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Cardenio: Scènes de la Vie Mexicaine

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Carmen

I

Une rencontre dans la prairie.

Lorsque les cheveux commencent à blanchir, que l'on est assis pendant les longues soirées d'hiver au coin de la cheminée, que le feu pétille dans l'âtre, que la pluie fouette les vitres, et que le vent mugit avec de mystérieux murmures dans les sombres corridors, l'âme, attristée par les réalités souvent poignantes du présent, se reporte avec un douloureux plaisir vers les riantes années de la jeunesse, hélas, écoulées pour toujours.

La tête dans la main, le regard errant dans le vague, on écoute les accords presque indistincts d'une mélodie qui passe, emportée sur l'aile humide de la brise nocturne, et qui éveille au fond du cœur les souvenirs si chers de la première jeunesse.

Alors, s'absorbant en soi-même, oubliant le présent pour ne plus songer qu'au passé, on voit, comme à travers un prisme, se dérouler ses souvenirs dans un radieux kaléidoscope.

Peu d'hommes ont eu une existence plus accidentée que la mienne, plus mêlée d'événements de toute sorte, gais et tristes, joyeux ou terribles. Aussi, peu d'homme possèdent une aussi riche collection de souvenirs.

Parmi ces souvenirs, il en est un qui est obstinément demeuré gravé au fond de mon cœur.

Ce souvenir, le voici: c'est une histoire bien simple et bien touchante à la fois. Quoi qu'il y ait plus de trente ans que ces événements se sont passés, ils sont demeurés présents à ma mémoire comme s'ils dataient d'hier.

C'était vers la fin de 1835. Après une longue course dans l'Oregon, où je m'étais laissé entraîner plus que je n'aurais dû le faire à la poursuite des bisons, qui, je ne sais pour quel motif, cette année-là furent très rares sur les territoires de chasse des Indiens Comanches, en compagnie desquels je chassais; assez dépité de mon insuccès, je regagnais à petites journées et seul, selon ma coutume, le village indien où ordinairement je passais l'hiver, lorsqu'un soir, une heure environ avant le coucher du soleil, au moment où je me préparais à mettre pied à terre pour établir mon campement de nuit, deux coups de feu éclatèrent à une courte distance de l'endroit où je me trouvais; des cris de douleur se firent entendre; il y eut un grand bruit dans les broussailles; un cavalier émergea de la forêt et passa devant moi avec la rapidité vertigineuse d'un météore.

L'habitude de la vie du désert donne à l'homme une décision dans les actes et les idées, que l'on rencontre rarement dans la vie civilisée.

Cela est facile à comprendre: au désert, les sens sont constamment en éveil et tenus en alerte par l'instinct de la conservation qui domine tous les autres intérêts.

En voyant fuir cet homme, les traits décomposés, son fusil, fumant encore, à la main, je soupçonnai immédiatement qu'un crime avait été commis, et que cet individu était le coupable.

Sans plus réfléchir, j'épaulai mon rifle, et, au moment où l'inconnu passait devant moi, à deux cents mètres environ, je lâchai la détente.

Le cheval roula foudroyé sur le sol, entraînant dans sa chute son cavalier, qui demeura étendu sans connaissance.

Deux minutes à peine s'étaient écoulées depuis que l'inconnu avait émergé de la forêt, jusqu'au moment où ma balle avait frappé son cheval au cœur.

Après avoir rechargé mon rifle, je m'élançai au galop vers l'endroit où gisait l'homme que j'avais si brusquement, ou pour mieux dire si brutalement arrêté dans sa course.

Arrivé près de lui, je mis pied à terre, et, prenant un pistolet à ma ceinture, afin d'être prêt à tout événement, je me penchai sur le corps.

Un coup d'œil me suffit pour reconnaître dans l'individu étendu à mes pieds, et qui commençait à reprendre connaissance, un des rôdeurs les plus mal famés de la prairie, garnement de la pire espèce, d'origine mexicaine, mêlée cependant de sang indien, dont le vrai nom était Pedro Omnès, mais auquel les nombreux assassinats dont il s'était rendu coupable avaient valu deux sobriquets significatifs, qu'on lui donnait tour à tour, et auxquels il répondait avec un orgueil cynique, car il avait presque oublié son nom véritable.

Le premier de ces sobriquets était «Cuchillo», c'est-à-dire couteau; le second, plus terrible encore, le voici: «Matasiete», ce qui signifie littéralement: celui qui en a assassiné sept.

Du reste, le physique du personnage répondait parfaitement à son moral; c'était un homme de cinq pieds deux pouces au plus, trapu, vigoureusement charpenté, avec des épaules larges, des bras d'une longueur démesurée, sur lesquels saillaient des muscles durs comme des cordes; ses cheveux, plantés très bas sur le front, étaient noirs, plats, huileux, et tombaient en désordre sur ses épaules; ses yeux gris, ronds, enfoncés sous l'orbite, très éloignés du nez, étaient toujours en mouvement, sans jamais se fixer sur la personne à laquelle il s'adressait; il avait les pommettes saillantes, les oreilles plates, éloignées de la tête; son nez retombait en bec d'oiseau de proie sur une bouche largement fendue, sans lèvres, et armée de dents blanches et pointues; son menton était carré et proéminent; son visage imberbe, semé çà et là de quelques touffes d'un poil follet d'une teinte fauve, était blafard et verdâtre comme une carafe de limonade. Il y avait dans cet homme quelque chose de visqueux qui le faisait ressembler à un reptile, et qui causait à ceux qui rapprochaient une indéfinissable et irrésistible impression de dégoût.

Tel était l'individu que je connaissais depuis bien longtemps déjà, et en présence duquel le hasard m'avait mis d'une façon si singulière.

—Eh, señor! me dit-il en ricanant, vous avez une étrange façon de saluer les gens au passage! Pourquoi diable avez-vous tué mon cheval?

—Parce que je n'ai pas voulu vous tuer vous-même, répondis-je.

—Bon! reprit-il en faisant un mouvement pour se lever; mais cela ne se passera pas ainsi, s'il vous plaît.

—C'est ce que nous verrons plus tard; en attendant, faites-moi le plaisir de rester tranquille, si vous ne voulez pas que je vous envoie une balle dans la tête.

—Bon! Pourquoi donc cela? Nous n'avons jamais rien eu à démêler ensemble; je ne vous en veux pas.

—Peut-être. Dites-moi d'abord quels sont ces deux coups de feu que je viens d'entendre?

—Bon! reprit-il,—bon! était sa locution favorite, et il l'employait continuellement,—vous avez entendu deux coups de feu?

—Oui, et qui plus est, c'est vous qui les avez tirés.

—Qui vous a dit cela?

—Personne, mais j'en suis sûr.

—Bon! En voilà un raisonnement, par exemple; et puis après? Vous n'êtes pas chargé de faire la police de la prairie, je suppose?

—Vous vous trompez, ami Matasiete; tout honnête homme est chargé par sa conscience d'empêcher un meurtre ou un vol, n'importe dans quel lieu il se trouve.

—Bon! Vous avez de drôles d'idées, vous; vous êtes Français, don Gustavo; qu'est-ce que ça vous fait que je doive une mort de plus ou de moins? Ce sont affaires entre Mexicains; vous n'avez pas à y voir. Voulez-vous que nous nous arrangions?

—Un mot de plus, et je te brûle, coquin! Mais, assez causé; voici venir plusieurs personnes, avec lesquelles il te faudra sans doute régler un compte assez embrouillé.

En effet, en ce moment, une douzaine de personnes émergeaient du couvert de la forêt et s'avançaient vers l'endroit où Matasiete et moi nous étions arrêtés.

Le bandit tourna la tête du côté des nouveaux venus, et il grommela entre ses dents:

—Allons! Bon! Cela va être amusant! Après tout, mourir pour mourir, puisqu'il faut finir par là, autant tout de suite que plus tard. Attendons; qui sait?

Et, s'appuyant le dos contre le corps de son cheval, il fouilla dans sa poche, en retira du papier et du tabac, tordit une cigarette, battit le briquet, et commença à fumer avec un sang-froid imperturbable, après m'avoir dit en haussant les épaules:

—Vous aviez bien besoin de vous occuper de mes affaires, vous!

II

Le missionnaire et le bandit.

Les nouveaux venus formaient une petite troupe d'une dizaine d'individus environ, pour la plupart Indiens mansos, c'est-à-dire civilisés, ou à peu près. Ceux-ci trottaient au pas gymnastique, autour de quatre cavaliers revêtus de costumes de Rancheros, et semblant appartenir à la race blanche.

Parmi eux se trouvait un prêtre, ou plutôt un missionnaire.

Lorsque la petite troupe arriva à l'endroit où le bandit continuait à fumer, comme s'il eût été complètement étranger à ce qui se passait autour de lui, elle fît halte. Les peones, c'est-à-dire les serviteurs indiens, se tinrent respectueusement à l'écart; les blancs mirent pied à terre.

Le missionnaire était pâle; il semblait souffrir; il portait le bras en écharpe, et quelques gouttes de sang mouchetaient sa soutane blanche.

En m'apercevant, il mit vivement pied à terre, s'approcha de moi et, après m'avoir salué de la façon la plus amicale:

—Soyez le bienvenu dans nos parages, señor, me dit-il; que Dieu soit béni pour vous avoir envoyé à nous!

Je m'inclinai et je rendis au vieillard l'affectueux salut qu'il me faisait.

Il se tourna alors vers les Indiens, qui faisaient entendre de sourds murmures et semblaient menacer le bandit:

—Silence, mes enfants! leur dit-il d'une voix douce et harmonieuse; n'insultez pas cet homme: si grandes que soient les fautes qu'il a commises, un repentir sincère peut lui faire obtenir son pardon du Tout-Puissant. Nous ne sommes pas ses juges; nous ne pouvons qu'implorer pour lui la clémence divine. Dieu n'a-t-il pas dit: La vengeance m'appartient?

Les Indiens baissèrent la tête sans répondre.

—Voulez-vous remettre votre prisonnier entre mes mains? me demanda le religieux.

Il vous appartient, mon père, répondis-je.

Je vous remercie, fit-il avec un charmant sourire, et, se penchant vers le bandit, toujours froid et impassible en apparence: Levez-vous, Pedro Omnès, lui dit-il.

Le coureur de bois tressaillit; une ombre passa sur son visage.

Il bondit sur ses pieds avec la légèreté d'une panthère, jeta loin de lui sa cigarette à demi-consumée, croisa les bras sur la poitrine, et, s'inclinant avec un rire forcé devant le religieux, toujours calme et souriant:

—Que me voulez-vous, padre? dit-il d'une voix rude.

Celui-ci l'examina un instant avec une expression de profonde pitié, puis, après avoir hoché la tête à deux ou trois reprises différentes:

—Que vous ai-je fait, Pedro Omnès, lui demanda-t-il d'un ton de reproche, pour que vous ayez voulu m'assassiner?

—Vous assassiner, moi, padre Sebastian? s'écria le bandit en se reculant avec surprise, je n'ai jamais voulu vous assassiner, mon père, car je vous aime, je vous respecte, et je sais que vous êtes un homme de Dieu.

—Cependant, mon fils, vous avez tiré sur moi un coup de fusil et un coup de pistolet, il y a à peine une demi-heure.

—Oh, oh! Il y a pour sûr quelque diablerie là-dessous; jamais, mon père, jamais, même en rêve, la pensée ne m'est venue de vous assassiner! Et il ajouta, tout en riant d'un air cynique: Allons, bon! Voilà bien une autre histoire! Si c'était vrai, pourquoi ne le dirais-je pas? Tenez, padre Sebastian, aussi vrai que vous êtes un digne et saint homme, et moi un affreux coquin, celui que je voulais tuer, c'était Juan Cabral, ce chien couchant qui est là, tenez; il ne perdra pas pour attendre; s'il ne s'était pas caché derrière vous, son affaire serait faite.

—Il ne s'est pas caché derrière moi; c'est moi qui me suis mis devant lui. Dieu a permis que sa vie fût ainsi sauvée et que le crime que vous méditiez ne réussît pas.

—Je n'ai plus rien à dire, padre, sinon que je suis un misérable, que j'ai mérité vingt fois la mort, et que plus tôt on me la donnera, mieux ce sera. Il y a justement là de magnifiques mohaganys (acajous), qui semblent tout exprès avancer gracieusement leurs branches vers moi, comme pour vous inviter à m'y suspendre.

Le missionnaire examinait attentivement le bandit avec une expression de profonde pitié, tandis que deux larmes coulaient lentement le long de ses joues.

—Non, dit-il d'une voix que l'émotion faisait trembler, ce serait un crime que de vous lancer ainsi dans l'éternité, lorsque votre cœur est encore fermé au repentir, malheureuse créature coupable; Dieu a permis, dans sa bonté, que j'aie été seul atteint; j'ai donc le droit de vous pardonner; voici un autre cheval pour remplacer celui que vous avez perdu. Allez, et repentez-vous!

Le bandit jeta un regard inquiet autour de lui; il ne comprenait pas.

—Est-ce bien vrai, ce que vous me dites là? fit-il enfin d'un air de doute.

Le missionnaire sourit avec mélancolie.

—Pourquoi vous tromperais-je? répondit-il; allez en paix, et que le Seigneur soit avec vous!

—Comme vous voudrez, padre; c'est égal, vous avez tort; il valait mieux en finir tout de suite, puisque vous y étiez; quant à Juan Cabral, si je le retrouve...

—Silence, malheureux! Est-ce donc ainsi que vous m'êtes reconnaissant? interrompit vivement le missionnaire.

—C'est vrai, padre! Je vous dois la vie, je m'en souviendrai; il y a des dettes que je paie toujours. Adieu, padre!

Et tournant brusquement le dos, sans cérémonie, il commença, tout en sifflant une «samajueja», à enlever les harnais de son cheval mort.

—Pauvre malheureuse créature! murmura le missionnaire avec un accent de pitié, et, s'adressant à moi: Avant une demi-heure, nous arriverons à la mission, señor; ne me ferez-vous pas l'honneur d'y accepter l'hospitalité pour cette nuit?

—Avec joie, mon père, répondis-je, et tout l'honneur sera pour moi, soyez-en convaincu.

La petite troupe se remit alors en marche, sans plus s'occuper de Matasiete, qu'elle laissa libre de devenir ce que bon lui semblerait.

Je m'étais placé auprès du père Sebastian, et nous cheminions côte à côte, tout en nous entretenant à demi-voix.

La scène dont j'avais été témoin, et dans laquelle j'avais joué un rôle si à l'improviste, m'intriguait fort; ma curiosité était vivement excitée, et je désirais obtenir certains renseignements, quoique je fusse très embarrassé pour entamer cette question délicate.

Heureusement le père Sebastian, à la pénétration duquel rien n'échappait, s'aperçut des efforts que je faisais pour ne pas laisser paraître ma curiosité, et il vint généreusement à mon secours, au moment où je m'y attendais le moins.

—Vous désireriez, n'est-ce pas, me dit-il avec le doux et mélancolique sourire qui lui était habituel, connaître les causes qui ont amené la scène qui s'est passée devant vous?

—Je vous l'avoue humblement, mon père, répondis-je en souriant, quelque mauvaise opinion que vous deviez prendre de moi.

—Pourquoi prendrais-je une mauvaise opinion de vous, señor? me répondit le père Sebastian. Votre curiosité est naturelle; elle n'a rien qui puisse me blesser. C'est une triste histoire, et, puisque vous désirez l'entendre, écoutez-moi. J'espère avoir le temps de vous la raconter avant que nous n'arrivions à la mission.

Cette histoire, je vais la raconter à mon tour au lecteur, en le priant de me laisser substituer mon récit à celui du missionnaire.

III

Le récit.

Vers 1780, il existait à Mexico une riche et puissante famille dont les ancêtres, de pure origine espagnole, venus en Amérique à la suite de Fernand Cortez, avaient aidé le célèbre aventurier à conquérir le Mexique, et avaient été récompensés par des biens immenses que cette famille possédait encore.

Don Crestoval Nuñes de Figueroa, chef de cette famille, était demeuré veuf avec deux fils qui, à l'époque où commence cette histoire, avaient, l'aîné, don Pedro, dix-neuf ans, et son frère, don Sebastian, seize à peine.

Ainsi que cela est l'habitude dans les grandes familles, don Pedro fut envoyé en Espagne afin d'y terminer ses études et de pouvoir entrer dans l'armée.

Le cadet fut mis au séminaire.

Lorsqu'éclata la guerre de l'indépendance mexicaine, dont Hidalgo donna le signal en 1808, don Pedro, alors âgé de quarante-deux ans environ, était brigadier; quant à son frère, il avait reçu les ordres, et était parti depuis plus de dix ans pour l'Oregon, où il était devenu le chef d'une mission importante.

Bien des années s'écoulèrent sans que les deux frères entendissent parler l'un de l'autre: chacun avait embrassé une carrière différente, et ils n'espéraient probablement plus se revoir.

Le padre Sebastian avait conservé, au fond du cœur, une profonde et sincère amitié pour son frère aîné; il souffrait vivement de cette séparation et interrogeait avidement les rares voyageurs qui passaient à la mission pour obtenir des nouvelles de son frère.

Un des premiers jours du mois de février 1835, un jeune homme, nommé Juan Cabral, se présenta au padre Sebastian. Ce jeune homme était porteur d'une lettre du général don Pedro de Figueroa. Dans cette lettre, le général informait son frère qu'à la suite d'une de ces innombrables révolutions qui, sans cesse bouleversent le Mexique, le parti auquel il appartenait avait été vaincu et la plupart de ses chefs fusillés. Mis hors la loi et complètement ruiné, il avait pu, grâce à un ami fidèle, échapper à la mort, sortir de Mexico, et déjouer toutes les poursuites dirigées contre lui. Il venait, accompagné de sa femme et de ses deux enfants, rejoindre son frère, près duquel il voulait passer les quelques jours qui lui restaient à vivre. Avant quinze jours, il serait à la mission.

A la lecture de cette lettre, le padre Sebastian éprouva une grande joie mêlée d'une profonde douleur; il interrogea Juan Cabral: celui-ci lui dit que le général n'avait avec lui que dix personnes, qu'il marchait à petites journées parce que sa femme était malade depuis le départ de Mexico, et que son état réclamait des soins infinis; de plus, sa fille Carmen, charmante enfant de quinze ans à peine, ne supportait qu'avec une extrême difficulté les fatigues de la route; quant au fils, don Miguel, c'était un beau et fier jeune homme de dix-sept ans, auquel on aurait pu en donner vingt, tant il était grand et fort, et dont le courage, la bonne humeur et l'intarissable gaieté soutenaient le moral de tous les membres de la petite caravane.

Le padre Sebastian se mit aussitôt à tout préparer pour l'arrivée de son frère, qu'il croyait prochaine. Mais un mois, deux mois, trois mois se passèrent, et le général ne parut pas.

Le padre Sebastian était en proie à une inquiétude mortelle: son frère et ceux qui l'accompagnaient avaient sans doute succombé dans le désert. Que faire? Comment obtenir des renseignements?

L'âge du missionnaire ne lui permettait pas d'aller à la recherche de la caravane. Les moyens lui manquaient complètement pour mettre un tel projet à exécution; et puis, aurait-il eu en son pouvoir les hommes, les chevaux et les armes qu'il lui fallait, de quel côté se serait-il dirigé?

Le désert est immense, inconnu; ses mystérieuses profondeurs sont insondables. Plus les jours se succédaient les uns aux autres, plus le désespoir du padre Sebastian augmentait, maintenant qu'il croyait avoir acquis la triste certitude que jamais son frère ne reparaîtrait.

Un matin, Juan Cabral se présenta au missionnaire; le brave garçon était armé et équipé comme pour un long voyage.

—Mon père, lui dit-il, donnez-moi votre bénédiction; je pars.

—Tu pars? lui demanda le padre Sebastian; où vas-tu, mon fils?

—Mon père, reprit le généreux jeune homme, je ne puis demeurer plus longtemps ici, j'ai le cœur brisé; je veux aller à la recherche du général et de sa famille. Il vous est impossible de quitter la mission; moi, je ne vous suis bon à rien; je veux me mettre sur la piste de ceux que j'aime, et, je vous jure, s'ils existent encore, je les retrouverai.

—Mon pauvre enfant, fit le missionnaire eu hochant la tête, ceux que nous pleurons sont morts, bien morts; nous ne les reverrons jamais.

—Peut-être, mon père! Mais quelque chose me dit à moi que Miguel et sa sœur existent encore; quoique je sois beaucoup plus âgé que lui, Miguel a été nourri par ma mère, nous avons sucé le même lait; où qu'il soit, je suis certain qu'il m'attend; je vais à sa rencontre.

—C'est à la mort que tu marches.

—Non, mon père; Dieu aime les bons cœurs, il me viendra en aide. Donnez-moi votre bénédiction, afin que je parte le cœur léger.

Le missionnaire serra le brave garçon sur son cœur en fondant en larmes.

—Va, mon fils, lui dit-il; et que Dieu te protège!

Une heure plus tard, Juan Cabral se mettait en route.

Juan Cabral était un garçon de vingt-deux à vingt-trois ans, grand, bien bâti, d'une adresse et d'une vigueur extraordinaires; habitué depuis son enfance à courir la frontière dans tous les sens, le désert n'avait rien d'effrayant pour lui; il savait comment y vivre, et de quelle façon s'y conduire.

Quatre jours après son départ de la mission, au moment où il se préparait à monter à cheval, un sourd rauquement se fit entendre près de lui, et un magnifique jaguar, bondissant à travers les broussailles, passa à portée de fusil de son campement. Juan Cabral était Mexicain, c'est-à-dire chasseur. Il s'élança immédiatement à la poursuite du fauve.

Le jaguar, ou tigre d'Amérique (félis unca), est un carnivore du genre chat; il est le plus grand des animaux de son genre: sa longueur est de près de deux mètres, sans compter la queue, qui a soixante centimètres de long; sa hauteur est de huit décimètres; son pelage, d'un fauve vif en dessus, est marbré à la tête, au cou et le long des flancs, de taches noires plus ou moins ocellées; le dessous du corps est blanc, parsemé de taches noires. Cet animal est très féroce; il attaque souvent l'homme, mais il fait surtout une guerre acharnée aux chevaux, aux génisses, aux taureaux. On le voit aussi courir après le gibier, se lancer dans l'eau pour saisir certains poissons dont il est très friand, et, poussé par la faim, il n'hésite pas à se mesurer avec un adversaire bien autrement redoutable, l'alligator. L'agilité du jaguar est extraordinaire; elle lui permet de monter, à l'aide de ses griffes, jusqu'à la cime des arbres, même dépouillés de leurs branches et élevés à plus de soixante pieds du sol. On comprend que la chasse d'un aussi terrible animal est un jeu assez dangereux, et combien ceux qui s'y livrent ont besoin d'adresse, de courage et surtout de sang-froid.

Tout à coup, le jaguar se vautra et sembla tomber en arrêt. Au même instant un cri d'épouvante se fit entendre: ce cri glaça d'effroi le cœur du jeune homme. Il fouetta désespérément son cheval et, épaulant son rifle, il lâcha la détente.

Le jaguar bondit sur lui-même en poussant un hurlement furieux, et retomba mort: la balle de l'intrépide chasseur lui avait fracassé le crâne. Mais Juan Cabral, sans s'occuper davantage du fauve, s'élança à corps perdu dans les buissons. Ses recherches ne furent pas longues. A quelques pas à peine sous le couvert, il aperçut une jeune fille étendue, évanouie, sur l'herbe.

—Oh! s'écria-t-il avec désespoir; Carmen! C'est Carmen! Mon cœur me l'avait dit.

C'était en effet Carmen, la fille du général de Figueroa, que le jeune homme avait retrouvée d'une façon si providentielle. La frayeur seule l'avait fait évanouir; les soins que lui prodigua le jeune homme ne tardèrent pas à la rappeler à la vie.

—C'est toi, Juanito, dit-elle en souriant aussitôt qu'elle put parler; il y a longtemps, frère, que nous t'attendons!

—Pauvre Carmen! murmura le jeune homme en la comblant de caresses; me voici, rassure-toi. Où est Miguel?

—Miguel, murmura-t-elle, il est près d'ici, il chasse.

—Mais comment se fait-il que tu sois seule ici, chère enfant?

—J'étais allée prier sur la tombe de mon père, répondit-elle en fondant en larmes.

—Le général est mort? s'écria douloureusement le jeune homme.

—Hélas! murmura-t-elle, ils sont tous morts! Miguel et moi avons seuls échappé.

Le jeune homme cacha son visage dans ses mains et pleura. Lorsque sa première émotion fut un peu calmée, la jeune fille se leva, et, s'appuyant doucement sur son bras:

—Vien! lui dit-elle. Notre cabane est près d'ici. Hâtons-nous. Si Miguel ne me retrouvait pas à la hutte, il serait inquiet. Hâtons-nous, avant qu'il ne revienne!

—Allons! dit le jeune homme.

Les deux jeunes gens se mirent lentement en route, et, après avoir marché pendant dix minutes à peine, ils atteignirent une de ces cabanes construites en branches sèches et auxquelles dans le pays on donne le nom de «jacales». Cette misérable demeure, construite un peu à l'aventure, était séparée en deux parties. A la propreté qui régnait dans l'intérieur, on reconnaissait les soins attentifs d'une femme.

—Entre, Juan Cabral, dit la jeune fille; voici notre demeure.

Et elle ajouta, avec un sourire d'une expression navrante, où perçait cependant, un certain orgueil:

—C'est moi qui suis chargée des soins du ménage.

Le jeune homme attacha son cheval à un arbre et pénétra dans le jacal.

IV

Le magnolia.

Il y avait à peine un quart d'heure que Juan Cabral était dans le jacal, lorsque tout à coup une voix joyeuse s'écria au dehors:

—Ah! Je savais bien, moi, qu'il ne nous avait pas abandonnés et qu'il reviendrait.

Au même instant, un beau et fier jeune homme de dix-sept ans à peine, aux traits mâles et énergiques, et tenant un fusil à la main, pénétra dans la hutte.

—Juan, je t'attendais, dit-il.

—Me voici, Miguel, répondit simplement le jeune homme.

Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre et se tinrent embrassés.

—Oui, dit Carmen de sa voix douce et mélodieuse, il est revenu, mon frère de lait, et la première chose qu'il a faite a été de me sauver la vie.

—Te sauver la vie, chère sœur! dit Miguel en pâlissant.

—Rien de moins. N'as-tu pas vu un jaguar mort à quelques pas d'ici?

—En effet, j'avais entendu un coup de feu, et je me dirigeais en toute hâte du côté où avait résonné la détonation, lorsque je me suis trouvé face à face avec ce jaguar, une magnifique bête!

—Eh bien, mon frère, cette magnifique bête m'aurait parfaitement dévorée, car je m'étais évanouie de frayeur en l'apercevant, si Juan n'était pas arrivé à l'improviste.

—Merci, Juanito, dit le jeune homme en pressant affectueusement la main de son frère de lait. Ah! Pourquoi n'étais-je pas là? Mais je ne le regrette point, puisque tu y étais, toi, frère. Tu étais allée, n'est-ce pas, ajouta-t-il en s'adressant à sa sœur, prier sur la tombe de notre père? Il ne pouvait rien t'arriver, ma Carmen chérie, son âme veillait sur toi.

Lorsque les trois jeunes gens eurent repris un peu de sang-froid, Juan Cabral s'informa de ce qui s'était passé depuis que, sur l'ordre du général, il avait quitté la caravane pour se rendre à la mission. Miguel ne fit aucune difficulté pour tout lui dire: l'histoire était courte, mais navrante.

Deux jours après le départ du jeune homme, la caravane s'était égarée au milieu de ces plaines immenses et sans routes tracées qui forment la plus grande partie du désert. Les Mexicains errèrent quelques jours à l'aventure sans pouvoir retrouver leur chemin. Pendant ces longues courses, faites au hasard, le général, séparé un instant de ses compagnons, avait pénétré, sans trop savoir comment, au fond d'un vallon étroit, entouré de toutes parts de hautes collines, et que le hasard seul pouvait faire découvrir. Ce vallon était traversé par un maigre ruisseau qui tombait en cascade du sommet d'une montagne assez élevée. Soudain, le général eut un éblouissement. Il était enveloppé d'or; il y avait de l'or partout, amoncelé sous les pieds de son cheval, dans le lit du ruisseau. Le général se trouvait au milieu d'un de ces riches «placeres» comme les déserts mexicains en renferment tant dans leurs profondeurs inconnues.

Le général tressaillit à la vue de ces immenses richesses. Il lui serait donc permis de reconstituer un jour la fortune perdue de ses enfants. Il examina soigneusement les lieux, afin de les reconnaître, ramassa quelques lingots d'or, puis il sortit du vallon et rejoignit ses compagnons, que sa longue absence commençait à inquiéter.

Deux jours plus tard, au coucher du soleil, un voyageur se présenta au campement du général: ce voyageur était un coureur de bois mexicain, un «gambucino» ou chercheur d'or; il disait se nommer Pedro Omnès. Le général accueillit ce chasseur d'une façon cordiale, et lui demanda s'il pouvait le conduire à la mission de Sainte-Marie; ainsi se nommait l'endroit où il se rendait. Pedro Omnès ne fit aucune difficulté, moyennant rétribution, de servir de guide à la caravane. Le lendemain, on se mit en route.

Cet homme avait su inspirer une si grande confiance au général, qu'au bout de deux ou trois jours il ne fit aucune difficulté pour montrer à Pedro Omnès les lingots qu'il avait ramassés et lui révéler la découverte qu'il avait faite d'un riche placer. Cette confiance, qu'il avait témoignée un peu à la légère à un homme qu'il ne connaissait qu'à peine, devait coûter cher au général.

Pedro Omnès était un bandit de la pire espèce. La révélation qui lui avait été si imprudemment faite par le général éveilla sa cupidité, et lui suggéra l'idée de s'emparer, n'importe à quel prix, du placer. Malheureusement, la révélation n'était pas complète; le général n'avait pas dit au bandit, probablement parce que cela ne lui était pas venu à la pensée, le gisement du placer. C'était ce gisement qu'à tout prix le bandit voulait connaître. Mais ce fut vainement qu'il remit le général sur ce sujet; celui-ci, soit qu'il commençât à se méfier du chasseur, soit pour toute autre cause, s'obstina à détourner la conversation et à ne plus revenir sur ce sujet. Pedro Omnès en fut pour ses peines et ne put rien découvrir. Mais il ne se rebuta pas et il changea de batterie. Le chasseur mûrit son projet avec cette ténacité féline qui caractérise les Indiens; puis, lorsque sa résolution fut définitivement prise, il la mit à exécution sans hésiter, sans crainte comme sans remords. Il savait qu'une tribu d'Indiens pillards campait à peu de distance de la route suivie par la caravane. Rien ne lui était plus facile que de s'entendre avec ces misérables.

Un soir, lorsque tous les Mexicains furent endormis, que les sentinelles elles-mêmes, accablées de fatigue, eurent cédé au sommeil, le misérable s'évada et se rendit au camp des Apaches. Ces Indiens étaient des Apaches. Il fut reçu avec des cris de joie parmi ces sauvages, et bientôt tout fut convenu entre lui et eux. La nuit même, un peu avant le coucher du soleil, les Mexicains furent assaillis à l'improviste par une nuée d'Indiens qui se ruèrent en hurlant contre leurs retranchements. Avant même que les blancs, surpris à l'improviste, eussent eu le temps de se mettre en défense, le camp était envahi, et les Mexicains se défendaient opiniâtrement dans un combat corps à corps qui devait leur devenir fatal. Le premier coup de feu tiré par les Apaches frappa la malheureuse épouse du général, qui tomba en s'écriant avec désespoir:

—Sauve nos enfants!

Le général, blessé lui-même et ne voulant pas abandonner le corps de sa femme aux insultes des sauvages, luttait avec ce courage et cet acharnement que seul peut donner le désespoir. Alors il se passa un fait étrange: Miguel et Carmen, ces deux pauvres enfants qu'une mort affreuse menaçait, semblèrent oublier le danger suspendu sur leurs têtes pour ne songer qu'à leur mère. Ils se jetèrent au plus épais de la mêlée, saisirent le cadavre sanglant de celle qui les avait tant aimés et qui maintenant était au ciel, l'enlevèrent par un effort suprême dans leurs bras débiles, et, rendus forts par l'amour filial qui chez eux dominait tout, ils arrachèrent le cadavre, l'emportèrent dans leurs bras, et, avec des difficultés inouïes, ils réussirent à le cacher si bien dans les buissons qu'il eût été impossible de le retrouver à tout autre qu'à eux.

—Reste ici, dit Miguel; veille sur notre mère; moi je vais sauver notre père ou mourir avec lui.

Le jeune homme s'élança alors et retourna au combat.

Dieu le protégea sans doute et eut pitié de son dévouement filial, car lorsqu'après avoir pillé le camp et tué ses derniers défenseurs, les Indiens consentirent enfin à s'éloigner, Miguel retrouva son père sous un monceau de cadavres, couvert de blessures, mais vivant encore.

La plume est impuissante à exprimer les prodiges de dévouement que l'amour filial inspira au malheureux enfant du général. Mais, hélas! Ce dévouement devait être inutile: l'heure suprême du vieux soldat avait sonné. Dieu, dans sa toute-puissance, avait fixé l'heure de sa mort. Le général sentait sa fin approcher. II ordonna à ses enfants de se placer près de lui, et, s'adressant à son fils, qui sanglotait à, son chevet:

—Je vais mourir, dit-il. Il dépend de toi, Miguel, de me rendre douce et paisible cette dernière heure que Dieu consent à me laisser passer sur la terre.

—Parlez, mon père, dit le jeune homme, quoi que vous me demandiez, je vous obéirai.

—Tu es bien jeune, mon fils, reprit le général; Dieu permet que tu restes seul dans le désert, abandonné, sans secours, sans protection. Tu es maintenant, Miguel, chef de notre famille; je te confie ta sœur; sois pour elle non pas un frère, mais un père.

—Je vous le jure! s'écria le jeune homme en sanglotant.

—Maintenant, écoute, reprit le moribond, dont la voix s'affaiblissait de plus en plus; prends ce papier. Et il tira de sa poitrine un plan du placer qu'il avait dessiné de souvenir. Ne t'écarte pas de l'endroit où nous sommes, quel que soit le temps que tu doives y rester. Juan Cabral, votre frère de lait, mes enfants, que j'ai envoyé à la mission de Sainte-Marie, ne vous voyant pas arriver, viendra à votre recherche, et il vous trouvera. Pendant ce temps, Miguel, tu chasseras pour nourrir ta sœur; tu chercheras le placer. Là est la fortune de ta sœur et la tienne. Surtout, ne dis ton secret à personne; ma confiance a causé notre perte. Maintenant, mes enfants, recevez ma bénédiction; je sens la mort qui me presse. Dieu m'appelle vers lui; au revoir... Au ciel!

Après avoir prononcé ces paroles d'une voix étouffée le général se laissa retomber en arrière, sans chercher à se retenir. Il exhala un profond soupir et ferma les yeux.

Il était mort.

Miguel obéit ponctuellement aux ordres de son père. Ce jeune homme, dont la vie avait été si heureuse jusqu'alors, accomplit des miracles de volonté, de force et d'intelligence pour remplir la mission qu'il avait acceptée, et il fut réellement pour sa sœur un père tendre et dévoué.

Ce ne fut qu'avec regret que don Miguel consentit à s'éloigner de la tombe où, par ses soins, son père et sa mère avaient été enterrés.

Son arrivée à la mission causa une joie immense au padre Sebastian.

Deux ou trois fois, Matasiete, qui n'avait pas renoncé, bien loin de là, à découvrir le secret du placer, avait essayé d'enlever doña Carmen pour s'en faire un otage, afin d'obliger don Miguel à lui révéler en quel endroit se trouvait le gisement d'or, et, connaissant l'amitié de Juan Cabral pour le jeune homme, à plusieurs reprises il avait voulu l'assassiner. Mais toutes ses tentatives avaient avorté, grâce à la surveillance incessante que le padre Sebastian exerçait sur ses enfants adoptifs.

J'avais moi-même, sans y songer, et pour ainsi dire à l'improviste, fait avorter la dernière tentative de ce misérable.

Le padre Sebastian achevait son récit au moment où nous arrivions à la mission de Sainte-Marie. Le digne moine était triste; il avait le cœur serré; il semblait avoir le pressentiment d'un malheur.

J'essayais vainement de relever son courage; je m'épuisais en consolations banales, sans réussir à le convaincre.

Nous apercevions les premières maisons de la mission, lorsque tout à coup les peones qui accompagnaient le père Sebastian s'élancèrent en avant, en poussant des cris de détresse.

D'abord confondus par cette fuite subite, bientôt tout nous fut expliqué: la mission brûlait; les flammes s'élevaient à une grande hauteur au-dessus de ses bâtiments.

Je pressai mon cheval et je partis en avant. Déjà des secours étaient organisés; les Indiens luttaient avec toute l'énergie du désespoir contre l'incendie. Une petite troupe d'hommes déterminés combattait vaillamment et avec une incroyable énergie contre une vingtaine de cavaliers, aux traits sinistres et repoussants, les auteurs sans doute de l'incendie, et à la tête desquels se trouvait Matasiete, l'homme auquel le padre Sebastian avait, deux heures auparavant, si généreusement accordé la vie.

Étroitement garrotté et couché en travers sur le devant de la selle de ce misérable, il y avait un jeune homme: ce jeune homme, c'était don Miguel.

Le bandit, tout en faisant caracoler son cheval au milieu de la foule, insultait par ses sarcasmes les peones qui se pressaient autour de lui et essayaient de lui arracher sa victime.

Tout à coup une jeune fille, ou plutôt une enfant, pale, échevelée, et brandissant de sa main débile une hache trop pesante pour son bras, se jeta résolument à la tête du cheval du bandit.

—Mon frère! Rends-moi mon frère! s'écria la malheureuse jeune fille d'une voix stridente.

—Ton frère, s'écria-t-il avec mépris; ton frère, viens le prendre! Il est à moi, maintenant; nul ne l'arrachera de mes mains.

En même temps que la jeune fille, un homme s'était élancé: cet homme, c'était Juan Cabral.

Le bandit eut un ricanement de tigre et leva son fusil, dont il s'était fait une massue.

Je ne sais ce qui se passa en moi en ce moment terrible, mais, sans même réfléchir ou songer à ce que je faisais, machinalement j'épaulai mon rifle et je lâchai la détente.

Le coup partit. Le bandit proféra une dernière malédiction et roula sur le sol.

Il n'était que blessé, cependant; mais, avant qu'il pût se relever et que le padre Sebastian eût le temps d'intervenir, déjà cinquante bras s'étaient tendus vers le misérable, et, moins d'une minute après, il se tordait dans les dernières convulsions de l'agonie, pendu à la maîtresse branche d'un superbe magnolia planté au milieu de la place de la Mission.

Don Miguel, délivré de ses liens, était, avec sa sœur, agenouillé près de Juan Cabral, dont le padre Sebastian soutenait la tête et qui gisait sur le sol, le crâne fendu.

Je passai trois mois à la mission de Sainte-Marie. Ces jours paisibles sont les meilleurs de toute mon existence; le souvenir en restera toujours gravé dans ma mémoire.

Quatre ans plus tard, je rencontrai à Mexico don Miguel de Figueroa. Sa sœur avait épousé Juan Cabral. Tous trois venaient se fixer à Mexico, après la mort du padre Sebastian, qui s'était éteint dans leurs bras.

Grâce au placer découvert par le général, la famille de Figueroa était plus riche qu'elle n'avait jamais été; mais ses héritiers avaient renoncé à la politique; ils avaient l'intention de quitter l'Amérique et de se fixer en Espagne.

Plus tard, peut-être dirai-je ce qui leur advint après avoir exécuté cette résolution.

Quant à présent, je m'arrête: ce récit est trop long déjà, et j'en aurais trop à raconter; et, comme disent les écrivains espagnols: Pardonnez les fautes de l'auteur, et surtout son manque de mémoire.

Il tâchera d'être plus heureux une autre fois.

FIN


Table

CARDENIO
Un profil de bandit Mexicain
Frédérique Milher
UN CONCERT EXCENTRIQUE
Carmen

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