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Ce que disait la flamme

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The Project Gutenberg eBook of Ce que disait la flamme

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Title: Ce que disait la flamme

Author: Hector Bernier

Author of introduction, etc.: Alfred D. DeCelles

Release date: December 20, 2004 [eBook #14399]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque and "La bibliothèque Nationale du Québec"

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CE QUE DISAIT LA FLAMME ***
HECTOR BERNIER

Ce que disait la flamme…

1913

A LA JEUNESSE DE MA RACE, AVEC LE MEILLEUR DE MON COEUR ET DE MA FOI,
HUMBLEMENT, H. B.

PRÉFACE

De tous les genres de littérature cultivés au Canada, c'est celui de la fiction qui rapporte le moins. Aussi, faut-il avoir le culte des lettres poussé jusqu'à la passion pour s'y livrer. A vrai dire, il n'y a que dans le journalisme qu'on ait réussi à vivre chez nous la plume à la main. Et encore, si l'annonce ne venait pas à la rescousse, la pauvrette aurait une existence bien précaire.

L'histoire vit plus longtemps que le roman sans payer davantage, non à cause de sa valeur supérieure au point de vue du style mais il se trouve, d'une génération à l'autre, un petit nombre d'individus disposés à s'instruire sur les choses de leur pays, et c'est ce qui assure à l'histoire une certaine pérennité. Il est dans la destinée du roman canadien de lutter contre un ennemi formidable: l'oeuvre des Balsac, des Daudet, des Bourget et autres… La vogue de nos romans s'est montrée, pour cette raison, bien transitoire. Qui demande encore, à la Bibliothèque du Parlement, Charles Guérin , L'Intendant Bigot, Le Chevalier de Mornac , oeuvres de valeur assurément. Ils ne sont guère recherchés que par les bibliophiles et les bouquinistes, en général plus familiers avec les titres de leurs trésors qu'avec le fond. Le roman canadien le plus lu est encore Les anciens Canadiens de M. de Gaspé. Cette oeuvre du vieux conteur conserve un grand attrait, grâce à ses reflets d'histoire de notre pays qui lui prêtent leur charme.

Certains qui ne sont pas du métier prétendent qu'un écrivain devrait se contenter, pour prix de son effort, de la gloire que procurent les lettres. Il faut bien souvent se résigner au Canada à cette compensation. Cependant, n'est-on pas fondé à répondre comme l'autre: travailler pour acquérir une renommée flatteuse, ç'a m'irait très-bien, s'il ne fallait pas payer mon dîner trois cent soixante-cinq fois par année.

Il convient donc de marquer un bon point aux Canadiens qui se livrent à la littérature d'imagination, comme M. Hector Bernier qui, malgré sa jeunesse, vient de signer de son nom un deuxième volume. Et il faut qu'il ait une vocation littéraire sincère pour revenir devant le public après l'abattage auquel avait donné lieu son début: Au large de l'Écueil. Par contre, plusieurs littérateurs de Montréal et de Québec ont encouragé son effort. Y a-t-il eu, dans ce conflit d'appréciations, excès de part et d'autre?

Entre la critique outrancière et les guirlandes de roses passées au cou du jeune auteur, c'est l'avenir qui décidera… Le malheur est que, dans ces sortes de partages de voix discordantes, les jeunes écrivains sont portes à écouter celles qui flattent le plus. Nous ne pouvons faire ce reproche à Hector Bernier qui a beaucoup travaillé ce second volume.

Ce qui demeure tout à l'honneur de M. Bernier, c'est la haute inspiration qui, comme une brise tonifiante, souffle à travers son oeuvre. C'est quelque chose, c'est même beaucoup au regard de la pourriture que sert trop souvent au public le roman, du jour, pour la plus grande délectation d'un trop grand nombre de lecteurs à la recherche de viande creuse ou malsaine.

Dans son dernier roman, M. Bernier engage la, jeunesse canadienne à cultiver, à développer dans son âme l'amour de notre race. Telle est la pensée maîtresse de: Ce que disait la flamme. Monsieur Bernier y invoque la renaissance de l'orgueil national chez les jeunes Canadiens, avec un louable enthousiasme…

En suivait le développement de la fiction de M. Bernier, on ressent l'ardente sincérité qui l'anime dans la poursuite de son rêve d'un relèvement patriotique. Le coeur de la jeunesse canadienne devrait s'aimanter vers le pôle magnétique de la patrie et tout son effort tendre à la rendre glorieuse et prospère. Que de nobles choses lui sourient alors au travers des ombres vaporeuses et dorées d'une avenir qu'on voudrait prochain! Il faudrait des sacrifices pour donner corps à ces grandes conceptions. Qu'importe, la jeunesse n'est-elle pas appelée, par la générosité de ses sentiments, à la hauteur des plus sublimes réalisations?

Les considérations psychologiques abondent dans le récit de M. Bernier. Il faut lui savoir gré de ne pas trop appuyer ici et de suggérer les conclusions au lieu de les exposer longuement. Toute son affabulation s'amène dans un style pénétré de lumière et de couleurs. Amiel s'est un jour avisé de formuler un axiome, sujet depuis de bien des gloses: «Un paysage est un état de l'âme». Comprenez par cette phrase de l'écrivain genevois que la nature paraît belle ou laide selon l'état de votre esprit. La vision est la résultante de la subjectivité. «O montagnes odieuses!» clamait Victor Hugo après la mort de sa fille. «Superbes collines!» chantait un autre poète au bras de sa fiancée. Monsieur Bernier applique la formule d'Amiel sans la connaître probablement: selon que la vie est douce ou cruelle à ses personnages, il choisit un cadre en harmonie avec leurs émotions.

Et quel plus merveilleux décor que Québec où la scène se passe. Plusieurs pages au cours du récit ont arrêté et retenu notre attention, notamment celle où Jean Fontaine, tente de ramener sa soeur à une conception élevée de la vie. C'est là un morceau d'une belle tenue littéraire, fortement pensé et qui touche parfois à la haute éloquence. Par malheur, il plaira plus au lecteur qu'il n'a touché l'héroïne du roman. Il est quelques jeunes filles trop uniquement intéressées par les calculs émotionnants du bridge et les hallucinations du tango. Yvonne Fontaine l'une d'elles, trouve bien plus en harmonie avec ses sentiments certaines banalités amoureuses que les appels de Jean.

A remarquer aussi la démonstration émue où M. Bernier rappelle l'importance pour la race canadienne de travailler au rapprochement des riches et des pauvres afin de prévenir par ce moyen la lutte funeste des classes, source de tant de misère en Europe.

L'oeuvre de M. Bernier comptera dans les lettres canadiennes. On sort de cette lecture réconforté et sous le charme d'une impression salutaire. Le roman n'est pas sans certains défauts sur lesquels il ne convient pas d'insister, car ils viennent de l'exubérance, de la jeunesse et se corrigeront avec le temps. «Non offendar parvis maculis».

Maintenant qu'il a jeté d'une façon brillante son nom au vent de la renommée, qu'il s'arrête un temps pour se livrer à l'étude des classiques, qu'il se défie de la production trop facile. Il y a chez notre jeune ami l'étoffé d'un écrivain, et, s'il suit nos conseils, les qualités que révèlent ses premiers romans s'affirmeront avec éclat.

A. D. DECELLES.

CE QUE DISAIT LA FLAMME…

I

AU BAS DES CIMES.

Jean Fontaine, il y a peu de jours, a reçu le diplôme étiqueté d'un sceau d'or et paraphé d'autographes solennels, Jean Fontaine est médecin. Éprouve-t-il cet épanouissement de tout lui-même qu'il attendait, cette joie d'un homme nouveau, plus fort, enrichi d'une personnalité plus large et moins dépendante? Sans doute, il a connu l'exultation virile de celui qui triomphe, une vague de fierté chaude a submergé son coeur. Mais l'enthousiasme, comme s'épuisant lui-même à force d'être intense tout d'abord, s'est affaibli jusqu'à ne plus faire jaillir en l'âme du jeune homme que des étincelles rares et fugitives. C'est que l'on est tôt rassasié d'un bonheur qu'on ne s'était pas lassé de convoiter longuement. Il faut sans cesse à l'énergie du mirage à l'horizon: le souvenir n'est qu'un incident, l'espérance est la vie même. Aussi, dès que Jean eut fini de parcourir triomphalement les dédales de l'examen jalonné d'obstacles une impression obscure de vide s'était mêlée à son orgueil. Il avait eu il ne sait quel chagrin profond de ne pouvoir plus espérer ce qu'il venait d'obtenir. Conscient que toutes ces choses, les ardeurs laborieuses dont le cerveau s'illumine et les ivresses de conquérir la science, les remords des heures paresseuses et les inquiétudes à sentir les jours se précipiter vers la date obsédante, avaient été en lui de la vie qui cessait de vivre, il avait souffert de leur agonie mystérieuse…

En ce moment même où ses yeux vaguent sur les villages au loin, le jeune médecin, plus vivement que jamais, regrette les émotions envolées, s'abandonne au besoin de guider sa volonté vers d'éblouissants espoirs. Un instant, la vision de Paris le distrait. Il ira, d'hôpital en hôpital, de conférence en conférence, élargir son domaine de connaissances, affiner son flair à déjouer les maladies sournoises. La préparation du doctorat lui fut un surmenage tel qu'il doit reculer son départ à six mois. Paris et ses merveilles ne rempliront, en somme, qu'une époque vertigineuse: le problème qui le hante aujourd'hui, c'est l'orientation de toute son existence. Gomment, d'un coup d'aile sûr, planer vers l'avenir? Que ne doit-il, en la mêlée des rivaux, peu à peu conquérir une clientèle? Il envie ses confrères qui auront à mener gaillardement la bataille du pain. L'oreille au guet, le coeur frémissant, ils attendront qu'un passant, hypnotisé par l'enseigne longtemps méconnue peut-être, leur apporte la première responsabilité, le premier sou du courage. Dès lors, en avant, la trouée commence! Oh! la griserie des tâches professionnelles, des joies qu'on sème, de l'aisance qui sourit, de la renommée qui accourt! Mais Gaspard Fontaine, le père, est si riche que son fils, prisonnier des douces habitudes, n'en peut secouer la chaîne autour de son âme. Par des fibres sourdes, Jean est attaché à des choses multiples, à des raffinements que beaucoup d'argent seul prodigue. Ce désir de la lutte pour vivre n'est pas sincère, il n'est que la haine de l'oisiveté!

Souvent, la pensée d'aller, au foyer des pauvres, répandre le sourire là où il y avait des larmes, s'était introduite en l'esprit du jeune québécois. Ramenée par le mystère qui l'une à l'autre joint les idées, elle est plus lucide, elle commande, elle émeut. Pendant quelques minutes, une générosité ardente, mais dont il n'a pas l'héroïsme, le pousse vers le peuple. Quel verdict prononcerait la société québécoise dont l'opinion le faisait esclave? On raillerait ce chevalier des humbles, ce poète de la misère. Et Jean, à la surface de son être, sinon aux profondeurs de lui-même, préférait qu'on ne se moquât pas de lui, approuvait la foule des heureux: on ouvre la main au passage, on ne fait pas de l'aumône, fût-elle celle de l'intelligence et du coeur, toute une carrière.

Et pourtant, le jeune homme idolâtre la science de la médecine. Il a profondément conscience de l'emprise qu'elle a sur lui. Elle lui procure les meilleures jouissances intellectuelles, attire presque toute sa puissance d'activité, lui promet des études passionnantes. Jusqu'ici, au cours des années universitaires à Lavai, il a plutôt songé, quoique d'une façon imprécise, à s'installer au milieu de la haute bourgeoisie, avenue Sainte-Geneviève ou rue d'Auteuil, avenue des Érables ou ailleurs. Parvenu toqué de tout ce qui brille, son père exigera qu'il orne son logement des meubles les plus richement veinés, qu'il se munisse des instruments les plus irréprochables, qu'il s'entoure des livres les plus célèbres. Jean ne se fait pas d'illusions; parmi autant de praticiens en vogue, la clientèle tarderait à lui venir. Et la perspective de pratiquer la médecine en dilettante, de longtemps se caserner dans la théorie pure, ne le fascine guère. Il ne veut pas acquérir de l'expérience uniquement livresque, il a hâte de se mettre aux prises avec la maladie meurtrière et de lui arracher la vie qu'elle assaille. L'inconnu des forces vitales l'appelle: il veut observer leur délicat mécanisme, ignorer toujours moins la résultante de leurs réactions brusques. A mesure que son imagination s'échauffe, il ne doute plus qu'il n'y ait pour lui, dans cette manière d'utiliser ses facultés cérébrales, une vocation merveilleuse. Il se souvient, d'avoir tout récemment, vibré à la lecture d'une biographie: celle-ci redisait comment un médecin s'était enfermé dans son laboratoire comme dans un cloître et comment, son intelligence acharnée tous les jours aux découvertes scientifiques, il avait trouvé le bonheur et la gloire.

L'impression est demeurée vivace en lui-même. Cessant d'être un caprice de la mémoire, le rêve se précise, lui révèle tout ce qu'il a de réalisable et de séduisant. Il ne s'attribue certes pas le génie du savant qu'il a tant admiré, ni même des dons vraiment supérieurs, mais l'émotion qui l'envahit est si forte qu'il est vaincu par elle et se laisse entraîner jusqu'aux horizons qu'elle atteint. Une vision magnifique lui dilate le cerveau, elle évoque un laboratoire, le sien, où il travaille, où il est libre, où il est quelqu'un: environné d'instruments subtils, l'atmosphère fleurant bon l'odeur dea substances familières, il épie les manifestations les plus intimes de la cellule animale, scrute l'énigme des microbes, fait subir à des êtres vivants le choc des sérums puissants, découvre la trace d'une loi ignorée, se lance à sa recherche, la traque jusqu'en ses origines, puis la maîtrise, et voilà qu'un spécifique nouveau aura désormais le nom de Jean Fontaine dans la science qui demeure.

Tout l'élan tumultueux de sa jeunesse le transporte. Il se peut que Jean Fontaine soit dupe de son exaltation, mais elle est loyale et virile. A vingt-cinq ans, il est permis de poser une frange d'or au voile de l'avenir. Et c'est ne pas avoir été jeune que de ne pas avoir été ambitieux. Tout de même, il se demande s'il n'est pas berné par un sot orgueil, dominé par le souci de l'étrange et l'horreur de la banalité.

Voici qu'il discute son enthousiasme, essaye de le détruire en lui-même. Du fait qu'il veut faire produire à son individualité un maximum d'efforts isolés, résulte-t-il de l'égoïsme, de la fatuité mesquine? Sans avoir une culture précisément vaste, il est capable d'élever sa pensée, d'éprouver des aspirations hautes. Les échos de la grande joute moderne entre les devoirs solidaires et l'individualisme effréné se sont prolongés jusqu'à lui. Fier d'appartenir à la race canadienne-française, il est convaincu qu'il ne peut se désintéresser d'elle et qu'elle a besoin de son apport à la richesse intellectuelle et morale qu'elle accumule. Cet idéal nouveau, que toute son âme aime déjà, s'épure et s'ennoblit, et c'est à la race qu'il offre l'honneur de tout ce qu'il accomplira par lui d'oeuvres durables.

Il est résolu. Il lui semble, décidément, qu'il possède le moyen de fournir leur plein essor à ses facultés maîtresses. Quelle joie de n'être plus incertain! Une paix suave déborde en son être. L'intensité du rêve rayonne sur son visage. Ses yeux, aux prunelles de jais velouté, pétillent de force nerveuse et d'intelligence. Ainsi radieux sous le front ample et finement dessiné, ils subjuguent. La douceur de la bouche tempère ce que l'ossature des joues fait saillir de trop vigoureux. Une distinction réelle flotte sur l'ensemble des traits, mais elle donne l'impression d'avoir été acquise et laisse deviner le sceau de la naissance plébéienne.

La brise gonfle les touffes de sa chevelure aussi brune que le chêne noir de la chaise où il est assis, la tête mollement posée en arrière. Fatigué d'être immobile à réfléchir, il se lève. Un complet gris acier l'habille parfaitement, cache la maigreur de son corps. Mais dressé d'un élan magnifique sur une taille libre, il avance, de long en long sur le balcon, d'un pas solide et gracieux. Alors que sa songerie l'absorbait tout entier, il n'a vu la scène extérieure qu'à travers une buée confuse de couleurs et de formes. Et maintenant, la détermination qu'il vient de prendre le magnétise, et il regarde si profondément en lui-même que son regard se ferme aux alentours.

Il n'aperçoit pas encore une femme dont la silhouette bleu cendré ne bouge plus, à la porte même de l'enclos qui sépare du Chemin Saint-Louis la pelouse devant la maison qu'il habite. On l'a informée que c'est ici la demeure de Gaspard Fontaine pour qui son père l'a chargée d'un message. Sa robe, d'une étoffe imitant le crêpe de chine à s'y méprendre, tombe sur des lignes charmantes et fermes. Le chapeau, léger ensemble de roses pourpres et de paille de riz claire, s'harmonise à la physionomie timide. Enfant d'un modeste ouvrier, Lucile Bertrand hésite, effarouchée par l'éclat de la façade, la finesse des rideaux, la courbe imposante de l'escalier de pierre et l'allure hautaine du jeune homme.

Le souvenir de son père malade équilibre son courage. Elle se décide. Jean, au bruit du loquet, éprouve ce faible tressaillement intérieur que les moins nerveux connaissent. Pendant qu'elle referme la porte, le coup d'oeil du médecin qui l'examine est ravi par l'esthétique pure de ce modelé féminin. Lucile Bertrand se retourne, et leurs regards s'interrogent quelques secondes. Jean remarque la beauté sobre de ce visage un peu triste, mais son esprit, curieux de ce que cette femme désire, s'occupe uniquement de conjectures. La jeune fille, toute surprise que les yeux de l'inconnu soient bons et beaucoup moins arrogants que sa démarche, croit retrouver sa confiance en elle-même. Les joues plus vermeilles à chaque instant, elle se hâte sur l'allée de cailloux bleuâtres. Elle s'était donc trompée: le craquement de ses pas jette une frayeur étrange en son âme, et sa bravoure chancelle un peu.

Le jeune homme, au sommet de l'escalier qu'elle gravit craintive, attend qu'elle vienne à lui. Le chapeau, qu'elle incline trop vers les degrés rudes aux souliers minces, dérobe le visage à son admiration grandissante. Il lui semble qu'il émane des fleurs un arôme plus attendrissant qu'à l'ordinaire, que la chanson d'un rossignol niché dans l'orme le plus voisin soit la plus douce qu'il ait entendu fredonner par un oiseau. Lucile, tout près de le rejoindre, ose lever sur Jean de larges prunelles où tremble une prière.

—Voulez-vous être assez bon de me dire si c'est bien ici la demeure de
Monsieur Fontaine? lui demande-t-elle, un peu balbutiante.

—Vous désirez le voir immédiatement, Madame? répondit-il, plus mal à l'aise qu'il ne le voudrait, sous l'humilité des yeux profonds.

—Oui, Monsieur, le supplie-t-elle, remuée par cette voix grave et chaleureuse.

—C'est dommage que vous ne puissiez pas le voir à l'instant même. Il est allé à Lorette… S'apercevant qu'elle en est vivement déçue, il précise afin qu'elle ait le temps de vaincre son trouble: Oui, Madame, une excursion d'automobile… Ma soeur l'accompagne. Ils reviendront tout à l'heure. Faut-il que vous l'attendiez?

—Non. Monsieur, ce n'est pas nécessaire… Vous pourrez le lui dire vous-même, si vous avez cette bonté…, commence-t-elle à expliquer.

Plusieurs secondes de silence interviennent. Elle cherche des expressions. Et pourtant, la chose lui avait paru si simple, elle se l'était redite à toutes les minutes de la dernière heure. Oh! qu'elle aurait préféré tout dire à Monsieur Fontaine lui-même! Maintenant qu'il faut parler à ce jeune homme, c'est différent, le petit discours échappe. Elle se croit ridicule, Jean la trouve exquise, ainsi farouche, ainsi tremblante.

Il a pitié de son angoisse intime et tâche de l'en délivrer.

—Avez-vous confiance en moi? lui suggère-t-il, familièrement, avec un sourire.

—Beaucoup plus en vous qu'en moi-même, dit-elle, d'un élan spontané, un éclair vif sillonnant son regard, mais confuse aussitôt d'avoir été si primesautière. Jean sourit davantage. Elle a l'intuition qu'il ne condamne pas sa hardiesse et qu'il accueillera son message avec bienveillance.

—D'un ton plus alerte, elle reprend:

—Mon père est François Bertrand, l'un des ouvriers de M. Fontaine. Il devait se remettre à l'ouvrage demain. Depuis une semaine, il était presque revenu à la santé. Hier seulement, il est retombé malade. Le docteur a dit que c'est la rechute…

—De quoi souffre-t-il? interrompit le jeune médecin, intéressé.

—Des fièvres, Monsieur, répond Lucile, machinale, un désappointement répandu sur ses traita assombris. L'émotion, bien qu'indéfinissable, a été soudaine et pénétrante. Eh quoi! il ignorait que son père avait été si malade, pendant plusieurs semaines! La mort effroyable avait pu menacer l'un des ouvriers sans que le patron eût jugé convenable de s'en inquiéter auprès de sa famille! Cela avait été leur vie entière, à tous ceux de la maison désolée de là-bas, cette peur de la mort. Et le fils du maître n'en sait rien… Elle se sent bien étrangère ici, bien inférieure, et son coeur en est oppressé.

D'une voix plus douce, parce qu'il attribue la brusque pâleur de la jeune fille au chagrin, Jean a repris:

—Il ne faut pas vous désespérer, Mademoiselle. On en revient, même d'une rechute…. Vous avez tort de craindre: il faut oublier la mort aussi longtemps qu'il y a un espoir… Je suis médecin: me permettez-vous d'aller visiter votre père?

—Oh! que je vous remercie pour lui! s'écrie-t-elle, ses yeux s'humectant de reconnaissance et dévoilant au jeune homme la sourde tendresse d'une âme exubérante.

—Dieu ne vous enlèvera pas un père que vous aimez si bien! dit-il, ému d'une singulière tristesse.

Elle n'a rien à répondre. Son coeur a soulevé jusqu'aux paupières deux larmes jaillissantes. Jean les voit lentement glisser, douces comme l'amour et lourdes comme la souffrance. Une exclamation intérieure, cri impulsif et profond de pitié lui monte aux lèvres, il voudrait lui dire: «Pauvre enfant! je comprends votre peine!» L'homme du monde se ressaisit. Ne serait-ce pas du sentimentalisme outré, naïf même, que de révéler à cette enfant, du peuple toute la sympathie qu'elle agite au fond de lui-même? N'a-t-il pas été suffisamment généreux pour elle? La consolation devient aisément fade, si elle se prolonge: cette excuse le rassure, étouffe un remords passager d'avoir eu honte. Quel élan impérieux l'avait ainsi poussé vers la timide ouvrière? Il s'étonne d'y avoir si peu résisté, de s'être laissé attendrir avec un abandon presque nécessaire? Une femme qui souffre, la plus humble, la plus laide, amollit toujours un vrai coeur d'homme, oui, c'est bien cela! Et la jeune fille est tellement jolie, soumise et silencieuse, lui faisant sa confidence d'amertume.

Consciente que l'entrevue doit se clore, elle dit bientôt:

—Je vous demande pardon, Monsieur Fontaine. Je n'aurais pas dû comme ça, presque pleurer. C'est un peu votre faute… Quand je pense qu'il peut mourir, c'est plus fort que moi, le coeur me tourne de chagrin. Je n'oublierai pas vos bonnes paroles: si vous saviez comme je vous en remercie!

—Je suis déjà récompensée, Mademoiselle, puisque j'ai votre gratitude…

—Bonjour, Monsieur Fontaine!…

—An revoir, Mademoiselle Bertrand! conclut-il, d'une voix trop absente.

Le dernier sourire de Jean a été plus indifférent, pour ainsi dire moins fraternel. Lucie en apporte du froid au coeur. Les cailloux se plaignent, le loquet de la porte gémit sèchement, puis le trottoir de la rue a des résonances dures. La sirène brutale d'un automobile la fait frissonner tout à coup, les sabots tapageurs d'un cheval exaspèrent ses nerfs un moment plus tard. Tout l'éblouissement des résidences luxueuses l'aveugle. Il faut qu'elle réagisse contre le malaise aigu. Le message est accompli. Son père sera content, il aura de l'ouvrage, dès qu'il sera guéri. Elle devait être satisfaite d'elle-même, ne pas traîner ce regret au fond de l'être. Pourquoi le fils du patron n'a-t-il pas eu un sourire d'adieu autre que celui-là, aussi? Il a été bon, oh oui, très bon pour elle, mais il n'était plus le même, au départ, comme s'il eût été ennuyé, soucieux de se libérer d'elle. De nouveau, elle courbe sous la pensée d'être pour lui la passante qu'on ignore, que souvent on méprise. Elle s'égare, elle est ingrate, ne lui a-t-il pas promis de venir voir son père? Au moment où il a dit cela, elle a compris qu'il offrait de la sympathie et de l'espérance. Sensitive que la moindre émotion bouleverse et la moindre blessure déchire, elle se torture encore de vaines inquiétudes; et c'est tout. Elle est certaine qu'il viendra, qu'il ne dédaigne pas l'ouvrier, puisqu'il est compatissant au malheur de celui qui est son père. Elle laisse gonfler au coeur la source d'espérance! La brise imprègne son front de tendres fraîcheurs, la marche lui devient légère et grisante, les arbres de la Grande Allée, où elle s'engage, lui murmurent des refrains moins tristes…

Une minute plus tôt, un écran de feuillage et de branches avait, séparé les yeux de Jean de la jeune fille qu'ils n'avaient cessé d'accompagner. Il a admiré la grâce des mouvements, d'une souplesse inconsciente, d'un charme inné. Elle était harmonieuse sans effort, et sans inégalités. Depuis qu'elle a disparu, il reste quelque chose d'elle, un parfum de beauté que Jean respire, un rayonnement d'âme qui l'enveloppe. Il s'attarde à glaner de menus souvenirs. Mais bientôt, en son imagination infidèle, les traits de l'ouvrière s'atténuent, s'estompent de rêve. Ils pâlissent et s'éloignent devant une vision déjà ancienne, celle d'une femme sculptée dans le mystère et drapée d'idéal. Cette jeune fille ne l'a pas réellement touché, il s'en rend bien compte, elle n'a que ravivé le noble désir qu'il a parfois eu d'aimer une femme. Non pas qu'il eût été la victime de songes maladifs ou de lubies romanesques, mais il espérait l'amour qui a des ailes blanches et vole au ras des cimes. Il s'accuse d'égoïsme pour avoir, tout à l'heure, exclu de son ambition virile celle qu'il aimera. Cette ambition de vie meilleure que vient de semer la Providence en ses facultés d'agir, il en greffe l'amour sur l'amour qu'il destine à l'épouse devinée, à la famille qui naîtra de leur âme et de leur sang, à la race dont il est solidaire.

Jean est traversé par une allégresse forte et enivrante. Elle fait circuler en son être la personnalité plus large, moins dépendante qu'il attendait. La vie lui est généreuse et vaste, il reprend mieux contact avec ce qui l'entoure, il communie avec la lumière, vie de l'espace. Qu'ils sont purs, ces nuages tissés de laine blanche, et que leur course à travers l'azur est paisible! Ils viennent de là-bas, les cirrus fragiles et dispersés, de l'horizon bleu que les montagnes voilent. Celle qu'il aimera les contemple aussi peut-être: leurs plis immaculés auraient-ils recueilli le souffle de son âme? C'est le ciel encore, la ligne flottante des sommets pâles comme des pervenches! Elle est si lointaine, si étrange, si éthérée, qu'elle semble onduler comme un mirage de mystère. Elle est pour Jean le symbole de l'avenir embué d'espérances infiniment douces. Ne s'illumine-t-il pas déjà, cet avenir troublant, aux lueurs de la traînée mauve au-dessous de laquelle s'enfonce la plaine invisible de Bellechasse et de Lévis? Le jeune homme aspire les effluves d'énergie que la brise moissonne le long des campagnes, à la fenêtre des chaumières, aux profondeurs des sillons. Une bouffée de courage enfle sa poitrine, il sent frémir en lui la passion du travail. Il trempe sa volonté dans la force de vie qui éclate à l'intérieur des bourgs épars sur les hauteurs de Lévis. Ils s'échelonnent dans la forêt nimbée de soleil: Saint-Louis-de-Pintendre, entonnoir d'émeraude où dévalent champs blonds et fermes grises; Saint-Jean-Chrysostome, camée de verdure où les habitants ont enchâssé des toits d'agate et des murs d'émail; Saint-David-de-l'Auberivière dont la colline avec amour penche vers le Saint-Laurent.

Comme le fleuve toujours puissant et libre, Jean sera maître de lui-même, retrouvera le calme après les orages, reverra l'aurore après la nuit. Au moment même, les cloches de Sillery modulent un couplet de tendresse. Elles chantent éperdument, comme si elles voulaient éveiller les morts des Plaines d'Abraham et leur annoncer que l'âme française renaît toujours près de leurs tombes. Parce qu'il n'a jamais été aussi violemment ému par la nature, Jean se laisse envahir par une méditation intense devant la plaine qui ne s'est pas refroidie. Le sang des ancêtres y filtre encore, perle aux pétales des trèfles rouges. Le sol est tuméfié comme un visage qui a trop pleuré. L'herbe est chétive comme les coeurs affaiblis par de trop lourds souvenirs. Le deuil commence à s'appesantir sur l'âme de Jean, mais il le repousse. Ne sont-ils pas vivants, les morts français, puisqu'il vit, lui, Jean Fontaine, et que des paroles françaises arrivent à lui de la route ensoleillée? Il frissonne tout entier, il a vu, en un relief émouvant, tout ce qui ramifie un individu à sa race et de quel amour il doit l'aimer. Les héros, couchés là, tombèrent pour la leur, pour la sienne, pour que les descendants fussent orgueilleux d'elle! La tête de Jean se dresse vers les montagnes et dans l'avenir avec un élan de force et de fierté!…

II

LES AILES A TERRE

La montre de Jean indique six heures. Des nuances d'or s'égrènent dans l'azur au-dessus des montagnes. Des souffles tièdes, inconstants, folâtrent dans l'air: et quand ils effleurent les tempes du jeune homme, il a l'âme plus apaisée. Le calme a détendu les nerfs si vibrants tout à l'heure, une ivresse délicate les engourdit. Le chemin Saint-Louis gonfle d'une poussière pâle et soyeuse. Depuis quelques minutes, pas une voiture n'a soulevé les molécules grises en flots d'ombre. Les chrysanthèmes là, de leurs aigrettes pourpres ou rosées, dominent les géraniums glauques ou liserés de neige. Les feuilles des érables et des bouleaux échangent de fines mélodies à la sourdine. Trois enfants vagabondent sur la pelouse de la cour voisine, leurs habits de toile mauve ont la fraîcheur de l'herbe et leurs chuchotements faiblissent comme des murmures.

Yvonne Fontaine et son père ne tarderont pas à revenir. Jean leur communiquera-t-il son projet? Que diront-ils de cette vocation inopinée? Leur vanité en sera-t-elle éblouie? Il n'a pas le loisir d'être perplexe davantage, il reconnaît ce long bêlement d'un cornet d'alarme. C'est une coquetterie de son père: il aime qu'un tel charivari partout l'annonce. Le chauffeur a des ordres précis: la sirène aigre ne cesse guère de geindre, et tout le inonde sait que Gaspard Fontaine passe.

L'automobile roule sur des panaches blanchâtres comme volait sur les nuages le char fantastique des dieux. Il ralentit sa course fière, et l'on dirait qu'il vient se poser au bord de la route. Une main gantée de soie vive se démène; un sourire illumine une voilette orangée, la jeune fille est radieuse de revoir son frère. Le visage rubicond du chauffeur brille de joie sereine, les vernis scintillent, les cuivres flamboient, la machine halète et se repose.

En un tour de main, Yvonne déclenche la porte. Elle fait jaillir, coquettement, son visage hors de la voilette. C'est un épanouissement de rose lumière! Le sourire ne s'alanguit pas, il éclate en une flambée des joues replètes, des lèvres avides et molles, des dents nerveuses, immaculées. Le tout charme, intrigue, éblouit. Quelle délicatesse! quels frissons de vie! quelle volupté d'être jolie! quelle neige empourprée d'aurore! un poème de l'exubérance! un sonnet gracieux et palpitant de la fraîcheur! Lemay l'eût intitulé: «Un rayon de mon pays!» Et il aurait eu raison: gouttelette claire où le soleil avait mis un peu de lui-même en un grouillement d'or!

Quelques instants lui suffirent à franchir l'allée de sable. Le mouvement de tout le corps un peu grêle est sûr, hardi, facile, un beau geste de force exquise.

Les yeux dilatés, complètement rieuse, elle raconte à Jean les joies de l'expédition.

—Quelle température délicieuse! Le plus joli petit voyage! Au ciel, de l'azur partout, de la lumière à s'en étourdir pour une semaine! Dans les champs, de l'herbe exquise et souriante! Les arbres dodelinaient leur tête comme pour nous saluer. Quand j'étais bien certaine que personne ne me voyait, je leur agitais mon mouchoir, et ils répondaient. C'était idiot, mais cela me faisait plaisir. Aux maisons, les grands, les petits, les vieilles, les beaux garçons nous contemplaient avec des yeux larges comme les fenêtres ou les portes. Papa jouissait de leur ébahissement, se renversait la tête comme un roi mérovingien. Que j'étais heureuse de le voir si content! L'automobile filait à perdre baleine, la gazoline crépitait, la sirène hurlait, la poussière montait comme une auréole à l'arrière et j'ouvrais la poitrine toute grande pour y recevoir l'air pur de l'espace!…

—Tu ne m'as toujours pas dit où tu avais laissé père? demanda Jean, habitué à ces déluges d'enthousiasme.

—Mais c'est lui qui m'a abandonnée! Tu vois, 'automobile repart: il nous le donnera bientôt. Une affaire pressante, à dit papa: il est arrêté chez le notaire… Tu aurais dû venir avec nous! Tu as perdu beaucoup, je te l'assure. Je suis positive qu'il n'a pas bougé d'ici, le grand frère sérieux…

—Mais oui, j'ai fait une longue promenade, pas aussi longue que la tienne, mais une promenade tout de même, réplique-t-il, le visage attristé de Lucile Bertrand lui revenant à la mémoire.

—Où donc? raille-t-elle, les yeux brûlants de malice. Tu avais l'humeur de tes jours de rêverie, quand nous sommes partis. Et c'est assez difficile de t'en arracher, les racines sont profondes!…

—J'ai parcouru deux milles au moins…

—Où donc es-tu allé? La moquerie flambe sur son visage. On dirait que tu joues avec moi comme un grand'père avec sa toute petite-fille. Aurais-tu rendu visite à Berthe Gendron? C'est qu'elle ne te déteste pas le moins du monde. Tu l'effarouches un peu, elle aime cela…

Yvonne éclata d'une rire joyeux, où il y avait trop d'artificiel, une préoccupation de ne laisser ignorer aucun des charmes du visage. Elle excellait à décocher la taquinerie: c'était des flèches mignonnes, barbelées d'ironie à peine méchante. Elle amusait beaucoup, la société de Québec lui en était reconnaissante et ne pouvait se passer de son gazouillis étincelant.

—Voudrais-tu me convertir à l'amour? s'était hâté de répondre Jean. Ce n'est pas la meilleure prédication… Berthe Gendron n'est pas l'argument irréfutable; je n'aurai jamais la foi, si tu n'en as pas d'autre…

—Oh! Monsieur l'incontentable, mais elle est ravissante!…

—Une créature d'un raffinement exquis, je m'incline…

—Alors? tu n'as plus qu'à aimer… Cela va tout seul, à grandes enjambées. On se laisse faire, on est rendu, c'est divin…

—C'est la dernière confidence d'une amie qui t'a si bien renseignée? tu deviens rouge comme un oeillet!… Serait-ce ta propre expérience que tu me lances tout-à-coup, à bout portant? Mais non, j'en saurais quelque chose, tu n'aurais pas oublié de me faire partager un peu de cette joie merveilleuse…

La perspicacité de Jean ne fait pas erreur, elle a déniché un réel secret d'amour. Yvonne, que la vie mondaine s'était asservie plus étroitement chaque jour depuis deux ans, avait peu à peu retiré son âme à l'intimité qui jadis unissait le frère à la soeur. Elle chérissait encore l'ami de son enfance lumineuse, le confident toujours sympathique de ses premiers rêves de jeune fille, mais plus distraitement, avec moins d'impétueuse tendresse. Seul à voir naître la séparation morale entre eux, Jean fut le seul à en souffrir. Il ne s'en plaignit pas auprès d'elle, assuré qu'elle ne serait pas conquise par la frivolité. Elle avait un coeur trop affamé de jouissances élevées pour que cette effervescence de plaisir demeurât longtemps sa raison de vivre. Le tourbillon de la vogue s'apaiserait, et elle reviendrait à elle-même, au besoin des épanchements fraternels, au souci d'un avenir qui ne fût pas uniquement oisif et superficiel. Ainsi tranquillisé par le ferme caractère de sa soeur, harcelé d'ailleurs par les craintes de l'examen, Jean ne fit pas à Yvonne le reproche de le délaisser, de presque l'oublier. Inconsciente de la chose, elle avait perdu la coutume d'aller, aux heures où le désenchantement fait descendre le vide au fond de l'être, quérir auprès du frère le mot qui relève et le sourire qui pacifie.

La séduction aguerrie de Lucien Desloges avait agi sur elle, dès le premier jour où, présentés l'un à l'autre, ils s'étaient donnés à une longue causerie entraînante. Ce jeune homme avait un passé bien garni d'amour. Yvonne en fut avertie, plus que cela, notifiée par des chuchotements d'amies. Aux unes qu'elle redoutait, elle affirma que l'attraction du beau Lucien ne l'avait pas étourdie; aux autres, dont elle se croyait l'égale, elle déclara nettement qu'elle était capable d'avironner sa barque sans qu'on vînt se mettre au gouvernail. Elle ne s'en amusa que davantage à tenter la mise en cage de l'oiseau vagabond. Quelques jeunes filles, mordues au vif par la jalousie, éclatèrent en commérages d'indignation, remirent à flots les aventures de Lucien que l'oubli avait submergées. Yvonne, son orgueil de femme aiguillonné, résolut de se faire aimer…

C'est elle, à force de feindre l'amour, qui fut domptée par l'amour. Elle en est positive, elle aime Lucien Desloges. Il y a déjà plusieurs semaines qu'elle s'en faisait l'aveu irrésistible, lorsque, le dimanche précédent, il a fait sa déclaration avec une suavité impeccable. Elle y a cru de tout l'élan de sa vanité assouvie: fière de son triomphe, elle ne vit, depuis lors, que pour se réjouir et papillonner.

Plusieurs fois, cependant, elle a été sur le point d'initier Jean à son bonheur. Un scrupule invincible l'en a toujours dissuadée. Elle a pressenti qu'il ne lui pardonnerait pas cet amour tramé sans lui, à la dérobée du conseil fraternel. Ce qu'il vient de lui dire la confirme dans son inquiétude. Elle doit ne pas différer la confidence: plus celle-ci tardera, plus elle sera pénible. Pour que les reproches qu'elle attend soient moins rigoureux, elle va préparer son frère à la révélation de l'intrigue sentimentale. Une pensée lui surgit qu'elle accueille d'emblée: n'est-ce pas beaucoup la faute de Jean si elle est devenue moins familière avec lui? L'étude ne l'a-t-il pas trop guindé? Sa physionomie ne s'est-elle pas comme figée d'une couche de glace? Ce n'est plus elle qui est blâmable d'avoir maintenu Jean loin de sa joie merveilleuse, comme il l'appelle, mais lui qui doit s'accuser d'avoir, par ses airs de philosophe, éloigné les effusions anciennes.

Il est si intelligent que l'évidence va lui percer les yeux! Aussi, lui répond-elle, insinuante et câline.

—Aurais-tu deviné juste, que tu ne peux me gronder? Je me serais mariée que tu ne t'en serais pas même aperçu. On aurais fait le repas de noces le plus assourdissant que tu n'aurais rien entendu. Il n'y avait que l'étude, pour toi, cette année. L'autre jour, j'ai lu…

—Tu as eu le temps de lire? Quel tour de force! interrompit-il d'une voix légèrement ironique.

—Eh! bien, je n'ai plus d'examens à passer, moi, et je ne suis pas toujours grave comme un jour lugubre d'automne, fit-elle vivement.

—Tu ne te fâchais pas comme cela autrefois, ma petite Yvonne…

—Autrefois, tu ne me piquais pas au vif. Tu me blesses, je crie que ça fait mal, voilà tout… Dusses-tu t'évanouir encore de surprise, je te répète que j'ai lu dans un magazine américain…

—Ah! je ne m'étonne plus!…

—Veux-tu que je te dise ce que je pense?

—Je l'exige!

—Eh bien, tu n'es pas charmant, quand tu railles ainsi… plus que cela, tu me fais de la peine… et…

—Vrai? c'est l'Yvonne d'autrefois que je retrouve? Ton coeur est bien là, toujours secoué de battements affectueux? Je croyais qu'on l'avait changé ou refroidi. La vie mondaine t'a prise presque totale, il faut ne pas y être expansive et le coeur se dessèche à ne jamais jaillir… La source du tien n'est pas encore tarie, puisque j'ai entendu couler une larme. La solitude aigrit souvent: me pardonnes-tu d'être barbare?…

—J'ai lu, dans un magazine américain, souligna-t-elle, d'une voix tendre et qui pardonnait, que les brahmines hindous se renferment si profondément dans leurs songes qu'ils semblent ne plus être que des statues, oui, du marbre pendant… la médecine, il n'y avait plus que la médecine ici-bas pour toi! Comment faire des confidences à la statue de la médecine?

Elle plaisante du bout des lèvres, mais un remords grandit au fond d'elle-même, et Jean, à la façon dont elle esquive son regard et détourne le soupçon qu'il a formulé, comprend qu'elle essaye de fuir sa curiosité. Il saura, il attendra qu'elle-même se démasque. Il lui répugne de pénétrer en son âme de force. Est-il vrai qu'elle aime? Avec quelle adresse elle aurait muré son coeur! Un bataillon entier d'admirateurs l'assiègent, tous gratifiés des mêmes sourires pour leurs prouesses de toilette ou leurs assauts d'esprit. Lucien Desloges est le plus prodigue d'égards, de compliments et de menus cadeaux. Elle ne peut s'être éprise de ce jeune homme brillant, mais désoeuvré, amolli, dont l'intelligence chôme et le coeur s'est usé le long d'un chemin accidenté. A vingt ans, certaines jeunes filles se croient déjà embrasées, lorsque l'aube de l'amour seule commence à luire: tout au plus, Yvonne laisse-t-elle éclairer son imagination par un premier rayon d'amour. Cela ne fait pas nécessairement monter dans l'âme le soleil de la grande passion. Elle hésite, mais elle va tout lui dire, comme jadis elle racontait ses fredaines de pensionnaire.

Peu absorbantes, ces réflexions rapides lui ont permis de suivre l'entretien.

—La science ne tarit pas le coeur, a-t-il dit. Je puis l'aimer sans que ma tendresse pour toi y perde en vigueur et en sincérité…

—Des reproches? Je t'ai négligé, c'est vrai, mais tu en es responsable! Tu n'as pas cessé d'être le bon, l'incomparable frère que je respecte et que j'adore. Mais la médecine grave et sèche t'a métamorphosé. Parfois, tu as le visage si austère que tu me rappelles ces formidables savants qui ont de grosses lunettes, le crâne reluisant…

—Et la science!…

—Mais tu en as de reste, tu en as trop, puisque tu m'effrayes…

—Autant que cela, vraiment? voilà l'unique raison d'être moins expansive? L'étude m'a sculpté la physionomie en forme d'épouvantail? Allons, ma petite Yvonne, trêve de badinages, et soyons francs. Tu ne m'as pas fait de confidences, tout simplement parce que tu n'en avais pas à me faire. La vie mondaine l'a si bien enchaînée, que ton âme n'en a plus assez grand de libre pour réfléchir et rêver…

—Depuis quand est-il nécessaire de rêver?…

—Tu ne l'ignorais pas, il y a si peu longtemps encore: depuis qu'il y a des coeurs larges et de l'infini pour les remplir, répond-il, machinalement. Ta question m'attriste beaucoup… Rappelle-toi les années où tu n'aurais pas songé à me la poser…

—Je n'ai donc plus de coeur!…

—Tu en as moins, petite soeur! Tu m'as un peu désillusionné. J'espérais que tu livrerais moins de toi-même aux choses mondaines, que tu les subirais plutôt qu'elles ne te prendraient si vite et ne te garderaient si longtemps. Cela m'a fait beaucoup de peine… Je me souviens des états d'âme—pardonne-moi ce mot prétentieux qui est juste—des états d'âme délicieux que tu me racontais presque tous les jours. Souvent, ta pensée errait dans le rose, enveloppée d'une poésie subtile et charmante. Parfois, des mirages bleus, fantômes lointains de bonheur, se profilaient à l'horizon de ton être. Plus rarement, ta physionomie s'estompait de mélancolie: des ombres furtives peuplaient ton imagination de noir et des paroles infiniment tendres m'arrivaient comme une larme de ton coeur. Ton âme entière, rayon de soleil et lueur de crépuscule tour à tour, se reflétait dans la mienne. La poésie vivait près de moi, frémissante, pure, nécessaire… Un jour, cette chose à laquelle je n'avais pas songé, cette chose caressante et presque fatale, la vogue t'a souri, fascinée, emportée loin de moi. Que j'en ai été malheureux! C'était de l'égoïsme, à coup sûr, mais j'avais peur qu'on te changeât, que même on t'enlevât, si peu que ce fût, du charme naturel et spontané que j'aimais en toi. Je savais que ta personnalité originale, indépendante et fière, ne serait pas détruite par le grand vent de joie superficielle qui allait passer, j'espérai qu'elle n'en serait pas même ébranlée! Yvonne, ma petite Yvonne, tu m'as déçu… Tu n'es plus la même!…

—Plus la même? Tu serais joliment embarrassé de le prouver! interrompt-elle, avec moins d'assurance que n'en laisse paraître le défi de son accent gouailleur.

—Oui, tu n'es plus la même, Yvonne… Tu veux que je précise? que j'accuse?…

—N'est-ce pas que ce n'est pas facile et que les mots n'accourent pas à ton esprit?…

—Ce n'est pas le motif de mon hésitation. C'est que je n'ai peut-être pas le droit de me plaindre. Souvent, on exige trop des êtres qu'on chérit, on les accuse d'amertumes dont on devrait inculper l'égoïsme seul. Eh! bien, je le devine, je le sens, je l'affirme, tu n'es plus la même, et précisément parce que tu ne t'en es pas même aperçue. Ton sourire triomphe: tout est là, pourtant, dans ce fait pénible que tu ignores ce que tu es devenue après avoir oublié ce que tu étais. La plus délicate fleur de ton âme, imperceptiblement, d'émotion frivole en émotion frivole, s'est effeuillée… Tu veux que je définisse? Comment préciser les nuances? Tu viens de sourire: ton sourire est plus charmeur, plus savant, mais il a perdu sa plus douce lumière, ce rayon qu'il m'apportait de l'au-delà de ton être. Tes yeux sont plus malicieux, plus caressants, mais il n'y monte plus ces tendresses profondes, ces reflets de l'idéal inondant l'âme. Ta voix est plus chaude et plus enjôleuse, mais je n'y entends plus filtrer la source mystérieuse et pure…

—En somme, me voici, devenue un monstre de perversion raffinée, je ne sais plus quelle odieuse coquette! essaye-t-elle de badiner.

—Je ne dis pas cela, Yvonne, je dis que tu es à la veille de te ressaisir… La frivolité n'aura servi qu'à te faire mieux savourer les émotions supérieures de la vie. Tu n'es pas celle qu'assouviraient les joies futiles, impuissantes. Ton coeur impulsif réagira, s'attendrira des espérances d'autrefois… N'est-il pas vrai que tu n'es plus la même qu'à la surface et que la soeur d'il y a deux ans vit encore? Allons, regarde-moi avec tes yeux naturels, pas ceux du bal ou de la promenade, mais ceux que tu ouvres sur ton âme vraie de jeune fille…

—Je suis la même, te dis-je, murmure-t-elle, ses yeux incapables d'affronter le limpide regard de Jean. Elle est vaincue, elle sent qu'il a raison. La jeune fille qu'elle était, celle que, d'une voix douce et presque tremblante, son frère vient d'esquisser, lui apparaît comme lointaine, étrangère à elle-même et déchue du trône où elle régnait. Que l'évolution s'est faite vertigineusement! Pour la première fois, elle se demande comment les phases de cette évolution intime ont pu être si insensibles, comment cette mentalité nouvelle s'est infiltrée avec aussi peu de violence et sans provoquer la moindre résistance de son être. Plus Jean a ressuscité les souvenirs, plus elle a vu se creuser la différence entre l'Yvonne mondaine et l'Yvonne d'auparavant. L'orgueil de ne pas l'admettre et le besoin de l'avouer se querellent dans son âme. Voilà pourquoi, sur la défensive encore, elle élude la réponse habile de Jean.

—Si tu étais la même, tu aurais autre chose à me dire, et tu le dirais autrement, a-t-il insinué avec tendresse.

—Que veux-tu que je te dise de plus?…

—Mais tu devrais le savoir mieux que moi! Une parole profonde jaillissant du meilleur de toi-même, un cri impulsif de ton vrai coeur, enfin, une preuve que tu m'as compris, qu'on ne m'a pas ravi mon Yvonne affectueuse et sincère!…

—Je puis, sous certains rapports, ne plus être la même, mais je t'aime toujours! s'écrie-t-elle, avec une spontanéité charmante, où il n'y a pas assez d'abandon toutefois. Le voici, le cri du coeur!… Et maintenant, je vais te prouver ma confiance. Je ne sais pas comment te faire cet aveu, c'est comme si j'avais un tout petit peu honte de moi-même. Eh! bien, oui, je t'aime encore, mais d'une autre façon, et il me semble que je ne t'aime pas autant… Tant de choses m'ont distraite de toi. Presque tout ce que tu as dit, c'est vrai; ou plutôt, je crois que tout est vrai. Je suis une autre Yvonne: comment est-elle née en moi-même, comment y a-t-elle grandi, comment y est-elle si vivante, si impérieuse? Je l'ignore… Depuis que tu m'as fait entrevoir ce que je suis devenue, j'essaye de me rendre compte, de trouver les causes. Je n'ai qu'une excuse, l'ensorcellement a été complet: j'en ai subi la puissance, à chaque jour, sans repos, sans révolte. Tous ces jolis rêves, bleus, gris ou roses dont tu parlais, ils revinrent moins souvent d'abord, puis ne me rendirent que des visites rares et courtes, un jour ils partirent pour ne plus revenir. Ce n'est pas leur faute, je les recevais moins bien chaque fois, distraite, un peu dédaigneuse… Et moi, qui les aimais tant, qui leur ouvrais toute la profondeur de mon âme, pourquoi n'ai-je pas souffert de les perdre?…

—Mais tu ne les as pas perdus! Ils vont revenir, ils reviennent! Le regret, c'est le désir…

Ce n'est plus eux qu'Yvonne caresse, l'amour de Lucien Desloges les a bannis, leur a fait succéder en son imagination qu'ils subjuguaient, des ambitions autres, fiévreuses, éblouissantes. Riches tous deux, ils régneront dans la société québécoise. Leur salon sera le plus rutilant, le plus à la mode, le plus rempli de gens cossus et de personnages retentissants. Ils engloutiront tous leurs rivaux sous l'avalanche du faste et des extravagances. C'est le rêve de Lucien, du luxe ici, du luxe là, du luxe à foison et partout, chatoyant, raffiné, le plus récemment inventé. Il faut qu'on le recherche, qu'on le célèbre et qu'on l'envie. Sa femme sera la plus exquise, la plus magnifiquement attifée. Elle étendra sa gloire mondaine, en sera le rayon le plus délicat. La beauté d'Yvonne si éclatante l'avait frappé: l'auréole des cheveux d'or lumineux, la flamme intense des yeux rieurs, le rose satiné des joues, l'ivoire des dents si pur entre les lèvres pourpres et flexibles, tout le visage réalisait pour lui le type de la femme étincelante. La jeune fille, désireuse de plaire et secrètement avertie par son intuition féminine, lui déroba ce qu'elle gardait encore d'idées graves et d'impulsions généreuses, ne lui ouvrit que ses trésors de grâce et d'esprit. Avec la fatuité roublarde et sûre des conquérants de femmes, Lucien s'imposait à elle, refermait sur sa volonté frêle un cercle toujours plus aveuglant de magnétisme et de séduction. Petit à petit, fort habilement, devinant il ne savait quelle hostilité sourde à son influence, il insinua l'avenir de munificence qu'il désirait. Dosée de manière à envenimer la coquetterie de la jeune fille, cette inoculation de vanité mondaine a désorganisé l'Yvonne sérieuse, et voici qu'elle est prête à épouser Lucien Desloges, à s'engouffrer avec lui dans un abîme de vogue et de parures.

Oui, elle aime Lucien Desloges. Ne seront-ils pas heureux, fêtés, admirés, craints, resplendissants, roi et reine de la société de Québec? Que cet amour est dissemblable, toutefois, de celui que dessinaient les rêves ranimés par Jean, à l'instant même! Ils vont revenir, ils reviennent, dit-il: non, ils furent les délices de l'inexpérience et d'une fade ingénuité. La vie réelle a dénoué les attaches qui les reliaient au meilleur de son être, les a proscrits. L'onde enivrante de la vogue a rempli son coeur, l'a presque submergé. Elle n'a plus d'autre rêve que celui d'éblouir par la toilette, la beauté, le luxe. Lucien Desloges est le héros du palais magique édifié par son imagination effervescente. L'émotion de Jean l'a attendrie quelques minutes: un sursaut, d'orgueil la secoue, elle rougit d'appréhender le blâme de son frère, elle va lui proclamer son amour avec fierté! Elle préférerait, tout de même, ne pas lui avoir celé la chose aussi longtemps.

—Ces rêves, lui répond-elle, ils furent ceux de la jeune fille romanesque, ignorante de la vie dont tout le monde se contente. Je n'ai plus l'âge de les avoir.

—Vingt ans? C'est l'âge de ne plus avoir de hautes illusions? Tu badines!…

—Je suis sérieuse! Il faut envisager la vie telle qu'elle est, ne pas la badigeonner de fard sentimental, en un mot, ne pas habiter les nuages!…

Douloureusement surpris, il n'interrompt plus ce dédaigneux reniement d'un idéal qu'il avait cru inséparable d'elle. Il est impossible que ces paroles froides et presque cyniques soient l'écho des profondeurs d'elle-même. La surface de l'âme est seule agitée de remous frivoles, mais il est temps qu'ils se calment, avant que les sources vives n'en soient atteintes. La langage d'Yvonne s'enhardit:

—Je me suis étonnée un peu de la transformation que j'ai subie. Je la comprends, mon frère, elle devait avoir lieu. Je ne pouvais être naïve toujours… A mes premières sorties, j'ai dit tout ce que je pensais. On m'a regardée avec compassion, on eût pitié de ma candeur, de mes épanchements trop vifs. Pour ne pas être sotte, j'ai fait plier bagage à toute ma poésie, je l'ai enfouie dans un coin de mon âme et l'ai priée de se taire… Marthe Gendron, surtout, me fut précieuse. Un jour nous causions, elle, quelques amies et moi, de l'une des premières comédies musicales que j'aie entendues. J'osai dire que la valse principale en était disgracieuse, trop échevelée, de mauvais goût. Elles se récrièrent: c'était divin! Lorsque nous fûmes seules, elle et moi, Berthe me conseilla de toujours mettre une sourdine à mes impressions. «Il faut dire comme tout le monde ou à peu près comme tout le monde, et cela n'empêche personne de penser comme il veut!» conclut-elle. Vexée avant d'avoir réfléchi, j'avouai enfin qu'elle me rendait un joli service. Après cela, je maîtrisai mes impulsions… Et maintenant, il faut que je te dise quelque chose…

—Oui, tu les as refoulées, mais tu ne les as pas étouffées! Comme le disait ton amie Marthe, en faire étalage n'est pas à la mode, mais tous demeurent libres de les laisser vivre en eux-mêmes. Elles palpitent encore en ce coin de ton âme où elles s'alimentent, où elles manquent un peu d'air, voilà tout…

—Mon coeur n'est plus à elles, il appartient à Lucien Desloges, celui que j'aime. Et Lucien ne se préoccupe guère d'habiter les nuages! dit-elle, à brûle-pourpoint, croyant qu'il vaut mieux brusquer la confidence et ne pas justifier, par un plaidoyer préliminaire, les reproches que d'ailleurs elle se sent l'énergie de braver.

—Lucien Desloges! Tu aimes et c'est lui! s'écrie Jean, et son visage se contracte d'une pâleur soudaine.

—Oui j'aime! Tu avais bien deviné tout-à-l'heure…

—Tu aimes! et je n'en savais rien…

Il y a un chagrin si réel et si frémissant dans la manière dont il a dit cela, qu'Yvonne cède au besoin d'une excuse.

—Oh! pardonne-moi, il y a si peu longtemps que je le sais moi-même!

—Mais il y a des mois que ce Lucien Desloges te poursuit, te harcelle!

—Je ne veux pas te mentir, je n'ignorais pas qu'il me faisait la cour.

—Alors, ma petite Yvonne?…

—Je le laissais faire, tout simplement, je croyais ne rien lui donner de moi-même…

—Et tu lui as tout donné?

—Je l'aime! affirme-t-elle, orgueilleuse de son amour et provocante.

C'est comme si le silence, tout-à-coup, élevait une muraille entre eux. Yvonne attend que son frère le brise et, de tous ses nerfs crispés se prépare à ne pas laisser battre son amour en brèche. Tandis que Jean souffre, amèrement, profondément, d'une blessure aiguë. D'abord, sa douleur est confuse, un brouillard de larmes lui enveloppe le coeur. Les choses tristes dont elle est mélangée, finissent par ne plus accourir pêle-mêle à son cerveau, se précisent chacune avec son relief d'amertume, avec sa force déprimante. Ainsi, la foi qu'il gardait au solide caractère d'Yvonne, s'effondre: puisqu'elle aime ce jeune homme superficiel et vain, il ne reste rien de la jeune fille jadis assoiffée de hautes affections. Ces belles aspirations dont l'ardeur la transfigurait, elle en a comprimé l'essor en elle-même; et ces rêves dont la pureté l'ennoblissait, elles les a rejetés comme des jouets stériles d'imagination. Il en est convaincu d'une certitude poignante, cette destruction d'idéal en elle est surtout l'oeuvre de Lucien Desloges. Il est des âmes d'hommes viles dont la fourberie, patente aux yeux des autres hommes, échappe étrangement aux femmes qu'elles ensorcellent. Un éclat factice d'intelligence miroite dans la causerie mielleuse du beau Lucien. Un fluide subtil de corruption habilement dosée glisse de son regard, se répand sur son visage, imprègne toute sa personne. Selon l'expression d'Yvonne, il n'a pu se faire aimer d'elle qu'après l'avoir fait descendre des nuages, jusqu'à, son niveau terrestre d'idéal. Yvonne, l'esclave d'un farceur d'amour! Il pressent que celui-là est plus fort en elle que lui, son frère, le Jean trop guindé, trop solennel, à la physionomie rébarbative de savant. Quelle excuse pitoyable d'avoir, en masquant l'intrigue d'amour, trahi les doux souvenirs d'union fraternelle! Ce redoutable acte de la vie d'une jeune fille, le don d'elle-même à un homme pour toujours, elle a pu l'accomplir sans en faire part au Jean de son enfance, au témoin de ses rêveries de jeune fille! Une déchirure intime lui fait mal, il éprouve l'angoisse d'une tendresse meilleure qui agonise entre elle et lui. Il écrase, un moment, sous la pensée d'avoir perdu l'amie supérieure, extrêmement bonne et franche, qu'il croyait inséparable de son avenir. L'amour, comme elle en concevait la sublime ivresse, n'aurait pas amoindri leur vieille intimité de jeunesse; l'amour, tel que le lui ont nécessairement distillé les sourires languides et les roucoulements doucereux de Lucien Desloges, ne peut exister, sans avoir détruit les plus délicates, les plus fortes attaches fraternelles. Ce lourd silence n'en est-il pas la preuve? Du regard soupçonneux, des traits vibrants, des lèvres contractées pour l'attaque, ne le défie-t-elle pas comme une ennemie? Il sait qu'elle va repousser l'antagonisme qu'elle devine, et cependant, il faut que, malgré elle, il tente de l'arracher au mensonge, à la désillusion fatale, il cherche des paroles souples, celles qui ne froisseront pas trop une sensibilité irascible. Peut-être la victoire de Lucien n'est-elle pas aussi décisive… peut-être Jean n'aura-t-il qu'une exaltation passagère à combattre… Oh! qu'il serait heureux d'en libérer Yvonne!…

—Tu en es bien sûr, tu l'aimes? dit-il, avec beaucoup de tristesse.

—Oui, je l'aime! affirme-t-elle, arrogante.

—Beaucoup?

—Que veux-tu dire par beaucoup?

—Comme tu voulais aimer?…

Interdite, elle n'ose répondre sur-le-champ. Si elle disait oui, elle a conscience, qu'elle mentirait au plus intime d'elle-même, Cet amour n'est pas celui vers lequel montaient les plus purs élans de son âme. Il a quelque chose de plus âpre, de plus énervant, de moins suave, de moins ailé. C'est l'amour, tout de même, la joie d'avoir dompté un coeur d'homme jusque-là rebelle, l'orgueil de le garder, une griserie spéciale et capiteuse de vivre.

—Je l'aime! redit-elle, enfin.

—Tu ne veux pas répondre, Yvonne. C'est lui qui est la cause de tout.
Il nous a presque séparés, je n'ose plus te dire ma petite Yvonne…

—Si je te dis non, je sais que tu vas l'attaquer: je ne veux pas que tu l'accuses!

—Est-ce bien l'amour, si tu ne l'aimes pas comme tu désiras aimer? Souviens-toi de ton rêve: «Ah! que je l'aimerai, disais-tu, nous monterons ensemble là-bas, toujours plus haut, toujours plus seuls, où il n'y aura que du grand bonheur!» Te sens-tu devenir meilleure auprès de lui?

—C'est bon pour les petites filles romanesques, ce que tu dis là. Je suis une femme raisonnable, cela n'empêche pas d'aimer… J'aime Lucien, te dis-je. Il est beau, toutes les jeunes filles me l'envient, oui, celles même qui jasent le plus contre lui. Il cause avec un brio superbe; il n'en est pas un qui puisse lui donner la réplique. Il a souvent des mots d'esprit définitifs!… Il excelle partout. Il valse à me rendre folle, il s'habille en artiste! Il adore tout ce que j'adore, le théâtre, les concerts, le café!… Tous lui font la cour, je suis fière de l'avoir conquis, et puis, il y a une autre raison, la meilleure, c'est qu'il m'aime et qu'il n'en a pas aimé d'autres avant moi!… Entends-tu bien cela, je suis la première qu'il aime, je le sais! Il a pu faire des bêtises, il n'aimait pas! Maintenant qu'il m'aime, je le tiens!… et je le garde! Il est plus précieux que des rêves d'ingénue!…. Tu n'es qu'un sentimental! Allons, chevalier qui retardes, avoue que je n'ai pas tort!…

—Le sentimental, voilà l'ennemi!… Ça ne vaut pas le peine de m'entendre, Yvonne, je ne suis qu'un sentimental, un ignorant de la vie, je n'ai pas le droit de vouloir ton bonheur! C'est très bien, je ne parlerai pas… Aime-le, ton Lucien! mais n'oublie pas que l'idéal se vengera. Je te le prédis sans colère, avec beaucoup de chagrin. Un instant, j'ai pensé que tu n'étais plus la même totalement. Je me trompais: il est des aspirations que rien ne peut faire mourir en l'être qui vécut d'elles un jour. Quoi que tu dises, elles sont encore là, dans ton coeur! Lucien ne les comprendra pas, il les a en horreur, parce qu'elles le dépassent et qu'un vaniteux méprise tout ce qui lui est supérieur! Tu l'aimeras d'un amour qu'il étouffera par des sarcasmes, et ce sera bien triste… Ou tu aimeras un autre homme, entre lequel et toi le devoir mettra sa grande ombre, et ce sera le martyre… Ou si tu n'aimes, jamais, l'ennui finira par te miner l'âme comme la tuberculose ronge le corps; et de toutes les vengeances de l'idéal, c'est la plus cruelle, parce qu'il vaut mieux souffrir qu'être las de vivre!… Ne m'écoute pas, ma petite Yvonne, je suis un sentimental, un marchand de lune, je suis l'ennemi de ton bonheur!…

—Pourquoi être si défiant de Lucien? fait Yvonne, en proie à une sourde inquiétude. Il y avait, dans le langage de son frère, tant de conviction passionnée, de logique irrésistible qu'un doute poignant la bouleverse, mais le courage de son amour ne la déserte pas.

—Oui, pourquoi l'accuser? Tu ne le connais guère! Tant de calomnies mijotent dans la rue, il y a des cancans si impitoyables, si lâches! Je t'assure qu'on se trompe, qu'on ignore ses qualités dont je suis certaine, qu'il me rendra heureuse!…

—Les vraies qualités, celles qui prolongent le bonheur?…

—Oui, répond-t-elle faiblement, après un bref silence, les yeux baissés.

—C'est fort bien, Yvonne, je n'insiste pas, tu es libre…

Jean se cramponne à l'espoir que ce doute, empreint sur le visage d'Yvonne et balbutié par ses lèvres indécises, agira sur la pensée où il s'est implanté comme un germe de fructueux retours sur elle-même.

Elle interroge son frère, humblement.

—Pourquoi lui être hostile? Accuse-le, je le veux, pour le défendre!…

—Tu l'aimes… J'ai peur, en l'accusant, de te blesser, de te faire de la peine… Ce que j'ai dit ne suffit pas: je n'ai plus rien à dire…

—Je t'en prie!

—Je ne le peux pas!

—Eh bien, tu m'en fais de la peine!

—Chère petite soeur, va! Pourquoi l'as-tu connu, ce…?

—Ce…?

—Ce!… cet indigne de toi!

—Jean!

—Ne te soucie pas de moi, Yvonne, je ne suis qu'un sentimental! dit-il, avec un sourire mouillé de tristesse.

Et Jean, malgré les ruses de sa soeur, ne voulut pas lui dire ce qu'il pensait de Lucien Desloges, tout ce qu'il en appréhendait…

Un cornet d'alarme beugla au coin de l'avenue des Érables. Gaspard
Fontaine revenait, souriant comme le dieu de l'abondance…

III

UN ADONIS QUÉBÉCOIS

Quelle miroitante lumière encadre l'amour d'Yvonne et de Lucien! Ballons de verre fin, strié de ciselures, douze globes la déversent à flots riches et comme veloutés. Tout le vaste salon flambe. Des éclats fugitifs s'allument dans la brocatelle soyeuse des rideaux. Les cadres, semés le long des murs blancs comme la neige au soleil, ont des moulures dorées qui chatoient, L'acajou du piano, un massif New Scales Williams, se moire de tendres reflets. Sur le teck noir de la table principale et le noyer des fauteuils, des clartés plus vives rutilent. Des lueurs fauves courent sur les plis d'une portière en soie turquoise de Lyon. Deux larges glaces rayonnent de profondeurs troublantes. Le tapis seul, un d'Aubusson couleur d'olive moucheté d'ocré brune, repose l'oeil de tout ce luxe étincelant.

Le luxe, ici, palpite et domine. Le souci du clinquant jaillit de toutes parts. Une Jeanne d'Arc, un bronze de tenue superbe d'ailleurs, est trop lourde sur le piano qu'elle écrase. La porcelaine japonaise des vases où des palmes très-belles enfoncent leurs tiges, aveugle de teintes criardes. Au milieu d'un ameublement plagié du style Louis XV, la physionomie orientale d'un fauteuil grimace. Une console de marbre rouge antique supporte une horloge de chêne écroulant sous les pendentifs. Trop pesante de même sur une table aux pieds grêles, cette lampe d'or coiffée d'un abat-jour en cristal de verrière écarlate. Des paysages délicats sont emprisonnés dans l'épaisseur des cadres. Trop de bibelots, coûteux, fort jolis, mais importuns, fascinent l'oeil, suspendus à la muraille ou debout sur la console et les tables. Il émane, de l'ensemble, une harmonie somptueuse où, parfois, le mauvais goût montre la tête et pose.

Yvonne, douée d'un sens plus affiné des nuances, avait prié son père d'enlever telle chose, de remplacer telle autre. Gaspard Fontaine, si autoritaire qu'il fallait ne pas le contredire, opposa toujours que telle chose valait tant, que telle autre se vendait fort cher aussi, qu'elles étaient les plus dispendieuses en leur espèce et, par conséquent, d'un choix irréprochable. Il fallait, surtout, ne pas badiner sur les tableaux qu'il s'enorgueillissait d'avoir payé «les yeux de la tête». «Des toiles de maître! disait-il aux visiteurs, aux parents. Regardez-moi cela, n'est-ce pas beau? N'ai-je pas bien fait de placer un peu d'argent comme ça? On a beau être du peuple, on a du goût pareillement… Des chefs-d'oeuvre, m'a-t-on dit, celui-ci vient d'un Français, celui-là d'un Belge, d'un van… van… j'oublie toujours le reste de son nom qui finit par osch… ou otch, quelque chose dans ce genre-là… Cet autre est d'un Espagnol. Tenez, voyez cette admirable scène de campagne, le tableau que je préfère… Parlons-en, voilà du coloris, des choses nettes, qui se détachent, des choses qu'on voit! N'êtes-vous pas de mon avis?» Hélas! elle était vilaine, cette peinture où les tons gras saillaient avec trop de violence. Le sourire élogieux des connaisseurs dissimulait à peine une raillerie. Tout ce que cette croûte avait de faux et d'exagéré, Jean voulut en convaincre son père, le détourner de ce béguin ridicule. «Ce sont des experts qui me l'ont vendue, répondait-il, agacé, elle me coûte plusieurs mille piastres. Elle est ancienne, elle est superbe, quoi que tu en dises… Regarde ça briller, c'est de l'expression, de la vraie nature, ça m'impressionne, enfin!» Elle représentait un coucher de soleil excessivement rouge dardé sur une ville fantasmagorique et pas toujours bien équilibrée. Jean insistait respectueusement. Le père s'indignait, terminait le débat par un mot acerbe: «Tu ne connais rien là-dedans, bon!» Et la croûte demeurait chef-d'oeuvre.

Sinon un chef-d'oeuvre artistique, c'est une merveille de ressemblance que le portrait de Gaspard Fontaine, là même, impérieux, drapé d'orgueil. Ce visage reflète quelque chose d'empoignant, de supérieur, il frémit de vigueur, d'énergie tendue, d'inflexible volonté. Les yeux, surtout, sombre, incisifs, lancés vers l'avenir, font éclater une passion d'agir impétueuse. Le crâne, en partie nu comme l'aubier dont on a séparé l'écorce, élargit le front dominateur. De cet homme, une force attirante déborde, et on le déclarerait issu de noble lignée, sans le désordre des sourcils, la structure disgracieuse du nez, la carrure massive du menton, la ligne pâteuse des épaules.

Tout prés de celui-là, moins grands, moins envahisseurs, les portraits d'Yvonne et de Jean s'illuminent d'un sourire. Les autres portraits de famille ne sont pas là. Le pieux usage de grouper ensemble, en une cohorte d'honneur, les anciens et les vivants n'est pas reconnu dans le salon moderne de Gaspard Fontaine, et on a l'impression d'une race qui, sans aïeux, étale une bizarre fierté de n'en pas avoir.

Lucien Desloges, d'une voix modulée comme les suaves notes du violoncelle, complimente la jeune fille, à l'instant même.

—Je ne me lasse pas de contempler cette image, dit-il. Oui, ma charmante Yvonne, c'est tout vous, toute votre grâce… Vous vivez… Vous revivez… On ne peut pas être plus naturelle, plus vous-même…

—Vous flattez bien, trop bien peut-être…

—Trop? Jamais assez!

—Allons!

—Mais oui, puisque je réclame le bonheur de vous le redire toujours, que vous êtes ravissante, la plus ravissante, que…

—Ah! vous allez trop loin, vous exagérez, Lucien!

—Je vous rends justice, je vous dois ce que je dis!

—Êtes-vous bon juge, êtes-vous désintéressé? plaisante-t-elle, voilant le mieux possible un ravissement profond d'être adulée aussi gentiment.

—Je ne suis pas votre juge, mais bien votre esclave! Oui, vous le savez, je suis votre esclave, votre chose, votre…

—Je suis confuse!…

—Oui, rougissez, ma douce Yvonne, rougissez, vous êtes si gentille quand vous devenez rouge comme… comme un rayon du couchant!

Tout le visage de Lucien enfle de vanité repue à ce mot spirituel dont il vient de faire l'aumône à son amie. N'est-ce pas une trouvaille subtile, un compliment inédit? Ces choses lui sont coutumières, d'ailleurs, spontanées, merveilleusement faciles, et son imagination se prélasse en une atmosphère de charme et de finesse. Il se rappelle beaucoup d'autres saillies heureuses, inconnues avant lui, qu'il est seul à prodiguer au milieu de la banalité québécoise. Il lui arrive même d'oublier Lavedan, son cher, son incomparable Lavedan, qu'il boit et dévore en même temps; il oublie de lui rendre grâces d'avoir aiguisé sa verve par l'éblouissante inspiration de ses dialogues ou de ses chroniques.

Après une flatterie d'aussi rare envolée, Lucien Desloges se recueille. C'est légitime. Les yeux mouillés d'extase, il prolonge en lui-même la saveur pénétrante de ce qu'il a dit. Une volupté lui en monte au cerveau. Comme il est intelligent, comme il a l'âme nuancée, multiple, insondable! Il répand sur Yvonne un sourire oblique et plein de largesses. Qu'elle doit être heureuse d'avoir mérité les faveurs et les exubérances d'un tel causeur, d'un esprit si fertile!

Il ne se trompe guère. Elle est réellement émue, s'abandonne à l'habile magnétisme qu'il diffuse. Qu'il soit magnifique, nul n'en doute. On ne s'habille pas mieux à Québec. C'est bien la plus récente coupe d'habit que le génie des tailleurs ait mise au jour—il y a trois semaines, parait-il—, ce gilet svelte sous lequel un corps dodu palpite.

Le tissu gris pommelé se marie d'une façon exquise, au visage vermeil encore tout chaud d'un massage frénétique. Au milieu des cheveux lustrés par l'huile et, polis comme des blocs sculptés d'ébène, une raie court, avec une rectitude séduisante. Le front est un peu mesquin, mais si rose, de ligues si douces! Une actrice convoiterait, les sourcils d'un velours sombre et rare. Quand Lucien Desloges fait le relevé de ses charmes au miroir, il a le coeur bien triste d'offrir à tous un nez aussi peu classique. Ce nez s'épate volontiers à la base, s'alourdit à la pointe extrême, et; ce n'est, pas joli, pas du tout gracieux. Il pardonne plus gaîment à sa mâchoire d'avoir trop de charpente. Mais l'amertume fond, dès qu'il médite sur la fascination de la bouche et des yeux. Ceux-ci, quelque chose de subtilement profond, d'insaisissable, tour à tour agonisants et frissonnants d'éclairs, ne peuvent que semer le vertige en l'âme des femmes qui s'y égarent. Pas une d'elles, d'ailleurs, n'a des lèvres plus ténues, plus soyeuses, mieux ondulées pour la caresse, que les siennes. Le revue de ses forces de conquérant se termine par le défilé des sourires et des profils. Tourné vers la droite, le faciès enchante; vers la gauche, il est plus irrésistible encore. Mais les profils sont le plus souvent incompris: les sourires, voilà, ils sont plus accessibles, palpables, tout le monde leur rend hommage. Aussi, a-t-il un faible pour ceux-ci, a-t-il plus confiance en eus pour entraîner l'admiration hésitante. Au miroir donc, il essaye la portée de ses sourires. Gradués avec un art très fin, depuis le sourire humide et voilé jusqu'au sourire large et gazouillant, ils enveloppent, ils enlacent, ils étreignent, ils font défaillir.

Ainsi, rien de plus mystérieusement charmeur que le sourire félin dont il caresse Yvonne, en ce moment. Il lui tend son profil de gauche à la contemplation. Une fossette ombrée serpente quelque part dans la joue. Les lèvres remuent de frémissements. Quelle scintillante cravate! Elle est irréprochable, moulée comme un rêve de souplesse et de légèreté: les couleurs ne s'harmonisent pas tout-à-fait bien, mais l'éclat en est si foudroyant! Moins toutefois que les feux de ce diamant beaucoup moins riche qu'il n'en a l'air! Qui jamais saura combien il a fallu de remaniements pour donner au mouchoir, voltigeant près du coeur, cette allure de grâce ailée? On dirait qu'il s'envole. Plus que cela, le beau Lucien tout entier plane, vaporeux, nimbé d'aisance lumineuse. Les pantalons, dont les plis sont rigides, bouffent et le soulèvent, les chaussettes pâles sont une vision de nuages teintés d'aurore, les souliers bouclés semblent ne pas toucher In terre, c'est un jeune dieu moderne, un Apollon de la mode.

Yvonne, attirée par les dons éclatants de Lucien, ne pénètre pas ce qu'il y a d'irrémédiablement fade et vide au fond de son âme. Il est si bien aguerri aux joutes de la conversation mondaine, si façonné à l'art de paraître, il possède un tel flair de se fournir la culture propre à ses ambitions superficielles, qu'il en impose à beaucoup de gens par une faconde audacieuse et joliment peignée. Il a ces ornements de façade qui masquent la pénurie de l'intérieur. Son intelligence grouille d'étincelles agiles, mais dans les profondeurs que les sensations fortes et les hautes pensées seules illuminent, la nuit est opaque, aucune flamme n'irradie. Il est incapable de se déprendre de lui-même: une chose n'est précieuse que par le surcroît de vanité qu'elle apporte; une idée n'a pas de valeur intrinsèque, elle ne vaut que par l'originalité savoureuse dont il l'expose. Il s'écoute réfléchir, il s'écoute monologuer, il s'écoute faire des réparties merveilleuses, il en jouit infiniment, d'une volupté indicible.

Yvonne, bien qu'elle ait conscience d'une fatuité réelle chez Lucien, n'en découvre pas toute l'insolence et toute retendue. Elle n'en voit que suffisamment pour n'être pas offusquée, on plutôt, devenue plus humble, plus servile, à mesure qu'il faisait sa conquête, elle ne déteste pas qu'il s'estime supérieur, elle a même fini par le croire supérieur en quelque sorte. L'auto-suggestion du jeune homme, sans cesse rayonnante, lui a communiqué une partie de son ardeur, a dérouté les premiers soupçons, ruiné la première impression qu'elle avait eue d'affronter un être hâbleur et volage, amolli ses résistances à l'admirer pour autre chose que l'harmonie de son extérieur.

C'est qu'elle aime et qu'une femme grandit ceux qu'elle aime, les hausse au faîte de son orgueil. Et cela, contre l'évidence même, contre l'opinion de tous, contre les obstacles de sa conscience elle-même. C'est qu'Yvonne aime Lucien Desloges plus sérieusement, plus absolument qu'elle ne se l'avoue. Quand il est près d'elle, un trouble intense la dévore, elle subit une puissance qui l'attire et l'effarouche ensemble. Des élans qu'apaise une timidité soumise, ne s'étouffent qu'après avoir broyé son coeur.

Précisément, au cours du silence qu'ils ont maintenu, affolée par les caresses de la voix, la vie chaleureuse du teint, l'aimant du sourire, elle a étranglé dans sa gorge un cri d'amour. Ce n'était pas le moment d'être expansive, a-t-elle deviné assez tôt. Quelque chose de plus intime l'a retenue aussi, quelque chose d'un peu vague, d'un peu agaçant, d'un peu inavouable, comme si, dans l'ardeur de son âme, un ferment de honte eût grouillé. Le doute qu'avaient suscité en elle, il y a quelques heures, l'attaque et les insinuations de Jean, revient à l'assaut. Si impérieux qu'il fût, ce doute, à l'origine de la causerie que les deux jeunes gens ont eue ce soir, il a reculé sous la pression de l'habitude à goûter le charme de Lucien, il a battu en retraite, il avait presque disparu. Mais, à l'embuscade, il attendait, le moment de reprendre l'offensive, il envahit derechef l'esprit d'Yvonne, il menace. L'inquiétude la plus bizarre tourmente la jeune fille. Abandonnant l'attitude humble, prostrée, dont elle inclinait mollement toute elle-même vers son ami, elle se redresse d'un mouvement rapide et, ses yeux dérobant leur enquête et leur angoisse, elle fouille les replis de ce visage fraîchement rasé, pour y trouver une issue vers les profondeurs de l'âme sur lesquelles ils vont peut-être s'entr'ouvrir. S'il n'est qu'un bellâtre, incapable de tout, si ce n'est d'amorcer le coeur des femmes, vers quel avenir de tristesse et d'humiliations se hasarde-t-elle? L'énigme n'est pas de celles que l'on résout à l'improviste: chaque seconde rend plus nécessaire la reprise de la conversation, et Lucien doit ignorer le trouble dont elle est remuée. Pourquoi tant de compliments? Sont-ils feinte ou conviction? Quel outrage, s'il accumulait les mensonges! Non, non, elle est plus intelligente que cela, elle aurait dépisté la fourberie moins tard! Elle se rassure, mais elle est sur le qui-vive, elle a confusément peur…

Lucien renoue l'entretien…

—Ainsi, votre promenade a été charmante, cet après-midi. Vous vous en êtes donné à coeur joie…

—Je me suis grisée!

—De quoi?

—Mais vous le savez bien! de grand air, de purs arômes, de poésie… Comment faire autrement, quand le soleil est doux, que la campagne est radieuse?… Enfin, je voudrais pouvoir dire cela dans votre langage, avec des expressions d'un choix, d'un pittoresque…

—Vous ne raillez pas, j'espère!

—Quelle méprise, Lucien! Je suis à dix lieues de la chose!

—Ce n'est peut-être pas assez loin!…

Et, fier de cette boutade, il eut un éclat de rire où jasaient des roucoulements. Yvonne sourit, le mot lui avait plu, la faisait se repentir d'une malice impulsive.

—Je suis méchante, n'est-ce pas? dit-elle, adoucie.

—Vous! méchante Vous avez donc eu l'intention de vous moquer de moi?

—Que vous êtes susceptible! Je désirais vous taquiner, m'amuser un peu.
Fantaisie de jeune fille, pas autre chose!

—La susceptibilité, fi, quelle horreur! Je n'aime pas trop de fantaisie, Yvonne, de cette fantaisie qui pique…

Elle avait rougi beaucoup, et cela durait, malgré elle. Trop nerveux pour en être le témoin, il calmait sa propre frayeur. Yvonne, rire de lui? C'était folie de l'en soupçonner! Une jeune fille sensée le méconnaître et narguer le charme de sa phrase, l'agilité de son esprit? Cela tombait de soi-même, croulait! Et pourtant, une note de persiflage, comme à la sourdine, avait grincé dans la voix de la jeune fille. Sa fatuité, aux abois, se cabre.

Yvonne répète, enjôleuse:

—C'est une plaisanterie, vous dis-je…

—Il y a fantaisie et fantaisie, celle qui est amusante et celle qui ne l'est guère!

—Vous doutez de moi?

—Je n'ai jamais douté de vous, Yvonne!

—C'est habile, c'est gentil, mais ce n'est pas répondre!

—Je ne veux pas vous offenser, je préfère m'être berné moi-même…

—Soyez tranquille, je ne suis pas susceptible, moi!

—Et moi, je le suis?

—Parlez, nous verrons!

—Si je ne parle pas?

—Je croirai que vous l'êtes, Lucien!…

—Je ne puis parler, sans avouer que je l'ai été, au moins quelques secondes…

—Et cela vous indigne? Quel orgueil! Péché avoué est déjà pardonné!

—Dites-moi franchement, Yvonne, j'ai fait erreur, n'est-ce pas? Vous n'avez pas voulu me ridiculiser? J'avais cru percevoir, dans le son de votre voix, une raillerie, presque du sarcasme… Si la chose eût été réelle, vous comprenez que ce ne serait guère divertissant pour moi. Ce langage qui est le mien, il est naturel, vous savez, il n'est pas apprêté, il est…

—Délicieux!

—Franchement, là?…

—Le plus délicieux que j'entende!

—Oh! c'est trop! mais… mais j'ose espérer qu'il n'est pas… banal.

—Banal? Le dire, c'est l'avoir supposé! Il ne faut pas faire de telles suppositions! Ainsi, vous avez supposé que je…

—Que vous… que vous…

—Que je? suggère-t-elle finement.

—Que vous caricaturiez ma phrase.

—Oh! l'horrible soupçon! Votre phrase? Elle est d'une souplesse, d'un équilibre, d'une grâce!… Enfin, vous parlez comme vous dansez, adorablement!…

—C'est trop d'enthousiasme, Yvonne, dites-moi seulement qu'elle n'est pas ordinaire…

—Extraordinaire, je l'avais oublié!

—Je ne voulais pas dire cela, j'insinuais qu'elle n'est pas commune, pas tout le monde…

—Je vous l'ai déjà dit, la plus délicieuse, la plus mélodieuse que j'entende! Elle me ravit!

—Il y a, dans votre accent, quelque chose d'inhabituel que je n'aime pas. Plus vous me rassurez de votre… de votre…

—Admiration?…

—Si vous voulez, oui… Plus vous m'en rassurez, dis-je, moins je me sens positif. Vous n'êtes pas tout-à-fait vous-même, ou plutôt, quelque chose s'additionne à vous, quelque chose de fugitif, d'insaisissable qui n'y fut jamais auparavant.

—Ce n'est pas la première fois que nous badinons ensemble, Lucien! Je ne dois plus être capable de vous étonner! Vous connaissez tous les caprices de ma tête…

—Elle est jolie, votre tête, peignée avec un art si vaporeux!

—Ce n'est pas moi qui l'ai peignée!…

—Mais c'est à vous qu'elle appartient!

—Vous avez toujours le dernier mot spirituel, c'est entendu! Je vous admire!…

—Encore ce persiflage, Yvonne! Tout-à-l'heure, mes compliments, bien accueillis, vous faisaient merveilleusement sourire. Votre sourire…

—Qu'est-ce qu'il était?

—Une fleur vermeille où vos yeux, profondeurs du calice, distillaient le parfum de votre âme!

—Charmant! mais quelle fleur, s'il vous plaît?

—Vous êtes inconcevable, vous m'abasourdissez!

—Ah! Ah! je vous… je vous intrigue, hein? Quelle mine! mais il ne faut pas prendre la chose austèrement!…

Le salon vibra d'un éclat de rire perçant et gamin. Lucien, morose, demeura coi.

—Il faut oublier ce vilain quart d'heure! s'écria la jeune fille, surprise d'elle-même, de son audace. Allons! ne suis-je pas la même? Pourquoi aurais-je modifié mon humeur à votre égard? Pardonnez-moi ces espiègleries! Pourquoi seraient-elles méchantes?…

—Oui, pourquoi? Tout de même, on a beau connaître les femmes… Quelles habiles comédiennes!… J'ai eu peur…

—De quoi?

—De ce ramage d'oiseau-moqueur.

—Me voici devenue un oiseau. Tour à tour une fleur et un oiseau: quelle charmante métempsycose que la religion des amoureux!

—L'idée est juste, Yvonne, puisque je vous aime depuis les âges lointains de la métempsycose, depuis toujours!…

Bien qu'elle eût, encore un peu la tentation d'esquiver ce compliment fort lourd de fadeur, elle n'y put succomber. La voix de Lucien, quand elle avait cette résonance câline et chaude, attendrissait la jeune fille. Elle est ressaisie par sa croyance à un Lucien meilleur, plus cultivé, plus profond, plus viril qu'on le croit. L'injustice des jaloux le persécute, le profane. En somme, elle a été détestable, ce soir, perfidement ingrate. Alors qu'il étale son amour eu un si joli langage, elle s'en gaudit, elle qu'il aime. Capable d'une telle bassesse, peut-elle exiger qu'il soit parfait? Elle a honte d'elle-même. La pitié surabonde en elle, fait remonter l'amour à pleins bords de son coeur. Jean redoute Lucien Desloges sans le connaître, sans avoir pu l'approfondir. A-t-il, comme elle, eu la révélation du Lucien intime, entrevu cette âme plus loyale qu'il ne le craint, correspondu avec cette intelligence plus riche qu'il ne l'appréhende, entendu battre ce coeur moins vil qu'il ne l'affirme? Le remords d'Yvonne creuse davantage: elle regarde son ami avec beaucoup de tendresse et lui dit, contristée:

—Mon ami, vous avez tout oublié, n'est-ce pas?

—Mais je ne comprends pas… vous auriez.

—Je m'accuse!

—Vous vous accusez?

—De m'être moquée de vous. C'est stupide, en faire l'aveu, quand vous n'y songiez plus. Eh bien! il le faut, pour vous demeurer loyale. La dissimulation me pesait. Tenez, je me sens plus à l'aise, maintenant!

—Tout ce que vous avez dit de mon langage, alors?…

—Je fus méchante!

—Mais c'est la première fois qu'il vous arrive de vous payer ma tête aussi…

—Impudemment, oui, je le confesse!

—La première fois que vous raillez mon langage, Vous pensiez donc, au fond, qu'il est maniéré, faux, alambiqué?…

—Là, vous allez trop loin encore! J'ai cru, un moment, un seul, un déplorable moment, que vous vous écoutiez parler, rien de plus… Tranquillisez-vous, je vous en prie, j'ai été sotte, affreusement sotte. Allons! déridez-moi ce front barré d'orages… Noir? Pourquoi pas? vous n'êtes plus gentil du tout: la rancune, je l'exècre!

—Une fois, c'est trop avoir douté de la franchise et du naturel de ma phrase! Vous m'avez blessé!

—Je vous répète que j'en ai de la peine, Lucien! Je n'ai pas voulu vous offenser, ou plutôt, je l'ai voulu, mais sans le vouloir…

—Cette explication n'est-elle pas étrange?

—C'est idiot, oui. Et pourtant, c'est exact, c'est, tout ce que j'en peux dire. Mon coeur se révoltait, mon humeur m'entraînait. Mon coeur ne voulait pas, mon esprit, voulait. Est-ce plus clair?

—Je ne comprends guère pourquoi votre esprit a voulu, pourquoi votre humeur fut si impulsive!

—Ne suis-je pas une impulsive? Vous me l'avez redit cent, mille fois!

—Impulsive contre moi? Ce n'est pas le motif de votre persiflage à mon égard. On vous a aigrie contre moi, quelqu'un se glisse entre nous, quelqu'une vous insinue d'adroits mensonges! Une jalouse, probablement…

—Une jalouse? dit-elle, impuissante à contenir un malaise bizarre dont son âme est subitement inondée.

—Pourquoi cette exclamation violente?

—Croyez-vous que vous ne puissiez rendre une femme heureuse qu'en rendant les autres malheureuses?

Ahuri, Lucien ne sait que répondre. Avec de grands yeux béants de gazelle surprise, il interroge Yvonne; cette brusquerie le déconcerte, il ne veut pas croire, demeure stupide. Yvonne n'eût pas sitôt donné libre cours à cette boutade amère qu'il lui semblât, avoir dit la chose en rêve. Elle a parlé d'un élan de toute elle-même instantanément, sans réfléchir, sans prévoir. D'où vient cette révolte? De quelles sources intimes a-t-elle jailli? Comment se fait-il qu'elle n'a pas même eu la pensée d'endiguer ce flot de malice? Des contradictions se mêlent dans sa pensée tumultueuse. Elle se réjouissait que d'autres jeunes filles fussent jalouses d'elle, et plus elles en sèment le témoignage par leurs sarcasmes, plus son amour pour Lucien pousse des racines tenaces. Et maintenant, elle est indignée qu'il se croie adoré par d'autres femmes qu'il désespère? C'est vrai: pourquoi le blâmer de s'en être aperçu? Eh bien, oui, il est impertinent d'affirmer qu'il est témoin de sa vogue, il est énervant de suffisance et de fatuité, voilà. C'est trop fort! à la moindre boutade, il grince des dents. A coup sûr, il regorge trop de lui-même. Et cependant, il ne diffère pas de ce qu'il est toujours. Le ressentiment d'Yvonne contre Jean s'avive: c'est lui qui a rompu la tranquillité de son amour et dont les réticences ont exaspéré ses nerfs avant le dîner. Lucien est le même, c'est elle qui ne le voit plus qu'à travers le clair-obscur troublant que lui a dépeint son frère. Malgré elle, son esprit lutte, oscille entre la foi la plus invincible et les doutes qui tout-à-coup l'empoignent. Qu'ils sont affreux, ces doutes, et, qu'ils irritent! Qu'il a été maladroit, ce Jean, cet intrus dans son bonheur! Avait-elle besoin de ces conseils incommodes? Sans eux et sans lui, elle n'aurait pas, sans avoir eu le temps de soupçonner même leur indélicatesse et leur gravité, proféré de telles paroles difficiles à reprendre. L'amour est souvent à la merci des querelles anodines: celle-ci pourrait dénouer la tendresse qu'ils ont l'un pour l'autre… Il faut que, par des flatteries et des sourires, elle répare, elle fasse oublier…

Toutes ces réflexions d'Yvonne, alors que le silence entre eus s'alourdit, ne diminuent pas la perplexité de Lucien. Il n'y comprend rien il est comme hébété. Quel est le mystère de cette humeur tracassière? Est-elle réellement jalouse? Mais elle n'a pas de motif soutenable de l'être, il ne se reproche aucune manoeuvre infidèle qu'elle puisse lui jeter à la figure. Il n'a jamais été aussi constant, aussi religieusement assidu auprès d'une jeune fille, il éprouve même une certaine confusion de s'être laissé emmitoufler de la sorte. En aurait-elle assez de lui? Elle serait la première jeune fille qu'il eût lassée! D'ordinaire, il se fatigue, ce n'est pas lui qu'on rejette avec un peste de prince ennuyé! Un rival louvoyait-il dans ses eaux? Un rival! Quelle ignominie! Elle n'aurait pas la témérité d'accueillir un rival, après les serments d'amour, composés d'un langage aussi délicat, et pur, qu'il a modulés avec la musique la plus langoureuse de sa voix! Tout son être se rebelle contre cela: il n'a eu des rivaux que pour les occire. Son langage? Il est vrai que, badine et gouailleuse, elle en a nargué la saveur et la flexibilité. Que se passe-t-il donc en elle? Tant d'échappatoires épuisent son indulgence. Il ne veut pas être dupe davantage, elle n'a plus qu'à fournir une explication limpide. Si elle passe outre et dissimule encore, elle ne devra qu'à elle-même de le perdre sans retour et d'en gémir désespérément. Une femme, à laquelle il fait l'honneur de l'aimer, n'a pas le droit de le ravaler à la besogne des bouffons!

Il menace donc:

—Yvonne, soyez franche! je le veux!

—Je le regrette!

—Que je le veuille?

—Non, que je l'aie dit!…

—Et moi qui m'illusionnais encore de l'espoir que vous n'aviez pas été sérieuse!

—Pardon, Lucien, de mon étourderie. Elle fut si peu volontaire.

—Je vous ai presque suppliée de ne pas éluder mes questions… Je croyais qu'elle était finie, votre…

—Insolence! je le mérite!

—Non, votre badinage mordant qui méprise…

—Cela, je ne le veux pas, Lucien! Je ne vous méprise pas, je vous… admire.

—Pourquoi venez-vous d'hésiter?

—J'allais vous dire davantage, une chose beaucoup plus douce que l'admiration toute seule. J'ai cru qu'il valait mieux… museler mon coeur.

—Vous croyez, en m'attendrissant, disperser l'orage. Eh bien, je vous parle à coeur large ouvert! Vous êtes la première jeune fille auprès de laquelle j'insiste. D'ordinaire, quand une jeune fille essaye de me faire danser comme une marionnette au gré de sa fantaisie, je l'abandonne, je la proscris de ma mémoire! Je l'ignore à tel point qu'elle me semble n'avoir jamais existé! Je n'ai jamais été dupe d'une femme, je ne le serai pas de vous! Je vous le déclare sans violence, mais avec la fermeté que je dois à mon honneur que vous offensez! On ne badine pas avec la dignité d'un homme, fût-on la plus jolie femme de Québec!

—Vous envisagez la chose avec trop de colère et un honneur trop minutieux, répondit Yvonne, irritée par cette explosion de fureur outrée.

—C'est fort bien, Mademoiselle Fontaine, nous allons faire nos adieux! Puisque vous ne cédez pas, nous nous séparons à jamais! Quand c'est fini, je suis impitoyable!

Et il se lève, le visage roide et majestueux. Yvonne a l'intuition qu'il ne ment pas, qu'il a l'orgueil bête, irréductible. C'est pour ne plus revenir qu'il s'en ira! Est-il impossible de l'asservir, toutefois? Si elle en faisait l'expérience hardie? Mais ce n'est pas de l'amour, cette bouderie puérile, et elle aime Lucien au point de lui sacrifier le désir profondément féminin de courber l'homme sous le joug dans une querelle d'amour.

—Lucien! ne partez pas! s'écrie-t-elle, affectueuse.

—Vous vous expliquez, alors?…

—Interrogez, je vais répondre…

—Pourquoi êtes-vous si différente, si acariâtre, ce soir?

—Je n'ai pas changé à votre égard, Lucien! Je pense de vous toutes les jolies choses d'auparavant…

—Pourquoi, s'il vous plaît?

—Je ne puis vous satisfaire, parce que vous grossissez ma faute. Vous en faites boule de neige: la chicane, je ne l'ai pas voulue. Rien en moi n'a voulu vous être désagréable!

—Vous ne serez donc pas franche! Je vous croyais la plus loyale des jeunes filles! Il n'y a que des femmes moins déloyales les unes que les autres, il n'y a pas de femmes vraiment, sans cesse loyales! Elles sont toutes comédiennes!

—Elles vous ont ainsi trompé? insinua-t-elle, adroitement.

—Me tromper, moi? Jamais, je suis… j'ai toujours flairé la ruse féminine. Et vous ne me trompez pas, Yvonne, je vous le répète solennellement!… Je vous demande une justification!

—Je vous ai déjà fait apologie aussi nettement que j'en suis capable! Mon humeur voulait, mon coeur ne voulait pas!… Je ne puis trouver autre chose!

—C'est précisément la cause de cette humeur maussade qu'il me faut!

—Eh bien… oui… il y a quelque chose, on m'a influencé contre vous, et j'avais les nerfs si mauvais…

—Qui donc? vous me devez cela!

—Qui?…

—Oui, savoir lequel éclaircira tout!

—Il est préférable que je ne dise pas son nom!…

—Vous l'avez cru?

—N'insistez pas, je ne suis pas préparée à tout vous dire, ce soir! Si vous m'aimez, Lucien, n'exigez pas, soyez généreux! Demain, un autre jour, il n'y aura plus de mystère entre nous. Je me sens trop nerveuse, trop triste… Je vous garde mon amour, mais j'ai besoin de réfléchir. Vous ne pouvez me refuser, il se passe en moi des choses qui torturent. Vous êtes bon, vous comprenez, dites?…

—Mais…

Une résonance de pas très fermes, escaladant les degrés de pierre au-dehors, fige le reste de sa phrase. Des plis d'amer désappointement se creusent entre les beaux sourcils de Lucien. D'un geste presque rageur, sa main gauche étreint le bras du fauteuil où il s'agite. Yvonne croit entendre la démarche de son père.

—C'est toi, papa? demande-t-elle, heureuse de la diversion qu'il apporte.

—C'est moi, Jean!

—Ah! murmure-t-elle, confuse, le coeur battant plus fort.

L'invitera-t-elle à venir? N'est-il pas dangereux qu'ils se rencontrent, tous les deux? Si elle n'appelle pas Jean, Lucien va peut-être le soupçonner d'être l'adversaire, le délateur. Il faut qu'il vienne.

—Jean, tu ne montes pas immédiatement? dit-elle, frémissante.

Un silence grave longuement tombe…

IV

L'APATHIE GÉNÉRALE, IMMENSE…

C'est que Jean revenait plus hostile à Lucien Desloges qu'il ne l'était. L'appel d'Yvonne l'incommode, l'agace, et il tergiverse. Il ne peut se dérober: il y aurait malséance et malveillance à le faire. Et l'obligation de feindre une sympathie courtoise, alors qu'il voudrait témoigner son indifférence et même son amertume, lui répugne, retarde sa docilité. Il devrait ne pas faire attendre, il veut obéir, mais une puissance intime l'en dissuade, l'immobilise sur place, et les secondes, à l'intérieur du salon, paraissent longues à vivre.

C'est que Jean revient de la première séance du Congrès de la langue française. Un peu distraitement, sans y mettre la passion d'un vrai coeur de patriote, il a suivi les préparatifs de ce ralliement des âmes françaises américaines autour de leur drapeau de survivance, la langue française. La curiosité, plus qu'un sentiment avide de jaillir, a conduit ses pas vers la salle du «Manège» où la rumeur de la foule enflait toujours. Avec quels sons palpitants d'amour et d'orgueils infiltrés le long des siècles, elle a monté de la gorge haletante des orateurs vers Dieu, la langue d'autrefois, pure et victorieuse, la langue de toujours!… A travers les rangs de ces milliers d'hommes et de femmes recueillis et parfois transfigurés, de poitrine en poitrine elle faisait courir des brises tantôt douces ineffablement, tantôt saturées des parfums enivrants du triomphe, et l'on aurait dit que tous les coeurs, au moment de certains silences grandioses, devenaient un seul coeur, le coeur gonflé de toute une race qui pleure de reconnaissance et de joie! Comme elle vivait et gardait conscience d'elle-même, comme elle se sentait de la moelle et de l'énergie devant l'avenir, cette race française d'Amérique! Sans peur et sans menaces, elle affirmait sa gloire et son besoin de vivre!

Et ces flots d'espérance roulaient Jean dans leurs profondeurs. Il ne se reconnut plus, il ignorait qu'une telle puissance d'émotion fut latente aux sources de lui-même. Certaines paroles agitèrent, en lui des échos dont la voix inconnue le bouleversait. Quelque chose de mystérieux, aux confins les plus reculés de son être, s'attendrissait, faisait monter à son coeur des larmes nouvelles. Il fut même secoué par ces rares élans de bonté qui ne sont presque plus humains à force d'être immenses. Plus étranges et profonds que ceux dont lui était demeuré le souvenir, ceux-ci laissaient en lui un mélange de douceur et d'effroi. Son esprit ébauchait parfois une explication du phénomène moral qu'il ressentait. Des affinités, dont les circonstances avaient respecté le sommeil, s'éveillaient-elles pour lui révéler combien l'âme des aïeux se prolonge en celle de leurs fils? Oui, la sève du passé coulait dans ses veines intense… Ou bien, il devait se condamner, jeune homme, de ne pas avoir déjà cultivé les germes de pur enthousiasme que renfermait son être et qui subitement palpitaient au meilleur de sa vie! Il s'accusa de nonchalance à l'égard de sa race, de ne pas avoir eu la curiosité de son héroïsme, la passion d'en connaître l'histoire, un véritable orgueil de ses traditions. Au collège, il n'avait qu'effleuré de son coeur les triomphes et les souffrances de la race française au Canada, il n'y avait pas applaudi ou compati de tout son amour. L'inconstance de son esprit, qu'attiraient alors les études les plus diverses, et les examens sans cesse à l'horizon, le rendait si peu attentif à l'épopée canadienne, qu'il ne vibrait que superficiellement aux souvenirs. Les grands jours de la Nouvelle-France ne l'avaient guère plus ému qu'Austerlitz ou l'holocauste des Thermopyles. Et depuis le collège, les vagues de patriotisme déchaînées au loin ne lui apportaient qu'une rumeur assourdie. La science l'accaparait, le refroidit, toujours plus, l'isola de ce qui n'était pas elle. Sachant de quelles ambitions, de quels égoïsmes bouillonnaient les âmes de plusieurs de ses confrères, il discernait trop bien, sous les diatribes irritées qu'ils hurlaient sur les tréteaux, les jours de campagne électorale, une exaltation mensongère parce qu'elle était calculatrice. Sans doute, il exagérait la laideur, et surtout, l'instinct du lucre chez eux: il oubliait principalement que tous ses camarades n'avaient pas une bourse paternelle où se fournir et, que plusieurs flammes du coeur jaillissaient de leurs poitrines salariées. Mais ne fallait-il pas qu'il étranglât, si peu souvent qu'il vînt, le remords de ne se soucier qu'indolemment des destinées nationales? Il avait mobilisé toutes ses forces d'intelligence et de courage pour la conquête de la science aimée. Les hommes pouvaient-ils exiger plus de lui que la consécration de lui-même à leur bien, à leur soulagement, à leur patrimoine d'honneur? Un idéal trouble d'humanitarisme le dominait seul, réduisait à néant les quelques blâmes fugitifs de la conscience…

Au cours de la dernière année, cette oisiveté de la fibre patriotique s'approfondit encore. Le doctorat la hantait, le prenait tout entier… Des amis, pendant la dernière semaine, l'appelèrent en souriant Monsieur le docteur Fontaine. Quelques envieux lui firent l'aumône de félicitations grimaçantes. L'ivresse du succès ne tarda pas à tomber, était presque morte en lui, cet après-midi même, alors que son ambition avait interrogé l'avenir. Au son des mots qui éclatent et triomphent ce soir, il comprend la minute bizarre, entraînante qu'il a vécue devant, les plaines d'Abraham. Des forces obscures l'avaient remué dont l'impulsion devient plus énergique, activée par la circonstance, les drapeaux, la multitude, les discours, les hosannahs vers le ciel, la clameur des bravos, le frémissement des espoirs. Comme jadis, aux bords du Saint-Laurent rêveur sous le crépuscule, l'âme traditionnelle des villages flambait dans les feux de la Saint-Jean qui fraternisaient au loin de colline en colline, les Français d'Amérique, à travers la pénombre des siècles, des monts de la Louisiane aux sommets de l'Acadie, des pics du Maine aux cimes des Laurentides, allument des brasiers de joie intenses et fraternels. C'est la résurrection des ancêtres par l'amour de leurs fils…

Quand il s'arrache au magnétisme de tout cela, Jean revient à l'analyse de ce qui s'agite aux profondeurs de lui-même. Quelles perspectives, dès lors, s'élargissent en sa mémoire! Les aïeux, fantômes jusque-là vagues pour lui, s'animent d'une forme plus tangible, d'une présence plus chère. Il ne les revoit plus seulement immortels dans leur sacrifice, comme aux champs d'Abraham, ils revivent, en lui humblement et noblement. Avant le grand-père, race de travailleurs acharnés à la besogne du sol, quelque part dans les plaines de la Beauce, et depuis le grand-père, détaché de la ferme par le sortilège de la ville, race d'ouvriers tenaces au labeur, la race des Fontaine a de vigoureuses racines en patrie canadienne. On n'a pas transmis les traditions de sa famille à Jean, mais il devine ce qu'on ne lui a pas dit, tout un passé de vaillance, de robustesse et de foi. A la façon dont le sang lui frappe au coeur, il n'a pas besoin qu'on lui fasse des récits ou narre des légendes, il sait que roule dans ses veines un torrent de choses fortes et saines. Et cependant, a-t-il eu jamais le culte des ancêtres, furent-elles même un souvenir, les visions où leur ombre fuyante revenait à sa pensée, n'était-il pas insensible devant elles? Comment est-ce la première fois qu'un lien se noue entre elles et lui, qu'une tendresse en lui monte vers des êtres presque réels, presque souriants, vers les anciens, les pionniers, les colons, les femmes héroïques, les amants de la terre, les croyants, les honnêtes, le grand-père travaillant comme un galérien pour que les siens toujours plus nombreux n'eussent pas honte de lui?

Une dernière acclamation ébranle cette foule et les voûtes. L'unanimité cesse, il n'y a plus que des individus qui bientôt se bousculent à la sortie. Des mots banals se prononcent, amoindrissent les grandes choses qui ont été dites. Quelqu'un s'écrie: «Qu'il faisait chaud! On fondait!» Plus loin, un autre gémit: «Si ce n'était pas si loin, la maison!» A coup sûr, l'enchantement s'émiette, on redevient bourgeois, content de soi-même. Au foyer, ne retrouvera-t-on pas l'insouciance au-dessus de laquelle ont plané les âmes quelques heures? A quoi bon des soubresauts de patriotisme, s'il ne s'infiltre pas dans la vie canadienne-française pour y couler, l'enrichir et l'élever? Après que des paroles flamboyantes l'ont traversée comme des éclairs, l'apathie revient sereine. Jean ne l'ignore pas, il en éprouve beaucoup d'amertume. Aux quelques amis qui se détendent le cerveau par un bavardage sur les jeunes filles ou des saillies à la québécoise, il ne donne que des réponses à demi conscientes, presque des monosyllabes.

—Depuis que tu es Monsieur le Docteur Fontaine, insinue même l'un d'eux, crois-tu le badinage au-dessous de ta dignité?

—Pourquoi cette taquinerie? Tu me connais pourtant, Jules, répond-il. Je regarde la foule, comme vous tous, chers amis, mieux, que vous, puisque je parle moins.

—Tiens! nous parlons trop? Nous ne voyons rien, nous qui ne songeons qu'à voir! dit un autre.

—Il est des choses que vous ne voyez pas.

—Quoi donc?

—Pourquoi ternir votre joie si claire? dit Jean, avec une gravité douce. Ce que j'aurais à dire n'est, pas gai, voilà tout… C'est une impression confuse. Je ne saurais préciser d'elle qu'une chose, c'est qu'elle me possède. Je regrette de ne pouvoir rire comme vous…

Jean ne cherche plus de causes à cette peine, il s'y abandonne servilement. Autour de lui, les gens s'appellent, se crient des riens, souvent des niaiseries, se mêlent, se piétinent, s'excusent ou se chatouillent l'épiderme d'invectives, commencent à oublier… La Grande Allée fourmille d'une cohue babélique. Les cochers, le visage en contorsions, le geste furibond, glapissent, tonnent, anathématisent, se servant de leurs vocables tranchants comme les archers de leurs lances pour frayer jadis un passage au carrosse des rois. Les tramways écrasent sous le poids des êtres humains. Les lampes électriques clignotent d'un oeil narquois. Tout ce tumulte n'empêche pas les arbres d'être silencieux dans l'ombre. Il descend, du ciel et des étoiles une mélancolie douce comme une rosée d'amour.

Jean remonte la Grande Allée. Il cause avec Paul Garneau, un ingénieur forestier, très-intelligent, presque son ami. Ils vivaient trop peu dans l'intimité l'un de l'autre pour s'aimer comme des frères, mais leurs âmes s'attiraient, devinaient qu'elles auraient pu se rejoindre plus profondément en elles-mêmes, si la vie leur eût prodigué l'occasion de vibrer ensemble. Des causeries espacées, un frisson d'art qu'ils avaient partagé quelquefois au concert, une émotion plus fine qu'ils n'avaient pas craint de s'avouer, maints silences dont le prolongement n'eut rien de pénible, n'était-ce pas assez pour que se fussent nouées quelques attaches entre eux?

—Je n'aime pas la foule, disait Paul. Elle me gêne, elle m'étouffe…

—Je sais, elle te donne la nostalgie des grands bois… Ils épouvantent, quand nous ne les connaissons pas; nous les aimons, quand ils nous ont initiés à leur solitude, à leur mystère.

—Je crois que c'est cela. J'y suis tellement heureux… Il n'arrive pas que j'en revienne, toutefois, sans espérer que la ville ne me ressaisisse, ne me les fasse oublier quelque temps. Ah, ils me tiennent bien! je t'assure. Deux ou trois jours de griserie, de poignées de mains qui réchauffent, de sourires qui font du bien, de vieille routine, de vues animées, de promenades, de gazoline… Me voilà rassasié, déjà triste… Il me faut l'espace, la montagne, les arômes de la forêt, les lacs, tu sais, le matin, quand tout recommence à vivre… Ils me tiennent bien, va!…

—Tes parents, qu'en disent-ils?

—Ils s'aperçoivent bien que ma gaîté diminue chaque jour… Ils préfèrent me savoir joyeux là-bas. Je ne me fatigue pas d'eux, mon âme est ailleurs… Je veux réagir, c'est impossible. Quelque chose m'appelle, j'écoute…

—Ravi?

—Ennuyé de ne plus l'être.

—Et ils pardonnent, parce que tu leur dois ton intelligence et ton coeur…

—Mais tu ne les connais pas, Jean!

—Oui, Paul, ils t'ont compris, n'est-ce pas assez? Te comprendre, n'est-ce pas être un peu digne de toi? As-tu des objections, mon ami?

—Je proteste! Je ne mérite pas qu'on soit digne de moi.

—S'il fallait attendre que tu l'admettes pour savoir ce que tu vaux, tu aurais le temps….

—De ne plus rien valoir du tout! railla Paul Garneau, pour faire dévier la conversation.

—Mais nous sommes là, nous savons!…

—Qui, nous?

—Les amis! Cela doit être bon à quelque chose, les amis, à dresser un bouclier contre les flèches venimeuses de l'opinion publique, au moins!

—L'opinion! que c'est urbain, ce mot-là, que c'est étroit! Tu me parles d'une chose qui, vraiment, ne m'est plus familière…

—L'autre jour, encore, on t'attaquait devant moi!

—Vite, dis-moi cela.

—Paul Garneau, c'est un poseur, affirmait-on!

—Par tous les petits diables! comme disait le guide à mon dernier voyage, c'est intéressant!

—Cela t'amuse?

—Tu ne t'es pas donné le trouble de répondre, j'espère?

—Si, il y avait de la malice, il y avait là plusieurs jeunes gens qui ne te connaissaient pas.

—Mais c'est idiot! Je suis toujours moi-même! Devant qui ai-je étalé des connaissances, de l'orgueil, de la supériorité? Quand je discute, je me bats, tout simplement, pour une idée, pour une conviction. Il faut dans la bataille que la fusillade crépite: on n'attaque pas avec des sourires vaincus… Violent, j'ai pu l'être: poser à l'esprit supérieur, cela, jamais!

—Tu n'y es pas du tout, cher ami, tu poses à l'excentrique. On ne te pardonnait pas cet amour de la forêt; tu en auras fait la confidence, avec ta franchise la plus loyale, à l'un de ces faussaires d'amitié qui dénaturent les effusions dont on les croit dignes et qui les salissent. Etre indépendant, c'est une infamie! Un excentrique, c'est-à-dire, un maniaque, un déséquilibré! Ah, celui qui t'a trahi savait ce qu'il faisait! L'opinion te marquera d'un fer rouge, t'inscrira sur ses tablettes d'exil.

—Il est vrai que je suis expansif, quelqu'un en a abusé… Qu'as-tu répondu?

—Ce qu'il fallait répondre, que c'était faux, que tu étais sincère, que tu ne méprisais pas ta vie ancienne, parce que ta vie nouvelle t'enchantait, que…

—Je te remercie de l'avoir fait, j'en suis touché, Jean. Ne t'offense pas, si j'ajoute: à quoi bon? Peut-on me ravir cette liberté dont on me flagelle comme d'une honte? Il y a des gens qui, ce soir, au nom de liberté sonnant comme une fanfare, déliraient qui demain railleront leur voisin, parce qu'il ne fait pas comme eux, disons, parce qu'il ne se rend jamais au spectacle des vues animées. Il y vont, eux: donc, c'est un imbécile! On leur apprendrait, le lendemain, qu'il a été écroué à Beauport, qu'ils n'en seraient pas étonnés. Ne pas faire comme eux et l'asile, c'est presque la même chose!

—Au fait, Paul, quelles conclusions dégages-tu de cette première séance du Congrès?

—Et quelles sont les tiennes, Jean?

—Nous sommes d'assez vieilles connaissances pour nous parler franc et net. Avoue-moi ce que tu penses, je ne te dissimulerai rien moi-même…

—De fortes paroles nous ont secoués, de véritables élans d'enthousiasme m'ont soulevé… et puis…

—Et puis? ce n'est pas tout?

—Pour moi, c'est tout…

—Si c'est tout pour toi, comment peut-il en être davantage pour tant d'autres, presque tous les autres?

—Que veux-tu dire, Jean?

—Que je suis triste…

—Allons! tu badines, et pourtant, c'est vrai! Ton visage trahit une souffrance… et pour ce que j'ai dit…

—Comment t'expliquer?

—Tu étais bien taciturne tout à l'heure: est-ce la même chose qui pèse?

—Oui, tous avaient applaudi; combien de ceux-là feront quelque chose pour leur langue, pour la race canadienne-française? Tous retournaient à leur confort, à leurs égoïsmes…

—Eh bien! j'y retourne, moi! Quel dommage!… Les ingénieurs forestiers sont-ils supposés faire oeuvre de patriotes, d'orateurs? Nous avons tellement d'orateurs que notre ciel en est obscurci! De linguistes? La société du Parler français est prodigieuse: que ferait-elle de moi? Je parle ma langue, j'en suis fier!… Je veille au salut de la forêt canadienne, ne suis-je pas un patriote?… Et les excentriques ont un coeur, n'en déplaise a, ceux qui me font l'honneur d'un sarcasme: une femme viendra… Tu souris? Très-bien, chasse-moi cette peine trop subtile.

—Je ne le puis. Est-ce du sentimentalisme patriotique, une réaction nerveuse? Au sortir de la salle, un flot de réflexions m'a envahi subitement: on était venu comme au théâtre, pour voir, pour se distraire de la monotonie quotidienne. On a vibré comme on vibre à la tirade brûlante d'un acteur qui est oubliée le lendemain. Il y avait un peu de carnaval en tout cela, très peu, sans doute, mais assez pour que la démarche fût moins noble, l'élan moins pur: il s'y mêlait tellement de curiosité superficielle… Eh bien, j'ai eu l'intuition, de tout cela, comme si le poids de toutes les indifférences me fût tombé dans l'âme. Car, au fond, c'est de l'indifférence!

—C'est qu'il y a du vrai, énormément de vrai dans ce que tu viens de dire, murmura Paul Garneau, pensif, le regard fixe. Je me suis presque reconnu. Mais oui, «on», c'est presque moi. Je suis parti de chez nous, le plus tranquillement du monde. Mon coeur ne battait pas autrement qu'à l'ordinaire. Tu as raison, je t'admire d'être plus profond, d'avoir…

—Ne m'admire pas, je ne suis pas plus admirable que toi, va!… Je suis allé là en dilettante, avec l'espoir d'entendre quelques merveilleux discours. Je désirais enrichir mou album de souvenirs d'une photographie nouvelle, d'un spectacle rare. Rien du soldat ne palpitait sous ma chemise de luxe…

—Et là?

—J'ai été pris!

—Moi aussi, Jean!

—J'ai pleuré…

—Vraiment?

—Tu me trouves ridicule?

—Non, je voudrais avoir pleuré aussi…

—Et demain, nous n'y penserons peut-être plus…

—Comme la foule…

—Pourquoi cela, mon ami?

—Pourquoi, Jean?… Ah! tu m'as fait entrevoir que nous ne sommes patriotes que vaguement, sans conviction…

—Pourquoi? Quelles sont les causes profonde, génératrices?

—Monsieur le Docteur! salua courtoisement Paul, avec un sourire.

—Hélas! monsieur le Docteur ignore le remède, parce qu'il ne connaît guère le mal. Le diagnostic est difficile: y aurait-il, du reste, un curatif sauveur?

—Et nous ne réfléchissons jamais à cela…

—L'égoïsme!…

—Moi! moi toujours! N'ai-je pas un avenir? Qu'importe la race?

—Oui, Paul, je serai médecin, tu géras ingénieur… Ne sens-tu pas que nous ne serons jamais autre chose pour notre race?

—Excellons, alors! Sois un médecin qui vaille!… Oui, devenons des valeurs: une race n'a jamais trop d'individus qui dominent.

—Sans fatuité, j'y songeais cet après-midi… C'est beaucoup, mais il y a autre chose… de l'amour, par exemple. Nous n'aimons pas notre race, parce que nous ne la connaissons pas. Son histoire t'a-t-elle passionné, conquis, gardé? Que t'en reste-t-il?

—Presque rien…

—Nos frères de l'Ontario sont menacés d'une loi qui ouvre un abîme: sommes-nous touchés? Leurs angoisses ont-elles franchi l'Outaouais pour pénétrer dans nos coeurs? Qu'importe la race et qu'elle meure, pourvu que tu sois un ingénieur forestier brillant, que je sois médecin?…

—Nous n'aimons pas notre race, nous ne nous aimons pas les uns les autres! L'union canadienne-française est un mythe! Des préjugés nous affaiblissent, des mesquineries nous séparent… Une pensée m'arrive: épouserions-nous la jeune fille d'un vaillant ouvrier des nôtres?

—Le jeune fille d'un ouvrier? Quelle idée! balbutie Jean, interloqué, les yeux élargis de surprise.

Le visage de Lucile Bertrand se dessine avec une netteté captivante. Une douceur amollit le coeur du jeune médecin. Il ne s'était rappelé la jeune fille que deux ou trois fois, avec une tendre pitié, depuis leur rencontre de l'après-midi. Sur le point de communiquer à son père le message qu'elle lui avait confié, Jean ne put le faire, déjoué par un caprice brusque de la conversation. Il a honte de ne plus s'en être soucié. Paul, sans le vouloir, l'accuse et l'afflige: il a suffi de cette pensée-là mystérieusement associée par le hasard à d'autres pour que, dans l'âme intuitive de son compagnon, s'illuminât ce qui était vague, devînt plus près de l'intelligence ce qui fuyait devant elle. A travers ce regard d'une ouvrière qu'il contemple et dont la détresse entre en lui comme une clarté d'aube, il aperçoit des horizons plus larges… Quelques secondes plus tôt, il prononçait lui-même: «Nous n'aimons pas notre race!» mais sans aller jusqu'aux profondeurs de cette parole. Aime-t-il sa race, l'homme qui la méprise dans le sang de l'ouvrier? Est-il nécessaire d'outrager pour que l'on dédaigne? L'indifférence qui ignore n'est-elle pas un déni d'amour? C'est comme si le poids des indifférences écrasait Jean de s'a lourdeur: il en a la certitude en soi, l'apathie circule entre la classe des travailleurs, paysans ou manoeuvres, et celles qui en sortent. Les organismes de la race canadienne-française vivent, isolément, sans l'amour qui les nouerait ensemble. Et les haines intimes débilitent même chacun des organismes… Une multitude de faits révélateurs, que des larmes d'ouvrière ont tout à coup réunis en lui-même, assiègent l'esprit de Jean, démasquent une vérité poignante…

Paul Garneau eut comme une divination de ce que son compagnon ne disait pas.

—Tu n'as pas répondu, Jean! Tout, est là, peut-être…

—Tout est là, Paul, j'en suis convaincu!

—Comme tu es étrange! Ne te laisse pas déprimer ainsi: grâce à Dieu, nous ne sommes pas Coupables.

—C'est vrai, et pourtant…

—Qu'y pouvons-nous faire, Jean? L'apathie est générale, immense…

—Secouons du moins celle qui nous possède!

—Comment? Elle nous tient si bien!

—Le sais-je, moi?

—Tu affirmais, il y a un instant.

—J'affirme de nouveau, Paul. Je sens que nous pouvons être des patriotes! Soyons-le, veux-tu? Si nous ne pouvons l'être d'une façon militante, soyons-le en nous-mêmes, ayons le souci des questions nationales, intéressons-nous à l'avenir de notre race. Quelques vaillants combattent, admirons-les. Ouvrons en notre coeur un sanctuaire pour le culte de la race comme nous en avons un pour le culte de Dieu! Les paroles de ce soir étaient belles, nous ont grandis: qu'elles ne se perdent pas en nous comme des nuages, mais qu'elles demeurent comme des raisons supérieures de vivre! Respectons notre race dans l'inférieur, le domestique… l'ouvrier. Respectons notre langue, sa pureté, sa noblesse, parlons-la avec piété, avec bonheur. Apprenons à lire notre histoire pour qu'elle nous donne l'orgueil de relever la tête, quand on nous insulte… Tu le disais toi-même: soyons des individus qui ajoutent un peu d'auréole à leur race!

—Et nous insufflerons à nos fils, à nos filles, Jean, l'âme de notre race, nous leur transmettrons ce culte! Qui sait? L'un de nos fils, plus puissant, mieux préparé que nous, fera peut-être ce que nous voudrions tant faire, battra en brèche l'apathie générale, lourde comme une forteresse…

—Tu as raison. Un de mes amis, par l'entraînement au foyer, est devenu un politicien du plus merveilleux avenir. Ah! c'est de l'éducation familiale que se lèverait l'union canadienne-française!

—Quelles possibilités!

—Quels espoirs!

—Chimériques, hélas, mon Jean!

—Parce qu'on ne sait pas, ou parce que l'on ne veut pas… Nous n'ignorons plus, mon ami, c'est notre devoir de vouloir!

—Hélas, nous le voulons comme en rêve…

—Le doute encore, le laisser faire, l'égoïsme…

—Essayons, Jean!… Voici la rue Salaberry, il faut que je te laisse! Avant de nous séparer, promettons-nous de ne pas oublier, de réagir, d'essayer…

—Essayons, Paul…

—Comme on rirait de nous, si on nous entendait!

—Ah, c'est vrai! Quels excentriques nous sommes! l'opinion toujours!

—Il arrive si souvent qu'elle raille avant de s'être donné la peine de comprendre… Il faut la respecter, mais n'être pas son esclave.

—Facile à dire!

—Oui, ce doit être redoutable de la heurter de front!

—L'opinion canadienne-française est singulièrement taquine et chatouilleuse…

—Un jour ou l'autre, si nous sommes fidèles à notre programme, il faudra bien la taquiner un peu…

—Le ferons-nous, mon ami?

—Encore le scepticisme! C'est un grand philosophe qui a raison peut-être…

—Nous essayerons, Jean…

Les deux compagnons se promirent d'en recauser…

Jean Fontaine accélère le pas: ses nerfs tendus l'entraînent. Il va, la tête souvent inclinée vers le trottoir, la pensée très active, envisageant pêle-mêle toutes les faces du problème qui l'obsède. A peine jouit-il d'une nuit savoureuse. L'air a cueilli sur son aile tous les parfums de l'oeillet, de la violette et des géraniums. L'azur est si tristement doux que les étoiles au firmament tremblent comme des larmes d'or. Là où le réverbère électrique répand sa lueur, les arbres s'argentent, s'attendrissent: là où l'ombre les enveloppe, ils prennent des airs graves et discrets. Des silhouettes sombres flânent le long de quelques vérandas: un murmure de voix heureuses chante. Deux amoureux languissamment vont et viennent, le coeur tout plein de regards et de sourires. Le sabot d'un cheval heurte harmonieusement le sol: le cocher, de trois syllabes dolentes, prie la bête d'aller plus vite. Une automobile roule avec le bruit de l'onde caressée par les flancs d'une barque. Il monte d'une chapelle dominicaine vers l'Eternel un hymne de silence. Un jappement s'élève au loin dans les champs assoupis de Montcalmville, et sa plainte est mélodieuse à travers la nuit. Une rêverie de Schunann erre sur le clavier d'un piano que touche une âme. Quelques pépiements s'égrènent, là-haut dans un érable; c'est un oiseau du pays qui fait un beau songe…

Jean n'est pas amolli par le charme trouble de la nature. Il est la proie d'une émotion plus énergique: une fièvre d'agir le parcourt, l'électrise. Il veut donner plein essor à l'élan qui lui est venu des sources les plus pures de lui-même, il veut être profondément canadien-français, il veut qu'être tel soit, une des préoccupations chères de l'existence. Puisqu'il n'est pas de ceux qui peuvent, tirer l'épée dans une croisade, au moins vaincra-t-il sa propre nonchalance et, selon la promesse que Paul Garneau et lui échangèrent, opposera-t-il sans emphase, mais sans défaillance ou mièvrerie, la foi en sa race au dénigrement de ceux qui la ravalent ou l'abandonnent aux vents de la haine. Cette décision se fortifie rapidement, à mesure que l'objet s'en concrétise, descend des sphères de l'exaltation psychique au vallon du praticable……

Lire les journaux, les revues dont les pages déblayent les questions du jour pour creuser l'avenir, être présent aux conférences où le passé ressuscite en un cortège de gloire dirigé par l'espérance, dépouiller les mots solennels, traditions, institutions, souvenirs, de ce qui les rend banals et lointains par un examen vrai de ce qu'ils sont, de ce qu'ils doivent apporter à la vie de dignité morale et d'idéal, aider aux oeuvres de bienfaisance et de relèvement, insinuer habilement aux amis le souci qu'éveillent en soi les destinées nationales, épurer son langage de ce qui en assombrit la clarté, ne voilà-t-il pas autant de projets réalisables sans que le rôle du professionnel en devienne moins effectif ou brillant? Les travaux du laboratoire empêcheront-ils Jean d'aimer sa race? Des savants meurent en héros: pourquoi la science refoulerait-elle cette vague de patriotisme en lui-même?

Le retour de cette ambition-là, éclose en l'imagination du jeune homme quelques heures plus tôt, le replace devant son père, au milieu de la famille. Il se pose de nouveau l'interrogation gênante: l'industriel voudra-t-il ce qui, logiquement, lui paraîtra une bizarrerie, une oisiveté insolite? Yvonne confirmera-t-elle ce rêve en disant que c'est chic et gentil? Elle est reine au foyer paternel; son veto serait formidable. C'est d'elle qu'il faudra s'emparer tout d'abord. Chère petite Yvonne, elle est généreuse, elle ne lui sera pas hostile, pour le seul motif qu'il s'est déclaré l'adversaire de… Lucien Desloges surgit dans sa mémoire comme un tout autre personnage, transformé par une sourde élaboration de l'intelligence, un personnage de contraste, édifié d'un seul bloc sous la poussée des circonstances, inévitable, saisissant. Il apparaît comme le type en chair et en os de l'inutile à sa race, du semeur d'égoïsme et d'indifférences. Comme s'il regardait cet homme jusqu'au tréfonds de l'âme, Jean a la vision lucide de ce qu'il pense, de ce qu'il dirait… C'est irréparable comme la mort! Lucien Desloges est rigidement insensible à ce qui n'est pas une volupté de son moi, gourmand et boursouflé d'orgueil. Le patriotisme est, pour lui, la monomanie de quelques naïfs, déshérités de l'élégance, encroûtés d'idéal vieux jeu. Asservie à lui seul, comme l'exigent tyranniquement les vaniteux, sa femme sera une parure, un diamant précieux qu'on exhibe pour éblouir. Elle se confinera donc à ceci, la plus grave tâche d'Yvonne épouse, à briller dans la traînée lumineuse d'un fat… Quelle déchéance pour la soeur en laquelle Jean avait vu fleurir tant d'exquise sensibilité, se lever tant d'impulsions vers les hauteurs morales, frémir tant de saine exubérance! Comme elle pourrait, se reprenant, se mêlant à la vie mondaine de façon à ne pas eu être le jouet, mais à la dominer en elle-même, guider un mari jusqu'aux sommets de la noblesse! La race canadienne-française n'aura jamais trop de femmes dont éclatent la fierté de caractère et la haute intelligence. De telles femmes sont nécessaires au rayonnement d'une race: Yvonne a reçu les dons qui, développés et mûris, la feraient très riche de la meilleure influence. Il ne se peut que la flamme n'en puisse être rallumée. Avec adresse, avec bonté, mêlant aux conseils le plus tendre de son coeur, Jean éloignera cet amour. Yvonne est déjà moins aveugle, plus accessible: un doute a vu le jour en sa conscience. Elle voudra la pleine lumière: Jean se croit plus de courage pour la lui répandre. Il faut que Lucien Desloges, héros d'argile, s'écroule. Voici la demeure de Gaspard Fontaine enveloppée de silence. Après un long regard évocateur sur les Plaines d'Abraham, pendant lequel sa résolution acquiert plus de vigueur, Jean se dirige vers l'escalier aux rampes gracieuses. La lassitude commence à pénétrer ses membres. Sans doute, il est là, dans le salon d'où s'échappe une résonance de voix masculine, celui dont il veut faire pâlir l'auréole… ………………………………………….

Est-il étonnant que, depuis l'invitation d'Yvonne à les rejoindre, elle et son ami, Jean ait laissé quelques minutes fuir avant de céder? Saura-t-il voiler son antagonisme? Il a peur que, de son enthousiasme tendu comme un arc, une parole acerbe ne parte comme une flèche et ne blesse. Certaine virulence ne sied guère à un homme bien élevé: pour s'attaquer donc au snobisme narquois de Lucien, Jean n'aura jamais assez la domination de lui-même, n'aura jamais trop à sa discrétion la lutte. L'emballement serait également funeste; la sincérité d'une noble ardeur n'en diminue pas la naïveté risible en l'esprit de ceux qui la dédaignent. Lancé dans un combat d'escarmouches, pourra-t-il n'en pas franchir les bornes? Eh quoi! il n'est pas incapable de sang-froid! ne se flatte-t-il pas d'une volonté assouplie? Ne pas se soumettre à l'appel d'Yvonne, c'est aigrir la jeune fille, émousser les arguments contre son amour, et d'ailleurs, c'est reculer devant l'adversaire. Décidément, la rencontre aura lieu…

—On se fait attendre! dit Yvonne, légèrement agacée, nerveuse, lorsque son frère entre au salon. Le désespoir nous gagnait, Lucien et moi…

—Pour si peu! répond Jean, très calme.

—Comment es-tu, Jean? s'écrie Lucien.

—Plutôt bien… Et toi?

—Merveilleusement!

—A la bonne heure, Lucien! Quel minois dodu tu as, en effet! La vie te cultive…

—Comment cela?

—En te regardant, je me disais: quel beau fruit!

—Monsieur le docteur a un joli tour de vous dire que vous êtes en la meilleure santé.

—Monsieur le docteur est en verve, ce soir! plaisante Yvonne. Quelle métamorphose depuis le dîner! il était plutôt lugubre au potage, à peine moins sombre à l'entremets… il daigna sourire au dessert: quelle largesse!

—Tu oublies, ma soeur, quel apéritif tu m'avais servi.

—Nous n'avons pas le même goût, c'est évident.

—J'aurais partagé le vôtre, mademoiselle, vous n'en doutez pas? roucoula le beau Lucien, le visage ruisselant de molle tendresse.

—Il est très probable que son goût ne t'eût pas été désagréable! Je puis même affirmer que tu en eusses été ravi.

—Et moi qui ne rêve que de ravissements…

—Yvonne, ravis-le, je t'en prie!

Un éclat de rire, qu'elle a dompté jusqu'ici, sort à jets harmonieux du gosier d'Yvonne. Jean s'étonne de lui-même: la détente de ses nerfs cause-t-elle cette explosion d'humeur cinglante? Comme du feu, la raillerie pétille en son imagination: que devient l'assurance d'être bon, d'être courtois? Son langage a côtoyé l'insolence. Il refoulera ce torrent de malice qui déborde.

Lucien, dont le visage est figé d'un sourire mal à l'aise, balbutie enfin:

—Ce mystère… m'amuse… un peu, mais je désirerais que la lumière soit!

Yvonne a le remords de son étourderie; elle ne s'est pas souvenue de l'impasse où l'avait entraînée la susceptibilité guerrière de son ami.

—Nervosité de jeune fille! dit-elle, implorant des yeux le pardon nécessaire. Ne vous inquiétez pas, mon ami! Jean badine. Il le fait de bonne grâce, veuillez le croire. Je suppose que j'avais besoin de rire. Il n'est pour nous, femmes, que la réaction la plus vive pour nous soulager d'une émotion violente. Ne vous souvient-il plus, déjà?…

—J'ai si peu oublié que j'exige!

—On se querelle? insinue Jean. La chose lui plaît indiciblement.

—Il ne faut pas nous quereller devant mon frère, il se moquerait de nous. Un autre jour, quand nous serons seuls, voulez-vous, Lucien? Une querelle à deux, c'est exquis!

—Je consens à remettre au lendemain la dissolution du nuage qui… qui… ternissait…

—Le ciel entre nous?

—Encore ce ton caustique!

—Yvonne caustique? intervient son frère, jouant à ravir l'étonné. Mais je t'ignorais ce péché d'humeur!… Tu te trompes, mon cher Lucien; ma soeur est un ange de bénignité. Crois-en mon expérience: elle vaut bien la tienne.

—Nul plus que moi ne rend hommage à sa douceur, mais…

—Il a raison, Jean! Ce soir, je n'ai pas été gentille…

—Gela ne m'explique rien, petite soeur! Tout le monde est gentil de nos jours. Et c'est un honneur que partagent avec les hommes tant de choses, les chocolats Neilson's, le soulier à boucles pour hommes, le chien minuscule de madame une telle, l'aile nouvelle du Château Frontenac, le nocturne de Chopin joué au dernier concert… Enfin, dire gentil, c'est presque parler de l'univers. J'allais oublier cela: Dieu lui-même est gentil, oh! si gentil! Il n'y a qu'une légère nuance entre sa gentillesse et celle des créatures, c'est qu'il est infiniment gentil!

—Je ne te reconnais pas, mon frère. Il y a longtemps que tu ne m'as régalée d'un bavardage aussi… alerte.

—Tout brillant qu'il soit, il n'éclaircit rien de ce qui est mystère! insista Lucien, d'un ton assez revêche.

—Allons, Lucien! Soyez gentil, soyons gentils tous ensemble!

—Puisque gentil n'explique rien!

—Bien relancée, la balle! s'écrie Jean, amusé par cette riposte. Mais je vous abandonne à tous les dieux aigres-doux. Comme dit la légende ou le proverbe, la querelle à deux, c'est agréable, mais Trois… trois… j'oublie le reste… eh bien! trois, ce n'est pas gentil!

—Tout est fini, d'ailleurs! Je lui ai promis d'illuminer tout, Jean. N'avez-vous pas confiance en moi, Lucien? Vous réfléchirez: moins irrité, vous serez plus juste.

—C'est donc grave? Pourquoi ne me l'avoir pas déclaré tout à l'heure?

—Je fuis le champ de bataille! A demain, Yvonne! réitère Jean, dont un peu d'ironie scande les paroles.

Lucien, convaincu, daigne accorder un armistice…

—Il vaut mieux que tu restes, dit-il. Nous nous comprendrions avec peine, ta soeur et moi, après une lutte qui m'a légèrement exaspéré. Causons un peu, gentiment…

Jean a vu les yeux d'Yvonne étinceler d'amour. Une vague de tristesse l'assomme un instant. Gomme il serait difficile de déloger le souple enjôleur!

Après un silence, Yvonne, essaye de raccommoder la situation:

—Encore de ta gaîté, mon frère, dit-elle. Elle ne peut être davantage la bienvenue. Fais oublier… Tu m'étonnes, vraiment: qui t'a ensoleillé l'humeur?

—Heureuse, comme on l'a dit, celle au coeur de laquelle, Monsieur le docteur, vous attachez vos lauriers.

—Le poète parie bien, mais il est dans l'erreur.

—Si tu ne l'es pas toi-même? reprend Yvonne, joyeuse. Marthe Gendron languit, se désespère… Quel tyran!

—Quel joli mensonge, plutôt!

—Il me faut bien mentir, jusqu'à ce que tu dises la vérité!

—Eh bien, je revenais de la première séance du Congrès, ni plus, ni moins.

—Du Congrès? railla Lucien. Mais c'est… ce n'est pas…

—Chic? insinue Jean, comme s'il était convaincu lui-même de la chose.

—Rigolo, comme dirait Lavedan.

—Examines-tu les hommes et les choses à travers la lorgnette de Lavedan? Je puis affirmer que Lavedan n'a guère étudié le patriotisme canadien. Il a fait une satire étudiée des moeurs parisiennes, en virtuose. Rigolo, Lucien, ce n'est pas le mot à sa place, tu me permets de le dire?

—Rigolo… j'admets qu'il faut s'entendre. On ne va pas aux réunions patriotiques avec la fièvre de plaisir qui pousse au bal. Tout de même franchement, le patriotisme, cela m'embête. N'est-il pas temps qu'on cesse de nous rompre l'oreille de tons ces mots rouillés qui sonnent la vieille ferraille, tradition, coutume, institutions?… La plupart de ceux qui font tant de bruit avec eux ne savent même pas ce qu'ils veulent dire. Ils ne signifient plus rien parce qu'ils ont trop servi. Les siècles usent tout…

—Même ce qui est éternel? demande Jean.

—Les peuples ne sont pas éternels! ils meurent, c'est l'histoire…

—Si je te comprends bien, la race canadienne-française n'a plus qu'à s'endormir en la plus béate agonie…

—Comment cela, je t'en prie?

—Dame! une race fatiguée des traditions, des coutumes et des institutions qui la rendirent forte et généreuse, n'est-elle pas malade et n'est-elle pas sur la pente d'en mourir?

—Ce n'est pas ce que je dis, Jean. Je suis las de choses qui ne me disent plus rien, qui sont impuissantes à m'émouvoir. C'est défloré, décrépit, fade, ennuyeux. Au point de vue logique, tu as raison. Mais tout cela m'agace, m'endort. N'est-il pas vrai que, ce soir, il furent tous assommants? Je les entends: des aïeux par ici, des héros par là, une douzaine de fois Montcalm et Lévis, plus souvent encore l'inévitable Monseigneur Montmorency de Laval, avant tout le refrain sonore de tradition, langue, droits… Quel tapage! quels gestes! quel dortoir! Eh bien, oui, tout cela m'embête… En somme, qu'importe? je n'empêche pas mon voisin de s'emballer?

—Comme tu parles bien, cher ami! s'écrie Jean, dont le sarcasme est adroitement masqué. Il faut déchirer le vieux haillon traditionnel. Il faut se vêtir tout en neuf, avec de l'idéal bien moderne. Le passé? une légende tant de fois redite qu'elle est devenue banale, un conte inepte d'école élémentaire! Les aïeux répandirent leur sang? Quel enthousiasme vieillot! Ils ont répandu leur sang, qu'est-ce que cela prouve? C'était la mode, en ce temps-là, de mourir pour la patrie. Ils allaient à la mort, comme tu vas au bal, Lucien. Tu n'as pas la sensation d'être un héros, j'espère?

—Un héros! Quelle vieillerie! L'humanité ne se rajeunit-elle pas dans la mesure ou elle s'affranchit des héros?…

—Qui a dit cela?

—C'est une de mes réflexions: il m'arrive souvent d'avoir l'esprit, traversé par une vision profonde…

—Celle-ci entr'autres, assurément! Plus de héros, donc! C'est démodé! Rayons le souvenir des grandes batailles! Carillon? Cette ritournelle vidée jusqu'au fond! Châteauguay? Qu'y eut-il là de si merveilleux? Je ne comprends pas tant de sentimentalisme ingénu,… bébête! Les coutumes des ancêtres, les a-t-on hissées comme drapeau! Que c'est rustique, grossièrement idéal! Qu'ont-ils à faire dans l'évolution de leur race, les ancêtres? Pourquoi tant d'hosannahs sur leurs tombes? C'est comme si nous n'étions rien sans ce qu'ils furent… En avant, Canadiens-français, déchirons le vieux haillon traditionnel!

—Oui, Jean, l'évolution, il n'y a que cela! Vivons selon notre temps, comme des êtres civilisés du XXième siècle. A bas les préjugés antiques! Fermons l'oreille aux chansons moisies des grand'mères, ouvrons-les bien grandes à tous les airs passionnants du jour! Tu ne faisais erreur qu'à demi: le passé agonise, l'ignorantisme se meurt, et tant mieux, pourvu que nous sachions mieux comment vivre, comment ne pas être asservis au crétinisme, à la superstition, à la…

—Morale? fait Jean, quelque peu hypocrite. C'est que…

—Tu ne vas pas jusque-là? Ta restriction, j'y souscris. Soyez-en bien sûre, Yvonne. Il faut de la morale, oh oui, il en faut. Je suis un… défenseur de la morale. Mais il ne faut pas confondre la morale avec ce… cet envoûtement de la conscience.

—Que vous êtes sérieux! dit Yvonne, n'ignorant plus que Jean se moque.
Soyons moins austères, voulez-vous?

Elle a flairé, dès le premier moment, l'arrière-pensée nichée dans l'âme de Jean, elle ne peut ignorer que Lucien Desloges est la victime d'un piège habilement tendu. Elle en souffre étrangement…

—Sérieux, ma soeur! Allons donc! répond Jean, avec un sourire imprégné de calme. Nous voltigeons à la surface du sujet, nous effleurons à peine… Envoûtement, disais-tu, Lucien? Le mot commence lui-même à perdre sa fraîcheur. Il paraît, que plus les hommes, en tâchant d'élever leur âme, fuient la religion de l'instinct, plus ils se rapprochent de la bête; abrutissement, voilà l'expression qui flagelle et cloue tous les serviteurs de la morale naïve au pilori! Peut-on s'aveugler davantage? Dans leur candeur, ils tentent de museler la brute, et plus ils y réussissent, plus ils sont abrutis! Envoûtés, cela n'affirme rien! abrutis, j'aime mieux cela! quelle sonorité verbale! la bouche en est remplie.

—Je comprends moins. Voici que tu nargues les… assommeurs de la tradition.

—Parce que je m'amuse d'une rencontre bizarre de mots?…

—Ah, j'avais cru…

—Nos idées fraternisent, rassure-toi!

—C'est qu'il faut de la morale, ai-je dit.

—Oui, de la morale délicieuse, flexible, élégante. Pas celle des lourdauds, mais celle des âmes nuancées qui volettent bien au-dessus du vallon banal…

—Qui ne sont pas traditionnelles, enfin!

—Précisément!

—Tradition, tradition! Ce dût être l'air psalmodié par tous les orateurs, ce soir, avec toutes; les variantes larmoyantes ou pindariques…

—Oui, Lucien, il y eut beaucoup d'enthousiasme, quelques larmes, dit
Jean, d'une voix où filtra un peu l'attendrissement qui lui revenait.
Yvonne en eut conscience. Elle sent un nuage dans l'atmosphère.
Inquiète, elle est sur le qui-vive, elle écartera les paroles
désastreuses…

—Lucien continua:

—Larmes factices d'hystérie!

—Ne ris pas des larmes, Lucien: elles sont presque toujours profondes et j'en respecte le mystère!

Interloqué, Lucien dilate des yeux ébahis.

—Pourquoi es-tu surpris? Je n'ai pas pleuré, tu sais…

—Après tout ce que tu viens de dire, ce serait plutôt renversant. Il est vrai qu'avant aujourd'hui, je te croyais un peu… conservateur, un peu…

—Abruti?

—Non… non… routinier… Tu comprends? au rebours du siècle.

—Que je suis heureux d'être réhabilité! Je le suis, n'est-ce pas?

—Je t'apprécie beaucoup, va!

—Nous évoluons, mon ami, nous évoluons…

—Quelle volupté! Comme tu as dû planer sur la foule bêtement délirante!
Hélas, elle n'a pas encore compris!…

—L'enlisement, Lucien!

—Dis donc, Jean, n'y avait-il pas là une légion de soutanes? Depuis deux jours, les rues pullulent de curés, de chanoines, de vicaires et de chapelains. On m'a dit que la salle du Manège ne suffirait pas à tous les accueillir. Ils s'en sont donné à coeur-joie, n'est-ce pas? Bravos, trépignements, bénédictions, anathèmes, rien n'a manqué au programme! Ce n'est pas un Congrès, c'est un Concile! Le Consistoire de la langue française!

—Il y avait beaucoup de prêtres, oui…

—N'ont-ils pas fait sonner la grosse cloche? redit Lucien, gouailleur.

—Ils ont passionnément acclamé…

—N'ont-ils pas été ridicules?

—A peu près comme le reste de la foule…

—Comment! pas davantage? Allons, Jean!

—Tu sembles tenir à ce qu'ils aient été…

—Grotesques!

—Tu les détestes?

—Pas le moins du monde, je devine tout simplement qu'ils furent détestables…

—Parce qu'ils sont prêtres?

—Qu'avons-nous besoin d'un Concile de la langue française? Ils ont si bien envahi ce Congrès qu'il ne s'y fera que de la théologie patriotique! L'enthousiasme clérical, c'est de la religion toujours, et c'est énervant, la religion toujours…

—Ne sont-ils pas citoyens? Ne sont-ils pas Canadiens-Français? Le coeur n'est pas sous les soutanes comme dans un tombeau!

—Les plus fermes piliers de la tradition, tu parais l'oublier: Te serais-tu moqué de moi?

—Je m'oppose à ce qu'ils soient plus stupides que les autres, pour le seul fait qu'ils sont prêtres, voilà tout…

—Au fond, c'est bien vrai! pour ce qui est du reste, Jean?

—Nous évoluons, mon ami, nous évoluons…

—Tous les Congrès n'y pourront rien faire! Cela devient banal, d'ailleurs, les Congrès!

—Tu dis une sottise, vraiment: Il n'y a rien de plus à la mode que les
Congrès, rien de plus chic

—Fort bien, mais un congrès de la langue française au Canada, ce n'est pas…

Chic?

—A quoi bon, Jean? Nous causons en bonne langue française, qui nous empêche de le faire? Contre qui la croisade, puisque nous gommes libres?

—Contre nous-mêmes, peut-être… Tous n'ont pas ta somptuosité de langage, mon ami.

—Merci du compliment!

—Je le souligne! s'écrie Yvonne, gentille.

—Ah! vous, je me défie, maintenant! riposte Lucien, dont, le sourire gras se réjouit.

—En aurais-tu douté, ma soeur? Ah! tu abuses…

—Du badinage, mon frère!

—Et nous sommes très sérieux! Nous disons donc que la plupart d'entre nous doivent ne pas négliger leur langage, le corriger, traquer les anglicismes…

—Les anglicismes? J'ignore cela, moi! fait Lucien avec une geste éloignant de lui ces horreurs.

—Aussi, n'a-t-on pas songé à toi lorsqu'on a résolu de tenir ce
Congrès. Il est indéniable que notre langage s'altère et qu'il s'anémie.
L'idée fut réellement profonde…

—Alors, j'ai été dupe?

—De quoi, Lucien?

—Mais… de toi! Tu approuves ce Congrès: tout ce que je t'en ai dit te répugne, n'est-ce pas logique! Très petite comédie que celle-là! Je te croyais plus loyal!…

—Comme tu es susceptible! Il y a toute la différence concevable entre l'idée d'un Congrès et la forme tangible qu'elle reçoit.

—Un congrès aurait été une chose merveilleuse, sans une telle pâmoison du Saint-Jean-Baptisme, y suis-je?

—Le Saint-Jean-Baptisme! tu as touché juste! le massif, l'inélégant
Saint-Jean-Baptisme!

—Que c'est naïf!

—Campagnard!

—Colon!

—D'un rustique lamentable, Lucien!

—Que c'est vieux, Jean!

—Perclus, mon ami!

—L'évolution, grâce à Dieu… C'est dommage qu'elle n'aille pas plus vite.

—Elle fait ce qu'elle peut, mais le canadien-français est désespérément traditionnel.

—Si nos professeurs du Séminaire nous entendaient, Jean quelles grimaces tordraient leurs visages!

—Cela te délecte de l'imaginer, Lucien?

—Que tu es étrange!… A certains moments, ta voix résonne en moi comme celle d'un adversaire, et je regrette d'avoir été si expansif.

—Je t'avouerai que je n'ai pas aimé cette boutade contre nos professeurs. Ce qu'ils nous ont donné de leur coeur est inviolable… Si nous étions moins paresseux au collège, nous deviendrions peut-être d'autres hommes. Toutes les réformes crouleront devant, l'insouciance… N'ont-ils pas fouetté nos énergies? As-tu essayé de rendre effectif leur enseignement, de parcourir les espaces qu'il ouvrait? Nous n'avons pas la curiosité passionnée d'apprendre, nous n'avons pas d'appétits intellectuels! C'est presqu'une souillure de besogner rude, les plus admirés sont ceux qui réussissent vaille que vaille en ne faisant rien. Pour combien n'est-ce pas une gloriole d'être le grand talent qui pourrait s'il voulait?… L'initiative, des professeurs opère sur les cerveaux automatiques des bûcheurs ou sur les belles intelligences trop sûres d'elles-mêmes et langoureuses, quand elles ne sont pas désoeuvrées. Avant de la condamner ne devrait-on pas faire le procès des élèves?

—Je n'avais jamais pensé à cela…

—Je n'ai pas voulu t'offenser, Lucien, je te prie de le croire.

—Tout de même, ce sont des repaires de tradition!

—Cela suppose des bêtes sauvages. La comparaison n'est-elle pas trop brutale? dit Jean, avec un sourire espiègle où flottait de la tristesse.

Jean Fontaine a tenu parole. Maître de ses nerfs, il en a détourné les violences, quand ils s'irritaient. A plusieurs reprises, une exaspération mauvaise lui faisait bouillonner le sang à la tête. Les enthousiasmes du soir brûlaient encore ses veines: Lucien jasait, cynique, désinvolte, étalait les replis de son âme. Et plus l'intelligence de Jean les fouilla de son analyse perçante, au fur et à mesure qu'ils se montraient, plus elle a mesuré combien était large et profond l'égoïsme de cet homme… Il raille, il outrage, il nie. Inutile de lui demander pourquoi, il va bredouiller, parce qu'il ne le sait pas. A-t-il réfléchi? Il ne pense qu'après avoir entendu ce que les remous de l'opinion lui bourdonnèrent à l'oreille. Que faut-il dire, aujourd'hui, pour être distingué? Que ne faut-il pas dire, surtout, pour n'être pas sot et provincial? Tel principe d'avant-garde, après les avoir longtemps effarouchés, apprivoise les esprits: Lucien Desloges l'affirme alors tapageusement, non parce qu'il y croit, mais parce que c'est un titre à l'excellence, au raffinement. Le Saint-Jean-Baptisme est en disgrâce, croit-il: il ne se rend pas compte lui-même de ce qu'est le Saint-Jean-Baptisme. Autour de lui, on prétend qu'il est retardataire et grotesque: la vision brumeuse d'une chose vétusté et démodée lui suffit, il crible la Saint-Jean-Baptiste d'épigrammes. Il n'a jamais eu la conception nette du mot tradition, il ne s'occupera jamais de l'avoir; il voit un stigmate au front de ceux qui la vénèrent, stigmate de servilisme et d'infériorité morale: il regarde en bas grouiller, dans la lie des ignorantins, les valets de la tradition infâme. Et toujours aussi lestement, aussi nonchalamment, qu'il s'agisse de patriotisme ou de religion, de principes traditionnels ou même éternels, il ignore ce qu'il insulte, il ignore ce qu'il nie. Ce n'est, pas un doute que le doute frivole: il n'y a de vrai doute que celui des penseurs. Ceux-ci ont, la noblesse de leur angoisse: Lucien Desloges doute béatement, lui, parce que c'est gentil, original et pas ridicule. Avec une candeur sereine, il doute de sa race, de l'héroïsme, des traditions, de la morale, du sacrifice, de l'effort, de l'idéal, de la bonté de Dieu même, assez probablement. Sur les ruines que le doute accumule en lui-même, il construit un être rayonnant d'inconscience et de superbe fragilité. Pourvu qu'il restât debout, son moi gavé de jouissances, toutes les choses vénérables tomberaient, avant qu'il répandît une larme sur les grands souvenirs qui meurent…

Ainsi Jean, le long de la causerie, a vu saillir en lumière tous les aspects, toutes les lignes du personnage. Mais devant lui, trop de choses ont surgi les unes après les autres, fuyant pour revenir et fuir de nouveau, pour que le portrait moral de Lucien Desloges n'ait pas quelque chose d'inachevé. Jean éprouve qu'il n'étreint pas tout, que sa conception n'est pas aussi lucide qu'il tâche de la rendre. Il y a des profondeurs qui se dérobent, il demeure superficiel. Ce qu'il reproche à Lucien ne cesse pas d'être vague: et si on lui demandait ce que Lucien devrait être, ne s'en tiendrait-il pas à des généralités insuffisantes? Ne fait-il pas de grands geste! dans le vide? Peut-être un idéalisme creux l'a-t-il attendri… Il ne sent plus d'aigreur: l'exaltation de coeur se repose. Sa propre nonchalance fut-elle moins lourde? N'y aurait-il pas de l'injustice à flétrir un autre homme de lâchetés qu'il doit retourner contre lui-même? Il fut, sans doute, admirable de promettre de l'effort et de l'amour: consacrera-t-il à vouloir une énergie fidèle? Incapable, en ce moment, de préciser avec force une vision de fraternité canadienne-française qui est trop nuageuse, trop vaste, trop peu réalisable, ressaisi par l'indifférence habituelle, il ne lutte pas contre le relâchement des nerfs, l'affaissement du courage. La tristesse inonde son être, l'empoigne…

L'antipathie contre Lucien Desloges s'émousse: à quoi servirait-il de lui disputer l'âme d'Yvonne? La jeune fille ne cause-t-elle pas avec la plus douce exubérance? Il lui semble même qu'elle y glisse de la provocation. Tant d'égoïsme insolent n'a donc pas ébranlé sa tendresse: Jean ignore ce qu'il pourrait, inventer pour l'affaiblir.

La conversation voltige, souriante et légère: une mollesse engourdit les remords, le chagrin, les enthousiasmes de Jean Fontaine, alors que du thé montent des vapeurs chaudes, troublantes…

V

AU FOYER DES BERTRAND…

Depuis quelques minutes, Germaine, l'épouse de François Bertrand mouille de larmes le tablier de lin sombre qu'elle a revêtu pour la visite du médecin. Des hoquets plaintifs crispent sa gorge: heurtée de chocs brefs et rudes, sa forte poitrine gonfle et retombe. Des gerçures rayent ses mains élargies, les doigts sont gourds d'enflures, les ongles furent rognés par le travail et ne seront plus jamais blancs. Il y a, dans le geste de ces vaillantes mains qui reçoivent des larmes, un contraste poignant…

C'est la première fois que Lucile voit pleurer sa mère, depuis la mort du petit Félix, il y a douze ans. Le coeur transi, elle regarde cette douleur qui rend la sienne plus lointaine. Le besoin d'apaiser les sanglots qui la déchirent elle-même, l'étreint. Des paroles émouvantes, simples, enfantines même, finissent par implorer sur ses lèvres:

—Maman, arrête cela, je t'en conjure… On peut, encore espérer, le docteur ne l'a pas condamné. Père a beaucoup de vie en réserve… Il en a assez pour revenir…

—La rechute est pire… que la maladie, sanglote Germaine.

—Pas toujours, maman.

—Je te dis qu'il est fini, moi!

—Non, le bon Dieu ne le voudra pas!

—Je n'ai jamais vu de gens réchapper des fièvres quand elles reprennent… Ah! laisse-moi! il s'en va!…

Des sanglots plus intenses la violentent. Lucile en est comme navrée. Mais un courage, dont elle ne s'explique pas l'ardeur lucide, la soutient, lui dicte un langage électrisé d'espérance:

—Je ne te connais plus, maman. Tu as toujours été si forte… Le désespoir, cela ne sert à rien. Et puis, tout n'est pas fini, quoique tu en dises. Tes larmes me font je ne sais quoi… Si elles continuent, je ne sais plus ce que je vais devenir, moi. Tiens, c'est la fatigue: va te reposer.

—Je n'ai pas clos l'oeil depuis un mois. Quand le coeur fait si mal qu'on voudrait mourir, on n'est plus capable de s'endormir. Tu as tort de me plaindre. Avant de pleurer, j'ai senti qu'il n'y avait plus d'autre moyen de vivre…

—Oh! si cela pouvait te faire du bien!

—Ah! maudites fièvres! je les hais!

—Luttons, maman, elles ont quelquefois le dessous. J'ai moins peur d'elles maintenant.

Tout à l'heure, je tremblais comme un petit moineau l'hiver, au froid… Ta peine m'a tellement bouleversée, qu'elle n'était pas endurable. Mais la confiance m'est venue comme par magie. Luttons, veux-tu? Je veux qu'elles s'en aillent, je t'assure qu'elles auront le dessous!

—C'est facile en paroles, dit la mère. Et pourtant, un filet d'espoir luit dans son âme.

—Nous chasserons la mort!

—Pas cela, mon Dieu, pas cela! s'écrie Germaine, oppressée. La mort, elle m'épouvante. Depuis qu'elle m'a arraché des bras le petit Félix, j'en ai toujours eu peur. Tu t'en rappelles, Lucile, tu avais huit ans. Il était si fin, si malfaisant, si gourmand, je l'aimais à la folie. Le jour où je l'ai perdu, on m'a cru chavirée. Il y a douze ans, et j'en ai encore tant de chagrin que je ne suis pas capable de tout dire… Oui, la mort, c'est une voleuse, je m'en méfie! Qu'est-ce qu'on peut contre elle?

—On peut lui dire d'aller droit son chemin…

—Hélas! ma petite fille, elle arrête partout…

—Je vous le répète, maman, je suis certaine qu'elle s'en retournera bredouille!

—On dirait, ma foi, qu'elle donne des ordres à la mort. Elle se moque bien de toi, va! raille durement Germaine.

Peu à peu, toutefois, l'inflexible accent de la jeune fille l'a calmée, reconquise à l'attente de la guérison. Le coeur se desserre, a des battements plus libres qui soulagent. Oh! qu'il est bon de ne plus avoir la gorge étranglée par des spasmes!

—Je ne commande pas, j'obéis! a répondu Lucile, un sourire de triomphe auréolant son visage pâli.

—A quoi donc, j'ai hâte de le savoir?

—A une voix qui me le dit. Ne l'entends-tu pas? Elle me parle si haut que tu dois l'entendre!

—J'ai peur de la mort, c'est elle que je crois entendre. Elle a des ailes, dit-on. Elles bourdonnent à mes oreilles, il semble.

—Elle s'en va, te dis-je!

—Dieu le veuille!

—Le médecin…

—Ces médecins! qu'est-ce qu'ils valent? Le sait-on? Tant d'histoires courent à leur sujet. Quand ils sont étudiants, ils fainéantent.

—Pas tous, maman.

—Tu le sais bien qu'ils font la vie? Tout le inonde le crie! Leurs diplômes, cherche comment ils les gagent! Ils pratiquent pour faire de l'argent. La santé des pauvres gens, ça les intéresse? Ce n'est pas à moi qu'ils le feront accroire. Il reste des sous quand les pauvres gens meurent…

—La peine t'enlève ton bon sens. Il y a de bons coeurs, beaucoup de bons coeurs chez les médecins. Le docteur Bernard…

—En avait-il une binette déconfit! une allure d'enterrement! Il ne lui manquait que ïa cravate noire.

—Es tu bien certaine?

—Tu n'as pas vu cela? Il n'a pas eu l'audace de nous regarder en pleine figure. Il n'a presque rien dit, il bafouillait. Les docteurs ne condamnent jamais autrement, par les yeux baissés à terre. Quand ils peuvent quelque chose, ils envisagent. Mon pauvre vieux est perdu!

Elle allait de nouveau s'abandonner aux sanglots, mais Lucile, énergiquement suppliante, les endigua.

—Allons, du courage!… Si tu savais comme j'en ai, moi! c'est de la certitude: rien ne peut la détruire. Je crois à la guérison de père comme au bon Dieu! Le Ciel nous envoie la force de lutter: mon coeur en est tout plein. Ne pleure pas, maman, écoute-moi!

—T'ai tant prié, le mieux que je pouvais… nous avons tous prié, les grands, toi, le petit Jacques, les petites filles. Tous les soirs, avant son dodo, Jeanne lève ses menottes et ses yeux clairs comme l'eau pure: «Bon Dieu! sauvez papa!» dit-elle, une fois, deux fois, et cela devrait toucher les anges!… Hélas! non… le Docteur…

—Encore le Docteur!

—Il est bon à rien!

—Tu oublies qu'il est le meilleur de la ville. Il a vingt ans d'expérience.

—Celui qui a laissé partir Félix en avait trente!

—Félix était fluet, si faible contre le mal. Père était solide comme un chêne.

—Les chênes cassent, Lucile.

—Quand ils sont très vieux. Papa n'a pas encore soixante ans: il vivra, il ressuscitera même, s'il le faut! Tu en mourrais, je le sens, et c'est atroce d'y penser. Il faut qu'il vive!

La volonté de la jeune fille grandit, jusqu'au sommet de l'exaltation. Devant une énergie qui déborde à flots si pressants, le désespoir de Germaine croule. Une lumière plus joyeuse a ranimé les bons yeux noirs que la douleur alanguissait. Le visage s'est raffermi: le sang inonde les joues replètes et les lèvres un peu charnues. Fixés distraitement, les cheveux courent à l'aventure en bandeaux ondulés que termine, en les roulant à la nuque, une torsade épinglée vaille que vaille. Le labeur sans trêve a quelque peu virilisé des traits plus minces aux jours lointains de la coquetterie. Certes, ils durent aimanter l'amour, ces yeux où tant de douceur frissonne encore.

Sous l'élan de courage que Lucile rallume, la taille de la mère se redresse, paraît élevée. Trop de largeur la difforme, mais elle est admirable de vigueur, campée dans toutes sa robustesse. De Germaine ainsi vêtue de percaline grisâtre il rayonne une fierté grande, parce qu'elle s'ignore.

—Ah! que tu m'as fait du bien, ma petite fille! Tu seras une vraie
Picard, toi! s'écrie-t-elle, vaillante.

—Tu es fatiguée, tes nerfs sont plus calmes. Va te coucher… je veillerai père…

—Tu as raison, nous allons le sauver, le pauvre vieux!

—Ne viens pas avec moi, je te le défends!

—Je veux le voir! S'il avait déjà pris du mieux?

—Tu as du courage, maman?

—Celui que tu m'as donné, Lucile…

Le corridor où elles sont, n'est pas large, si peu que l'une marche devant l'autre. Un prélart fleuri de maigres dessins, rogné ça et là par l'usure, geint sous la cadence étouffée de leurs pas. Très humble est la tapisserie vieillie sur la cloison: des roses qui pâlissent dans une couronne de verdure fanée!…

La première, Lucile franchit, le seuil de la chambre où François Bertrand n'a pas ouvert l'oeil depuis trois jours, depuis le lendemain de la rechute. Il en est rendu aux dernières étapes de la faiblesse; tout le corps est flasque, un souffle pénible l'agite. Il est étrange comme la présence de la mort semble alourdir l'atmosphère et se coller aux choses, là où menace la mort. Elle pèse, elle ralentit le flux du sang dans les veines, elle effraye, elle fige, elle règne. On s'aplatit devant elle comme devant les despotes, on la maudit, comme ils sont maudits. On se rappelle des images où elle ricane, osseuse et blême, son épée foudroyant l'espace d'un geste fatal. Le sourire livide est là, maintenant, dardé tour à tour sur le front léthargique et le coeur vacillant du malade. L'ombre insaisissable partout se diffuse; elle refroidit la lumière à l'orée de la fenêtre, endeuille les murs, répand sur les objets les plus infimes un mystère solennel dont l'âme s'épouvante…

Germaine et Lucile, défaillantes sous le fluide subtil de la mort, contemplent silencieusement, éperdument, la forme amaigrie de l'ouvrier. Sous la cotonnade fruste des draps, elle est mince, elle s'effondre. Les os des joues s'aiguisent en sinueuses lames, le globe des yeux recule aux plus lointaines profondeurs de l'arcade sourcilière, les lignes du nez s'émacient, la bouche a des pâleurs bleutées de cire, la peau se teinte de blancheurs qui la contractent. On n'avait pas eu le soin de raser la chevelure: le crâne? luisant comme la pelure d'un fruit vert, semble aussi inerte qu'une statue de la mort.

—Ce pauvre vieux! comme il a maigri! Regarde-moi donc ce bras comme il s'est rapetissé! Ce n'est plus les doigts d'un ouvrier, mais ceux d'un monsieur de banque. Il a les yeux cernés comme un défunt… pas une goutte de sang à la bouche, aux oreilles. Il n'a plus que les os. Ce n'est plus lui, c'est son ombre. Mais, ne dis rien, François, nous te tenons encore! nous ne te lâcherons pas!

—Que c'est triste de le voir si pâle, si défiguré! Mon coeur en a le vertige. Si je pouvais, par des baisers sur son front, éteindre la fièvre, que je l'embrasserais fort et longtemps!

—Ne l'ai-je pas embrassé bien fort, moi? ça l'a-t-il empêché d'être malade?

—Tout notre amour devra la ramener!

—Le mien, surtout, Lucile! Ah, que je l'ai aimé, ton père! Il n'y en a pas deux comme lui. C'est un coeur sans pareil, un coeur d'or, mieux que cela, un coeur d'ange. Et dire qu'il est en train de ne plus battre pour moi, ce bon coeur. Non, Seigneur, ne m'enlevez pas mon trésor, ayez pitié, comme le dit votre beau livre de prières! Si je le perds, il me semble que je n'aurai plus rien…

—Eh quoi! nous ne sommes rien, les autres! dit Lucile, avec un sourire de malice extrêmement douce.

—Vous êtes beaucoup, les enfants, vous êtes… comment dire cela? Vous êtes tout et vous êtes…rien.

—Je ne suis pas jalouse, mais je ne comprends pas bien.

—Comment! tu ne devines pas, au moins? A ton âge?…

—Que je suis sotte, maman!

—Pas tant que cela, ma petite fille! Si tu savais comme je paye l'amour cher! Pardon, Lucile, pardon, cher vieux François, mon pauvre vieux!

Les exquis souvenirs affluent à la mémoire de Germaine. Quelle profonde et simple idylle! Leurs âmes, au cours du jeune âge, s'étaient rapprochées tant l'une de l'autre qu'elles n'en devinrent plus qu'une, fraternelle et nécessaire. Un jour qu'un regard plus enivrant leur était monté des profondeurs de l'être, ils tressaillirent, et ils ne furent plus jamais les mêmes l'un pour l'autre. Sous les yeux hypocritement ingénus des parents, leurs paroles d'amoureux s'attendrissaient, leurs sourires avaient les larmes d'une joie dont le prolongement en eux-mêmes était sans bornes. Du moins, c'est ce qu'ils se redirent, insatiables, toujours plus émus, plus graves, jusqu'aux épousailles devant l'autel de leur Dieu.

Depuis lors, ils s'étonnèrent de ce que bien des ménages n'ont pas la plus charmante félicité. Ils ne s'inquiétèrent jamais de la fragilité de leur amour, le vivant comme une chose inéluctable, indiciblement tendre, prévue de toute éternité, qui s'acheminait vers l'éternité du Dieu qui leur épanchait le bonheur. Ah! qu'il avait été bon, François, qu'il avait été bon! nature un peu rude que Germaine avait affinée en douceur: les brusqueries passagères cachaient bientôt leurs griffes sous la caresse d'un regard que les yeux noirs savaient donner à temps. Le bon, l'incomparable François! telle fut leur histoire, leur pastorale: amour et bonté, cette bonté que rien n'épuise, une source où les meilleures joies s'abreuvent, où tous les nuages moroses, en y reflétant leur image, se purifient et s'illuminent. François! deux syllabes harmonieuses dont l'épouse a vécu, à travers lesquelles vibre toute la mélodie de son existence! Les âmes farouches dussent-elles la juger anathème, Germaine, sans y aimer François toujours, ne peut concevoir le ciel…

Tout cela, confus, remonte en elle comme des gouttes de rosée. Un voile de larmes délicieuses la sépare du tableau qui angoisse. Elle oublie, parce qu'elle se souvient… Le passé d'amour, au gré du rêve, en lumineux souvenirs défile. L'ivresse de contempler au doigt la bague de fiançailles humble et si jolie, le ravissement de l'heure où le prêtre sanctifia leur long désir, le profond tressaillement du premier baiser ardent sur tout l'être du premier-né, la gaieté de certains jours de fête ou de chômage où l'on partait, François, la mère et les petits anges, vers les pelouses dont le frais sourire apaise, l'étreinte plus émouvante, plus sainte des jours de l'An, l'émerveillement d'un voyage qui les mena jusqu'en Gaspésie, chez un frère de Germaine, à Port Daniel, le délire de leurs coeurs, le soir où la première fois leur grand Laurier planait là-haut comme une immense étoile, enfin, les émotions les plus diverses, les attendrissements les plus naïfs aussi bien que les plus hauts, toutes les souvenances d'une amitié forte et pure s'élèvent en l'âme de Germaine comme un jet d'étincelles merveilleuses. Ce n'est pas un rêve de mélancolie savante où le coeur s'écoute souffrir avec de fines voluptés, mais une évocation riche de toutes les délicatesses accumulées par l'amour. Qu'ils se sont aimés, compris, relevés, ennoblis, que les misères à deux furent suaves, qu'ils sont devenus nécessaires l'un à l'autre! Par le besoin de perpétuer leur vie si tendrement une, par l'horreur de s'en imaginer la rupture, Germaine revient à l'ombre blême de la mort…

Sous l'ombre dissolvante, tout à coup, l'ensorcellement fond comme neige dans la boue. Germaine n'a-t-elle pas, en effet, la vision d'une mort hideuse où s'enliserait son bonheur? Elle est chrétienne, mais la sensation qui la navre en est une qui l'empêche, un moment, d'être chrétienne. C'est la révolte de l'épouse, tendue, sauvage. Tous les nerfs s'irritent. D'un élan irrépressible, elle se précipite vers le lit, se frappe rudement les genoux au parquet de bois brut, saisit avidement la main qui retombe alanguie comme un arbuste déraciné. Des paroles haletantes débordent…

—François, mon bon François! dit-elle ardemment. Reprends ta connaissance, reviens à moi!… Comme ta main est gelée! J'ai peur: tu D'ea pas mort, dis? ouvre les yeux, réponds-moi! J'en ai besoin, je ne peux plus supporter cela, moi!… Je t'aime si fort! Tu n'as pas le droit de partir comme ça… Entends-tu? reviens à moi!… Mon bon vieux François, n'ai-je pas été bonne pour toi? Tu sais bien que je ne vivrai pas sans toi. Parle-moi, dis que tu es content de me savoir là!… François, ne meurs pas, je te le défends!… Ta vie m'appartient bien un peu, je suppose, puisque la mienne est la tienne!… Reprends tes sens! que ton visage est pâle, comme un cierge!… Ah! parle-moi, je le veux!… Avec votre aide, mon Dieu!…

La voix s'affaisse, est moins véhémente, plus chargée de molle tendresse. Germaine oublie que Lucile entend, qu'elle devine, qu'elle est remuée. Des mots câlins, suivis de murmures qui sont des caresses, implorent, enveloppent, gémissent, tout, bas, mystérieusement. Des fraîcheurs d'aurore attiédissent l'atmosphère: l'ombre de la mort recule, chassée par le gazouillis profond de la vie… Tout l'être de Lucile est suspendu à la voix d'amour qu'elle écoute, immobile, les yeux graves d'un vague espoir et de pensée, La vingtième année fredonne en son coeur. Elle n'a jamais aimé: elle en avait le pressentiment, elle n'en doute plus. Cette douceur, au fond d'elle-même, demeure limpide, parce qu'elle ne s'embrouille pas d'analyse, de réflexions laborieuses. Les phrases suppliantes de l'affection la plus vive, les monosyllabes jetés dans un souffle inexprimablement doux lui révèlent superbe et sacré l'amour: elle en subit la force, la grandeur, la répercussion en elle-même, l'éternité sans qu'elle en ait conscience. Rien d'inférieur ne se mêle à l'émotion poignante; elle ne consent à rêver de l'amour que bonté, que noble extase. Plus claire et plus impérieuse devient, aux sources les plus vivantes de l'être, l'attente d'une joie dont on meurt quand elle s'éloigne après être venue…

Devant le désespoir de sa mère, est-elle généreuse de s'attendrir sur elle-même, de se complaire en la vision du bonheur que lui prépare l'avenir? Un remords la pique au vif: une seconde, le grand chagrin de Germaine l'affole au point que des spasmes de douleur l'étreignent au cerveau. Ces plaintes, ces mots éperdus, il lui semble qu'elle-même les profère, qu'ils sont le sang filtrant d'une blessure qui la tue elle-même. Autant, pour guérir sa mère que pour se calmer elle-même, Lucile, une énergie mystérieuse la refaisant brave, incline sa chevelure un peu désordonnée, enlace d'une bras solide le cou de Germaine, verse à flots caressants la paix et la foi.

—C'est assez, maman, tu te brises. Tu m'avais promis! Sois donc courageuse! Regarde-moi: n'en ai-je pas, du courage? Avant longtemps, je n'en aurai plus, si tu continues. Je l'ai entendu dire: le désespoir, ça ne peut pas durer; c'est comme les gros orages… Je t'emmène, laisse-toi faire. Ton visage brûle, tes mains, ont le frisson… Viens, maman, viens prendre des forces pour le sauver!

—Lâche-moi! tu m'étouffes! dit Germaine, violemment.

Lucile relâche un peu l'étreinte et, plus douce, murmure:

—Ce n'est pas moi qui t'étouffe, c'est la peine.

—Cela me fait du bien de me décharger le coeur.

—Tu vois bien que c'est de la fatigue… tu es à la veille de tomber… viens dormir, avant que les garçons reviennent!

—Dormir, quand H peut passer d'une minute à l'autre? s'écrie
Germaine, avec une détermination Sauvage.

—Je te promets que non! le docteur l'aurait dit…

—Ils sont si hypocrites! Est-il venu, ton docteur Fontaine, le fils du patron? Sa bonne figure! Si tu penses qu'on peut s'y fier… ils sont tous pareils!

Interdite, parce qu'une oppression lui fait battre sourdement le coeur, la jeune fille assure avec moins de fermeté:

—Il viendra…

—Qu'il vienne ou qu'il ne vienne pas, ça m'est bien égal! C'est un jeune, et un jeune, ça ne vaut pas la peine d'en parler.

L'étreinte du bras se dénoue, amollie. Jusqu'alors, la promesse de Jean Fontaine est demeurée intégrale en la mémoire de Lucile: aucun doute ne l'avait même effleurée. Elle s'est souvenue de l'accueil sans morgue, du sourire, de l'accent, de la pitié du jeune homme comme de choses très bonnes et qui ne pouvaient l'avoir déçue. La scène entre elle et lui revint souvent, tous les jours, hanter son esprit d'images auxquelles celui-ci découvrait un charme inéprouvé, dont la douceur pénétrait. Plus elles furent assidues en elle et s'y creusèrent, plus s'aviva l'impatience de revoir Jean. Il semblait qu'il apporterait avec lui quelque chose d'indéfinissable qui, promptement, magnifiquement, délivrerait son père. Puisque sa bonté seule ensoleillait d'espérance, il devait avoir une science toute-puissante. Ce retard, en quelque sorte, l'auréolait aux yeux de Lucile: elle se sentait toujours plus infime devant lui comme devant un être radieux et supérieur. Et n'est-ce pas à la confiance en lui, impérieuse, qu'elle est beaucoup redevable d'une telle conviction?

Mais que les nerfs soient las d'être tendus ou que le prestige du jeune médecin tout à coup pâlisse, tant de suggestion vient de faiblir. La crainte envahit Lucile. Elle raisonne, elle commence à ne plus croire. S'il allait ne pas venir?

Ne fut-elle pas obsédée par une leurre? Le lendemain, le soir même du jour où il prit rengagement qu'elle avait reçu de tout l'élan de son âme, il a peut-être oublié. Les soupçons d'alors de nouveau l'inquiètent; la bonhomie de Jean Fontaine avait été une apparence, un mirage, une politesse débonnaire qui déguisait l'ennui, plus visible à l'adieu. Le patron dirigeait cinq cents ouvriers: l'un d'eux valait-il la peine qu'on eût de la sympathie, qu'on se dérangeât? Le fils jeune, avenant, si bien vêtu, de parfaites manières, avait assurément d'autres plaisirs que celui de compatir au malheur des ouvriers qui tombaient, des plaisirs qui lui avaient obscurci la mémoire. Il se fait en l'aine de la jeune fille comme une chute profonde. Elle est déprimée, tout-à-coup sans ressorts intimes. Elle regarde le visage brisé de son père, elle entend la respiration fragile: l'effroi la glace, elle tremble. Puis, elle revoit les fortes joues saignantes, les épaules largement solides, les yeux palpitants de clartés saines, l'affectueux sourire de François Bertrand, si crâne avant les fièvres!… Elle s'insurge, elle ne veut pas admettre que tout soit perdu. Un retour de courage la secoue, la ranime. La physionomie de Jean ne se présente plus à elle que franche, inspiratrice de bravoure. On ne ment pas, quand, on sourit avec une telle lumière au fond des yeux; on n'a pas l'intention d'humilier, quand la voix s'adoucit comme l'air d'une chanson triste; on n'est pas lâche, quand de soi la bonté rayonne ainsi… Il viendra, le fils loyal du patron, réchauffer l'ardeur à, terrasser le mal, parce qu'il possède un don que Lucile ne peut définir, mais qu'elle sent: le pouvoir d'agiter en l'âme l'espérance!…

Exténuée, Germaine s'est assoupie. Sur les deux bras charnus comme sur un mol oreiller, la tête s'affaisse. Quelques sons étouffés divaguent sur les lèvres. Un rien détruirait ce frêle sommeil. Lucile marche vers la fenêtre où la brise lui rafraîchira les tempes. La pureté bleue du ciel tombe en elle comme un fluide qui repose. Dans la cour, au-dessous, quelques fleurs paraissent heureuses de n'être plus étourdies par le soleil. Les herbes sauvages foisonnent autour des plates-bandes où les feuilles des légumes commencent à poindre au ras du sol. Le rosier, là-bas, se pare de boutons gonflés d'amour. Deux arbrisseaux, pommiers minuscules, s'enorgueillissent, de leur jeune ramure. Ce matin même, Lucile a lavé quelques morceaux de linge: ils bougent à peine dans l'air, aussi blancs que les petits nuages satinés de l'espace.

Aussi blanche que les petits nuages est la robe de mousseline qui enveloppe Thérèse Bertrand de souplesse gracile. Sa mère l'avait ainsi rendue belle, pour la visite du docteur Bernard. C'est qu'il en imposait, le docteur Bernard, avec la redingote sévèrement ajustée, la chaîne d'or aux reflets graves, les airs de science hautaine. Dans certaines familles, il y a comme une superstition de plaire au médecin; on croit que, si l'ordre à la maison lui fut agréable, il en rapporte un plus grand souci d'être salutaire. Toujours est-il que Thérèse est exquise à voir. Elle a, voltigeant sur le cou le plus fin, les plus touchantes mèches blondes pour lesquelles on puisse soupirer. Le visage a la couleur du liseron des champs au bord des ruisseaux purs. Les lignes n'en sont pas irréprochables, mais il est charmant. La bouche est une merveille de coloris et de grâce. Escortée d'une bonne américaine, elle éblouirait les passants qui diraient: «Quelle Jolie petite demoiselle»!

Il donc admis qu'elle est délicieuse à voir. Comme si elle posait les pieds sur la mousse, elle elle fait à peine gémir le prélart du couloir. Depuis trois jours, il n'y a presque plus de bruit dans la maison. Elle s'ingénie à ne pas en éveiller elle-même: «Pas plus que les mouches!» dit-elle, avec un sérieux, qui met des larmes aux yeux des grands frères, Elle sait, qu'elle ne doit, pas lâcher à tue-tête la nouvelle que son front, devenu beau sous l'effort, de la pensée, garde avec une jalousie d'enfant.

Thérèse bientôt rejoint sa mère. Elle écoute le mystère des mots qui s'étranglent au fond de la gorge, elle a peur de ce râle. Elle n'ose tirer la manche du corsage, appeler tout fort. Apercevant Lucile à la fenêtre, elle s'empresse vers elle d'une allure plus timide que celle d'auparavant.

—Lucile! murmure-t-elle, essoufflée, bien bas, de l'effarement naïf au fond des prunelles. Il y a un Monsieur…

—Un monsieur?

Quelque chose mord Lucile au coeur, et c'est irrésistible, et cela fait mal avec douceur. Un pressentiment l'avertit que c'est lui, l'attendu, le fils du patron… Pourquoi cette joie qui pleure aux sources de l'âme?

—Un monsieur qui te demande! continue la petite fille.

—Moi?

—Il a dit: Mademoiselle Bertrand. C'est toi, je suppose, mademoiselle
Bertrand?

—Comment est-il habillé? questionne Lucile, troublée davantage.

—Comme un monsieur.

—Encore?… est-il grand?

—Plus grand que papa. Je n'ai pas distingué ses habits; ça me gênait.
J'ai monté l'escalier comme un éclair.

—Il ne t'a pas dit pourquoi il vient?

—Eh bien, va lui demander. C'est toi qu'il veut!

Elle qu'il veut? Ces paroles s'impriment à l'intérieur du cerveau avec une netteté puissante. Elle refuse de croire ce qu'elles insinuent, ce qu'elles imposent. N'est-elle pas sottement orgueilleuse? Elle écarte l'obsession parce qu'elle est une impossibilité, qu'elle y soupçonne de la laideur. Un élan de gratitude la transporte seul. Oh! que monsieur Fontaine est bon de ne pas lui avoir menti, de s'être souvenu!…

—As-tu compris, Thérèse?

—Je n'y vais pas, bon!

—Mais pourquoi?

—Ça me gêne!

—Il n'y a pas de danger qu'il te dévore! Sois gentille, Thérèse. Je ne te refuse jamais rien, moi.

—C'est drôle, en tout cas.

Thérèse repartit. On l'entendait à peine…

Lucile est positive. Instinctivement, elle a voulu se fournir le temps de paralyser son émoi. Elle donne un coup d'oeil anxieux aux plis de la robe, à la blancheur des mains, à la propreté des souliers. Un miroir, tout près d'elle, se moire de velours clair: elle y court, interroge hâtivement la jolie chevelure, redresse un mèche qui désertait, à l'oreille gauche, lisse du bout des doigts les ondes brunes où des tons dorés s'allument. Comme elle a pâli, blême comme un jour de pluie! Les yeux creusent, bleuis par le cerne. Elle est presque laide, songe-telle avec amertume. Ce dégoût d'elle-même ne dure pas. Puisqu'il a eu la générosité de venir, le fils du patron comprendra pourquoi elle est défaite: la souffrance n'est-elle pas une excuse? Est-ce elle qu'il est venu voir, d'ailleurs? Eh quoi! toujours cette coquetterie sournoise dont elle ne peut faire taire la voix qu'après l'avoir laissé jaser en elle-même? A la première impulsion de honte en succède une qui pardonne: elle devine qu'elle cède à une loi inéluctable de son être, qu'elle ne peut faire autrement. Le jeune médecin ne la regardera même pas: il vient retirer son père des griffes de la mort. Il apporte avec lui l'aide, une lumière qui est, un sourire de vie. Lucile espère en sa force, en sa bonté. Elle exulte d'un bonheur pur: son père est sauvé! Sa mère… au fait, il n'est pas décent qu'elle dorme… Pauvre mère! elle en avait tant besoin!…

Elle va rompre le sommeil heurté de Germaine, lorsqu'elle entend la petite soeur indiquer le tournant du couloir:

—Par ici, Monsieur!

—Comment, est-il, ton papa? demande une voix ferme dont le coeur de
Lucile a gardé l'empreinte.

—Chut! pas si fort, Monsieur! Depuis trois jours, mes grands frères ne se parlent presque pas, le soir, pendant qu'ils mangent, la soupe. Maman est triste comme la cave. On m'a défendu de faire du tapage: c'est signe qu'il ne va pas trop bien, papa!

—Et mademoiselle Bertrand?

—Lucile, vous voulez dire?

—Je suppose que oui.

—Elle est, blanche à faire peur… On dirait qu'elle va tomber malade aussi…

Lucile! quel nom limpide! Il verse de calmes rayons d'aurore. Il se prolonge en harmonie, en rêve. L'âme de Jean le recueille avec attendrissement: ce nom le charme d'une façon mystérieuse. Ainsi, Lucile a beaucoup souffert, au point d'en être faible. Un peu de sympathie soulage: Jean donnera tout ce qu'il se sent de pitié. Il sera bon dans la mesure où il a failli trahir la promesse de l'être. Il n'y eut rien de lâchement voulu en son retard, mais oublier, n'est-ce pas souvent presque vouloir? Lorsque, le soir de la veille, l'entrevue du dimanche entre Lucile et lui revint à son esprit, lui retraçant, un beau visage embué de larmes, et puis, transfiguré d'espérance, il eut ce remords subtil de s'avouer coupable alors que la volonté n'a pas agi. Le lundi malin, après une nuit de songes pesants et de maints réveils, il se leva, la tête lourde comme une massue. Il renvoya les soucis patriotiques à des heures plus sereines. Une longue promenade en automobile, jusqu'à l'Ange Gardien, l'enchanta: la poitrine nourrie de brise, le cerveau purifié des vapeurs qui l'embrouillaient, il reconquit son ardeur virile de comprendre et de sentir. Avec une volupté nouvelle, plus aiguë, plus large en lui-même, il s'enivra de nature canadienne, dont ce qu'il admirait, plusieurs autres promenades l'en avaient fait jouir: et cependant, quelque chose transformait son plaisir de le revoir, au point qu'il lui sembla ne l'avoir jamais connu. C'est que de telles jouissances, auparavant, ne lui atteignaient pas vraiment le coeur, mais ne lui remuaient que langoureusement les sens. Trop soucieux de lui-même en face des paysages, il contemplait, sans amour. Peu à peu, comme jaillissant des émotions vigoureuses qui le secouèrent, à la première séance du congrès de la langue française, une tendresse précise lui rendit plus chères les choses qu'il avait crues familières. Tous ces noms, Beaupré, Montmorency, Beauport, Maizerets, vibrèrent harmonieux d'histoire: au lieu de lui traverser l'âme à peu près vides, ils y demeuraient gonflés de passé. Ensevelis en la mémoire de Jean depuis le collège, les faits grandioses, aussi bien que ceux plus humbles d'autrefois, ressuscitèrent. La nature se parait de souvenirs. A les voir surgir des alentours, en un frisson de lumière et de couleurs, il retrouva l'âpre griserie que les Plaines d'Abraham, la veille, lui avaient apprise. Ce n'était plus la campagne seule, décor de fraîches verdures et séjour des vents bénis, mais la campagne de chez nous, la campagne de son Canada. Les maisons n'offraient pas toujours le plus gracieux visage: la poésie du terroir les enjolivait. Sous les chapeaux de paille à grandes ailes tranquilles et les corsages lourds, des âmes canadiennes-françaises frémissaient: un battement de coeur ardent, vers elles, entraînait Jean. Il comprit subitement le mot du professeur qui lui avait expliqué la genèse du laurentien avec orgueil: «Ayez la fierté de votre sol, il est vieux comme le monde, il n'y en a pas d'autre comme lui!» N'y avait-il pas, lui souriant, plus doucement au milieu des autres fleurs, quelques-unes de celles qui ne fleurissent que le long des routes canadiennes? Ça et là, des érables mollement berçaient leurs touffes que le soleil pointillait d'or: ils avaient la splendeur et la noblesse des rois! N'est-ce pas l'arbre élu de tout un peuple? A travers les veines de la feuille d'érable, le meilleur sang du Canada frissonne. Nulle part ailleurs que là où s'attardait l'automobile, l'air ne grise d'un arôme si bon, parce que nulle part ailleurs, alors qu'on le respire, les yeux ne rêvent sur l'onde royale du St-Laurent, sur l'Ile d'Orléans délicieuse comme un asile d'amour et de sérénité. Jean, pour la première fois, sut qu'il n'avait jamais aimé la nature de chez nous; il sentit qu'il allait désormais l'aimer. Quelle joie pure inonda tout son être! Ce ne fut pas une flambée d'exaltation, mais le calme embrasement d'un amour qui commence pour ne pas s'éteindre…

L'après-midi même, le sentiment, pénétra davantage. Au Bout de l'Ile où Jean s'était rendu, chez une amie qui recevait des intimes triés sur le volet, il ne put se régaler assez de tennis et de gâteaux pour ne pas renouveler au paysage canadien son hommage attendri. La villa des Gendron, ravissante elle-même, était nichée dans un lieu d'où le tableau le plus charmeur se déployait. Québec sommeillait sous un voile d'or, les coteaux de Charlesbourg pâlissaient dans une extase mystérieuse des choses, le fleuve miroitait comme s'il eût roulé des perles. Les oiseaux lançaient des cris fous de bonheur. Jean les écoutait, se mêlant à leur ivresse au fond de son âme. Il essaya, le plus habilement possible, de faire séduire les invités par la magie de l'heure: «Qu'il fait beau!» s'écria une jeune fille, impulsivement. «Il fait très beau» répéta un jeune homme, beaucoup moins enthousiaste. Après un regard quelconque et plus ou moins furtif sur le Saint-Laurent, tous les yeux le désertèrent. La conversation, jusqu'à ce moment d'une envolée très souple, venait, de tomber, les ailes coupées. Une gêne pesa quelques secondes: il n'y avait déjà plus rien à dire sur tant de soleil, de coloris et de parfums. Quelques-uns s'impatientèrent même contre le lourdaud qui brisait le charme. Les sens n'avaient pas frémi, les coeurs n'avaient pas aimé, les imaginations n'avaient pas été ravies. Jean eut l'intuition des indifférences, des petites rancunes: elles l'isolèrent en lui-même, le rendirent triste. Une pensée aggravait sa mélancolie: n'avait-il pas, lui aussi, méconnu l'enchantement des scènes canadiennes? Il ne pouvait donc faire aux amis le reproche de leur légèreté, de leur froideur. A quoi tenait l'éveil en lui de cette admiration profonde? Il aurait, fallu si peu de hasard pour qu'il ne fût jamais venu.

Devait-il même autant s'en réjouir? De quels sourires apitoyés ces visages n'auraient-ils pas lui, s'il eût osé dévoiler ce réel amour du pays qui, le matin de ce jour, l'avait bouleversé! Quel sentimentalisme niais, presque bigot! Quelle misère intellectuelle! Aimer son pays, quelle horreur d'antan! Que c'est peu gentil! le dire surtout, que de roture! Honte à ce poseur, à ce colon!

N'auraient-ils pas raison, les sourires distingués de pitié? L'émotion généreuse de Jean perdit beaucoup de force, un moment: elle lui parut vaine, anormale, grotesque. La fatigue à laquelle il avait condamné ses nerfs depuis un an, les avait affaiblis, peut-être même légèrement déséquilibrés. Quelque chose de morbide le faisait sensitif à l'extrême. Il ne se laisserait pas vaincre par l'emballement dont la peur le regagna. On causait d'un tournoi prochain de tennis: il ajouta les siens aux pronostics, les siennes à toutes les boutades, le sien à tous les éclats de rire, il fut charmant. Jusqu'à la minute où survint une brise fleurant la chrysanthème, la feuille du saule et l'eau qui dort sur la rive. Jean l'aspira largement. Il retomba sous l'empire de la nature, celle de chez nous. Le fleuve, en sa robe d'argent, portait de si grands souvenirs. Québec flottait dans un mirage de légende. Il venait, depuis les berges de Montmorency jusqu'à la charmille, un souffle d'épopée. Elle n'était plus ridicule, elle n'était pas maladive, la puissance de sentir ainsi. Le plus grave, le plus sincère de lui-même s'exaltait. Quand on est maître de soi-même à un tel point, le cerveau est fort, les nerfs domptés servent. On ne doit pas confondre le romanesque avec la dignité de vivre, et le siècle n'a pas le droit d'écraser celui qui donne un peu de son coeur aux âges sans lesquels il n'aurait jamais battu si fier!…

Son coeur héréditaire et chaud de canadien-français, Jean le connut mieux, il le connut vraiment, le soir du même jour, à la deuxième réunion du Congrès. A la troisième réunion, à la quatrième, il eut une conscience toujours plus illuminée de ce qu'était sa race et de l'amour qui, pour elle, croissait en lui. Les doutes, lorsqu'ils fondaient sur son enthousiasme, avaient toujours moins de puissance à le détruire. Une foi plus âpre l'attacha aux visions des orateurs, à la promesse d'une renaissance de la fierté nationale. Il ne rougit plus d'applaudir, de se passionner. Quelqu'un prêcha la fraternité, le respect des bourgeois pour les classes modestes. Un flot de honte empourpra le visage de Jean Fontaine: il s'était rappelé la jeune ouvrière en larmes dont les yeux mendiaient la pitié. Il crut voir monter en leurs prunelles un reproche qui lui serra douloureusement le coeur. Il avait différé la visite, sans même avoir eu la pensée de transmettre à Gaspard le message d'affliction. Un pareil excès d'étourderie n'était guère excusable. Et pourtant, quelle sympathie vraie, nullement feinte, lui rendait sacrée la peine de la jeune fille, le jour de la confidence! Quelle étrange loi d'oubli forçait les âmes à rejeter d'elles-mêmes le souvenir de ce qui les a faites si bonnes? Il lui sembla que, depuis trois jours, il avait pensé à tout, excepté à la chose promise. Grossissant la faute, il se flétrit d'une vile insouciance. Parce qu'il se jugeait déloyal envers la jeune fille, elle lui devint plus touchante, moins lointaine, plus digne de miséricorde. Il décida qu'il irait, le lendemain, lui témoigner qu'il n'avait pas oublié ses larmes. Au contentement d'avoir apaisé son remords, une joie subtile succédait en lui, celle d'y retenir longuement les yeux profonds comme l'âme et le visage où l'amertume semait une gravité belle et douce. Au retour, sous la nuit d'étoiles et de recueillement, les yeux de Lucile s'auréolèrent davantage, le hantèrent d'un rêve qu'il ne voulut pas fuir…

Et le voici, conduit par Thérèse vers la chambre du père si malade. Il est venu, le coeur singulièrement oppressé, stimulé par une fièvre mystérieuse: comment expliquer cette joie envahissante, alors qu'il marchait vers la souffrance, vers la mort, qu'en savait-il? Quelque chose de puissant, de meilleur en lui circulait à loisir. Les reflets du soleil le pénétraient de clartés, d'ardeurs. Tous les bruits, harmonieux ou discordants, lui chantaient l'énergie de vivre. Au plus intime de lui-même vibraient l'aisance et la fermeté de son allure. Avant que le bateau-passeur eût laissé Québec, les clapotements de l'onde sur les quais voisins alanguirent Jean de leur refrain monotone. Pendant la traversée, les frissons de la machine firent circuler en lui leur force et leur mystère. Sous les doigts rêveurs de trois musiciens d'Italie, palpitait une sérénade: elle exaltait l'amour du pays où l'amour est rouge comme la flamme ou le sang, toujours violemment rouge. Québec, montant vers les espaces de tiède lumière, l'émut d'un respect lourd de tendresse. Du fleuve rutilant de moire il s'exhalait une fraîcheur qui lui purifia l'âme. Il eût ri sans mesure de celui qui lui aurait dit: «L'amour t'a piqué, mon cher!» «Que tu es bête!» eût-il affirmé, nettement badin, le geste éloignant la chose jusqu'aux neiges du Pôle nord. «Je suis heureux, parce qu'il est bon d'aller au devoir!» aurait-il conclu, avec le désintéressement le plus léger.

Tout de même, l'image de Lucile Bertrand ne le quittait guère, semblait le remercier de venir, lui imposait sa finesse de lignes et d'âme, Quoique subjugué par elle, il se pensait uniquement satisfait de lui-même, parce qu'il ne l'avait pas trahie. A l'idée que loin d'elle sa mémoire aurait pu s'être à jamais envolée, pourquoi cette douleur le navrait-il au coeur? Un malaise névralgique, songea le médecin, un afflux de sang causé par l'estomac rebelle depuis quelques jours. L'émotion la plus anodine, alors, ne suffit-elle pas à créer de petits ennuis physiologiques? Toujours est-il qu'après ce diagnostic sommaire, Jean n'eut que plus débordante la joie de se rapprocher de la jeune fille, plus aigu le désir de lui être utile, de lui prouver sa loyauté, sa compassion, de raviver les grands yeux, si des larmes les assombrissaient. Ce désir et cette joie, depuis qu'il activait l'allure sur les pavés gris perle de Lévis, le dominaient; lorsqu'il gravit la Côte du Passage, bossuée de roches et vétusté, ils allégirent son effort, amollirent les battements secs contre la poitrine… Un peu au-delà, sur les hauteurs de la falaise, de parure aussi modeste que celle des voisines, une maison logeait au bord du chemin le bonheur de François Bertrand.

Jean leva et fit retomber, soigneusement, le marteau de la porte vert olive entrebâillée. Un étouffement court le prit à la gorge: il se souvint de la montée si rapide. Thérèse vint, grave comme une grande personne…………

—Lucile est là, Monsieur, dit Thérèse, solennelle toujours et s'inclinant.

Lucile est là, troublée, sans antre langage que celui d'un sourire où le coeur fuse en lumière…

Jean s'accuse:

—Mademoiselle, j'ai trop retardé, je le regrette sincèrement, dit-il.

—Vous êtes bien bon d'être venu, répond-elle, avec une voix légèrement oppressée.

Que son visage est tendu, défloré par l'angoisse, débile par la fatigue! Il a presque la blancheur affinée du marbre que les grands artistes font tressaillir. Jean garde en lui, depuis qu'il s'est refermé, un regard des yeux larges où l'infini de l'âme indiciblement, lentement, s'est ouvert. Quel mélange de tristesse, d'espérance, d'appréhension, de douceur en avait formé le rayon? Ce que le jeune homme en ignore le moins, c'est qu'il désire le revoir. Il attend qu'il remonte vers lui. L'autre jour, les cheveux n'étaient presque pas visibles sous les ailes du chapeau: il aime leur sombre richesse et leurs pâles scintillements d'or. L'ovale aminci courbe et s'allonge avec souplesse, avec pureté. Sa vois résonne à peine de ces inflexions dures qui souvent heurtent le parler des classes moins instruites. Il n'a pu détourner encore les yeux de ce visage palpitant de charme, ennobli par la souffrance.

Quelques secondes d'une pareille admiration ne lui firent pas oublier que pour autre chose il est venu, pour secourir…

—Comment est-il, votre père? interroge-t-il, et ses paroles tombent comme celles d'un frère.

—Très mal, hélas!

—Que pense le docteur de la famille?

—Il ne se prononce pas…

—Eh quoi! Mademoiselle, rien, pas la plus légère esquisse d'espoir?

—Comme le dit ma mère, il a peur de rencontrer nos yeux.

—Quelques docteurs sont taciturnes quand ils se battent…

—Contre la mort? dit-elle, avec une impétuosité haletante.

—Ne pensons pas à elle, voulez-vous?

Sa voix très bonne commande. Il se rapproche de l'ouvrier de son père. Jusqu'alors, le panneau du lit la masquant, il n'a pas vu Germaine écroulée. Lorsque les traits congestionnés le frappent, un saisissement le paralyse. Il devine tout le drame: l'épouse était lasse d'héroïsme… Le corps a la mollesse d'une loque. Le désespoir a crispé la lèvre inférieure d'un rictus. Des touffes de chevelure errent à l'aventure, voltigent. Sur la joue tuméfiée, le sillon des pleurs creuse une ligne grise. Le délire s'était pacifié: le souffle des narines fébriles, jaillit sans violence. Comme elle a souffert, la femme clouée là par le chagrin! Quel sanglot d'amour éclate de la forme immobile et la grandit!

Lucile regarde Jean comme s'il allait, d'un murmure, d'un geste, desserrer les griffes de la mort. Elle n'est pas naïve, elle a besoin de croire… Elle comprend la surprise du médecin, lui explique:

—Je n'ai pas eu le temps de l'éveiller, monsieur le docteur.

—Comme elle a mérité de dormir!

—Vous voyez que c'est à force de veilles, de peine? dit-elle, le coeur soudain gonflé par l'accent, profond du jeune homme.

—Elle en mourrait…

—S'il partait? Ah oui! s'écria-t-elle, impulsivement.

—Pauvre femme!

—Que vous êtes bon de la plaindre!

—Et vous aussi, je vous plains. Vous n'êtes plus la même depuis dimanche. Il y avait déjà beaucoup de fatigue sur votre visage: le voici plus faible, anémié par l'inquiétude. Prenez garde, il faut vous reposer.

—Dites-moi que le repos va venir, que mon père sera guéri! Vous le sauverez, n'est-ce pas?

Un reflet d'ardeur colore son visage, flambe an fond des yeux qui supplient, qui exigent. Jean pressent quelle foi en sa science, en son habileté, la transporte. Elle est certaine qu'il a promis de se mesurer contre la mort, de lui ravir sa proie. Sans autre mobile, il a voulu manifester à l'ouvrier de son père, à la jeune fille surtout, la commisération dont son âme est pleine. Il ne lui est pas venu à l'esprit qu'on ferait appel à son talent de guérir! Voici donc la première confrontation avec l'ennemie… Une seconde, il vacille: dans les centres nerveux et tout le long de l'épine dorsale, un frisson glacé court. Tant d'examens, les diplômes sont impuissants à détourner la première angoisse, la peur… La volonté se raidit contre sa propre lâcheté… Lucile Bertrand, exaltée par l'illusion, doit n'en pas descendre. Elle en serait meurtrie, gravement. Et d'ailleurs, Jean, n'est-il pas sourdement orgueilleux du rôle auquel elle l'élève? En déchoir l'attristerait, lui déroberait une joie qui pénètre à chaque instant davantage, celle d'être nécessaire aux yeux profonds d'attente et de certitude. A la regarder, si amaigrie, très blanche d'avoir été si anxieuse, il sent croître en lui l'impérieux besoin de ne pas la décevoir. Il n'hésitera pas, croira lui-même à la guérison, parlera, relèvera, fortifiera, gardera son trône en l'âme de la jeune fille.

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