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Cardenio: Scènes de la Vie Mexicaine

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—Mon frère! Ma sœur! s'écria le vieillard en joignant les mains avec l'expression d'une joie immense, tandis que deux larmes coulaient lentement sur ses joues pâlies. Oh! C'est trop de bonheur!

Mais, affaibli par le sang qu'il avait perdu, il ne put résister à une émotion aussi forte, et, fermant les yeux en exhalant un profond soupir, il s'évanouit dans les bras de ses enfants.

—Diable d'homme! Hum, hum, pouh! By God! L'air est très vif ici, dit le commandant Edward's en essuyant sournoisement deux larmes qui s'échappaient de ses yeux; voilà ce que j'appelle une réparation éclatante. Moi aussi, hum, pouh, by God! Je vous avais bien dit que je me vengerais, hein, père Paul-Michel?

—Vous êtes le plus excellent homme que je connaisse, commandant, lui répondit en souriant le missionnaire; et il lui tendit la main.

—Vous en avez menti, by God! s'écria le commandant en lui serrant la main à la lui briser; je suis un brute, un animal; mais c'est égal, hum, hum, pouh! Vous pouvez compter sur moi, by God!

A cette étrange sortie du commandant, les assistants ne purent s'empêcher de rire.

La prédiction du missionnaire se réalisa complètement.

Trois mois plus tard, don Melchior de Bartas, parfaitement remis de ses blessures, s'embarquait à Galveston pour l'Espagne, avec son neveu et toute sa famille.

Mais avant de quitter le Texas, l'ancien planteur avait mis ordre à ses affaires.

Il avait absolument voulu laisser tous les biens qu'il possédait au Texas au père Paul-Michel.

Le missionnaire avait longtemps résisté.

Il n'avait consenti à accepter ce don considérable qu'à la condition expresse qu'il serait libre d'en disposer à son gré pour soulager les malheureux et construire une église à Castroville, condition à laquelle don Melchior de Bartas s'était empressé d'adhérer.

FIN DE CARDENIO


Un profil de bandit Mexicain

I

Le Mexique est sans contredit le pays le plus extraordinaire qu'il soit.

Les contes des Mille et une Nuits eux-mêmes, où se révèle la prodigieuse fécondité de l'imagination si riche et si puissante des Orientaux, ne sont que des récits sans couleur, sans intérêt et presque positifs, d'un monde essentiellement matériel, comparés, dans de certaines limites, bien entendu, aux excentricités fantaisistes de la civilisation mexicaine.

Dans cette contrée étrange, l'incroyable est le seul réel, et l'impossible le seul vrai. L'illogisme et l'imprévu forment là des bases sur lesquelles repose l'échafaudage fantastique de toutes les croyances et de toutes les aspirations d'une nationalité pour ainsi dire en gestation perpétuelle, qui n'a pas encore réussi, après trente ans de luttes sanglantes, à s'affirmer, et qui, par conséquent, ne saurait être comparée à aucune autre.

En un mot, le Mexique échappe complètement à l'analyse, et demeurera longtemps encore, je le crains, à l'état de sphinx indéchiffrable.

Les Américains du Nord qui en convoitent si ardemment la possession n'ont jamais posé le pied sur la terre mexicaine sans éprouver une instinctive terreur. Ce peuple qui, pourtant, dans son insatiable esprit de conquête, ne respecte et ne redoute rien, semble comprendre que, du jour où il se sera emparé du Mexique, commencera sa décadence, et que l'édifice qu'il a su si laborieusement élever sur le sable s'écroulera à tout jamais.

Les Français qui, partout où ils ont passé, ont laissé de ce passage, si rapide qu'il fût, des traces profondes parmi les populations, n'ont pu pénétrer jusqu'à la chair de ce peuple railleur dont ils ont à peine entamé l'épidémie. C'est un Protée insaisissable, qui échappe, comme en se jouant, à toutes les mains qui prétendent le serrer.

En effet, que faire dans un pays où la vertu semble être un mythe, et où tout ce qui est vice ou passion désordonnée a droit de cité, tient le haut du pavé et se pavane cyniquement au soleil?

Aussi, les bandits italiens et les brigands de la Grèce, qui croient être si solidement organisés, rougiraient de honte et d'envie s'ils connaissaient les exploits de leurs confrères mexicains.

Ceux-ci sont une force; ils ont élevé le brigandage à la hauteur d'une institution, et, dans maintes circonstances, ils ont traité d'égal à égal avec le président de la République lui-même, et l'ont contraint à reconnaître ses torts et presque à leur faire des excuses.

A ce sujet, il me revient en mémoire une aventure assez singulière, à laquelle, bien qu'elle soit vieille de près de vingt-cinq ans déjà, l'audacieux attentat commis par les bandits de Marathon donne en ce moment une actualité qui m'engage à la raconter ici.

J'avais à cette époque vingt-cinq ans à peine. Après avoir longtemps erré dans les solitudes du Sinaloa et de la Sonora, me trouvant riche de plusieurs milliers de piastres, l'idée m'était venue d'abandonner pour quelque temps la vie sauvage du chasseur des grandes savanes, et d'aller pendant quelques mois m'endormir dans les délices si vantés de la grande métropole mexicaine.

Après avoir changé mon or contre une lettre de crédit sur une des premières maisons de banque de la capitale de la République, et m'être muni de plusieurs lettres de recommandation, ce viatique des voyageurs dans l'embarras qui veulent se lancer dans le monde, je me mis en route pour Mexico, où j'arrivai par une belle matinée du commencement du mois de mai, sans que, par un hasard singulier, il me fût arrivé aucune aventure désagréable pendant un voyage de près de deux mois, fait seul et à cheval à travers les provinces les plus mal famées de la République.

Ma première visite en entrant dans la ville fut naturellement pour mon banquier.

Après m'être fait compter une somme assez forte sur ma lettre de crédit, comme le commis principal de la maison auquel je m'étais adressé me paraissait être un homme du meilleur monde, fort aimable et surtout fort au courant des affaires de la ville, j'exhibai mes lettres de recommandation, et je les lui présentai, en lui disant avec un sourire que j'essayai de rendre le plus gracieux possible:

—Excusez-moi, monsieur, mais vous vous êtes montré si courtois envers moi, que je me hasarde, si ce n'est pas abuser de votre complaisance, à vous demander, non pas un service, le mot serait peut-être trop ambitieux mais certains renseignements qui me sont indispensables.

—De quoi s'agit-il, monsieur? me répondit le commis de l'air le plus bienveillant; je serai heureux si vous me procurez l'occasion de vous être agréable.

—Figurez-vous, monsieur, répondis-je, que je suis une espèce de sauvage; je n'ai aucune expérience de la vie civilisée; cette fois est la première que je mets le pied dans une grande capitale et je ne crains pas de vous avouer tout franchement que l'aspect de vos rues magnifiques, de vos monuments splendides, de vos équipages brillants et de tant d'autres choses que je ne connaissais pas, a produit un tel effet sur moi, que je ne sais plus où j'en suis; je crois marcher comme dans un rêve.

—Oh! Cet étourdissement vous passera vite, monsieur, me répondit le jeune homme en souriant, lorsque vous aurez vu les choses de près. C'est surtout pour le Mexique qu'a été fait le proverbe: «Tout ce qui reluit n'est pas or.»

Avant deux jours, vous serez complètement remis de votre étonnement, et ce que vous trouvez aujourd'hui si extraordinaire ne vous paraîtra plus que très naturel.

—Dieu veuille que vous disiez vrai, monsieur, répondis-je. Mais comme je me ferais un scrupule d'abuser de vos moments, si vous me le permettez, je vous exposerai tout de suite ma requête.

—C'est cela, reprit-il gaîment. Voyons, qu'est-ce qui vous tourmente?

—Eh, eh! Bien des choses, repris-je; et tout d'abord, je ne vous cacherai pas que je suis très embarrassé pour mon logement.

—Si ce n'est que cela, c'est la moindre des choses. Ensuite?

—Ensuite, repris-je en étalant mes lettres sur la table, voici plusieurs lettres de recommandation qui mont été remises à mon départ du Sinaloa, et dont je vous avoue que je ne sais trop ce que je dois faire.

—Ah! Vous avez des lettres de recommandation? reprit-il en jetant les yeux sur les adresses. Eh! Mon Dieu! Pourquoi ne me disiez-vous pas cela tout de suite? Votre logement est trouvé, et vous n'avez plus à vous en inquiéter.

—Comment cela?

—C'est bien simple. Au Mexique, l'hospitalité règne partout avec la même force, aussi bien dans les villes que dans les savanes. Tenez, je vois écrit sur cette lettre: Al señor don Diego Palacios, su amigo don Antonio Díaz.

—Eh bien? repris-je en le regardant les yeux écarquillés.

—Eh bien! Rien de plus simple. Don Diego Palacios est un ancien officier supérieur de l'armée retiré maintenant, qui est à la tête d'une belle fortune, possède une famille charmante, jouit d'une excellente réputation, et qui, sur la présentation de cette lettre, vous recevra à bras ouverts.

—Ah! m'écriai-je; vous croyez qu'il me recevra?

—A bras ouverts, j'en ai la conviction; il ne saurait en être autrement, surtout si vous avez été à même de rendre quelques services à son ami don Antonio. Avez-vous rendu service à don Antonio?

—Eh, eh! fis-je; je crois lui avoir un peu sauvé la vie.

—Alors c'est parfait; rendez-vous tout droit chez don Diego et vous verrez de quelle façon vous serez accueilli.

—Pardon, vous me piquez au jeu, répondis-je vivement; et ne serais-ce que pour savoir à quoi m'en tenir sur l'hospitalité mexicaine, dont j'ai souvent entendu parler sans en avoir jamais usé, je l'avoue, je suivrai votre conseil.

—Suivez-le, vous vous en trouverez bien, d'autant plus que, par ses relations, don Diego Palacios vous ouvrira les portes de toutes les grandes maisons de Mexico. Son fils, le colonel don Juan Palacios, est secrétaire particulier du président de la République, qui l'aime beaucoup, ce qui, vous le comprenez, lui donne un immense crédit.

—Oh! Je ne suis pas ambitieux, répondis-je naïvement.

—C'est possible; mais vous avez des yeux, sans doute?

—Oui, et qui, même, sont très bons.

—Eh bien! Alors, s'écria-t-il en riant, vous trouverez à les employer utilement à admirer doña Incarnación Palacios, la sœur du colonel, un charmant lutin de dix-sept ans, dont l'incomparable beauté révolutionne toute la ville.

—Oh, oh! fis-je. Et il demeure loin d'ici, don Diego Palacios?

—Mon Dieu, non; il habite calle de Tacuba, à deux pas d'ici; tout le monde vous indiquera sa maison.

—Je vous remercie de vos excellents renseignements, répondis-je en prenant mon chapeau et remettant mes lettres dans ma poche.

—Vous allez chez don Diego Palacios, n'est-ce pas? me demanda le jeune homme en souriant.

—Je le crois bien, m'écriai-je en riant; après ce que vous m'avez dit, je serais fou de ne pas le faire.

—Eh bien! Bonne chance, don Gustavo, reprit-il en me serrant la main; vous viendrez me dire comment vous avez été reçu.

—Je n'y manquerai pas, répondis-je en lui rendant son étreinte.

Sur ce, je le quittai, je remontai à cheval, et cinq minutes plus tard je m'arrêtais devant la porte de don Diego Palacios.

Au premier appel du heurtoir, la porte s'ouvrit, et un peon d'un certain âge, proprement vêtu, ce qui me donna une bonne opinion de ses maîtres, car en général, au Mexique, la toilette des domestiques est assez négligée, me demanda poliment ce que je désirais.

Je répondis à cet homme que j'étais porteur d'une lettre que je m'étais chargé de remettre à don Diego Palacios lui-même.

Le peon s'inclina, me fit entrer sous le zaguán et, après avoir refermé la porte derrière moi, il m'aida poliment à mettre pied à terre, dit deux mots à voix basse à un autre peon qui venait de paraître, m'invita à suivre ce second domestique, et s'éloigna avec mon cheval.

Après m'avoir fait traverser plusieurs pièces assez luxueusement meublées, le peon s'arrêta dans un salon, et me demanda qui il devait annoncer à son maître.

—Votre maître ne me connaît pas, répondis-je; dites-lui seulement qu'un étranger arrivant de Sinaloa est chargé de lui remettre une lettre de la part de son ami don Antonio Díaz.

—Veuillez vous asseoir, caballero, me dit le peon en s'inclinant.

Puis il s'éloigna et me laissa seul dans le salon.

Mais je ne demeurai pas longtemps abandonné à moi-même.

La porte s'ouvrit presque aussitôt, et un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, de haute taille, aux traits fins et distingués, à la démarche imposante, s'approcha vivement de moi, le bras tendu et la main ouverte.

—Je suis don Diego Palacios, me dit-il; disposez de moi, et veuillez me dire tout d'abord en quoi je puis vous servir.

La franchise et la bonne humeur qui éclataient sur sa physionomie me prouvèrent que don Diego ne me faisait pas un compliment banal, mais qu'il pensait réellement ce qu'il disait.

Je pressai la main qu'il me tendait, et, sans lui répondre autrement, je lui présentai la lettre que don Antonio m'avait remise pour lui.

Après s'être excusé, don Diego ouvrit la lettre qu'il parcourut rapidement des yeux.

—Señor, me dit-il au bout d'un instant, en fixant sur moi un clair et chaleureux regard, cette lettre était inutile; votre nom seul suffisait pour vous faire bien accueillir dans une maison dans laquelle depuis longtemps grâce à Dieu vous êtes connu. Don Antonio, dans plusieurs de ses lettres, nous a parlé de vous avec les plus grands éloges, et nous a dit l'éminent service que vous lui aviez rendu.

J'essayai de balbutier une excuse modeste, mais je fus interrompu par don Diego.

—Depuis quand êtes-vous à Mexico? me dit-il.

—Depuis une heure, répondis-je.

—Me permettez-vous de vous demander où vous êtes descendu?

—Ma première visite a été pour vous, señor; je ne suis encore descendu nulle part.

—Ah! Voilà qui est bien, s'écria don Diego en montrant la joie la plus vive; je vous remercie, caballero, d'en avoir agi ainsi avec moi. Puisque vous êtes ici, vous n'en sortirez plus, je vous fait prisonnier.

—Oh! murmurai-je en essayant de me défendre.

—Toute résistance est inutile, señor, reprit-il en riant, je vous tiens, et je ne vous lâche pas. Cette maison et tout ce qu'elle contient est à votre disposition. Veuillez donc vous considérer ici comme chez vous, et cela pendant tout le temps que vous resterez à Mexico, et j'espère que nous vous retiendrons longtemps parmi nous.

Sans attendre ma réponse, il me saisit par le bras, et, moitié de gré, moitié de force, sans me laisser le temps de la réflexion, il m'entraîna dans un salon voisin, où trois personnes étaient assises: un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, aux traits mâles et caractérisés, revêtu d'un brillant costume d'officier supérieur; une jeune fille d'une exquise beauté, âgé de seize ou dix-sept ans à peine, et une dame d'un certain âge, fort bien conservée et qui, quelques années auparavant, avait dû être charmante.

Ces trois personnes étaient: doña Manuela Palacios, la femme de don Diego, et ses deux enfants, don Juan et doña Incarnación.

A la façon dont je fus accueilli sur La présentation de mon hôte, je vis que celui-ci m'avait dit vrai et que, bien que je ne fusse pas personnellement connu, j'étais loin, cependant, d'être un étranger pour la famille.

Devant une réception aussi cordiale et aussi chaleureuse, tout refus devenait impossible. Je me laissai faire une douce violence, et j'acceptai, tout joyeux, l'offre hospitalière qui m'était si affectueusement faite.

Dès ce moment, je fus établi dans la maison, et considéré non pas seulement comme un ami, mais comme un proche parent de la famille.

—Vous arrivez à propos, me dit don Diego; il est onze heures, et nous allions nous mettre à table; j'espère que vous n'avez pas déjeuné?

—Moi? Pas le moins du monde! répondis-je en riant; depuis quatre heures du matin je suis à cheval, trottant par monts et par vaux, pour arriver plus vite.

—Tant mieux, fit mon hôte en se frottant les mains; alors vous ferez honneur au déjeuner.

Ces divers incidents s'étaient passés avec une rapidité telle, que je n'avais pas eu un instant pour réfléchir à ce qui m'arrivait, et ce ne fut que plus tard, lorsque je me retirai pour faire la siesta dans la chambre qui avait été préparée pour moi, que j'essayai de remettre un peu d'ordre dans mes idées.

Je m'étais pris, presque à l'improviste, d'une véritable affection pour les membres de cette charmante famille.

De don Diego et de sa femme je n'en dirai rien, sinon qu'ils personnifiaient pour moi la bonté et la franchise.

Quant à doña Incarnación, si je n'avais pas eu, à cette époque, des idées aussi arrêtées sur, ou plutôt contre le mariage, il est évident que j'en serais immédiatement tombé éperdument amoureux.

Seul, le colonel don Juan Palacios n'excitait pas en moi une aussi vive sympathie.

C'était, je l'ai dit, un fier et beau jeune homme, à la tournure martiale, à la physionomie douce et intelligente, dont les grands yeux noirs rayonnaient d'éclairs, et cependant, il y avait en lui un je ne sais quoi que je ne pouvais expliquer et qui me repoussait instinctivement.

Son regard, qui ne se fixait jamais, était presque insaisissable; une profonde ride s'était creusée entre ses sourcils; deux plis à demi dissimulés par sa moustache relevaient les coins de sa bouche et imprimaient à son sourire quelque chose d'amer et presque de cruel.

J'essayai vainement de combattre cette répulsion sans cause logique que me faisait éprouver la vue de ce jeune homme, mais ce fut en vain; je n'y pus parvenir.

Du reste, j'avais cru m'apercevoir, malgré les témoignages d'amitié et les offres gracieuses qu'il me prodiguait, que l'impression que j'avais faite sur lui ne m'était pas non plus favorable.

Nos deux natures étaient antipathiques.

Il était évident pour moi que, si nous ne pouvions être ennemis, jamais nous ne serions réellement amis.

Lorsque je descendis pour le dîner, je remarquai que don Juan était absent.

Un jeune homme nommé don Luis Gálvez le remplaçait.

Il ne me fallut qu'un coup d'œil pour reconnaître que don Luis Gálvez aimait doña Incarnación et qu'il lui faisait une cour assidue.

Quant à la jeune fille, il me fut impossible de deviner si elle accueillait favorablement les assiduités de don Luis.

Du reste, j'aurais vivement désiré qu'il en fût ainsi.

Jamais couple plus charmant et mieux choisi ne me sembla réunir toutes les véritables conditions de bonheur, soit au moral, soit au physique.

Don Luis Gálvez avait vingt-six ans; il appartenait à l'une des meilleures familles du Mexique; il était riche et jouissait de l'estime générale.

J'appris plus tard qu'il se destinait à la diplomatie. Il était même, je crois, question de l'attacher au consulat général du Mexique en Angleterre, poste fort honorable, mais qui ne semblait que médiocrement sourire au jeune homme, qui préférait de beaucoup rester à Mexico, pour des raisons qu'il se gardait d'expliquer, mais que ses regards ardents, incessamment fixés sur doña Incarnación, laissaient parfaitement deviner.

Le repas fut très gai, plein d'entrain et de laisser aller; il se serait sans doute prolongé pendant longtemps encore, si, tout à coup, nous n'avions été interrompus par les cris désespérés et les exclamations interminables des domestiques.

Dès le premier moment, don Diego n'attacha pas une grande importance à ces clameurs qui, pensait-il, ne pouvaient se prolonger fort longtemps; mais comme au lieu de cesser elles prenaient des proportions formidables, que des rassemblement nombreux se formaient dans la rue et que ces rassemblements devenaient menaçants, force nous fut de nous lever de table et d'essayer de connaître la cause de ce tumulte.

Cette cause, nous ne l'apprîmes que trop tôt, et le récit de ce qui venait de se passer nous frappa d'une épouvante et d'une stupeur indicibles.

La rue de Tacuba est une des grandes artères de Mexico; elle est très large, très belle, et habitée en général par la population riche de la ville.

Précisément en face de la maison de don Diego Palacios se trouvait un cercle, nommé le cercle des Anglais.

L'étage supérieur avait été loué au consul de Hanovre.

Or, vers quatre heures du soir, une calèche attelée de deux chevaux, et dans laquelle se trouvaient trois moines dominicains, était entrée au galop dans la rue de Tacuba, venant de la Plaza Mayor.

Cette calèche s'était arrêtée devant la porte de la maison du cercle des Anglais, où se trouvaient alors réunies et jouant au monte au lansquenet et à d'autres jeux, cinquante ou soixante personnes ayant toutes une position élevée soit dans l'armée, soit dans la magistrature, soit dans la diplomatie.

Les trois moines dominicains avaient mis pied à terre, et, sans s'arrêter devant le club, à la porte duquel se tenaient deux valets en grande livrée, ils étaient montés à l'étage supérieur.

Les trois moines avaient frappé doucement à la porte.

Cette porte leur avait été ouverte, ils étaient entrés, étaient demeurés pendant une demi-heure ou trois quarts d'heure au plus dans l'appartement du consul, sans que nul bruit insolite vint donner l'éveil aux personnes qui se trouvaient à l'étage inférieur ni aux valets qui se tenaient sur l'escalier, puis ils étaient ressortis et étaient remontés dans leur calèche, qui s'était immédiatement éloignée au galop.

Dix minutes s'étaient à peine écoulées lorsqu'un grand tumulte se produisit dans le cercle.

Des goutes de sang avaient tout d'un coup filtré à travers le plafond et tombaient en une pluie sinistre sur les tables de jeu.

Une vive épouvante saisit les membres du cercle. Ils se précipitèrent au dehors en criant: Au meurtre!

Quelques-uns, mieux avisés que les autres, s'élancèrent vers l'appartement du consul de Hanovre.

Ils défoncèrent les portes et pénétrèrent dans l'appartement.

Alors un spectacle horrible s'offrit à leurs regards terrifiés.

Le consul de Hanovre, sa femme, son fils, âgé de huit ans, et ses deux domestiques gisaient sur le parquet, au milieu d'une mare de sang.

Ils avaient chacun, non seulement la gorge coupée, mais un poignard enfoncé dans le cœur.

Le désordre de meubles prouvait que le vol avait été le seul mobile de cet horrible attentat.

En effet, la veille, le consul de Hanovre avait, disait-on, reçu 150,000 piastres en or appartenant à différents négociants, et qu'il devait, le lendemain même, expédier en Europe.

Au moment où l'on achevait de nous raconter cette lugubre histoire, don Juan Palacios entra dans le salon.

Il était pâle, agité, un tic nerveux crispait les muscles de sa face.

Personne ne remarqua, dans le premier moment, l'état extraordinaire dans lequel se trouvait le jeune homme.

Moi seul je m'en aperçus.

—C'est horrible, n'est-ce pas? lui dis-je en le regardant fixement.

—Oui, me répondit-il, horrible, en effet.

Son visage devint plus pâle encore, et, se détournant brusquement, il sortit du salon.

—Pauvre Juanito, murmura doña Incarnación en suivant son frère du regard, cette nouvelle affreuse le désespère.

—Cela se comprend, reprit vivement don Luis Gálvez, qui, lui aussi, était blanc comme un linceul, voilà quatre ans que le président de la République et lui, aidés par le gouverneur, essaient vainement d'arrêter ces meurtres qui épouvantent la ville.

—On n'y réussira jamais, dit froidement don Diego. C'est encore un coup des invisibles, et ces misérables semblent avoir fait un pacte avec le démon.

Je remontai tristement chez moi; j'ouvris la fenêtre, et, laissant machinalement errer mon regard sur la foule hurlant dans la rue:

—Tout cela n'est pas clair, murmurai-je. Pourquoi donc ces invisibles sont-ils introuvables? Est-ce qu'on redoute de les découvrir trop haut?

Et je m'abîmai dans de tristes réflexions.


II

A quelque vingt ou vingt-cinq kilomètres de Mexico se trouve une ville ou plutôt un gros bourg, qui ne se distingue en rien des autres centres de population de la République, ni par son commerce qui est mort, ni par aucune espèce d'industrie locale, et qui, cependant, malgré une population étiolée par la misère, des maisons tombant presque en ruines, des rues étroites, tortueuses et remplies d'une fange infecte, sort chaque année, à une certaine époque, de sa torpeur morbide, se réveille, se galvanise, pour ainsi dire, et devient, pendant quelques jours, plus animée et plus bruyante que la capitale de la République elle-même.

Il est vrai que ce réveil n'a qu'une durée de dix jours, mais pendant ces dix jours, la cité semble, comme Lazare, sortie du tombeau et ressuscitée à une vie essentiellement fiévreuse.

Cette résurrection commence pour cette ville fantastique tous les ans, le jour de la fête de son patron, Saint Augustin.

Ce jour-là, la population de Mexico, les riches comme les pauvres, émigrent en masse pour San Agostín (tel est le nom de cette singulière cité), à pied, à cheval, en voitures, et usant au besoin des moyens de locomotion les plus excentriques et les plus invraisemblables.

De trois ou quatre mille âmes qu'elle possède ordinairement, la population de cette ville s'élève tout à coup au chiffre effrayant de quatre-vingts et même cent mille âmes.

Le prix des logements monte à un prix fou; la vie matérielle y devient presque impossible; aussi, à moins de jouir d'une grande fortune, les étrangers qui affluent alors à San Agostín ont-ils soin de se munir de vivres pour le temps de leur séjour, et la plupart campent-ils en plein air sous des tentes, ou transforment-ils en maisons les voitures qui les ont amenés, et dans lesquelles ils dorment, mangent, et même reçoivent des visites sans le moindre embarras.

C'est que, pendant les dix jours qui suivent la fête de Saint Augustin, la ville devient littéralement un immense club.

Toutes les maisons s'ouvrent, et, du haut en bas, deviennent des montes en permanence.

Sur les places, dans les rues, dans les ruelles, des tables de monte sont dressées et attirent jour et nuit la foule des joueurs.

Aucun peuple n'a poussé aussi loin que le peuple mexicain l'amour du jeu; non pas par avarice ou par désir de gain: le Mexicain n'est ni avare ni intéressé; ce qu'il recherche avant tout, se sont les émotions fortes, et s'il joue, c'est tout simplement pour éprouver ces alternatives poignantes de joie, d'espoir ou de douleur, qui viennent tour à tour étreindre comme dans un étau le cœur de tout homme qui met sur une carte sa fortune, sa position et souvent même son honneur.

Aussi le Mexicain est-il le plus excellent joueur qui se puisse imaginer. Il suit la marche du jeu d'un œil indifférent, avec un calme parfait en apparence, fumant nonchalamment sa fine cigarette, et lorsque le croupier retourne la carte fatale qui décide soit de sa ruine, soit de sa victoire, il annonce lui-même, d'une voix dans les notes de laquelle il serait impossible de saisir le plus léger tremblement, son succès ou sa défaite; s'il a gagné, il ramasse son or, sans se presser en rien; s'il a perdu, il s'éloigne à pas lents, et pour toute protestation lâche parfois le mot: «Peuh!» d'un air de dédain entre deux bouffées de tabac.

Quelques jours après l'horrible attentat qui avait plongé Mexico dans la douleur, don Diego Palacios, après m'avoir annoncé que le lendemain était la fête de Saint Augustin et par conséquent le jour où commençait la feria de plata littéralement la foire à l'argent, me proposa de l'accompagner à San Agostín, où il comptait se rendre avec toute sa famille.

Ce fut en vain que mon hôte me raconta les anecdotes les plus extraordinaires pour m'engager à le suivre à cette fête à laquelle aucune autre ne saurait être comparée dans le monde entier; je prétextai certaines affaires qui exigeaient impérieusement ma présence à Mexico, et je refusai péremptoirement de m'éloigner de la ville.

Ce qu'il y avait de particulier dans ce refus obstiné que j'opposais aux avances gracieuses et réitérées de don Diego, c'est que rien en réalité ne le motivait. J'étais complètement libre de mon temps; aucune affaire, de quelque sorte quelle fût, ne me retenait. Ce refus avait quelque chose d'instinctif qui me surprenait moi-même, et, tout en répondant négativement à mon hôte, je me disais, dans mon for intérieur, que je commettais une folie insigne, en m'obstinant à me priver d'un plaisir unique au monde et dont peut-être je ne pourrais jamais revoir le spectacle extraordinaire.

Le lendemain, au point du jour, don Diego Palacios, doña Manuela et doña Incarnación montèrent dans un de ces lourds carrosses comme on n'en rencontre plus qu'au Mexique et qui datait probablement du règne de Charles III, et ils se dirigèrent vers San Agostín, sous la protection assez problématique de quatre peones à cheval et armés de machetes et de fusils à pierre.

Le colonel don Juan Palacios, retenu par ses fonctions auprès du président de la République qui ne pouvait se passer de lui, ne devait rejoindre sa famille que deux ou trois jours plus tard, et encore cela n'était-il pas bien certain.

Le président de la République mexicaine était à cette époque, si je m'en souviens bien, le général Comonfort, le même qui plus tard essaya à la tête de quatre ou cinq mille hommes de débloquer Puebla assiégée par les Français, et auquel le général Bazaine infligea une si rude défaite.

Ce Comonfort était un drôle de corps. On racontait sur lui les anecdotes les plus singulières et parfois même les plus saugrenues.

L'histoire de ses débuts dans la carrière militaire était surtout fort amusante. La voici en deux mots; je la donne pour ce qu'elle vaut, et sans prétendre, bien entendu, m'en faire l'éditeur responsable:

Le père de Comonfort était tailleur sous les portales; sa clientèle se composait presque entièrement d'officiers.

Un jour, le brave homme chargea son fils, dont il avait fait son associé et qui avait alors vingt-cinq à vingt-six ans, d'aller porter à un certain colonel qui, paraît-il, en avait un extrême besoin, un uniforme de grande tenue qu'il venait de terminer.

Le jeune Comonfort confia le paquet aux mains d'un peon qui se dirigea vers la maison du colonel.

Mais à peine le jeune homme eut-il mis le pied dans la rue, qu'il s'aperçut qu'une surexcitation extraordinaire régnait dans la ville. Disons le mot, le peuple mexicain, assez calme depuis environ trois mois, et qui sans doute se fatiguait d'une si longue inaction, était tout simplement en train de faire un pronunciamiento contre le général Bustamente, en ce moment président de la République.

Mais, soit que les mesures des révoltés fussent mal prises, soit qu'ils ne fussent pas assez nombreux ou peut-être parce que leurs projets avaient été révélés au président, Comonfort remarqua qu'ils étaient rudement ramenés par les troupes restées fidèles à leur devoir et que leur coup de main était manqué.

Alors une idée qui ne pouvait venir qu'à un Mexicain traversa subitement la cervelle du jeune tailleur.

Il arracha des mains du peon l'uniforme que celui-ci portait, entra dans la cabane d'un evangelista ou écrivain public; en un tour de main il se débarrassa de ses habits, endossa l'uniforme du colonel qui, par un hasard singulier, se trouva lui aller comme s'il eût été fait pour lui, puis enfonçant d'un coup de poing son chapeau sur sa tête et dégainant son épée, il s'élança au dehors en criant:

A bas Bustamente! Vive la République! etc., etc.

Les révoltés, qui se considéraient comme perdus, électrisés par cette intervention subite d'un officier supérieur qu'ils ne connaissaient pas, à la vérité, mais dont l'uniforme était tout flambant neuf, reprirent courage, revinrent à la charge, et bref, firent si bien, que le soir même le président Bustamente était chassé de la ville, un gouvernement provisoire proclamé, et la révolution faite.

Le premier décret que signa le nouveau gouvernement fut celui par lequel il reconnaissait à Comonfort le grade de colonel que celui-ci s'était octroyé de son autorité privée.

On comprend sans peine qu'un homme qui débutait ainsi dans la carrière militaire devait aller loin.

Ce fut, en effet, ce qui arriva, et, quelques années plus tard, le général Comonfort devenait, à son tour, président de la République.

Cette piquante anecdote m'avait été racontée par le colonel Palacios, avec cette raillerie mordante et spirituelle que possèdent si bien les Mexicains, deux ou trois jours après mon installation chez son père.

Les révolutions avaient pu faire de Comonfort un président de la République, mais il leur avait été impossible d'en faire un lettré.

Il savait à peine signer son nom.

Voilà pourquoi il lui était presque impossible de se passer de son secrétaire particulier. Du reste, il est juste d'ajouter que, malgré tous ses ridicules, Comonfort était un galant homme, et surtout un honnête homme dans l'acception véritable du mot, ce qui est fort rare au Mexique, et que, quoique président, il était assez aimé de ceux qu'il gouvernait tant bien que mal.

J'étais donc resté seul, ou à peu près dans la maison de la rue de Tacuba. Un vieux peon presque idiot et plus qu'à moitié aveugle avait été chargé de veiller sur la maison.

Ce peon me croyait parti avec ses maîtres, et ne s'occupait pas de moi. Mon hôte m'avait confié un passe-partout au moyen duquel j'entrais et je sortais, sans être remarqué.

Les deux premiers jours que je passai, ainsi abandonné à moi-même, furent pour moi, je dois l'avouer, d'une longueur interminable. Je m'étais accoutumé au charmant babil de doña Incarnación, ainsi qu'aux gracieuses attentions de sa mère, et plus que tout, à la franche jovialité de mon hôte.

Je m'en voulais de cette espèce de bouderie dont je m'étais rendu coupable, je ne savais pourquoi, et, deux ou trois fois, je fus sur le point de monter à cheval et d'aller rejoindre don Diego à San Agostín. Mais toujours une mauvaise bonté me retint, et je restai.

Le soir du second jour, après une longue promenade à l'Alameda et au Paseo de Bucareli, j'étais allé dîner dans un hôtel français, et, fatigué, ennuyé, ne sachant que faire, j'étais rentré chez moi vers neuf heures. J'avais ouvert ma fenêtre pour jouir de la fraîcheur de la nuit, et sans même allumer ma bougie, je m'étais étendu dans un fauteuil à disque où, tout en me balançant nonchalamment, et me laissant aller à mes pensées, j'avais fini par m'endormir.

Je dormais ainsi depuis environ trois quarts d'heure, comme je pus m'en rendre compte plus tard, lorsqu'il me sembla entendre un bruit de pas assez fort dans l'escalier. Je m'éveillai en sursaut, et j'écoutai.

Le bruit se rapprocha, et bientôt il fut évident pour moi que plusieurs hommes étaient arrêtés à quelques pas seulement de ma chambre. Des chuchotements assez animés me firent comprendre que ces hommes discutaient à voix basse.

—Je vous répète qu'il est parti, dit entre haut et bas une voix que je reconnus être celle de don Juan Palacios. Que ferait-il à Mexico, maintenant que tout le monde est à la feria de plata?

—C'est égal, cher ami, reprit une autre voix qui était évidemment celle de don Luis Gálvez, il vaut mieux nous assurer de son absence. Ce n'est pas un jeu d'enfant que nous faisons ici: une indiscrétion nous perdrait.

—C'est vrai, repartit don Juan, mais j'ai remarqué que le français laisse toujours sa clef sur sa porte et elle n'y est pas.

En effet, contre mon habitude j'avais, ce soir-là, retiré machinalement la clef de la serrure.

—Cela est un indice, répondit assez vivement don Luis, qui me parut être un gaillard assez difficile à convaincre; mais comme deux preuves valent mieux qu'une, vous me permettrez, n'est-ce pas, de m'assurer par moi-même de ce qui en est.

Et sans attendre de réponse, le jeune homme se mit à heurter assez rudement à ma porte, en me criant du ton le plus amical:

—Eh! Don Gustavo, don Gustavo! Êtes-vous là? C'est moi, votre ami, don Luis Gálvez, je désirerais vous entretenir un instant!

Je ne sais ce qui me passa par la tête, mais au lieu de répondre comme je l'aurais dû, je m'obstinai dans mon mutisme. Les appels furent répétés deux ou trois fois, mais comme je persévérai dans mon silence, ils cessèrent enfin.

—Êtes-vous satisfait maintenant?

—A peu près, répondit don Luis, d'un air de doute.

—Que voulez-vous de plus?

—Entrer dans la chambre.

—Allons donc! Vous êtes fou, amigo! Quel intérêt peut avoir ce caballero à ne pas répondre?

Aucun. Je vous affirme, une fois encore, qu'il est parti, hier matin, avec mon père et ma mère.

—Soit, je l'admets, puisque je ne peux pas faire autrement; mais c'est égal, je n'aurais pas été fâché de m'assurer plus positivement de l'absence de cet homme.

—¡Viva Dios! fit Don Juan; je regrette de n'avoir pas de double clé; je vous aurais donné immédiatement la satisfaction que vous désirez. Ah ça, que faisons-nous? Entrons-nous? Sortons-nous? Il faudrait pourtant nous décider à quelque chose.

—Entrons, entrons! Nous n'avons pas de temps à perdre.

La marche recommença, mais au bout de deux ou trois minutes elle cessa, et j'entendis le bruit d'une clé tournant dans une serrure. Une porte s'ouvrit, et don Juan Palacios pénétra dans son appartement.

J'ai oublié de dire que cet appartement était contigu avec ma chambre, qui n'était séparée de celle de don Juan que par une cloison et une porte qui paraissait condamnée depuis très longtemps.

Au Mexique, les maisons, à cause, des tremblements de terre, sont presque toutes construites en torchis; il est donc impossible qu'entre voisins on n'entende pas distinctement ce qui se passe chez l'un ou chez l'autre. Cette fois, non seulement j'entendis, mais encore je vis.

Don Juan après avoir refermé la porte de sa chambre, avait allumé un candélabre posé sur une table: immédiatement une raie lumineuse apparut à la porte condamnée dont j'ai parlé plus haut.

Je n'avais pas encore aperçu cette fissure, par la raison toute simple qui depuis que je demeurais chez don Diego, jamais je n'étais rentré dans ma chambre sans lumière. Il est probable que don Juan Palacios était aussi ignorant que moi à ce sujet.

Il y eut un remuement de chaises, un moment de silence, puis la voix de don Luis se fit entendre de nouveau:

—Que faisons-nous? dit-il. Il me semble qu'il serait temps de délibérer.

—En effet, répondit aussitôt une voix qui m'était inconnue, car si vous voulez tenter l'affaire, vous n'avez que tout juste le temps d'arriver.

—Eh bien, voyons, de quoi s'agit-il? dit don Juan. Les quelques mots que vous nous avez dit, don Emilio, nous ont fait venir l'eau à la bouche, mais vous ne nous avez pas donné de renseignements bien précis.

—Señores, interrompit vivement don Luis Gálvez, je ne sais pourquoi, j'ai une peur instinctive des murailles; il me semble toujours qu'il y a des yeux et des oreilles embusqués derrière.

Cette fois le jeune homme ne se trompait pas; j'étais littéralement collé contre la porte condamnée.

—Allons, allons, vous êtes fou, amigo! répéta don Juan en riant. Nous sommes ici chez mon père; nous n'avons pas d'espions à redouter.

—Tralala la la la! reprit don Luis en fredonnant un jarabe entre ses dents, tout cela est bel et bien; mais serions-nous chez le pape, qui, dit-on, est infaillible, je répéterais que la méfiance est la mère de la sûreté. En conséquence, si vous m'en croyez, nous causerons en chichimèque.

—Allons, soit! s'écria don Juan. Caray! Vous n'avez pas volé votre réputation de méfiance, don Luis, sur ma parole, je n'ai jamais vu personne comme vous.

—C'est bon, c'est bon! En causant en Indien, nous sommes certains de ne pas être compris.

—Allez, don Emilio, reprit don Juan, parlez en Indien, puisque don Luis l'exige.

—Je ne l'exige pas, cher ami, je le désire.

—Bon! C'est la même chose.

Celui auquel on donnait le nom de don Emilio reprit immédiatement la parole, et comme en effet il parla en Indien, il me fut impossible de comprendre un traître mot à tout ce qu'il dit. Mais l'attention avec laquelle ses compagnons l'écoutaient, les exclamations qui parfois leur échappaient, me prouvaient que ce qu'on leur disait les intéressaient vivement.

Ne sachant que faire, je mis machinalement l'œil à la fissure lumineuse. Alors je distinguai parfaitement les trois personnages.

Mais une seconde déconvenue m'arriva.

Tous trois étaient enveloppés dans d'épais manteaux et portaient sur le visage un masque de velours noir.

—Oh, oh! Voilà, qui est singulier, murmurai-je en me reculant doucement. Cette fois, n'importe comment, il faut que je sache à quoi m'en tenir sur tout cela.

La conversation de mes mystérieux voisins se prolongea pendant un laps de temps assez considérable. Enfin, don Juan Palacios ou celui que j'avais cru reconnaître pour tel, car après ce que j'avais vu je ne savais plus à quoi m'en tenir sur son identité, se leva, et tous l'imitèrent.

—Voilà qui est convenu, dit alors la voix de don Luis, à minuit au Palo Verde, et de la façon accoutumée.

—Cette fois, cher ami, dit celui que je prenais pour don Juan, je vous ferai observer que c'est vous qui parlez trop.

—Bah! Quand même on nous entendrait, on n'y comprendrait rien. Allons-nous? J'ai une visite à rendre à doña Dolores Sandoval, et je ne voudrais pas y manquer pour un million.

—Nous aussi nous avons nos affaires, répondirent les deux autres.

Tout en causant ainsi, ils sortirent; je les entendis passer devant ma chambre, puis ils descendirent l'escalier, et le silence se rétablit.

Aussitôt que je me fus assuré que j'étais bien seul dans la maison, je me levai, je pris mes pistolets, mon machete, ma carabine, et sans plus réfléchir je sortis à mon tour. On eût dit qu'une force invincible me poussait au dehors.

A Mexico il est, ou plutôt il était à cette époque, défendu, aussitôt la nuit venue, d'aller à cheval à travers les rues de la ville. J'ignore s'il en est encore le même aujourd'hui. La raison de cette mesure de police est celle-ci: Mexico est bâti sur pilotis; les rues sont creuses sous le pavé, de sorte que, si une fissure se déclarait, elle pourrait causer des éboulements d'autant plus dangereux qu'on ne pourrait pas les apercevoir pendant l'obscurité. Du moins, telle fut la raison qu'on me donna.

Je me dirigeai à grands pas vers la garita de Toluca, où je savais pouvoir me procurer un cheval chez un ranchero dont j'avais fait connaissance quelques jours auparavant.

En effet, pour six piastres que je lui comptai, le digne homme me loua un vigoureux cheval, plein d'ardeur, sur le dos duquel je montai aussitôt, puis me penchant à l'oreille du ranchero en même temps que je lui glissais deux piastres dans la main.

—Amigo, lui dis-je, si quelqu'un vous demande si l'on vous a loué un cheval cette nuit et si vous avez vu passer un cavalier, répondez hardiment non, et vous m'aurez rendu un service. Cosas de amor! ajoutai-je à demi-voix.

—Bon, me répondit-il en souriant, c'est entendu, caballero, soyez tranquille. Celui qui m'arrachera une parole sera bien malin. Bonne chance!

Je m'éloignai au galop.

Ainsi que le lui avait très bien dit don Juan ou son ménechme, don Luis, l'homme prudent par excellence, avait trop parlé en citant le Palo Verde. Par un hasard très facile à comprendre, du reste, dans mes continuelles promenades autour de Mexico, j'étais arrivé à connaître les environs de la ville presque aussi complètement qu'un Parisien pur sang connaît le boulevard Montmartre.

Le Palo Verde était un rancho solitaire qui s'élevait dans un carrefour nommé le carrefour des Six Chemins, et auquel, en effet, aboutissaient six routes.

Il était environ onze heures et demie lorsque j'atteignis le Palo Verde. La porte du rancho était ouverte et flamboyait gaîment dans la nuit; de joyeux éclats de rire se mêlaient aux sons criards d'une guitare qui avait la prétention d'accompagner une chanson indienne.

Trois mules de charge étaient attachées près de la porte et gardées par deux dragons qui se tenaient à cheval, le mousquet sur la cuisse; six ou huit autres chevaux de troupe étaient tenus en bride par deux autres soldats.

Selon toute apparence, ces mules étaient chargées d'or, et on les dirigeait sur San Agostín sous la protection d'une nombreuse escorte.

Je passai sans m'arrêter devant le rancho. Cependant j'eus le temps de jeter un regard à l'intérieur et d'apercevoir une douzaine de dragons, deux ou trois arrieros et un officier, un alférez à ce que je crus reconnaître.

Après avoir fait une centaine de pas, je pris à travers champs et, contournant le carrefour, j'allai m'embusquer à portée de pistolet du rancho, derrière un rideau de goyaviers qui me dissimulait complètement, tout en me laissant la faculté de voir et d'entendre ce qui se passait au Palo Verde.

Je ne saurais expliquer aujourd'hui quelles étaient les raisons qui me poussaient à agir ainsi que je le faisais. Tout ce que je me rappelle, c'est que j'étais en proie à une préoccupation fiévreuse et à une curiosité que j'essayais vainement de combattre.

J'étais à peine depuis quelques instants installé dans mon embuscade, lorsque, tout à coup, j'entendis résonner, comme un tonnerre lointain, le galop d'une troupe nombreuse de chevaux lancés à toute bride. Au même instant les dragons sortirent du rancho, sur l'ordre de leur officier; ils se mirent en selle, prirent leurs rangs et entourèrent les trois mules auprès de chacune desquelles se tenait un arriero.

L'officier allait donner l'ordre du départ, quand soudain de nombreux cavaliers, portant le costume de lanceros et commandés par plusieurs officiers dont l'un portait les insignes de colonel, apparurent à l'entrée du carrefour.

—Halte! cria le colonel d'une voix stridente.

—Qui vive? répondit fièrement l'alférez commandant l'escorte et qui, en cette circonstance, se conduisit avec beaucoup de vigueur.

—Nous venons vous relever, reprit le colonel d'un ton railleur. Retournez à Mexico. Nous avons reçu l'ordre de convoyer la conducta jusqu'à San Agostín.

—Montrez-moi l'ordre dont vous êtes porteur, dit nettement l'alférez.

—C'est un ordre verbal. Mais assez de conversation comme cela. Ne voyez-vous pas quel est mon grade? Obéissez.

—Je ne sais qui vous êtes. Non seulement je n'obéirai pas; mais si vous faites un pas en avant, je donne l'ordre de tirer.

—Allons donc, vous êtes fou! Que vous importe la conducta? Soyez bon compagnon, et nous pourrons nous entendre. Sinon, il vous en cuira.

—A mon tour, je vous intime l'ordre de vous retirer. Je suis résolu à repousser la force par la force.

—Eh bien! Puisque vous le voulez, bataille! dit le colonel. En avant, muchachos! cria-t-il à ses hommes.

Les nouveaux venus s'élancèrent la lance couchée.

—Feu! commanda l'alférez.

Une décharge terrible éclata; les lanciers tourbillonnèrent sur eux-mêmes et revinrent à leur premier poste. Une nouvelle charge fut exécutée; mais cette fois une mêlée furieuse s'engagea à l'arme blanche. Soudain, je ne sais pourquoi, excité sans doute par l'odeur de la poudre, je me mis à crier:

Adelante, muchachos! Adelante! Ils sont pris!

Et en même temps je déchargeai ma carabine et mes pistolets au milieu du groupe le plus épais des lanciers. Alors il se passa une chose étrange.

Les assaillants, persuadés qu'un renfort arrivait effectivement à l'escorte de la conducta, se mirent à fuir dans toutes les directions, tandis que l'alférez, craignant sans doute un retour offensif de ses mystérieux ennemis, donnait l'ordre aux arrieros de monter sur leurs mules et s'éloignait aussi rapidement que possible.

Quant à moi, je continuai ma route en riant sous cape de l'espièglerie que j'avais commise, bien que très intrigué des suites que pourrait avoir cette échauffourée, et deux heures plus tard j'arrivais à San Agostín. Je trouvai la ville illuminée, aussi vivante et aussi bruyante qu'en plein jour. La nouvelle de l'attaque de la conducta s'était répandue, et chacun félicitait l'alférez de sa belle conduite: lui seul était triste et hochait la tête à chaque compliment qui lui était adressé. Le pauvre jeune homme craignait d'avoir commis une faute grave en remplissant si strictement son devoir.

Don Diego fut tout joyeux de mon arrivée, à laquelle il était loin de s'attendre, et me reçut à bras ouverts.

Au lever du soleil, un peon expédié par don Juan Palacios arriva porteur d'une triste nouvelle.

Vers onze heures et demie du soir, en sortant du palais du gouvernement, le colonel avait été attaqué, sur la plaza mayor même, par des voleurs dont il avait réussi à se débarrasser, il est vrai, mais non sans avoir reçu un coup de poignard dans la poitrine. Heureusement l'arme avait glissé sur les côtes et n'avait fait qu'une longue plaie ressemblant assez à un coup de sabre, mais peu profonde. Seulement cette blessure empêchait, à son grand regret, don Juan de se rendre ainsi qu'il l'avait promis à la feria de plata.

J'étais là lorsque le peon arriva. Ce coup de poignard ressemblant à un coup de sabre me parut assez singulier, reçu surtout la nuit même où avait eu lieu l'attaque de la conducta.

Seulement je gardai mes réflexions pour moi, et je parus aussi affligé que don Diego lui-même.


III

Avant de nous avancer davantage dans notre récit, nous devons rappeler au lecteur que, bien que nous ayons cru, à cause de certaines considérations particulières, nécessaire de changer les noms de nos personnages et la date des événements dont nous nous sommes fait l'historien, ces événements sont rigoureusement vrais, et que le seul mérite de cette étude, si tant est qu'elle en possède un, réside essentiellement dans son exactitude.

Il ne faut donc pas s'attendre aux péripéties plus ou moins émouvantes que l'on pourrait exiger dans une nouvelle faite à plaisir et dans laquelle, par conséquent, l'imagination à la plus grande part.

Cela dit, et notre lecteur bien prévenu, nous reprenons notre récit sans plus de prolégomènes.

Lorsque, deux ou trois jours après les événements qui terminent le précédent chapitre, je revins à Mexico en compagnie de mon hôte et de sa famille, j'appris avec une véritable surprise que les assassins du consul de Hanovre avaient été découverts, arrêtés, et que leur jugement allait immédiatement commencer.

Contrairement à ses habitudes, la police mexicaine, mise du reste sérieusement en demeure par le corps diplomatique, avait, cette fois, fait à peu près son devoir.

L'instruction de cette sanglante affaire fut vigoureusement conduite et terminée en quelques jours. Enfin les accusés comparurent devant le tribunal.

Ces accusés n'étaient pas des hommes vulgaires. Tous trois ils appartenaient à la meilleure société mexicaine. Ils se présentèrent devant le tribunal avec une aisance et un cynisme qui toucha beaucoup les assistants et leur parut du meilleur goût.

A la façon dont ils causaient avec les juges, en souriant et secouant gracieusement la tête, on les eût pris, non pas pour des coupables comparaissant devant une Cour sous le poids d'une accusation capitale, mais pour des amis en visite et n'ayant aucune préoccupation personnelle.

Pendant tout le cours des débats, qui durèrent assez longtemps, j'examinai sournoisement et j'étudiai, pour ma satisfaction personnelle, l'attitude du colonel Palacios.

Il était complètement guéri de sa blessure qui, en réalité, avait été fort légère, et passait presque toutes ses journées au palais de la Présidence.

Don Juan paraissait calme, souriant, presque gai; jamais je ne lui avais vu autant de laisser-aller et de désinvolture; il semblait complètement étranger à cette affaire, et si parfois on en parlait devant lui, il répondait d'un air narquois que les juges jouaient une comédie fort habile et que tout cela finirait évidemment par s'arranger.

Cette assurance ne se démentit pas une seule fois, pas même lorsque les accusés reconnus coupables furent condamnés à mort.

Quant à ceux-ci, ils écoutèrent leur sentence le sourire sur les lèvres, saluèrent gracieusement le tribunal et rentrèrent dans leur prison en causant tranquillement entre eux.

L'exécution des condamnés devait avoir lieu le vendredi suivant, c'est-à-dire trois jours juste après le prononcé de la sentence, par le garrote vil, à midi précis, sur la place de Santiago.

Dieu m'est témoin que je n'aime pas les exécutions; je suis un ennemi acharné de la peine de mort, qui m'a toujours semblé être plutôt une vengeance juridique qu'un exemple. Cependant, cette fois, j'éprouvai une invincible curiosité d'assister à cette sinistre cérémonie.

L'attitude narquoise, railleuse et hautaine du colonel Palacios prenait à mes yeux toutes les proportions d'une menace, et, sans en prévenir mon hôte, je louai fort cher une fenêtre de laquelle je verrais tout à mon aise ce qui se passerait.

Un secret pressentiment me soufflait à l'oreille qu'il se passerait quelque chose.

Les condamnés étaient en capilla depuis la veille dans le couvent de Santiago, où ils avaient été renfermés aussitôt après leur condamnation.

Au premier coup de midi, les portes du couvent s'ouvrirent, et le funèbre cortège parut. Nous ne le décrirons pas. On connaît l'appareil imposant que déploient les Espagnols dans ces circonstances, car les Espagnols sont grands amateurs de spectacles.

Faute d'une course de taureaux, une exécution capitale est pour eux une fête pleine de charmes. Le principal, c'est que le sang coule et que les condamnés acceptent gaillardement la mort.

La place était littéralement pavée de têtes.

Les assassins sortirent du couvent le front calme, le visage souriant, fumant leurs fines cigarettes de maïs et saluant d'un air protecteur les nombreuses personnes de connaissance qu'ils apercevaient dans la foule.

C'était charmant.

Aussi la foule enthousiasmée accueillit-elle avec les plus chaleureux bravos ces trois misérables, qui semblaient s'étudier à faire de leur ignominie un triomphe.

Ils n'étaient plus qu'à quelques pas à peine de l'échafaud, quand tout à coup la foule oscilla sous une pression puissante, mais invisible encore.

Soudain, elle se sépara brusquement au milieu des cris et des imprécations de colère et de douleur, et une centaine de cavaliers armés jusqu'aux dents et le visage caché sous des masques noirs, conduits ou plutôt guidés par une espèce de fantôme sinistre et complètement méconnaissable, se ruèrent avec une irrésistible puissance sur l'échafaud.

Il y eut alors une lutte affreuse, terrible, de deux ou trois minutes, lutte pendant laquelle il fut impossible de rien distinguer, puis les mystérieux salteadores tournèrent bride et s'éloignèrent avec une rapidité vertigineuse.

Lorsque les soldats commis à la garde des condamnés, un peu remis de leur terreur, cherchèrent ceux-ci, ils s'aperçurent avec stupeur qu'ils avaient disparu.

On ne les revit jamais.

Ce qu'ils devinrent et comment ils réussirent à échapper à toutes les recherches, ceci demeura constamment à l'état de problème.

Mon pressentiment ne m'avait pas trompé. Il s'était effectivement passé quelque chose, mais non pas ce qu'on était en droit d'attendre, c'est-à-dire l'exécution des coupables.

Cet audacieux enlèvement de trois condamnés à mort, accompli ainsi en plein soleil, au milieu d'une foule de plusieurs milliers d'individus, causa une indicible émotion dans la ville.

Le gouvernement fut littéralement terrifié et contraint d'avouer son impuissance en face d'hommes aussi résolus, et qui semblaient être si vigoureusement organisés.

L'épouvante était tellement grande dans Mexico que, même pendant le jour, on n'osait plus se hasarder à sortir seul de chez soi.

Cependant, contrairement à toutes les prévisions, rien ne vint justifier cette appréhension.

Les bandits, satisfaits sans doute de l'éclatante victoire qu'ils avaient remportée, ne donnaient plus signe de vie.

Pendant plus de deux mois, il n'y eut ni un vol ni un assassinat commis à Mexico. Il est vrai qu'en revanche les provinces semblaient avoir été mises en coupe réglée et que l'on n'entendait plus parler que d'arrestations à main armée sur les grandes routes, de vols de diligences, de pillages de ranchos, etc., etc.

Désespérant presque de réussir à obtenir un jour le mot de cette énigme et ne voulant pas prolonger indéfiniment mon séjour à Mexico, je commençais à faire mes préparatifs de départ, lorsqu'une aventure singulière, qui se passa sur ces entrefaites, vint réveiller à l'improviste le souvenir à peine assoupi des événements que j'ai rapportés.

Ainsi que je crois l'avoir dit précédemment, le président Comonfort était non seulement un honnête homme, mais de plus un galant homme. La position élevée qu'il occupait ne l'avait nullement grisé; il était resté simple, bon et serviable comme à l'époque où chez son père il travaillait plus ou moins bien à confectionner des uniformes.

Un jour, un des parents du président, nommé, je crois, don López Sabiduría, vint lui faire une visite.

Ce don López Sabiduría possédait une hacienda aux environs de Querétaro. A tort ou à raison, il passait pour être puissamment riche. C'était un homme tout rond, de manières simples, d'un caractère jovial et qui jouissait d'une réputation méritée de probité, qui, dans un pays comme le Mexique, devait le faire regarder, ce qui était en effet, presque avec admiration.

Don López, après un séjour assez prolongé à Mexico, séjour dont il avait profité pour faire certains achats et recouvrer certaines créances arriérées, se préparait à retourner à son hacienda; mais avant de partir il venait faire ses adieux à son cousin, le président de la République, et se charger de ses commissions pour leurs communs parents de Querétaro.

La famille de Comonfort était, en effet, originaire de cette ville.

Le président reçut très bien son parent, s'entretint avec lui assez longtemps, lui parla de ses affaires, puis tout à coup lui dit:

—Mais à propos, compadre (le président était parrain d'un des enfants de don López), vous êtes riche, vous?

—Mais oui, répondit l'autre en souriant.

—Sans doute vous ne retournez pas chez vous sans emporter avec vous une assez jolie somme?

—Peuh! dit l'autre, une quarantaine de mille piastres tout au plus.

—Caray, c'est sérieux cela! Dites-moi, quand comptez-vous partir, compadre?

—Mais demain, mon cousin; pourquoi me demandez-vous cela?

—Pour vous donner une escorte de vingt dragons. Caray! Je ne me soucie pas que vous soyez volé en route. Un de mes proches parents, ce serait joli!

—Non pas, non pas, interrompit vivement l'hacendero.

—Comment, non pas! fit Comonfort avec surprise, vous refusez mon escorte?

—Avec acharnement, cousin. Voyez-vous, je suis un homme tout simple, moi; je ne suis pas complètement une bête; j'ai remarqué, sans pourtant jamais m'expliquer ce fait extraordinaire, que les dragons possèdent la fatale faculté d'attirer les salteadores, et que dès que l'on a une escorte, on peut se considérer comme dévalisé.

—Allons donc, compadre, vous voulez rire! Si vous partez ainsi tout seul, vous serez volé, c'est certain.

—Je ne crois pas, cousin, et voici pourquoi: je compte prendre pour retourner chez moi une vieille carriole qui, bien qu'étant très solide en réalité, ne semble tenir que par miracle; j'ai pratiqué moi-même dans cette carriole, et à l'insu de tout le monde, une cachette sous la banquette que je mets les voleurs au défi de découvrir.

—Eh, eh! Compadre, prenez garde! Les voleurs sont bien fins!

—C'est possible, cousin; mais soyez convaincu que si on ne leur dit pas où est la cachette, à moins de démolir complètement la voiture, ils ne la trouveront pas.

Et alors, sans plus attendre, le digne homme, fier de son invention, en expliqua tout au long avec complaisance les ingénieuses combinaisons à son cousin.

L'idée était en réalité tellement bonne, que le président de la République fut convaincu.

—Ma foi, compadre, dit-il gaîment à l'hacendero en prenant congé de lui, vous avez raison: une escorte vous est inutile, et vous ne courez aucun risque à vous en passer.

Ainsi qu'il l'avait dit, le lendemain, au point du jour, don López quitta Mexico.

Mais il n'alla pas loin.

Un peu avant d'atteindre Molino del Rey où il comptait coucher, sa carriole fut tout à coup entourée par une dizaine d'hommes masqués de velours noir.

Sans répondre à ses dénégations, les bandits, qui sans doute étaient sûrs de leur affaire, sans tâtonner et sans chercher, poussèrent un ressort et s'emparèrent des quarante mille piastres; puis, comme don López criait comme un brûlé, ils le gratifièrent de trois ou quatre coups de machete, et le croyant mort l'abandonnèrent sur la route et s'éloignèrent au galop.

Mais bien que très grièvement blessé, grâce à Dieu le digne hacendero n'était pas mort; il avait même si peu envie de trépasser, que trois semaines plus tard il entrait en pleine convalescence.

Naturellement, la façon dont il avait été volé lui causa une vive surprise.

Il n'avait dit son secret à personne qu'au président de la République. Ce secret, c'était donc le président qui l'avait divulgué. Dans quel but? Là était la question scabreuse, puisqu'on lui avait volé quarante mille piastres. Qui était le voleur?

Don López était connu pour un honnête homme, incapable de mentir et de porter, s'il n'avait pas été sûr de son fait, une accusation aussi grave, surtout contre le président de la République.

On eut beau lui faire des observations, lui démontrer le peu de probabilité que le premier magistrat de Mexique eût pris part à une pareille affaire; l'hacendero soutenait mordicus qu'il était sûr de n'avoir révélé son secret qu'au président, et comme il ne voulut pas en démordre, la chose commença à prendre une certaine importance.

On se rappela les vols et les meurtres qui avaient été si audacieusement commis depuis quelque temps; les esprits s'échauffèrent, et bientôt on dit tout bas qu'il n'était pas étonnant que l'on ne réussît point à s'emparer des malfaiteurs, que la raison en était toute simple, puisqu'ils étaient commandités par le président lui-même, qui avait centralisé à son profit toutes les cuadrillas de salteadores de la République.

Si absurde que fût cette supposition, surtout avec le caractère bien connu du président de la République, elle fut admise sans discussion, et cela de telle sorte que Comonfort s'en aperçut à la façon plus que peu sympathique dont l'accueillait la population lorsqu'il sortait par la ville.

Ne sachant à quoi attribuer ces manifestations hostiles, le président voulut en avoir le cœur net et savoir à quoi s'en tenir.

Ce fut le général Miramón, qui était secrètement son adversaire, qui se chargea de lui raconter toute l'histoire.

Comonfort fut atterré, non pas de l'absurdité de l'accusation elle-même, mais de son apparence de bonne foi. Il aimait son cousin dont il appréciait le caractère, et il le savait incapable d'une calomnie.

Le malheureux président, accusé presque tout haut d'être un chef de voleurs, se sentait devenir fou. Il se creusait vainement la tête pour trouver la solution de ce problème, et du matin jusqu'au soir il répétait:

—Je n'ai dit un mot à personne de ce que m'a conté mon compère, c'est vrai; j'étais seul quand il m'a parlé de cela.

Mais soudain une idée lumineuse traversa son cerveau:

—Mais non! s'écria-t-il en se frappant le front, mais non, je n'étais pas seul! Le colonel don Juan Palacios écrivait dans mon cabinet, dont la porte était demeurée ouverte; nous parlions haut; il a tout entendu! Ah caray! Quoi qu'il arrive, je tirerai cette sotte affaire au clair!

Une heure plus tard, le colonel don Juan Palacios, secrétaire intime du président de la République mexicaine était arrêté et mis au secret.


IV

La stupeur fut générale à Mexico lorsqu'on apprit l'arrestation du colonel don Juan Palacios.

D'abord on refusa d'y croire. La chose semblait tellement monstrueuse que ceux qui, les premiers, osèrent en parler furent traités de calomniateurs.

La famille du colonel était peut-être la plus respectée de la ville. Les Palacios dataient de loin; leur illustration remontait, sans mélange de sang indien, aux premiers jours de la conquête. En effet, on retrouve dans les vieilles chroniques du temps, au nombre des hardis compagnons de Fernand Cortez, un don Diego Palacios, gentilhomme andalou qui en plusieurs circonstances, est cité avec honneur. Les Palacios étaient donc, sans contredit, une des premières familles de l'Amérique; ils appartenaient à cette caste privilégiée que l'on nomme les conquistadores et les Cristianos viejos.

Avant la révolution et depuis, ils avaient toujours joué un grand rôle dans l'histoire de leur pays et rempli avec honneur les plus hautes fonctions.

Oser accuser un descendant de cette famille, dont jusqu'alors le nom s'était conservé sans tache, était quelque chose de tellement extraordinaire que, je le répète, la population presque tout entière répondit à cet acte de vigueur du président par une protestation énergique, et l'opinion publique, qui n'avait pour ainsi dire pas hésité à admettre la culpabilité du président, loin de se modifier, crut plus que jamais à la complicité du général Comonfort dans tous les actes commis depuis cinq ou six ans par les malfaiteurs inconnus, et ne craignit pas d'attribuer l'arrestation du colonel Palacios à la découverte fortuite de secrets très compromettants, découverte faite par le colonel et que le président avait un puissant intérêt à ne pas laisser divulguer.

Par hasard, à cette époque, le gouverneur de Mexico était un certain don Melchior Céspedes, homme intègre, habile, d'une bravoure à toute épreuve, et surtout complètement dévoué au président de la République.

Don Melchior, sans se laisser intimider par les lettres anonymes qui lui arrivaient par paquets, par les menaces déguisées qu'on lui adressait presque à brûle-pourpoint et par deux tentatives d'assassinat auxquelles il réussit à échapper, poursuivit l'instruction de cette affaire avec la plus grande vigueur, soutint les jueces de letras, autrement dit les juges d'instruction, hommes timorés par excellence, qui redoutaient, avant tout, de se compromettre, de se faire des ennemis puissants, et qui n'auraient pas mieux demandé, moyennant finances, que d'étouffer l'affaire; bref, grâce à don Melchior Céspedes, cette affaire fut menée avec une habileté telle, que bientôt les débats commencèrent devant le tribunal.

Jusque-là aucune preuve sérieuse n'avait encore justifié les mesures de rigueur prises contre le colonel don Juan Palacios.

Vingt et quelques brigands avaient été arrêtés, interrogés de toutes les façons, mais vainement; aucun d'eux ne connaissait le colonel même de vue et n'avait eu de rapports avec lui. Et cependant, malgré cette absence de preuves contre celui que l'accusation considérait comme le chef et l'âme de cette vaste association de malfaiteurs, l'inquiétude, l'anxiété même témoignée par certaines personnes de la plus haute société mexicaine, la sollicitude acharnée que mettaient ces personnes à essayer d'assoupir l'affaire, étaient pour le gouvernement autant de certitudes morales de la culpabilité du colonel.

La terreur était tellement grande à Mexico, que c'était à peine si les juges osaient siéger.

En effet, pendant le cours de l'instruction, il s'était passé certains événements qui avaient jeté un reflet encore plus lugubre sur cette sinistre affaire.

Un juez de letras, plus courageux ou peut-être plus ambitieux que les autres, avait voulu faire preuve de zèle. On le trouva un matin pendu, dans la cour de sa maison, au bras d'un lampadaire. Une autre fois, un témoin à charge très important, au moment où il se préparait à parler, fut, dès ses premiers mots, saisi de convulsions horribles et tomba mort aux pieds du juge chargé de l'interroger.

D'un autre côté, la famille Palacios, croyant fermement et sincèrement à l'innocence du colonel, usait de toute son influence et remuait ciel et terre pour obtenir la mise en liberté du jeune homme.

Elle réussit, jusqu'à un certain point, à obtenir ce qu'elle désirait. La veille même du jour où les débats allaient commencer, don Melchior Céspedes fut révoqué de ses fonctions de gouverneur.

Alors une panique effrayante s'empara du barreau. Juges et avocats, ne se sentant plus soutenus, refusèrent énergiquement de siéger. Ce fut un sauve-qui-peut général.

Don Juan Palacios et ses complices présumés restèrent en prison, où ils demeurèrent à peu près oubliés.

Pendant tout le cours de cette affaire, ce qui me surprit le plus, ce fut la conduite de don Luis Gálvez. Ce jeune homme aux traits doux, presque efféminés, au parler zézayant, déploya une indomptable énergie et une activité incroyable pour servir le frère de celle qu'il aimait. Il affirmait partout l'innocence du colonel, semait l'or à pleines mains pour lui être utile, et afin de donner plus de force à ses affirmations, il demanda à don Diego Palacios la main de doña Incarnación et l'épousa à la face de tout Mexico.

Plus de deux mille personnes assistèrent à ce mariage, et, chose singulière, le colonel don Juan Palacios, libre sur parole, fut présent à la cérémonie nuptiale et signa sur le registre. Le soir il figura parmi les convives invités au repas de noce, parut au bal où il dansa plusieurs fois, et ne rentra dans sa prison qu'au soleil levant, accompagné par une foule d'amis qui ne voulurent le quitter que sur le seuil de la sinistre maison.

Avant de se séparer, les deux beaux-frères avaient eu un long et mystérieux entretien.

Dès qu'il fut marié, don Luis Gálvez vint habiter la maison de son beau-père dans la calle Tacuba.

Je savais que le jeune homme appartenait à une bonne famille de race espagnole et qu'il jouissait d'une fortune relativement assez considérable; mais à peine fut-il marié que je reconnus combien je m'étais trompé sur le chiffre de cette fortune.

Don Luis Gálvez qui, quelque temps auparavant, avait nettement refusé toute situation diplomatique, avait subitement changé d'avis aussitôt après son mariage. Il avait fait agir tant de hautes influences et avait manœuvré si habilement, qu'il réussit à se faire nommer secrétaire de la légation mexicaine à Washington.

Il est vrai qu'il avait en même temps reçu l'ordre d'être rendu à son poste au bout d'un mois.

Don Luis ne réclama pas. Ce temps lui parut plus que suffisant pour terminer ses préparatifs. Mais comme, disait-il, il voulait faire grande figure à Washington et montrer aux Américains du Nord de quelle façon les Mexicains comprenaient le luxe et jusqu'à quel point ils savaient le pousser quand cela leur plaisait, il liquida sa fortune, s'entendit avec de grandes maisons de banque anglaises et françaises, et se munit de lettres de crédit nombreuses sur de riches banquiers de New-York.

Je fus littéralement stupéfié lorsque j'appris par hasard, de la bouche même de don Luis Gálvez qui, vis-à-vis de moi, étranger, croyait ne pas devoir se cacher, que ces lettres de crédit se montaient à la somme énorme de six millions de piastres, c'est-à-dire plus de trente millions de francs. D'où pouvait provenir une si immense fortune? Voilà ce qu'il me fut impossible de découvrir, d'autant plus que rien ne m'autorisait à interroger Don Luis à ce sujet.

Quelques jours plus tard, le nouveau marié fit ses adieux à ses amis, prit officiellement congé du président de la République, et après avoir tendrement embrassé sa femme qui ne devait le rejoindre à Washington que lorsqu'il y serait définitivement installé, il partit pour la Veracruz.

L'affaire des invisibles, ainsi qu'on la nommait, paraissait complètement oubliée, quoique don Juan demeurât toujours en prison. Rien ne m'intéressait plus à Mexico; je résolus d'en partir.

Cependant, avant de retourner sur le territoire indien, je me déterminai à visiter Puebla, Orizaba, et, d'étape en étape, de ville en ville, j'arrivai, sans trop savoir comment, jusqu'à la Veracruz, où je me trouvais déjà depuis un mois, quand j'appris que don Melchior Céspedes avait été de nouveau nommé gouverneur de Mexico.

Cette nouvelle, qui n'avait pour moi rien de bien intéressant en réalité, ne laissa pas cependant que de me causer une certaine émotion. En effet, il était de toute évidence que don Melchior Céspedes revenant au pouvoir, il reprendrait aussitôt le procès interrompu, soit par la lâcheté, soit par l'incurie de l'homme qui lui avait succédé.

Dix-huit mois s'étaient écoulés depuis l'arrestation du colonel Palacios, et pendant tout ce laps de temps, le prisonnier, bien traité et presque libre dans sa prison, n'avait pas été interrogé une seule fois.

Je fis immédiatement mes préparatifs de départ, et le soir même je me mis en route pour Mexico.

Rien ne me pressait; aussi je voyageais en véritable flâneur; il me fallut huit jours pour atteindre Paso del Macho, endroit fort désert à cette époque, et qui, dit-on, depuis la guerre du Mexique, est devenu un véritable village. On n'y voyait qu'une espèce de tour sarrasine et un misérable rancho dans lequel un Indien de mauvaise mine débitait aux plus injustes prix, aux malheureux voyageurs qui pour leur malheur s'arrêtaient chez lui, des liqueurs tellement frelatées, qu'il était littéralement impossible de les reconnaître soit au goût, soit à l'odeur, et qui, en somme, étaient exécrables.

Ce fut bien malgré moi que je m'arrêtai dans ce rancho, mais il était tard, le temps était à l'orage, j'étais fatigué; bon gré, malgré, je mis pied à terre.

Mon cheval, plus intelligent que moi, semblait avoir deviné dans quel mauvais lieu je le menais: la pauvre bête protesta énergiquement contre cette halte.

Après l'avoir tant bien que mal installé dans le corral, et lui avoir donné la provende, je pénétrai enfin dans le rancho.

Je constatai avec un plaisir égoïste qu'un autre voyageur y était arrivé avant moi.

On ne saurait s'imaginer quelle consolation méchante on éprouve en voyage lorsque, en arrivant dans une mauvaise auberge, on voit qu'on ne sera pas seul à souffrir des exécrables ratatouilles que l'on sera obligé de manger, du coucher ignoble auquel on devra se résigner, et du vol manifeste qui, au moment de l'écot, couronnera le tout.

Je saluai l'inconnu, et comme l'homme est un animal essentiellement sociable, j'allai tout droit m'asseoir à l'angle diamétralement opposé à celui qu'avait choisi le voyageur: j'allumai une cigarette, et feignant de m'absorber dans mes pensées, je baissai la tête sur la poitrine.

La vérité est que je ne pensais à rien du tout, si ce n'est peut-être à la maigre chère que j'allais être forcé de faire.

J'avais remarqué que mon compagnon d'infortune avait tressailli légèrement en me voyant entrer. Dès que je fus assis, il se leva, pris son verre de tepache de la main gauche, et vint, sans cérémonie, s'installer en me saluant, dans le français le plus pur, d'un:

—Bonjour, don Gustave! Comment vous portez-vous?

Je relevai la tête et regardai mon homme d'un air ébahi.

—Vous ne me reconnaissez pas? me dit-il en souriant.

—Ma foi non, lui répondis-je, et je parierais même que cette fois est la première que je me rencontre avec vous.

—Ne pariez pas, vous perdriez!

—Bah!

—Parole d'honneur. Vous allez en juger. Je suis don Luis Gálvez.

—Allons donc! m'écriai-je en haussant les épaules, vous vous moquez de moi? Je connais parfaitement don Luis: il est brun, il n'a pas de barbe, et vous, vous êtes blond, vous portez toute la barbe. D'ailleurs, en supposant que vous soyez don Luis et que vous portiez un déguisement, il est une chose qu'on ne peut changer et à laquelle je vous aurais reconnu.

—Quelle chose?

—Les yeux, pardieu!

—Voilà où vous vous trompez, don Gustavo; les yeux se changent tout aussi bien que les autres parties du visage; il ne s'agit pour cela que de se teindre les cils, les sourcils et le bord des paupières. Allons, tant mieux! Je vois que mon déguisement est complet. Si je vous ai trompé, j'en tromperai bien d'autres!

—Je le crois bien! avec votre teint blanc, votre barbe rouge en éventail et vos cheveux ébouriffés, vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à un commis-voyageur français de mes amis. Mais qui a pu vous pousser à vous métamorphoser ainsi?

—Vous le saurez bientôt; mais d'abord, où allez-vous?

—Eh! A Mexico, naturellement.

—Moi aussi. Nous ferons, si vous le voulez, route ensemble.

—Je ne demande pas mieux, cher don Luis.

—Ne m'appelez pas ainsi. Je me nomme maintenant Ernest Guichard.

—C'est bon à savoir; je m'en souviendrai.

—Je ne comptais guère vous trouver ici.

—Ma foi, la surprise est réciproque; je vous croyais à Washington.

—J'en suis revenu.

—Je le vois bien.

—Ah ça, don Gustavo, vous n'êtes pas un homme à secrets?

—Moi, Dieu m'en garde! Je n'ai jamais voulu en avoir, c'est trop ennuyeux à garder!

—Eh bien, franchement, entre nous, quel motif vous conduit à Mexico?

—Vous voulez le savoir?

—Cela me fera plaisir?

—Eh bien, je vous avoue que j'ai appris la nomination de don Melchior Céspedes au poste de gouverneur de Mexico. Cela, je ne sais pourquoi m'a fort inquiété pour don Juan Palacios. J'ai longtemps habité la maison de son père, où j'ai toujours été traité avec les plus grands égards, et ma foi, pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité? mon intention est d'essayer de consoler don Diego, et si cela m'est possible, d'être utile à don Juan.

—Touchez-là, vous êtes un homme! s'écria vivement don Luis; je vous remercie de cette pensée. Moi non plus, je ne veux pas avoir de secrets pour vous; le même motif que le vôtre, à peu près, me conduit à Mexico, avec cette différence toutefois que moi j'y vais dans l'intention de sauver don Juan qui, ainsi que vous le savez, est mon beau-frère et que j'aime beaucoup.

—Don Juan Palacios est innocent et ne peut courir aucun danger!

Le jeune homme jeta un regard investigateur autour de lui, alluma une cigarette, se leva, et me faisant signe de le suivre:

—Venez donc faire un tour dehors, me dit-il; le temps est magnifique, et de la façon dont s'y prend notre hôte, nous ne mangerons pas avant une heure.

Je me levai et le suivis sans faire d'observations.

Après trois ou quatre tours sur la large esplanade qui s'étend devant le rancho, don Luis me dit tout à coup:

—Caray! Vous êtes un honnête homme! Je ne veux pas vous tromper.

—Que voulez-vous dire? m'écriai-je.

—Ceci, tout simplement: vous croyez don Juan innocent? Eh bien, il est coupable, très coupable même, et voilà justement pourquoi je veux le sauver. Tant que nous n'avons eu affaire qu'à des Jueces de letras poltrons, et que le gouverneur lui-même encourageait dans leur poltronnerie, naturellement nous n'avions qu'à laisser aller les choses; mais aujourd'hui tout est changé. Je connais de longue date don Melchior Céspedes; c'est un homme d'une rare énergie; il est furieux de l'avantage que nous avons pris sur lui en réussissant à le renverser; il a fait le serment, si jamais il revenait au pouvoir, de se venger du tour que nous lui avons joué. Don Melchior est connu pour tenir ses serments. Pendant les dix-huit mois qu'il a passés dans l'obscurité, il n'a pas interrompu un seul instant ses recherches et ses investigations, si bien qu'il arrive aujourd'hui armé de toutes pièces, et ayant en main les preuves qui lui manquait la première fois. Il est évident pour tout le monde que don Juan sera condamnée à mort. Or, il ne faut pas que don Juan meure. S'il se sentait abandonné, il pourrait parler, et ses révélations seraient terribles. Savez-vous, cher don Gustavo, qu'en ce moment, Mexico se partage en deux camps égaux: les voleurs et les volés?

—Oh, oh! interrompis-je, cela est impossible!

—Cela est. Vous comprenez donc les conséquences que pourrait avoir une révélation. Aussi voulons-nous l'éviter à tout prix. Le temps presse d'autant plus que doña Incarnación a commis une grave imprudence il y a huit ou dix jours.

—Doña Incarnación, votre femme!

—Mon Dieu, oui. Elle adore son frère, et avant de partir pour Washington, j'ai cru devoir lui révéler toute cette histoire.

—Vous la connaissez donc, alors?

—Heu... oui, me répondit don Luis en détournant la tête avec embarras. Mon beau-frère m'en avait fait la confidence, le jour même de mon mariage.

—Ah diable! Pas auparavant, vous en êtes sûr?

—Allons, allons, il est impossible de vous rien cacher, fit-il en riant faux. Convenez que vous vous trouviez dans votre chambre, certain soir?

—J'en conviendrai si vous le voulez, mais vous reconnaîtrez, cher don Luis, que je n'ai jamais soufflé mot de cette aventure.

—Je le reconnais et vous en remercie. Du reste, j'avais le pressentiment que depuis longtemps vous saviez à quoi vous en tenir sur notre compte.

—Revenons à doña Incarnación, s'il vous plaît.

—Eh bien, ma charmante femme, qui est un peu folle et qui adore son frère, vous disais-je, a perdu la tête en apprenant que don Melchior était de nouveau gouverneur de Mexico, et, sans faire part de son projet à personne, elle est allée tout droit le trouver, lui a nettement demandé la mise en liberté immédiate de son frère, et comme le gouverneur n'a pas voulu se laisser fléchir, elle n'a fait ni une ni deux: elle a sorti un stylet de son corsage et a voulu le planter dans la poitrine de don Melchior. Malheureusement, heureusement, veux-je dire,—la langue m'a fourché, fit-il en souriant,—heureusement, dis-je, que, celui-ci a avancé le bras, qu'il a eu traversé de part en part; sans cela il était mort.

—Oh, oh! m'écriai-je avec inquiétude, voilà qui complique singulièrement l'affaire! Doña Incarnación est sans doute arrêtée?

—Pas le moins du monde. Don Melchior Céspedes est trop fin pour commettre une telle bévue. Il a reçu le coup de poignard, n'a rien dit et a laissé doña Incarnación se retirer. Elle a quitté immédiatement la ville et est maintenant à l'abri de toutes recherches.

—Je suis charmé de ce dénoûment. Mais voyons, franchement, cette association de malfaiteurs existe-t-elle réellement?

—Mon cher ami, il faut que vous sachiez que don Juan Palacios est un homme doué d'un vaste génie, et qui, s'il fût né dans un autre pays que le Mexique, serait inévitablement arrivé aux plus hautes positions sociales. Il est parvenu à réunir dans ses mains toutes les cuadrillas de salteadores qui couvrent le Mexique, et vous savez si elles sont nombreuses?

—Oui, répondis-je, il y en a quelques-unes.

—Toutes dépendent et relèvent de lui. Elles sont organisées sur un pied réellement grandiose. Grâce à sa position de secrétaire du président de la République, don Juan pouvait facilement indiquer aux salteadores, non seulement les expéditions fructueuses, mais encore donner de fausses indications et de fausses directions aux escortes et aux troupes chargées de poursuivre les voleurs. Le partage du butin était fait par lui, et je n'ai pas besoin de vous dire qu'il prélevait amplement sa part. L'association était organisée sur de telles bases, je dis était, parce qu'il est probable, hélas, que nos beaux jours sont passés, était, dis-je, organisée de telle façon, qu'un grand nombre de nos compagnons ne connaissaient pas leur chef et que, par conséquent, il leur était impossible de le dénoncer. Vingt ou trente au plus, des plus déterminés d'entre nous, possédaient le secret de notre grande famille et servaient d'intermédiaires entre le chef et les associés, et surtout faisaient exécuter le règlement.

—Comment! Vous aviez un règlement?

—Oui, un règlement, et qui, croyez-le bien, laisse loin derrière lui tous ceux que vous autres, Européens, dans vos ventes de charbonniers, vous avez pu imaginer.

—Savez-vous que vous piquez vivement ma curiosité, et je désirerais connaître quelques articles de ce règlement?

—Rien ne nous presse; je puis vous satisfaire, d'autant plus que maintenant ce ne sera plus que lettre morte, hélas! Écoutez ceci: d'abord, pour faire partie de notre association, il fallait devoir au moins deux morts, c'est-à-dire avoir assassiné deux hommes.

—Oh! Je comprends. Il y a trop longtemps que je suis au Mexique pour ignorer cette locution. Mais pourquoi deux morts? Une me paraît très suffisante!

—Don Juan n'en jugeait pas ainsi, et voici la raison qu'il m'en a donnée:

—Tout homme, dans un moment de colère, ou par jalousie, ou étant ivre, peut se laisser entraîner à en tuer un autre; mais celui qui commet un second assassinat prouve qu'il a des instincts sanguinaires et que sa conscience est au-dessus des remords.

—Diable! Voilà qui est un peu bien subtil!

—Écoutez: Tout individu qui désirera faire partie de notre société parce qu'il en aura surpris quelques secrets sera refusé, surveillé attentivement, et s'il fait une démarche jugée suspecte, poignardé.—Tout individu joueur, buveur ou doué d'une complexion amoureuse sera refusé, car il est certain qu'un jour ou l'autre, soit étant ivre, soit après avoir perdu au jeu, soit enfin dans les bras de la femme qu'il aime ou qu'il croira aimer, il révèlera les secrets de la société.

—Ah ça, mais savez-vous que don Juan Palacios est tout simplement un profond politique?

—Voici un dernier article, cher don Gustavo, qui vous prouvera qu'en effet notre chef est réellement un homme de génie: Tout membre de notre société qui aura conçu des soupçons sur la fidélité d'un autre de nos affidés devra garder ses soupçons pour lui, sans jamais essayer, sous aucun prétexte, d'en faire part au chef; mais il sera tenu de poignarder le traître de sa main et de garder un secret inviolable sur cette exécution vis-à-vis même des chefs de la société.

—Caray! m'écriai-je, voilà qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer!

—Oui, vous le voyez, nous étions organisés solidement. Aussi depuis six ans nous avons tenu en échec toutes les forces de la République et souvent battu le gouvernement lui-même, ainsi que vous en avez été témoin il y a dix-huit mois. Nos affidés occupaient tous les échelons de l'échelle sociale, avaient entrée dans toutes les familles, les yeux et les oreilles partout. De là nos incontestables succès.

—Et vous ne vous tenez pas encore pour battus?

—Non pas; j'espère même que nous serons vainqueurs. Où descendez-vous à Mexico?

—Mais, tout naturellement, chez don Diego Palacios. Ce serait lui faire injure que d'agir autrement.

—Don Diego Palacios et toute sa famille ont quitté Mexico depuis huit jours. Vous trouverez la maison fermée.

—Alors je descendrai tout simplement à l'hôtel français.

—Cela vaudra mieux. Maintenant, écoutez ceci, don Gustavo: vous êtes un charmant compagnon; nous continuerons donc notre route côte à côte; seulement, comme vous êtes étranger et qu'avant tout il faut que vous ne soyez pas compromis dans cette affaire, à une lieue où deux de la ville nous nous séparerons, et nous entrerons chacun par un côté différent, et si le hasard nous met en présence plus tard, nous aurons l'air de ne pas nous connaître.

—Je vous remercie, cher don Luis. Du reste, maintenant que je sais que don Diego n'est pas à Mexico, mon inquiétude est moindre, et mieux vaut, en effet, que je reste spectateur désintéressé de ce qui se passera.

Ce qui fut dit fut fait. Trois jours après, nous entrions à Mexico chacun par une porte différente, et nous nous séparions pour ne plus nous revoir.

Don Luis avait dit vrai. Les débats avaient recommencé, et ainsi qu'il l'avait prévu, don Juan Palacios, accablé sous les preuves accumulées contre lui, avait été condamné à mort avec vingt-deux de ses complices, tous pauvres diables appartenant à la plus basse classe, qui jamais n'avaient vu leur chef et n'avaient rien pu déclarer contre lui.

La contenance de don Juan Palacios devant le tribunal fut calme, froide et railleuse; mais il ne prononça aucun nom et ne fit aucune révélation.

Lorsqu'on lui lut la sentence qui le condamnait au garrote vil et que le président lui annonça qu'il ne lui restait plus que quarante-huit heures pour se réconcilier avec Dieu, il sourit d'un air narquois et dit en saluant ironiquement le tribunal:

—Doucement, caballeros, nous n'en sommes pas encore là; je crois au contraire que j'ai beaucoup de temps devant moi.

Le lendemain, lorsque le corregidor et les alguaziles, accompagnés du gouverneur, pénétrèrent dans la prison, leur stupéfaction fut grande en trouvant la cellule du condamné vide.

Le colonel don Juan Palacios avait disparu.

Mais il avait laissé une lettre.

Cette lettre contenait en substance ceci:

«Adieu, ingrats compatriotes! Vous n'êtes pas dignes de comprendre un homme tel que moi; je m'exile chez nos voisins de la République des États-Unis, dont j'espère devenir bientôt un des citoyens les plus remarquables. Les Yankees sauront m'apprécier à ma juste valeur. Ils se connaissent en hommes.»

Don Melchior Céspedes, piqué au jeu par cette épître narquoise et essentiellement andalouse, essaya, mais en vain, de reprendre son prisonnier.

Les bandits subalternes furent exécutés, mais leur exécution ne consola que médiocrement le pouvoir du nouvel échec que la fuite du chef de l'association lui faisait subir.

Au résumé, jusqu'à la fin, dans leur lutte contre le gouvernement mexicain, les bandits avaient toujours eu le dessus.

Quant à don Juan Palacios, il réussit à passer aux États-Unis, où il est probable qu'il sera parvenu à occuper une haute position, soit dans un sens, soit dans un autre.

Il avait tout ce qu'il faut pour cela.

FIN D'UN PROFIL DE BANDIT MEXICAIN


Frédérique Milher

I

Le brick l'Épervier

L'aube commençait à nuancer les nuages de ses teintes nacrées; les étoiles s'éteignaient une à une dans les sombres profondeurs du ciel, et, à l'extrême ligne bleue de l'horizon, un reflet d'un rouge vif, précurseur du lever du soleil, annonçait que le jour n'allait pas tarder à paraître et à illuminer la nature de sa vivifiante et majestueuse splendeur.

En ce moment, un léger brick sortit peu à peu de l'épais nuage de brume qui le cachait et apparut, louvoyant au plus près du vent, longeant péniblement, à cause d'une brise carabinée du S.-S.-O., la côte si dangereuse et si accidentée qui forme l'estuaire du golfe de Californie.

Ce brick était un joli navire de quatre cent cinquante tonneaux au plus, aux allures fringantes et hardies, à la coque fine et élancée et à la haute mâture coquettement penchée vers l'arrière.

Son gréement, bien peigné et goudronné avec soin; ses vergues, brassées avec symétrie, et plus que tout cela les gueules béantes de six petites caronades de vingt-quatre qui sortaient tribord et bâbord des embrasures de ses sabords, et la longue pièce de trente-six, à pivot, braquée sur son gaillard d'avant, montraient que, s'il n'avait pas à la pomme de son grand mât la flamme des bâtiments de guerre, il n'en était pas moins résolu, le cas échéant, à lutter contre les croiseurs suspects qui pullulaient alors dans l'océan Pacifique et qui se hasarderaient à entraver sa marche.

A l'instant où commence notre récit, à part le timonier, placé à la roue du gouvernail, et un homme enveloppé dans un épais caban, qui se promenait de long en large sur l'arrière en fumant sa pipe, le pont du brick semblait désert. Pourtant, en regardant plus attentivement, on eût aperçu, couchés pêle-mêle et dormant sur l'avant du navire, une vingtaine d'individus composant la bordée de quart, et que le plus léger signal suffirait pour réveiller.

—Eh bien! dit le promeneur en s'arrêtant près de l'habitacle et s'adressant au matelot du gouvernail, je crois que le vent adonne, hein?

—Oui, maître Pécou, répondit le timonier; il vient d'adonner de deux quarts.

L'individu qui répondait au gracieux nom de Pécou étant un de nos principaux personnages, nous demandons au lecteur la permission de tracer en quelques lignes son portrait.

Maître Pécou était un homme d'une cinquantaine d'années, d'une taille presque aussi large que haute, ne ressemblant pas mal à une futaille à laquelle on aurait donné des pieds, et pourtant doué d'une force et d'une agilité peu communes.

Son nez violet, ses lèvres épaisses et sa face enluminée, encadrée de gros favoris rouges, lui donnaient une physionomie joviale, que deux petits yeux gris enfoncés sous l'orbite, pleins de feu et de résolution, rendaient ironique et railleuse.

Voilà pour le physique.

Au moral, c'était un brave et digne homme, franc et loyal, excellent marin, et n'aimant que deux choses, ou plutôt deux êtres au monde: son capitaine, qu'il avait élevé, et, ainsi qu'il le disait souvent, auquel il avait le premier administré du tabac pour lui apprendre à faire sa première épissure; et son navire, qu'il avait vu construire, sur lequel il était monté dès qu'on l'avait lancé, et qu'il n'avait plus quitté depuis.

Maître Pécou n'avait jamais vu, ou, pour être plus vrai, n'avait jamais connu ni son père ni sa mère; aussi, s'était-il fait une famille de son brick et de son capitaine.

Toutes ses facultés aimantes s'étaient si complètement concentrées sur eux, que ce qu'il éprouvait pour l'un comme pour l'autre dépassait toutes les limites d'une affection ordinaire, et avait atteint les proportions gigantesques d'un véritable fanatisme.

Du reste, si le digne contremaître aimait son capitaine, nous devons convenir que celui-ci le lui rendait amplement.

Loïck Legoff, fils d'honnêtes pêcheurs de Douarnenez, avait perdu ses parents à l'âge de huit ans, au milieu d'un grain qui avait fait chavirer leur barque à une encablure tout au plus du rivage. Il avait été sauvé miraculeusement, au moment où il allait périr, par Jean-Louis Pécou, qui l'avait saisi aux cheveux et porté évanoui à la côte.

Le brave matelot s'était senti pris de compassion pour cette pauvre petite créature qu'une épouvantable catastrophe faisait subitement orpheline. Avec cette simplicité si pleine de grandeur qui caractérise les marins, sans réfléchir à la position précaire dans laquelle il se trouvait lui-même, il emmena l'enfant dans sa misérable cabane et résolut de l'élever.

Sa bonne action lui porta bonheur, ce qui arrive quelquefois, quoi qu'en disent les pessimistes. Loïck comprit en grandissant les énormes sacrifices et les rudes privations que son bienfaiteur s'imposait pour lui, et comme c'était une nature d'élite, douée des meilleures qualités du cœur et de l'intelligence, il se promit intérieurement de récompenser son père adoptif de son abnégation et de son dévouement.

Le jeune homme, devenu beau et fort avec l'âge, redoubla de zèle et d'application, afin d'apprendre son rude métier de marin.

Avec un caractère aussi ferme et aussi énergique que celui de Loïck, vouloir et pouvoir étaient un. Aussi, tout arriva-t-il comme il l'avait décidé.

A vingt-cinq ans, il passait avec éclat son examen de capitaine au long cours, et il se faisait recevoir à l'unanimité.

A trente ans, il faisait, du produit de ses économies, construire à Saint-Malo un brick sur lequel maître Pécou, rayonnant d'orgueil et de bonheur, s'embarquait sous ses ordres en qualité de second.

Depuis trois ans déjà, les deux hommes couraient joyeusement la mer sur leur navire, le jour où nous les trouvons, par une belle matinée du mois de mai 1854, sur le point de doubler le cap Saint-Lucas, pour entrer dans le golfe de Californie.

—Dites donc, lieutenant, sans vous commander, reprit le timonier, où donc que nous allons comme ça?

—Est-ce que tu tiens beaucoup à le savoir? dit maître Pécou avec un feint intérêt.

—Dam, lieutenant! fit l'autre en tournant sa chique dans sa bouche et en lançant à trois pas de lui un jet de salive noirâtre, j'avoue que cela me flatterait.

—Vrai? Eh bien, mon gars! répondit le lieutenant avec un rire narquois, si par hasard on te le demande, tu répondras que tu n'en sais rien. De cette façon, tu seras certain de ne pas te tromper.

Puis il ajouta:

—Pique huit, garçon; voilà le soleil qui se lève, et nous allons appeler au quart.

Sans répondre, le timonier saisit la corde attachée au battant de la cloche et frappa quatre coups doubles.

A ce signal, les hommes couchés sur le gaillard d'avant se levèrent en tumulte et se précipitèrent dans l'entrepont en criant à tue-tête:

—Debout au quart, tribordais, debout! Debout! Debout! As-tu entendu, les tribordais! Debout! Debout! Debout!

Et comme réellement le soleil se levait, ainsi que l'avait dit maître Pécou, celui-ci fit monter un homme en vigie sur les barres du petit perroquet et reprit sa promenade.

—Hum! grommelait-il à part lui; où nous allons? Il serait bien aimable, lui, s'il me le disait. Est-ce que je le sais, moi? Nous étions bien tranquilles à San Francisco, lorsqu'il y a cinq jours Loïck reçoit un chiffon de papier d'un coureur indien qui venait de je ne sais où. Voilà mon Loïck qui rougit, qui pâlit et qui vient tout courant me trouver à mon auberge, en m'ordonnant de réunir l'équipage et de me rendre à bord; puis il arrive comme un coup de vent, et sans dire ni bonjour ni bonsoir, nous dérapons. Hum! Tout ça n'est pas clair! Attrape à laver le pont! commanda-t-il à haute voix.

Immédiatement l'équipage se mit à faire la toilette du navire.

Maître Pécou, de plus en plus plongé dans ses réflexions, n'attachait qu'une médiocre importance à ce qui se passait autour de lui.

Tout à coup, il sentit qu'on lui frappait amicalement sur l'épaule.

—Bonjour, père, lui dit une voix joyeuse. Maître Pécou se retourna le visage épanoui.

—Bonjour, garçon! répondit-il; as-tu bien dormi?

—Très bien, merci, père, fit le capitaine Legoff, car c'était lui. Eh bien! Qu'avons-nous de nouveau?

A cette question, si simple en apparence, le lieutenant se redressa, porta la main à son chapeau, et répondit avec déférence:

—Capitaine, il n'y a rien de nouveau à bord depuis cette nuit.

Pour tout ce qui regardait le service, maître Pécou, malgré les observations de son fils adoptif, avait toujours conservé le ton et les manières respectueuses d'un subordonné devant son supérieur.

Loïck, voyant que c'était un parti pris par le vieux marin, avait fini par n'y plus faire attention, et il le laissait libre de lui parler à sa guise.

—Ah ça! capitaine, nous approchons de la passe: est-ce que vous avez l'intention de donner dans le golfe?

—Juste.

—Alors, nous allons nous faire couler.

—Pas si bêtes!

—Hum! Comment ferons-nous?

—Navire! cria la vigie.

—Voilà ce que j'attendais, dit le capitaine.

—Pour virer de bord? demanda maître Pécou.

—Au contraire, pour passer sans coup férir.

—Je ne comprends pas.

—Laisse-moi faire, et tu comprendras bientôt.

Et s'adressant à la vigie:

—Dans quelle direction, le navire? cria-t-il.

—Par la hanche de bâbord, capitaine. Il sort d'une crique et court sur nous.

—Très bien, répondit Legoff. Vois-tu, continua-t-il en s'adressant à maître Pécou, ce navire nous donne la chasse: nous allons l'amuser toute la journée, et, tout en louvoyant bord sur bord, nous doublerons la batterie du cap San Lucas sans crainte, et surtout sans avaries. Et cela, pour deux raisons: d'abord, parce que les soldats mexicains, certains que nous ne pouvons pas échapper à leur croiseur, ne se donneront pas la peine de tirer sur nous; ensuite que, même s'ils tiraient, ils sont tellement maladroits qu'ils ne nous atteindraient pas.

Et laissant son lieutenant ébahi de ce singulier raisonnement, auquel il ne comprenait goutte, le capitaine Legoff saisit une longue-vue, monta sur le banc de quart et commença à suivre attentivement tous les mouvements du navire signalé.

Plusieurs heures se passèrent sans amener aucun changement notable.

A bord du brick, les matelots étaient armés et rangés auprès des manœuvres courantes, prêts à obéir au premier commandement. Mais les deux navires, presque aussi fins voiliers l'un que l'autre, se suivaient, sans que la distance diminuât sensiblement entre eux.

Il était évident cependant que le capitaine Legoff n'avait pas l'intention de s'éloigner hors de vue du croiseur, car son navire était loin de porter toute la voile qu'il aurait pu larguer.

Le brick se rapprochait du cap San Lucas, que le capitaine, pour des raisons connues de lui seul, voulait ranger presque à portée de canon. Obligé de côtoyer un récif dont le gisement ne lui était pas bien connu, Loïck avait fait carguer les perroquets et les basses voiles, ne conservant que ses huniers, son grand foc et sa brigantine, et s'avançait la sonde à la main.

Le croiseur, au contraire, s'était littéralement couvert de toile, et, se rapprochant de plus en plus, prenait les imposantes proportions d'une corvette de premier rang.

On distinguait parfaitement sa coque noire, coupée dans toute sa longueur par une bande blanche percée de quinze sabords, qui laissaient passer les bouches de ses canons à la Paixhans.

Tout à coup un léger nuage de fumée s'éleva de l'avant de la corvette; un coup de canon retentit sourdement et le pavillon mexicain flotta à sa corne d'artimon.

—Ah, ah! dit le capitaine Legoff en ricanant et en mâchant machinalement le bout de cigare qu'il tenait entre ses lèvres; elle se décide donc enfin à nous dire qui elle est! Allons, lieutenant, politesse pour politesse; montrons-lui nos couleurs; que diable! Elles en valent bien la peine.

Deux secondes plus tard, un large pavillon tricolore se déployait majestueusement à l'arrière de L'Épervier. Tel était le nom du brick.

A l'apparition des couleurs françaises, un hurrah de colère fut poussé à bord de la corvette mexicaine, hurrah auquel répondirent par des cris et des hurlements féroces une foule d'individus rassemblés à l'extrémité du cap, et qui, de là, suivaient les péripéties de la course engagée entre les deux navires.

Déjà le soleil décroissait à l'horizon. Contre les prévisions de maître Pécou, le brick, habilement manœuvré par son capitaine en personne, avait sans coup férir doublé le cap et se rapprochait de la baie de San José.

La brise, qui tout le jour avait été assez fraîche, se calmait aux premières heures du soir; il fallait en finir, et cela d'autant plus, que la corvette mexicaine, confiante dans sa force et presque arrivée à portée de canon, n'allait pas tarder à ouvrir le feu contre le navire français.

Le capitaine Legoff se pencha vers maître Pécou, auquel il dit quelques mots bas à l'oreille.

—Eh, eh! répondit le lieutenant avec un gros rire, c'est une idée cela. Pour lors, nous allons nous amuser.

Prenant alors la longue-vue, il remonta sur le banc de quart, tandis que le capitaine se dirigea vers la pièce à pivot, dans laquelle il fit mettre un boulet et une grappe de raisin. Puis il prit en main le cordon de la batterie et fit un signe au lieutenant, qui, du banc de quart, épiait ses mouvements.

—Attention! s'écria-t-il; des hommes aux bras partout!

Il y eut une minute d'attente suprême.

—Sommes-nous parés? demanda le capitaine.

—Oui, répondit le lieutenant.

—Allez, reprit le capitaine.

—Pare à virer! commanda maître Pécou. La barre dessous! File l'écoute, de foc, change derrière, change devant, borde les huniers et les perroquets, armure et borde les basses voiles.

Les matelots se précipitèrent sur les manœuvres, et après quelques secondes d'hésitation, le navire, obéissant à l'impulsion nouvelle qui lui était donnée, tourna gracieusement sur lui-même.

A l'instant où le brick faisait son abattée et présentait son avant par le travers de la corvette, le capitaine Legoff se pencha vivement sur la pièce de canon auprès de laquelle il était resté, la pointa rapidement et fit feu.

Les Mexicains confondus de cette agression subite de la part d'un ennemi si faible en apparence, ripostèrent avec furie, et un ouragan de fer et de plomb vint s'abattre avec un fracas horrible sur le pont et dans la mâture du navire français, qu'il enveloppa de fumée.

Le Capitaine Legoff ne se donna pas la peine de répondre.

—Oriente au plus près, commanda-t-il. Hâle les boulines! C'est assez nous amuser, garçon.

Et le brick continua sa route.

Lorsque la fumée se fut dissipée, on aperçut la corvette mexicaine. Elle était dans un pitoyable état.

Le coup de canon tiré par le capitaine français lui avait coupé son beaupré au ras de la poulaine, ce qui avait entraîné la chute du mât de misaine.

La pauvre corvette, ainsi désemparée et mise dans l'impossibilité de poursuivre plus longtemps son audacieux adversaire, s'occupait tristement à réparer les avaries majeures qu'elle venait d'éprouver.

A bord de l'Épervier, on n'avait eu que deux hommes tués, dont un coupé en deux, et cinq légèrement blessés. Quant aux avaries, elles étaient insignifiantes: quelques manœuvres coupées, voilà tout.

—Maintenant, dit le capitaine à maître Pécou, dès que nous serons en vue de Macapula, nous mettrons sur le mât; tu pareras la chaloupe, et tu m'avertiras.

—Comment, ne put s'empêcher de demander le lieutenant, est-ce que vous voulez descendre à terre?

—Pardieu, reprit Loïck, je ne viens ici que pour cela. Seulement, ajouta-t-il, tu embarqueras les dix matelots les plus résolus dans la chaloupe, avec haches, sabres, fusils et revolvers. Pendant que je serai à terre, tu tireras des bordées en vue de la côte. J'emporterai des fusées pour faire des signaux; mais si au point du jour je n'étais pas de retour à bord, tu remettrais immédiatement le cap sur San Francisco, et cela, tu m'entends, sans m'attendre sous aucun prétexte, parce qu'alors ce serait que mon expédition aurait manqué et que je serais prisonnier des Mexicains. Tu m'as compris, n'est-ce pas?

Le lieutenant s'inclina sans répondre.

Le capitaine descendit dans sa chambre.

La corvette mexicaine n'apparaissait plus que vaguement dans le lointain, ses contours se fondant peu à peu dans les plis de l'horizon que les ombres du soir commençaient à envahir.

—Méfie-toi-z'en murmura maître Pécou dès qu'il fut seul, méfie-toi-z'en, garçon que je te laisserai aller comme ça tout seul te faire casser la figure à terre par ces gueux de sauvages.

Et sans plus tarder, il s'occupa activement des préparatifs de l'expédition projetée.


II

Monsieur Milher

Nous sommes forcés d'interrompre un instant notre récit, afin de faire connaître au lecteur quelle était la raison qui amenait dans le golfe de Californie le brick de commerce l'Épervier, commandé par le capitaine Legoff, et comment il lui fallait braver des dangers sans nombre dans des parages d'ordinaire si tranquilles.

Disons-le tout de suite, car, à la description du navire, le lecteur intelligent l'a sans doute deviné: l'Épervier justifiait sous tous les rapports le nom qu'il portait.

C'était un véritable navire de proie, faisant un commerce passablement interlope, et s'occupant, bien entendu avec toute la loyauté requise, plutôt de contrebande que d'autre chose.

Or, à l'époque où se place notre récit, et à cause de l'impulsion donnée à l'émigration européenne par la découverte de l'or en Californie, le Mexique et toutes les républiques espagnoles du littoral se trouvaient non seulement exposés, mais encore menacés dans leur existence par les incursions des expéditions filibustières qui s'abattaient comme des vols de vautours sur ces rivages presque sans défense.

Le Mexique se débattait en ce moment même contre la plus terrible expédition dont jusqu'alors les filibustiers l'eussent rendu victime; nous parlerons de la tentative du comte du Raousset-Boulbon, le plus audacieux coup de main des temps modernes.

En effet, à la tête de deux cent cinquante hommes résolus, le comte de Raousset avait débarqué à Guaymas, avait conquis deux provinces entières de la confédération mexicaine,—le Sinaloa et la Sonora,—et ses succès prodigieux, augmentés par l'affermissement apparent de son pouvoir, créaient de graves embarras au gouvernement mexicain.

Aussi, celui-ci était-il pour un instant sorti de son inertie et de sa somnolence habituelles. Il avait formidablement armé ses côtes, qu'il protégeait en sus par des croiseurs ayant l'ordre de poursuivre et de couler sans pitié tous les bâtiments d'apparence filibustière, et surtout ceux qui portaient le pavillon français.

Ceci dit, nous reprenons.

Un soir du mois de mars 1852, c'est-à-dire deux ans avant l'époque où commence notre histoire, le capitaine Legoff, arrivé le jour même à Mazatlán, se dirigeait du côté du port pour rentrer à son brick, lorsqu'il fut arrêté par des cris de détresse que poussaient un vieillard et une jeune fille, gravement insultés par trois ou quatre officiers mexicains.

Poussé par sa générosité naturelle, il vola bravement à leur secours et tomba résolument à coup de canne sur les agresseurs, qui prirent la fuite.

Après avoir ainsi délivré le vieillard, Loïck allait se retirer, lorsque celui-ci, qui dans le jeune capitaine avait reconnu un compatriote, le pria de l'aider à transporter chez lui sa fille, que la frayeur et l'émotion avaient fait évanouir.

Loïck accepta avec empressement, el il ne regagna son bord qu'après avoir vu se refermer sur les personnes qu'il avait protégées la porte de leur maison.

Le vieillard, reconnaissant du service que le capitaine lui avait rendu, lui apprit qu'il était Français, qu'il se nommait Milher et ajouta qu'il espérait bientôt recevoir sa visite.

Loïck Legoff n'eut garde d'oublier l'invitation qui lui avait été faite, d'autant plus que, par une singulière coïncidence, le chargement de son navire se trouvait être consigné à ce même M. Milher.

Aussi, le lendemain malin, se présenta-t-il à la porte du négociant.

On comprend facilement que des relations nouées ainsi ne pouvaient, entre compatriotes, manquer de devenir intimes.

Loïck était au bout de peu de temps un des commensaux les plus assidus de la maison, dans laquelle il avait fini par passer ses journées presque tout entières. Le noble caractère du capitaine avait de prime abord séduit le négociant, qui ne tarda pas à lui témoigner la plus grande bienveillance.

De son côté, Loïck n'avait pu voir la jeune fille de M. Milher sans en tomber éperdument amoureux.

C'était en effet la plus enchanteresse créature que l'on pût rêver, que cette enfant de seize ans à peine, réunissant dans sa personne les grâces mutines de la Française et la nonchalante langueur des femmes du Nord; capricieux et bizarre assemblage de deux beautés si différentes, et qui, pourtant réunies, ont un attrait indéfinissable et irrésistible.

Frédérique ou Frédérica, selon un dénominatif familier à la langue allemande, tenait de sa mère, qui était Prussienne, une peau d'une blancheur et d'une finesse remarquables, sur laquelle tranchaient admirablement les réseaux bleuâtres de ses veines.

Son teint était d'une blancheur éclatante. Elle avait, comme son père, de grands yeux bleus pensifs ornés de longs cils et couronnés de sourcils noirs comme l'ébène.

Ses cheveux étaient de la même nuance mate, et leurs épais bandeaux encadraient son gracieux visage, d'un ovale parfait; son nez légèrement courbé, sa bouche mignonne aux lèvres roses, laissant voir en s'entr'ouvrant le chapelet de perles de ses dents, tout cela réuni lui formait la plus saisissante beauté qui se puisse imaginer.

Et puis, comme tous les enfants de son âge, elle était folle, rieuse, fantasque, bizarre, capricieuse.

Douée d'une sensibilité exquise, elle avait un tact parfait et par-dessus toute une âme aimante.

M. Milher avait trop d'expérience de la vie pour ne pas s'être aperçu, dès le premier moment, de l'impression profonde que la jeune fille avait produite sur Loïck Legoff; mais renfermant ses observations au fond de son cœur, il suivait silencieusement les péripéties de cet amour, qu'il voyait grandir; et, loin d'y mettre obstacle, il semblait au contraire le protéger tacitement.

Frédérique, elle aussi, avait deviné l'amour de Loïck.

La jeune fille la plus naïve et la plus pure possède à cet égard une espèce de prescience inexpliquée qui l'avertit par intuition et ne la trompe jamais.

Le cœur de la jeune fille avait doucement battu de plaisir à l'hommage timide et respectueux du capitaine, et peu à peu, à son insu, sans qu'elle-même devinât comment cela était arrivé, elle se surprit à l'aimer, elle aussi.

Loïck avait prolongé le plus possible son séjour à Mazatlán, trouvant chaque jour un prétexte plus ou moins plausible pour retarder son départ.

Cependant le moment arriva où il fallut prendre congé de M. Milher et de sa fille. Doué de sentiments trop délicats pour chercher à séduire une enfant qui, dans sa naïve franchise, semblait pour ainsi dire s'abandonner sans défense à sa passion naissante; trop amoureux pour avoir le courage de s'éloigner de celle qu'il aimait sans chercher à connaître son sort et à savoir si tout espoir d'être heureux un jour lui était ôté, il résolut de faire auprès de M. Milher une démarche décisive, dût cette démarche briser son cœur et le rendre malheureux à jamais.

C'était là que l'attendait le veillard.

M. Milher, arrivé jeune en Amérique, s'était d'abord établi dans une colonie allemande fondée, depuis quelques années déjà, sur le territoire de Sinaloa par des émigrants prussiens pour la plupart.

Bien reçu par ces colons, en sa qualité d'Européen, bien qu'ils eussent accepté la naturalisation mexicaine, M. Milher avait épousé une jeune fille dont le père occupait le rang de capitaine dans l'armée de la République.

Né à Strasbourg, M. Milher, Français par conséquent, ne s'était que difficilement entendu avec ses nouveaux parents et amis, qui étaient tous Prussiens.

Aussi avait-il saisi avec empressement l'occasion qui lui était offerte d'un établissement avantageux.

Mais le temps avait marché. M. Milher avait soixante ans. Il voyait avec effroi le moment où il lui faudrait quitter la terre en abandonnant sans protecteur sa fille chérie dans un pays étranger.

L'horizon politique se rembrunissait de plus en plus, et s'il succombait à ses infirmités ou à une maladie subite, que deviendrait, si loin de son pays et des parents de son père, cette frêle et innocente enfant livrée sans défense à des collatéraux avides, qui s'abattraient comme une nuée d'oiseaux de proie sur l'immense fortune qu'il laisserait après lui?

Il connaissait à fond le caractère rapace, fourbe et vil des Prussiens, et il savait que pour dépouiller l'orpheline, rien n'arrêterait la barbarie de ceux dont elle pourrait, par sa présence, contrarier l'ardente avarice, l'immense cupidité. Aussi, M. Milher avait-il étudié avec soin son jeune compatriote, que, dans sa sollicitude paternelle, il souhaitait de donner pour époux à sa fille.

Persuadé qu'il l'avait bien jugé et que c'était l'homme qu'il cherchait, certain que celui-ci rendrait sa fille heureuse, il reçut avec un sourire d'encouragement la demande que le capitaine lui adressa d'une voix tremblante et étranglée par l'émotion.

Loïck n'osait croire à tant de bonheur, et il crut faire un rêve lorsque le vieillard lui répondit, en lui serrant la main amicalement, qu'il lui accordait sa demande.

Frédérique, appelée par son père, confirma ses paroles avec un doux sourire et un regard enchanteur.

Seulement, le mariage ne pouvait immédiatement se conclure. Il fallait d'abord que le capitaine réglât les affaires qu'il avait avec des négociants de différents pays pour le compte desquels il naviguait. De son côté, M. Milher, voulant quitter le commerce avant le mariage de sa fille, avait à liquider les intérêts de sa maison, ce qui devait entraîner des longueurs.

Il fut donc convenu que Loïck partirait immédiatement, que, pendant son voyage, M. Milher réaliserait sa fortune. De cette façon, le mariage aurait lieu dans un an ou dix-huit mois au plus tard.

Ceci convenu, le digne négociant confia à son futur gendre, pour la placer sur la Banque de France, une somme de neuf cent mille piastres, que depuis longtemps il avait mise de côté pour sa fille.

Loïck, au comble de ses vœux, embrassa tendrement le vieillard; puis il se tourna vers Frédérique, sur le front de laquelle il déposa un chaste baiser.

—Partez, Loïck, lui dit-elle avec un accent qui le charma; vous avez ma foi et le consentement de mon père. Quoiqu'il arrive, je ne serai jamais à un autre qu'à vous.

Deux heures plus tard, le capitaine mit à la voile, se dirigeant sur Marseille.

Mais bientôt la tempête, qui depuis longtemps grondait au Mexique, se déchaîna avec fracas.

Les expéditions filibustières avaient commencé.

La terreur régnait sur tout le littoral mexicain dans le Pacifique.

Cette terrible nouvelle fut un coup de foudre pour Loïck: il pensa devenir fou.

Lorsque, après avoir réglé toutes ses affaires, il revenait en France, il apprit qu'une expédition était sur le point de mettre à la voile pour le Mexique.

Que faire? Que devenir? Toutes ses espérances étaient évanouies, ses projets déçus. Comment rejoindre celle qu'il aimait et sans laquelle il sentait qu'il ne pouvait vivre?

Un instant le courage lui avait manqué.

Mais, luttant avec énergie contre le découragement, qui grandissait pour ainsi dire avec l'adversité, il parvint à surmonter sa douleur et résolut de faire les plus grands efforts pour avoir des nouvelles des êtres qui lui étaient si chers.

Les directeurs des expéditions filibustières, installés à San Francisco, cherchaient des navires pour transporter les vivres et les munitions qu'ils envoyaient incessamment à leurs audacieux soldats.

Loïck fit noliser son brick et partit pour Guaymas; là, à quelques centaines de lieues à peine de celle qu'il aimait, il se reprit à espérer.

L'hiver s'écoula dans des allées et venues continuelles, sans que rien vint apporter quelque soulagement à la douleur du jeune homme.

Le hasard, sur lequel il avait compté, s'obstinait à ne pas lui offrir les moyens de voir celle qu'il aimait.

Du reste, une entrevue était fort difficile. Ce n'était qu'avec les plus minutieuses précautions que le capitaine s'approchait des côtes. Le plus souvent, il ne le faisait que la nuit. Le brick mettait sur le mat, faisait des signaux auxquels on répondait de terre. Des pirogues, montées par des contrebandiers, accostaient le navire au milieu des ténèbres, embarquaient les marchandises qui leur étaient destinées, puis elles partaient.

Le brick orientait ses voiles, mettait le cap au large, retournait à San Francisco, et c'était encore une nouvelle occasion qu'il fallait attendre.

Combien de jours, combien de semaines, combien de mois se passèrent ainsi dans une attente fébrile!

Nul n'a pu compter encore le nombre de siècles renfermés dans une minute pour celui qui souffre et qui attend.

Et pourtant, Loïck ne désespérait pas.

Il formait les projets les plus insensés pour s'unir à Frédérique, projets auxquels leur impossibilité flagrante le forçait à renoncer pour en former d'autres, plus insensés encore.

Un soir que, la tête basse et le front pensif, il se promenait sur la plage de San Francisco, en regardant machinalement les navires qui, au coucher du soleil, donnaient dans la passe, un coureur indien qui le suivait depuis quelques instants et l'examinait avec soin l'arrêta par son habit au moment où il faisait signe à une embarcation de venir le prendre.

Il voulait retourner à bord et y passer la nuit.

Un capitaine filibustier nommé Walker avait traité avec lui, le jour auparavant, pour le passage à bord de l'Épervier de deux cents hommes qui voulaient tenter un débarquement à la Nouvelle Grenade.

En se sentant retenir par son habit, le capitaine se retourna vivement.

—Que veux-tu? demanda-t-il en espagnol, langue qu'il parlait très purement, en s'adressant au coureur indien.

Sans répondre, le coureur brisa un bâton qu'il tenait à la main. Ce bâton était creux; il en retira un papier roulé qu'il présenta à Loïck.

Celui-ci s'en saisit avec un battement de cœur indicible, et jetant un regard scrutateur sur l'homme qui se tenait silencieux et froid devant lui, il déroula le billet d'une main que l'émotion faisait trembler.

Ce billet ne contenait que ces mots:

«Mon père est mort subitement. Le frère de ma mère, le général-major Timpfler, m'a fait conduire à Macapula par des gens qui lui sont dévoués, afin de ne pas me laisser à Sinaloa, dont il a été gouverneur, sachant bien que dans cette ville, dès que ma présence aurait été connue, j'aurais trouvé des protecteurs, et qu'il m'aurait été possible d'échapper à ses persécutions.... Loïck, viens.....viens.....je souffre, je meurs!

«FRÉDÉRIQUE.»

A peine eut-il lu cette étrange missive, que le capitaine, oubliant Walker, le marché important qu'il avait fait avec lui et les intérêts graves que son départ précipité pouvait compromettre, jeta quelques piastres à l'Indien, toujours immobile, s'élança d'un bond dans son canot et se fit conduire à bord de l'Épervier.

En posant le pied sur le pont de son brick, il commanda l'appareillage.

Au moment où l'on dérapait, une pirogue aborda le navire.

Dans cette pirogue se trouvait un homme. C'était le coureur indien qui avait apporté la lettre.

—La réponse? dit cet homme en sautant sur le pont.

Loïck déchira une feuille de son carnet, y écrivit un mot, plia cette feuille, la cacheta et la remit au coureur avec une poignée d'or.

—Sois fidèle! lui dit-il.

—Mash-ah ah n'est pas un Youri, répondit l'Indien d'une voix gutturale, avec un geste superbe. C'est un chef Comanche. La gazelle aux yeux d'or aura dans huit soleils le collier—lettre—de mon frère pâle, ou le chef sera mort. Que le visage pâle garde son or, ajouta-t-il en le laissant rouler sur le pont; un sourire de la gazelle paiera le chef.

Après s'être légèrement incliné devant le capitaine, il saisit les tire-veilles, se laissa glisser dans sa pirogue, déborda et regagna la terre en pagayant.

Cinq minutes plus tard, le brick l'Épervier sortait, toutes voiles dehors, du port de San Francisco, et mettait le cap sur la pointe de San Lucas, où commence le golfe de Californie.

Il était huit heures du soir; une brume épaisse enveloppa le navire, qui ne tarda pas à disparaître, poussé par une forte brise de S.-S.-O.


III

Le général prussien Timpfler

La nuit était sombre; des nuages noirs, tout chargés d'électricité, voilaient le ciel d'un point de l'horizon à l'autre. La brise mugissait sourdement dans les cordages, se mêlant au clapotement continu des lames sur les flancs du navire.

L'Épervier courait lourdement au plus près du vent et ne portait, pour toute voilure, que ses huniers avec deux ris, son petit foc et sa brigantine.

Au moment où le timonier piqua sur la cloche les deux coups doubles qui signifiaient dix heures, le capitaine Legoff monta sur le pont.

Il était vêtu d'un épais caban; une ceinture de cuir, dans laquelle étaient passés un sabre, un poignard, deux revolvers à six coups et une hache, lui serrait la taille. Un manteau était jeté sur ses épaules, et un chapeau de feutre, à larges bords rabattus sur les yeux, cachait complètement son visage.

Ses ordres avaient été exécutés à la lettre, avec cette minutieuse ponctualité que maître Pécou apportait à tout ce qui touchait le service.

Les filets d'abordage étaient tendu au-dessus des lisses, et les manœuvres courantes bossées comme pour un combat.

A la coupée de tribord, la chaloupe se balançait avec ses dix hommes armés jusqu'aux dents et assis sur leurs bancs, tenant hauts et prêts à tomber leurs avirons dont les portants avaient été garnis de laine, ainsi que les dames dans lesquelles ils s'emboîtent, afin d'étouffer autant que possible le bruit de la nage et déjouer la vigilance des Mexicains.

—C'est bien, dit le capitaine après avoir jeté un regard sur tous ces préparatifs; partons, enfants.

Et après avoir serré affectueusement la main du maître, en lui renouvelant ses recommandations en cas de malheur, il descendit dans l'embarcation, s'assit à l'arrière, saisit la barre du gouvernail et dit à voix basse:

—Pousse!

A cet ordre, un matelot qui, au moyen d'une gaffe passée dans une chaîne de hauban, maintenait péniblement la chaloupe accostée le long du bord, largua le navire; les avirons tombèrent ensemble à L'eau, et le canot déborda.

Lorsqu'il eut disparu dans la brume, maître Pécou courut à toutes jambes à l'arrière du brick, et se penchant au dehors.

—Es-tu là? demanda-t-il.

—Oui, répondit une voix.

—Sois paré, poursuivit le vieux marin.

Et s'adressant au lieutenant qui l'avait suivi.

—Maître Govic, vous allez faire mettre le brick sur le mât; surtout n'orientez pas avant mon retour.

—Comptez sur moi.

—Convenu. Embarque en double, les lascars!

Une dizaine de matelots, qui de même que ceux qui étaient partis d'abord, portaient sabres, fusils, revolvers et haches, s'affalèrent les uns après les autres par un bout de filin qui pendait au dehors du gaillard d'arrière, et se placèrent au fur et à mesure dans une embarcation que maître Pécou avait fait préparer et dont il prit le commandement.

Lorsque tout son monde fut à bord, il largua l'amarre et mit le cap sur la péniche du capitaine, dont il connaissait à peu près la direction, en disant de temps en temps à ses canotiers, pour les exciter à nager vigoureusement:

—Souque, garçon, souque un coup!

Et il ajoutait, en mâchonnant son énorme chique avec un sourire narquois:

—Plus souvent que je le laisserai aller se faire casser la figure par ces brigands de sauvages! Ils sont sournois comme tout, ces caïmans-là.

A l'époque où se passe notre histoire, Macapula, malgré sa position avantageuse au fond d'une baie et à l'embouchure d'une rivière, et presque à l'entrée du golfe du Mexique, n'était encore qu'une misérable bourgade habitée par des pêcheurs.

Les Espagnols, auxquels l'importance de cette situation n'avait pas échappé, avaient projeté d'y établir un port considérable. Déjà même ils avaient entrepris certains travaux qui furent arrêtés par la révolution mexicaine, puis complètement abandonnés, et Macapula, qui était un instant sorti de sa léthargie séculaire, retomba pour toujours peut-être dans l'oubli.

Dès qu'il eut quitté son brick, le capitaine, laissant sur la gauche un groupe de récifs dont il avait, pendant le jour, exactement relevé le gisement, mit le cap un peu au vent de la pointe de la baie, endroit où il espérait probablement débarquer en sûreté.

Après environ trois quarts d'heure de nage, une ligne noire commença à se dessiner vaguement à l'avant de la péniche.

Le capitaine fit signe à ses hommes de rester un instant sur leurs avirons, et saisissant une longue-vue de nuit, il examina attentivement les gisement de la côte.

Au bout de deux ou trois minutes d'inspection, il repoussa les tubes de sa lunette les uns dans les autres avec la paume de la main, et fit continuer la route.

Tout à coup, la quille de la péniche s'engrava fortement dans le sable.

On avait touché terre.

Le capitaine explora d'un coup d'œil les environs; puis les matelots débarquèrent, ne laissant qu'un homme à la garde de la chaloupe, qui poussa immédiatement au large, afin de ne pas être, en cas de surprise, capturée par l'ennemi.

Tout était tranquille, et un silence profond régnait sur cette côte, en apparence déserte.

Lorsqu'il eut reconnu le terrain, autant que cela lui était possible et qu'il se fut assuré que provisoirement il n'y avait rien à craindre, le capitaine fit cacher ses hommes derrière les rochers de la plage, et il s'avança à la découverte, un revolver d'une main et une hache de l'autre, s'arrêtant à chaque pas pour regarder avec soin autour de lui ou pour écouter ces mille bruits sans cause apparente, qui, la nuit, troublent le silence sans qu'on puisse deviner d'où ils viennent ni ce qui les produit.

Parvenu à cent cinquante mètres à peu près de l'endroit où il avait débarqué, Loïck s'arrêta et commença à siffler doucement les premières mesures d'une zanbacueca mexicaine qu'il avait souvent entendu chanter à Mazatlán.

Un sifflet répondit au sien, et acheva l'air qu'il avait à dessein interrompu après les premières mesures.

Des pas se firent entendre, et un homme se montra.

Cet homme était le chef indien, qui quelques jours auparavant avait apporté à San Francisco au capitaine la lettre de Frédérique Milher.

Loïck eut peine à le reconnaître.

Ce n'était plus le sauvage Peau-Rouge aux peintures sinistres, drapé dans une robe de bison, portant le tomahawk à la ceinture et le fusil sur l'épaule.

L'homme qui se trouvait en ce moment devant lui était un blanc. Il avait des traits intelligents et hautains, portait fièrement la tête. Ses gestes étaient empreints d'une certaine noblesse, et l'élégant costume de ranchero mexicain dont il était revêtu lui donnait une tournure distinguée.

En un mot, il était complètement métamorphosé.

Loïck ne put s'empêcher de lui témoigner sa surprise d'un tel changement.

—Ici nous sommes au Mexique, répondit l'inconnu d'une voix brève. Les déguisements sont inutiles. D'ailleurs, qu'importe qui je suis, si je vous sers fidèlement?

—C'est juste, fit le capitaine. Guidez-moi.

—Où sont vos hommes?

—Tout près d'ici.

—Faites-les venir; nous n'avons pas une seconde à perdre.

Le capitaine frappa deux coups dans ses mains; au bout d'un instant, les matelots l'avaient rejoint.

—Maintenant, où est celle que nous devons enlever? demanda Loïck.

—Dans une hacienda, à un quart de lieue d'ici au plus; je vais vous y conduire.

—Écoutez, mon maître, dit le capitaine en lui appuyant fortement la main sur l'épaule, je ne sais point qui vous êtes, et je ne veux point le savoir; mais vous changez avec trop de facilité de costume, de couleur, de manières et de langage, pour que je ne vous doive pas un avertissement: à la moindre apparence de trahison, je vous fais sauter la cervelle. Vous êtes averti. Partons.

—Vous êtes un niais, répondit l'inconnu en haussant les épaules; si j'avais l'intention de vous trahir, ce serait déjà fait. Vous voulez enlever votre fiancée; moi, je veux me venger de mon ennemi. Pour réussir, j'avais besoin de vous comme vous avez besoin de moi. Ma haine vous répond de ma fidélité à vous servir. Venez.

Et sans ajouter un mot, il se mit à la tête de la petite troupe, qui s'engagea sur ses pas dans un chemin profondément encaissé entre deux collines, où elle ne tarda pas à disparaître.

Pendant que les incidents que nous rapportons se passaient sur la plage, deux personnes, un homme et une femme, réunis dans un salon assez richement meublé, avaient entre elles une conversation qui, à voir l'expression enflammée de leurs visages, devait être des plus orageuses.

Une de ces personnes, que nous connaissons déjà, était Frédérique Milher.

La jeune fille était pâle. Elle paraissait souffrante. Ses traits fatigués et ses yeux rougis montraient qu'elle avait abondamment pleuré.

L'autre était un homme de 60 ans à peu près, d'une taille haute et musculeuse. Sa physionomie était dure, sombre et cruelle. Il avait la lèvre railleuse et le regard cynique. Son front déprimé, ses yeux rapprochés du nez et ses pommettes saillantes lui donnaient une certaine ressemblance avec la race féline.

Ce sombre personnage était le général Timpfler, oncle maternel de la jeune fille.

Il portait un magnifique uniforme d'officier supérieur mexicain, et marchait à grands pas dans l'appartement, en mordillant sa moustache grise et en faisant résonner avec colère ses éperons sur le parquet.

—Prenez garde, Frédérique, dit-il en s'arrêtant vers sa nièce, vous savez que je brise qui me résiste. Pour la dernière fois, consentez-vous à me dire pourquoi ces refus continuels?

—Qu'ai-je besoin de vous en faire connaître la raison, mon oncle?

—Ne m'appelez pas ainsi, Frédérique! interrompit le général en frappant du pied avec fureur.

—Mais comment voulez-vous que je vous nomme? N'êtes-vous pas le frère de ma mère!

—Je ne veux pas que vous me nommiez votre oncle.

—J'obéirai, monsieur.

—Oh! Cette femme me rendra fou! s'écria le général en fermant les poings.

—Qu'ai-je donc fait encore? dit Frédérique avec un étonnement ironique.

—Rien, rien.

Et il reprit sa marche convulsive dans l'appartement.

—Vous me haïssez donc bien? fit-il tout à coup.

Frédérique haussa les épaules en détournant la tête.

—Répondez! s'écria-t-il en lui saisissant le bras avec violence et le lui serrant dans sa main nerveuse.

—Je croyais, dit-elle avec douceur, que vous vous contentiez de faire infliger la torture à vos victimes, sans descendre vous-même au rôle de bourreau. Tenez, reprit Frédérique, toute cette comédie me fatigue. Aussi bien faut-il en finir. Je sais que vous avez résolu de vous porter envers moi aux dernières extrémités si je ne consens pas à vous épouser. Eh bien, mon oncle, je vais vous dévoiler ma pensée tout entière.

Et se levant, elle fixa sur lui un regard clair et provocateur et continua:

—Après tout, que m'importe la mort? Mieux vaut mourir que de souffrir ce que j'endure ici. Vous me demandez si je vous hais. Non, je ne vous hais pas, mon oncle, je vous méprise!

—Silence, malheureuse!

—Non, je ne me tairai pas! Je veux tout vous dire, enfin. Oui, je vous méprise parce que vous me torturez lâchement, moi, orpheline dont vous êtes le parent le plus proche et dont vous vous êtes fait le bourreau, parce que vous êtes un homme sans âme qui ne rougissez pas de proposer à la fille de votre sœur de l'épouser, afin de la dépouiller de la fortune de son père, que vous avez assassiné.

—Frédérique! Frédérique! cria le général d'une voix terrible, en faisant un pas vers elle.

—Oh! Menacez, continua-t-elle avec éclat; ne sais-je pas que tout est préparé pour mon supplice? Appelez vos peones, mon maître; faites-moi fouetter, mais jamais, entendez-vous, jamais je ne serai votre femme! Vous êtes Prussien, malgré le costume mexicain dont vous êtes affublé; moi, je suis Alsacienne. J'aime un de mes compatriotes, un Français, qui, si vous ne me tuez pas, viendra me délivrer.

—Oh! C'en est trop! murmura le général d'une voix basse et inarticulée. Tant d'audace ne restera pas impunie. Ah! Tu comptes, pour m'échapper, sur tes fanfarons compatriotes; mais ils sont loin, fit-il avec un rire amer. Nous sommes en sûreté, entends-tu, et demain tu seras ma femme.

—Jamais! s'écria la jeune fille avec exaltation.

Et se précipitant vers le général, elle lui arracha une de ses épaulettes et l'en frappa au visage.

—A moi! cria le général au paroxysme de la fureur.

Deux peones entrèrent.

—Saisissez cette femme, dit le général d'une voix brève. Qu'on la traîne dans la cour, et qu'elle reçoive immédiatement cent coups de fouet devant tous les peones réunis.

Frédérique le regarda avec mépris, sans daigner lui répondre, et fut se placer entre les deux hommes, atterrés de l'ordre barbare qu'ils recevaient, car cent coups de fouet pour cette femme, ils le savaient, c'était la mort.

Sur un signe du général, la jeune fille fut conduite dans une cour; et là, sans pitié, sans respect pour sa pudeur de femme pure et chaste, on la dépouilla brutalement de ses vêtements, de la ceinture en haut, et on l'attacha par les poignets à un poteau, les seins et les épaules nus et livrés aux regards de tous.

Il y avait quelque chose d'étrangement sinistre dans le spectacle que présentait, aux reflets rougeâtres des torches, cette délicieuse créature, garrottée comme une criminelle devant une vingtaine de sauvages peones aux faces stupides, qui, pour flatter bassement leur maître, abreuvaient l'innocente jeune fille de dégoûtants quolibets.

Près d'elle, muet et impassible, le regard fixé sur le général, se tenait un Indien à la carrure athlétique, aux bras nerveux, qui, armé d'un long fouet à lanières de cuir garnies de pointes d'acier, attendait l'ordre de commencer le supplice.

Le général, le visage pâle, les sourcils froncés, regardait d'un œil lubrique ce corps charmant près d'être déchiré par les coups.

—Pour la dernière fois, Frédérique, dit-il d'une voix creuse, veux-tu m'épouser?

—Jamais! répondit la jeune fille d'un ton ferme et empreint d'un souverain mépris. Je préfère la mort.

—Meurs donc! s'écria le général, ivre de rage. Bourreau, fais ton office!

Celui-ci, levant le bras, fit vibrer la longue lanière du fouet autour de sa tête.

Un coup de fusil éclata, et l'Indien tomba mort avant d'avoir baissé le bras.

Une clameur furieuse retentit au même instant, et le capitaine Legoff fit irruption dans la cour, à la tête de ses matelots.

Il y eut un moment de désordre et de confusion inexprimables. Les torches furent éteintes, et les Mexicains, sans armes pour la plupart, et ne sachant à quels ennemis ils avaient affaire, s'enfuirent dans toutes les directions.

Les Français avaient profité de la stupeur causée par leur apparition imprévue pour opérer leur retraite en délivrant Frédérique Milher.

Le général Timpfler, entraîné par les fuyards, avait disparu avec eux.

—Oh! s'écria la jeune fille avec bonheur, je savais bien que tu viendrais, Loïck.

—Mon amour! lui dit ce dernier en la serrant entre ses bras, tu m'es enfin rendue.

—Hâtons-nous! Hâtons-nous! s'écria l'inconnu, l'alarme est donnée.

Et les matelots, mettant au milieu d'eux la jeune fille, qui avait à peine eu le temps de rétablir le désordre de sa toilette, s'élancèrent au pas de course dans la direction du rivage.

—Écoutez! s'écria l'inconnu: les troupes que le général avait amenées avec lui, et qu'il avait laissées campées à quelque distance de l'hacienda, sont éveillées; elles accourent.

En effet, on entendait au loin résonner les tambours et les trompettes qui appelaient les soldats aux armes. Des pas précipités résonnaient sur le sol, et déjà, à travers les ténèbres, on distinguait les silhouettes noires de nombreux soldats qui se pressaient pour couper la retraite aux Français.

Haletants, épuisés, ceux-ci couraient toujours.

Ils allaient atteindre le rivage, lorsque tout à coup, ceux-ci furent attaqués par une troupe commandée par le général Timpfler, qui se précipita sur eux en criant:

—Tue, tue les Français.

—Oh! s'écria Frédérique en tombant à genoux et joignant les mains avec ferveur. Mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Nous abandonnez-vous?

—Enfants! s'écria Loïck avec résolution, en s'adressant à ses matelots, il ne s'agit plus de vaincre, ici, il faut mourir!

—Mourons, capitaine! répondirent les matelots d'une seule voix.

—Loïck, Loïck! dit la jeune fille, me laisseras-tu tomber vivante entre les mains de ces barbares?

—Tiens, mon ange adoré, lui répondit-il en déposant un baiser sur son front, voici mon poignard.

—Merci, répondit-elle en s'en emparant. Et les yeux rayonnants de joie:

—Oh! Je suis heureuse maintenant, s'écria-telle; je suis sûre de mourir avec toi.

Les Français s'étaient adossés à un rocher pour ne pas être entourés, et, la baïonnette en avant, ils attendaient.

—Rendez-vous, chiens de gavachos! leur cria le général Timpfler.

—Allons donc! reprit Loïck avec mépris; vous êtes fou.

—En avant! cria le général.

Les Mexicains s'élancèrent sur les Français avec une rage indicible.

Alors commença une lutte héroïque, un combat impossible à décrire, de deux cents hommes contre dix, carnage horrible et sans merci, où les Français ne voulaient succomber qu'après s'être ensevelis sous un monceau de cadavres mexicains.

Après vingt minutes qui durèrent un siècle, les Français n'étaient plus que quatre. Sept avaient succombé. Le capitaine, l'inconnu et deux matelots restaient seuls debout, faisant des prodiges de valeur.

—Enfin! s'écria le général en s'élançant pour saisir Frédérique.

—Pas encore! dit Loïck en lui portant un coup de hache.

Le Prussien évita le coup en se jetant de côté, et riposta avec son épée.

Le capitaine tomba sur un genou: il avait la cuisse traversée.

—Ah! Mon Dieu! s'écria-t-il avec désespoir! Perdus! Perdus!

—Ah! fit le général avec joie.

Frédérique comprit que tout espoir s'évanouissait pour elle; et, appuyant le poignard sur sa poitrine:

—Un pas de plus, dit-elle à Timpfler, et je tombe morte à vos pieds.

Le Prussien, terrifié de la résolution qu'il voyait briller dans l'œil de sa nièce, hésita malgré lui un instant; mais, reprenant bientôt son caractère féroce:

—Que m'importe dit-il, pourvu que tu ne sois à personne.

Et il s'élança vers elle.


IV

En mer

Cependant maître Pécou faisait vigoureusement ramer ses canotiers, afin de ne pas arriver à terre longtemps après son capitaine: mais quelque désir qu'il eût de se presser, il ne put atteindre la plage aussitôt qu'il l'eût voulu, parce que, ne connaissant pas la côte, et voguant pour ainsi dire à l'aveuglette, son canot toucha à plusieurs reprises. Cela lui fit perdre un temps considérable et l'obligea à changer plusieurs fois de direction.

Aussi, lorsqu'il arriva à terre, le capitaine était-il débarqué depuis longtemps déjà.

Le vieux marin fit accoster son canot et celui du capitaine le long du rivage, afin de pouvoir s'en servir au besoin, et, sautant sur le sable avec ses hommes, il s'avança avec précaution dans l'intérieur des terres.

A peine avait-il fait quelques pas que le bruit d'une course furieuse parvint jusqu'à lui, et, du chemin creux dont nous avons parlé, il vit s'élancer en désordre, suivis de près par un grand nombre de soldats mexicains, les quelques marins survivant à ceux qui avaient accompagné le capitaine.

Maître Pécou ne perdit pas la tête dans cette circonstance critique.

Cachant ses hommes derrière un bouquet d'arbres qui s'élevait à peu de distance, il se prépara avec un grand sang-froid à faire une diversion en faveur de ses camarades.

Ceux-ci, adossés contre un rocher, à dix pas au plus de la mer, combattaient en désespérés contre un nombre infini d'ennemis. Un moment encore, et tous les français auraient succombé dans ce combat inégal.

Tout à coup le cri: «En avant!» fut poussé derrière les Mexicains avec une clameur terrible, accompagnée d'une décharge qui vint semer le désordre, l'épouvante et la mort dans leurs rangs.

C'était maître Pécou qui opérait sa diversion.

Les Mexicains qui se croyaient vainqueurs, furent terrifiés par cette attaque imprévue, qu'ils crurent faite par un corps considérable, à cause de la vigueur avec laquelle elle était conduite. Persuadés que les Français avaient débarqué en grand nombre, ils hésitèrent, reculèrent et finirent par se débander dans toutes les directions, saisis d'une terreur panique que leurs officiers ne purent maîtriser et qui les entraîna pour la plupart loin du champ de bataille.

Loïck, ranimé par l'arrivée providentielle du vieux marin, entoura sa jambe d'un mouchoir, se releva, et, soutenu par l'inconnu, qui, pendant l'action ne l'avait pas quitté d'un pas, il se remit en retraite vers ses embarcations en entraînant Frédérique et suivi de ses braves matelots, qui, comme des lions aux abois, se retournaient à chaque instant pour fondre à coups de hache sur les Mexicains, que le général était enfin parvenu à réunir, mais qui, cependant, n'osaient s'approcher trop près deux.

Toujours combattant, ils atteignirent enfin les canots.

Loïck fit placer dans le premier les blessés et les morts qu'il était parvenu à enlever aux Mexicains; et, montant dans le second avec les hommes valides, il parvint à quitter la côte en remorquant le canot où étaient les blessés.

Une partie de l'équipage de sa péniche faisait feu contre les ennemis qui garnissaient le rivage, tandis que les autres nageaient à force de rames dans la direction du brick.

Bientôt la côte disparut dans la brume, les cris s'éloignèrent, les coups de feu cessèrent, et tout retomba dans le silence.

—Ah! dit Loïck avec un soupir de soulagement; sans toi, père, j'étais perdu.

—Pardieu! répondit maître Pécou avec satisfaction, je me doutais bien que tu allais faire une folie; aussi, malgré tes cachotteries, je me suis méfié de quelque chose, mon gars.

Frédérique, les mains jointes et les yeux au ciel, priait avec ferveur, rendant grâces à Dieu de sa délivrance miraculeuse.

—Voilà celle que j'avais juré de sauver au péril de ma vie, dit Loïck avec amour.

—Et tu as été bien près de perdre ton enjeu, dit Maître Pécou. Après ça, ajouta-t-il avec galanterie, je comprends qu'on risque sa peau pour amariner une aussi gentille corvette. C'est égal, il faisait rudement chaud tout à l'heure.

—Nous n'avons plus rien à craindre, n'est-ce pas, Loïck, demanda la jeune fille avec un sentiment de crainte.

—Non, mon ange adoré; rassure-toi, répondit le capitaine. Nous sommes en sûreté maintenant.

—Peut-être, dit l'inconnu, qui jusqu'alors était resté silencieux, interrogeant la nuit avec inquiétude.

—Que voulez-vous dire? s'écria le capitaine.

—Voyez, répondit-il en désignant la pointe d'Altata, à l'abri de laquelle est bâtie la ville d'Otomate et devant laquelle les embarcations passaient en ce moment.

Le capitaine saisit sa longue-vue.

Une douzaine de grandes barques chargées de soldats sortaient du port et se dirigeaient vers les Français.

La mer était houleuse, la brise forte, et la chaloupe du capitaine, surchargée, n'avançait que lentement, obligée de lutter contre le vent en remorquant la seconde.

Le péril auquel on avait cru échapper renaissait sous une autre forme, et cette fois prenait des proportions réellement effrayantes. Les Mexicains se rapprochaient de plus en plus et ne devaient pas tarder de se trouver à portée de fusil.

Le brick, dont on apercevait la haute mâture, n'était, il est vrai, qu'a deux encablures au plus des chaloupes françaises; mais les quatre hommes qui étaient restés à bord ne suffisaient pas pour exécuter la manœuvre nécessaire pour qu'il se rapprochât et vint en aide à ses embarcations.

La position devenait réellement critique.

Loïck prit immédiatement son parti.

—Enfants, dit-il, que les cinq meilleurs nageurs d'entre vous se jettent à la mer et aillent avec moi chercher le navire.

—Loïck! s'écria Frédérique épouvantée, que vas-tu faire?

—Te sauver, répondit le jeune homme prêt à s'élancer.

—Je ne le souffrirai pas, garçon, dit vivement maître Pécou; tu es blessé, et tu ne...

—Silence, monsieur! répondit le capitaine avec autorité. Je commande seul à mon bord.

Le vieux marin baissa la tête en essuyant une larme.

Loïck et les cinq matelots plongèrent résolument dans la mer et s'éloignèrent.

Frédérique se laissa tomber anéantie dans le fond de la chaloupe. Maître Pécou cherchait avec la longue-vue de nuit à découvrir son fils adoptif. De grosses larmes coulaient le long de ses joues hâlées, et tous ses membres étaient agités de mouvements convulsifs.

Les Mexicains approchaient.

Déjà on pouvait facilement distinguer le nombre des embarcations. Un bateau à vapeur sortait à toute vitesse de la rade d'Otomate pour se joindre à la flottille d'abordage et assurer le succès de l'attaque.

En ce moment un cri lugubre, désespéré comme un dernier accent d'agonie, traversa l'espace et fit tressaillir d'épouvante tous ces hommes, qu'aucun danger ne pouvait émouvoir.

—A moi, à moi! criait une voix étouffée.

—Loïck! Loïck! s'écria Frédérique, se levant à demi-folle et faisant un mouvement pour s'élancer.

Maître Pécou l'arrêta par la ceinture, et malgré sa résistance et ses cris de douleur, il la remit aux mains de l'inconnu.

—Veillez sur elle, dit-il; moi, je vais sauver mon fils ou mourir avec lui.

Et à son tour il plongea dans les flots.

Loïck avait trop présumé de ses forces. A peine dans l'eau, sa blessure lui avait causé des souffrances insupportables. Sa jambe s'était engourdie. Avec cette ténacité qui le caractérisait, il avait voulu lutter contre la douleur et la vaincre; mais la nature avait été plus forte que sa volonté et son énergie. Un brouillard passa sur ses yeux; ses forces l'abandonnèrent, et il se sentit couler. Alors il poussa un cri d'appel, cri suprême, auquel son père adoptif avait répondu en volant à son secours.

Dix minutes se passèrent, dix minutes d'angoisses inexprimables pendant lesquelles les individus qui restaient à bord de la chaloupe n'osèrent pas prononcer un mot.

—Courage, les gars! cria tout à coup la voix haletante de maître Pécou; il est sauvé!

Un soupir de bonheur s'exhala de toutes les poitrines oppressées.

Les marins poussèrent une exclamation de joie, et se courbant sur les avirons, ils redoublèrent d'efforts.

Une décharge épouvantable leur répondit, et les balles vinrent s'aplatir en sifflant contre les plats-bords de la péniche et faire bouillonner la mer autour d'elle.

Les Mexicains, arrivés à portée, ouvraient un feu terrible contre les Français.

Ceux-ci ne répondirent pas, et continuèrent à ramer.

Un grondement sourd se fit entendre, suivi d'un cri de désespoir et d'imprécations, et une masse noire passa au vent de la péniche.

C'était le brick qui venait au secours de son équipage, et qui, en passant, coulait et dispersait les embarcations ennemies.

En mettant le pied sur le pont, Frédérique s'évanouit. Loïck, la prenant dans ses bras, la descendit dans sa cabine.

Au même instant un mousse, se précipitant dans la chambre, cria:

—Capitaine! Capitaine! les Mexicains, les Mexicains!

Pendant que les Français étaient occupés à transborder leurs blessés, persuadés que les barques mexicaines avaient toutes été coulées, ils n'avaient pas songé à surveiller leurs ennemis. Ceux-ci avaient habilement profité de cette négligence pour se rallier, et, se réunissant sous l'avant de l'Épervier, ils s'étaient audacieusement élancés à l'abordage en grimpant après les chaînes de haubans, la civadière, etc. Heureusement pour les Français, les filets d'abordage étaient tendus, et la surprise des Mexicains n'eut pas tout le succès qu'ils en attendaient.

Les Français, obéissant à la voix de leur capitaine, se précipitèrent avec furie sur les Mexicains, déjà presque maîtres de l'avant du navire.

Alors, sur un espace de quelques mètres carrés, commença un de ces combats maritimes, sans ordre et sans tactique, où la rage supplée à la science, lutte horrible, à coup de pique, de hache et de sabre, où chaque blessure est mortelle, et qui rappelle ces hideux combats à outrance du moyen âge, dans lesquels la force brutale seule faisait loi.

Le général Timpfler, furieux d'avoir laissé échapper sa proie, fou de jalousie et de luxure trompée, semblait se multiplier, s'élançant au plus épais de la mêlée, cherchant sa nièce et brûlant de tuer celui qui la lui avait si brusquement ravie.

Le hasard sembla le servir un instant, en le plaçant tout à coup en face du capitaine.

—A nous deux! s'écria-t-il en poussant un cri de joie.

Loïck leva sa hache.

—Non, non, fit l'inconnu en l'arrêtant.

Et, se plaçant devant le jeune homme, il continua en s'adressant au général:

—Me reconnais-tu, Timpfler? s'écria-t-il. Je suis Hans de Walkefield, que tu as fait dégrader de capitaine et déporter aux îles Fiji après avoir déshonoré sa sœur, Héléna de Walkefield.

—A toi la mort! répondit le général en grinçant des dents.

—C'est toi qui va mourir, misérable, reprit Walkefield; mais avant, je veux que tu saches que c'est moi qui, pour me venger, ai conduit les Français dans ta maison; c'est grâce à moi que ta nièce n'est plus en ton pouvoir.

En entendant ces paroles, qui lui révélaient le complot dont il était victime, le général se précipita avec rage sur son ennemi.

Celui-ci ne fit rien pour l'éviter, au contraire. Il le saisit dans ses bras nerveux, et, s'abandonnant complètement sur lui, il chercha à le renverser, tout en lui tailladant le corps avec la pointe de son poignard.

Ces deux hommes, les regards étincelants, les lèvres écumantes, animés d'une haine implacable, luttant l'un contre l'autre comme deux bêtes fauves, poitrine contre poitrine, visage contre visage, silencieux, cherchant chacun à tuer son adversaire, et se souciant peu de vivre, pourvu que son ennemi mourût, étaient horribles à voir.

Les Mexicains et les Français, saisit d'horreur, s'étaient arrêtés comme d'un commun accord, spectateurs muets et atterrés de ce hideux combat.

Enfin, Walkefield tomba en entraînant le général.

Celui-ci poussa un cri de triomphe, qui s'éteignit presque aussitôt dans un râle d'agonie. Son ennemi venait de lui ouvrir la poitrine et de lui percer le cœur avec son poignard; mais, en expirant, le général eut encore la force de porter à son adversaire un dernier coup qui fut mortel.

Les Mexicains, privés de leur chef, ne songèrent plus qu'à fuir, et se jetèrent en désordre dans leurs barques.

Cinq minutes plus tard, il n'en restait plus un seul à bord du brick.

—Vois, vois, s'écria Frédérique Milher, qui, revenue de son évanouissement, était montée sur le pont. Mon Dieu, mon Dieu, cette fois, nous sommes perdus!

Et elle montra à Loïck le bateau à vapeur, qui, arrivé à portée de fusil, se préparait à amariner l'Épervier.

—Oh! C'est trop de fatalité! s'écria Loïck avec désespoir.

—Nous sommes sauvés, dit maître Pécou; nous sommes sauvés! Voyez, il vire de bord.

L'équipage du brick poussa un hurrah de joie et de triomphe .   .   .   .   .   .   .

Au premier rayon du soleil levant, une flottille, composée de quatre navires complètement armés et faisant flotter à leurs cornes le pavillon tricolore apparaissait dans la brume matinale, doublant le cap San Lucas, et manœuvrant majestueusement à deux portées de canon au plus de l'Épervier.

Cette flottille était montée par trois cent cinquante flibustiers de toutes les nations, qui avaient été embarqués à San Francisco sur des navires français en destination de Guaymas.

Le bâtiment mexicain fuyait à toute vapeur, se dirigeant vers Mazatlán, seul port où il pût se trouver en sûreté.

Les deux fiancés tombèrent dans les bras l'un de l'autre; leurs épreuves étaient finies.

—C'est égal, dit maître Pécou en tournant deux ou trois fois sa chique dans sa bouche; il faut avouer tout de même que nous avons bigrement de la chance, et que nous avons été bien près d'avaler notre gaffe!

FIN DE FRÉDÉRIQUE MILHER


UN CONCERT EXCENTRIQUE

J'ai mené, pendant toute ma jeunesse, une existence des plus accidentées, panachée comme à plaisir des péripéties les plus excentriques, les plus burlesques et les plus terribles, péripéties qui ont accompagné mes courses aventureuses avec la rapidité d'un steeple-chase.

Maintenant, je marche à grands pas vers la vieillesse.

Je ne sais pas ce que le hasard me réserve encore et comment s'écouleront mes derniers jours, mais je doute fort que la seconde partie de ma vie réponde à la première et qu'elle soit, comme celle-ci, émaillée de cette foule d'incidents extraordinaires et d'événements incroyables qui m'ont formé de si charmants souvenirs et m'aident à oublier le présent, en me réfugiant dans le passé, sans songer à l'avenir.

Vers le milieu de 1854, je revins à Paris, avec l'intention de m'y fixer définitivement; j'éprouvais le besoin de me reposer enfin de tant de courses hasardeuses à travers le monde.

Né à Paris en 1818, je l'avais quitté pour la première fois en 1827, pour me lancer à corps perdu dans l'inconnu, en qualité de mousse.

Mes pérégrinations, interrompues une première fois en 1849, avaient recommencé en 1852.

Pendant vingt-cinq ans, j'avais à plusieurs reprises parcouru le monde, du nord au sud et de l'est à l'ouest, et assisté, comme acteur ou spectateur, à une foule d'événements plus émouvants et plus singuliers les uns que les autres.

J'avais fait la pêche au hareng, la pêche à la morue, la pêche à la baleine; j'avais été abandonné sur des îlots perdus, pour tuer des phoques et des morses; j'avais été fait prisonnier des Patagons à la baie de Barbara; j'avais combattu contre Rosas à Montevideo; assisté à je ne sais plus combien de révolutions au Pérou, au Chili et au Mexique; erré dans les grandes savanes américaines, en compagnie des Comanches, des Mandans et des Dakotas, qui m'avaient adopté; pêché les perles aux îles Pomotou et à la Nouvelle-Zélande; été «tayo» (ami) avec les Taïtiens et les Nouveaux-Zélandais; servi sous les ordres de Schamyl, au Caucase.

Bref! J'avais, cent fois peut-être, risqué d'être gelé, rôti, mangé, torturé, pendu ou fusillé.

Comme on le voit, mon existence avait été bien remplie: j'avais essayé de tout.

A mon retour à Paris, en 1854, je fis mentalement mon examen de conscience, et je reconnus qu'il ne me restait plus qu'une sottise à faire: me marier!

Je me hâtai donc de compléter ma collection de folies en épousant, deux mois après mon retour, une femme charmante que sa mauvaise étoile jeta malheureusement sur mon passage, au moment où j'y pensais le moins et elle aussi, et que je crains beaucoup, bien que je l'aime autant qu'aux premiers jours de notre union, de n'avoir pas rendue aussi heureuse qu'elle le mérite.

Quelques jours après notre mariage, ma femme me prenant en laisse, car je n'y serais jamais allé de mon plein gré, m'obligea à faire avec elle une visite à sa mère, Mme G... D..., l'éminente cantatrice dont la réputation fut universelle et qui d'ici à bien longtemps ne sera pas remplacée.

Mme D..., femme essentiellement intelligente et spirituelle, était très curieuse de me connaître. Aujourd'hui je passe pour un loup; à cette époque-là je passais pour un sauvage: je crois que je suis un peu l'un et l'autre.

Mme D... fut charmante pour moi.

Naturellement, on faisait beaucoup de musique chez elle. Sa seconde fille, Marie, qui depuis a épousé M. W..., le célèbre compositeur, s'en donnait à cœur joie avec ses jeunes compagnes, commençant sur le piano cinquante morceaux sans en terminer un seul, chantant des lambeaux de grands airs et faisant des imitations parfaitement réussies de toutes les cantatrices alors en renom.

J'étais chez Mme D... depuis onze heures du matin.

Ce soi-disant concert avait commencé avant mon arrivée: à six heures on l'interrompit pour dîner.

Dès qu'on fut levé de table, il recommença; à dix heures du soir, j'étais plus qu'à demi-enragé, à cause de l'obligation dans laquelle je m'étais trouvé de me contenir durant la journée tout entière.

Je m'étais réfugié dans un angle de la cheminée où je marronnais tout seul; je ne sais quoi, entre mes dents, lorsque Mme D... s'approcha de moi et me dit doucement, avec ce sourire à la fois séduisant et railleur qu'elle seule possédait:

—Vous aimez la musique, n'est-ce pas, M. Aimard?

A cette interpellation à laquelle j'étais si loin de m'attendre, je bondis, et, la regardant en fronçant le sourcil, je lui dis avec cette brutalité qui me caractérise:

—Je l'exècre, au contraire!

—Ah! fît Mme D... de sa voix la plus sardonique, en me tournant le dos avec un léger haussement d'épaules: c'est encore un sens qui vous manque.

Le mot encore me semblait de trop.

—Ma foi, madame, lui répondis-je avec rudesse, il y a musique et musique, et celle que j'ai entendue aujourd'hui me rappelle le dernier concert auquel j'ai assisté à Tonga-Tabou, moins la chair fraîche.

A cette incroyable sortie, Mme D... me regarda avec une surprise telle qu'elle ne trouva rien à me répondre.

Je profitai de son ébahissement pour prendre mon chapeau et m'échapper avec ma femme, qui riait comme une folle, selon son habitude, chaque fois que je dis une sottise—ce qui arrive souvent.

Je ne sais pas si Mme D... m'a pardonné; quant à moi, je lui ai si bien gardé rancune, que je ne l'ai jamais revue depuis.

Quel était donc ce fameux concert de Tonga-Tabou, auquel j'avais fait allusion d'une façon si brutale?

C'est ce que je vais dire au lecteur.

L'île de Tonga-Tabou est une des perles de ce chapelet d'oasis que Dieu semble s'être plu à égrener dans l'Océan Pacifique.

La végétation y est d'une puissance extraordinaire, le paysage d'une beauté exceptionnelle; les hommes, grands, forts, bien bâtis, tatoués des pieds à la tête, ont un caractère de férocité telle qu'ils pourraient rendre des points à tous les tigres du Bengale.

Quant aux femmes, elles sont petites, mais admirablement proportionnées; et si elles n'avaient pas la malheureuse habitude de se tatouer aussi, de se placer le soleil et la lune dans des endroits peu convenables, elles seraient réellement belles.

A l'époque où se passe l'anecdote que je raconte, je commandais une petite goélette de quatre-vingt-dix tonneaux; j'avais un équipage monté de dix Kanaks et de moi.

Ma goélette se nommait la Sauteuse, nom qui lui convenait parfaitement.

J'allais avec elle échanger des perles, du corail et de la nacre dans toutes les îles de l'Archipel dangereux, puis, mon chargement fait, je me dirigeais vers Sidney, où je le vendais avec un bénéfice considérable.

Je faisais depuis dix-huit mois déjà ce commerce lucratif.

J'étais, je dois le dire, un sujet de continuel d'étonnement pour tous les Européens avec lesquels le hasard ou mes affaires me mettaient en rapport.

Chaque fois que je revenais à Sidney, le premier mot de bienvenue que je recevais était celui-ci:

—Comment! Mon cher, votre équipage ne vous a pas encore mangé?

Et l'on me serrait la main en riant.

La vérité était que mes Kanaks, braves soldats et excellents garçons, du reste, étaient tous plus ou moins entachés du défaut d'anthropophagie.

Mais comme j'avais entendu dire par plusieurs Nouveaux-Zélandais, à la baie des Iles, que les Européens n'étaient pas bons à manger parce qu'ils étaient trop salés, je me fiais sur cette circonstance fort avantageuse pour moi et ne m'inquiétais guère de ce qui pouvait m'arriver.

Un matin, au lever du soleil, un de mes Kanaks, qui me servait de second, m'éveilla brusquement en me criant aux oreilles:

Aramaï! Aramaï! capitaine! (Viens, viens, capitaine!)

Mon premier mouvement fut de donner un énorme coup de poing au Kanak, puis je lui demandai pour quel motif il se permettait de me secouer si rudement.

Le pauvre diable me répondit, tout en se frottant la mâchoire, que je lui avais fort endommagée, que l'on apercevait, à deux milles sous le vent à nous, une pirogue indienne qui semblait être en perdition, tant ses mouvements paraissaient extraordinaires.

Je me hâtai de monter sur le pont.

En un instant, je reconnus l'exactitude du rapport de mon Kanak.

J'aperçus une énorme pirogue de guerre, dont l'avant était presque brisé et qui semblait en effet aller au hasard, tant elle changeait rapidement de direction au gré de la lame.

Du reste, personne ne paraissait à bord.

Après quelques secondes d'hésitation je laissai «arriver» sur la pirogue, en usant de précautions extrêmes.

Je connaissais les Indiens et craignais quelque piège.

Quand je fus assez près de la pirogue pour en entrevoir l'intérieur, je l'examinai attentivement.

Plusieurs hommes étaient couchés pêle-mêle dans le fond; aucun ne donnait signe de vie.

Un spectacle affreux s'offrit à mes yeux.

Une vingtaine de Kanaks, revêtus de leur costume de guerre et littéralement couverts d'horribles blessures, formaient un monceau au milieu de l'embarcation; tous étaient déjà morts et presque en putréfaction.

A l'arrière, quatre homme étaient étendus.

Après avoir jeté un regard sur la masse informe dont j'ai parlé, je me dirigeai vers eux.

Un était mort; les trois autres respiraient encore, mais si faiblement que la vie semblait devoir les quitter au premier souffle.

Mes Kanaks chuchotaient entre eux.

De temps en temps, ils laissaient échapper des exclamations de surprise et de terreur.

Mon premier soin fut d'entrouvrir, avec la lame de mon poignard, les mâchoires serrées des blessés et de leur faire boire un peu d'eau et de rhum mélangés.

Ce remède si simple suffit pour les rappeler à la vie: les Kanaks ne sont rien moins que des petites maîtresses.

Je fis boire une seconde fois les blessés; puis, leurs estafilades pansées tant bien que mal, je les transportai à mon bord, et j'abandonnai la pirogue, dont je fis enlever les objets plus ou moins précieux.

Il était temps que j'arrivasse au secours des pauvres diables.

Vingt minutes plus tard, la pirogue tourna sur elle-même et sombra à pic.

Les trois hommes que j'avais si miraculeusement sauvés devaient, selon toute apparence, être dans leur pays des personnages importants.

Cela était facile à reconnaître à leurs tatouages formés de dessins compliqués, exécutés avec une rare perfection, et dont ils étaient complètement recouverts depuis le haut du front jusqu'à la plante des pieds.

L'un surtout, grand gaillard de six pieds deux pouces, taillé en athlète, âgé de trente ans au plus, et dont les traits, malgré les dessins qui les défiguraient, étaient fort beaux, et qui avait dans l'œil et la physionomie une expression d'indicible hauteur et de majesté suprême.

Du reste, je fus bientôt renseigné à cet égard par le respect exagéré que lui témoignaient mes Kanaks.

Ce guerrier était le Rangatira—roi—le plus puissant de l'île de Tonga-Tabou; il se nommait Akou-to-mé-ah.

Le second, presque son égal en puissance, était chef d'une tribu alliée de celle d'Akou-to-mé-ah; son nom était Tobash-Illow.

Celui-ci était un homme d'une cinquantaine d'année, aux traits durs, à la taille ordinaire et aux membres trapus; il devait être d'une vigueur et d'une agilité extraordinaires.

Le troisième était un tout jeune homme: vingt-deux ou vingt-trois ans au plus.

Ses traits fort beaux, sa physionomie douce et sympathique, son regard fier, en faisaient un type remarquable.

Son tatouage, moins complet que celui des deux autres chefs, montrait que sa puissance et sa renommée n'étaient pas aussi grandes.

Au bout de huit jours, les trois blessés étaient presque en convalescence.

Les Kanaks possèdent des remèdes à eux qui produisent des miracles, et laissent bien loin derrière eux toute la pharmacopée pédantesque des facultés de médecine de la vieille Europe.

Dès qu'il fut à peu près rétabli, Akou-to-mé-ah ne fit aucune difficulté pour répondre à mes question, et voici ce qu'il me raconta:

Dans une île éloignée de cinquante lieues environ de Tonga-Tabou, il y avait un jeune chef qui, à plusieurs reprises, était venu à l'improviste faire des descentes sur le territoire d'Akou-to-mé-ah, ne se retirant qu'après avoir emmené les femmes et les enfants qu'il avait pu surprendre.

Le grand-chef ne supportait qu'avec impatience ces agressions répétées, et il résolut d'y mettre un terme.

Quinze pirogues de guerre, montées chacune par vingt-cinq guerriers et commandées par lui, Akou-to-mé-ah, et son allié Tobash-Illow, quittèrent un matin Tonga-Tabou et se dirigèrent en bon ordre vers l'Ile dont leur ennemi était le chef.

L'expédition fut heureuse; le débarquement s'opéra sans encombre.

Les ennemis, surpris à l'improviste, éprouvèrent une défaite qui put passer pour un désastre.

Quarante prisonniers, au nombre desquels se trouvait le chef de l'île lui-même, furent embarqués sur les pirogues d'Akou-to-mé-ah.

Puis l'expédition reprit le chemin de Tonga-Tabou.

J'ai oublié de dire que les indigènes de Tonga-Tabou, de même que ceux des Iles-Marquises, de la Nouvelle-Calédonie et de tant d'autres îles de l'Archipel dangereux, sont anthropophages.

Les prisonniers étaient destinés à faire les frais de l'horrible festin que le grand-chef de Tonga-Tabou avait l'intention d'offrir à ses sujets, en réjouissance de la victoire qu'il venait de remporter.

Depuis vingt-quatre heures environ, les vainqueurs avaient repris la mer, quand, vers le soir, une heure avant le coucher du soleil, la flotte des Kanaks fut assaillie par une effroyable tempête et englobée dans un de ces cyclones qui ravagent si souvent ces parages.

Pendant trois jours entiers, la tempête sévit avec une incroyable fureur.

Bien qu'assez éloigné de la zone où elle régnait, j'avais à bord de ma goélette, senti les derniers effort de l'ouragan, et couru grand risque de me perdre, corps et biens.

Lorsque le vent fut tombé et le calme rétabli, toutes les pirogues kanaques, dispersées et entraînées bien loin de la route, avaient disparu.

Une seule, celle montée par Akou-to-mé-ah et Tobash-Illow, avait réussi tant bien que mal, à demi-brisée et complètement désemparée, à résister aux efforts de la tempête.

Quant aux autres pirogues, jamais on n'en entendit plus parler.

Sans doute elles avaient sombré pendant le cyclone.

La pirogue royale était montée par quarante hommes, au nombre desquels se trouvaient douze prisonniers.

La situation des malheureux Kanaks était des plus critiques.

Ils se trouvaient perdus sur la mer, dans un canot à moitié brisé, sans voiles, sans pagaies, et, ce qui était plus affreux encore, sans vivres et sans eau potable.

Ils ne comptaient que sur une traversée de trente-six heures.

Le peu de vivres et d'eau qu'ils avaient embarqué avait été emporté par les lames; il ne leur restait plus rien.

Alors il se passa quelque chose d'horrible à bord de cette malheureuse embarcation.

Les prisonniers furent tués les uns après les autres, et leur chair palpitante fut dévorée par ces cannibales.

Ces effroyables vivres durèrent plusieurs jours; puis, enfin, de tous les prisonniers, il ne resta plus que le jeune chef de l'île.

Les Kanaks voulurent l'égorger.

Akou-to-mé-ah s'y opposa; non pas que son cœur fût ému de pitié pour l'infortuné jeune homme, mais parce qu'il le regardait comme un trophée dont il ne voulait pas se dessaisir, et qu'il voulait le ramener vivant à Tonga-Tabou.

Les Kanaks s'insurgèrent; on se battit.

Plusieurs furent tués dans la mêlée; ils servirent de pâture aux survivants.

Les choses continuèrent jusqu'à ce qu'enfin, une heure avant que je n'aperçusse la pirogue, une lutte suprême se fût engagée entre les trois chefs et ceux des Kanaks qui vivaient encore.

On sait quel en fut le résultat, et comment je réussis à sauver les trois blessés.

Malgré les témoignages d'amitié dont m'accablait Akou-to-mé-ah, je me trouvais assez embarrassé.

Je ne me souciais pas, moi seul Européen, de m'aventurer sur la terre des Tonga-Tabou, dont la réputation sinistre me faisait frissonner malgré moi.

Cependant j'avais mis le cap sur l'île.

Mon intention était, dès que je ne serais plus qu'à deux ou trois encablures de terre, de prier mes trois passagers, maintenant parfaitement bien portants, de sauter par dessus la lisse de ma goélette et de gagner l'île à la nage.

Je n'avais trouvé que ce moyen de me débarrasser d'eux sans risquer de leur servir de beefsteak.

Mais Akou-to-mé-ah ne l'entendait pas ainsi; le digne chef s'était réellement pris d'une belle passion pour moi.

Chez toutes les natures primitives, les sentiments bons ou mauvais sont poussés à l'extrême.

Un matin, le chef se présenta à moi, accompagné d'un de mes Kanaks.

—Tu es mon frère, me dit-il, mon tayo; cet homme va te marquer, pour que mes enfants te reconnaissent; laisse-moi faire, et ne crains rien.

—Sacrebleu! répondis-je; je crains tout, au contraire!

Le chef n'avais lu Racine, que je parodiais si joliment; il ne fit que rire de ma réponse, me prit le bras gauche, et se tournant vers le Kanak qui se tenait près de lui:

—Va, dit-il.

J'étais trop longtemps en Amérique et surtout en Océanie, pour ne pas être au fait des mœurs indiennes; je me doutais de ce qui allait se passer.

Ma crainte, je ne sais comment, fit aussitôt place à une insouciance et à une curiosité extrêmes; bref, je me laissai faire.

A plusieurs reprises, mes amis m'ont demandé, sans que j'ai jamais voulu leur répondre, pourquoi j'avais un point noir marqué à la naissance du pouce de la main gauche, une tête de mort, deux os en croix et trois points en triangle au poignet du même bras, puis un peu plus haut une espèce de fer à cheval frangé de points noirs.

Ces divers signes me furent tatoués par ordre d'Akou-to-mé-ah, aidé du Kanak qu'il avait requis à cet effet.

Pendant tout le temps que dura l'opération, qui me fit beaucoup souffrir, le chef me tint le bras.

Quand le tatouage fut terminé, le chef frotta son nez contre le mien, et me dit avec un accent joyeux:

—Là, maintenant, tu n'es plus un visage pâle; tu es mon tayo.

Et voilà comment je fus tatoué.

Trois jours après, la goélette se trouva en vue de Tonga-Tabou.

Je me préparais à débarquer, quand le grand chef s'avança vers moi, et, avant que je pusse dire un mot, me posa la main sur l'épaule en me montrant mon tatouage:

—Tayo, me dit-il; toi, c'est moi; tu es un chef de ma nation.

Et, me quittant aussitôt, il prit la direction de la goélette.

Je le laissai faire.

Deux heures plus tard, la Sauteuse disparaissait au milieu des palétuviers et mouillait bord à terre, où, dans une petite baie de l'aspect le plus ravissant, l'on voyait s'étager, sur les flancs verdoyants d'une colline qui fermait l'horizon de ce côté, une foule de cases fort gentiment construites, et distribuées de la façon la plus pittoresque.

Le rivage était couvert d'au moins mille à quinze cents individus, hommes, femmes, enfants, tous armés, riant criant, gesticulant, comme une légion de démons.

Bien que je fisse bonne contenance, je n'étais, je l'avoue, que très peu rassuré, et je maudissais intérieurement cette incurable curiosité qui me pousse toujours à me jeter la tête la première dans les guêpiers qui se présentent devant moi.

Akou-to-mé-ah souriait de son plus charmant sourire.

Il fit un signe.

Mes Kanaks établirent immédiatement une planche du bord à terre.

Définitivement, le chef avait pris le commandement de ma goélette, et je n'étais plus que passager à mon bord; mes matelots lui obéissaient avec un empressement qui me semblait de très mauvais augure pour mes relations ultérieures avec eux.

Lorsque la communication fut établie entre le rivage et le bâtiment, le chef prononça quelques mots que je n'entendis pas, mais qui furent parfaitement compris par mes Kanaks.

Ils se ruèrent immédiatement sur le jeune chef prisonnier et, en quelques secondes, le malheureux se trouva ficelé comme une carotte de tabac.

Je me sentis pâlir.

Mais, sans rien témoigner de la crainte que j'éprouvais, je glissai les mains dans les poches de mon pantalon, où j'avais eu la précaution de placer une paire de pistolets à deux coups.

Malheureusement, les revolvers n'étaient pas encore inventés à cette époque. Mais, en sentant mes pistolets, je me rassurai quelque peu; je tenais la vie de quatre hommes.

Ce n'était pas beaucoup, mais c'était assez pour ne pas mourir sans vengeance.

Au moment où j'essayais tout doucement d'armer mes garnitures de poche, pour ne pas être pris à l'improviste, le grand chef se tourna vers moi, et toujours souriant:

—Viens, tayo, me convia-t-il.

Cette invitation ressemblait parfaitement à un ordre; mais comme il n'y avait pas moyen de l'éluder, je fis de mon côté un sourire que je tâchai de rendre le plus gracieux possible, mais qui ne fut très probablement qu'une horrible grimace, et j'obéis.

En ce moment Tobash-Illow vint silencieusement se placer auprès de moi, si bien que je me trouvai marcher entre lui et mon tayo.

—Bon, murmurai-je à part moi; mon compte est réglé: me voilà comme Jésus entre les deux larrons; malheureusement, le bon n'y est pas.

—Sacredieu! ajoutai-je mentalement, une fois à terre, nous allons rire.

A peine achevai-je cette réflexion assez peu rassurante, que je me trouvai sur le rivage.

La foule s'avança vers nous en poussant de véritables hurlements de bêtes fauves, lesquels prétendaient être des cris de joie.

Akou-to-mé-ah s'arrêta, me prit par le bras gauche, qu'il éleva en l'air, et le montrant à la multitude ébahie:

—«Ameneg Tayo Tabou!» cria-t-il d'un ton de commandement.

C'est-à-dire en français: Celui-ci est mon ami; il est sacré!

Ces paroles à peine prononcées, toute la foule s'écroula comme un seul homme, la face contre terre.

Ceci fut exécuté avec une telle rapidité de changement à vue et de façon si grotesque, que je ne pus m'empêcher de rire.

Je renfonçai mes pistolets dans mes poches, et frisai ma moustache d'un air superbe.

Mon tayo avait dit vrai: j'étais un autre lui-même.

A compter de ce moment, ce ne fut plus du respect que l'on me témoigna, mais de la vénération.

D'autant plus que le grand chef s'était hâté de raconter à qui avait voulu l'entendre, et cela avec une franchise que l'on rencontre rarement chez les hommes dits civilisés, quel immense service je lui avais rendu et de quelle manière je lui avais sauvé la vie.

Le chef ne se borna pas envers moi à ces stériles témoignages d'amitié.

Il donna ses ordres en conséquence, et bientôt des monceaux de nacre, de perles, de corail et de tripangues affluèrent à mon bord de toutes les parties de l'île, si bien qu'au bout de trois jours non seulement mon chargement était complet mais encore le pont de ma goélette, le poste de mes matelots et ma chambre elle-même étaient encombrés de toutes sortes et de la meilleure qualité.

Le quatrième jour au matin, je me rendis à la case royale.

Akou-to-mé-ah me reçut comme à son ordinaire, c'est-à-dire qu'il m'embrassa et me fit asseoir près de lui.

Je lui annonçai alors que je me proposais de mettre à la voile le jour même; et, comme il ne voulait accepter aucun paiement pour les marchandises et les vivres qu'il m'avait fournis, je lui offris un assez beau fusil de chasse à deux coups, qu'il avait souvent manié pendant qu'il était à bord, et qu'il semblait désirer.

—Tayo, me dit-il, je reçois ce fusil en souvenir d'un frère; ce présent me comble de joie; mais tu me rendras plus heureux encore si tu consens à retarder ton départ jusqu'à demain matin. Il y a ce soir une grande fête en réjouissance de la victoire que j'ai remportée sur mes ennemis. Cette fête ne serait pas complète si mon tayo n'y assistait pas.

Tout refus était impossible; j'acceptai donc.

—Va, ajouta-t-il, retourne à ton bord; quand il en sera temps, je te ferai prévenir.

En effet, un peu avant le coucher du soleil, un Kanak vint m'avertir que le chef m'attendait.

Près de la case royale se trouvait un immense «moraï» qui, pour la circonstance, avait été clos d'une haie.

C'était là que devait avoir lieu la fête.

Les principaux chefs de l'île et les guerriers les plus renommés se tenaient, selon la coutume kanaque, accroupis sur leurs talons autour d'un grand feu, fumant silencieusement, tandis que quelques guerriers inférieurs armés de lances contenaient la foule qui se pressait autour du «moraï».

Une centaine d'individus, munis des instruments les plus bizarres, s'étaient placés à une certaine distance du feu.

C'étaient des musiciens.

Dès que je parus, Akou-to-mé-ah fit un geste de la main, et aussitôt commença la plus horrible cacophonie que j'aie jamais entendue; les oreilles m'en saignent encore rien que d'y penser.

Les uns frappaient à coups redoublés sur des espèces de tambours faits d'une marmite sur l'ouverture de laquelle était tendue une peau.

D'autres secouaient avec fureur des courges attachées au bout d'un bâton et remplies de petites pierres.

Quelques-uns soufflaient à outrance dans des tibias humains.

Plusieurs soufflaient à s'époumoner dans des espèces de flûtes en roseaux.

Un certain nombre froissaient avec acharnement entre leurs mains des roseaux fendus en plusieurs parties.

Il y en avait enfin qui agitaient désespérément des façons de crécelles.

Ceux qui n'avaient pas d'instruments étaient les plus terribles: ils hurlaient sur tous les tons de la gamme humaine.

Mais ce n'était pas tout: une effroyable surprise m'était réservée.

Au milieu de cet horrible charivari, un grand vieillard, calme, impassible, tournait sans désemparer la manivelle d'un orgue de Barbarie, et jouait: «Partant pour la Syrie».

Les autres soi-disant musiciens avaient la prétention de l'accompagner.

Comment cet orgue était-il venu s'échouer dans ces parages? Voilà ce que je n'ai jamais pu comprendre.

Cette harmonie ultra-excentrique produisait un effet prodigieux sur les auditeurs, dont les traits étaient épanouis avec béatitude.

Je m'assis auprès de mon tayo.

—Hein? me dit-il.

—Fichtre! répondis-je.

Je ne trouvai rien de mieux pour exprimer mon admiration.

Cependant le concert continuait.

On apporta le «popoy», espèce de bouillie faite avec des bananes pourries, etc., etc., dont les Kanaks raffolent.

Chacun prenant sa main pour cuillère, commença à puiser dans le plat.

Hélas! Mon Dieu! Je fis comme les autres.

Et la musique allait toujours.

Et le grand vieillard impassible partait toujours pour la Syrie.

A un moment donné, le chef porta à sa bouche un sifflet de guerre, et en tira un son strident.

Presque aussitôt parurent quatre guerriers conduisant au milieu d'eux le jeune chef prisonnier.

Celui-ci était calme.

Il avait la mine hautaine, et un sourire railleur errait sur ses lèvres.

Akou-to-mé-ah fit un signe.

Les bras du prisonnier furent saisis, on l'obligea à s'agenouiller, et un guerrier l'assomma d'un coup de casse-tête sur le front.

Les deux yeux de la victime furent immédiatement arrachés et offerts au grand chef, qui les goba comme des œufs.

Puis on commença à dépecer le cadavre.

Et la musique allait toujours.

Et le grand vieillard partait de plus en plus pour la Syrie.

Il est vrai que, quand il avait fini, il recommençait.

Les morceaux les plus délicats de la victime furent apportés aux principaux chefs de la nation, qui les jetèrent sur des charbons ardents, où ils se mirent à grésiller.

Puis, ces chairs palpitantes et presque crues furent dévorées avec les témoignages de la plus grande joie.

Les morceaux appartenant aux catégories inférieures furent partagés parmi le peuple.

Alors l'enthousiasme ne connut plus de bornes.

Et, tandis que l'épouvantable musique continuait, que le grand vieillard repartait de plus belle pour la Syrie, tout en dévorant un lambeau de chair saignante, la danse commença.

Rien ne saurait rendre la frénésie grotesque et terrible à la fois de cette danse, les gestes forcenés des danseurs et les cris féroces dont ils entremêlaient leurs pas.

J'étais à moitié fou!

Je me croyais en proie à quelque cauchemar atroce.

Deux fois mon «tayo» m'avait présenté des bouchées de chair humaine, que je n'avais réussi qu'à grand-peine à éloigner de ma bouche.

Enfin, ma surexcitation devint telle, que je bondis sur moi-même, et, renversant d'un coup de poing l'horripilant vieillard qui n'avait cessé de moudre le départ pour la Syrie, je m'élançai à travers la mêlée.

Et je ne sais plus ce que je devins.

Un rayon de soleil qui pénétra dans ma cabine me retrouva endormi dans mon cadre.

Comment avais-je réussi à gagner mon bord? Je ne l'ai jamais su.

Une heure plus tard, j'étais sous voiles, et je m'éloignais pour toujours de mon «tayo».

Que le diable ait son âme!

Voilà quel effroyable concert m'avait rappelé la musique de ma belle-sœur.

FIN D'UN CONCERT EXCENTRIQUE


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