les en bas, assis sur leur train de derrière, la gueule ouverte et les yeux écarquillés, dit-il gaîment; ils sont, je vous l'assure, tout décontenancés et surtout bien désappointés du tour que nous leur avons joué.

Ces paroles, prononcées avec gaîté, firent une forte impression sur le missionnaire, et lui rendirent presque entièrement sa liberté d'esprit.

En effet, les voyageurs étaient en sûreté, provisoirement du moins; les loups, après avoir parcouru dans tous les sens le sommet de la colline, en cherchant et en furetant, s'étaient partagés en deux troupes, dont l'une avait, après quelques instants d'hésitation, descendu au galop la colline, et s'était lancée sur la piste des chevaux, tandis que l'autre, au contraire, s'était groupée autour de l'arbre, où elle poussait sans interruption d'effrayantes clameurs.

Cependant le missionnaire était en proie à une vive inquiétude; la situation singulière dans laquelle il se trouvait menaçait, en se prolongeant, d'amener des complications assez graves.

En effet, que faire? Que devenir? Isolés, abandonnés, sans vivres, sans espoir de secours, perdus comme une épave au milieu de l'immensité du désert, cette perspective n'avait rien de rassurant.

—Mes enfants, dit le père Michel, remercions Dieu de la grâce qu'il nous a faite de nous préserver de l'atteinte de ces féroces animaux, et de la protection évidente dont il nous a couverts dans une circonstance aussi périlleuse.

Les trois hommes adressèrent alors une prière fervente au Seigneur.

Jamais peut-être accents plus convaincus ne s'échappèrent de poitrines humaines.

—«Aides-toi, le ciel t'aidera», est un des préceptes les plus sages de notre religion, reprit le missionnaire en s'adressant à Cardenio; maintenant, dis-moi, mon enfant, toi dont l'intelligence et le courage nous ont été jusqu'à présent d'un si grand secours, que penses-tu que nous devions faire?

—Padre, répondit le jeune homme, à mon avis rien n'est plus simple. Mon père sait que je suis parti pour Castroville; ma longue absence l'aura sans doute inquiété; déjà, j'en suis certain, à moins d'événements imprévus, des peones ont été envoyés à ma recherche. Avant deux heures d'ici, peut-être moins, nous ne saurions manquer de voir arriver des libérateurs. Peut-être déjà nos chevaux, qui avaient une grande avance sur les loups, ont-ils réussi à gagner la plantation et à faire connaître ainsi le danger dans lequel nous sommes.

—Ainsi, tu crois que l'on est à notre recherche?

—J'en jurerais, mon père.

—Le nom du Seigneur ne doit pas être pris en vain, mon enfant, dit un peu sévèrement le missionnaire.

—Pardonnez-moi, padre; j'ai eu tort.

—Bien; mais en admettant que tu ne te trompes pas, que les serviteurs de ton père parcourent en ce moment la savane, il leur sera, il me semble, bien difficile de nous trouver.

—Pas autant que vous le supposez, padre; voici pourquoi: il nous reste encore deux torches; ces torches, allumées l'une après l'autre, peuvent durer trois heures et demie environ; dans quatre heures, il fera jour. Frasquito prendra les deux torches et montera tout à l'extrémité du mahogany; arrivé là, il allumera une torche et l'élèvera au-dessus de sa tête en l'agitant; la flamme projetée à une grande distance sera certainement aperçue par les peones. Pendant ce temps, comme les munitions ne nous manquent pas, je tirerai, sans cesser un seul instant, sur les loups; le bruit des coups de feu, joint à la lueur de notre phare improvisé et aux clameurs assourdissantes des coyotes, suffira pour nous amener de prompts secours. Que dites-vous de mon idée, padre?

—Je dis qu'elle est très sage, que tu es un garçon d'esprit, et que par conséquent il faut mettre à exécution, le plus tôt possible, ton idée, ainsi que tu l'appelles.

—A l'instant, padre. Tu entends, Frasquito; peux-tu monter là-haut?

—Oh, oui! Cardenio, mon ami, répondit gaîment le sacristain, beaucoup plus facilement que je ne descendrais.

Ce qui avait été convenu fut fait.

Tandis que Frasquito prenait son poste sur la branche la plus élevée du mahogany, Cardenio commençait contre les loups un feu roulant, qui jetait le désordre dans leur troupe, et excitait leur fureur jusqu'au paroxysme de la rage.

Leurs clameurs et leurs hurlements acquirent bientôt une intensité de vacarme réellement assourdissant, qui devait être entendu à une distance considérable.

Au sommet du mahogany, Frasquito, tremblant de peur, agitait sa torche d'une façon désespérée.

Près d'une heure s'écoula ainsi, sans apporter de changement dans la situation de nos trois personnages.

Soudain Cardenio tressaillit, se pencha vers l'abbé Paul-Michel, et étendant le bras vers la savane:

—Regardez, padre, lui dit-il en lui montrant plusieurs lueurs brillantes qui semblaient courir effarées dans les hautes herbes, regardez!

—Eh bien? demanda le missionnaire avec anxiété.

—Voilà le secours que je vous ai promis qui nous arrive.

Presque au même instant un bruit de chevaux, semblable au roulement d'un tonnerre lointain, se fit entendre; plusieurs coups de feu éclatèrent; les loups poussèrent un long hurlement de rage et s'enfuirent dans toutes les directions.

Tout à coup une vingtaine de cavaliers apparurent, agitant des torches au-dessus de leurs têtes, et répétant à l'envi des cris joyeux d'appel.

Cette fois les voyageurs étaient bien réellement sauvés. Ces cavaliers étaient les peones que don Melchior de Bartas avait envoyés à la recherche de son fils.


VII

Quelles mesures furent prises par don Melchior de Bartas afin de recevoir convenablement la visite de l'Oiseau-Noir.

Le jour allait paraître au moment où nos trois voyageurs, après les péripéties beaucoup émouvantes d'un voyage d'à peine quelques lieues, qui cependant n'avait pas duré moins d'une nuit tout entière, arrivaient enfin à la plantation, ramenés en triomphe par leurs libérateurs.

L'entrevue du père et du fils fut des plus émouvantes.

Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre en fondant en larmes, sans pouvoir prononcer une parole, et demeurèrent longtemps embrassés.

—Ma sœur, s'écria enfin le jeune homme, Flora vit-elle encore?

Le planteur tendit en souriant la main au missionnaire.

—Merci d'être venu, señor padre, lui dit-il avec émotion; vous êtes bien réellement un homme de Dieu: rien ne vous arrête dans l'accomplissement de votre mission sacrée. Cette fois, grâces soient rendues au Seigneur, bien que votre saint ministère ne soit pas inutile, vous n'aurez pas à sécher des larmes et à consoler des douleurs. Ma fille vit, elle est sauvée; Dieu a daigné en sa faveur faire un miracle.

—Que le saint nom de Dieu soit béni! dit le prêtre.

—Ma sœur est sauvée! s'écria le jeune homme avec joie. Oh! je vais...

—Arrête, enfant! lui dit son père; la nuit s'achève à peine; ta sœur repose: ne trouble pas son sommeil.

—C'est vrai! murmura le jeune homme; pauvre chère Flora! Mieux vaut qu'elle s'éveille d'elle-même. Alors je l'embrasserai tout à mon aise.

—Vous devez être brisés par l'insomnie et la fatigue, reprit don Melchior. Quelques heures de repos vous sont indispensables; laissez-moi vous conduire moi-même à la chambre des hôtes.

Le missionnaire voulut, par politesse, soulever quelques objections.

—Je n'écouterai rien, reprit vivement le planteur; je ne consentirai à rien vous dire avant que vous n'ayez, par quelques heures de sommeil, réparé vos forces épuisées; vous aussi, jeune homme, suivez-moi, ajouta-t-il en s'adressant à Frasquito.

Le planteur, précédant ses hôtes, les conduisit alors dans une pièce dont il ouvrit la porte, et dans laquelle se trouvaient deux châlits enveloppés de leurs moustiquaires.

—Vous voici chez vous; dormez, reposez-vous; dans quelques heures, señor padre, nous causerons.

—Mais je vous assure, mon cher don Melchior, répondit le missionnaire, que je me sens parfaitement en état de causer avec vous dès à présent.

—Non, mon père, vos yeux se ferment malgré vous; vous êtes pâle, vous ne vous soutenez qu'avec peine; les fatigues et les émotions que vous avez éprouvées ont été au-dessus de vos forces. Rien ne presse, d'ailleurs; reposez-vous donc sans crainte.

—Puisque vous l'exigez, don Melchior, et que, réellement, ainsi que vous me le dites, je ne vous suis d'aucune utilité en ce moment, je n'insisterai pas davantage. Je vous obéis; donc, à bientôt!

Les deux hommes se serrèrent la main, puis le missionnaire entra dans la chambre à coucher avec son sacristain et referma la porte derrière lui.

—Et vous, mon fils, dit le planteur en s'adressant au jeune homme, tout en se dirigeant vers son appartement, est-ce que vous n'allez pas prendre aussi quelques heures de repos?

—Si vous me le permettez, je n'en ferai rien, mon père, répondit Cardenio en souriant. Je n'éprouve aucune fatigue; vous savez qu'il m'est bien souvent arrivé de passer avec vous la nuit en chasse ou en expédition, ce qui ne m'empêchait pas le matin d'être frais et dispos. Je suis jeune et fort; ces fatigues, qui peuvent sembler extrêmes à un homme d'une santé affaiblie par l'abstinence et les privations de toutes sortes, comme le saint curé de Castroville, ne sont rien pour moi. Du reste, mon père, nous sommes à l'époque des grandes moissons; j'ai plusieurs courses importantes à faire dans les défrichements, des ordres à donner à don Seguro pour la rentrée des céréales qui, dès hier, auraient dû être transportées à l'habitation.

Tout en causant ainsi, le père et le fils étaient entrés dans le salon où, quelques heures auparavant, don Melchior avait reçu le Cœur-Bouillant, et s'étaient assis sur des fauteuils à disques.

—Dites-vous vrai, mon fils?

—Certes, mon père, vous savez que je ne mens jamais.

—En effet, Cardenio, dit en souriant don Melchior, vous êtes une nature trop loyale pour que le mensonge souille vos lèvres.

—Je vous demande seulement la permission, mon père, de manger quelques bouchées; je vous avoue que si je n'éprouve ni fatigue, ni envie de dormir, j'ai, en revanche, un furieux appétit; il paraît, ajouta-t-il en riant, que les émotions me creusent l'estomac.

—Il en est toujours ainsi à votre âge, répondit don Melchior sur le même ton; pendant que vous mangerez, mon fils, je vous apprendrai certaines choses qu'il est important que vous sachiez.

Le planteur frappa sur un gong.

Pedrillo parut.

—Servez un déjeuner, dit le planteur, et priez don Ramón de se rendre ici au plus vite.

Dix minutes plus tard, les ordres de don Melchior étaient exécutés, un plantureux déjeuner froid servi, et don Ramón faisait son entrée dans le salon en marchant sur la pointe des pieds.

Non pas que le majordome craignît de faire du bruit: le digne homme n'avait point de ces délicatesses, il ignorait ces raffinements; mais s'il entrait de cette façon excentrique, c'est tout simplement parce qu'il avait attaché à ses talons d'énormes éperons à molettes larges comme des assiettes, à pointes acérées comme des lames de poignards, qui l'empêchaient littéralement de poser le derrière du pied à terre.

—Vous alliez partir, don Ramón? lui demanda le planteur dès qu'il l'aperçut.

—Oui, señor don Melchior; je montais à cheval au moment où votre ordre m'est parvenu.

—Ce n'est pas un ordre, mais une invitation que je vous ai fait transmettre, don Ramón. Je désire que vous déjeuniez avec nous. Vous regagnerez facilement le temps que je vous fais perdre; d'ailleurs, vous partirez avec mon fils; vous faites partie de la famille. J'ai à vous communiquer, ainsi qu'à Cardenio, certaines nouvelles dont il est bon que vous soyez instruit sans retard.

—Je vous remercie, don Melchior; me voici tout à vos ordres, dit-il en s'asseyant en face du planteur. A propos, ajouta-t-il en s'adressant au jeune homme, je vous annonce, don Cardenio, que Pluto et Neptunio sont rentrés à l'habitation quelques instants après vous; les pauvres bêtes étaient effarées, tremblantes et ruisselantes de sueur; je n'ai pas besoin de vous dire que je leur ai, sous mes yeux, fait donner tous les soins nécessaires.

—Je vous remercie, don Ramón, répondit le jeune homme en lui serrant la main; je suis heureux que mes pauvres chevaux aient réussi à échapper à la dent des loups; ce sont de braves bêtes auxquelles je tiens beaucoup.

Le déjeuner commença.

Les trois hommes mangeaient de bon appétit et buvaient à l'avenant.

—Écoutez-moi, dit le planteur.

Alors, sans perdre un coup de dent, don Melchior rapporta dans tous ses détails à son fils et à don Ramón l'entretien qu'il avait eu avec le Cœur-Bouillant, à la suite de la cure miraculeuse que celui-ci avait opérée, et qu'il n'eut garde de raconter à son fils.

—Maintenant, ajouta-t-il, voici où en sont les choses. Que pensez-vous de tout cela? Comme le plus âgé, répondez-moi, vous d'abord, don Ramón.

—Señor don Melchior, dit alors le majordome, vous le savez, soit ici, soit dans les autres parties du Mexique, ma vie s'est écoulée presque tout entière sur la frontière indienne. Je connais les Peaux-Rouges de longue date; ils sont, à mon avis, sans comparaison, comme les mulets de Guadalajara: tout bons ou tout mauvais. Le Cœur-Bouillant, avec lequel j'ai eu souvent maille à partir, n'est pas aussi diable qu'il est noir; c'est un guerrier brave, sage, et surtout d'une grande loyauté. Le service immense qu'il vous a rendu cette nuit même l'a irrévocablement attaché à vous. Ce qu'il vous a dit est vrai ou doit l'être; il n'a aucun intérêt à vous tromper et n'est pas homme à le faire. Ses communications méritent toute notre attention. Quant à l'Oiseau-Noir, je le connais beaucoup aussi; c'est un brave guerrier, très expérimenté, mais il ne regarde jamais son homme en face; il n'a que des paroles mielleuses et ambigües à la bouche; en somme, il est sournois et rusé comme un opossum. De plus, vous savez aussi bien que moi, don Melchior, qu'il cherche, depuis fort longtemps déjà, l'occasion de nous jouer quelques mauvais tours. En résumé, je crois que vous ferez bien de vous méfier de lui.

—Et vous, Cardenio, quel est votre avis? demanda le planteur en se tournant vers son fils.

—Je ne vous répondrai que deux mots, mon père: je partage complètement l'opinion de don Ramón. Autant j'ai de confiance dans l'esprit élevé et la loyauté du Cœur-Bouillant, autant j'éprouve de méfiance pour l'Oiseau-Noir.

—Eh bien! reprit en souriant le planteur, je vous avoue franchement, mes amis, que je suis absolument de votre avis; mais je n'étais pas fâché de connaître le vôtre. Sans que je vous le dise, vous en comprenez les raisons, je n'en doute pas. Maintenant, arrivons à ce qu'il est convenable de faire en cette circonstance, qui est, en réalité, très grave.

—Parlez, mon père, répondit Cardenio; nous vous écoutons respectueusement. Nous nous hâterons d'exécuter les mesures qui vous seront suggérées par votre expérience.

Le planteur offrit des cigares à la ronde.

—Fumez, dit-il en souriant; c'est une espèce de conseil indien que nous allons tenir. Cardenio et don Ramón allumèrent leurs cigares.

—Le Cœur-Bouillant, reprit le planteur, en m'avertissant de me tenir sur mes gardes, m'a textuellement dit que si je n'étais pas attaqué cette nuit, je le serais inévitablement la nuit prochaine. Un avis donné par un tel homme ne doit pas être négligé. Voici ce qu'il convient de faire: tandis que je m'occuperai ici à faire transporter tous les objets précieux dans la tour et à mettre la plantation en état de résister à un coup de main, vous, don Ramón, vous parcourrez la savane avec mon fils, et vous vous occuperez tous deux, sans retard, de faire rentrer à l'habitation non seulement autant de bétail que cela vous sera possible, mais encore tous les peones et vaqueros disséminés sur toute retendue du défrichement. Combien avons-nous d'hommes environ ici, tout compris?

—Nous avons, señor, répondit aussitôt le majordome, cent dix hommes en état de porter les armes.

—C'est assez joli, dit en souriant le planteur; cent hommes braves, dévoués, abrités derrière de bonnes murailles, munis d'armes et de provisions, peuvent opposer une longue résistance. Vous avertirez don Seguro de faire charger toutes les céréales sur des chariots et de les faire conduire ici. Il est inutile que les Peaux-Rouges profitent de nos provisions. Si nous étions assez fous pour abandonner notre moisson dans la savane, ils ne se gêneraient nullement pour s'en emparer. Ainsi, voilà qui est bien convenu. Surtout, faites diligence: il faut que tout soit rentré avant le coucher du soleil; plus tard, Dieu sait ce qui arriverait. D'ailleurs, je crois que nous ne devons conserver aucune inquiétude sur les suites de cette échauffourée. Le Cœur-Bouillant m'a promis le secours de sa tribu, et il n'est pas homme à manquer à une promesse librement faite et à une parole donnée.

—Toute la moisson peut être rentrée vers midi, señor don Melchior; quant au bétail, je ne partage pas votre avis.

—Expliquez-vous, don Ramón; vous êtes un homme de bon conseil, lui dit en souriant le planteur.

—Je crois que la première chose que feront les Indiens, ce sera d'attaquer la plantation.

—Certainement, répondit don Melchior.

—Ils n'arriveront ici, si, comme ils nous en ont menacés, ils arrivent, qu'à une heure assez avancée après le coucher du soleil. En admettant que le Cœur-Bouillant tarde à paraître, nous sommes certains cependant de voir venir sa tribu, si ce n'est deux ou trois heures après nos ennemis, tout au moins au lever du soleil; or, nous pouvons tenir sans désavantage la nuit tout entière, et même beaucoup plus longtemps, contre des ennemis plus redoutables que ne le sauraient être pour nous les Peaux-Rouges.

—Tout ce que vous dites est exact, don Ramón; seulement je ne vois pas bien encore où vous en voulez venir.

—J'ai compris, moi, mon père; le raisonnement de don Ramón me paraît excessivement juste.

—Voyons un peu cela, cher enfant, dit en souriant le planteur; laissez-le parler, don Ramón.

—Mon Dieu, mon père, répondit le jeune homme avec embarras, je vous demande pardon d'avoir ainsi maladroitement interrompu un entretien d'une si haute gravité.

—Du tout, du tout, mon fils; je suis heureux, au contraire, de vous voir prendre intérêt à des questions aussi sérieuses et qui, en réalité, vous touchent autant que moi: parlez donc, je vous écoute.

—Puisque vous m'y autorisez, mon père, je vous obéis. Voici donc, à mon avis ce que don Ramón allait vous dire: le but de l'Oiseau-Noir étant de surprendre notre habitation, afin de l'atteindre, il est évident qu'il concentrera toutes ses forces autour d'elle et qu'avant de songer au pillage, il voudra d'abord s'en emparer, les richesses qu'il convoite plus particulièrement se trouvant réunies ici; quant aux bestiaux, ils n'entrent qu'en seconde ligne et pour une part bien minime dans le butin qu'il se propose de faire. Il est donc inutile, pense don Ramón, et je partage entièrement son avis, de perdre un temps précieux à essayer de rassembler des animaux presque sauvages, disséminés sur une grande étendue de terrain, que l'on ne réussirait qu'avec une peine infinie à conduire dans nos corrals, qui, ici, nous gêneraient beaucoup au cas où, car il faut tout prévoir, le siège se prolongerait.

—Bien, mon fils, voilà parler en homme.

—Le jeune maître a parfaitement rendu ma pensée, dit en s'inclinant don Ramón.

—Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je n'insisterai pas davantage sur ce sujet; laissons les bestiaux où ils sont, ne songeons qu'à défendre la plantation. Maintenant, señores, je ne vous retiens plus; vous pourrez, quand il vous plaira, monter à cheval.

—Cher père, dit Cardenio en se levant, veuillez, je vous prie, m'excuser auprès de ma mère, et bien lui répéter que la crainte de troubler son sommeil et celui de ma chère Flora m'a seule empêché d'aller les embrasser avant de partir.

—Voyez-vous cela, señor? dit une voix douce et pénétrante à l'oreille de Cardenio, tandis que deux mains mignonnes se posaient sur ses yeux: devinez qui, méchant!

—Oh! Ce n'est pas difficile. C'est toi, petite sœur! s'écria joyeusement Cardenio.

—Eh bien, alors, embrasse-moi! Tu as deviné!

Le jeune homme se retourna vivement, saisit sa sœur dans ses bras et l'embrassa de toutes ses forces.

Pendant les derniers mots de la conversation que nous venons de rapporter, la porte de la chambre à coucher s'était ouverte sans bruit, doña Juana et sa fille s'étaient doucement glissées dans le salon, et étaient venues se placer derrière le jeune homme.

La jeune fille était complètement remise de son accident de la veille, sauf qu'elle boitait légèrement à cause de l'incision cruciale que l'on avait été contraint de lui faire; elle était aussi gaie, aussi rose, aussi souriante que de coutume.

Pendant quelques minutes, la mère, la fille et le fils confondirent leurs embrassements; puis le jeune homme, après s'être respectueusement incliné devant son père, se retira et alla rejoindre le majordome, qui, déjà, était en selle.

Cinq minutes plus tard, tous deux quittaient à fond de train l'habitation.

Don Melchior de Bartas était un trop vieux routier des frontières indiennes pour que l'annonce d'une attaque imminente des Peaux-Rouges lui causât la moindre frayeur. Cependant, en homme prudent, il résolut de ne négliger aucune mesure de sûreté, afin de pouvoir, au cas où ses ennemis oseraient se présenter, leur infliger une correction dont ils garderaient un long et cuisant souvenir.

Son premier soin fut d'expédier Pedrillo à Castroville avec une lettre adressée au commandant Edward's Strum, lettre dans laquelle, sans demander de secours à l'officier américain, car il croyait avoir à sa disposition des forces suffisantes, surtout avec l'aide du Cœur-Bouillant, pour résister avec avantage à l'Oiseau-Noir, il l'avertissait de la situation dans laquelle il se trouvait, afin que le commandant expédiât des estafettes sur la frontière pour annoncer aux autres colons que les Peaux-Rouges préparaient une incursion, et qu'ils eussent à se tenir sur leurs gardes.

Don Melchior terminait sa lettre en annonçant au gouverneur que l'abbé Paul-Michel, curé de Castroville, était parvenu, après mille dangers, à atteindre son habitation; que, dans les circonstances présentes, il ne jugeait pas prudent, vu surtout l'état des chemins et le peu de sûreté des routes, de le laisser retourner à Castroville, et que, par conséquent, si son absence se prolongeait de quelques jours, l'on ne conçut aucune inquiétude sur le digne missionnaire.

Aussitôt que Pedrillo fut parti avec cette lettre, don Melchior de Bartas s'occupa, sans perdre un instant, de mettre l'habitation à l'abri d'un coup de main.

Vers dix heures du matin, le père Paul-Michel se leva; il était frais, calme, dispos, complètement reposé.

Après avoir frugalement déjeuné, selon son habitude, en compagnie des dames, le missionnaire, heureux de voir que la jeune fille était complètement guérie, et supposant que sa présence n'était plus nécessaire à la plantation, manifesta le désir de reprendre, à l'instant même, le chemin de Castroville, où, dit-il, il avait donné rendez-vous à une personne qui devait l'attendre à son presbytère.

Mais alors doña Juana et sa charmante fille lui firent confidence de l'attaque projetée contre elles et du danger qui les menaçait.

—N'est-ce pas, padre, dit alors la fillette d'un ton de supplication, n'est-ce pas que vous ne voudrez point nous abandonner dans des circonstances aussi graves?

—Non, certes, chère petite, s'écria vivement le missionnaire, ma place est près de vous dès qu'un danger vous menace.

—Ah! Je le savais bien, moi, s'écria joyeusement Flora.

Elle lui sauta au cou et l'embrassa sans laisser au bon prêtre le temps de se reconnaître.

—Je vous demanderai seulement la permission, reprit-il, d'envoyer un exprès à Castroville, afin de prévenir de l'impossibilité dans laquelle je me trouve d'y retourner aujourd'hui.

—C'est inutile, padre: «tatita» (petit père) a donné les ordres nécessaires à Pedrillo; le brave garçon est parti depuis déjà plus de trois heures; il doit être en train de revenir.

—Allons! fit en souriant doucement le missionnaire, je vois qu'il me faut, bon gré mal gré, me considérer comme étant votre prisonnier.

—Nous tâcherons que vous n'ayez pas trop à vous plaindre de nous, dit doña Juana, pendant le temps que vous serez notre hôte.

Vers midi, les chariots chargés commencèrent à arriver à l'habitation.

A quatre heures du soir, toutes les céréales étaient rentrées et emmagasinées.

Un peu avant cinq heures, les peones et les vaqueros, bien montés et armés jusqu'aux dents, arrivèrent, conduits par Cardenio et les deux majordomes.

L'habitation était maintenant bien réellement une forteresse.

Le planteur attendait l'ennemi avec ce calme de l'homme brave qui sait qu'il peut compter sur les hommes qu'il commande.

Vers sept heures du soir, un peu avant le coucher du soleil, on aperçut deux cavaliers qui se dirigeait à toute bride vers l'habitation.

L'un était Pedrillo, le peon expédié le matin à Castroville par don Melchior; quant au second, l'abbé Paul-Michel reconnut en lui, avec surprise, l'inconnu qui, la veille au soir, s'était présenté à son presbytère en compagnie du commandant Edward's Strum, et lui avait demandé un rendez-vous avec tant d'instances.


VIII

Comment fut surprise l'habitation de don Melchior et ce qui s'ensuivit.

Quelques instants plus tard, Pedrillo et l'étranger mettaient pied à terre dans la cour de l'habitation.

A peine l'inconnu eut-il jeté la bride sur le cou de son cheval, dont un peon s'empara aussitôt, qu'il mit le chapeau à la main, et s'approchant de don Melchior de Bartas, qui, en compagnie de sa femme, de sa fille et de Cardenio, venait à sa rencontre, il le salua avec toutes les marques du plus profond respect et lui dit d'une voix doucement accentuée:

—Veuillez excuser, señor, la liberté que j'ose prendre de me présenter ainsi à vous et de réclamer votre bienveillante hospitalité.

—Soyez le bienvenu dans ma demeure, señor, répondit don Melchior avec une exquise courtoisie. Bien que vous arriviez dans de malheureuses circonstances, veuillez, je vous prie, considérer cette maison comme étant la vôtre; un hôte est l'envoyé de Dieu; il honore la maison sous le toit de laquelle il daigne s'abriter.

—Arrivé depuis quelques jours à peine dans ce pays, caballero, des intérêts fort graves ont nécessité ma présence à Castroville, où certaines affaires, qui me sont personnelles, exigent que j'aie le plus tôt possible un sérieux entretien avec le señor cura don Pablo-Miguel. Ce matin je me trouvais par hasard chez le gouverneur de la ville, lorsque est arrivé le courrier que vous lui avez adressé. J'ai appris alors le danger qui vous menaçait et pour quel motif le señor cura serait probablement contraint de demeurer plus longtemps qu'il ne l'avait supposé absent de la ville. J'ai pensé alors, caballero, pardonnez à ma présomption, que, tout en faisant mes affaires, je pourrais peut-être faire les vôtres, que le bras d'un homme brave, dans les circonstances où vous place le hasard, ne serait peut-être pas à dédaigner pour vous; alors je me suis résolu à braver les convenances, à venir demander ici au señor cura l'entretien que je ne pouvais plus espérer avoir avec lui dans son presbytère, et à me présenter tout franchement à vous.

—Tout en vous remerciant, señor, de votre loyale explication, permettez-moi de vous faire observer qu'elle était complètement inutile, et de vous répéter une fois encore que votre présence ici ne saurait que m'être très agréable et que je m'efforcerai de vous y retenir le plus longtemps possible.

Après s'être incliné une seconde fois, avoir échangé quelques compliments de politesse avec le missionnaire et avec les autres personnes présentes, l'inconnu offrit le bras à doña Juana et la suivit dans l'intérieur de l'habitation.

Don Melchior se tourna alors vers Pedrillo:

—Tu as vu le commandant Edward's Strum? lui demanda-t-il.

—Oui, mi amo, je l'ai vu, répondit le peon.

—Eh bien, que t'a-t-il dit?

—Ah! Voilà, fit l'autre en se grattant la tête.

—Va toujours, reprit don Melchior en souriant. Je connais master Strum; explique-toi sans crainte.

—Eh bien, mi amo, aussitôt qu'il m'a aperçu, master Strum, comme vous l'appelez, il m'a dit: Qu'est-ce que tu viens faire ici, imbécile?

—Cela ne m'étonne pas, fit en souriant le planteur; ensuite?

—Ensuite, je lui ai donné la lettre. Il l'a lue, puis il m'a dit: Qu'est-ce que ça me fait, à moi? Qu'il s'arrange comme il voudra! Est-ce qu'il croit par hasard, ce vieil idiot, que je vais me déranger pour aller à son secours? Je ne sais pas de qui il parlait en disant cela.

—Je le sais, moi; va toujours.

—By God! Hum! Hum! ... (il a l'air très enrhumé, le commandant Strum). Ah, ah! Cet imbécile de curé s'est fourré, lui aussi, dans la bagarre. Qu'ils aillent au diable de compagnie! Hum! Hum! Et toi, décampe, animal, si tu n'as pas autre chose à me dire. Je n'ai pas de temps à perdre avec un oison de ton espèce, hum, hum! Et là-dessus il m'a mis à la porte.

—Je n'attendais pas moins de la courtoisie du commandant Strum, dit en riant le planteur. Et il rentra dans l'habitation.

L'inconnu avait demandé à être conduit dans la chambre qui lui était destinée, afin de remettre un peu d'ordre dans sa toilette froissée et dérangée par la longue course qu'il venait de faire.

Au moment où le planteur pénétrait dans le salon, l'inconnu y rentrait par une autre porte.

On causa pendant quelques instants de choses indifférentes, puis la cloche du souper se fit entendre, et l'on se mit à table.

Les premiers moments d'un repas sont en général silencieux; l'appétit domine assez généralement; chacun mange tout d'abord pour satisfaire les exigences impérieuses de la bête; puis, peu à peu, au fur et à mesure que l'appétit se calme, la conversation sort des banalités, grandit, se généralise, et parfois, mais pas toujours, devient intéressante et même attrayante.

Cette fois, les événements graves qui planaient dans l'air suffisaient, et au-delà, pour animer la conversation et lui donner de l'intérêt.

Les convives étaient au nombre de huit: le planteur, ayant à sa droite l'abbé Paul-Michel, à sa gauche sa fille; en face de lui doña Juana, ayant son fils à sa gauche et l'inconnu à sa droite; puis, comme double anneau soudant les deux, partie de cette chaîne, don Ramón à l'un des bouts de la table et don Seguro à l'autre bout.

Le repas était bien servi et entendu d'une façon irréprochable.

Nous profiterons de quelques instants de répit que nous donne l'achèvement du premier service, pour tracer en quelques lignes le portrait de l'inconnu.

C'était un homme de taille haute, élégante, parfaitement proportionnée, d'un parler doux, courtois, de manières charmantes, raffinées, s'il est permis de se servir de cette expression. Tout en lui respirait non pas l'homme comme il faut ainsi que l'on dirait en France, mais le gentilhomme de race. A peine avait-il vingt-huit ans; ses traits étaient fins, droits; les arêtes en étaient modelées avec une perfection exceptionnelle; son front était large et découvert, son œil vif, son regard clair et magnétique; sa bouche un peu grande, aux lèvres charnues, avait une expression de finesse railleuse indicible; ses mains et ses pieds étaient d'une petitesse qui semblait presque ridicule chez un homme. Voilà quel était cet homme au physique. Quant au moral, jusqu'à présent nous nous abstiendrons d'en parler, et pour cause, puisque, pas plus que le lecteur, nous ne savons qui il est.

Malgré les préoccupations secrètes des convives, le repas fut cependant beaucoup plus gai que l'on n'aurait dû s'y attendre dans de telles circonstances.

La nuit était venue depuis longtemps déjà: il était environ neuf heures du soir. Au dehors, le ciel était pailleté d'étoiles. Bien que la nuit fût sans lune, elle était claire, presque transparente. Les sentinelles veillaient attentivement, postées derrière chaque meurtrière des retranchements. Dans la salle à manger, on riait, on plaisantait et on fumait.

Malgré les assurances du Cœur-Bouillant, la nuit était si calme, le désert plongé dans un silence si profond, que rien ne laissait soupçonner qu'une attaque prochaine dût avoir lieu.

Les dames se levèrent pour se retirer.

Don Ramón et don Seguro s'étaient levés à plusieurs reprises pour aller inspecter les postes, interroger la savane, puis ils étaient revenus d'un air indolent et avaient repris leur place à table, en haussant les épaules, comme des hommes convaincus qu'aucun danger imminent n'existait.

Au moment où la jeune Flora, après avoir embrassé et dit bonsoir à son père et à l'abbé Paul-Michel, s'approchait de son frère Cardenio pour l'embrasser lui aussi, tout à coup une détonation épouvantable se fît entendre, suivie immédiatement par l'horrible cri de guerre des Sioux-Bisons mêlé aux appels désespérés de «Aux armes!» poussé par les peones.

L'habitation était surprise par les Indiens. Les convives se levèrent en tumulte, saisirent leurs armes et s'élancèrent hors de la salle.

Seul, l'abbé ne les suivait pas; il veillait sur les dames, à demi-évanouies de terreur, et qu'il ne parvint qu'à grand-peine à conduire à leur chambre à coucher, où il les remit entre les mains de leurs femmes.

L'habitation était surprise.

Cependant le mal n'était pas aussi grand qu'on aurait pu le supposer d'abord.

Voici ce qui s'était passé:

Les Indiens, avec cette adresse infernale qu'ils possèdent, avaient conçu un plan audacieux, désespéré, qui, avec tout autre homme moins sur ses gardes et moins expérimenté que don Melchior de Bartas, aurait inévitablement réussi.

Tandis que quelques guerriers laissés à la garde des chevaux traversaient la rivière à gué à deux lieues environ de l'habitation, les autres, au moyen de branches sèches fortement liées ensemble par des lianes, avaient construit des radeaux sur lesquels ils avaient placé leurs fusils et leurs munitions de guerre; puis, profitant habilement de l'ombre projetée sur la rivière par l'escarpement de ses rives, ils s'étaient laissé doucement emporter au fil de l'eau et avaient passé ainsi, inaperçus et sans bruit, sous le regard anxieux des sentinelles, qui essayaient vainement de percer les ténèbres épaisses qui les enveloppaient.

Puis, arrivés à un endroit propice pour leur débarquement, ils avaient saisi leurs armes et s'étaient élancés sur la rive, en surgissant de l'eau et bondissant comme une légion de démons du milieu de l'ombre, en poussant leur cri de guerre et en faisant une décharge effroyable.

Malheureusement pour eux, les Sioux-Bisons ignoraient que leur projet d'attaque avait été révélé au planteur par le Cœur-Bouillant, et que don Melchior, mettant à profit l'avis qu'il avait reçu, avait, le jour même, renforcé ses retranchements.

Les Sioux-Bisons, à la vérité, et cet avantage pour eux était immense, avaient réussi à prendre pied sur le terrain même où s'élevait l'habitation. Mais leur position ne laissait pas, malgré cela, que d'être excessivement précaire. Ils se trouvaient sur une plage nue, exposés, sans abri d'aucune sorte, aux coups de leurs adversaires parfaitement cachés derrière leurs remparts.

L'Oiseau-Noir était un chef trop hardi, trop expérimenté, pour ne pas comprendre ce que la situation de ses guerriers avait à la fois d'avantageux et de défavorable. L'audace seule pouvait le sauver du pas difficile dans lequel il s'était jeté.

Sur un signe de lui, ses guerriers s'élancèrent résolument à l'assaut des retranchements.

Les blancs firent vaillamment face à leurs ennemis et opposèrent une vigoureuse résistance.

Cependant, cette résistance ne put être assez efficace pour empêcher les Sioux-Bisons, qui se ruaient tête baissée en avant, de couronner les retranchements.

Encore quelques secondes, les Indiens bondissaient dans la cour et envahissaient l'habitation.

En ce moment une porte secrète s'ouvrit, et l'inconnu, suivi de Cardenio, des deux majordomes et d'une cinquantaine de peones les plus résolus, se glissèrent silencieusement au dehors, tournèrent les Indiens sans être aperçus, puis, au cri de: «En avant!» poussé d'une voix stridente par l'inconnu, ils se précipitèrent tous à la fois sur les Indiens, qu'ils prirent ainsi entre deux feux.

Ceux-ci, qui se croyaient déjà vainqueurs, surpris à leur tour, eurent un moment d'hésitation, dont profitèrent les défenseurs de l'habitation pour les jeter en dehors des retranchements.

Il y eut alors une mêlée effroyable sur le rivage; les Sioux-Bisons ne comprenaient rien à ce secours arrivé si à l'improviste aux colons.

Réunis en masse compacte, ils luttaient désespérément pour faire tête de tous les côtés à la fois, ne pas perdre le terrain qu'ils avaient conquis, ne pas reculer d'un pouce, et, à tout prix, réussir à maintenir leur position; mais leurs efforts étaient vains.

D'autres peones, délivrés de la crainte d'une attaque immédiate, venaient incessamment grossir le nombre des premiers, qui avaient tenté la diversion.

Malgré une héroïque résistance, des prodiges surhumains de valeur, les Indiens, acculés de plus en plus à la rive, furent enfin culbutés dans la rivière, qu'ils se hâtèrent de traverser à la nage, laissant derrière eux une centaine des leurs étendus sans vie au pied des glacis.

Les abords de la place étaient complètement nettoyés, l'habitation dégagée, le coup de main hardi tenté par les Sioux-Bisons définitivement manqué.

Il y eut une trêve de près d'une heure.

Les Sioux-Bisons ne renonçaient pas à l'attaque; mais, repoussés une première fois, ne voulant pas l'être une seconde, ils changeaient de tactique.

Embusqués derrière les buissons et les bouquets d'arbres qui bordaient la rive opposée de la rivière, ils firent soudain pleuvoir une nuée innombrable de flèches enflammées, qu'ils lançaient avec une habileté sans pareille sur les magasins et les ateliers, recouverts en vacois, de l'habitation, tandis qu'une partie d'entre eux entretenait une fusillade bien nourrie avec les défenseurs des retranchements, et que, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, des troupes de cavaliers, car leurs chevaux les avaient rejoints, feignaient de vouloir tenter, de divers côtés à la fois, le passage de la rivière, tenant ainsi constamment leurs adversaires en alerte, sans leur laisser une seconde de répit.

Bientôt plusieurs incendies se déclarèrent sur les ailes de l'habitation.

Une partie des peones fut obligée de quitter les retranchements pour porter secours, aider à sortir les chevaux et les bestiaux des corrals enflammés et les chasser dans la huerta.

Mais le feu, qui trouvait un élément facile dans des bâtiments construits en bois et recouverts en feuilles sèches, se développait avec une rapidité telle que bientôt il fallut renoncer à sauver ces bâtiments et se résoudre avec douleur à faire la part du feu.

Alors un désordre épouvantable se mit dans les défenseurs de l'habitation; la peur s'empara d'eux; ils ne voyaient et n'entendaient plus rien, couraient çà et là à demi-affolés de terreur, poussant des cris de désespoir et jetant leurs armes.

Ce fut en vain que don Melchior, l'inconnu, l'abbé Paul-Michel et Cardenio, qui faisait preuve, comme toujours, en cette circonstance, d'un courage de lion, essayèrent de rappeler à leur devoir des hommes que l'épouvante rendait fous.

Tout à coup les Sioux-Bisons, s'apercevant de la folie furieuse qui s'était emparée des défenseurs de la place, et dociles à la voie de leur chef, s'élancèrent dans la rivière, la traversèrent, puis ils gravirent le glacis et se précipitèrent avec des hurlements de bêtes fauves contre les retranchements.

Ramenés, quoique bien tardivement, à leur devoir, par le danger terrible qui les menaçait, les peones retournaient aux retranchements et entamèrent désespérément une lutte suprême contre leurs terribles ennemis.

Mais il était trop tard; l'effort tenté cette fois par les Sioux-Bisons était irrésistible; le flot des assaillants montait toujours. Rien ne pouvait désormais les arrêter.

En moins de temps qu'il ne nous faut pour l'écrire, les peones furent rejetés en désordre contre l'habitation principale, et les Sioux-Bisons envahirent la cour en poussant des hurlements de joie et de triomphe.

—Au donjon! cria don Melchior d'une voix terrible.

Le vieillard, ayant près de lui son fils, l'inconnu et ses deux majordomes, tint vaillamment tête pendant plus d'un quart d'heure aux Peaux-Rouges, qui se ruaient désespérément sur lui de tous les côtés à la fois, et opposa une digue infranchissable à leurs efforts désespérés.

Puis, lorsqu'il reconnut que tous ses serviteurs, hommes, femmes, enfants, avaient enfin réussi à pénétrer dans le donjon, il se résolut alors, mais alors seulement, à reculer à son tour, mais doucement, pas à pas, sans cesser de combattre; on vit ces cinq hommes, ces cinq Titans, seuls, sans se laisser une seule fois entamer, tenir tête à une foule de Peaux-Rouges que, tout en se retirant, ils contraignaient à reculer devant eux.

Puis, arrivés devant le pont-levis qui fermait l'entrée du donjon, ils échangèrent un regard, bondirent en avant, mirent leurs ennemis en désordre, se rejetèrent aussitôt en arrière et franchirent en courant le pont-levis, qui se redressa immédiatement après leur passage.

Ils étaient en sûreté désormais et pouvaient tenir longtemps derrière les épaisses murailles du donjon, sans craindre d'être forcés ou incendiés.

Mais à quel prix avaient-ils opérés cette retraite miraculeuse?

Don Melchior et son fils étaient sains et saufs, à la vérité, mais les deux majordomes étaient grièvement blessés; l'un d'eux même, don Seguro, ne se soutenait plus qu'avec peine; dès qu'il fut dans le donjon, il s'affaissa, mourant, sur lui-même.

L'inconnu, lui aussi, bien qu'elles ne fussent pas graves, avait reçu plusieurs blessures; la longue épée dont il s'était vaillamment servi pendant le combat était rougie jusqu'à la garde.

C'est que ces trois hommes, comme par un accord tacite de dévouement, s'étaient sans cesse jetés en avant pour faire un rempart de leur corps à l'enfant et au vieillard, s'exposant, avec une abnégation et un courage dignes des héros antiques, à recevoir les coups qui étaient destinés à ceux qu'à tout prix ils voulaient sauvegarder.

Aussitôt que le pont-levis fut levé, la caronade, placée sur la plate-forme, les pierriers et les espingoles braqués aux meurtrières, commencèrent à jouer contre les Peaux-Rouges avec une furie terrible, accompagnés par une fusillade ininterrompue.

Le courage était revenu aux peones depuis qu'ils se savaient en sûreté dans un fort.

Les Sioux-Bisons, excités par leur premier succès, brandissant avec des hurlements féroces les scalps sanglants qu'ils avaient enlevés à leurs victimes agonisantes, voulaient compléter leur victoire en s'emparant de la forteresse dans laquelle les colons s'étaient réfugiés.

L'Oiseau-Noir, qui semblait se multiplier et était partout à la fois, fit immédiatement élever, à portée de pistolet du fort, des retranchements avec les poutres, les chariots et tout ce qu'il put trouver pour abriter ses guerriers contre la grêle de balles qui pleuvait incessamment sur eux et les décimait. Puis, les retranchements construits, les Indiens commencèrent le siège de la forteresse.

Tout à coup une fusillade terrible éclata sur l'autre bord de la rive.

Un horrible cri de guerre se fît entendre, et une foule de cavaliers, surgissant de tous les côtés à la fois du milieu des ténèbres, enveloppèrent les Sioux-Bisons.

C'était le Cœur-Bouillant qui tenait sa promesse et arrivait au secours de ses alliés blancs.

Il y eut une affreuse mêlée, une épouvantable boucherie, puis soudain on entendit un retentissant cri de triomphe.

Le combat était terminé.

Les Sioux-Bisons traversaient la rivière en désordre et s'éparpillaient dans la savane, en proie à une terreur indicible.

Sur l'ordre de don Melchior, le pont-levis fut aussitôt baissé pour livrer passage au Cœur-Bouillant et à ses guerriers.

La joie était grande des deux parts; les remerciements et les félicitations s'échangeaient avec une effusion inexprimable. Blancs et Apaches étaient heureux chacun de ce qu'ils avaient fait; la joie était à son comble.

La première émotion calmée, on se compta, comme après un naufrage les survivants cherchent avec une douloureuse pitié, les cadavres de leurs morts bien-aimés.

Mais alors la joie se changea en désespoir, l'enivrement de la victoire en terreur.

Trois personnes avaient disparu.

Les plus aimées, les plus chéries, les plus respectées de toutes:

Doña Juana, sa fille Flora et le missionnaire.

Ce fut en vain qu'on chercha anxieusement parmi les cadavres; leurs corps ne se retrouvèrent pas.

L'Oiseau-Noir, comme un aigle vaincu, avait, en fuyant, enlevé sa proie dans ses serres!


IX

Comment l'Oiseau-Noir ne tint pas le serment qu'il avait fait à l'abbé Paul-Michel.

Alors que l'incendie était le plus ardent, que les magasins et les ateliers brûlaient, que le désordre se mettait parmi les défenseurs de l'habitation et que les peones, affolés de terreur, couraient en désordre de tous les côtés, en poussant des clameurs lamentables, sans essayer de résister aux Peaux-Rouges, qui escaladaient les retranchements et envahissaient la cour, dans une chambre du principal corps de logis de la maison, une trentaine de femmes étaient réunies, pâles, tremblantes, effarées.

Parmi ces femmes se trouvaient doña Juana de Bartas et sa fille Flora.

Toutes, sentant instinctivement la mort venir, s'attendant à chaque instant à être impitoyablement massacrées par les féroces vainqueurs de leurs frères et de leurs maris, se tenaient agenouillées les mains jointes, pressées comme les brebis épouvantées contre leur pasteur, autour du missionnaire qui, debout, un crucifix de la main gauche, la main droite levée vers le ciel, le front pâle et les yeux brillant d'une résignation, sublime, les exhortait à élever leur âme vers Dieu, à implorer son secours et à mourir en chrétiennes.

Plusieurs de ces femmes tenaient pressées contre leur sein de frêles créatures qu'elles allaitaient encore, qu'elles couvraient de baisers et qu'elles tendaient vers le prêtre, en le suppliant avec désespoir de les sauver.

A un certain moment des cris féroces s'élevèrent au dehors; plusieurs coups de feu retentirent, et l'on entendit les pas pressés d'une foule qui se rapprochait.

Le moment suprême était arrivé.

Tout à coup ces femmes se levèrent, éperdues, en poussant un cri de désespoir et s'enfuirent, effarées, par toutes les issues.

La porte venait de s'ouvrir et, sur le seuil, apparaissaient les Sioux-Bisons, menaçants, terribles, furieux.

En moins de quelques secondes, sauf trois personnes qui n'avaient point fait un mouvement, un geste pour fuir, la chambre était vide. Toutes les autres femmes s'étaient enfuies.

Ces trois personnes étaient: le missionnaire, doña Juana et sa fille.

—O mon père! Mon père! s'écria doña Juana avec désespoir, nous sommes perdus.

—Fuyez, fuyez, señor padre, dit en même temps Flora, ou sans cela les païens vous tueront.

—Ayez confiance en Dieu, mes enfants, dit le

missionnaire d'une voix calme; si je ne puis vous sauver, au moins mourrai-je avec vous!

Les Sioux-Bisons étaient demeurés un instant immobiles sur le seuil de la porte, saisis peut-être malgré eux, d'admiration à la vue du tableau touchant qui s'offrait subitement à leurs yeux.

Mais cet instant d'arrêt n'eut que la durée d'un éclair; ils se précipitèrent tous ensemble dans la chambre, s'élançant vers les deux femmes.

Alors il se passa un fait étrange, incroyable, inouï.

Par un mouvement rapide comme la pensée, le missionnaire s'était brusquement placé devant les deux femmes agenouillées et à demi-évanouies sur le sol; puis, d'un pas ferme, calme, assuré, les regards pleins d'éclairs, le front rayonnant d'une sainte auréole, il avait marché résolument au devant des Peaux-Rouges en leur présentant le crucifix, comme s'il eût à la main l'épée foudroyante de l'ange exterminateur.

Au fur et à mesure qu'il approchait, les barbares, comme fascinés, reculaient lentement, pas à pas, les yeux obstinément fixés sur le crucifix.

Cette scène muette, sublime par sa simplicité même, avait quelque chose d'admirable et de saisissant qui rappelait les anciens jours du christianisme, lorsque les martyrs tombaient dans le cirque en priant pour leurs bourreaux.

Les Sioux-Bisons atteignirent ainsi, toujours en reculant, le seuil de la porte.

Déjà le missionnaire sentait l'espoir rentrer dans son cœur: il remerciait mentalement Dieu du secours qu'il lui avait donné, lorsque tout à coup il se fit une réaction terrible parmi les Peaux-Rouges.

Leurs rangs pressés s'écartèrent brusquement à droite et à gauche, et un homme, la ceinture garnie de scalps sanglants, brandissant au-dessus de sa tête une hache dégoutante de sang, bondit dans la chambre comme un tigre altéré de carnage, en poussant un hurlement furieux ressemblant à un rugissement de bête fauve.

Cet homme était l'Oiseau-Noir.

—Ah! s'écria-t-il avec un rire de démon en apercevant les deux femmes, mes jeunes hommes m'ont conservé la plus précieuse part de butin; je les remercie. Ces femmes sont l'épouse et la fille du chef blanc. Qu'elles soient mes prisonnières. La Tête-Blanche épuisera ses trésors et nous livrera toute son eau de feu, afin que nous lui rendions celles qu'il aime plus que sa vie.

Après avoir prononcé des paroles avec cette emphase théâtrale particulière aux Indiens, le sachem marcha résolument vers les deux femmes, et posant sa main sanglante sur l'épaule nue et frissonnante de doña Juana:

—Que ma sœur me suive, dit-il; elle est la prisonnière d'un chef.

A cet attouchement horrible, doña Juana poussa un cri inarticulé, essaya de prononcer quelques mots, mais son émotion fut trop vive: elle se renversa évanouie en arrière et tomba sur le sol.

Flora s'élança subitement devant sa mère et, joignant les mains avec ferveur, elle s'écria avec désespoir en tombant à ses genoux:

—O chef, chef! Ne tuez pas ma mère!

Un sourire d'une expression hideuse crispa les lèvres minces et serrées du chef.

—Ah! s'écria-t-il avec fureur, si je n'ai pas la louve, je sacrifierai son enfant à ma haine.

—Tuez-moi... tuez-moi... mais épargnez ma mère! répétait la pauvre enfant avec une expression touchante.

—Eh bien, soit! s'écria le farouche sachem en brandissant sa hache autour de sa tête. Vous mourrez toutes deux!

Tout à coup, par un mouvement instinctif, spontané, rapide comme l'éclair, le missionnaire, qui jusque-là avait essayé vainement d'intervenir, quoiqu'il fût sans armes, se précipita sur le chef, lui arracha son tomahawk, et, le renversant du même coup, il lui appuya le genou lourdement sur la poitrine et lui serra la gorge.

Le sachem, saisi à l'improviste, fut terrassé malgré sa vigueur prodigieuse et réduit à l'impuissance avant même d'avoir conscience de ce qui lui arrivait.

—Padre, padre, ne le tuez pas! s'écria Flora d'une voix désolée.

—Ne le tuez pas, padre! ajouta doña Juana, qui reprenait connaissance.

Le cœur de bronze du farouche Indien tressaillit malgré lui dans sa poitrine lorsqu'il entendit ces deux femmes envers lesquelles il s'était montré impitoyable, et qui, elles, imploraient pour lui.

Cependant l'Oiseau-Noir demeura impassible en apparence. Pas un muscle de son visage ne tressaillit; et, regardant fièrement en face le missionnaire:

—Tue-moi, homme sombre, lui dit-il, puisque le génie du mal t'a donné la force de me vaincre!

Le missionnaire sourit avec mélancolie, et, hochant doucement la tête:

—Je ne tuerai pas, dit-il de sa voix sympathique et harmonieuse; le Dieu que je sers et que tu méconnais me défend de verser ton sang. Jure-moi sur le grand esprit, sur le totem de ta nation, que ces femmes seront respectées, traitées avec égard jusqu'à ce qu'elles puissent être échangées; jure-moi de plus que j'aurai le droit de les suivre afin de les protéger, et que nul ne pourra me séparer d'elles.

Il y eut une pause de quelques secondes.

—Et si je fais cela? demanda enfin le sachem.

—Alors, répondit avec simplicité le missionnaire, j'ôterai le genou qui pèse sur ta poitrine, je t'aiderai à te relever, et je te rendrai tes armes.

—Eh bien! Soit. Voyons si tu auras le courage de faire ce que tu dis. Je jure sur le grand esprit et sur le totem de ma nation d'exécuter fidèlement les conditions que tu m'imposes.

A peine avait-il prononcé ces paroles, que le missionnaire s'était redressé, lui tendait la main, l'aidait à se relever, et lui rendait son tomahawk.

Le sachem saisit vivement son arme, poussa un rugissement de joie, et la brandit à plusieurs reprises autour de la tête du missionnaire, qui, le corps fièrement cambré en arrière, le regardait en souriant et lui montrait le crucifix qu'il tenait à la main avec une expression de douceur, de piété et d'admirable résignation.

—C'est bien, fit le chef en abaissant son tomahawk; mon frère, le chef de la prière, est un grand brave, dit-il en s'inclinant devant lui. Quel est donc le génie puissant qui lui donne la force de sourire ainsi dans le péril?

—Mon Dieu, qui peut tout, répondit doucement le missionnaire.

—Même te sauver? fit le sachem avec un ricanement féroce.

—Oui, s'il le veut; et toi-même, il n'y a qu'un instant, en as été la preuve vivante. C'est mon Dieu qui a amolli ton cœur et fait entrer la pitié dans ton âme.

—Ooah! fit l'Indien avec embarras; le visage pâle parle bien: il a deux langues. C'est bon, le sachem tiendra ses promesses. Que mon frère me suive, ainsi que ces deux femmes pâles.

Doña Juana et sa fille s'étaient déjà rangées aux côtés du missionnaire.

—Venez et espérez, leur dit-il; Dieu veille sur vous!

En ce moment un grand mouvement s'opéra parmi les Peaux-Rouges; ils semblaient inquiets et parlaient entre eux avec volubilité.

Sans doute quelque chose de très important se passait au dehors.

Un instant le missionnaire espéra.

Mais tout à coup, sur un geste du sachem, les Sioux-Bisons s'élancèrent, enlevèrent brusquement les deux femmes et lui-même, et, en moins de temps que nous n'en mettons à le raconter, tous trois se trouvèrent placés sur des chevaux, devant des guerriers indiens déjà en selle, enveloppés par un groupe nombreux de cavaliers; puis l'Oiseau-Noir poussa un cri strident, et toute la troupe s'élança à fond de train hors de l'habitation, écartant, brisant, renversant et foulant aux pieds tout ce qui s'opposait à son passage.

Les Sioux-Bisons, surpris par l'attaque imprévue du Cœur-Bouillant, fuyaient vaincus et frémissants, contraints de renoncer à l'immense butin dont ils avaient été si près de s'emparer.

Plusieurs heures s'écoulèrent; les chevaux dévoraient l'espace; le désert s'étendait de tous côtés, profond, désolé, insondable.

Un peu avant le lever du soleil, à un cri strident poussé par le chef, les Indiens firent halte.

Ils se trouvaient alors sur le bord d'une large rivière, dont les eaux jaunâtres et limoneuses roulaient lentement avec de mystérieux murmures.

A leur droite s'élevait une colline assez haute, aux flancs escarpés, dont le sommet était couronné d'arbres gigantesques aux épaisses ramures.

Ce fut au pied même de la colline que les Indiens s'arrêtèrent et établirent leur camp.

Les chevaux, surmenés depuis plusieurs heures, ne se soutenaient plus qu'avec peine; plusieurs même étaient tombés déjà. Les guerriers eux-mêmes se sentaient accablés de fatigue.

Malgré la proximité où ils se trouvaient encore de l'ennemi, le sachem avait été contraint de commander la halte, car la rivière s'étendait comme une infranchissable barrière devant ces cavaliers épuisés.

Quant aux prisonnières, si cette course vertigineuse avait duré une heure encore, elles seraient mortes.

Elles se laissèrent tomber sur l'herbe, pâles, affaissées, inconscientes, presque sans souffle; elles ne vivaient plus que comme dans un horrible cauchemar.

Le missionnaire, lui, comme toutes les natures généreuses qui puisent leur force dans leur cœur, était, malgré son apparente faiblesse, aussi calme et aussi résolu que si rien ne s'était passé.

Il ramassa quelques brassées de feuilles sèches, les couvrit d'une couverture de cheval, étendit sur ce lit improvisé les deux pauvres femmes, qui ne s'aperçurent même pas des soins qu'on leur prodiguait, jeta sur elles une peau de bison, qu'il enleva à un Indien sans que celui-ci essayât de s'y opposer; puis, lorsqu'il se fut assuré que les deux frêles créatures pouvaient reposer sans être exposées à la rosée, il s'agenouilla auprès d'elles et se mit en prières.

La nuit était glaciale; les Indiens, malgré le danger auquel ils s'exposaient, avaient été contraints d'allumer des feux pour réchauffer leurs membres engourdis par le froid.

Cinq des principaux chefs de la tribu, les seuls qui eussent échappé à la défaite et parmi lesquels se trouvait l'Oiseau-Noir, étaient accroupis, sombres et silencieux, fumant tristement leur calumet autour d'un de ces feux.

L'échec subi par l'Oiseau-Noir était terrible; bien que pendant sa fuite précipitée plusieurs guerriers l'eussent rejoint, que, d'instant en instant, il en arrivât d'autres encore, cependant les pertes qu'il avait subies étaient énormes.

De six cents guerriers d'élite dont se composait sa tribu, plus de deux cents étaient restés couchés morts sur les glacis et dans la cours de l'habitation.

Aussi sa douleur était-elle grande, sa fureur au comble.

Les guerriers qui arrivaient incessamment augmentaient encore, par les récits exagérés qu'ils lui faisaient, l'anxiété terrible qui lui serrait le cœur.

Au moment où le soleil se levait, un groupe de cavaliers arriva à fond de train.

Ces guerriers étaient, disaient-ils, serrés de près par des forces considérables. Tout espoir d'échapper aux blancs et à leurs alliés les Apaches était impossible désormais.

Alors une grande fermentation commença à régner dans le camp.

Le pouvoir d'un sachem indien, quoique très étendu, est cependant toujours précaire. Il n'est fort que dans la victoire.

L'Oiseau-Noir fut bientôt en butte aux reproches les plus sanglants et même les plus injustes. Cette expédition, que ses guerriers eux-mêmes l'avaient excité à tenter, ils en faisaient maintenant retomber la responsabilité sur lui seul, et lui reprochaient avec amertume de l'avoir faite.

Soudain une pensée étrange traversa leurs esprits surexcités par la honte et par la colère. Animés sourdement par quelques-uns de leurs prêtres ou sorciers, ils s'imaginèrent que s'ils avaient été vaincus, c'était à cause des maléfices qui avaient changé l'esprit de leur chef et l'avaient empêché de tuer, comme il devait le faire, la femme et la fille de leur ennemi.

Cette accusation portée contre leur chef obtint d'autant plus de créance dans l'esprit des guerriers, que les sorciers, profitant habilement et exploitant à leur profit leur crédulité superstitieuse pour se venger du missionnaire, qu'ils considéraient comme leur ennemi le plus redoutable, les menaçaient des plus horribles malheurs s'ils ne réparaient pas à l'instant la faute commise par l'Oiseau-Noir; en sacrifiant au génie du mal les trois malheureuses et innocentes victimes.

La mort des prisonniers fut donc résolue.

Le danger était grand, le temps pressait.

Pour détourner les malheurs suspendus sur leurs têtes, il n'y avait pas un instant à perdre.

Malgré lui, et frémissant de honte et de colère, le sachem fut contraint d'ordonner les apprêts de leur supplice.

Le missionnaire avait tout entendu. Il éveilla doucement doña Juana et la jeune fille.

Les quelques instants de sommeil qui leur avaient été accordés, en leur rendant une partie de leurs forces, avaient rétabli l'équilibre dans leur esprit, bourrelé par tant d'émotions diverses.

—Mes sœurs, leur dit tristement le missionnaire de sa voix douce et que l'émotion faisait légèrement trembler, notre dernière heure est venue. Votre mort est résolue ainsi que la mienne. Avant une heure, vous serez dans le sein de Dieu. Joignez vos voix à la mienne; prions ensemble pour les bourreaux qui se préparent à vous faire périr dans les plus affreuses tortures.

Les deux femmes se redressèrent aussitôt, pâles, mais calmes et presque souriantes.

La certitude de la mort, en dirigeant complètement leurs pensées vers Dieu, avait chassé toute crainte de leur esprit et leur avait donné un indomptable courage. Leur organisation nerveuse, essentiellement impressionnable, surexcitée à l'excès, avait rempli leur âme de cette foi et de cette abnégation qui toujours a fait les martyrs et qui dans toutes les circonstances critiques, donne une si grande supériorité à la femme sur l'homme. La femme, si faible, si craintive dans les situations communes de la vie, devient d'une énergie indomptable dans les circonstances décisives.

Cependant trois poteaux avaient été plantés en terre, d'immenses bûchers de bois mort amoncelés autour de ces poteaux. Tout était prêt pour le supplice.

L'Oiseau-Noir demeurait à l'écart, sombre et triste. Sa parole avait été méconnue: il se sentait déshonoré. Mais impuissant à s'opposer à ce qu'on voulait faire, il se bornait à n'y point prendre part.

Deux sorciers, revêtus de costumes symboliques et peints d'une façon bizarre, s'approchèrent des trois prisonniers qui, les genoux dans l'herbe, priaient avec ferveur.

—Que les femmes pâles me suivent, dit l'un d'eux; l'heure de leur mort est arrivée.

—Malheureux! s'écria le missionnaire en se levant et se posant résolument devant eux, oserez-vous bien porter une main criminelle sur deux femmes faibles et innocentes?

—J'entends un oiseau moqueur, dit un des sorciers. Le chef de la prière bavarde comme une vieille femme. Qu'il garde son courage pour entonner son chant de mort. Si les deux femmes blanches ne veulent pas marcher, nous les porterons au poteau de torture.

Doña Juana lança un regard de mépris à l'Indien, et se tournant vers le missionnaire en s'inclinant devant lui, ainsi que sa fille:

—Bénissez-nous, mon père, dit-elle.

Le missionnaire étendit les deux mains sur ces têtes respectueusement inclinées, leva ses yeux pleins de larmes vers le ciel, et, d'une voix profonde:

—Que la bénédiction du Seigneur soit sur vous, mes sœurs! dit-il.

Les deux femmes se retournèrent alors vers les sorciers.

—Nous sommes prêtes, dirent-elles d'une voix ferme.

—Marchons! répondirent-ils.

Elles s'avancèrent alors vers le lieu du supplice, appuyées sur les bras du missionnaire, qui marchait entre elles deux; les mains jointes, les yeux levés vers le ciel, elles priaient avec ferveur et semblaient déjà ne plus appartenir à la terre.

Tous trois furent alors attachés au poteau.

—Courage, mes sœurs! Pensez à Dieu! dit le missionnaire. Qu'est-ce que quelques secondes de souffrance comparées à l'éternité de bonheur qui vous attend?

—Nous sommes fortes, mon père, répondirent les deux femmes comme en extase.

Les Peaux-Rouges étaient groupés, sombres, silencieux, pensifs, autour des poteaux où leurs prêtres achevaient d'attacher les victimes, ils semblaient n'assister qu'avec une secrète horreur à ce supplice que la crainte seule et leur crédulité superstitieuse les avaient poussés à ordonner.

—Va, chien! dit un des sorciers d'une voix railleuse, appelle ton Dieu maintenant; dis-lui qu'il te délivre!

—Pauvre insensé! répondit avec pitié le missionnaire; peut-être es-tu en ce moment plus près de la mort que je ne le suis moi-même!

—Nous allons voir, reprit avec mépris l'Indien en s'armant d'un tison ardent et se baissant pour mettre le feu au bûcher.

Au même instant, comme si les paroles du missionnaire eussent dû s'accomplir à la lettre, deux coups de feu éclatèrent tout à coup, et les sorciers roulèrent foudroyés sur le sol.

Les Sioux-Bisons poussèrent un cri d'effroi et de surprise: mais, avant qu'ils pussent s'y opposer, un cavalier s'était rué au milieu d'eux avec un rapidité vertigineuse, s'était élancé vers les prisonniers, avait sauté à terre, coupé les liens qui attachaient les deux femmes et le missionnaire, et, se faisant un rempart du corps de son cheval, il s'était résolument placé devant ceux qu'il venait ainsi défendre au péril de sa vie.

Ce cavalier était Cardenio!


X

Comment le missionnaire changea, par un seul mot, en une grande joie la douleur qui, depuis si longtemps, accablait don Melchior de Bartas.

L'émotion causée par l'apparition subite et imprévue de Cardenio ne tarda pas à faire place à une colère terrible, lorsque les Indiens reconnurent que l'homme qui s'était fait aussi audacieusement leur agresseur, non seulement était seul, mais encore qu'il était presque un enfant.

Cette colère se changea en rage quand ils virent les cadavres de leurs deux sorciers les plus renommés étendus, sanglants, les traits horriblement crispés par une dernière convulsion, gisant sur le sol entre eux et leur ennemi.

Ils poussèrent une clameur furieuse et firent un mouvement comme pour s'élancer, tous à la fois, sur l'audacieux jeune homme qui, toujours immobile derrière son rempart improvisé, les regardait d'un air railleur, en souriant avec mépris, le fusil épaulé, le doigt sur la détente.

Tout à coup les Indiens hésitèrent.

Avaient-ils donc peur?

Qui aurait su le dire? Eux-mêmes ne se rendaient pas compte de l'émotion qu'ils éprouvaient.

Le clair regard de Cardenio, obstinément fixé sur eux, la gueule béante de cette arme dirigée contre leurs poitrines, la certitude dans laquelle ils étaient qu'au plus léger mouvement le coup éclaterait sans qu'il leur fût possible de savoir qui d'entre eux serait frappé, tout cela réuni les remplissait d'un sentiment étrange, d'un effroi singulier.

—Je demande à vous faire des propositions, dit alors Cardenio d'une voix haute et ferme.

L'Oiseau-Noir, qui jusqu'alors, ainsi que nous l'avons dit, s'était tenu en dehors de tout ce qui s'était passé, voyant que les deux principaux instigateurs de l'espèce de révolte qui avait eu lieu contre lui étaient morts, crut l'occasion favorable pour ressaisir le pouvoir qui lui avait presque échappé.

Il s'approcha lentement, passa devant le front de ses guerriers, s'avança jusqu'à dix pas du jeune homme, et posant en terre la crosse de son fusil:

—Que demande le jeune visage pâle? dit-il froidement.

—Justice, repartit laconiquement Cardenio.

—Les oreilles d'un chef sont ouvertes; que le jeune guerrier des visages pâles s'explique; l'Oiseau-Noir comprendra.

Cardenio n'avait en rien modifié sa position première; son fusil demeurait toujours dirigé vers ses ennemis.

—Les guerriers Sioux-Bisons ont-ils été changés en des daims timides? Ne sont-ils plus des hommes forts et courageux, qu'ils font la guerre aux femmes sans défense et qu'ils les attachent lâchement au poteau de torture?

A ces mots, un frémissement de colère courut dans les rangs des Indiens. L'Oiseau-Noir fit un geste; le calme se rétablit.

—Toutes les nations Peaux-Rouges, reprit le fier jeune homme, ont toujours eu la coutume de respecter les femmes et de ne jamais les considérer en ennemies. Pourquoi attacher au poteau de torture des créatures faibles, sans courage, qui ne sauront que pleurer et se plaindre à chaque égratignure, qui seront mortes avant même d'avoir été frappées? Ceci est indigne de guerriers braves et valeureux comme prétendent l'être les guerriers Sioux-Bisons. Je veux faire une proposition à mes frères.

—Quelle est cette proposition? demanda l'Oiseau-Noir.

—La voici. Les guerriers Peaux-Rouges rendront immédiatement la liberté aux deux femmes blanches; ils les laisseront retourner paisiblement dans leur demeure, sous la protection du chef de la prière, qui, sans être prisonnier des Sioux-Bisons, a consenti cependant à accompagner jusqu'ici les deux prisonnières.

—En supposant que les guerriers de ma tribu consentent à rendre la liberté à ces femmes, que donnera le jeune aigle aux guerriers? Ils ne peuvent retourner ainsi dans leur village; les quelques scalps qui pendent à leur ceinture sont loin de compenser la mort des nombreux guerriers qu'ils ont perdus. Pas un seul chef renommé n'est tombé sous leurs coups. L'Oiseau-Noir attend la réponse du jeune aigle. Qu'il parle, mais qu'il parle vite; la patience des Peaux-Rouges est courte; le sang de leurs frères crie vengeance.

—Cette vengeance, je vous l'apporte, guerriers, dit d'une voix ferme le courageux jeune homme. Rendez la liberté à ces deux femmes, faites ce que je vous demande, et à l'instant je jette mes armes, et je me livre entre vos mains. Quoique bien jeune encore, vous savez que déjà beaucoup des vôtres sont tombés sous mes balles. Vous connaissez la sûreté de mon coup d'œil, la force de mon bras. Je me laisserai attacher sans résistance au poteau de torture. Vous pourrez pendant de longues heures m'entendre rire sous vos blessures et répéter mon chant de mort d'une voix éclatante.

Les Indiens sont bons juges en fait de courage. La proposition du jeune homme fut accueillie par un murmure d'admiration.

Tout à coup un homme sans armes s'élança en avant; il vint hardiment se placer entre les deux partis, si l'on peut nommer ainsi une foule d'hommes tenus en respect par un seul.

Le nouvel acteur de cette scène singulière n'était autre que le missionnaire.

—Eh quoi! s'écria-t-il, accepterez-vous le dévouement insensé de ce malheureux jeune homme? La douleur le fait divaguer: laissez-le retourner avec sa mère et sa sœur parmi les hommes de sa nation; il n'est encore qu'un enfant pour lequel votre âme doit se sentir émue de pitié. Laissez-le partir, vous dis-je, et prenez-moi à sa place, moi qui suis un homme dans la force de l'âge, moi qui suis brave, qui suis fort, et qui, en appelant la vengeance de mon Dieu sur les deux hommes étendus là à nos pieds, ai presque causé leur mort.

Les paroles du missionnaire furent accueillies par des cris de colère.

—Taisez-vous, padre, taisez-vous, s'écria le jeune homme avec chaleur; je veux, je dois sauver ma sœur et ma mère, et mourir pour elles!

—Non! s'écrièrent les deux femmes; non, c'est à nous de mourir; nous ne consentirons pas à un tel sacrifice!

—A mort! A mort! hurlaient les Peaux-Rouges.

—Prenez garde, padre! prenez garde; ils vont tirer, dit le jeune homme avec insistance.

—Qu'importe ma mort, répondit fièrement le missionnaire, si en tombant je vous sauve?

Tout à coup un cri terrible se fit entendre; les regards se fixèrent avec colère vers la savane. Une centaine de cavaliers accouraient à toute bride vers le camp des Sioux-Bisons. En tête de ces cavaliers, et les précédant de quelques pas à peine, galopaient don Melchior de Bartas, l'inconnu, le Cœur-Bouillant et don Ramón.

Une partie décisive allait s'engager entre ces ennemis mortels.

Par un mouvement rapide comme la pensée, l'Oiseau-Noir repoussa si brusquement le missionnaire, que celui-ci surpris à l'improviste, recula de quelques pas en trébuchant et tomba sur le sol.

Cette chute lui sauva la vie; au même instant une décharge éclata; les balles sifflèrent avec un bruit sinistre au-dessus de sa tête.

—Nous sommes quittes, dit l'Oiseau-Noir avec un rire nerveux.

Et, se mettant résolument à la tête de ses guerriers:

—En avant! Mort aux Apaches! s'écria-t-il d'une voix stridente.

—En avant! Mort aux Apaches! répétèrent les Peaux-Rouges en s'élançant sur ses pas.

Cette diversion sauva les prisonniers, qu'elle fit oublier de leurs ennemis; cependant, malgré leur colère, les Sioux-Bisons étaient des guerriers trop expérimentés pour songer à charger ainsi en désordre une troupe de cavaliers. Ils se jetèrent dans un bois taillis fort touffu qui se trouvait à leur gauche, s'embusquèrent derrière les arbres, et, le fusil à l'épaule, ils attendirent.

Les nouveaux venus, au lieu de fondre sur eux, passèrent au galop hors de portée de fusil de leur front de bandière, et allèrent se ranger en bon ordre sur la plage de la rivière.

Cette manœuvre, dont les Indiens ne comprirent pas tout de suite le but, eut pour résultat immédiat la délivrance des prisonniers.

Nous ne raconterons pas la scène qui eut lieu entre les membres de cette famille, qui se croyait séparée pour toujours; étroitement pressés dans les bras l'un de l'autre, ils confondaient leurs larmes, leurs caresses et leurs baisers, sans trouver une parole pour exprimer leur bonheur.

L'inconnu et le missionnaire causaient vivement à voix basse, un peu à l'écart.

Cardenio avait de nouveau sauté sur son cheval.

Eh bien, père, demanda-t-il joyeusement à don Melchior, me pardonnez-vous maintenant de vous avoir désobéi, et d'être accouru ici en vous abandonnant dans la savane?

—Méchant enfant, répondit don Melchior d'une voix attendrie, que tu m'as fait de peine! Mais que maintenant tu me causes de la joie! C'est toi qui les as sauvés.

—Non, mon père, répondit vivement le jeune homme; celui qui nous a sauvés tous, par son dévouement, son abnégation et son courage, c'est le saint homme que vous voyez là!

Il désigna d'un geste rempli de noblesse le père Paul-Michel, qui s'avançait calme et souriant vers le groupe, suivi à quelques pas par l'inconnu.

—Je n'ai été qu'un instrument faible, mais docile, aux mains du Seigneur, à qui toute gloire doit revenir, répondit en souriant le missionnaire, mais ma tâche n'est pas accomplie encore.

Et jetant un long regard sur l'inconnu immobile et silencieux à son côté:

—Il me reste un dernier devoir à accomplir, ajouta-t-il, devoir bien doux à mon cœur, puisqu'il m'est possible de faire, d'un mot, de ce jour commencé d'une façon si terrible, un jour de bonheur sans mélange pour vous.

—Parlez, parlez, padre, s'écrièrent à la fois don Melchior, sa femme et ses enfants.

—Écoutez-moi donc, reprit-il doucement, et adorez avec moi les voies du Seigneur et les moyens dont il se sert pour rendre heureux ceux qui le servent avec un cœur pur et une foi sincère. Don Melchior de Bartas...

Mais au même instant un hourrah formidable retentit de l'autre coté du bois devant lequel ils étaient rangés en bataille, et les crépitements d'une fusillade bien nourrie se firent entendre.

—Aux armes! cria don Ramón d'une voix retentissante.

Chacun se hâta de reprendre son poste de combat. Seuls, Cardenio et le missionnaire entraînèrent vivement les deux dames, qu'ils mirent à l'abri derrière un rocher, où elles se trouvèrent parfaitement en sûreté.

—Reste avec nous, Cardenio; reste avec nous, mon frère, dit la jeune fille en joignant les mains.

—Ne nous quitte pas, mon enfant, je t'en supplie, ajouta doña Juana.

—Je ne puis, répondit vivement le jeune homme en sautant sur son cheval et s'élançant au galop; ma place est auprès de mon père!

—Mon Dieu! murmurèrent les deux femmes avec douleur; protégez-les, protégez-les!

—Prions, dit le missionnaire. Le Seigneur, qui a déjà tant fait pour nous, ne nous abandonnera pas dans cette dernière épreuve.

Les cavaliers demeuraient toujours immobiles au poste qu'ils avaient pris, les regards anxieusement fixés sur le bois, où l'on entendait les coups répétés de la fusillade et où semblait se livrer un combat sanglant.

Les hourrahs, d'abord éloignés, semblaient se rapprocher de plus en plus: ils se mêlaient au cri de guerre des Peaux-Rouges, que ceux-ci répétaient avec ardeur.

Bientôt, on vit apparaître entre les arbres les corps peints et demi-nus des Indiens qui reculaient pas à pas, mais sans cesser de combattre.

La fusillade s'étendait sur un assez grand espace. Maintenant on entendait distinctement le bruit sec et continu des tambours battant la charge.

Quelques Indiens apparurent sur la lisière même du bois; mais, en apercevant la ligne sombre et menaçante des cavaliers, ils se rejetèrent vivement en arrière, et disparurent au milieu des taillis.

Comprenant que le moment décisif approchait et que l'heure de la dernière lutte n'allait pas tarder à sonner, don Melchior, qui, à cause de son âge et de son expérience, avait pris le commandement de la troupe, en fit deux parts: l'une qui resta placée sous ses ordres et dans laquelle demeurèrent l'inconnu, don Ramón et Cardenio; l'autre qui, après s'être emparée des chevaux abandonnés par les ennemis, et les avoir chassés dans la savane, alla, sous les ordres du Cœur-Bouillant, s'embusquer à cinq cents pas plus loin, en face de la première.

Pendant que ces divers mouvements s'exécutaient, les Indiens avaient fort à faire dans le bois où ils avaient cherché un refuge.

Il paraît que, malgré la réponse qu'il avait faite à Pedrillo, le commandant Edward's Strum avait changé d'avis; car à peine eût-il congédié le peon, qu'il donna l'ordre à un de ses officiers de se rendre en toute hâte au camp d'un régiment irlandais et à deux escadrons de dragons qui bivouaquaient à deux lieues en dehors de la ville de faire monter à cheval deux cents dragons, qui prendraient chacun en croupe un fantassin, et de revenir avec cette troupe le rejoindre à la maison du gouvernement.

Au bout de deux heures, l'officier était de retour, amenant les soldats.

Le commandant Strum, toujours maugréant, toussant et jurant, se mit à la tête de cette troupe d'élite et partit au grand trot dans la direction de l'habitation de don Melchior de Bartas.

Mais les nombreuses difficultés qu'il rencontra sur son chemin l'obligèrent à faire de longs détours, qui retardèrent sa marche, de telle façon que, malgré son vif désir d'arriver promptement au secours de don Melchior, le commandant n'atteignit l'habitation qu'une heure environ après le sanglant combat que nous venons de rapporter. Le planteur se préparait, à la tête de ses peones et des guerriers du Cœur-Bouillant, à se mettre à la poursuite des Sioux-Bisons qui, quoique vaincus et fuyant, avaient enlevé sa femme et sa fille.

Quelques mots suffirent pour mettre le commandant au fait des événements douloureux qui s'étaient passés.

Un conseil de guerre fut tenu séance tenante: l'on convint que don Melchior, à la tête d'une cinquantaine de cavaliers, partirait en avant-garde, et par le chemin le plus direct, à la poursuite des Peaux-Rouges, tandis que le commandant, avec les soldats, les peones et les autres guerriers du Cœur-Bouillant, qui lui serviraient de guides à travers la Leona, ferait un circuit, de façon à mettre les Indiens entre deux feux, et les rejoindraient sur les bords du Río Bravo del Norte, que les Sioux-Bisons seraient sans doute dans l'impossibilité de franchir à cause de l'épuisement de leurs chevaux.

Il fut convenu, en outre, que l'avant-garde n'engagerait, sous aucun prétexte, le combat avec les Peaux-Rouges avant l'arrivée des troupes américaines.

Puis, toutes ces précautions prises, on se mit en route, et la poursuite commença.

Une dizaine de peones seulement avaient été laissés pour garder l'habitation et protéger les femmes.

Toutes les prévisions du bourru, mais brave et expérimenté commandant, s'étaient, ainsi qu'on l'a vu, réalisées à la lettre.

Arrivé dans le bois où s'étaient retranchés les Sioux-Bisons, le commandant avait fait mettre pied à terre aux fantassins, puis le bois avait été cerné par les dragons et les Apaches.

Le commandant s'était alors placé résolument à la tête de sa troupe; il avait donné l'ordre aux tambours de battre la charge, et, sans se soucier de la fusillade furieuse de l'ennemi et des balles qui grêlaient autour de lui, il s'était lancé au pas de course vers le bois dans lequel il avait résolument pénétré.

Les Indiens, en se voyant si rudement assaillis, comprirent que toute résistance était impossible, et qu'ils étaient perdus; mais loin de les démoraliser, cette certitude ne fit, au contraire, qu'augmenter leur courage. Résolus à mourir, ils voulurent tomber bravement et les armes à la main. Aussi leur résistance fut-elle terrible, furieuse, désespérée. Ils ne reculaient que pas à pas, sans cesser une seconde de faire face à l'ennemi, courant de branche en branche sur les arbres, fusillant à bout portant les soldats américains, se laissant tomber sur eux, engageant des luttes corps à corps, et ne tombant qu'après avoir poignardé un ou deux ennemis.

Cependant, malgré des prodiges de valeur trop longs à répéter ici, contraints de céder au nombre, le moment arriva où ils atteignirent les derniers arbres du bois, et où il leur fallut combattre en rase campagne.

L'Oiseau-Noir groupa autour de lui les cent et quelques guerriers qui, seuls, restaient debout encore de toute sa troupe, poussa un cri de guerre d'une voix stridente, et s'élança hardiment dans la plaine.

Mais là les Apaches étaient embusqués. Au cri de guerre de l'Oiseau-Noir, le Cœur-Bouillant répondit par le sien. Don Melchior leva son épée; les cavaliers se ruèrent des deux côtés à la fois sur les Sioux-Bisons.

Mais ceux-ci avaient eu le temps de se masser et de former le cercle: ils reçurent bravement, et sans en paraître ébranlés, la double charge des cavaliers.

Le combat prit alors des proportions réellement épiques.

Les Sioux-Bisons faisaient face de tous les côtés à la fois, répétant sans cesse leur cri de guerre, serrant leurs rangs et se faisant un rempart du corps de chacun des leurs qui tombait.

Malheureusement, quelle que fût la valeur des Peaux-Rouges, leur nombre diminuait avec une rapidité effrayante. Les Américains accouraient pour achever la bataille. On entrevoyait déjà leurs premières files qui traversaient au pas de charge les derniers contreforts du bois.

C'en était fait! L'heure de mourir était enfin venue!

Alors les Sioux-Bisons changèrent de tactique. Après avoir, une dernière fois, poussé leur terrible cri de guerre, d'assaillis ils se firent assaillants, et se ruèrent avec une rage inouïe sur leurs ennemis.

Il y eut une mêlée épouvantable, une boucherie sans nom, indescriptible, une lutte corps à corps dont il serait impossible de se faire une idée, même lointaine.

Les combattants étaient si mêlés, si enchevêtrés les uns dans les autres, que, malgré eux, les Américains, tout en frémissant de colère, furent contraints de demeurer, sans pouvoir y prendre part, témoins de ce massacre horrible.

Puis, au bout de quelques instants, il y eut un dernier cri, navrant, désespéré, effroyable, l'horrible cri de cent hommes fauchés par la mort.

Ce fut tout.

Le dernier Sioux-Bison avait vécu!

Des cinquante guerriers apaches, vingt restaient à peine; les autres gisaient mourants sous les corps de leurs chevaux éventrés.

Don Melchior était étendu sur la terre, pâle, sanglant, mais calme et souriant.

Près de lui, l'inconnu et Cardenio étaient agenouillés, pansant les blessures qu'avait reçues le vieillard, sans songer à étancher le sang qui coulait de celles qu'ils avaient reçues eux-mêmes.

Don Ramón, le crâne fendu jusqu'à la mâchoire, gisait aux pieds de son maître, auquel, même après sa mort, il semblait vouloir faire un rempart de son corps.

En ce moment apparurent d'un côté le commandant Edward's Strum et ses officiers, de l'autre le Cœur-Bouillant qui amenait le missionnaire, doña Juana et Flora, que, le combat à peine fini, il avait en toute hâte été chercher dans leur abri.

Les deux femmes s'agenouillèrent en pleurant après du vieillard.

—Je suis bien malade, dit en souriant don Melchior; mais nous sommes vainqueurs des païens, et Dieu a permis que je vous voie une fois encore, vous tous que j'ai si tendrement aimés, toi, ma chère et dévouée Juana, et vous mes enfants adorés. Que la volonté de Dieu soit faite, que son saint nom soit béni!

—Vous ne mourrez pas, mon père! s'écria Flora avec un sanglot déchirant.

—Tu te trompes, enfant! Hélas, mon seul chagrin, à cette heure où tout me manque à la fois, est de vous laisser seules, isolées, sans un ami, sur cette terre d'exil!

Et il poussa un profond soupir.

Tandis que don Melchior parlait ainsi, le missionnaire avait visité et pansé ses blessures. Au dernier mot du planteur, il se releva, et, avec un sourire qui fit instantanément entrer la conviction dans tous les cœurs:

—Rassurez-vous, mesdames, dit-il; don Melchior de Bartas ne mourra pas; ses blessures sont graves, mais elles ne sont point mortelles. D'ailleurs, je vais appliquer sur elles un baume qui hâtera la guérison de notre ami, de l'homme que nous aimons et respectons tous, faisant luire enfin dans son âme, après tant d'années de souffrance, un rayon d'ineffable bonheur.

—Mon Dieu! s'écria don Melchior.

—Oui, remerciez Dieu, don Melchior; car il a permis que le repentir entrât enfin dans le cœur de l'homme qui a causé tous vos maux. Votre beau-frère, en vous suppliant de lui pardonner son indigne conduite, envoie son fils près de vous pour implorer votre pardon. Don Antonio Bustamente, comte de Puycerda, à vous maintenant d'accomplir la mission dont vous a chargé votre père.

—Mon oncle, dit alors le jeune homme avec une émotion étrange, Sa Majesté la reine sait maintenant que vous n'avez jamais cessé d'être l'un de ses sujets les plus fidèles; elle sait que jamais vous n'avez été le complice de Zumalacarreguy et de Cabrera; que ces calomnies indignes, ajouta-t-il en baissant la voix et en fondant en larmes, ont été méchamment inventées par mon père pour s'emparer de votre fortune, et, vous vivant, succéder à vos titres. Mon oncle, tous vos biens vous sont rendus; vous avez la grandeur de première classe, et vous êtes nommé gouverneur de la Catalogne. Mon père a voulu que je vous apportasse moi-même les titres et les brevets, afin que la réparation fût complète, et qu'il ne restât plus entre vous qu'un amour réellement fraternel.

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