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Ce que disait la flamme

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Il ressasse les banalités dont la mémoire est toute lourde encore…

—Rien n'est perdu… Il faut que la mauvaise période fasse son temps… Sans doute, il a perdu beaucoup de forces, il est descendu très bas… Mais l'essentiel dure, le coeur: il a de la vigueur encore… La respiration, bien que sans largeur, est calme et monte la garde auprès de la vie… Il faut un coup si traître pour assommer des hommes aussi bien musclés. Comme il doit être rude à la besogne, ce bras, quand il a toute sa force!… Il reviendra, Mademoiselle, je crois qu'il reviendra!…

Il a monologué très habilement, comme ne s'adressant qu'à lui seul. Lucile, de tout l'élan de sa nature, accueille ces paroles de délivrance. La poitrine se gonflant, d'aise, elle remercie:

—Que vous êtes bon d'être venu! C'est… c'est… du bonheur!…

—Votre père est très bon, puisqu'il est digne de tout cet amour.

Le regard s'adresse à l'amour de la jeune fille: du geste, Jean rappelle celui de l'épouse.

—Papa défunt, je ne sais pas ce que nous deviendrions tous. Il me semble qu'il n'y aurait plus de… soleil.

—Vous seriez plusieurs à souffrir?

—Dix, monsieur le docteur, onze avec elle. Pauvre mère! Elle ne languirait pas à le rejoindre. Nous serions dix à les pleurer tous les deux… Mais comme vous le disiez, pourquoi songer à cela? Vous m'avez promis.

—Le soleil! interrompt-il, avec un sourire qui détend la rigueur de ses traits. Quelle puissance est la nôtre, médecins! Il est entendu que nous sommes deux, n'est-ce pas? Je vous prie de ne pas annoncer mes visites au médecin de la famille: qui est-il?

—Le docteur Bernard.

—Il est très fort! Je ne doute pas qu'il ait mis en campagne toutes les ressources de l'art.

Pour mettre en déroute l'anxiété de Lucile, il questionna, il approuva; toutes les réponses confirmèrent, le jugement dont il avait fait l'hommage au confrère de Lévis.

Il conclut, autoritaire:

—Tout va bien.

—Pourquoi ne l'a-t-il pas dit? Il avait l'air louche.

—Il était distrait… un autre malade lui occupait l'esprit…

Germaine soudain remua. Quelque chose d'aride grinça au fond de la gorge. La bouche devint très grande par un bâillement qui fut long à s'abattre. Les yeux se débrouillèrent, s'effarèrent, lorsque Jean leur découpa sa ferme silhouette. D'un mouvement brusque, elle fut debout.

—Excusez-moi, monsieur! s'exclama-t-elle, lucide.

—La souffrance est la pus grande excuse, Madame…

—Monsieur le docteur Fontaine, maman.

Empoignée de nouveau par la chose douloureuse, elle tressaillit. Une lueur farouche étincela autour des arcades sourcilières.

—A quoi bon vous être dérangé? Il est trop tard, n'est-ce pas? s'écria-t-elle, presque violente.

Tout son être interrogea, néanmoins, comme tendu vers l'aumône du plus mince espoir…

—Vous me faites l'impression d'une personne très vaillante: pourquoi ne pas l'être jusqu'au bout?

—Vous êtes donc certain qu'il n'en relèvera pas? Au moins, vous ne trompez pas les pauvres gens, vous! dit-elle, et dans sa voix rageuse il y eut comme un tintement de glas.

—Je ne dis pas cela, madame Bertrand.

—Qu'est-ce que vous dites, alors?

—Qu'il est sauvé, maman! s'écrie Lucile, radieuse.

—Ça ne prend plus, tu sais!

—Comment! tu ne veux plus?

—A quoi sert-il de vouloir contre la mort?

—C'est une vérité puérile, mais c'est le temps de la redire: aussi longtemps qu'il y a de la vie, ce n'est pas la mort… Et la vie a joué de très-vilains tours à la mort! riposta Jean.

—Mais il y a un tour de la mort qui vaut tous ceux de la vie contre la mort, c'est qu'elle tue la vie!

—Bien retourné, madame! Chacun son tour, cependant… La vie aura le dessus, vous dis-je!

—On dirait que tu n'y tiens plus, dit la jeune fille.

—Dame! ce n'était pas facile de tout croire cela d'un coup… Il fallait que je m'habitue. Demandez-lui, monsieur le docteur, quelle crise j'ai eue tout-à-l'heure. Une enfant, quoi!

—Je vous admire!

—Je ne vous comprends pas, monsieur le docteur.

—Vous avez un grand coeur.

—Parce que j'aime mon mari? Parce que de le voir mourir, la tête me chavirait? Vous êtes drôle, vous! s'étonne Germaine.

—Vous aimez d'une façon très ordinaire, alors?

—Mais enfin, je ne comprends pas quel mérite il peut y avoir à aimer un homme comme mon vieux François! C'est plutôt le contraire qui ne serait pas ordinaire!

—Puisque vous y tenez, je n'insisterai pas.

—Maia enfin?…

—Enfin, ma bonne opinion de vous, c'est entendu, n'est-ce pas?

—C'est entendu, n'est-ce pas, maman? dit Lucile.

—C'est plutôt elle qu'il faudrait admirer, monsieur le docteur. Vous voyez ça, ça m'est pas fort, ça n'est pas gros, c'est même un peu fluet; eh! bien, si vous l'aviez entendue, tout à l'heure, me remonter le courage! C'est bien simple, c'est incroyable. Je n'en revenais pas. Elle me donnait des ordres, s'il vous plaît, et sa voix ne bronchait pas. Elle en a du courage, allez! A tel point que j'ai encore de la misère à le croire. Il a bien fallu que je cède… vraiment, c'est elle qui n'est pas ordinaire!

Écarlate de gêne, Lucile proteste:

—J'ai si bien réussi que monsieur le docteur t'a prise en flagrant délit de découragement, écrasée par la peine. Comme je suis extraordinaire! Ah, tu es bien venue à me vanter!

—C'était de la fatigue, c'est toi-même qui l'a dit… Avoue donc, c'est bien plus naturel, va!

—Je peux bien avoir eu du courage sans être Extraordinaire.

—Vous n'êtes pas extraordinaire, mais vous n'en avez pas moins de la bravoure et… de la bonté! s'écrie Jean avec douceur.

—A ton tour, Lucile, attrape! dit Germaine, dont la voix est presque joyeuse.

—A la bonne heure, maman, te voilà remise! Je vous pardonne tous vos compliments, monsieur le docteur: comment pourrais-je vous en vouloir quand vous l'avez rendue plus sage, quand vous nous avez ramené la vie?…

Germaine, rancunière, interrompt Lucile.

—Le docteur Bernard, il avait l'air d'un croque-mort! Vous, ça fait du bien!… Que vous êtes bon de vous être dérangé!…

L'espoir, aux deux femmes, accourt donc. Jean, depuis qu'il a réussi à l'infiltrer en elles, est la proie d'un malaise. A leur promettre si inébranlablement le triomphe de celui qu'elles craignirent tant de perdre, lorsque lui-même ne cédait qu'à un vague pressentiment, très difficile à légitimer par des preuves scientifiques, n'a-t-il pas été la dupe d'une étourderie? En somme, quelle autre base ont-elles, ses affirmations, que le caprice encore si inexpérimenté de son flair de médecin? Il est vrai que les médecins de naissance ont, à l'aspect du mal, des intuitions souvent infaillibles. Comme une raie de soleil transperce les nuages au firmament lugubre, un rayon de vie moins faible à Jean Fontaine arrive des traits livides… Jean tout de même est traqué par le remords. La prédiction n'est-elle pas brutale, à force d'être consciemment fantaisiste? N'originerait-il pas d'elle, au jour de la mort, pour les deux femmes qu'elle ranime, une exaspération de leur douleur, parce qu'elles retomberaient de plus haut, du bonheur intense où les paroles du jeune homme les ont soulevées? Le docteur Bernard n'a rien omis des soins, des conseils, des ordres voulus par la circonstance. Mais combien peu gravissent la pente où les roulèrent ces implacables fièvres! Le souffle de la mort, comme une bise pénétrante d'hiver, jusqu'aux os refroidit Jean tout-à-tout. Il grelotte, son corps devient mou d'une sueur qui glace. Il a la divination d'une scène sauvage: Lucile et sa mère, affolées par le désespoir, se tordent… L'hallucination poignante n'est-elle pas messagère de l'horreur qui s'apprête? Légèrement fantasque, une moue de suffisance béate au coin des lèvres, il a rendu possible une torture plus aiguë parce qu'elle agira en traîtresse. Est-il impossible, ne fût-ce que le plus délicatement du monde, d'ébranler la solide espérance à laquelle s'appuient les coeurs exultants des deux femmes? Lucile vient de faire rayonner sur lui la flamme de ses yeux attendrie, venue des profondeurs, lui ravissant l'âme d'un trouble qu'il n'oubliera jamais… De quel ressentiment ils durciront, les yeux très beaux et larges, le jour où ils l'accuseront d'imposture, où ils ne s'adouciront plus! Cette pensée l'afflige beaucoup, au plus sensible de lui même, y fait sourdre une révolte… Il tentera, mais avec quelle touche habile de langage, de calmer un peu l'exubérance qu'il a fait jaillir…

Mais tant de confiance nimbait, le visage harmonieux de Lucile qu'il n'osa le faire pâlir…

VI

LA CHANSON D'ISABEAU

—Ces servantes!… On a beau payer pour se faire servir!… Je lui ai pourtant dit de toujours mettre mon journal ici… Elle l'a encore oublié!… On dirait que ça lui fait plaisir! Si elle ne l'oublie pas deux fois par semaine, elle ne l'oublie jamais!… Ah! les servantes d'aujourd'hui, quel martyre!…

Gaspard Fontaine, d'une voix coléreuse, inintelligible à certaines syllabes plus aigres, s'impatiente contre Laura, une enfant grasse et pourprée de Saint-Tite. Il vient de s'allonger avec délices aux creux vert sombre d'un fauteuil, auprès d'une table enjolivée de ciselures et d'arabesques. Il a fait, automatiquement, voluptueusement, le geste qui devait lui procurer le journal du soir, à l'endroit statué pour que la fatigue fût la plus bénigne possible. D'un regard bref, il a vérifié l'absence inexcusable. Le monologue incisif alors vint, trancha…

L'irritation se prolonge. En quelque sorte, il s'y complaît: la fureur, autant que la joie, ne s'assouvit-elle pas? A travers les nerfs de celui qui s'abandonne à la colère, une jouissance coule discrètement, les baigne de plus en plus, les endort en son onde, en sa paix. Dans les artères de Gaspard, l'accalmie eut lieu. Il sentait le fauteuil arrondir sous lui des formes caressantes, lui décharger le corps de toute sa lourdeur, le cerveau de tout un encombrement. Ses deux bras, dont les muscles inexercés sombraient dans les gonflements de chair, reposaient flasques le long des hanches. La jambe droite, lâche, recourbée sur le genou gauche, dolemment balance. Tous les traits s'alanguissent de nonchalance et de béatitude: les yeux, surtout, flânant quelque part dans le vide, éteignent leurs rayons, s'enténèbrent de mollesse. Les lèvres, à demi béantes, laissent aller et venir une respiration douce comme l'air dont lentement les rideaux frémissent. Quelle félicité de vivre ainsi, l'estomac langoureux, l'intelligence silencieuse, la mémoire se cachant dans l'ombre, après les heures de tension, de calcul et de sueurs au front! Quelle suavité d'être roulé par la nébuleuse de l'inconscient, de se donner sans réserve au mystère des puissances végétatives! Il n'y a que le plus fugitif, le plus lointain de soi-même au monde, et c'est un vertige de bonheur air-dessus de l'immense…

Gaspard est donc au bord du sommeil. Les yeux clos ne bougent plus: la tête, comme désarticulée, s'affaisse. A l'épouvante, Laura intervient. Un effroi risible lui abêtit le visage: elle a la physionomie d'un animal traqué. Trop craintive pour envisager le maître, assurée qu'il est d'une humeur violente et prête à fondre sur elle, toute essoufflée, elle s'écrie:

—Tenez! monsieur Fontaine, le voici, votre journal!

Le maître est arraché des limbes du sommeil par un tressaut des nerfs. Deux ou trois secondes, son esprit flotte dans un crépuscule où il vire et tourbillonne. Puis, la réalité l'empoigne avec la sensation du rêve brutalement déchiré.

—Allons! qui est-ce qui me réveille, là? C'était pourtant bien facile de voir que je dormais!

Laura est secouée d'un tressaillement, bredouille plutôt qu'elle ne se justifie:

—Pardon… monsieur… je ne m'en étais pas aperçue. Je vous… croyais… fâché parce que… que j'ai encore… oublié de vous placer votre journal… Alors, oui, je n'osais pas trop regarder… ça me fait bien de la peine, monsieur, je vous l'assure…

—Comment, c'est toi? J'aurais dû m'en douter, pourtant… Est-ce que tu en fais d'autres? Des gaffes! des gaffes! Tu en déjeunes, tu en soupes, tu en vis! Née pour la gaffe, c'est bien cela, ta raison de vivre, ton métier, ton gagne-pain!

—J'ai tant de choses à faire, monsieur…

—Que tu fais celles que tu ne devrais pas faire!… Parlez-moi de cela comme bon sens!…

Il tire à lui le journal d'un mouvement rageur qui humilie la servante.

—Au fait, où as-tu la mémoire? continue-t-il. Il doit y avoir un peu de cette chose-là dans les montagnes où tu perchais.

—J'ai de la mémoire pour y penser souvent, à mes montagnes… Si je n'avais pas eu besoin, allez, j'y serais encore! dit-elle, quelque chose d'humide imbibant sa voix.

—C'est bon, va-t-en, dit-il, encore bourru, le coeur tout de même amolli.

Quoiqu'il tînt les yeux vers le journal, les pas de la servante, jusqu'à l'étouffement de leur bruit là-bas, résonnèrent en lui comme un reproche, et le regret le mordit au vif, obséda, taquina: au moment où il crut s'en affranchir, il durait sous la forme d'un agacement, d'une irritabilité même. Gaspard, à déguster la page de la finance, ne se délectait pas comme à l'ordinaire: habituellement, c'était un régal, une longue mastication, un pourlèchement des lèvres. Suivre la courbe harmonieuse des valeurs, voir les ruissellements d'or, entendre au loin la vaste symphonie des Bourses, quel menu délicieux pour l'homme d'affaires! Homme d'affaires, il l'est devenu, essentiellement, par l'inflexion de toutes les facultés vers la vocation la plus ardente et la plus tyrannique, avec un don presque absolu de lui-même, avec des nerfs inébranlables. Quiconque insinue que le hasard aurait pu sourire au berceau de sa fortune, l'outrage, remue les houles de sa bile. Ouvrier jadis, hautain, rongé par l'envie, pliant avec douleur sous l'humiliation d'être gueux, les yeux reluisant d'une vision qui pailletait l'avenir de choses éblouissantes, il travaillait comme deux hommes inlassables, avec opiniâtreté, avec rage, convaincu de son initiative et de sa robustesse, l'énergie totale raidie vers une ambition imprécise, mais que rien ne pouvait écarter.

Un jour, le tumulte du cerveau où, comme un torrent sur une digue montante, le désir du succès gonflait toujours, déborda en une décision impérieuse, tenace. Les incertitudes, les périls, les conseils ne purent tenir et succombèrent. Il déserta l'usine, en un délire de triomphe, narguant la déveine possible, la voulant pour la joie de la briser. A Saint-Roch, près de la rivière Saint-Charles, il équipa une boutique de menuiserie. Un de ses confrères, dont les économies dépassaient les siennes, avait été enjôlé, affolé par tant de magnétisme, accepta l'union de leurs épargnes, de leur adresse et de leur courage. Cela n'empêcha pas les dettes mesquines dont la grimace angoissait parfois leurs coeurs à la besogne: François Bertrand, l'associé, plus timide, sans la longue initiation de Gaspard au rêve de fortune, incapable d'en être sûr avec la même passion, n'ignorait du repentir aucune phase, aucune blessure. Oh! les jours fiévreux d'effort et d'acharnement, trop vertigineux! Hélas! après deux ans, les affaires trébuchèrent, un déficit les guettait au passage… Pour se tailler un modeste lopin dans le domaine de la concurrence, on avait imprudemment offert le travail à des conditions funestes. François Bertrand perdit contenance devant la guigne: sa femme, d'ailleurs, au nom de leurs deux premiers enfants, se mit jusqu'à genoux pour le ravir à Gaspard Fontaine qu'elle appelait son mauvais génie. Les chères économies ne s'étaient-elles pas dispersées au vent de la malchance? François, depuis longtemps séduit par l'intention de le faire, délaissa Gaspard, et leur société croula. Celui-ci déguisa une secrète rancune avec toute l'emprise sur lui-même possible, parce qu'en somme le déserteur s'en allait délesté de sa mise, à peine rémunéré d'un travail énorme, et sans une plainte, avec un sourire d'indulgence et un chaleureux souhait de veine…

L'ambitieux ne fut pas rebuté. Quelque peu entamé par le dissolvant de la solitude, le rêve se reforma, plus compact, plus exalté. Quelque chose d'inéluctable le hantait, rapprochait de lui sans cesse la victoire. Quel travail! Quelles heures intenses, alors que dans la boutique s'appesantissait la chaleur de l'été ou blêmissaient les froids d'hiver! Quelles fatigues! Quels assauts de courage! Quelles ivresses! En effet, le songe d'or commençait à lui verser dans la main ce qu'il avait, jusque là, fait miroiter en l'imagination seule. Plus recherché, Gaspard choisit, et comme il n'est, pour un ouvrier, d'autre façon de choisir l'ouvrage que d'en réclamer un meilleur salaire, il n'ouvrit sa porte qu'aux tâches procurant davantage: les profits accoururent, grossirent leurs rangs. Les dettes s'envolèrent comme les brouillards s'évanouissent dans l'azur…

Ainsi donc, il venait et demeurait, le succès désiré, pressenti, cherché, poursuivi, enfin saisi. Comme il l'enserrait bien, comme il était sa chose, son oeuvre! Avant d'être atteint, il lui semblait un être visible, là, tout près, mais extérieur, insaisissable: dès que si avide il l'étreignit, ils se confondirent, lui et le succès, en un même être indissoluble. Vis-à-vis de ce qui pouvait les désunir, Gaspard se raidissait, fermait ses poings avec insulte, raillait. Il était radieusement sûr de lui et de l'autre, le triomphe… Pour décongestionner la besogne, il fallut, de l'aide, un autre ouvrier souvent: quelques autres furent bientôt nécessaires, autour de lui se groupèrent en phalange de victoire.

Gaspard fut le maître, né pour asservir, autoritaire avec jouissance, meneur, toujours ferme, hargneux quelquefois, une sécheresse militaire dans la voix, le cerveau net et rapide. Il ne s'habituait pas à l'âpre saveur de commander, moins encore à celle de sentir les volontés ployer sous l'obéissance. Entouré de serviteurs fléchissant la tête et démenant leurs bras à lui plaire, il était chez lui, profondément, sa nature conquérante assouvie. A Rome, autrefois, les hommes de sa trempe et de sa taille devenaient empereurs…

Les hommes de sa trempe et de son audace, quand ils veulent monter sur le trône de l'Argent, brisent les glaives pointés contre leur ascension. Peu à peu, les convoitises de Gaspard s'élevèrent, plus hautaines. A la maigre boutique des premiers jours, il avait adossé quelques allonges déjà. Tout fut rasé, sans merci, pour que s'édifiât une bâtisse presque vaste, à trois étages, dont le mur était criblé de fenêtres prétentieuses. Bien loin de s'attendrir sur les décombres de l'espèce de hangar où son courage avait aimanté la fortune, il trépigna d'allégresse, à le voir se désarticuler et mourir lambeau par lambeau, ils s'enivra d'orgueil au tableau de la fabrique prenant vie, robuste, altière, la sienne, enfin, sur le fronton de laquelle de grosses lettres épelleraient largement son nom. Plus ardemment encore, il crut à l'intime alliance du succès et de lui-même, il exulta, il palpa l'or qui viendrait…

La lueur plus fulgurante de son étoile ne mentait pas. L'exploitation du commerce originel, décuplée, ramifiée en des industries multiples également victorieuses, amoncela les gains. Limitée d'abord à la construction de portes, de châssis, de quelques autres objets de menuiserie subalterne, le plus humblement toujours, elle était devenue fière, se confinant aux mêmes articles, mais plus riches, plus délicatement achevés. La fabrique, depuis sa mise au monde, lui a permis de s'étendre: il en sortit des voitures, assez peu somptueuses, les plus diverses, de charroyage ou de promenade, qui alléchaient le goût des campagnards; on y charpenta des meubles sans luxe, dont les logis d'ouvriers se garnirent et les salons des paysans furent embellis. Le nom de Gaspard Fontaine circula, rayonna, se para d'une auréole que diffusèrent, en le prononçant, les gens au coin de l'âtre, le long de la route qui menait à l'église et au magasin du bourg dans les champs où l'on causait de choses familières. Une rumeur bourdonna aux oreilles d'environ tous les Québécois, les énerva, ne tombait que pour les ressaisir, vibra davantage, s'affermit, leur parlait toujours d'un industriel qui, manoeuvre et gueux peu d'années avant ce triomphe, escaladait, superbement la haute fortune.

Les oscillements de l'opinion n'altéraient pas la sérénité de Gaspard. Au fur et à mesure que l'argent, le mirifique et sonore argent, lui déroulait toutes ses faveurs, il ne s'émerveillait pas, s'inclinant vers elles comme vers des choses fatales, depuis longtemps débitrices de son rêve, à peine remerciées, parce qu'il lui semblait n'avoir jamais douté qu'elles seraient à lui… Les compliments le caressaient, les jalousies le ravissaient. Ni les unes ni les autres ne le déséquilibraient: c'est que le même enchantement les dominait sans cesse aux profondeurs de lui-même, la même griserie du succès collé à ses flancs, libellé sur son front, tressaillant par toute la substance de son être. Lorsque, devant lui, on conversait de fluctuations, de baisses, de faillites, elles passaient loin au-dessus de sa tête, ne le menaçant pas, ne pouvant le blesser, impossibles: il le savait par une intuition toute puissante.

Rien de plus simple et de plus extraordinaire, à la fois, que la sensation perpétuelle dont il jouissait, dont il vivait: la lucidité jointe à la hantise d'un songe, la vision fuyante d'une chose promise et certaine qu'il allait rejoindre, l'impression de flotter sur un nuage tandis que ses pieds martelaient la chaussée. Nuage chamarré d'or, azuré de chance, traîné par des coursiers énergiques à travers les espaces de la concurrence, vers l'étoile fidèle!

Depuis longtemps, les bornes de l'aisance avaient été franchies, depuis le jour où l'étape du premier dix mille piastres avait été rejointe. La seconde étape retarda moins, les suivantes filèrent plus encore, d'autres vinrent qui se précipitaient. Il y en eut, enfin d'à peu près vertigineuses. L'ambition de Gaspard l'induisit à vendre la fabrique impuissante à libérer l'essor de la destinée pressante. Là où la ville de Québec dégonfle ses bords, à Saint-Malo, une manufacture, immense alors, de briques fortes et claires, grimpa vers le ciel, écrasa le sol. Quand elle fut debout, orgueilleuse et vaste, le maître y sentit battre joyeusement, les ailes de son rêve. Plus despotique, plus impétueux que jamais, l'élan du succès revint en lui, le transporta. Un de ses amis lui prouva que la tentative était gigantesque, hasardeuse, lui conseilla une vigilance presque superstitieuse: Gaspard s'esclaffa d'un rire qui sonnait la charge et la victoire. D'un geste circulaire et magnétique, il dissipait l'ombre des revers. Le front souriant, l'intelligence aiguë comme une lame, le flair jamais déçu, le coeur heurtant la poitrine d'un choc ferme, il traversa les risques sans y choir, détourna les catastrophes, devina les fécondes poussées d'affaires: comme un grand vaisseau ouvre l'onde sans peine et sans dévier, il passait… A la manière des ruisseaux grandissant un lac aux frissons d'argent, les profits débordèrent et la fortune s'éleva. Aux meubles frustes, aux voitures moins élégantes, on additionna les meubles d'essence plus fine, les voitures éblouissantes. A Québec, les syllabes des mots Gaspard. Fontaine devinrent un son coutumier, un refrain de célébrité familière. Toute une cohorte d'agents sillonnèrent campagnes et petites villes, où retentit le même nom sonore. Il émanait de lui, toutefois, en ces lieux où l'on n'avait jamais vu son titulaire, un fluide étrange qui lui attirait ce respect grave mêlé d'admiration ingénue. Peu à peu, une légende l'entoura comme d'une écharpe flamboyante, la gravité s'alourdit quand les lèvres le laissaient tomber: Gaspard Fontaine était devenu millionnaire…

Il l'était devenu, le sachant, l'oeil rivé sur son étoile ardente, en une féerie de visions et d'enthousiasmes. Il l'était devenu, avec autant de sérénité que de fièvre, l'imagination brûlante, mais la raison ne vacillant pas. Il l'était devenu, né pour le devenir, par lui invinciblement, malgré tout, par tous les ressorts de la volonté, avec toute la chaleur du sang. Il l'est devenu pour l'être davantage et indéfiniment… Sur le premier million, debout comme sur un roc, il ne bronche pas: sur le premier million, arc bouté inébranlablement, il recevra le poids des autres sans qu'il écrase. Hier, au club de la Garnison, quelqu'un reprit le thème banal que les fortunes les mieux retranchées ne sont pas à l'abri des traîtrises du sort. «La malchance, répliqua Gaspard, d'une voix acérée, je m'en moque! C'est de leur faute quand les gens font banqueroute! Il est des gens qui viennent au monde avec elle: ils devraient le sentir, pourquoi se mêlent-ils d'affaires? Ça ne les regarde pas!» Généraliser, n'était-ce pas l'inclure? Qu'on doutât de lui, de sa veine, il ne pouvait le souffrir. L'allusion la plus lointaine à un fléchissement de son commerce, à la suite de tel événement, d'une dépression nouvelle ou d'une baisse inopinée, l'agaçait, faisait éclater sur sa bouche des mots aussi vifs que des claquements de fouet. On ne lui pardonnait guère ce que des ironistes avait nommé ses nerfs de parvenu.

Comme il est facile de caricaturer, comme il l'est moins de comprendre et d'être pitoyable! Une pareille infatuation de lui-même le rendait-elle si grotesque? Sans doute, il a conscience d'une force en lui lâchée, roulant comme une avalanche que rien ne brise. Et de se ressouvenir qu'il est, pour ainsi dire, le créateur d'un lui-même puissant, qu'il en est comptable à sa bravoure et à la vigueur de ses méninges, une volupté d'orgueil l'embrase. Il hausse la tête alors, irrépressiblement, de très loin glissant un regard par les yeux supérieurs, une moue de vanité lui tordant les lèvres. Le succès lui coule dans les veines, le frappe aux tempes, si identifiés l'un en l'autre que la mort seule dissoudra leurs liens. Bien que sa nature première se soit élargie sous l'impulsion d'influences innées, par le développement naturel, irrésistible, logique de ces influences, par leurs abondants résultats, qu'il soit incapable de refouler la joie, elle-même une force déchaînée, de se sentir le conquérant de sa destinée, le maître de son avenir, en est-il aussi méprisable et coupable? On n'a jamais reproché au torrent d'être lui-même et de passer royal. Il est des hommes-torrents dont la volonté débordante ne leur permet plus que d'être violemment eux-mêmes et de s'affirmer!…

Est-il étonnant qu'une émotion douce l'enivre quand il absorbe la page des finances, la plus capiteuse de tout le tournai? Ne l'enlève-t-elle pas dans l'unique sphère à sa hauteur, celle où l'or déferle et chante? A la vision des fortunes qui dégringolent, il sent distiller en sa bouche une âcreté savoureuse: qu'il est délectable de voir tomber les millions dea autres, quand le sien, au fond de la main crispée sur lui, demeure! Égoïsme sauvage et qui se pardonne, si naturel et si candide! A-f-il en effet la conscience d'être lâche? Et d'ailleurs, autour de Gaspard, les choses ne sont-elles pas vassales de son orgueil? Les hommes, devant son million, ne sont-ils pas à genoux? Le remords d'avoir humilié Laura, la servante lourde, il en arracha promptement l'aiguillon de lui-même: ne payait-il pas un salaire dont, millionnaire, il n'avait pas honte? Les larmes effacées par l'argent ne lui parurent pas dignes de pitié…

Certes, un malaise lui en est resté le long des nerfs, mais physique, nullement moral. A la minute précise, il est agréablement scandalisé par la nouvelle qu'une maison hostile croule. Fondée à Sherbrooke, il y a trois ans, au milieu d'un charivari de réclames, elle a battu en brèche quelques-unes des fortifications où vivait en sécurité la marque de Gaspard Fontaine. Elle en dévora quelque peu les murs, ici et là, mais la chute des prix, dont Gaspard usa comme massue, éreinta la rivale qui vient d'en mourir. Eh quoi, si tôt? A l'entendre se célébrer, menacer même, n'aurait-on pas dit qu'elle avait la santé moins débile? Et c'est tout: il faut bien se résigner à le croire, c'est imprimé! le titre flambe: Gaspard Fontaine relit, gouailleur, une étincelle de malice à l'oeil. Hélas! La chose est triste, mais elle est charmante, à la façon d'un bon dîner. La sensation n'a rien d'imprévu, ce n'est pas la première fois qu'un rival s'effondre: elle a de l'usure, du trop goûté. Celui-ci est vraiment ridicule après tant de bravade. Ainsi donc, ce n'étaient que des spasmes d'agonie? C'est bien cela, Gaspard a connue une ivresse d'appuyer le talon sur la gorge d'un vaincu, et puis, sur la gorge de tous les autres qui furent terrassés, et encore, sur la gorge de tous ceux qui le seront, fatalement. La lutte contre lui est inégale et stupide: le succès ne lui bat-il pas dans les artères? Pourquoi ne le pressent-on pas, comme il le perçoit au plus intime de l'être? Ah oui, il est fort, il est inexpugnable! Sa main froisse brutalement le journal qui craque: Gaspard, superbe, lance les feuilles meurtries sur la table, pour se recueillir en sa victoire, en la fraternité de lui-même et de la victoire…

Ses yeux, pétillante d'orgueil, croisent le regard fouilleur de Jean, immobile entre les jolies moulures cuivrées de la porte. Il ne s'explique pas la rougeur qui, spontanément, le brûle au visage. Son fils a-t-il percé les voiles de l'âme et vu remuer tout ce bonheur d'assommer les adversaires à loisir? Et quand cela aurait eu lieu, ne doit-il pas en exulter lui-même? Gaspard ne peut s'accuser de manoeuvres déloyales: les armes légitimes seules de la concurrence le passionnent. Sa fortune est blanche comme un lys. Avoir la fierté d'une force pure, c'est un droit! Pourquoi devant les yeux de Jean rougit-il encore, avec le besoin d'atténuer sur son visage les choses qu'il y sent lumineuses? Au lieu de la première parole qu'il veut faire jaillir, un son rauque s'étrangle. Mécontent de lui-même, il se dompte.

—Bonsoir, Jean! Ça va bien? dit-il aussitôt, mais gêné.

—Et toi, mon père?

—Tu vois!

—Si je vois? Tes yeux sont deux incendies!

—Pas de grands mots, s'il vous plaît! Tu sais que nous ne nous accordons pas, les grands mots et moi.

—Millionnaire, ce n'est pas un grand mot, mon père?

—Ce n'est pas un mot, ça, mon petit Jean!

—Eh bien?

—Tu n'y es pas! Où donc as-tu laissé ton intelligence ordinaire?

—Je l'ai avec moi, cette intelligence, mais elle est trop ordinaire, comme tu dis, pour éclaircir l'énigme du rébus.

—Un rébus, j'ai déjà, su ce que rébus veut dire… Ah! oui, une devinette… pas trop facile… pas vrai, Jean?

—Vrai comme nous deux!

—Aussi vrai que mon million! Le voilà, le r… rébus! Millionnaire, ce n'est pas un mot, parce que millionnaire, c'est moi!

Un tel «moi» frémissant d'arrogance et d'énergie que Jean ne devinait pas, le stupéfie. Il croyait avoir mesuré toute la profonde vanité de son père: un accent nouveau, plus révélateur, en monte. Ainsi, les bornes antérieures reculaient, après avoir semblé extrêmes: jusqu'où ne s'aventurerait-elle pas, la suffisance de Gaspard? Non pas que son fils la jugeât horrible, la flétrît de son dédain. Mieux que tout autre, parce qu'il vénérait, parce qu'il aimait, parce qu'il filtrait cet orgueil à travers l'amour d'un vrai fils, il absolvait le père fat de l'être. Et aussi, parce qu'il admirait, malgré lui attaché, conquis. La sensibilité d'une nature affinée s'irritait d'abord, mordue par la jactance du parvenu: mais le dégoût du fils ne tardait pas à fondre au contact des yeux chauds de passion, à faiblir sous la voix impérieuse et martelée, devant le corps entier se ramassant pour la bataille, devant les traits raidis sous la pensée inflexible. Oui, il l'admirait de vouloir intensément, de triompher comme il le voulait, de vouloir malgré tout, indomptable, un Cyrano dans la chevalerie de la finance. Tant d'obstacles assujettis, de rivaux dans leur tombe ou vivotant inoffensifs, les débuts impitoyables franchis du courage plein l'âme, héroïquement, si l'héroïsme de nos jours n'était pas une chose à peu près rayée de l'opinion qui rapetisse et morcelle, les risques tentés avec gaillardise et dociles à l'audace, la fortune creusant sous lui une vague toujours plus haute, les sourires esclaves ou forcés autour de son front nimbé d'or, tout cela ne l'armait-il pas de pied en cap, Gaspard Fontaine le millionnaire, en une sorte de chevalier? Et si les infériorités d'un caractère absolu blessaient Jean, une grandeur mystérieuse domine son père et le transporte lui-même, l'attendrit.

Le «moi» fantasque est déjà pardonné, la réaction a lieu par le magnétisme habituel. Une tendresse bizarre, humble en quelque sorte, gonfle le coeur de Jean. Gaspard n'a-t-il pas le visage comme transfiguré de force? Et l'arrogance ne sied-elle pas au crâne despotique, au menton solide, à l'ampleur des joues? Le fils n'accuse plus, il s'incline.

—Pourquoi me regardes-tu comme cela? dit le père, avec une brusquerie affectueuse. On dirait que tu songes à me dévorer! Es-tu fâché contre moi? à cause de ce que j'ai dit? Les petites vantardises, ça échappe. J'admets que je me suis emballé un peu… Je suis content de moi, ce soir, voilà! Tu as bien ton petit orgueil, toi aussi, va!

—J'ai même un gros orgueil, père!

—Je le savais bien!

—C'est toi!

—Voilà une bonne plaisanterie, par exemple! s'écrie Gaspard, flatté ineffablement. C'est que… Ah! ne te moque pas de moi… C'est que… avec vous, les gens instruits, on ne sait pas toujours quelle pensée vous trotte derrière la tête.

—Mon respect, tu en es sûr, n'est-ce pas?

—Je ne suis pas sérieux… Tu es un fils comme il n'y en a pas beaucoup. Je te remercie de la joie d'être ton père…

—Tu me payes tout de suite, et généreusement! badine Jean. Un bon fils… Aujourd'hui, c'est un peu discrédité, un peu moisi… mais j'accepte de grand coeur.

—Les bons fils comme toi seront toujours à la mode, ne moisiront jamais!

—Et d'abord, qu'est-ce qu'un bon fils? Ce n'est pas facile de donner ma définition, tu sais!…

—Une définition? Je n'ai pas appris la philosophie, moi. Tu me disais, un jour, que la philosophie est nécessaire pour une vraie définition, la seule qui ne laisse rien à désirer, qui embrasse tout, qui est idéale… Quel mot encore! Mais tout le monde l'a sur la bouche, je puis bien me le permettre… Un garçon qui a fait deux ans de philosophie et qui n'est pas capable de donner sa définition? Retourne au collège, mon Jean!

—On ne se conçoit jamais bien soi-même… Je m'ignore à peu près totalement…

—Quelle blague! mais… c'est à pouffer de rire!

Un long éclat de rire, en effet, met en lumière les dents tassées, un peu noircies, massives, de Gaspard, et les épaules, frénétiquement, sautent joyeuses. Jean s'amuse de l'hilarité drue et sincère.

—Tu te connais donc, sans mystère? dit-il, enfin. Tu te lis aussi clairement que tes factures? avec la précision des chiffres? Additionnes-tu les pensées de l'Ame, les passions de l'être comme des sommes d'argent? Au point de vue moral, es-tu millionnaire aussi, mon père?

—Il ne s'agit pas du bon papa, il s'agit du bon fils.

—A toi l'honneur! Qu'est-ce qu'un bon papa? Ta définition, s'il vous plaît?

—Mais le bon fils doit obéissance au bon papa!

—Tiens! nous disons des bêtises…

—Je crois bien que oui, s'écria Gaspard, jovial.

—Bon fils, bon père, philosophie de collège, soumission, des bêtises monstrueuses, ineptes, avilissantes, ruinées!

—Je ne t'avais pas compris! Je ne te comprends pas encore tout-à-fait, d'ailleurs. Pas d'énigmes, je t'en conjure. Il me faut la clarté du bon Dieu.

—C'est leur grand tort, à ces choses-là, de réfléchir la clarté du bon Dieu! Il s'en va, Lui aussi, le bon Dieu! Quelle expression niaise, candide! Il s'en va, dis-je, usé comme un vieil habit qu'on a honte de porter. Allons, tu comprends?…

—Je te comprends, sans comprendre qu'il s'en Aille… D'où te vient cette humeur? Tu n'as pas coutume de parler ainsi. Cette jeunesse! elle a une façon de bavarder sur les choses sérieuses! De mon temps, on ne raillait pas de la sorte. Traiter du bout des lèvres le sujet du bon Dieu, jamais je ne ferai cela. Prends garde, mon Jean, il paraît qu'on doute à la minute où l'on s'y attend le moins.

—Je ne raille pas, je constate… douloureusement…

—De la douleur? On n'éprouve pas de la douleur à l'improviste, à propos de rien. Tu ne lui fais pas la guerre à Dieu, toi?… Eh! bien… Je ne m'explique pas… c'est du chagrin dans le vide!

—Oui, papa, dans le vide qui se creuse autour de Lui…

—Mais enfin, il n'a toujours pas besoin de nous pour exister! Quand même nous nous démènerions comme des enragés, il n'en existerait pas davantage!

—Ah! mon père… c'est…

Le fils en demeure l'a. Ce qu'il va dire est cinglant, offensera brutalement. Parole impulsive, éclose au tréfonds de l'âme, enfantée sourdement par le travail des émotions neuves en lui depuis quelques jours. Pendant les secondes qui se précipitent, Jean est figé par l'atmosphère glaciale dont l'être de Gaspard, à ses yeux, se recouvre…

Au lit de François Bertrand, la veille, il a été secoué par un vigoureux frisson de miséricorde. Il en a gardé, lui fouillant le coeur, une mélancolie voilée à l'origine, éclaircie bientôt par l'esprit qu'elle troublait. Tout le grave mystère de la sympathie n'avait-il pas frémi entre lui, le fils du patron, et la famille de l'ouvrier, entre le riche et l'inférieur de la race? A ce foyer de gens simples, elle vibrait puissamment, la race canadienne-française, d'amour, de constance et, au besoin, d'héroïsme. Les meubles d'autrefois, la couchette à panneaux sévère et fruste, la commode trapue aux poignées de cuivre défloré, le sofa de bois lisse et lugubre s'animaient d'une vie grave, probablement celle des traditions autour d'eux flottantes. Les catalognes gaies, mouchetées de rousseur et de brun, nettoyées, fraîches comme un visage de mariée, souriaient aux vieilles coutumes du pays. Du même front lacéré d'épines, du même coeur déversant l'amour à gouttes rouges, du même sourire lourd de compassion infinie, Jésus en croix s'inclinait vers Germaine et Lucile, vers les générations l'une en l'autre ramifiées pour que survive, plus noueuse toujours et plus enracinée, la race qu'il aime. Ce désespoir de l'épouse, pantelante, couchée pour mourir, attestait l'amour sur lequel sont campées les familles qui valent. Et Lucile, lasse de bravoure, ne méritait-elle pas l'admiration, le respect, le souvenir? N'eussent-ils donné à leur race qu'elle, jeune fille pure et ferme, délicate et tenace, prête à recommencer avec un compagnon digne leur tâche de modestie et de grandeur, l'ouvrier et sa compagne auraient été nécessaires. Ah! si, de chaque famille, surgissait un être musclé pour de l'utile besogne, jeune homme ou jeune femme, volontaire et conscient d'un rôle, fût-il peu glorieux même, à tenir au premier rang de la race et pour elle, quels prodiges à l'avant-garde s'entasseraient! Bien que vague toujours, elle s'accentuait, elle s'élargissait, elle s'emparait de lui, la vision d'une sympathie fondant les classes après les avoir l'une à l'autre révélées. Union merveilleuse, inspiratrice, irrésistible, d'où naîtrait l'effort conscient de tout un peuple vers la conquête de son génie et de sa beauté! A la fièvre que suscitait en lui l'envol de son rêve, s'ajoutait la peine de le sentir confus et insaisissable. Était-ce l'atavisme de la passion d'agir venue de Gaspard, il tendait les énergies de la pensée vers un moyen d'insuffler à sa vision la puissance de créer la vie. Il se heurtait à l'ignorance de l'activité pratique, à l'isolement dans l'incompétence, à l'horreur de l'impossibilité. Il a, parfois, la sensation de ce cauchemar où l'on roule dans le vide, un serrement brutal à l'âme. De ne pouvoir matérialiser cet idéal en une formule d'action possible et vivante, il souffre une vraie torture. Comme son père, l'obstacle l'éperonne, l'échauffé: mais lorsque la lutte a lieu contre le néant, l'angoisse déprime, exténue. Quelles alternatives d'enthousiasme et de baisse morale il a parcourues depuis l'heure où les plaines d'Abraham lui dévoilèrent leurs sens profond, fécondèrent son instinct de patriote! Qu'il a levé rapide sa tige et gonflé vite ses racines aux profondeurs de l'être, l'instinct jusqu'alors sans chaleur pour vivre! Jean peu à peu se taille, se forme une conviction de Canadien-français. Quelque peu adhérents que soient au reste certains éléments moins précis de cette conviction, elle fait croître en lui la fierté du sang, un espoir qui se précise et se fortifie. Les réunions du Congrès, attisant sa ferveur, l'initient au culte large, raisonné de la race. De jour en jour, la nature canadienne, à ses yeux qui la découvrent, s'épanouit plus belle, riche d'ancien mystère et de fraternelle douceur: il a comme une illusion d'avoir jusque là foulé un cimetière où, pour l'attendrir et l'élever, de grands souvenirs tout à coup s'éveillent et lui parlent…

Un désir souvent l'obsède: il veut se définir un rôle par lequel il servira, il aura fait quelque chose de stable pour amollir l'égoïsme de ses compatriotes. Hélas! n'est-il pas enlisé lui-même dans l'égoïsme? Il retombe, épuisé d'énervement stérile, aux prises du doute, au gouffre de soi-même veule et repu. D'autres essaient de tarir l'indifférence: on leur préfère les démolisseurs à grands cris de haine. Que peut-il faire? A quoi bon ces élans de nervosité? Ah! qu'il est douloureux d'être impuissant! Pourquoi rêver si l'on ne peut créer? L'individu, comme le copeau traîné par le fleuve, est charrié par le flot des circonstances; elles ont décrété la mise en valeur de lui, Jean Fontaine en l'étude de la médecine: il n'a qu'à ployer le coup sous l'arrêt. De Paris qui approfondira ses horizons, il reviendra mûri pour la science ambitieuse, il pourra, des ombres du laboratoire s'illuminant, faire éclater un nom vers les sommets de la race canadienne-française. N'aura-t-il pas ainsi apporté du secours à celle qu'il veut plus consciente d'elle-même et, plus digne?

Silencieux au cours du dîner, il préparait sa confidence au père qui badinait avec Yvonne trop gaie peut-être. Et cependant, le même étouffement d'égoïsme l'oppresse, depuis qu'il a limité son ardeur patriotique à ce rôle. Quelque chose en lui désire pénétrer au vif de la bataille, frapper directement la grande ennemie, l'indolence, au coeur pour lui-même l'affaiblir. Et comme si un tel désir fût devenu nécessaire, il ne se résigne à le détruire qu'avec la blessure des chers désirs immolés. Il fuit, il est certain de fuir un devoir, une mission à la veille de se débrouiller nettement, de ravir son courage, d'entraîner sa noblesse.

Pour un épanchement filial, il n'y avait pas de meilleur endroit que la salle à fumer, plutôt resserrée, d'accueil simple et dont le silence murmurait au jeune homme des choses calmes et fidèles. Il attendait le moment, le mot, le geste, le sourire qui attire l'effusion. L'entretien ne courait-il pas vers les problèmes graves? La désertion de Dieu n'allait-elle pas toucher Gaspard? Ce n'était pas, à coup sûr, un truc pour le disposer au projet du laboratoire: Jean devinait que, par l'idée même, la vanité de son père serait comblée. Tout bonnement, la causerie avait pris le tournant vers Dieu. L'apathie de Gaspard, au lieu de la tristesse espérée de lui, fut douloureuse à son fils, lui arracha du coeur une révolte qu'à temps il refoula. Il n'avait pas le droit de châtier lui-même, de flageller son père. Une muraille de respect inviolé se dressa entre lui et l'accusation. «Ah! tas d'égoïstes que nous sommes!» allait-il s'exclamer, dur et mordant. Exaspération logique, née de tout le bouleversement de l'âme par les enthousiasmes, les impulsions généreuses, les incertitudes, les découragements, les remords de ne pas vouloir, les retours d'ardeur. Il avait cru tout cela enfoui dans les limbes intérieurs d'où rien à la surface ne remonte, et tout cela avait rejailli d'un seul flot brutal. Qu'il le sent vaste en lui et qu'il s'y prolonge loin, ce cri de rébellion, de honte où crève un sanglot. Il ne soufflette pas uniquement la façon molle dont lui-même et tant d'autres ont l'orgueil de leur foi, il est dirigé contre la masse des égoïsmes ligués pour le laisser-faire, ce destructeur d'une race qui pourrait grandir. La sécurité dans la jouissance, dans le confort, voilà la créatrice de paresse nationale. Gaspard Fontaine, en l'imagination de Jean éclairée par l'incident révélateur, s'enlaidit et s'épaissit d'égoïsme: n'étale-t-il pas, en son incarnation la plus énorme, la joie d'être satisfait, d'être serein, d'être saturé? Gaspard Fontaine est millionnaire: qu'importe le reste? Sur son million, il repose comme sur une couche romaine, molle et parfumée. Il ne s'en lève, il ne s'agite et ne se passionne que pour elle qu'il faut rendre plus sûre…

Mais la longue tendresse assouplie du fils triomphe de l'amertume, et voilà pourquoi il ne sera pas rude, voilà pourquoi son instinct refréna le cri rebelle de honte.

—J'attends… depuis deux grosses minutes, dit Gaspard. Tu allais dire quelque chose de bien intéressant, si j'en juge par le feu qui brillait dans tes yeux, et puis… tout s'est éteint. Un petit étranglement à la gorge, et rien de plus!… Allons, sois plus expansif!

—Si je me suis tu, mon père, c'est qu'il valait mieux…

—Ne pas le dire? interrompt vivement l'autre, un peu froissé. C'est bien, garde-le!

—Ne t'offense pas!

—Je ne me fâche pas, mais tu piques mon intérêt, et puis, tu me flanques là, stupide, comme si j'étais de trop dans ce que tu penses. Et tu voudrais que ça m'amuse?

—Une distraction, c'était… oui… une distraction!

—Ah ça! Me prends-tu pour un gobeur? Où diable ai-je pria ce mot-là?… Détrompe-toi, j'ai du flair, et on ne me trompe pas comme on veut… Ce que tu allais dire, comme des rouages de machine fonctionnant l'un par l'autre, s'engrenait aux choses dont nous venions de parler, je l'ai senti!

—Les choses étaient trop sérieuses!

—C'est toi qui les avaient rendues sérieuses!

—J'ai, voulu réparer moi-même l'erreur… Si tôt après le dîner, n'est-ce pas ridicule d'être si austère?

—Monsieur le docteur Fontaine prend soin de nos estomacs, mais il n'est pas assez malin pour me rouler! raille Gaspard, heureux de sa répartie, de sa force à jouter contre l'adversaire. Il n'a pas une instruction raffinée, mais l'intelligence est lucide, foudroyante.

—Une autre fois, veux-tu?

—Mais pourquoi ces atermoiements, ces précautions oratoires, comme disent certains amis politiques au Club? Vas-y carrément, en vrai fils de celui qui te parle!… As-tu peur? C'est donc bien grave! On devient, fier, on ne daigne plus avoir confiance en moi.

—Au contraire, je me proposais de te confier quelque chose ce soir…

—Qui est à cent lieues de ce que tu me caches?

—Oui…

—Sois franc, j'écouterai l'autre chose ensuite!

—Ecoute-moi tout de suite. Il s'agit d'un projet… considérable… d'avenir. C'est venu, dans mon esprit, il y a quelques jours… Ecoute-moi, je t'en prie… Je pense la chose merveilleuse, elle te flattera, elle m'enchante… Je n'essayerai pas de te faire deviner, tu y perdrais les efforts de ton imagination. Prépare-toi à une confidence étrange, peut-être, mais pas banale. Tu te réjouis que je sois médecin? Eh! bien, je rêve d'être plus, de te faire honneur, d'exceller. Comme toi dans les affaires, je m'élèverai dans la science. Es-tu prêt à m'entendre?

—Tu ne te moques plus de moi, Jean? dit le père adouci, la curiosité avivée par la solennelle émotion du fils.

Le fils, au moment de le formuler en paroles à quelqu'un, à moins de certitude en la beauté, en la hauteur de son rêve. Comme s'il avait été l'ensorcelé d'un mirage, il a subitement l'impression de traverser un désert: c'est la monotonie de l'avenir aux troubles horizons qu'il revoit. Ne fut-il pas ébloui par une illusion faussement brillante? Il redoute l'ironie clairvoyante de Gaspard, le sarcasme froid qui fige l'enthousiasme. Le projet est fantaisiste, puéril, naïf. Le jeune homme est lourd de tout le poids en lui du rêve s'affaissant…

—A mon tour, je te le demande, ne te moque pas de moi, dit-il, après le silence qui devenait trop long.

—Il ne veut plus me le dire! As-tu encore envie de me laisser coi?…
Tu me défends de me fâcher, il ne me restera plus qu'à me moquer de toi.

—Te sens-tu disposé à entendre une chose qui va te renverser? dit le fils, en qui la jovialité, de Gaspard fait remonter l'idéal. Il s'agit de mon avenir…

—Tu me l'as déjà dit! Ferais-tu, la petite bouche sur Paris maintenant? C'est qu'il faut y aller, tu sais! Qu'est-ce qu'on dirait? il est trop mesquin pour l'envoyer. Des fils d'habitants n'y vont-ils pas? Quand tu reviendras de Paria, tu seras lancé…

—Je me meurs d'aller à Paris!

—Alors, Jean, nous aviserons après…

—Il s'agît d'après… Qu'est-ce que tu penses de… ou plutôt, qu'est-ce que tu vas penser de?… tu ne t'imagines pas ce que c'est… J'ai eu l'ambition…

—Tu ne l'as plus?

—Je l'ai encore… Tiens, je la remets entre tes mains, j'ai eu l'ambition d'ouvrir un laboratoire où…

—Un laboratoire? Qu'est-ce que c'est que ça? Un grand mot, très grand, si grand que je m'y égare! Quelle expression! presque du beau langage… A ton contact, je me débarbouille l'esprit. J'avoue qu'il en a besoin… Je suis égaré tout de bon, hein? Ouvrir un laboratoire, il est si peu ouvert que je ne suis p'as capable d'y entrer!

Gaspard, satisfait d'une volubilité si alerte, est de l'humeur la plus accueillante. L'orgueil empoigne Jean de nouveau: après tout, l'idée n'est pas tellement saugrenue, elle est même originale et très digne, pas loin d'être grandiose. Sobrement, l'éloquence du futur savant coule.

—Oui, mon père, depuis une semaine environ, j'ai songé à cela, à un laboratoire… Il est difficile, même avec l'auréole de Paris, d'attirer la clientèle de Québec. Les vieux praticiens ont le prestige. Ils nous tiennent dans l'ombre. Il faut attendre, être rongé par l'ennui, par la misère morale…

—Ne suis-je pas là, moi?

—Je te remercie d'être généreux, mais il s'agit de l'être autrement que tu ne l'offres. Tu vas comprendre. Il me semble que c'est du bonheur, du grand bonheur. Je me ferai un chez moi de science, de recueillement, de travail. C'est ton vieux compagnon d'armes, le travail, celui qui prend tout entier, qui passionne. Comme toi, je veux être quelqu'un, me dévouer, réussir. J'aime la médecine, je veux me donner à elle!… Un laboratoire, clair, parfumé d'arômes bons à l'âme, où je ferai des expériences, où je me lancerai dans l'inconnu pour le conquérir, où je triompherai, quelle joie! quelle existence pleine, grisante, bénie! Tu ne me refuseras pas cela. Un moment, j'ai eu peur de toi, je te demande pardon…

—Tu avais bien raison de m'avertir! s'écrie Gaspard, un peu abasourdi. Je n'aurais jamais deviné une chose semblable… Mais ça ne se fait pas! C'est la première fois qu'un jeune homme de chez nous… et tu ne pratiquerais pas? Avoir étudié la médecine pour ne pas la pratiquer, c'est… c'est vraiment drôle!

—Pour ne pas dire grotesque?

—Non, mais… excentrique, comme disent mes amis anglais au club.

—Les Anglais ont pour idéal: «Cours droit au but que ton courage a choisi»! Il n'est pas facilement blâmé par eux, celui qui donne sa meilleure énergie à la tâche qu'il aime! La mienne entend l'appel de la science et répond!

—Cela ne t'empêcherait pas d'exercer ta profession, Jean?… Tout ce qu'il te faudra pour un laboratoire, je te le donnerai. Tu pourras faire semblant de pratiquer?… Je te pourvoirai de clientèle!…

Il a dit cela simplement, finement, avec une délicatesse de voix et d'âme merveilleuse chez une nature aussi rude. Jean, tout surpris, lui jette un long regard de reconnaissance. L'impression dissolvante de tout à l'heure, d'égoisme et de gras intérêts, est détruite par la générosité, par l'indulgence du père. C'est comme une réhabilitation, un renouveau de prestige. Un remords de ses répugnances l'étreint: n'originent-elles pas d'un patriotisme subtil au point d'en être grincheux? Ce n'est plus de l'enthousiasme de bon aloi, mais de l'irritabilité, une toquade.

Il aurait, plus loin encore, poussé le reniement de tous les sentiments qui affluèrent à son âme depuis quelques jours. Une mélodie éclatant soudain, venue d'un piano qu'une touche amoureuse faisait vivre, l'interrompit: Yvonne, au salon, pensive et désoeuvrée, se plaisait délicieusement aux caresses de l'air d'Isabeau s'y promène. Chanson où la brise murmure du rêve et que la douce plainte de l'eau sur le rivage berce, chanson où la grave harmonie du soir glisse un peu d'infini, chanson que la voix d'un homme rend fière et que les soupirs d'une femme rendent humble, chanson émouvante et chaste, refrain d'amour et de légende que tant de suaves larmes, versées le long des siècles à cause de lui et recueillies par lui, attendrissent au-delà de ce qu'en peut dire! Et surtout, chanson de chez nous, de la Nouvelle-France, du Canada serein et âpre, vaste et que le coeur en un battement renferme, chanson qui n'est plus la même depuis que nos ancêtres lui infusèrent l'âme de leurs grands songes, par ceux-ci calmant leurs angoisses et leurs douleurs, chanson autre et plus enivrante parce qu'y palpitent les échos de nos Laurentides, parce qu'elle anime le feuillage de nos îles, le silence de nos lacs, le flanc de nos barques, la symphonie de notre fleuve! Jean l'écoute s'alanguir, la chanson d'amour, et gronder, la chanson orgueilleuse, et rêver, la chanson de légende, il l'écoute supplier, frémir, exulter de bonheur et se désoler tour à tour. Il se rappelle un concert d'il y a cinq ou six ans: Albani, d'un accent jailli des profondeurs du génie, l'avait modulée si profonde, la chanson de chez nous, que tous les yeux de leurs pleurs l'avaient longtemps remerciée. Avec la tendresse lourde en l'être de Jean comme un amas de sanglots, rejaillit l'amour de la race…

VII

LE RÊVE DE FRATERNITÉ.

Gaspard, que les mélancolies d'un piano n'ont jamais remué, finit par s'énerver du mutisme où Jean s'attarde.

—Eh! bien, tu n'es pas content? Au lieu de jubiler, tu as la mine…

—Stupide? fait le jeune homme, absorbé par la réflexion ardente et conscient d'avoir, sans le vouloir, manqué de chaleur et de tact.

—Pas ça… Stupide, on n'emploie pas ce mot à tort et à travers. C'est un soufflet, et les soufflets, il ne faut pas en être prodigue. Mais tu avoueras que j'avais le droit de m'attendre…

—A la plus chaude reconnaissance! cria son fils, impulsivement. Ah! mon père! Tout mon coeur s'en est rempli! Comment te dire cela?… Tu m'as causé une joie telle que le seul moyen de t'en rendre compte, c'est de le croire profondément…

—Comme tu es drôle, ce soir!… Tu es distrait comme je ne me rappelle pas t'avoir vu. Depuis quelques jours, tu paraissais inquiet. A table, on n'obtient de toi que des réponses courtes; on dirait que tu veux te débarrasser de nous. Yvonne, pendant le dîner, s'est moquée de toi; rien n'y fait. Il doit y avoir autre chose que cette affaire de laboratoire… Je te l'ai accordé, tu n'as plus donc à t'en soucier!

—Tu m'as pardonné, n'est-ce pas?

—Avant ta confession? Avant que tu me répondes? Allons! tu me connais mieux que cela!

—La fatigue de mon doctorat n'a pas encore disparu, tu sais? Les nerfs sont épuisés, inconstants. Ils sont d'une sensibilité extrême. Le moindre attendrissement les bouleverse. Cette musique d'Yvonne, au moment où je voulais te remercier, comme on remercie un père tel que toi…

—S'il vous plaît, Jean, ne parle plus de moi! interrompt Gaspard, foncièrement joyeux d'être un père tel…

—Laisse-moi parler de toi, mon père! Dans mon rêve de science, je pense beaucoup à toi, aussi. Ne seras-tu pas fier, plus tard, d'un fils qui portera victorieusement ton nom? Il faut que ton or serve à ta race! Il ne s'agit plus de la race des Fontaine, mais de la race canadienne-française: elle a besoin d'unités qui, sur elle, étendent le respect qu'elles attirent, retendent comme une sauvegarde. Oui, contre le sarcasme des autres races! Par le travail, la constance, la vision nette de l'idéal vers lequel ta bonté me permet de monter, je sens que je l'atteindrai!

La preuve que je ne m'égare pas, que je réussirai, c'est toi, ton sang qui est le mien, et par lequel s'effondrent les obstacles! Ce qui m'entraîne vers la science la plus haute, c'est la fièvre qui t'emporte vers les sommets de la richesse. Si l'on venait t'accuser d'être un orgueilleux mesquin, tu sourirais de mépris: «Allons donc! dirais-tu, je désire toujours plus d'argent, parce que je ne puis faire autrement, parce que c'est ma destinée!» On ricanera, on s'esclaffera même, on s'écriera: «Il devient fou! Quel fat! Il se croit plus futé que les autres!» Eh! bien, je leur répondrai:—«Vous n'en connaissez rien! Je vous pardonne de me faire de la peine, mais je passe outre, parce que je ne puis pas faire autrement, parce que c'est mon destin!» Quelque chose de plus fort en moi que l'orgueil frémit, c'est le devoir! Est-ce ma faute, si j'en ai la conviction ardente? Je ne m'appartiens plus, une conviction me possède! Je peux me tromper, mais si je ne le crois pas, je dois lui obéir, je dois vivre pour elle! Je pressens qu'un jour elle ajoutera quelque chose à ma race, de l'honneur, du prestige, un peu plus de raison de survivre. Le Dieu qui fait germer les devoirs au fond des consciences m'ordonne: je marcherai, j'essaierai!

—Mais tu n'es pas dans ta vocation, Jean!

Plonge-toi dans la politique!… c'est du feu, ça! Quel discours!

—Ce n'est pas un discours, mon cher père, c'est tout moi-même qui a débordé. Tu me demandais pourquoi j'étais si étrange. Eh bien, tout cela avait besoin de jaillir. Je me sens libre, plus fort, plus heureux!…

Oui, tout cela devait jaillir à torrents. Lorsque, sans pouvoir les écouler au dehors, une âme, riche comme celle de Jean Fontaine, s'est remplie d'émotions lourdes jusqu'à souffrir de leur profondeur et de leur puissance, il faut qu'elles s'épanchent en une effusion presque délirante. Il ne peut y avoir la sérénité, la mesure, le choix, la réserve: le tout se précipite, rugit, s'écroule.

On songe au dégorgement des eaux quand s'ouvre une digue: elles se pressent, elles se mêlent, elles se repoussent, elles luttent pour s'unir en une vague qui tombe invincible. Et le grand calme de l'onde redevient maître des choses… Jean éprouve une délivrance de tout l'être, une paix sereine de vivre. Il en fut de même lorsque, la dernière question de l'examen franchie lestement, il eut le cerveau allégé de l'obsession pesante. A l'âge de seize ans, il avait aimé une jeune fille au cours d'un été à la Rivière-du-Loup, avec le ravissement, le culte, les surprises, la fougue naïve, le don absolu du premier amour.

Peu avant la fin des vacances, un superbe garçon, étudiant, blond, le teint duveté, héros d'amourettes incontestable, après quelques sourires d'initié, après quelques badinages murmurés joliment à travers les dents pointillées d'or, avait détrôné le collégien plus respectueux, moins neuf, trop servile. Le collégien, dont le coeur était déjà large assez pour une affection grave, ressentit les affres du chagrin qui, derrière les yeux fièrement dédaigneux, grossit et broie toujours davantage. Un matin qu'un écrasement sous la poitrine, à gauche, l'oppressait douloureusement, il fut soudain terrifié par un choc au cerveau, et des sanglots crevèrent à jets brûlants durant quelques secondes. Il arrivait à Jean de se ressouvenir de la paix descendue en lui, lorsque finirent les sanglots d'alors. Depuis la longue et véhémente effusion à son père, Jean se les est rappelés encore, inondé par une vague semblable de repos et de douceur. Elle ne pouvait grandir sans éclater, la tension de l'esprit; elle ne pouvait croître sans déborder, la fièvre du sang. La bonté de Gaspard avait déjà secoué Jean d'un tressaillement, une impulsion d'amour l'avait énergiquement poussé vers le bienfaiteur. La chanson de tendresse et de légende acheva de lui remplir l'âme, de la tendre pour enfin l'amollir: en un remous de force et d'enthousiasmes se heurtant, elle se dégonfla. Et maintenant, elle est paisible comme une rivière dont rien ne trouble le cours. Tant d'idées, de sensations, d'affaissements, d'entraînements l'agitèrent le long de la semaine! Il ne tâtonne plus, il ne s'angoisse plus autour d'un idéal qui fuit, d'une tâche imaginaire que la race exige de lui: le jeune homme se complaît en une vision d'amour transparente. Il est soulagé des tergiversations: une certitude calme le tient. Oh! le bonheur de rêver à elles, quand on est sûr de l'élan vers les hauteurs!….

Sans être charmé par si beau songe, Gaspard vit une minute de félicité. Il n'est pas uniquement joyeux de ses largesses, l'orgueil paternel aussi le grise. Il a de son fils un concept, inviolable, exalté même, et il admire la noble maîtrise de sa personnalité. Jusqu'à un certain degré, les sentiments que l'un à l'autre se vouent Jean et son père, ont de l'analogie: ils sont à base d'admiration et d'habitudes harmonieuses, et aussi, d'une espèce d'effroi jamais avoué. Cette gêne entre eux se révèle quand la vigueur respective de leurs caractères se donne libre cours, Celle du fils, intellectuelle, disciplinée, dompte Gaspard; celle du père, concentrée, violente, sauvage, brusque, fascine Jean. Les deux pouvoirs ne se heurtèrent jamais, n'eurent jamais l'occasion d'imposer, l'un ou l'autre, une supériorité d'endurance. Leurs discussions n'étaient pas des conflits, mais l'expression normale de leurs mentalités l'une à l'autre familières: rien d'acerbe n'y intervenait pour les aigrir l'un contre l'autre. Les horizons de l'un ne se déployaient guère, la culture de l'autre s'affinait toujours par l'étude: ce rêve de science pouvait-il sourdre ailleurs qu'en l'imagination d'un ambitieux rêveur d'altitudes? Gaspard s'étonna beaucoup moins que ne l'appréhendait son fils; leurs entretiens, ceux où plus d'expansion jaillissait, accoutumèrent l'industriel à ce u'il appelait les belles phrases, les originalités, le romanesque, les nuages: sans comprendre l'utile de ces choses, il avait comme une devination de leur beauté morale, était heureux que Jean les connût. Ce projet d'abord mit son instinct d'homme calculateur un peu mal à l'aise: n'est-il pas étrange qu'un jeune médecin ne veuille pas faire comme les autres, uniment s'arrondir une clientèle, devenir un spécialiste à la mode? C'est inconcevable, peut-être chimérique, une telle carrière, mais il admire, il approuve, il croit. Ses entrailles de père ont vibré tandis que Jean déversait le trop plein de lui-même. Comme la voix sonnait l'ardeur et la virilité, comme les yeux s'allumaient de foi, comme le visage défiait les périls, embrasé de triomphe! Sa propre jeunesse en lui ressuscite, les cris de fierté lancés contre le sort de nouveau l'ébranlent: le torrent d'énergie circule en ses artères avec la vivacité d'alors. Souvenances qui l'émeuvent, font perler à ses yeux une larme, la larme si bonne des regrets sans amertume: son fils lui, devient cher étrangement, comme si des nuages le lui eussent voilé, comme si les ressemblances entre eux par magie se fussent illuminées. A sentir leurs âmes plus prochaines, plus identiques, à revivre en ce jeune homme qu'il croît superbe, une volupté inconnue le grise: un flot plus riche d'amour l'emporte vers Jean…

—Me permets-tu, mon Jean? s'exclame-t-il, brusquement.

—Quoi?

—Eh bien, oui, je ne sais comment te le dire. Ce n'est pas clair dans mon esprit… Je me sens tout curieux… Je ne me rappelle pas avoir eu le coeur comme je l'ai là!… Enfin, je suis fier de toi! En t'entendant parler, en te voyant surtout, j'ai eu du plaisir, du gros plaisir, quelque chose de profond. Tu as un mot dont je me souviens: j'ai été pris!… Comme la vie est capricieuse! Voici la chose que je voudrais t'expliquer: il me semble que je ne t'ai jamais connu, que je te découvre ce soir. Au fur et à mesure que tu t'instruisais, je te sentais plus loin de moi. Il y avait entre nous un fossé toujours plus creux: l'ignorance… Tu étais mon fils, mais si différent de moi que, franchement, tu… tu me paralysais quelquefois… Sais-tu ce qui m'a ouvert les yeux? Ton courage d'il y a une minute, ta crânerie!… Après cela, nous ne sommes plus des étrangers, dis? Ah! oui, avoue que tu ressens la même chose, que…

—Que tu as bien deviné, mon père! s'écrie Jean, touché au vif de l'âme. Ma gratitude pour toi est une des émotions les plus pures et les plus douces que j'aie éprouvées. Je la dois à ta bonté; elle a été si indulgente, si naturelle. Je m'y attendais, mais pas de cette façon-là… La bonté rapproche, elle détruit les préjugés, les distances, elle purifie l'amour! Quand tu es particulièrement bon pour moi, je te comprends mieux, je me sens mieux ton fils. Il y a un égoisme supérieur de l'être qui repaie en amour l'être qui le satisfait!

—Pourquoi t'éloigner de moi encore? Ta philosophie, c'est elle qui met de la glace entre nous!

—Tu voudrais que je fusse un homme d'affaires? dit Jean, badin.

—A certains jours, oui… Ce soir, plus que les autres jours. Tu m'égalerais, Jean!…

—Comme tu es vain! Tu dis cela avec un air… de pacha!

—Qu'est'ce qu'ils viennent faire ici, les pachas?

—Mais c'est un mot favori des Canadiens-français! Ils dorment, ils engraissent, ils s'amusent, ils vivent comme des pachas. Cela veut dire qu'ils jouissent…

—Et cela veut dire que je me réjouis de mon succès? Faudrait-il que j'en aie honte?

—Il fut loyal, tu as le droit de t'en applaudir!

—Alors?

—Alors… alors… nous bredouillons, mon père, nous ne savons pas comment nous dire des choses que nous avons là! s'écrie Jean, dont le geste rapide montre le coeur. Nous essayons de parler, alors que nous voudrions parler… Comment se fait-il qu'après mes effusions de reconnaissance, je ne suis pas satisfait de moi-même, j'ai peur d'être ingrat?…

—Et qu'après t'avoir promis ce que tu désires, j'ai peur de n'être pas assez généreux pour toi?…

—C'est en cela que nous sommes étrangers l'un à l'autre: nos êtres qui le veulent, sont incapables du mot, du regard, du sourire qui les unirait dans l'amour!… Il y a, entre eux, l'ombre… infranchissable d'un malentendu. Nous ajouterions les analyses aux analyses, les conclusions aux conclusions, nous nous heurterions sans cesse à la même angoisse, j'allais dire à la même froideur. Dès que l'élan d'une âme vers une autre hésite, il n'y a pas de complet amour. Oui, mon père, j'avais raison: il se dresse entre nous l'ombre… l'infini d'une séparation morale.

—Ah! l'instruction! elle nous vole nos enfants, à nous, les gueux enrichis! murmure Gaspard, amèrement. Au moment même où je te tiens, tu me glisses entre les doigts…

—Au moment même où tu m'attires, quelque chose en moi ne s'élance pas, recule…

—Pourquoi te creuser la tête pour rien? Je te le dis encore, c'est mon ignorance qui te repousse!

—Mais tu es plus admirable d'avoir réussi malgré elle!… Tu pourrais avoir l'instruction la plus abondante que le même sourd malaise serait entre nous… Il y a autre chose…

—On n'est pas vulgaire, quand on a été soi-même avec tant d'énergie, tant de noblesse! dit Jean, une rougeur lui inondant la face, parce que certaines brusqueries de son père l'attristent. Tu pourrais être l'homme de manières les plus raffinées que la même ombre entre nous planerait, comme tu dis, glaciale…

—Nous ne sommes père et fils que de nom, alors!

—Nous le sommes avec beaucoup d'affection, mais nous ne le sommes pas idéalement, profondément…

—Encore ce mot embêtant, l'idéal!

—L'idéal est la cime des âmes! C'est en montant vers lui qu'elles deviennent supérieures!

—Je suis inférieur parce que l'idéal, je n'ai pas le temps de m'en occuper! s'exclame Gaspard sèchement, le regard dur, ses mains convulsives empoignant les bras du fauteuil.

—La voici, mon père, la séparation morale, la différence qui blesse. Tu n'ignores plus la raison de mon silence tout à l'heure. Plus tu as exigé que je parle, plus je devinais que toutes les démonstrations ne pourraient servir, que nous en sortirions meurtris même… Je ne te dédaigne pas: comment serais-tu inférieur de t'être développé selon la force irrésistible en toi? Par le courage, la ténacité, l'intelligence, comme tu peux l'être enfin, n'es-tu pas un être supérieur, très beau? C'est banal: une volonté victorieuse n'est pas inférieure! Je suis plus orgueilleux de toi, je le jure, que tu ne l'es de moi!

—Si je te comprends bien, c'est irréparable, ça le devient chaque jour davantage.

—Ne dis pas cela, mon père, avant que nous ayons voulu!… Il doit y avoir, par le fait même d'un désir, un moyen d'en acquérir l'objet. Nous avons de la volonté beaucoup, tous deux; pourquoi ne pas lui confier la besogne de nous rapprocher? Nous savons où est le mal; nos égoïsmes sont trop exclusifs, nous rapetissent, nous enchaînent. Ah! ce qu'il faudrait, ce serait une grande générosité, un dévouement passionné qui nous arracherait de nous-mêmes, ferait bondir nos coeurs en un même frémissement d'amour! Quelque grande générosité pour notre race, par exemple! Tu ne me trouveras pas romanesque, je l'espère? Aux réunions du Congrès, j'ai compris, notre race implore de la bonté, des sacrifices… J'ai l'intuition que, si tu faisais quelque chose de noble pour elle, nous serions plus près l'un de l'autre, beaucoup plus près…

Cette pensée, comme si peu à peu tant d'autres l'eussent préparée, vient de surgir, naturelle et saisissante. Elle frappe Jean: bien qu'indécise encore, il en soupçonne la profondeur, la valeur, les possibilités. Sous le voile qui l'embrouille, il cherche déjà sa vertu d'action, de patriotisme efficace. En entendant ses lèvres l'énoncer, quelque chose de grave l'a troublé: il se faisait, dans l'esprit radieux, une éclaircie à travers les ombres alourdies par les rêveries impuissantes. Le cerveau confiant besognait, élaborait, attendait. Un cri d'allégresse, de tout l'être de Jean, triompha soudain:

—Ah! mon père! quelle grande idée! proféra-t-il.

Plus rien ne retenait l'essor de la pensée dont, au premier instant même, il entrevit les larges ailes. Comme elles battaient loin et haut! Quels espaces! Quelle vision d'action prodigieuse à travers les énergies de la race! Une ivresse parcourt Jean: ce qu'il avait désespéré d'atteindre, il vient de le découvrir…

Ce ne fut pas Gaspard qui donna la réplique à la débordante exclamation de Jean, mais Yvonne, depuis un moment rieuse au seuil de l'appartement.

—Encore une fusée de sentimentalisme! articule-t-elle, un peu mordante.
Comme cela éclate et brille!

—Ah! te voilà, petite! nous sommes un peu sérieux pour toi.

—Au contraire, papa, je me sens très grave, capable de la philosophie la plus revêche… Regarde mon visage, sa pâleur, sa fixité, sa profondeur… Regarde les yeux béants, lourds de choses… ah! mais de choses portant la destinée des peuples…

Elle ne put mimer davantage ce qu'avec un accent morne elle disait: un rire spontané, strident, l'affola de malice et de joie. Et le calme ne revint pas vite. Les traits de Gaspard s'épanouirent en le plus jovial sourire. Entre la jeune fille et lui, beaucoup plus d'aisance allait et venait qu'entre lui et son fils: l'intarissable gaieté d'Yvonne le rafraîchissait. Au contact de son humeur ailée, il devenait spirituel avec une bonhomie rude; auprès de lui, elle détendait son masque joli de Québécoise très admirée, ne se regardait plus sourire au fond des yeux mouillés de ruse ingénue, au coin de la bouche onduleuse. Devenue moins factice, espiègle naturellement, gentille indiciblement, elle babillait, folâtrait, cajolait, enveloppait d'une tendresse à fleur d'âme. Ses caprices étaient respectés comme les plus austères confidences; ils étaient, nécessaires à Gaspard et, quand ils ne naissaient pas, il s'ingéniait à les faire éclore. Ces dons sans nombre, infimes ou considérables, bibelots ou parures, toujours offerts avec la même jouissance et, recueillis avec la même joie, familiarisèrent le père et l'enfant l'un avec l'autre, les habituèrent à la confiance, à l'exubérance, à la causerie affectueuse, bien qu'elle ne fût jamais intimement profonde…

Par la souplesse câline, la magie de son influence, Yvonne était dangereuse. Jean le savait. Le consentement de Gaspard ne le rassure pas sans laisser flotter en lui une inquiétude. Il redoute l'incisive raillerie de sa soeur: au premier choc de la nouvelle qu'elle aura du laboratoire, elle s'emballera pour ou s'esclaffera contre le rêve de son frère. Et les roulades vives, mordantes, prolongées du rire qu'il entend, aigrissent le meilleur de sa sensibilité. Il n'y a pas d'âcreté en sa peine: la légèreté de la jeune fille, il la comprend, il sait qu'elle est impulsive, il ne voudrait, pas la blesser. Mais ne se mêle-t-il pas, aux accents de voix tapageurs et mélodieux, quelque chose d'attristant, d'irréparable? Une boutade contre la philosophie, sa raideur, est aisément pardonnable, et ses plus fidèles prêtres, à certains moments, ne la renient-ils pas avec une moue désintéressée des lèvres? C'est que la joie d'Yvonne, outre qu'elle a déprimé Jean par tant d'enthousiasme refoulé tout à coup, lui rappelle aussi leur entretien de l'autre jour, l'amour de Lucien Desloges. A vrai dire, il ne s'en est guère préoccupé depuis lors. Quand ils se revoyaient tous à table, le père, le soeur et le frère, et que parfois une distraction coupait la verve de la jeune fille ou même inclinait ses yeux tièdes vers l'assiette, une peine torturait le jeune homme. La piqûre était bientôt guérie. Le tourment d'ignorer comment il pourrait ne pas être un inutile à sa race, alors qu'à lui venait d'elle un appel décisif et touchant, ne lui causait-il pas assez d'incertitudes et d'angoisses? La hantise de son impuissance le captivait: Yvonne et sa tendresse gaspillée en faveur d'un oisif ne l'alarmaient plus que superficiellement. A se croire tellement égoïste lui-même, il ne blâmait presque plus Yvonne et son ami de concentrer leur rêve en des ambitions exclusives, sans générosité, sans haute noblesse.

Et maintenant, c'est autre chose. Le jeune médecin entrevoit sûrement la tâche de sacrifice et d'honneur que lui déploie l'avenir. Elle est un devoir, la vanité qui, devant les triomphes dont elle se sent capable, les veut et les attend! Jean sent un recul à l'idée glaciale d'être présomptueux: elle fond déjà, le laissant positif de son courage et de n'être pas vil. L'égoisme n'est-il pas moins impur, dès qu'il s'élève en des espaces de noblesse et de clarté? La sensation de livrer beaucoup de lui-même, en s'oubliant presque tout entier, ne l'a-t-il pas empoigné au cours de la tirade à son père? Et la certitude que la race cueillera de lui un peu de gloire n'a-t-elle pas fait circuler en ses veines une brûlante sève? Ah! sa race! qu'elle n'est plus la même en lui depuis le réveil des orgueils latents! Comme ils ont grandi, comme ils ordonnent, comme ils tressaillent! La race est devenue une atmosphère vaste et sainte où l'on vit d'elle, pour elle, dans les bornes de soi-même élargies par l'amour jusqu'à l'étreindre. Ce qu'il y avait de sonorité fausse et déclamatoire en l'enthousiasme s'est tu: ce n'est plus de la fièvre, une idée fixe nerveuse, une émotion volage de la sensibilité, un incarnat de honte au front parfois, mais une conception nettoyée de vague et qu'aucune hésitation ne souille. Elle a fini de l'illuminer, de le préciser, de le lui rendre cher, l'idéal patriotique: la vision soudainement lui a déroulé tout un ensemble d'efforts et de puissance «Ah! mon père, quelle grande idée!» cria-t-il, exultant! Elle l'inonda tant de sa lumière qu'il eut, deux ou trois secondes, l'impression de ne plus vivre qu'en elle, mystérieusement, profondément, là où l'âme est le moins loin de l'infini. Les mots concis, limpides, forts, se préparaient à jaillir de son cerveau: l'intimidation d'Yvonne les a figés au fond de lui-même…

Puis, avec une lucidité croissante, il a démêlé toutes les conséquences d'un mariage avec Lucien Desloges: le pressentiment de leur vie dolente, éparse au vent de la fantaisie, se creuse. L'Yvonne d'autrefois, d'il y a deux ans, comme elle eût soulevé un homme au-dessus des joies mesquines, purifié son ambition, comme elle l'eût raffermi, complété, inspiré! Yvonne aurait été la femme pour laquelle on est quelqu'un: tant d'hommes, sans leurs femmes, auraient sombré dans l'insignifiance ou l'irréparable bêtise! Et la voici transformée, exquise à l'extrême, étincelante, mais enchaînée à un fat dédaigneux de sa race et du passé grandiose, mais sans les ailes anciennes vers le plus pur et le meilleur.

Une confiance nouvelle s'empare de son frère: n'est-il pas irrésistible, ce soir, l'embrasement qui se ranime en tout lui-même? Un peu de ce magnétisme ne l'émouvra-t-il pas elle-même? Pour ne pas gâcher la cause, par un zèle maladroit, il appelle à son aide la bonté, la douceur, un véritable élan fraternel. N'y a-t-il assez d'étincelles pour raviver en elle la flamme large et merveilleuse de l'idéal?

Précisément, la minute est venue d'être sur le qui-vive et d'être habile: Gaspard, distrait par Yvonne si joyeuse, n'a pas toutefois oublié le cri passionné du fils.

—Bon! achèves-tu de rire? dit le père.

—Veux-tu que je recommence, papa? Je me trompe: c'est à Jean qu'il faut en demander la permission. Il ressemble… ah! je ne sais à quoi… tiens, au gros érable tout vieilli, tout pensif au coin du parterre. Allons! un sourire de toi, s'il vous plaît, gentil, de vieux garçon délicieux! Je lui offre Marthe Gendron: il refuse net, Monsieur le docteur fait le petit bec. Hier, au café, je l'ai vue. Elle était ravissante en linon lilas. Un américain superbe la harcelait des yeux, mais elle me jasait de toi. Elle agonise, te dis-je…

—Ta première cliente, Jean! ricane Gaspard.

—Un cas facile à guérir! ajoute Yvonne.

—Tellement facile que tous les hommes sous ce rapport-là sont médecins! réplique son frère, dont un sourire dilate le visage.

—Demain, Lucien et moi, allons chez les Gendron, au Bout de l'Ile; tu viens?

—J'irai! acquiesce Jean.

Mais une distraction l'absorbe: il a les yeux ailleurs, très loin… Ils s'adoucissent et rêvent. Lucile, transfigurée d'une beauté reconnaissante et fine, le remercie d'être bon, de se souvenir. Au moment précis où elle s'est dessinée toute en lui, une morsure lui a fouillé le coeur. Elle est bizarre, la pitié qu'il donne, mélangée d'une semblable ivresse: jusqu'en la tristesse de savoir Lucile affligée déborde un peu de la grande joie de tout-à-l'heure…

—Avec quel enthousiasme il accepte! plaisante Yvonne. Qu'est-ce que tu en as fait, de ton enthousiasme? Tu me reprochais d'avoir fait prendre la clef des champs à mon idéal… Si tu l'avais entendu l'autre soir, papa, au retour de l'excursion à Lorette, tu t'en souviens?

—Il faisait bien beau! répond-il. Jean, tu n'as pas de flair!

—C'est ce que je lui ai dit. Je le prenais en compassion: au lieu de m'en avoir du gré, il m'a fait une dissertation, oh! très bien! très savante et même très gentille, sur les nuances romanesques envolées de mon âme…

—Ma chère petite soeur, je n'ai pas disserté, je ne me rappelle avoir parlé qu'avec mon coeur. Et les coeurs ne dissertent pas: quand ils ne chantent pas, ils pleurent…

—Il a bien du temps à perdre, le tien, s'il pleure sur moi…

—Tu ne réfléchis pas même à ce que tu dis, Yvonne. A certains moments, tu deviens presque gamine. Il est permis d'être légère à une jeune fille, mais non d'être disgracieuse. Je pousserais la bonté jusqu'à en être ennuyeux que tu n'as pas le droit de me faire de la peine: il est des erreurs qui ne se redressent qu'avec beaucoup d'amour…

—Alors, je ne t'aime plus?

—Ce n'est pas moi qui l'ai dit le premier!

—C'est vrai, dimanche… oui, papa, je suis un très vilain personnage.

—Tu te moques de nous, petite fille? réplique Gaspard, ignorant de toute la querelle morale entre ses deux enfants. Toi, vilaine? La chose la plus fine, la plus charmante qu'il y ait moyen de rêver!

Un peu aigre, Yvonne articule:

—Il paraît que je suis un cerf-volant.

—Ah! tu n'as pas le calme et la hauteur des cerfs-volants…

—Mais la fragilité, le superflu, le besoin du vent…

—Ne te fâche pas, je t'en prie. A quoi bon le venin qui empoisonne? Je n'ai pour toi aucune aversion…

—Il ne manquerait plus que cela!

—Aucune animosité, aucune rudesse, mais de l'amour, celui qui perçoit le plus merveilleux de toi-même! Les jeunes filles ont des ailes qu'on dirige: selon l'influence, elles rasent, la terre ou montent en pleine lumière…

—Et mes ailes, où vont-elles? Voici une rime, tu ne devrais plus m'en vouloir, ô mon cher poète.

—Je voudrais qu'elles aillent très haut battre pour la race, pour le Canada!… Le Canada sent les premiers frissons de la vie nationale: pour ne pas mourir de faiblesse et de matérialisme, il a besoin des femmes, de leur âme ardente, croyante, héroïque, inspiratrice!

—Tu ne savais pas que nous avions un tel patriote! dit Gaspard, que la grande idée de son fils persécute. Eh! bien, sache-le, tu as perdu le plus beau discours!

—Pourquoi n'es-tu pas avocat, Jean?…

—C'est qu'il a bien d'autres choses en tête, Yvonne… Jusqu'ici, je me suis demandé si je devais le dire, moi, ou bien attendre que tu…

—Que je fasse un autre discours? Ah! non, de tels discours ne s'improvisent qu'une fois.

—Il parierait très bien, tu sais, dit Gaspard, gaillard et songeur.

—Dis-le toi-même, mon père.

—Qu'est-ce que tu penses, Yvonne, d'un laboratoire pour monsieur le docteur?

—Un laboratoire? Mais qu'est-ce que tu veux faire de cela, Jean?

—Tiens! on ne vous enseigne pas ça, au couvent? Pourquoi les payer si cher, les religieuses? s'étonne Gaspard.

Yvonne se rengorge: altièrement comique, elle persifle:

—S'il vous plaît, ne m'insulte pas, je fus incomparable en chimie! Quel séduisant souvenir à graver dans ma mémoire! j'eus un prix d'assid… uité.

—C'est vraiment bien réussi! dit son frère.

Il sourit du meilleur de lui-même. Parce que la mimique est irrésistible, et aussi, parce que l'instinct railleur d'Yvonne a besoin d'être adouci pour qu'il ne s'enflamme pas contre le rêve de science. Une intuition qu'elle accueillera l'originale vocation par un rire cinglant, peu à peu refroidit Jean Fontaine…

—Sérieusement, là, ton laboratoire, ce sera du clinquant pour éblouir les clients. Pour un sentimental, une aussi étrange réclame, ce n'est pas joli… N'oublie pas, en effet, papa, que Jean est un des rares humains en qui surnage la vieille chevalerie. Au nom des preux, des croisés, il m'a supplié de redevenir la princesse rose de la quinzième année. Il a fait les choses avec une galanterie suprême. Il mit genou en terre, inclina sa perruque brune, mouilla ses yeux de noble langueur, m'offrit son épee ardente au service de ma régénération…

—Qu'est-ce que tu me bredouilles? Au nom du ciel, parle de manière à ce que je vous comprenne objecte Gaspard.

—Je voudrais tant parler de manière à ce qu'elle me comprît! Elle nargue: la raillerie est l'argument déloyal de ceux qui nient. Et nier, c'est détruire… Quand tu railles, Yvonne, j'ai peur d'avoir tort. Sois gentille, ou plutôt soit généreuse, comme on l'est pour ceux qu'on aime un peu…

—Beaucoup, Jean… murmure-t-elle, enfin domptée par la voix frémissante et tenace.

—Eh bien, je désire ne rien te cacher d'un trouble sur le coeur. Je te parlerai loyalement, avec tout ce qu'il y a de tendresse et de meilleur en moi-même! Il ne faut pas que tu ries de la décision que je viens de prendre! Je sens que tu me ferais du mal…

—Je suis capable d'être sérieuse, tu sais…

—Et bonne, surtout. Sur un enthousiasme tendu au point où le mien l'est, il ne faut pas laisser tomber du sarcasme. Il en pourrait mourir. Il suffit d'une blessure pour qu'un enthousiasme ne soit plus le même après l'avoir sentie. Tu promets, petite soeur?

—Je suis convaincue d'être très bonne, dit-elle, avec un sourire merveilleux de franchise.

—Cela prendrait quinze ans, peut-être, avant que j'eusse une clientèle intéressante… La profession est congestionnée.

—Tu es de ceux qui se trouent un passage!

—Je ne veux pas attendre…

—Mais, Jean, la clientèle, ça ne se mendie pas!

—J'ai trouvé quelque chose de mieux, d'admirable, il me semble…

—Ton laboratoire? Ce n'est pas de la pose, alors?

—Y a-t-il de la pose quand le plus pur de l'être se donne? et à la science, oui, ma petite soeur, à la vraie science!

—Ah! je comprends! Tu veux devenir un Pasteur! s'écrie-t-elle, charmée.
Que c'est fin!… mais c'est très chic!

—Un Pasteur est l'oiseau rare, je limite ma perspective à celle d'être un jour le savant qu'on respecte…

—De plus en plus la statue de la médecine, un brahmane de la science, perdu en elle, extasié!

—De plus en plus isolé de toi, n'est-ce pas, Yvonne?

—C'est qu'il est triste!… Avant longtemps, ce n'est pas à toi que voleront mes confidences, tu peux en faire ton deuil!…

—C'est à Lucien que tu rêvais, lorsque tes mains si douces éveillèrent le chant d'Isabeau?… Je l'appréhendais! répond Jean, dont beaucoup de tendresse répare le blâme.

Gaspard, abasourdi, se hâte d'éloigner ce mystère:

—Lucien? Je ne connais pas ce Lucien, moi! dit-il.

—Pardon, petite soeur! Ce n'était pas à moi de le dire.

—J'en suis très heureuse, interrompt la jeune fille, une couleur de grenat lui teintant le visage à l'instant même. Si tu n'avais pas été ici, papa saurait tout…

—Je reviendrai tout à l'heure…

—Non, reste, je n'ai pas honte d'affirmer devant toi mon amour! Papa, monsieur Henri Desloges n'est-il pas un de tes grands amis?

—Henri Desloges, le gros marchand de bois, un de mes plus grands amis! Au club, c'est avec lui que je m'accorde le mieux! Je ne suis pas capable d'expliquer cela… eh bien, il me semble que nous sommes taillés dans la même étoffe, que nous sommes deux habits presque semblables. Comme si, l'un en face de l'autre, nous nous retrouvions l'un dans l'autre… Mais il ne s'agit pas de mon bavardage.

—T'a-t-il parlé de son fils? demande la jeune fille, adorablement ingénue.

Les lèvres de Jean remuèrent: elles allaient lancer une boutade mesquine. Il se souvint que le sarcasme est presque toujours une lâcheté: ne devait-il pas être généreux sans bornes?…

—Il m'a dit que son aîné travaillait avec lui quand il avait du temps de reste. Il m'a laissé entendre qu'il ne songeait pas encore très sérieusement à la besogne assidue. Est-ce ton Lucien, l'aîné? Je l'ai connu, pourtant: ma foi, je ne m'en souviens plus!

—Depuis assez longtemps, il est beaucoup plus assidu auprès de ma soeur qu'aux factures ou aux rêveries financières, explique Jean, sans la plus infime pointe de malice au bord des yeux, aux commissures des lèvres.

—Et tu ne le refuses pas? il est donc charmant! s'écria Gaspard… Car, enfin… je ne sais comment faire un compliment qui te convienne…

—C'est que tu es gentil, mon papa chéri! Toi, au moins, tu vois les choses à travers le prisme du bons sens. Regarde-moi cet original empesé dans son idéal rigide, il veut tout simplement m'arracher du coeur l'amour de plus en plus clair, de plus en plus tenace, oui, tenace que j'ai là!…

Et, d'un geste gracieux et provoquant, elle se frappa victorieusement la poitrine. Jean, contre lequel cette menace éclate, baisse la tête et commence à désespérer…

—C'est un parti superbe! dit Gaspard. Je ne m'informe pas du jeune homme davantage. Tu l'as choisi! Ma petite Yvonne est incapable de faire une bourde…N'est-ce pas que tu as bien pesé ton coeur?…

—Pesé et repesé, toujours le même poids!

—Ce poids, je le sens très lourd sur mon coeur de frère, murmure Jean dont la peine s'avive.

—Mais, sapristi, il faut toujours bien avoir quelque raison d'entraver un mariage! Donne-les donc, puisque ça vaut la peine d'avoir l'air si penaud! Sais-tu qu'Henri Desloges est un personnage considérable, cousu d'or, sans tache, de notre classe, un homme qui s'est fait ce qu'il est? Un fils de juge ou de ministre m'aurait plu énormément: aurait-il été aussi franc, aussi désintéressé que le fils de mon copain Henri dont le million approche? Ce garçon-là, ayant de le reconnaître, eh bien… j'ai hâte de lui serrer la main! Allons, Jean, ton réquisitoire au plus vite!

Jean ne s'est jamais jugé coupable de voir nettement le défaut le plus exigeant de Gaspard: une vanité qu'il lui accordait sans mauvaise grâce, parce qu'elle n'était pas maligne, parce qu'elle était nécessaire. La foi imperturbable en l'avenir, malgré les revers, la prodigieuse venue du succès, la constance de la fortune à s'engouffrer dans ses mains jamais remplies, la certitude que le premier million s'achemine vers d'autres qui se profilent à l'horizon de l'imagination, la quotidienne pensée qu'à lui seul il doit tout lui-même et tout ce qu'il a, ne voilà-t-il pas autant de forces qui, sourdement, ont pétri l'orgueil de son père? Celui-ci est chrétien, mais non au point d'attribuer à la grâce, à la prière, tous les triomphes: Dieu lui a implanté les germes de l'ambition inéluctable, fort bien, mais c'est lui seul libre qui les a fécondés. Dieu est le créateur de la richesse, mais il ne choisit pas les hommes qui l'entasseront près d'eux. Ne s'enrichissent que les favoris de la chance ou les hommes dont le vouloir est plus fort que les fantaisies de la concurrence! Selon lui, on n'a pas encore découvert si la veine est une semence du ciel. Et d'ailleurs, ne s'énervait-il pas lorsqu'on attribuait l'origine de sa fortune à un sourire du hasard? Sa fatuité aime qu'on la caresse et déteste qu'on la froisse: elle se ramifie en toutes espèces de caprices, de manies, de coquetteries mêmes. C'est ainsi qu'il serait mal à l'aise si un veston cossu ne lui flamboyait sur la poitrine. Sous son regard, il déploie souvent la main gauche pour y voir se découper harmonieusement l'agate d'une bague. Il pousse le culte de la mode jusqu'à la superstition, c'est-à-dire jusqu'aux plus minces raffinements: une nuance d'habit se répand-elle chez les amis du Club de la Garnison, elle ne tarde pas à le revêtir lui-même. Sa résidence est d'un style déconcertant, moderne avec une ébauche légère de château de la Renaissance dessinée par deux tourelles et leurs pignons graves: cela suffit pour que le flatte l'illusion d'habiter une vague gentilhommière. Comment un homme aussi actif, aussi remuant peut-il s'astreindre à des habitudes si molles? Énigme de l'éternel masculin! Et trônant sur le siège moelleux de l'automobile royale, il'avait-il pas une sensation quelque peu analogue à celle qui gonflait la tête des beaux cavaliers au temps de Vaudreuil?…

Il est trois catégories de parvenus tranchées au Canada-français. Les uns, trop clairsemés, maintiennent au coeur l'amour de l'humble origine. D'autres évoquent sans cesse leur berceau modeste et s'exaltent de s'en être affranchis par le prestige de l'honneur ou de l'or; au lieu d'être un opprobre en leur esprit, l'obscurité de leurs parents n'est qu'un prolongement de gloriole et de suffisance. Les autres enfin, par une déformation lente, mais progressive de ce qu'il y a de plus intime en leur nature, ont la honte absolue de leur naissance et ne se la rappellent que pour en souffrir l'humiliation, presque la haine. Gaspard n'appartient ni à l'une ni aux autres pleinement, il a perdu la boussole à mi-chemin entre la dernière et les autres. Bien qu'il se soit égaré, une lueur de tendresse est en son coeur pour le diriger encore, Son père et sa mère, quand sa mémoire daigne en ranimer les visages un peu durs, amollissent quelques cellules au fond de ses entrailles: la moelle et le sang qui furent les leurs, il est conscient d'en être robuste. Mais comme il les a surpassés de tout l'envol de son désir et de toute la hauteur de son succès! Décidément, ils furent contents avec trop de facilité, ils furent des miséreux, des mesquins, des incapables. Oh! le précipice entre eux, les hères, et lui, le millionnaire auréolé! Les sourires, volontiers ou de force, ne lui rendaient-ils pas hommage comme à un roi? Des personnages d'élite ne l'honoraient-ils pas d'un tutoiement d'égal à égal? Ne frayait-il pas avec les groupes les plus éclatants de la société québécoise? Nulle association de bienfaisance, de jeux, ne voyait le jour sans qu'on entendît le nom de Gaspard Fontaine autour de son berceau: sa largesse était, inlassable, proverbiale, serait légendaire après sa mort. Quelle griserie de sentir les gens instruits courber tout leur savoir devant, lui! N'ignorant pas que plusieurs se tordaient la face à rire de lui, des qu'il n'était plus là pour les avilir, il dédaignait ce qu'il appelait leur jalousie bête, et, surtout, membre du club de la Garnison, n'y est-il pas flatté, recherché, défendu, respecté? Que lui importent les gouailleries, les grimaces de quelques-uns, si tous ne peuvent ignorer son or et sa personnalité? Aller au club est, pour lui, une jouissance, un orgueil, une nécessité, un beau songe d'aristocratie. Comme il est loin du logement bas et morne où nos parents nichèrent quelque part aux profondeurs de Saint-Roch! Quand il remonte la Grande Allée, que le cornet d'alarme éclate ou bêle tour à tour, et que les ouvriers de la fabrique d'armes se massent pour ne pas être abattus par l'automobile, Gaspard Fontaine revoit son père comme eux sali, déprimé, hâve, lamentable, et son âme alors s'étrangle de honte… Jean n'a pas sondé toute la fatuité de son père, n'en a traversé que les couches de surface…

Après de tels mots claquant de fierté, après une mise en demeure tellement incisive, le fils vacille un peu, sent défaillir l'idée qu'il voulait communiquer en sa force totale. Est-elle assez mûrie en son cerveau pour y être déjà cueillie? Ne vaudrait-il pas mieux lui donner encore un peu de lumière pour qu'elle s'épanouît davantage, alléchât mieux les esprits qu'il veut lui conquérir?

—Je te le disais bien, que tes griefs contre Lucien étaient de la fumée, s'écrie la jeune fille. Monsieur l'avocat de la Couronne, vous avez la parole. Monsieur Desloges est un misérable, un ivrogne, un faussaire… Le jury vous écoute…

—Lucien Desloges n'est pas digne de toi, je le répète, dit Jean, dont le calme apaisa singulièrement, la fièvre de sa soeur. Tu espères, en m'exaspérant me faire jouer le rôle d'un méprisable et sot délateur?… Le motif est plus haut, plus sacré!…

—Ah! oui, l'idéal… je suppose…

—Oui, petite soeur. L'idéal, mais l'idéal vrai… Ce mot est de nos jours honni et déchu, parce qu'on l'a dénaturé… On ne le prononce qu'avec l'arrière-pensée d'une chose naïve et vaporeuse… chimère, sensiblerie romanesque, emballement: voila, les choses dont on ne le distingue pas et pour lesquelles on l'exile. On se rapproche du jour où le devoir ne sera plus que de l'idéal, ou plutôt, du vide… Adorer Dieu ne devient-il pas même la mission des femmes plus rêveuses, j'allais dire plus nerveuses?… Et quand Dieu lui-même ne sera plus que le vide, qu'est-ce qui ne le sera pas?

—Tu insinues que Lucien l'est déjà?

—Je ne l'outrage pas, sois-en sure, Yvonne… Je le comprends, et n'est-ce pas lâche de maudire après avoir compris? Il n'y a que les âmes bornées qui mesurent le pardon, mais je te conjure de réfléchir… Lucien n'est-il pas un impulsif? Et ses impulsions ne suivent-elles pas le même cours toujours et, n'est-ce pas le plaisir? Tu n'as pas oublié la façon dont il a trahi l'essence, le tréfonds de lui-même. Je l'ai fait parler devant toi avec le dessein…

—Un piège! Crois-tu que je ne m'en sois pas aperçue? persifla-t-elle, avec beaucoup de violence.

—Pouvu que le piège brillât comme la planche de salut…

—Qui me délivrerait du monstre? L'amour ne voit pas le monstre, il ne voit que lui-même! Ce n'est qu'une manière de dire. Lucien est charmant! Il est jalousé, vilipendé, il est…

—Ton ravisseur! Il t'a prise à toi-même!…

—L'Yvonne de jadis affolée d'enthousiasmes puérils!

—L'Yvonne enfiévrée d'ardeurs généreuses… c'est elle que je supplie!

—Elle ne t'entend pas, elle est morte!

—Elle vit, n'est-il pas vrai qu'elle s'éveille, qu'elle s'attendrit? s'écrie Jean dont la voix presse, irrésistiblement douce.

Yvonne, malgré elle, en ressent le magnétisme et la plainte: moins rigide, elle commence à plier.

—Pourquoi du chagrin, mon frère? dit-elle. J'ai pensé que ta gorge allait crever…

—Laisse-moi t'expliquer. Je veux des mots profonds qui t'atteignent et te gagnent!… Toi aussi, mon père!… Lucien Desloges est aveuglant de brio, il est un dilettante exquis, mais il ne sera jamais autre chose!

—Qu'en sais-tu? proteste Yvonne, étonnée d'être si peu déchirée au vif de son orgueil.

—Tu le sais aussi bien que moi! L'intime de lui-même a jailli, te dis-je!… Si le procédé n'était pas loyal, il l'est devenu par le désir de t'être bon. Lucien renie tout. Pâmé devant lui-même, il n'a pas d'autres fiertés. Il n'a pas celle de la religion, qui est un lien d'étiquette mondaine à ses yeux; il n'a pas celle du travail, parce qu'il est un flâneur; il n'a pas celle du devoir, qui n'est pas moderne, qui n'est pas chic… Il n'a pas celle de l'amour…

—Voici un joli compliment, tu peux t'en vanter!

—Il n'a pas celle de l'amour, parce que c'est toujours lui seul qu'il aime…

—Puisqu'il s'aime autant lui-même, il a du moins cette fierté!

—Ce n'est pas la pure et vraie fierté, celle que rassasient les instincts moindres!…

—Parle donc franchement, tu veux dire les instincts vils?

—Non, Yvonne, je dis que sa fierté s'arrête là où le grand amour commence…

—Ah! ah! le grand amour, la fumisterie des poètes! Charlatanisme des romans pour ingénues! A d'autres, s'il vous plaît!

—Eh! bien, oui, Yvonne, le grand amour, l'amour qui ne mesure pas le dévouement, l'énergie féconde, la bonté suprême. Mon père, tu ne dis pas mot, mais tes yeux me prouvent que tu devines, que tu vas comprendre! Ma petite soeur, ton coeur est sur le point de s'ouvrir, je le sens frémir au plus vibrant de ta voix! La race canadienne-française périra d'égoisme, si elle meurt… Je sens que mon ambition de science elle-même est trop façonnée d'orgueil impur, ne vous offensez pas tous les deux! Je vous accuse avec indulgence, avec peine, avec la plus vive tendresse Yvonne, tu es une égoïste; tu l'es délicieusement, mais tu es égoïste! Tu parlais d'ardeurs puériles? Leur objet fut enfantin souvent, j'y consens, mais ce qui ne l'était pas, ce qui promettait des miracles, c'était l'âme de ces enthousiasmes, l'instinct brûlant de la beauté supérieure et des nobles dévouements! Je l'appellerai l'eau souterraine du sublime: peu à peu, le flot en serait devenu plus abondant, plus large. Aujourd'hui, par elle, tu serais entraînée vers quelque chose, de vaste, un magnifique rêve d'épouse. Nous, les hommes, pouvons à peine monter sans vos ailes… La terre nous rive à elle, quand votre sourire n'en écarte pas les chaînes!… Les hommes ont besoin du grand amour pour être forts… Yvonne, tu possèdes les dons capables de l'éveiller!…

—Tu ordonnes que j'attende l'homme, ou plus exactement, les ivresses de coiffer Sainte-Catherine…

—Je n'ordonne pas, je tâche de t'inspirer le haut désir qui ordonne!… Tu ignores combien de jeunes canadiens-français, grâce à toi, pourraient devenir nobles et grandir!

—Des noms, des noms, s'il vous plaît? interroge-t-elle, à la fois curieuse et acerbe d'énervement.

—A ce moment, quand Lucien te fascine? mais tu les prendrais tous en grippe!

—Je ne te croyais pas si retors! ne put-elle s'empêcher de murmurer, plus docile à mesure que le pouvoir de Jean l'empoignait.

—Comme si j'usais de manoeuvres sournoises! Allons, ma petite soeur, sois juste et bonne. Il n'y a rien de plus franc et de plus net que ma pensée. Elle est aussi limpide que merveilleuse. Lucien n'a pas la fierté de sa race… Les traditions l'offusquent, l'héroïsme des ancêtres l'ennuie, il n'a qu'un sourire dédaigneux pour nos tombeaux! Après la conversation de l'autre jour, il est impossible d'en douter… Notre race a besoin d'orgueil et d'amour! Si on ne lui donne pas tout cela, intensément, elle tombera d'anémie… L'orgueil et l'amour sont le sang d'une race! Ah, si tous voulaient, quels prodiges fleuriraient sous le grand soleil du Canada! Ah, si tu consentais, ma chère Yvonne, à devenir une femme de courage et d'idéal, pour ta race, pour…!

—Pour me sacrifier, n'est-ce pas? Une héroïne, une sainte, une martyrisée! Quelle jolie vision!

—Tu n'es pas sérieuse, tu sais qu'au lieu d'un martyre, c'est le bonheur que je te suggère, le bonheur durable, parce qu'il vit de l'éternel aux racines du coeur!

—Allons, c'est entendu! Je vais donner toutes mes robes au prochain bazar, copier l'habillement des étudiantes nihilistes de Moscou!

Mes cheveux que je laisse bouffer, je les aplatirai en bandeaux collants avec de l'huile. Il ne faut pas que j'oublie les lunettes montées en aluminium. Il sera plus facile, dès que j'en aurai sur le nez, d'avoir l'air sombre et responsable des femmes utiles à l'univers. Il ne me restera plus qu'à partir en croisade pour la race, comme une zélatrice de l'Année du Salut!

La mimique de la jeune fille était ravissante: Gaspard et Jean s'égayèrent à suivre les malices de la bouche et des yeux. Jean tout de même ressentit plus de confiance et devint plus agressif: il s'écria:

—Sois jolie, sois-le toujours, autant que possible! c'est, ton droit! Habille-toi délicieusement, c'est ton droit! La beauté enrichit une race… mais ton coeur, Yvonne? Quelle source! quelle puissance! Notre race demande le coeur de ses femmes, le tien!… La foi en elle s'écroule: les Canadiens-français se détachent de leur passé, en rougissent… La mollesse conduit les races, aussi bien que les individus, à l'inertie, à la honte, à l'impuissance… Parce que la foi des femmes est la dernière qui meurt, c'est elle qui éloignera les Canadiens-français de l'apathie, de In médiocrité, du reniement… Sois belle, sois jolie, sois exquise, brille et règne, mais ne seras-tu pas une croyante en ta race?

—Mais l'y crois! Invente un credo et je le réciterai!

—Crois donc à ses fils, à celui dont tu ferais l'époux digne de l'idéal revenu en toi, mais assagi, plus raisonné, sans exaltation creuse! Le credo qu'une jeune fille récite à sa race est la foi qu'elle garde en ses fils. En sommes-nous rendus à l'époque où les jeunes filles, déchirant leurs rêves, n'ont plus qu'à s'écrier: «Il n'est plus de jeunes gens qui les méritent! Faisons descendre notre âme jusqu'à ceux que le siècle nous envoie!» Une jeunesse sans idéal méprise le devoir, et le devoir est la flamme qui fait resplendir les races, le levier qui les lance au faîte de l'histoire!…

—Le devoir n'a pas été créé pour Lucien, probablement…

—Lucien ignorera le devoir aussi longtemps qu'il sera incapable d'amour.

—Je te jure qu'il m'aime! De l'amoureux il a l'accent, le regard, la douceur fidèle!…

—La douceur éternelle?

—Tu m'insultes! Ne suis-je pas digne qu'on m'aime longtemps?

—Je te sauve, ma petite soeur! Vois-tu, je comprends mieux certaines choses depuis quelques jours! L'homme qui me peut aimer sa race n'aura jamais au coeur les autres grands amours…

Comme ceux-ci, l'amour de la race est un besoin de pitié souveraine et de dévouement… J'ai bien peur que Lucien, railleur intarissable des traditions canadiennes-françaises, ne te rende malheureuse. Comment peut-il aimer vraiment l'homme qui renie l'amour? Les ancêtres ont souffert, ont travaillé, ont souri auprès des berceaux, ont cru, ont adoré: tout cela n'est-il pas de l'amour? Les dédaigner, n'est-ce pas être inférieur à leur tendresse, à leurs sacrifices, à leurs efforts vers quelque chose de plus élevé, de plus digne? N'est-ce pas avoir le coeur moins grand qu'ils ne l'eurent?

—Ils ne firent pas autre chose que s'aimer, les ancêtres! fit Yvonne, devenue inexprimablement grave.

—Ils étaient pauvres, ils étaient peu savants, mais de toute leur vaillance, ils marchaient vers l'avenir… Ils préparaient l'essor de la race: c'est à nous de la faire monter!…

Peu à peu le langage ramassé, palpitant, de son frère émeut Yvonne, pénètre en sa volonté. Il n'est pas étonnant que le cerveau de Jean, assailli par les aspects nombreux de l'idée qu'il fallait rendre lumineuse, ne les ait pas débrouillés sans quelques longueurs et quelques répétitions. Le jeune homme n'oubliera jamais l'intense peine à travers laquelle viennent de fuir les nuages de sa vision patriotique, de s'en approfondir les clartés. Les formules, les arguments se joignent les uns aux autres pour sculpter un idéal harmonieux et solide. Et cet idéal, en son esprit réjoui de le tenir, éblouit, de tout son rayonnement. Il en voit le prolongement, les fertiles conséquences: elles seront moins vagues et plus fermes, les paroles qu'il faut dire pour que du rêve sonore éclate un principe d'action, une force de salut. Les traits de Jean étincellent de ferveur et de magnétisme, une pourpre riche déborde à ses joues. La voix martèle avec puissance, brûle de foi chaude, tranche avec une affirmation décisive. Les yeux dardent un éclair en un lointain qui les fascine et les ravit. Sur la défensive longtemps, puis intéressée, prise, retenue, captivée même, Yvonne a cessé de ricaner et de mordre. Une conviction s'ébauche en elle, mais elle s'embue d'incohérences. La jeune fille n'oppose aucun obstacle à l'élan de l'intelligence vers de la certitude. Elle entrevoit les tâches possibles, les superbes dévouements, mais l'effroi du ridicule ou l'ombre sévère de l'effort les repoussent. Tout de même, elle brave, elle s'offre, elle somme Jean de lui préciser un rôle…

—Veux-tu dire ce que je pourrais faire? insinue-t-elle, avec un grasseyement de malice aux profondeurs! du gosier.

—Au programme, tout naturellement, les ambitions s'accumulent… Devenir Canadienne-française ardemment, passionnément, j'allais dire… Être éprise de ta race, de sa légende et de son histoire, avoir conscience de son génie et de son destin… Parler ta langue avec respect, avec amour… Ne pas railler ceux qui exaltent l'ancêtre et la tradition, ne pas te faire complice des égarés qui ont perdu le chemin du grand passé… Ai-je besoin de te le rappeler, devenir une femme digne, complète, admirable d'intelligence et merveilleuse de coeur, une femme sereine et forte, un rayonnement de la race, un envoi d'ailes ambitieuses pour l'élever!… Oui, ma petite Yvonne, être supérieure ne gaspillerait nullement le charme de ton regard et les délices de ton salon!… Dois-je le redire? te faire une mission de guider ton mari vers la même noblesse et la même force… Ah! si vous êtes ainsi généreux, ainsi beaux, quels enfants libres et forts ne s'envoleront-ils pas de votre nid pour battre de l'aile aux cimes de l'énergie et de la bonté!… Et tu appelles tout cela un martyre? comme si vivre en la plénitude de vivre était une souffrance. Ne te sens-tu pas moins éloignée du bonheur, Yvonne? Ne revois-tu pas ce que ta jeunesse fière attendait?… Ah! comme il serait puissant, ton coeur! N'y a-t-il pas des pauvres qu'un peu de lui ferait si riches de joie? N'est-il pas des haines qu'un sourire apprivoise et des laideurs qu'une larme efface? N'y a-t-il pas des jeunes filles dont il faut détourner la fange? N'y a-t-il pas la croisade invincible de toutes les bienfaisances, de tous les relèvements, de tous les orgueils, de toutes les espérances?

—Ah! la voici, ta fameuse idée! Faire de la vraie besogne pour la race! interrompt Gaspard, frémissant d'intérêt, anxieux d'aborder la solution pratique, la seule qui l'émerveille. Jusqu'à ce moment de la discussion entre la jeune fille et Jean, ses lèvres tendues n'ont pas bougé. C'est qu'ébloui par la verve enthousiaste de son fils, ou plutôt, dompté par la conviction dont elle déborde, il est comme roulé par elle sans rien pour la refouler, pour la combattre. Il en avait même oublié la flatterie d'une alliance avec Henri Desloges. Une pensée plus grave l'occupe sourdement. Une domination telle émane de Jean qu'il essaye de le comprendre et réfléchit avec une anxiété vague, une espèce de remords. Sa vie n'est-elle pas confinée à la griserie d'être riche et à la fièvre de l'être chaque jour davantage? Est-il d'autres fiertés qui le soulèvent, d'autres enthousiasmes qui le secouent? Autour de lui, la religion ne flotte-t-elle pas comme une buée froide? Elle est un devoir hebdomadaire et machinal entre deux cigares, un catholicisme inerte parce que rien de profond ni de vécu l'anime. Quand l'orgueil d'être Canadien-français l'a-t-il ému, l'a-t-il pénétré, l'a-t-il effleuré même? L'insouciance, les égoïsmes, les mépris que Jean dénonce, Gaspard est conscient de leur existence au fond de lui-même. Il a de la race un concept fugitif: elle est un être douteux, estompé dans le brouillard. Envers elle, de quoi est-il débiteur? Est-elle pour quelque chose en l'origine, en l'essor de sa fortune? En quoi servirait-elle à lui procurer les autres millions? La race était donc un être inutile, improductif, qu'un homme raisonnable devait ignorer. D'ailleurs, n'y avait-il pas assez d'orateurs, de journaux pour s'occuper d'elle? L'instinct des affaires énorme, jaloux et vorace, empêchait les autres de vivre…

C'est la première fois qu'une idée limpide, qu'un frisson réel de patriotisme l'agite. Tant d'amour accumulé résonne en l'âme du fils que les entrailles paternelles vibrent. Le coeur cède… Mais la raison peu à peu reconquiert son empire, et froidement, clairvoyante, provocante, elle ordonne qu'on la satisfasse. Il est bon de rêver l'effort pour la race, mais le rêve est-il de la vraie besogne?

—Mon père, tout ce que j'ai dit n'est pas l'idée, mais la prépare, et j'espère maintenant qu'elle charmera ton sens des affaires, que ton énergie lui sourira… Elle est inspiratrice, elle pourra devenir merveilleuse… Il faut que ton or serve à ta race!… il faudrait organiser un vaste élan de la race! Oui, mon père, une coalition des fortunes canadiennes-françaises pour vivifier la sympathie, l'union entre les classes… Comme il y a des sociétés pour le bien réciproque de leurs membres, j'ai la vision de sociétés qui prodigueraient à notre race la force et l'amour… Ce n'est pas de l'utopie, c'est de l'action, par le dévouement, par la convergence des initiatives et des coeurs… On s'efforcerait de mieux connaître l'ouvrier, le campagnard, on finirait par les aimer… On multiplierait les moyens d'exterminer la pauvreté, de mettre les vices en déroute. Graduellement, l'envie cesserait de ronger les humbles, l'arrogance tomberait des fronts plus élevés… Un flot d'amour emporterait la race vers l'avenir… On ferait éclore au sein du peuple une émulation prodigieuse, on allumerait chez les travailleurs un zèle national d'exceller au premier rang de leur tâche… Par la conférence, la brochure, le journal, on infuserait aux autres classes la fierté des souvenirs, l'angoisse du présent, la foi en l'avenir… La jalousie démolit le Canada français: il n'y a que les coeurs assez puissants pour y vivre, après qu'on les a troués, dont l'amour ici demeure! On lutterait contre elle, on l'écraserait! Et surtout, mon père, il faut se mettre à la recherche des talents: comme il y en a chez nous, qui naissent pour une gloire dont l'ignorance ou la misère les séparent! On les trouvera, on les recueillera, on les soutiendra, on fleurira notre race de couronnes! Quelle phalange d'artistes, d'orateurs, de savants, de penseurs, d'individus forts pourrait s'aligner pour conquérir le prestige de notre race!… Elle a besoin de ton or, de ton coeur, mon père! Tu es un homme d'action, il sera facile d'enrôler quelques-uns de tes amis riches. Et quelques-uns ne suffisent-ils pas à l'origine des grands mouvements sociaux? Je ne te donne que les lignes essentielles. Ne sens-tu pas qu'il y a moyen d'ébranler cette apathie générale? Voilà mon idée, la coalition de l'or pour le relèvement de la race!… Oh! quelles possibilités! quelles ambitions! quelle race nous pourrions devenir!

Yvonne, les yeux luisants d'intelligence ramassée, immobile de surprise, écoute grossir une rumeur d'enthousiasme au plus vibrant de son être. Les aspirations d'autrefois, comme rallumées par une étincelle magnétique, réchauffent de nouveau le meilleur de son âme. Elle médite vivement, passionnément, elle accueille sans réserve un désir impétueux de savoir, d'être persuadée, de vouloir, d'agir… Elle n'a pas le loisir d'évoquer l'image de Lucien Desloges, elle ne peut que laisser tant d'impulsions jaillir des profondeurs d'elle-même…

Alors que son père est tiraillé par les contradictions, les incertitudes… Il incline plus vers le scepticisme que vers la confiance…

Cet homme énergique, aussi prompt à saisir un principe d'agir que l'aigle à fondre sur une proie, ne juge pas déraisonnable le rêve de Jean, lui donne vie en son imagination, lui voit accourir des succès probables, de moins en moins hypothétiques à mesure que les paroles incisives du jeune homme affirment. Aucune emphase ne gonflait ces paroles, elles taillaient les pensées avec une sobriété puissante, un relief pur. Le dernier cri même, de réelle exaltation, n'avait eu rien de frénétique, éclata vigoureux et maître de lui-même. Il a pénétré dans l'esprit de Gaspard comme une lame dans la chair. Quelques secondes, l'industriel ne peut l'arracher de lui-même, est sur le point de faire à Jean une promesse d'enthousiasme. Puis, les doutes l'assaillent, à leur tour plus irrésistibles; ils entassent les objections, les difficultés, le pessimisme… Le père n'osera pas tout de suite affronter l'espoir de son fils, il attendra plus de calme en celui-ci: devant ce regard triomphal, il prévoit l'insuccès. N'est-il pas facile d'esquiver?

—Je t'admire, tu as un bon coeur, mon Jean! dit-il, un peu gêné cependant.

—Admirer n'est pas toujours admettre.

—Donne-moi le temps de mûrir tout cela!

—C'est juste et je vous en suis profondément reconnaissant, mon père! dit le jeune homme, attristé par l'accent figé, le sourire trop finaud de Gaspard.

—Je ne guis pas l'homme à me jeter en aveugle dans une entreprise, n'est-ce pas?

—Et moi qui espérais t'émouvoir! La chose me paraît si impérieuse et simple: il faut que notre race veille et se défende contre elle-même… Les races fières d'elles-mêmes seules ont le droit de vivre!… Nous sommes nous-mêmes: le serons-nous toujours? A doses subtiles, le génie anglais s'infiltre… les Anglais ne crient pas, ils ne se vantent pas, ils sourient à nos querelles, à nos haines, à notre destruction les uns par les autres. Sûrs d'eux-mêmes, ils attendent… Si notre indolence continue, nous sommes perdus. Je ne vois de salut qu'en la renaissance de l'orgueil national et qu'en sa vitalité! Orgueil de nos traditions, orgueil de notre histoire, orgueil de notre survivance, orgueil de notre mission canadienne!… Je n'ai pas de haine contre les Anglais, je les admire et je crois en eux, mais j'ai l'amour de ma race et, je crois en elle!… Il est fort bon d'insister auprès des Anglais pour la plénitude de nos droits, mais ne faudrait-il pas surtout lancer nos forces au coeur de la race, pour le nourrir, le fortifier, l'élargir, le faire battre hautement!… Accumulons de la valeur, de l'intelligence, de la noblesse, de la foi, de la beauté, soyons une race qui mérite d'être canadienne! L'admiration, entre les races comme entre les individus, fait éclore l'amour… Les préjugés, restes de barbarie lugubre en un siècle affamé de lumière, il faut qu'ils meurent! Et c'est l'amour qui les tuera! Et c'est l'amour qui nous sauvera par les Anglais eux-mêmes! Nous n'avons, pour les attendrir, que nos coeurs français de Canadiens! Hélas, ils ne veulent pas les laisser battre sur leurs coeurs anglais de Canadiens!… Oh! le jour où certains d'entre eux, nos défenseurs auprès de leurs frères, trouveront enfin les mots qui balayent; les haines! Ces défenseurs, nous les aurons, si nous en sommes dignes! Vingt siècles de christianisme seront-ils impuissants à faire jaillir un peuple de frères en Dieu?… Les Anglais n'étrangleront pas une race dont la voix chante avec extase leurs fleuves et leurs montagnes, parce que l'âme du Canada lui-même en serait déchirée! Ils n'éteindront pas une race dont le cerveau, inonde leur patrie de clartés sublimes, parce qu'elle en serait elle-même obscurcie. Ils ne tariront pas le sang d'une race qui, à travers les veines de leur Canada, roulera de la puissance et de l'immortalité, lorsqu'ils auront peur d'entendre un long sanglot fraternel! Ils ne frapperont pas au coeur une race dont le Canada vivra au point de n'en pouvoir être affaibli sans beaucoup en mourir!…

Yvonne demeura lourdement pensive…

Gaspard Fontaine courba la tête…

Jean laissa les dernières paroles vibrer en lui-même d'un prolongement infini…

VIII

LE VISAGE MERVEILLEUX DE RECONNAISSANCE ET DE LOYAUTÉ

A la rue Buade, tout près de la Basilique vieillissante, Jean Fontaine regarde vivre la nation canadienne. Vers six heures, en effet, lorsque le soleil là-bas plane en un firmament d'or, elle s'y rassemble, y passe, y bourdonne, y tressaille. Des hommes d'affaires, venus de la Basse-Ville, le journal du soir balancé par leur main lâche ou plié dans une poche de leur habit, détendent leurs visages même quand un pli d'angoisse les ombre: ils évoquent la richesse montante du pays. Une automobile que de radieuses femmes enguirlandent se promène avec grâce: la fraîcheur de la feuille d'érable aux joues, le regard animé par la brise du Saint-Laurent dont se grisa leur être le long des Remparts, elles retournent meilleures aux foyers de chez nous. Un jeune homme et une jeune fille se sont rapprochés l'un de l'autre: ils ont eu peur de la sirène qui tout à coup râla. Leurs yeux se parlent de tendresse et remercient la longue voiture de ne pas aller vite… Ils sont tous deux rayonnants de force et d'espoir: depuis Champlain et sa loyale dame un tel amour n'est pas rare au coeur des Canadiens, et c'est pour le Canada une source de puissance et de beauté plus débordantes chaque jour. Un prêtre, qu'auréole un sourire ineffable, dépasse une grille et se perd au fond d'une ruelle qui mène à l'antique séminaire: on dirait qu'il se plonge en un gouffre de traditions, de souvenirs et de choses éternelles. Un avocat traîne gravement une liasse de procédures et toise la foule de sa physionomie batailleuse: sera-t-il député, juge ou ministre? Il est le fils d'une démocratie virile, ambitieuse et sûre d'elle-même. Deux Américains suivent la conférence verbeuse dont un cocher les accable: sous leurs traits quelconques, y a-t-il de l'indifférence ou de la morgue? Peu importe que l'étranger la raille ou la nie, la patrie essore vers les altitudes et la splendeur! Au front rose d'un bambin, n'y a-t-il pas une clarté d'exubérance et de riant avenir? Un officier, d'une allure inflexible, arcboute chacun de ses pas sur la terre canadienne: qu'on vienne en outrager la liberté sainte, il sera le vengeur et le héros! N'y germera-t-il pas la liberté la plus riche, la plus haute et la plus pure dont ait frémi l'humanité? Comme du fond de leurs prunelles une même volupté d'être joyeuses et douces enivre ces Anglaises là, ces Irlandaises ici, plus loin ces Françaises, une même allégresse d'être libres idéalement gonflera l'âme des races un jour. Chacune des races n'a-t-elle pas, au plus vivant d'elle-même, une sève ardente et nécessaire dont la patrie ne sera que plus robuste et plus altière? Jean le désire et l'espère, alors que devant lui se succèdent le profil énergique d'un Anglais, le rire finaud d'un Irlandais, le sourire franc d'un Ecossais, les yeux rapides et chauds d'un Français. Le même reflet du soleil qui tombe les dore et les caresse, la même bouffée d'air les anime et les attendrit. Jean le désire et l'espère, le jour où les races, au lieu des rumeurs sauvages et dures qui grondent au plus mauvais de l'âme transmise, n'écouteront plus murmurer entre elles que le même souffle venu du ciel… Un vieillard très laid parvient à remuer gea jambes décharnées et tordues: la haine aussi ne mourra-t-elle pas de maigreur, hideuse et ratatinée? Deux ouvriers, la blouse déflorée d'usure et de taches, les pantalons rognés battant l'air, les doigts crispés sur leurs outils, font claquer des phrases françaises comme des drapeaux. «La journée a été raide!» s'écrie l'un. «Encore une dans le sac!» dit l'autre. Et le premier répond: «Deux jours, et ce sera la paye!» Et le deuxième ajoute: «S'il fait beau, dimanche, je mènerai les petits au grand air!» Vers l'ouvrier de sa race, une réelle poussée du coeur emporte Jean: ne rappellent-ils pas, les mots qu'il sème avec triomphe, l'orgueilleuse épopée de travail depuis la conquête? Les ancêtres n'offrirent-ils pas le plus héroïque de leur moelle et le plus vigoureux de leur sang pour que les fils, au jour de la trêve enfin surgie de l'aurore, eussent toute la justice et toute la liberté d'un grand soleil d'amour?

Comme elles ont la poitrine à l'aise de le retrouver, le bon soleil canadien, les ouvrières que la maison Renfrew lui redonne après cinq heures d'intense besogne et de fronts captifs! Une bousculade les mêle en remous charmants, deux langues pareillement gaies crépitent: les jeunes filles dilatent leurs nerfs, caquettent, rient, se nomment, se taquinent, exultent, revivent. Trois d'entre elles, presque sautillantes, leurs bras enlacés, bavardes se sont envolées, de leur pied mince effleurent déjà la rue de la Fabrique. Jean se réjouit de les voir ainsi palpitantes et volages. Elles resserrent leur front de marche pour ne pas rudement jeter hors du trottoir une jeune fille qu'elles rencontrent. Un spasme d'émotion serre le jeune homme au plus aigu de l'âme: il a reconnu la silhouette exquise de Lucile Bertrand. Jusqu'ici flâneur au seuil d'un magasin de tabac célèbre à la Haute-Ville et d'où le regard circule à l'aise, il avance de quelques pas instinctifs vers celle qui l'attire. Puis comme si une paralysie lui eût gelé tous les membres, il arrêta net, immobilisé par un élan de honte au fond de lui-même. A ce moment, les amis foisonnent, et surtout, les amies reviennent de la Terrasse. Peut-il, sans être signalé commenté, jugé de vingt manières, se rendre auprès de la jolie ouvrière et la reconduire à travers les yeux dardés sur lui? Un vertige de malaise l'empoigne, un recul d'horreur le traverse. Mais comme elle est flexible et tranquillement harmonieuse, Lucile en une robe colorée d'ambre! Le tumulte de la rue s'apaise devant le calme de son allure. Le profil est une merveille de lignes délicates et sereines. Voici qu'il tourne un peu vers Jean: la jeune fille doit longer la grille de la Basilique. Le chapeau, le même dont elle avait fleuri sa tête la première fois qu'elle vint à lui, semble une couronne d'idéal. Des nattes copieuses au front roulent en écharpe de rêve. D'une ombre tendre émanent la finesse et la pureté du nez. La bouche est limpide et silencieuse comme l'âme. Lucile n'est pas charmante, elle est belle, paisiblement, hautement. Elle évolue dans un indicible mystère et, pour Jean, ce n'est presque plus humain. Les froideurs en lui se dissolvent, les hésitations fuient, la première impulsion revient et l'inonde. Du sang le heurte aux tempes de coups brusques, il rougit des mesquines répugnances. Il a l'amertume d'avoir été veule, de déchoir en son orgueil. Accourir vers elle n'est plus un hommage, un plaisir, c'est une réparation, un besoin de reconquérir sa propre dignité. Quelque chose de gravement joyeux bientôt remue les profondeurs de lui-même. A lui, béants de songe et de franche ardeur, les yeux noirs s'arrêtent au milieu d'un regard sur les alentours. Ils s'élargissent d'émoi, paraissent irradier la face entière. Jean les laisse creuser son âme d'une déchirure brève, puis la remplir d'un bonheur qui exalte. Il ne réfléchit plus; il ne s'inquiète plus, il se hâte vers les yeux qu'il est douloureux de ne plus voir…

La pensée de Lucile errait loin de Jean. Pour la première fois depuis la maladie vaincue, son père allait revenir d'un long jour de fatigue. Souvent, lorsqu'au magasin le désoeuvrement lui permettait le souvenir, elle avait eu de la préoccupation, des frissons courts d'effroi. Avant de partir, François avait raidi les muscles du bras, contracté les poings, dressé arrogamment sa poitrine et un cri de sa voix tranchante avait affirmé: «Ne craignez pas, c'est solide, c'est capable d'en rencontrer plusieurs!» Germaine, avec un bond d'amoureuse, se rua au cou de son athlète et l'enlaça. Des larmes riches affluèrent aux joues de Lucile. Elle est, curieuse, maintenant, de savoir combien la reprise du labeur a rudoyé le corps desséché. L'enivrement de la marche endort les craintes du jour: elle a l'intuition d'apaisantes nouvelles. Devant la Basilique, une prière lui sillonne l'âme. Et puis, c'est alors que ses yeux, distraits par le souci fixe, dévient, et rejoignent ceux de Jean lourds de contemplation. Son coeur tourne d'une chaude ivresse, mais elle est tôt dominée par la confusion. Elle éteint le sourire qui allait luire. Elle n'a pas le droit d'être à ce degré familière; et pourtant, ne la regarde-t-il pas avec bienveillance, avec… admiration? Oh! s'il venait; Quelle fierté cela pour elle serait! quelle douceur! Elle a le dos comme lourd d'une sensation que monsieur le docteur Fontaine approche d'elle. Comme c'est ridicule! Elle est finie l'idylle de bonté… Le jeune homme est remonté vers la splendeur, elle est redescendue vers l'humilité… Une peine sans aigreur la mord, en elle-même se prolonge…

—Me permettez-vous de vous accompagner, mademoiselle Bertrand? lui demande alors la voix que tout elle-même reconnaît.

Un tressaillement la parcourt. Le visage flambe rouge. Elle balbutie:

—Oui… monsieur… certainement, monsieur le… docteur!…

—Je ne veux pas vous déranger…

—Oh! non, Monsieur, mais c'est vous qui… vous êtes trop aimable de prendre la peine de… de…

—Venir auprès de vous? Je m'en faisais une joie! dit-il, impulsif.

Lucile interroge de ses yeux larges où combattent la méfiance et la gratitude. Est-il sincère eu comédien?

—Ne vous moquez pas de moi, je n'aime pas cela! dit-elle.

—Ai-je l'accent des trompeurs?

—Il y a des flatteries qui mentent… Je ne veux pas vous accuser d'être un vilain menteur: il y a une sorte de mensonge qui n'en est pas un, n'est-ce pas?

—Me voici menteur tout de même…

—A la manière dont nous nous comprenons; oui…

—Et si je ne l'étais pas, et d'une manière dont nous nous comprendrions aussi? fait-il, moins enjoué, d'un ton où quelque chose de profond vibre.

Lucile ne peut douter, c'est de l'émotion vraie qu'elle entend sourdre… vers elle… en elle… Une oppression la rend heureuse.

—Comment puis-je vous comprendre? répond-elle, devinant obscurément l'habileté de l'objection rapide.

L'embarras saisit Jean au cerveau. La réponse à faire est longue à se débrouiller. La torture de la gêne s'avive. Il ne peut esquiver le sentiment dont il est poursuivi. Une certitude monte en lui: la jeune fille le charme et lui agite le coeur. Plus encore, ce soir, que d'autres jours où près d'elle il eut le plus vague de lui-même attendri, captif. Il ne redoutait pas l'amour, la possibilité d'adorer une ouvrière était chose inconcevable. Il admirait Lucile comme on s'attarde à un paysage devant lequel on ne se lasse pas de rêver: du paysage elle avait pour lui l'imprécise et fuyante beauté. Sans devenir nécessaire à la vie humaine, elle pénétrait son être d'horizons lointains et doux. Ils devinrent plus lointains et doux, ils s'approfondirent au cours des visites au malade. Le jeune homme, pendant les quatre semaines d'angoisses, alla fréquemment raviver l'espérance au foyer que glaçait l'ombre de la mort. Il y alla d'abord parce qu'une pitié l'embrasait pour cette famille vaillante, il ne songea bientôt qu'à réveiller au front nacré de Lucile une joie qui l'idéalisait. Qu'elle était resplendissante, alors, de vie chaleureuse et pure! Le paysage en lui se précisait un peu, devenait une de ces minutes graves où le soleil enveloppe d'une âme rose les cimes de nos Laurentides, la grâce de nos collines et les deux bras du fleuve autour de l'Ile. Un rêve pareil était-il de la mièvrerie romanesque? La sensation de vivre plus largement, plus merveilleusement, dès qu'il retrouvait, le sourire et le profil de la jeune fille, naissait-elle de nerfs amollis par l'étude et que peu de chose troublait? Pourquoi ce prolongement de choses indécises et tendres au meilleur de soi-même? Le jeune médecin, gavé de notions autoritaires, réclamait d'elles une explication rassurante, cherchait une cause scientifique au désordre sentimental. Cette froide analyse ne l'obsédait plus, quand la présence de Lucile activait l'élan du mal. Son esprit ne raffinait plus, le coeur seul débordait par tout l'être.

Ou plutôt, selon Jean, le trouble ne dépassait jamais l'imagination. La parole qu'au hasard avait un soir jetée son ami, Paul Garneau, se fit quelquefois entendre: «Épouserais-tu l'enfant d'un ouvrier?» disait-elle, nette et mordante. Pouvait-il se figurer, traînée par la vague du peuple, une jeune fille plus suave, plus digne, plus attrayante que Lucile? Il se posait, lucide, l'interrogation vitale: «Pourrais-je aimer Lucile Bertrand au point de la choisir comme femme?» et le même sourire toujours lui plissait le coin des lèvres, sourire où il n'y avait, pas d'horreur, ni même de crainte, mais où palpitait la conscience d'un obstacle fort, indiscuté, subi, définitif. A peine lui vint-il un regret qu'elle fût née de parents incultes. Il ne se résignait pas à l'inéluctable, il acceptait le fait volontiers et sans la plus légère piqûre de chagrin. C'est, que Jean s'est créé de l'épouse un modèle un peu compliqué, si teinté de nuances que bien des jeunes filles ne pourraient les unir toutes en un chef-d'oeuvre harmonieux. Et depuis le bon accueil de son père au laboratoire, la silhouette d'une compagne exige quelques perfections, quelques délicatesses de plus. Si beaucoup de sagesse et de poésie entre dans sa conception du bonheur, elle est parfois capricieuse. Toujours est-il que Lucile ignorait les subtilités de jugement, les affinements d'éducation, les qualités d'émotion, les floraisons d'intelligence désirées, nécessaires. Il joint les impressions qu'elle éveille à celles qu'en lui les dernières semaines ont fait éclore. Le patriotisme lui avait inspiré un devoir clair et magnifique, élevé l'être au-dessus des ambitions repliées trop sur lui-même. Au lieu de ne plus le ravir que d'une beauté superficielle, la nature canadienne lui a dévoilé beaucoup de son mystère intime et leurs âmes sont moins inconnues l'une de l'autre.

La bonté pour la famille ouvrière est la conséquence d'un patriotisme qui tâche de réellement vivre. L'admiration pour la jeune fille sert à fortifier la généreuse ardeur qu'il ressent pour les groupes inférieurs de la race. En effet, peu à peu, sous l'influence d'entrevues moins brèves entre elle et lui, Lucile est apparue comme le symbole charmant dea classes besogneuses, une fleur timide et fière qu'on ne devait pas briser. A travers le visage modeste et calme de la jeune fille, il avait mieux compris, mieux vénéré, mieux estimé le peuple. Il dut s'éloigner d'elle, après la chute de la maladie. Un instinct profond lui annonça qu'il n'oublierait pas le visage merveilleux de reconnaissance et de loyauté…

A la dernière visite, il y eut huit jours la veille, il reçut des yeux noirs un regard dont la tendresse presque douloureuse lui noya le coeur d'émotion. N'était-ce pas, en quelque sorte, un adieu? L'arrêt de ne plus la revoir n'était-il pas final? Au moment de la séparation, un désir très vif de ne pas la fuir à jamais l'amollit quelques secondes. Les yeux lourds d'âme s'étaient déjà refermés, cachaient toute la pensée douce, vagues et presque ternes: le remords de les abandonner lâcha prise en la conscience du jeune homme. Ne l'éblouissaient-ils pas à tout moment de leurs profondeurs et de leurs chauds rayons?

Sans qu'elle-même le voulût, ne s'illuminaient-ils pas de songe ou d'ivresses? La gratitude avait humecté ses prunelles de trouble. Quelle fatuité d'avoir cru se l'être attachée! Dès que cette excuse l'eût soulagé de la poignante inquiétude, il s'éloigna moins affligé…

Mais aux sources de lui-même, quand lui revenait l'image triste, demeurait une persistante douceur. Il ne luttait pas contre elle, ne la soupçonnant pas de le conduire à l'amour peut-être… Elle eut donc la liberté sans mesure de le pénétrer chaque jour de son mystère et de sa bonté, de l'asservir… Il s'illusionnait toujours de l'idée qu'un tel souvenir n'était pas autre chose que la pitié satisfaite d'avoir agi. Penser à Lucile était du bonheur, mais celui de l'homme qui n'a pas chancelé devant l'effort et le devoir. Plus il revoyait l'image reconnaissante, plus il la remerciait de n'avoir pas été un lâche et d'avoir si allègrement rempli une tâche de fraternité…

Grâce à ce dévouement, il n'est plus un patriote en rêve, le théoricien nébuleux d'une vaste sympathie entre les classes. De lui-même, il est allé compatir aux larmes d'une famille ouvrière, il a vu, senti, consolé, pleuré: il n'est plus emporté vers les humbles par un idéalisme vaporeux de collégien, mais d'une impulsion maîtresse d'elle-même et clairvoyante. Il n'osa pas, depuis le jour où il tenta d'échauffer le patriotisme de son père, lui remémorer que sa réponse était longue à venir. Jean, par les soins prodigués à François, par l'échange de sympathie entre les siens et lui, croit davantage à la possibilité de l'union canadienne-française réelle et vivante. Des arguments plus tranchés, plus décisifs, lui sont venus contre l'indifférence paternelle. Pourquoi Gaspard s'obstine-t-il à prolonger ce silence? Il est légitime qu'il médite avec une longue prudence, mais les causeries avec Jean n'y auraient-elles pas ramené Gaspard, au rêve de patriotisme, si des réflexions sincères l'eussent dominé? Le fils a la conviction d'être mieux armé contre le scepticisme de son père…

Il a fallu beaucoup d'indulgence filiale à Jean pour ne pas s'irriter contre la dureté sèche de Gaspard. Il est averti que les griffes de la mort serrent à la gorge un de ses ouvriers, il remarque distraitement: «Oui, c'est dommage, un bon ouvrier comme cela! Enfin, il faudra le remplacer!» Et c'est tout: une commisération vague, pas un tressaillement, pas un cri de chagrin lancé par le coeur. Il ignore si la famille de cet homme est affolée de misère ou d'amertume; il ignore si tous les soins requis peuvent être fournis au malade; il ignore si la maladie va lâcher prise: les ouvriers meurent sans qu'une fibre de ses entrailles ait bougé d'émoi!… François Bertrand, l'un de ses meilleurs ouvriers, docile et robuste, aurait disparu sans une larme, sans un adieu sincère de l'homme qu'il avait servi, qu'il avait aimé peut-être…

Et Jean, depuis qu'il eut cette vision d'égoisme, s'efforce de l'oublier, parce qu'une révolte l'en torture. Il refuse de prêter l'oreille aux murmures intimes qui lui chuchotent de l'aversion contre son père. Ils reparleront tous deux d'union, de fraternité, d'amour: Gaspard se défendra, se justifiera, ne sera pas odieux. La tendresse filiale vibre en lui comme de la pure lumière: il ne la veut ternir d'aucune souillure. Que ne peut-il, autant que Lucile, avoir le culte de son père en toute sa certitude, en un don confiant de lui-même! Elle entourait son père d'une admirable affection, la plus semblable à l'adoration et qu'aucun mot n'exprime…

Bien qu'il ne la revoie plus, qu'il ait décrété de ne plus la revoir, Jean ne cesse guère de revivre chacune des impressions cueillies auprès d'elle, d'entendre la cadence pure de ses paroles, d'être ravi par les qualités simples et franches, la sérénité de l'âme, le courage sans bruit, le coeur brave et sans ardeurs maladives…

La tentation d'aller une fois encore auprès d'elle afin de mieux s'en souvenir, l'a tout de même poursuivi. N'y aurait-il pas inconvenance, indélicatesse en une pareille démarche? Il eut l'intuition que peu de chose dirigerait la jeune fille vers l'amour… La peur d'être vaniteux fut sotte: Jean devint sûr que les yeux noirs commençaient à l'aimer… Une visite nouvelle gonflerait le sentiment prêt à déborder: il n'a pas revu Lucile, il craignait d'être cruel, de s'exposer à le devenir. Hier donc, il résolut de s'en tenir à l'adieu rigide et brusque. De s'y résoudre, une peine lui vint: au fond de lui-même, patiente, amère, étrangement suave, elle creusait… C'est elle, aujourd'hui, qui soudain violente et délicieuse l'a fait défaillir en présence de Lucile… «Comment puis-je vous comprendre?» vient-elle d'interroger. Tremblante d'avoir été si hardie, elle n'essaye pas de lire sur le profil du jeune homme un blâme, une gêne ou de la stupeur. La statue de Lavai hypnotise vaguement son regard: elle lui semble lointaine et pesante, l'effraye en quelque sorte. Alors que Jean se pose à lui-même la question infranchissable: «Comment puis-je me comprendre? Comment la décision prise hier ne m'a-t-elle pas figé sur place? Je ne me la suis pas même rappelée. Dès que j'ai aperçu Lucile, j'ai voulu courir vers elle, avant toute réflexion, de tout moi-même… et puis, j'ai reculé, mais la honte seule me pétrifiait. Il a fallu cette question d'elle pour faire surgir le devoir; avant elle, je me suis ému, compromis, j'ai agi comme un étourdi, comme un…» Le mot amoureux se dresse fatal en sa pensée. Aime-t-il Lucile? Ah! non, c'est incroyable! Mais que répondre? Après tant d'exubérance, il ne peut tout à coup refroidir son humeur.

—Si j'ai été mal apprise, pardonnez-le moi, murmure la jeune fille, inquiétée par le silence. Ne vous occupez pas de ce que j'ai dit, je n'ai pas assez réfléchi…

Un apaisement délivre Jean: ne pourra-t-il pas contourner l'explication périlleuse? Il se hâte d'insinuer:

—Vous avez dit cela… pour dire quelque chose, au hasard peut-être?

—Oui, monsieur, une manière de parler… tout bonnement.

—Cela vous convient à merveille; tout ce que vous faites, vous le faites tout bonnement…

Elle interrompt, délicieuse:

—Voulez-vous dire avec sincérité?

—Oui, mademoiselle, avec tout le charme de votre sincérité! ne put-il s'empêcher d'avouer au sourire qui l'émouvait.

Ils s'empressent maintenant d'atteindre l'autre côté de la rue Buade, là où le massif Hôtel des Postes est grave comme un roi. Jean, pour garer Lucile de l'étourdissante cohue, la dirige un peu maladroitement par le bras. Des rougeurs vives filtrent au visage de sa compagne, et lui-même, envahi par un malaise qui l'étonne, est rempli de douceur et d'humilité…

A la seconde où ils allaient dépasser le Chien d'Or, toujours isolé dans sa haine, deux amis saluèrent Jean avec la dernière courbe d'élégance, eurent un sourire énervant de malice curieuse. Ils avaient auparavant décoché une oeillade fervente à Lucile qui leur avait plu. Cette familiarité indiscrète le blessa au vif: il fut la proie tour à tour de la confusion et de l'agacement.

—Il fait très beau, n'est-ce pas, monsieur le docteur? fit l'ouvrière, gentille, encore agitée par le compliment, la voix d'où son âme l'avait, recueillie, la joie aiguë d'avoir été protégée ainsi…

—Un des plus beaux jours de la saison. A la campagne, c'était délicieux! répond-il, honteux de lui-même et d'être torturé par le respect humain.

—Vous en avez de la chance, vous!

—J'oubliais que vous êtes prisonnière du comptoir, en souffrez-vous?

—Nous nous connaissons si bien, tous les deux, que je ne puis lui en vouloir.

—Mais il y a des heures où la chaleur doit vous abîmer?

—Elle ne s'amasse pas trop dans la maison Seifert. Tout de même, j'ai hâte de me replonger dans le grand air. Quand j'arrive ici, devant le parc et le fleuve, c'est comme si je revenais à la liberté. Je descends l'escalier avec le plus de lenteur possible.

—Descendons-le ainsi, voulez-vous?

L'accent, quoique badin, vibre d'une subtile et grisante douceur. Leurs pas retardent et s'alanguissent à chacune des marches. Leur cadence les berce et les unit. Les banalités que laissent tomber leurs lèvres ont la résonance des choses profondes. Comme pour les associer au rêve qu'en lui rien ne repousse, Jean contemple vaguement les lignes les plus troublantes du paysage. Les Remparts, en leur toilette blanche un peu fanée, là-bas tournent et s'esquivent dans l'invisible. La flèche de l'Université Laval, comme reposant sur un socle d'arbres, a l'air d'une statue que la lumière colore d'une vie mystérieuse. Une brume d'or côtoie les rives de Montmorency. Le Bout de l'Ile est un bosquet lointain de verdure et de silence. Deux clartés, se rejoignent sur le fleuve, une coulée d'argent mobile et une surface d'azur pâlissant et moiré. Les coteaux de Lévis, sous les premiers baisers du soir, ont une âme où flottent des songes…

Le bruit des sabots et des voitures sur la pierre est un roulement qui chante. La Côte de la Montagne dévale et se tord: une ombre fraîche la baigne de chaleur apaisée. Comme alanguis de bonheur, les saules du jardin commencent à ranimer leurs têtes gracieuses, et tous ensemble, vieillis et fiers, ils paraissent causer de souvenirs étranges. L'entretien de Lucile et de Jean est calme et les enchante.

—Si je devine bien, le travail à la maison Seifert vous est agréable? s'informe à l'instant même le jeune homme.

—Tout le monde y est bon pour moi. Les gens bons font aimer la besogne qu'on fait pour eux. J'y travaille depuis deux ans, je m'attache vite, à peu de chose, je me suis attachée à la besogne qu'on m'a donnée… Le magasin est pour moi une sorte d'ami. Je ne sais comment vous expliquer cela: il me semble, au milieu des bijoux, des objets d'art, que je suis entourée d'amis…

Jean s'émerveille d'un langage aussi pittoresque aussi délicat. N'a-t-il pas jugé d'un arrêt trop sommaire, trop superficiellement, cette jeune fille, alors que la hantise du père malade l'obsédait, l'empêchait d'être elle-même, expansive et naturelle? Ce front cache peut'être une énigme captivante, il désire connaître davantage son esprit, son âme vraiment originale.

—Je ne m'étonne plus que vous y soyiez heureuse, dit-il, avec un sourire.

—Il est facile d'être heureuse.

—Avec votre coeur, oui, c'est, plutôt facile…

—Ce n'est pas bien clair, ce que vous dites là!

—N'est-il pas courageux, votre coeur? La vaillance rend le bonheur moins difficile.

—Qu'est-ce que vous en savez, de mon coeur? Allons! parlez-moi de mon coeur… il est… il est?

Une joie mélodieuse chanta de sa gorge. Jean l'écouta rire, un ravissement extrême au fond de lui-même. Il aimait le timbre à la fois souple et lent de sa voix, mais quelque chose de plus chaleureux, de plus suave y venait de bruire. Il s'abandonne à tout le charme que Lucile, à chaque instant, lui révèle et se flétrit d'injustice envers elle, de l'avoir méconnue, ignorée, presque dédaignée.

—Il est… eh bien… il est, balbutia-t-il.

—Vous en savez moins long que vous ne le prétendiez!

—Eh bien, eh bien, je le connais, je l'ai vu battre, je l'admire! Il est un coeur loyal d'ouvrière canadienne-française!

Elle ne badine plus: le ton convaincu du jeune homme le lui défend, l'a émue comme d'un mystère. Elle sent un orgueil d'elle-même la remplir, suivi d'une gratitude ineffable. Elle est certaine que le docteur Fontaine la respecte beaucoup, au-delà de ce qu'elle espérait, certaine et profondément joyeuse.

Et comme elle ne répond pas, toute à l'ivresse du respect dont, Jean l'entoure, c'est lui-même qui chasse la gêne croissante:

—Vous n'en doutez pas? dit-il, enjoué.

—Oui, monsieur, je vous redoute…

Un revirement d'humeur la fait vibrer au diapason de la gaieté brusque du jeune homme.

—Ce n'est pas généreux, cela! continue-t-il.

—Vous en revenez déjà, de mon coeur… de mon coeur?… je ne me souviens plus comment vous l'appeliez…

—Eh! bien, moi, je m'en rappelle, et…. j'y suis resté!

—Si je vous défends d'y rester?

—Vous ne voulez donc pas que je pense bien de lui?

—Ce n'est plus du tout la même chose, n'est-ce pas?

—Enfin, vous admettez.

—Que j'ai le coeur aussi… extraordinaire que vous avez semblé le dire?… Je sais, moi, qu'il est ordinaire.

—Oui, ordinaire… quand il ne juge pas à propos d'être peu ordinaire!
Je ne puis expliquer la chose avec plus de clarté, je le regrette…

Tous les deux mêlaient un rire limpide et qui sonnait tendrement. Sous la verve de leurs paroles frémissait une délicieuse émotion d'être ensemble, d'effleurer les propos émouvants. Bientôt, l'espace leur arriva par la largeur d'une trouée vers la Basse-Ville.

—C'est ici que je descends à la Basse-Ville, monsieur le docteur, dit la jeune fille.

—Je vous suis, Mademoiselle.

Un second escalier de fer est martelé de leurs pas. Les marches reluisent comme du verre et de la profondeur au-dessous, quand les talons les frappent, une harmonie sourde et languissante monte. Les deux compagnons protègent de leurs lèvres taciturnes un silence de leurs âmes. Jean n'a des alentours qu'une vision fuyante, une ébauche qu'il est heureux de sentir indécise. La Citadelle, au loin posée sur la falaise grise comme sur un nuage, semble monter vers le ciel où des pâleurs fauves se diffusent. Quelques arbrisseaux détachent leurs formes grêles du sol, comme avec une légèreté d'ailes. La rue Champlain s'enfuyait, légendaire et fascinatrice comme des reliques anciennes… Des pans de maisons se profilent avec une mélancolie sage; des toits se renfrognent en leur austérité d'aïeuls; des cheminées chancellent avec une bonhomie souriante; on eût dit que le pavé de bois se drapait, en un lourd manteau de gloire usée. De tous les recoins de l'enfoncement où la jeune fille et son ami plongent, émanent des parfums d'histoire douce et des effluves de subtile tristesse. A leur gauche, un mur de pierres est plissé de rides comme le front d'un vieillard. La façade pimpante d'un magasin voûté donne l'impression d'une grimace au milieu du vaste sourire affligé des choses. Les exclamations bruyantes des enfants là-bas, aux profondeurs de la ruelle, ne font parler que les échos sévères des âges vieillis qui refusent de mourir…

Et n'ont-ils pas raison de ne pas vouloir mourir, aussi longtemps que des coeurs seront là pour les faire vivre un peu de leur amour? Lorsqu'ils parviennent à la rue Sault-au-Matelot, comme si l'atmosphère de légende et de souvenirs les transformait, Lucile et Jean tout-à-coup se sentent l'âme plus grave, plus lointaine et plus orgueilleuse: la première minute auguste d'une passion moins inconsciente d'elle-même vient-elle en eux des siècles d'amour? Une félicité vague les oppresse et creuse au plus intime de leur être. Ils ne s'en rendent pas vraiment compte. Jean ne redoute plus la tendresse ni même n'a le loisir de l'appréhender: il en subit l'étreinte, si impérieuse qu'elle enlève à l'esprit toute capacité d'analyse. Et voici que leurs âmes, après un dialogue palpitant, vont se rencontrer moins loin des profondeurs…

—Mademoiselle Bertrand, Je vous demande pardon, s'écrie Jean, à brûle pourpoint. Je ne me suis pas encore informé de votre père. Ne m'en voulez pas, je vous en prie…

—Ah oui, c'est vrai! dit-elle, toute angoissée d'avoir si longtemps, depuis l'arrivée du jeune homme, écarté son père de la mémoire où tout le jour il avait régné.

—Il va mieux, n'est-ce pas?

—Mon père?… oui… Je…

—Vous m'inquiétez!

—Ce n'est pas ce que je veux dire… il a repris la besogne aujourd'hui même et j'espère qu'il s'est bien acquitté de la fatigue…

—Eh! bien, pourquoi hésitiez-vous?

—C'est que… je l'avais oublié! dit-elle, avec une franchise naïve, et d'une telle manière que Jean ne put ignorer que de lui la distraction pénible était née. Il ne s'était guère envolé que cinq minutes depuis la seconde où Jean l'atteignit sur la rue Ruade: et de quelle tristesse vive ne s'est-elle pas blâmée d'avoir sa peu longtemps négligé son père!

—Alors, à chaque minute du jour, la pensée de votre père vous a suivie? dit-il, parce qu'il est facile de comprendre.

—A ma place, n'auriez-vous pas eu peur? Il est encore si peu ce qu'il était. Il a tellement d'orgueil au travail qu'il serait tombé sur place avant de quêter du répit. A toutes les minutes du jour, j'ai eu peur…

—N'est-ce pas avoir un coeur loyal d'ouvrière canadienne-française que d'être affectueuse à ce point? murmure Jean, plus touché que le calme des paroles ne le témoigne.

—S'il suffit d'aimer son père pour être loyale, je le suis… Mais je me demande pourquoi je suis extraordinaire de l'aimer: je voudrais faire autrement que je ne le pourrais pas.

—On doit aimer son père, très bien… mais l'aime-t-on souvent comme vous l'aimez?

Lucile dilate vers lui ses yeux profonds d'ébahissement et de doute. Il répète, la voix plus douce, irrésistible:

—Oui, mademoiselle Bertrand… comme vous l'aimez…

—Il est vrai que je l'aime beaucoup, prodigieusement, que je l'aime autant qu'il y a moyen d'aimer… Tant d'autres aiment leur père autant que j'adore le mien! Il ne faut pas m'en faire un éloge.

—Vous l'aimez comme très peu de jeunes filles aiment, je le sais et j'insiste!

—Comment cela, je vous en prie?

—Au cours de mes visites à votre père, je vous ai observée, comprise.
Je connais votre coeur…

—Fait-il autre chose que son devoir?

—Le devoir, quand s'y joint un coeur comme le vôtre, est plus que le devoir…

—Je ne vous comprends pas…

—L'héroïsme!… Non plus l'héroïsme des contes où des choses incroyables arrivent, mais le dévouement si généreux, si pur, si fidèle qu'un seul mot paraît digne de lui: l'héroïsme… simple, admirable!

—Qu'il est facile d'être unie héroïne! plaisante la jeune fille, rougissante. Bientôt, je serai sûre que vous vous moquez de moi.

—Je suis déjà sûr, moi, que vous n'avez pas de confiance en moi… C'est la deuxième fois depuis dix minutes que vous m'accusez de mensonge.

—A la façon dont nous nous comprenons, ne l'oubliez pas…

—A quelle des deux façons?

—C'est vrai, il y en a deux…

—L'une où je suis un vilain trompeur, et l'autre où… où je…

—Où vous croyez ne pas l'être? insinue-t-elle avec une ombre de malice au bord des yeux.

—Pardon, où je ne le suis pas le moins du monde, et je l'affirme! répond-il, quelque peu décontenancé.

L'apostrophe piquante l'intrigue, le déroute. Assuré que Lucile, trop droite, trop noble d'instinct, ne fait pas d'avances grotesques et déplaisantes, mais ne se livre qu'à une humeur bien féminine, à celle d'agacer un peu l'homme qui admire et flatte, il ressent que la taquinerie lui porte un coup juste. Bien qu'une arrière-pensée perfide ne la lui ait pas dictée, n'a-t-elle pas intuitivement raison, sans beaucoup le percevoir? Ne voile-t-il pas un mensonge d'une sincérité qui le dupe lui-même? Sans doute, il n'avoue que ce qu'il éprouve, mais l'intention de prononcer, au terme de la route, un impitoyable adieu s'empare de la volonté, lui commande.

C'est alors qu'il se rappelle, un effroi le traversant, la décision ferme de ne plus se rendre auprès de Lucile. A coup sûr, il ne refoule pas assez la sympathie qu'elle fait sourdre en lui: déloyal, il insiste pour qu'elle ne se méfie pas de lui, pour qu'elle espère. Quelque chose d'intime, en effet, l'accuse d'avoir semé l'espérance au coeur de la jeune fille. Comment pourra-t-il, de manière à ce qu'il n'y reste pas de blessure, l'en retirer? Ne vaut-il pas mieux s'éloigner d'elle à l'instant même. Il peut, sans faillir à la courtoisie, ne pas l'escorter plus loin qu'au guichet de la Traverse. Ils ont précisément abandonné la ruelle Sault-au-Matelot, pour engager leurs pas sur la rue Dalhousie. Tous deux ne discernent qu'à travers des formes incertaines et de l'indécise lumière, les particularités du lieu où ils cheminent. Lucile timide hésite à croire. Jean se hâte de ne plus être indécis: comment la prévenir de ne plus l'attendre jamais? Rien d'assez rusé, d'assez délicat, d'assez probe ne contente son esprit. S'il va la reconduire jusqu'à Lévis, il trouvera le langage habile et doux qui la fera comprendre et le sauvera de la cruauté. D'une voix un peu rigide, sous prétexte qu'il veut désormais simuler l'indifférence, il insinue:

—Vous ai-je fait de la peine, mademoiselle?

An fond d'elle-même, une voix secrète dénonce à Lucile combien l'âme du jeune homme tout-à-coup change et durcit. Une pâleur lui tire le visage: elle est alarmée, se torture… Sans le vouloir, fut-elle insolente ou ridicule? Quelques secondes viennent de s'enfuir. Jean, d'un regard furtif, entrevoit, le malaise dont elle est douloureuse; il s'effraye de la deviner une telle sensitive…

—Eh bien, oui, j'aurais pu vous faire de la peine, redit-il. Les malentendus ne sont pas rares… Vous aviez l'impression que je me moquais de vous. Je crus vous respecter…

—Et moi, je n'ai pas cru vous offenser!… Si j'avais eu peur de vous blesser, je n'aurais rien dit. Vous n'aviez pas compris que je badinais?… Vous me faisiez des louanges, c'était une manière de les accepter. Je ne sais pas comment je me serais tirée d'affaire autrement. J'ai eu foi en votre sincérité, mais n'aurais-je pas été sotte de ne rien répondre?…

Elle a parlé sans aigreur, mais d'un accent net et qui réclamait un droit, qui vibrait comme une défense. Elle n'était pas arrogante ni querelleuse, elle avait la sensibilité fière: à la modestie s'alliait une dignité qu'il ne fallait pas méconnaître. Jean ne se pardonne pas d'avoir été presque rude à force de raideur, il en a la certitude maintenant. Peu importe qu'il ait essayé de lui faire oublier les tendres paroles suggestives d'espérance: il a voulu n'être pas cruel, il n'a réussi qu'à la froisser, qu'à l'attrister. De la faire souffrir, il est bouleversé: un désir aigu de réparer le maîtrise…

—Je vous remercie de m'avoir accompagnée jusqu'ici, dit alors la jeune fille. Vous êtes venu vous informer de mon père: je vous remercie pour lui! Je n'ai pas besoin de vous dire que, tous les jours, il parle de vous, qu'il n'oubliera jamais votre fidélité auprès de lui!

Ainsi donc, elle ne s'est leurrée d'aucune espérance. La vanité ne loge pas sous le front de lis. Jean se remémore qu'elle n'a jamais tenté de l'éblouir, de l'ensorceler. Du charme inné seul rayonnait d'elle. Il respire largement d'être sûr: elle n'aura pas de chagrin.

—Me refusez-vous d'aller plus loin? demande-t-il, avec trop de joie.

—Ne vous êtes-vous pas assez dérangé pour moi?

—Je suis trop heureux de l'avoir fait!

Il est devenu superficiel, il est lointain, Lucile en a l'âme comme déchirée. Les veux noirs se creusent d'une tristesse infinie. Le jeune homme surprend leur détresse qui cherche à fuir… Un flot de miséricorde l'attendrit, l'inonde à la gorge.

Il ignore ce qu'il doit croire, il s'égare au milieu des contradictions nombreuses dont il est assailli. Dominé par le besoin de ne pas la quitter aussi malheureuse, il court, au guichet, n'entend pas Lucile bredouiller une protestation, se procure les billets nécessaires et, du ton le plus bas et le plus humble, il dit:

—Venez, mademoiselle!… Il faut vous hâter! Le bateau est à la veille de partir.

Quelques moments plus tard, leur causerie effleure des insignifiances. Installés au pont supérieur du bateau qui trépide sous eux, ils ont leurs épaules serrées l'une contre l'autre: ils s'étaient nichés dans l'unique place offerte à leurs regards, il avait bien fallu ne pas être plus distants l'un de l'autre. D'être si voisin de la jeune fille et de sentir quelques-uns des cheveux venir le caresser au visage et s'envoler comme effarouchés de leur audace, Jean cède à un élan d'affection profonde: c'est du respect très élevé, une douceur inexprimable d'être fort, d'être bon et de protéger. Comme si rien de morose et d'inquiétant ne les eût séparés tout à l'heure, ils babillent avec une gaîté discrète.

—Vous m'auriez fait des gros yeux si voua aviez perdu le bateau à cause, de moi.

—Je n'ai pas encore appris à les faire…

—Il en est qui l'apprennent, si vite!

—Comment l'avez-vous appris, monsieur le docteur, vite ou lentement?

—Je ne m'en souviens plus, j'étais très jeune…

—Mais vous n'avez pas oublié comment les faire?

—Qu'est-ce que vous en savez, mademoiselle?

—Ce que vous en dites!

—Et qu'est-ce que j'en ai dit, s'il vous plaît? dit-il, moqueur.

—Que, depuis l'âge où vous les avez appris sans le savoir, vous vous êtes rendu souvent compte que vous le saviez.

—Le mot souvent est de vous.

—C'était pour tâcher de voir comment vous faites les gros yeux…

Après s'être réjouis de la boutade, ils recommencèrent à bavarder, moqueurs, exultants d'une joie incompréhensible. Jean perçoit les alentours comme en un décor d'irréel, subtils et confus. Les silhouettes grises de quelques ouvriers, là même, remuent de gestes bizarres, indistincts: leurs voix discordantes se fondent en une vague cadence. Le vacarme de toutes les paroles qui montent, de tous les rires qui s'entrechoquent, de tous les bruits qui volent est une mélodie puissante qu'une distance imaginaire affaiblit. La foule, est un grouillis de formes gaies ou sombres, hommes ou femmes, quelconques, indéfinissables. Vers le coin de l'horizon où le soleil se prépare longuement à fuir, une clarté magique dore les têtes et les épaules des gens, les colonnettes et le parquet du bateau, recouvre le Saint-Laurent d'un riche velours, transfigure au loin les vaisseaux alanguis le long des quais. Du fleuve il arrive un chant de gouttelettes ruisselantes et de remous harmonieux. Une guirlande pâle de mystère s'enroule autour de la falaise de Sillery. Tous les coloris, tous les sons, toute la nonchalance et tout le bonheur du soir, on dirait que l'orchestre des Italiens les fait tressaillir en l'âme des airs canadiens: ils éclatent, ils s'amollissent, ils rêvent, ils se raniment, ils s'exaltent, les refrains de jadis, ils renaissent, ils empoignent, ils font courir des bouffées d'orgueil. Sur l'aile de la transition la plus légère accourt maintenant la chanson d'Isabeau: tour à tour, elle folâtre et berce. De la musique, auparavant, Jean n'avait reçu que de fugitives caresses, transports et soupirs venus de fort loin jusqu'à lui. Dès que la mélopée d'Isabeau se met à vivre, il lui semble que lui-même s'éveille, il écoute avec le plus ému de lui-même, il se rappelle combien ce thème, joué par Yvonne distraite il y a quelques semaines, l'avait secoué, attendri, soulevé! Une émotion plus définie, plus consciente, aujourd'hui le pénètre! il ne s'alarme plus d'être attiré par le charme de Lucile, de regarder son beau profil avec tendresse…

—Je ne puis entendre l'air d'Isabeau sans qu'il me rende un peu distrait: vos dernières paroles m'ont échappé; me pardonnez-vous?

—Puisque vous êtes toujours distrait, alors… je serais bien mauvaise de m'offenser!…

—Vous avez raison, je n'aurais pas dû vous fausser compagnie de la sorte, mais vous faire connaître ma joie.

—Je ne vous ai pas fait de reproches!

—Pas même le plus sournois des reproches?

—Ce serait l'occasion de me fâcher, monsieur Fontaine.

—Sournois… il faut se comprendre.

—Sournois sans être hypocrite.. sournois franchement, n'est-ce pas?

—Sournois gentiment, comme les jeunes filles ont l'art de l'être.

—Il n'y a plus moyen de me fâcher!

—Ainsi, vous ne m'en voulez plus?

—De m'avoir oubliée pour Isabeau? dit-elle, malicieuse. Ah non, je ne suis pas jalouse.

—Isabeau n'est pas formidable.

—Ah! je ne sais pas… n'est-elle pas dangereuse, Isabeau, quand elle rend un jeune homme si distrait?

—Vous supposez qu'il existe une Isabeau réelle? demanda-t-il, en riant d'un coeur léger.

—Je n'ai pas le droit de savoir, pas même le droit de supposer…

Il allait dire: «Ne supposez rien, vous savez tout!» Ne serait-il pas malhonnête d'affirmer ainsi la liberté de son coeur? La crainte d'activer en elle une espérance que, de nouveau se contredisant encore, Jean pressentit vivante, le maintint silencieux. D'ailleurs, il fallait déserter le bateau: les commandements banals de l'accostage cinglaient l'air, le quai repoussa le flanc gauche d'un heurt violent. La masse des passagers grouillait, un cortège s'allongeait à la file, on commençait à plonger dans l'escalier vers la passerelle. Il n'est pas facile, à de pareilles minutes de hâte générale et de fièvre en l'atmosphère, de réfléchir d'une pensée vigoureuse, de démêler un problème. Les alternatives d'une joie parfaite et d'une refroidissante analyse taquinent l'esprit de Jean. Il est moins positif, moins tranchant, moins résolu que tout à l'heure. S'éloignera-t-il à jamais de l'exquise ouvrière! Il n'a pas le loisir de conclure, il lui faut se placer à la remorque de la foule…

Le débarquement s'opère avec lenteur, comme avec nonchalance. Lucile et Jean, qu'intimide une gêne soudaine et mystérieuse, s'ingénient à faire revivre un dialogue alerte entre eux. Ils se buttent au même obstacle sans cesse: ils ont l'obsession d'être gauches, d'être émus, de n'être plus les mêmes l'un pour l'autre. La voix de Jean, sans qu'il le veuille, est caressante et plus rêveuse qu'à l'ordinaire, celle de Lucile tombe en murmures de tristesse.

—Beaucoup de monde à cette heure du jour! dit Jean Fontaine, alors qu'ils remontaient la passerelle inclinée de la rue sur le ponton.

—Oh oui, beaucoup!

—Y en a-t-il autant chaque jour?

—Tous lea jours, c'est comme cela…

Une gêne entre eux s'attarde: leurs coeurs frénétiquement sautent.

—Ce n'est pas toujours comme cela, reprend-il, avec un sourire.

—Je l'oubliais, c'est le premier jour comme cela.

Un silence entre eux plane comme un oiseau de bonheur…

Jean a voulu s'écrier: «Ce n'est pas le dernier jour comme cela! j'espère!» Au moment même, il le désirait, il n'avait qu'obéi à un frémissant appel de son être. Mais l'intuition qu'il en serait dissuadé par le devoir, l'illumine, le contient: n'avait-il pas été sur le point de laisser jaillir une exclamation décisive, parce qu'elle eût lié son honneur, eût ajouté de nouvelles entrevues à celle-ci déjà troublante? Un dilemme en toute sa netteté le fascine: la revoir encore, ce sera bientôt l'amour en lui-même ou la barbarie d'une illusion déchirée en elle. Et les deux hypothèses également l'effarouchent. A supposer même qu'il aimât plus tard l'ouvrière, n'écraserait-il pas cet amour? Pour la première fois, il s'avoue, avec une étrange résignation, un commencement de tendresse pour la jeune fille. Il ne s'explique pas même d'avoir été si naïf. Il découvre en lui que, depuis les premiers jours, le doux sentiment est éclos, n'a cessé de vivre toujours plus large et plus invincible. Il le sent palpiter, grandi, fort, pénible à déraciner. N'a-t-il pas déjà souffert de l'arracher de lui-même? A coup sûr, il eut pitié de Lucile, lorsqu'il voulut ne pas l'enchanter de perfides espérances: mais de nier ainsi l'attraction dont elle le charmait, de tuer une à une les fortes impulsions vers elle, de faire jeûner son âme d'elle depuis le jour où il avait cru la séparation finale entre eux, ne s'était-il pas infligé des tourments qui peu à peu lui rendaient plus vive une subtile angoisse? Alors qu'il voulait la détourner de l'aimer, il travaillait à la proscrire de lui-même. Il s'interroge avec loyauté, regarde longtemps le merveilleux profil de l'ouvrière: est-il vrai qu'elle a ravi la tranquillité de son âme? Sentant peser sur elle une contemplation si vive, Lucile vers lui fit resplendir ses yeux noirs, sans coquetterie, sans arrière-pensée de séduire, et le coeur de Jean défaillit… Le jeune médecin eut souvenance des malaises nerveux par lesquels sa science diagnostiquait de telles commotions. Il sourit de son inexpérience presque ingénue, admit qu'elle avait suscité en lui de la réelle tendresse. Habitué aux notions limpides, conquises par une méditation laborieuse et sûre, il ne songea même pas à définir quelle affection le ravissait, profonde ou éphémère.

Loin d'être terrifié par elle, saisi par un revirement d'humeur bizarre, il s'abandonne à l'ivresse qu'il éprouve. Bien que leurs paroles soient plutôt rares et superficielles, tous deux pressentent le bonheur dont ils se bouleversent l'un l'autre. Ils se sont dirigés le long de la rue maussade, étouffante qui mène à la Côte du Passage. Lents, leurs démarches égales font l'ascension de l'escarpement tortueux. Le rythme chaud de leur accent résonne jusqu'aux profondeurs les plus lointaines de leur être…

—Cela ne vous fatigue pas de gravir cette côte? s'inquiète Jean.

—Elle est si près de la maison! dit-elle, bien douce.

Cette réponse n'est-elle pas merveilleuse de naturel et presque sublime? Jean se propose d'élucider l'énigme d'un esprit tellement gracieux et vif chez une ouvrière. Comment la beauté seule de la jeune fille jusqu'ici l'a-t-elle émerveillé? Tout chez elle n'est-il pas enchanteur?

—Ah! je comprends, mademoiselle, la joie d'en approcher vous soulève…

—Oui, comme si elle me portait dans ses bras!

—Être porté dans les bras de la joie, savez-vous que l'expression est jolie! murmure-t-il.

—J'aime encore mieux la chose que l'expression. Vous n'ignorez pas que, pour moi, les expressions… eh bien…

—Vous ne vous rompez guère la tête à les chercher? badine Jean.

—Cela s'explique, n'est-ce pas?

—Le naturel est un charme que l'on ne définit pas.

—Je ne vous imaginais que très sérieux.

—Je vous affirme que je suis sérieux, autant que vous pouvez vous l'imaginer…

Elle objecte avec scepticisme:

—Bien vrai?

—Parce que je vous déclare un peu d'admiration?

—Vous me traitez comme un jeune homme de votre rang n'y manque pas, avec politesse, avec… bonté.

—Et la bonté, est-ce de la politesse? murmure-t-il, avec douceur.

—Vous avez raison, ce n'est pas la même chose, c'est quelque chose de… de…

—Oui, mademoiselle, quelque chose de plus…

Le regard dont Jean Fontaine accompagne cette phrase banale et que Lucile accueille avec ivresse, témoigne bien dea choses que les mots n'avouent pas… La jeune fille en a l'âme toute radieuse et lourde. Il lui semble, en effet, qu'elle va crouler sous la joie profonde. Elle ne peut que se taire, espérer que rien n'éteindra cette riche lumière en elle, que le jeune homme parlera sans la détruire d'un souffle glacé. Pour ne pas la perdre, elle dissipe tous les assauts contre elle; tous les raisonnements. Il est vrai que son compagnon n'est si bienveillant, si attable que parce qu'il y est forcé par l'habitude de la politesse: a-t-il pu se nouer entre eux d'autres sentiments qu'un lien de protection de lui à elle? Il est presque devenu son ami, à force de s'être dévoué: tandis qu'il est pour elle un être suprêmement généreux, d'une intelligence admirable. Elle n'avait jamais ressenti la gratitude avec une bonté si aiguë au fond de l'âme et telle qu'elle ne devrait jamais finir…

Et Jean, plus la minute de la séparation est imminente, sent faiblir l'énergie de la vouloir. Dès qu'il songe à ne pas avoir de pitié, une tristesse lourde l'oppresse et le coeur saute avec beaucoup de tumulte. L'effroi d'induire Lucile à l'amour s'apaise. Le jeune homme cède à l'émotion douce, entraînante… Elle occupe tout son être, elle en a banni le reste: il reviendra la chercher, la subir, la vivre profondément…

IX

LE SANGLOT DE THÉRÈSE

—Me permets-tu d'aller jouer avec les petites filles sur la grève? demande Thérèse Bertrand à la grande soeur.

—Mais…

—Il n'y a pas de «mais», il y en a une, tiens la plus petite des trois, qui m'a fait un sourire et puis une signe… Regarde comme elle a l'air fin, il me semble que nous nous accorderions bien… Vous ne vous occupez pas de moi, tous les deux…

Jean Fontaine, à la courbe des joues, aux lignes amples du front, s'éclaira d'une rougeur incommodante. L'indiscrétion de l'enfant narguait à l'improviste, un trouble avec brusquerie l'envahissait, le frappait de mutisme, tandis que Lucile, d'un ton fébrile, déconseillait Thérèse d'être opiniâtre:

—Tu ne les connais pas!

—Ça ne fait rien! Il n'y a pas besoin de cérémonies entre petites filles. Ce n'est pas la première fois que je me présente… Je suis toujours bien reçue…

—Et si tu ne l'étais pas, cette fois?

—J'y vais, Lucile!

La grande soeur crispa des doigts fermes sur le poignet frémissant de
Thérèse, celle-ci eut un accès de peine:

—Mais pourquoi? Tu ne comprends donc pas que j'aurais un gros plaisir? gémit-elle, un sanglot crevant la gorge délicate.

—Sois raisonnable! Elles sont des étrangères. Il y en a une qui te sourit, les deux autres te causeront peut-être du chagrin. Tiens! elle essaye de les faire sourire aussi, elles ne veulent pas, elles ont un regard dur!

—Comment peux-tu me tenir et voir cela en même temps?

—Vas-y, petite folle! s'écrie, Lucile, avec un rire harmonieux et scandé.

Il déborde si naturel, avec des gazouillements si frais, un rythme si limpide, le rire à la fois sonore et tendre. Jean regrette que la musique ne s'en prolonge guère; lorsque de la sorte elle vient à lui, n'a-t-il pas l'illusion d'être caressé, d'être remué par l'envol d'une âme claire et grave? Quand celle-ci lui ouvre un peu ses ailes, ne se sent-il pas au bord d'une mystère qui l'attire?

Une curiosité ardente le lui veut faire découvrir…

—C'est bon d'être si jeune, dit Lucile, revenue à l'émotion qu'elle désire éloigner de son être.

—Que voulez-vous dire?

—Eh bien, oui, d'être si jeune, de…

—De trouver aisément du bonheur?

—Je ne sais pas… oui, c'est à peu près ce que je pensais. Vous expliquez bien les choses que je ne suis pas capable de mettre en paroles…

—C'est vous qui me les suggérez, les paroles, c'est votre âme.

—Elle est si ordinaire, mon âme! Il me semble que parfois, votre manière de parler n'est plus ordinaire, mais si belle, si profonde… Pourquoi me flatter ainsi? Vous m'avez défendu de ne pas vous croire, et c'est impossible de vous croire.

—Prenez garde au mot impossible, mademoiselle.

—Prenez-y garde vous-même! répond-elle, songeuse.

Jean est cloué de stupéfaction. Elle ne le défie certes pas de vaincre le charme dont elle enjôle. Implore-t-elle avec humilité de ne pas la conduire à la souffrance? Elle n'a que jeté une des saillies imprévues chez elle coutumières. Aussi, dit-il avec légèreté:

—Est-il impossible d'avouer ce que l'on pense?

—Je ne fais pas autre chose, je dis ce que je pense. Ce n'est pas cela qui est impossible, c'est vous croire…

Il est conquis par la riposte, il sourit, il plaisante:

—Vous n'avez pas du tout confiance en moi, alors?

—Ce n'est pas généreux comme moyen d'exiger une réponse!

—Nous nous perdons, mademoiselle, et nous ne savons plus où nous sommes.

—Ah! vous le savez bien!

—Où donc, je vous en prie?

—Mais c'est à vous de répondre, je vous ai posé une question…

—Dois-je vous répéter qu'auprès de vous, malgré moi, j'admire? s'écrie
Jean, avec une sincérité vibrante.

—Vous admirez? redit-elle, comme navrée, les cils un moment affolés, le bouleversement du coeur lui brillant au fond des yeux…

Des vagues infimes se gonflent au rivage du Bout de l'Ile, et leurs soupirs, lorsqu'elles se brisent le long des contours, ressemblent à une complainte amoureuse. Des éclairs de joie s'allument au flanc des rochers gris palpitants de lumière. Le fleuve est un ruissellement d'or qui fascine. Les arbres chuchotent des mots d'une douceur infinie…

Sur une terrasse fruste au bout du parc, il y a des bancs qu'atteignent les arômes de l'onde. Quand la chaleur n'est pas trop brûlante, il est merveilleux d'y aller s'asseoir. Le soleil aujourd'hui répand avec largesse une tiédeur saine au milieu de laquelle il est bienfaisant de vivre. Les deux amis ne songent pas encore à déserter la lumière si bonne…

Le jeune homme n'avait pas du tout prévu que Lucile demeurerait silencieuse d'attendrissement. Comment, le plus tôt possible, ramener le sourire paisible entre eux?

Il est vrai qu'il a dévoilé, malgré lui, l'admiration accrue pour elle: mais ne pourrait-il pas se mieux contenir, dissimuler, ne pas l'émouvoir d'une joie aussi périlleuse? C'est elle qui, sans cesse ingénieuse à dénaturer les effusions de Jean, devint sereine la première.

—Pourquoi me dites-vous de pareilles choses? dit-elle, rieuse et tranquille.

Une gaieté moqueuse tressaille dans la voix de Jean:

—C'est la dernière fois.

—Je m'en doutais.

—Expliquez-vous!

—C'est impossible!

—Ce mot-là vous est très cher!

—Il est commode, il est nécessaire… les jeunes filles en ont souvent besoin!

—Surtout quand les jeunes gens ne veulent pas qu'elles s'en servent.

—Admettez que j'ai raison de l'appeler au secours, monsieur.

—Je n'aime pas trop de mystère…

—Du mystère? Mais puis-je vous forcer à me répéter ce que vous me disiez? Je serais stupide: vous avez juré que c'était la dernière fois!

N'est-ce pas là du jugement fin, de la subtilité charmante? Jean se laisse ravir: il n'a d'autre répartie qu'un sourire d'émerveillement.

—Je ne suis donc pas mystérieuse! conclut-elle, après le doux silence.

—Tout de même, je ne l'avais pas juré.

—Presque!

—Ai-je eu le ton si rude?

—Vous n'êtes jamais rude envers moi! fait-elle, impulsive et reconnaissante.

Un afflux de tendresse noie le coeur de Jean…

—Je serais un lâche de vous faire de la peine, s'écrie-t-il, affectueux et grave.

Pour voiler ce qu'elle éprouve, elle s'empresse d'être gentille:

—Vous parlez comme si vous étiez coupable…

—Je le suis au moins d'avoir été brusque.

—Non, vous dis-je!

—Je le sais!

—Vous m'avez surprise un peu, c'est tout! finit-elle par dire, vaincue, rougissante d'avoir laissé poindre son chagrin.

Assez maîtresse d'elle-même pour ne pas discontinuer son badinage, une déception quelque peu âpre lui avait du moins fait mal, lorsque Jean, soudain frivole, avait presque raillé: «C'est le dernière fois!» Un tumulte d'angoisses vagues l'assaillit: «Eh quoi! songea-t-elle, je l'avais cru sérieux. Il m'a parlé d'une voix si sympathique, si franche. Il ne peut m'avoir trompée. Il ne me promettait rien, c'est vrai. S'il m'admire sincèrement, pourquoi devient-il si indifférent? Je ne sais plus quoi penser, moi! S'il ne m'a donné aucune autre espérance, j'ai le droit d'espérer qu'il ne ment pas, que son admiration est réelle!» Toutes ces réflexions ne la détournèrent pas de sa présence d'esprit. Elle désirait tant ne plus être mordue par le doute, mais il fallait que Jean lui-même le calmât. Sans avoir jusqu'ici prêté l'oreille à la présomption, sans avoir consenti au rêve d'être courtisée par le jeune homme, sans même s'être flattée qu'à la revoir il finirait par la chérir, elle n'avait pu, si fine et intuitive, ne pas pressentir combien le jeune homme avait pour elle de l'estime et un respect ému. Est-il étonnant qu'elle chasse l'anxiété, dès qu'elle s'insinue en elle? Il ne peut, traîner contre elle un dessein ignominieux, petit à petit l'induire à l'opprobre. Elle s'insurge contre le soupçon, croit du meilleur de son âme à la noblesse, à la chevalerie de Jean Fontaine. Aux aguets, confiante, elle attend son retour aux paroles graves, à l'admiration dont, elle est si fière. C'est un orgueil radieux qu'aucune vanité n'assombrit: avec quel ravissement ne l'a-t-elle pus vu s'inquiéter de l'avoir offensée, avec insistance, avec le besoin d'être positif, elle en est sûre! Oh, comme elle a le désir de lui témoigner une reconnaissance vive de ne pas la mépriser, de lui faire l'honneur de sa courtoisie, devant tous, et de lui tenir des propos d'ami véritable!…

Et l'intelligence agile et riche de la jeune fille étonne Jean. D'où lui viennent, ces délicatesses d'âme, une telle alacrité de jugement, d'aussi jolies trouvailles de l'esprit? N'est-il pas admirable qu'elle soit toujours convenable, réservée sans pruderie, exubérante sans vulgarité, noble sans niaiserie! Peut-on être plus délicieuse, avec plus de grâce et de goût? Jean n'a-t-il pas la sensibilité la plus vivante, et n'est-elle pas déchirée par les vulgarités de caractère et les mesquineries de pensée? Quelques maladresses, quelques trivialités, quelques sentiments désagréables devraient échapper à Lucile au fil de la causerie familière. L'énigme de cette retenue, de cette finesse morale attire Jean qui veut la saisir. Il résout de la faire causer d'elle-même, de son existence, de ses rêves, de son âme profonde…

Après la minute de silence où leurs âmes essayèrent tant de s'expliquer l'une l'autre, il reprit avec une humilité qui rassura Lucile davantage:

—Votre surprise.. je crois plutôt… que c'était de la peine… oh! légère… un désappointement qui brise un peu… Ne dites rien, nous nous sommes compris! C'est ma faute: je fus superficiel après avoir déclaré ma vraie pensée!

—Mais non, c'est ma faute, parce que j'ai douté.

—Nous ne recommencerons pas à nous quereller, dit-il. Nous sommes très loin de ce que je désirais savoir tout à l'heure. Quand vous avez dit: «C'est beau, c'est bon d'être si jeune», n'avez-vous pas laissé paraître un regret quelconque? Votre père est guéri: vous êtes adorée par toute votre famille… J'ai cru voir dans vos paroles une ombre; de tristesse… Je ne veux pas être indiscret: ne me répondez que si vous le jugez bon vous-même.

—Cela m'embarrasse beaucoup…

—Oubliez que je vous ai demandé cela!

—C'est comme… des nuages en moi… c'est, impossible d'avoir les mots. Tenez, j'aurais besoin de vous pour me deviner, pour m'exprimer.

—Vous êtes heureuse et vous ne l'êtes pas?

—Non, ce n'est pas cela, il me semble que rien ne manque, que je suis vraiment heureuse… et pourtant, c'est un peu cela…

—Il manque quelque chose? ajoute Jean, avec un sourire.

—C'est presque rien…

—Et c'est beaucoup!

—Je l'ignore….

—Ne le devinez-vous pas?

—Je me laisse faire par l'impression… je n'essaye pas de la comprendre… je sens que je ne suis pas capable… c'est comme si j'attendais et si j'avais déjà ce que j'attends, de la tristesse et de la joie… N'est-ce pas ridicule, tout cela?

—Mais non! protesta son ami.

—Il me semble que ce n'est pas ridicule, mais… nécessaire. Tenez, cela me rappelle ce qu'on nous enseigne à l'église: le bonheur entier n'est pas de ce côté de la vie… A force d'en parler, cela devient plus clair… Ce doit être le besoin du grand bonheur complet… Ici-bas, nos joies ne sont que… le début du ciel. Et notre être fait pour tout le ciel souffre de n'en avoir qu'un peu, de l'attendre encore…

—Je vous comprends, murmure-t-il.

—Comment me procurez-vous une telle confiance en moi? J'espérais que vous m'expliqueriez vous-même, et j'ai tout dit sans hésiter, sans doute… Je crois que c'est à peu près cela, oui, monsieur Fontaine, à peu près cela, de la tristesse et de la joie, un peu de joie à la surface et beaucoup de tristesse au fond…

—Et ceux qui rient toujours, n'est-ce pas le contraire?

—La tête rit, le coeur pèse toujours… ils finissent par le savoir.

—Un jour, ils savent qu'en réalité leur coeur était lourd! redit Jean, comme un écho vibrant aux profondeurs de son être…

Il est plus ému que jamais il ne le fut auprès de Lucile. L'attrait qui d'elle émane et le pénètre, s'illumine et devient comme une chose vivante en lui. C'est de son propre coeur, étrange et bouleversé, défaillant et doux, qu'il a malgré lui chanté le lourd bonheur. Toutes les hésitations fondent, tous les leurres par lesquels il refusait l'amour s'envolent. Il est empoigné, asservi, enivré… Parce que Lucile, enfin, n'est plus une apparition voilée d'une buée sentimentale, un être uniquement réel en la mémoire qui refait l'original et l'idéalise, un rêve splendide créé avec un peu de beauté qu'on grandit soi-même, parce que Lucile elle-même lui est chère! Par quel aveuglement systématique et injuste se laissa-t-il obscurcir les yeux? Il était facile de voir ce qu'elle était, la loyauté du coeur, la haute et sereine envolée de l'âme, la clarté de l'intelligence, la noblesse innée d'elle-même entière. Auprès d'elle, il avait cédé à l'orgueilleux instinct de l'homme du monde qui, malgré sa bonhomie et sa déférence envers quelqu'un des classes inélégantes, croit toujours décerner une faveur. Tout ce qu'il pouvait fournir de condescendance et de respect, la jeune fille de l'ouvrier le reçut; bien que sa beauté opérât vivement sur l'imagination du protecteur, il n'en avait pas moins conscience d'être plus élevé, plus raffiné, plus distingué qu'elle. Et c'est un peu comme, du haut d'une falaise, on contemple une fleur jolie et fragile perdue là-bas au milieu des rochers, qu'il la regardait. Il était charmant de la voir si pure et fière, elle ne valait pas qu'on se donnât le trouble de l'aller cueillir. Après avoir tergiversé quelques minutes, il se flatta de n'avoir agi qu'activé par l'abnégation la plus belle, il se rendit le témoignage que pour une autre famille ouvrière, en des circonstances identiques, sans une adorable Lucile pour venir l'appeler au dévouement, il se fût prodigué avec les mêmes efforts et la même constance. N'éprouvait-il pas un intense plaisir à consoler, à secourir, à sauver? A connaître l'âpre jouissance du sacrifice, ne s'exaltait-il pas? Un soir que les frères de Lucile, au retour de l'ouvrage, se joignirent pour lui manifester leur gratitude et leur affection; des larmes ne débordèrent-elles pas jusqu'à ses yeux du coeur tout-à-coup submergé par une félicité inconnue? Il s'est rappelé bien des fois combien celles-ci furent bonnes en dépit de leur violence: pour se mentir chaque fois, d'ailleurs, pour se convaincre davantage que la seule joie de la pitié surabondante grandissait au fond de lui-même. Il ne se lassait pas de voir Lucile exquise et sérieuse, discrète et retenue, mais si l'émotion du coeur l'embrasait comme brûlée au vif et devenait inexprimable, c'était la pitié encore, avivée par un long sourire…

Jean ne s'habituait pas au sourire de la jeune fille. Plus il en recevait la tendre lumière, moins il le connaissait…

N'est-ce pas de lui, pourtant, qu'il gardait le souvenir le plus émouvant? Plus il y rêvait, plus celui-là le fuyait et l'attirait: il avait, l'hallucination étrange de rôder au seuil du mystère… Il ne s'ingéniait pas à comprendre le sourire énigmatique, il en admirait la rêverie inconsciente et vague. Il n'est pas indispensable d'avoir une initiation artistique excessive, pour ne pas s'en tenir à une impression terne devant le beau: Jean avait le goût assez mûri pour que tout l'épanouissement des traits de Lucile en un rire méditatif l'émerveillât.

Lorsqu'elle sourit ainsi, de son âme ardente visible, elle captive, elle impose comme de la vénération émue. Un reflet vermeil s'épand sur le visage qu'il échauffe. Les lèvres se prolongent en courbes plus molles et vibrantes. Les joues dilatées grouillent de tressaillements. Les yeux, surtout, creusés, insondables, irradiés, se remplissent d'âme douce jusqu'à leurs profondeurs, il semble…

Longtemps donc, le jeune homme ne perçut d'un tel sourire que l'étincelle et la beauté physique, ne songeant guère à en pénétrer la cause, les sources génératrices: il se complaisait si volontiers à ce culte du charme visible qu'il négligeait de réfléchir, même un peu, sur les qualités morales et la noblesse d'une vie si modeste. Tout l'être intime, dérobé, supérieur, de la jeune fille ne l'intéressait que médiocrement, échappait en définitive à la vision de son intelligence, à l'éloge de son admiration.

Pourvu qu'il oubliât les parents, le milieu social, le travail de Lucile, elle était ravissante et harmonieuse. Dès qu'il revoyait l'entourage où elle avait grandi, elle ne cessait pas d'être belle, mais autrement, inférieure et indigne. Elle avait beau n'être jamais vulgaire ou sottement exubérante ou niaisement banale, il ne l'en estimait presque pas. Les manières de la jeune fille sans mignardise étaient gracieuses: il le constatait avec indifférence. Elle parlait une langue qui, sans imprévu ou richesse, était bonne et souple: à peine l'en louangeait-il. Elle causait de ses actes et des choses avec une distinction constante: il n'y discernait rien d'extraordinaire. Autant de finesse morale et de coeur ardent ne parvenaient pas à le séduire, elle n'était que la jeune fille de François Bertrand, une enfant douce et humble qu'il protégeait, à laquelle il faudrait bientôt faire un adieu sans remords et le moindre souci…

Il errait, puisqu'au moment de la séparation attendue avec froideur, un regret le tourmenta, réagit ensuite par une tristesse énervante. Il ne faillit pas, si rusé à rejeter l'amour par d'infinis prétextes, à détruire ces alarmes. Un attachement réel en lui s'était accru pour la famille Bertrand, et la satisfaction personnelle de lui avoir été sympathique et bienfaisant lui causait une jouissance. A l'heure où il fallut s'éloigner de l'une et renoncer à l'autre, il eut un chagrin subtil à se rappeler tant d'émotions profondes qu'il ne revivrait plus. La brisure d'abandonner Lucile fut de la souffrance à peine différente, aussi confuse, aussi nerveuse, aussi destinée à un prompt oubli…

Il y a quelques jours, impuissant à ne pas être entraîné vers elle, en dépit d'un ultimatum à lui-même de ne plus la voir, il reconduisait Lucile jusqu'à Lévis, jusqu'à la demeure paternelle. Cette entrevue lui démontra que l'amour l'avait envahi, sournois. A l'heure même où cette découverte l'éblouit, il ne s'efforça pas d'amoindrir en lui l'impérieux sentiment, il ne pouvait y réussir, trop dominé par la forte et, douce angoisse de le connaître en lui. Après avoir obtenu de Lucile un consentement joyeux à le laisser revenir auprès d'elle, alors qu'il dégringolait avec fièvre la Côte du Passage, il fut assiégé par un pêle-mêle de réflexions tumultueuses. Il s'estima ridicule de n'avoir pas même soupçonné qu'il aimait. Il s'empressa d'interroger cet amour et de savoir quel il était, sincère ou illusoire, mystique ou passionné, durable ou nécessaire. De l'analyse à tête calme eût seule conclu: aussi, beaucoup d'affirmations se battirent dans son esprit qu'elles ne gagnèrent ni l'une ni les autres: plus elles venaient à la rescousse, chacune à son, tour, plus Jean ignorait à laquelle se livrer, triste et indécis. Le plus sage à faire, jugea-t-il enfin, puisque la solution ne lui viendrait que le lendemain, était de s'imaginer l'hypothèse la plus alarmante comme vraie et de l'envisager avec franchise. Il admit, pour le besoin d'être moins perplexe, qu'une tendresse ardente, complète, invincible, à l'égard de Lucile le possédait, ne le lâcherait pas. Il fut alors comme frappé d'une crainte indéfinie au premier choc: mais la cause en devint lumineuse aussitôt. L'impétuosité, la violence de sa nature l'épouvantaient: s'il aimait vraiment, de tout son être, avec une conviction décisive, un abandon irrépressible du coeur, deux conséquences imposaient une alternative poignante: il devrait étrangler la passion au fond de lui-même ou se faire l'époux de Lucile. A l'évocation de l'ouvrière montée jusqu'à lui, il subit d'abord un frisson, une commotion de l'âme. Elle était si belle, si tranquille, si finement chaste, intelligente avec une si agréable spontanéité! La certitude l'en saisit avec force, il aimait Lucile Bertrand, il eut presque absolue l'impression de l'aimer avec ardeur, sans reprise de lui-même, assujetti, accablé par tant de joie…

Puis les doutes affluèrent, les difficultés placèrent entre la jeune fille et lui une barrière hautaine qui lui parût démesurée, infranchissable. Le préjugé de classe, ainsi que des épines faisant reculer les mains désireuses d'atteindre une rose, enfonça un aiguillon acéré en plein coeur de Jean. Il fut déchiré, il souffrit, il se rebella… En même temps qu'une blessure entrait au plus intime de sa vie, une ombre opaque lui pesait sur le cerveau comme un nuage pénètre dans l'atmosphère. Écrasé sous l'amas des objections à un tel mariage, il chancela: il hésita, il s'inquiéta, il se tourmenta, il ne sut quelles pensées accueillir. Les résolutions les plus opposées l'attirèrent l'une après l'autre, il s'irrita. Et quand il revit la maison prétentieuse et royale de Gaspard Fontaine, il avait l'âme encore flottante, égarée, bizarre et grincheuse…

Au souper, le père et la soeur flairèrent le trouble qu'il déguisait mal, insistèrent et, las de ne pas réussir, le harcelèrent de taquineries. Yvonne feignait auprès de lui l'insouciance la plus espiègle, depuis le jour où il ouvrit ses yeux sur les conséquences d'une union avec Lucien Desloges, pour dérober les craintes, les indécisions qu'elle ressentait. Et depuis ce même jour Gaspard, échappé à ce que les paroles de son fils eurent de puissant et d'irrésistible, appréhendait la mise en demeure de communiquer son blâme et son indifférence. Une simple allusion l'eût gêné, parce que de la part de Jean, poli jusqu'à l'extrême, elle aurait équivalu à une demande impérative de se prononcer. Il se réjouissait que le moment de le faire tardât, se prédisant avec erreur que Jean lui-même finirait par abattre son enthousiasme. Tout ce qui, néanmoins, le détournait d'un malaise entre eux, était bienvenu de l'industriel, inspirait à sa verve une gaieté inextinguible: grâce à une plaisanterie d'Yvonne, Jean morose, après l'avoir quelque peu effarouché, l'amusa et lui assouplit la langue qui devint loquace et railleuse avec bienveillance. Le nom de Marthe Gendron fut décoché avec un cliquetis de rires et de malices gentilles. Le jeune homme avec eux se mit à badiner, eut conscience d'avoir été grotesque à force d'avoir été songeur et de ne pas avoir révélé pourquoi. Gomme si un dédoublement intime l'eût partagé en deux êtres, il put à la fois continuer la méditation profonde et sourire aux siens. Elle ne pouvait que s'aiguiser, au milieu du luxe et de toutes les élégances, à la vue des mets subtils, par l'emprise de toutes les habitudes chères et distinguées, l'obsession du jeune homme, obsession d'un amour à préciser d'une résolution, à choisir, d'une souffrance à guérir. Bien que ressaisi par l'ambiance amollissante, Jean garda intact le souvenir de Lucile, et le dernier regard demeura limpide en lui: rien de sa clarté heureuse ne s'effaça… Le retour à la vie somptueuse aurait pu atténuer l'impression vécue au moment de la séparation. Le contraire, étrangement, survint. Comme si une muraille se fût empilée roche à roche, l'obstacle à coup sûr grandit, les objections s'accumulant, dignes ou mesquines. Mais aucune de celles-ci, croyait-il du moins par une ruse de l'imagination, ne provenait de la jeune fille pour laquelle tant de respect lui adoucissait le coeur. Il lui sembla qu'elles étaient différentes d'elle, qu'elles étaient froides et mornes, entre elle et lui opposaient une ombre qui lui donnait le frisson, qu'il avait peur de traverser. Mais elle paraissait ignorer une telle angoisse, puisque les grands yeux noirs ne se lassaient pas de l'émouvoir, débordants de félicité pure…

Le soir, il voulut s'arracher à la tyrannie de ses inquiétudes. Il espéra que la vie étincelante de la terrasse Dufferin engourdirait la fièvre. Une molle draperie d'azur et d'étoiles enveloppait la ville et les horizons de trouble et d'infini… Jean, à ses deux amis qu'une pareille exubérance intriguait quelque peu, jetait à profusion du sarcasme, des phrases et de l'esprit, il avait les joues vermeilles de nervosité aiguë. Ce fut en vain qu'il jasa autant qu'un verbomane, que des éclats de rire l'empoignèrent, qu'il tâcha de frémir au contact de l'allégresse générale, énorme, de n'avoir plus conscience que d'elle plus forte que l'obsession agaçante. La vision de Lucile au-dessus de la foule lui revenait toujours en un mirage de sorcellerie. Quand il ne luttait pas contre la griserie du souvenir, il trouvait cela ineffable d'être ainsi persécuté. Mais l'irrésolution se hâtait de l'aigrir, pensée lancinante qui devenait une torture. Des soucis de mondain, presque laids, certes peu généreux, lui insinuèrent que le plus sage était d'étrangler sans délai une passion qui le menaçait de douleurs et d'embarras. Par ses relations, ses habitudes, l'inclinaison de sa nature, la discipline des convenances, n'était-il pas lié à une société dont l'arrêt prononcerait coupable l'ouvrière transmuée en madame Jean Fontaine?

Le coude alangui sur une table du café, voluptueusement à l'aise au milieu des toilettes raffinées et des groupes à la mode les plus éclatants, chez lui parmi la fièvre des conversations légères et l'éblouissement des lumières, des bijoux et des regards, énervé, mais las, l'énergie somnolente, il fut débordé par la sensation que la jeune fille était inférieure, indigne. Il crut même quelque temps s'être décidé à la ligne de conduite auparavant claire et inévitable, à ne plus retourner vers elle. Quelques lignes diplomatiques d'adieu, bien adroites, bien mûries, bien effectives, pacifieraient les exigences, les clameurs de la conscience. Et d'ailleurs, la conscience en gémirait-elle? Irritable, à cause des réflexions persistantes, de l'effort pour les évincer, de l'insuccès, il se sentit méchant tout-à-coup, dominé par une sorte d'impatience féroce. Des soupçons injustes, lâches, l'étreignirent. Il ne les secoua pas à l'instant même. Lucile, avec une hypocrisie rouée de femme, s'était mise en lumière avantageuse, avait masqué l'intention de plaire et de se capter un mari magnifique. Jean scruta sa mémoire pour y chercher les indices, les preuves de ce hideux intérêt. Il fut indispensable de questionner le visage, le sourire, les yeux de la jeune fille. Il repoussa violemment leur charme, leur émotion franche, il désira trouver en eux de l'imposture et de la comédie. Mais trop nimbés de reconnaissance et de bonté, trop ravissants, ils combattirent, insistèrent, furent victorieux de l'insulte, de la colère. Le coeur de Jean leur céda, fut emporté vers le repentir; et là, en ces lointains de la conscience, il eut de la pitié, de la souffrance, il eut honte de lui-même, il pressentit qu'un amour très grand triomphait, il connut l'extase de s'abandonner à lui…

Plus tard, au cours des heures tendues où le sommeil refusa de l'en affranchir, l'obsession le reprit, le hanta d'ombres pénibles. Il dormit enfin, mais il fut alarmé par des cauchemars et beaucoup de réveils brutals intervinrent. Il reçut d'une pareille nuit le mal de tête le plus âpre: le cerveau, d'un écrasement vigoureux, l'alourdissait tout entier. Jean ne dirigeait sa pensée qu'avec paresse et torture: il lui sembla qu'une paralysie partielle en affaiblissait l'élan. Peu à peu, le problème en lui se redressa, plus intense que la veille. Il éprouva encore une brisure de la dépression: elle reculait, elle s'évanouit. Un courage fervent, domptait l'âme, la poussait à connaître, à ne pas fuir, à vouloir. Jean, avec l'illusion d'être froid, parce qu'il est des moments d'énergie brûlante où l'on se croit impassible à force d'avoir l'esprit lucide, plus encore avec droiture et probité, Jean s'interrogea, se pénétra longuement. Devant l'image de Lucile, dont nulle préoccupation maussade aujourd'hui ne ternissait la douce et blanche lumière, il voulut ne pas se mentir à lui-même, accepter en leur plénitude les conclusions d'un jugement loyal. C'était l'heure pour lui de ne plus se laisser ravir par un idéalisme flottant, de ne plus errer au caprice d'une sensiblerie amusée, c'était l'heure de fixer le devoir et d'y fermement courir. Après l'accalmie des instincts médiocres, le soir précédent, il crut succomber à un amour tenace et merveilleux. Si puissante en fut l'ivresse qu'il ne devait plus en contester la profondeur, la nécessité, le lien durable avec sa vie même… Il n'est pas étonnant que, le lendemain, sous l'empire d'une clairvoyance réagissante, il ait ramassé toute sa raison contre cette passion pour l'analyser et la juger. Jusqu'ici, entraîné par un penchant auquel il se donnait avec bonheur, il n'a pas étudié le caractère, la pensée, l'énigme supérieure de l'humble amie. Il ne méprisa pas, il fut aveugle. N'ignorait-il pas le plus intime, le plus touchant, le plus sacré d'elle-même? Ceci l'attira, le retint comme le réel devoir montant de la conscience: aller vers Lucile, afin de lui être juste, de l'approfondir et d'illuminer son amour aux rayons d'une expérience vigilante. De cette décision, il ressentit un apaisement indicible…

C'est aujourd'hui la troisième entrevue depuis le jour où, faible contre l'impulsion vers elle, il rejoignit la jeune fille auprès de la Basilique et ne s'en éloigna qu'au seuil de l'obscure maison paternelle. A la même heure, à ce même endroit, à la rue Buade vibrante, il l'attendit, il la chercha, il la revit, il la pria de ne pas le refuser. Troublé, conquis, timide, ce lui fut une chose peu facile de procéder à l'examen calme dont il avait réglé l'objectif et les détails à l'avance. Il eut besoin d'une énergie constante pour ne pas se laisser exclusivement amollir par la tendresse, d'une énergie obstinée pour vouloir se rendre compte avec certitude. Il garda assez bien la maîtrise de lui-même pour déchiffrer beaucoup l'âme de Lucile et s'en expliquer la prodigieuse finesse. Il apprivoisa sa confiance, elle donna libre cours à son exubérance d'esprit et de coeur. Jean, sournois, voilait son enquête; sous le masque de la sympathie, il exigeait de l'ouvrière une épreuve, posait des pièges, élucidait et transquestionnait, sans cesse poli et badin, aimable et gracieux. Un manège aussi bien dissimulé resta inconnu d'elle, et son compagnon glanait des confidences, à certains moments presque des effusions. Elle narra des incidents qui mirent en relief sa façon de vivre, des impressions qui avaient gravé leur empreinte et qui étaient significatives, elle permit à Jean d'entrevoir quelle fut sa vie de jeunesse première et d'adolescence épanouie, quelle était l'admirable et vraie substance de son être. L'accent ému dont elle étala pour ainsi dire la richesse d'une âme affectueuse et droite, convainquit le jeune homme que ne l'obsédait nul souci de se faire valoir, d'afficher de la beauté morale, de s'offrir comme type d'épouse sage et dévouée. Jean épia chez elle une arrière-pensée mesquine d'intérêt, elle ne perça jamais. Pour être certain qu'elle ne déguisait pas le triomphe de le séduire, il essaya des flatteries hypocrites et rusées: elles furent accueillies avec un embarras si spontané, qu'il se crut méprisable de s'en être servi. Simple et distinguée, d'une manière exquise, elle déroula sa vie et son caractère, comme la plus ordinaire et la plus irrésistible des confidences. Elle s'aperçut qu'on la faisait souvent discourir d'elle-même, elle attribua cet entêtement de nouveau à la bonté, à la courtoisie; ne s'ingéniait-il pas à mettre une sourdine à l'instruction qu'elle estimait bien vaste? Il se préoccupait de ne pas la rendre confuse, de ne pas la blesser. Il excellait à lui faire oublier son infériorité, si bien qu'elle se leurrait parfois d'être égale et même supérieure, à cause des paroles amicales et soumises. Elle retrouvait auprès de lui l'aisance des causeries délicieuses avec Thérèse, la petite soeur qui l'adorait. Comme il était modeste, respectueux et délicat! Il était impossible de le craindre, de le soupçonner, de l'outrager. Il ne raillait jamais, la franchise abondait en son regard toujours…

C'est ainsi que Jean, par ce qu'elle révélait d'elle-même et par une intuition pénétrante, eut bientôt de Lucile une opinion lumineuse et décisive. La grande affection du père et de la mère l'un pour l'autre l'avait depuis longtemps émerveillée, et à les voir si heureux, si touchants, elle habitua son coeur à leur union mystérieuse… Sans la comprendre, elle en devinait le charme, la noblesse, la solidité. Leur joie perpétuelle avait animé d'indéfinissables rêves en elle, les avait développés, affinés. Certains de leurs sourires ardents l'attendrissaient elle-même, longuement pensive après eux. Quelques paroles chaudes en informèrent Jean: «C'est bien simple, dit-elle, ils ont tant de bonheur, papa et maman, que cela me rend heureuse, moi aussi!… heureuse!… tellement!…»

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