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Ce que disait la flamme

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Tout son visage avait fulguré de souvenirs. N'était-ce pas de leur affection splendide que découlait l'admiration de la jeune fille pour ses parents? Elle était fière d'eux, les chérissait outre mesure, ne les distinguant qu'à travers une auréole de beauté morale…

Jean ne put douter qu'elle n'était glacée d'aucune naïveté, d'aucune ignorance, d'aucune vulgarité chez eux. Au contact des personnes élégantes foisonnant à la maison Seifert, elle eût pu être gâtée par l'envie, écouter le regret d'appartenir à une classe méconnue d'elles. Bien loin de regagner le logis de son père avec des rancoeurs et d'y rentrer, le dépit noir au fond de l'âme, elle s'y précipitait radieuse de plaisir et de sincérité.

Jean, dont l'intelligence est vive à déduire, assemblait les confidences, les émotions, les orgueils de Lucile, en dégagea une personnalité ferme, douce et originale. Le discernement calme, l'imagination discrète, les sentiments dignes, le langage inattaquable cessèrent de l'étonner. La clientèle du magasin l'avait pliée à la surveillance des mots qu'elle choisissait, des phrases qui tombaient de ses lèvres. On la devinait agréable et ravissante, on l'aiguillonnait à causer. La bienveillance ouvrait, son coeur, et l'exubérance comme un parfum s'en exhalait. Peu à peu, s'enhardissant, se familiarisant, mais toujours naturelle et réservée, elle devint coutumière d'expressions gracieuses, de ripostes alertes, d'idées, pittoresques et d'une tournure générale d'esprit charmante. A l'école, dont elle avait raffolé depuis l'âge de six ans jusqu'à s'a douzième année, époque où il fallut bien gémir de la déserter, elle s'était prodigieusement appliquée, inlassable à l'étude, prompte à saisir, d'une mémoire tenace, d'une curiosité intellectuelle débordante. Elle n'avait, en somme, que peu assouvi une faim intense de lecture, mais les impressions retenues des livres s'étaient gravées en elle comme un fer rougi dans la chair, en profondeurs indélébiles. Avant tout, elle croyait d'une ardeur saine et optimiste à la vie, à ce qu'elle devait être selon, elle, un ensemble de devoirs précis, indiscutables, même lorsqu'ils forçaient au sacrifice ou à la souffrance. Pouvait-elle, d'ailleurs, se figurer une obligation moins tyrannique? Sa vision de l'effort, de l'honneur et de la bonté ne les dessinait-elle pas comme autant de choses normales, souvent mises en pratiques? Tout cela jaillissait limpide aux yeux de Jean, et pourtant, le fait que rien de choquant, si peu que ce fût, ne rendît ces qualités morales désagréables, l'enchantait d'admiration. Qu'il n'y eût pas de raideur en cette vertu, de mignardise en cette gentillesse, de manie en ce dévouement, de bêtise en cette humilité, de naïveté en cette franchise, d'étalage en cette finesse, n'était-ce pas… attirant? Imprégnée du fluide religieux, aimant son Dieu d'un élan vrai, pratiquante émue, elle s'était tenue hors de l'excès, de la toquade et de la rigidité. Sa foi était plénière, docile, mais sans fièvres ou hébétement. Comme tout ce qu'elle faisait, sa prière était de la vie chaleureuse unie à de la sérénité…

Paix et ardeur, douceur et fermeté, bravoure et modestie, quel délicieux équilibre d'âme, quel rayonnement d'intime beauté! Lucile n'était si admirable que parce que l'amour l'avait façonnée, entourée, veillée, défendue, inspirée, guidée, ennoblie. En l'esprit convaincu de son ami, elle ne rappelait d'aucune façon l'héroïne de roman, elle valait beaucoup mieux, elle était elle-même neuve et personnelle, connue et précise, une oeuvre de la tendresse divine et humaine. Les âmes ouvertes à Dieu se gonflent d'un attendrissement qui les élève et les affine. Aussi méditative qu'impulsive, jamais servile, la piété de la jeune fille déposait en elle une joie sublime et rêveuse dont quelque chose lui demeurait toujours. Bien qu'il fût si différent, n'était-il pas un peu la même chose, le culte pour ses parente, mélange d'allégresse et de bonté pensive? N'était-elle pas un peu la même chose, l'affection pour ses frères, grave et chaude? Elle les chérissait tous, leur avait répandu son coeur en effusions et en services infimes ou grands. Eux-mêmes, de leurs yeux miroitant de reconnaissance ou d'amour, ne l'avaient-ils pas récompensée, remuée, enrichie? Et Thérèse à ses flancs ne s'accrochait-elle pas éperdument? Quelle expansion de l'être bon de Cile vers la petite soeur croissante, quelles ivresses à l'instruire, à la dorloter, à la faire vibrer de sagesse et d'affections! Au milieu de la famille une et recherchant en cette union même le bonheur indispensable d'être compris, d'être aimé, comblée ainsi de tendresse et n'en ayant jamais assez pour diffuser elle-même en retour, heureuse par le sacrifice et la gratitude, Lucile à la maison comme devant Dieu ne s'affinait-elle pas d'une joie rêveuse et sublime?…

Non pas que Jean s'aveuglât aux limitations de culture, à l'ignorance relative, au goût inachevé, à l'inexpérience mondaine de son amie, à quelques préjugés inséparables du milieu où elle était racinée. Il ne se la représentait pas comme une pierre précieuse romanesque dont rien n'atténuait la pure couleur.

Malgré le remords d'en tenir compte, il observait en elle plusieurs lacunes, la plupart mal définies, l'absence de ces riens considérables, de ces futilités nécessaires, de ces nuances vagues qui sont des qualités, de ces détails frivoles qui sont des charmes. Il manquait, à Lucile du poli, une distinction apprise que les belles relations donnent, une subtilité de l'esprit entraînante, un certain art d'être féminine et d'enjôler avec un sourire irrésistible d'indifférence. Et Jean, à qui ces attraits exquis ne semblaient pas moins exigibles que les profonds, ne s'offusqua pas toutefois. Il rougit plutôt de lui-même, de ces caprices de nature superficielle. Il se ressouvint des reproches à Yvonne, des exhortations à la vie sérieuse, sincère, altière, puissante. Pourquoi alors, ce souci unique de la vanité, du brio, de la parure? Etait-ce là de la franchise en face de la pensée et de l'idéal? N'avait-il pas adjuré la soeur volage de reléguer les ambitions stériles à l'arrière-plan de sa volonté, de ne pas vivre pour elles, s'il fallait ne pas vivre sans elles? Il s'est insurgé contre un amour appuyé sur elles et tendu vers elles. Et pour édifier un obstacle entre l'ouvrière et lui, n'est-ce pas de motifs illusoires et subalternes qu'il use? De telles réflexions le fouettèrent au sang: il était confondu, atterré, déçu inexprimablement de lui-même. Des moments de doute, de désenchantement, de veulerie, d'égoisme le sillonnèrent, comme des pointes de feu atroce. Mais trop homme d'énergie pour se laisser avilir par l'inertie et le pessimisme, il eut avant longtemps un sursaut de courage et d'orgueil, il remonta du puits morbide vers la lumière immense… Il fut ensoleillé par un devoir éclatant. Lucile avait en lui suscité une passion dont le plus noble et le plus haut de lui-même palpitait, un grand besoin d'indulgence et de paix, de vérité et d'abnégation. De quelle façon logique son amour ne faisait qu'un seul et même idéal avec l'action patriotique aperçue et voulue, et qu'il suppliait Yvonne et son père d'admettre, il l'entrevit. Sachant que tout peu à peu s'éclaircirait, que bientôt le mariage avec une jeune fille du peuple l'éblouirait comme un bonheur obligatoire et sacré, il se livra à la douceur de n'être plus lâche, à l'extase du souvenir…

Aussi n'a-t-il guère, cet après-midi, qu'affermi et savouré la tendresse pure et souveraine pour la compagne assise auprès de lui. Quand il alla vers elle, gravit allègrement la Côte du Passage, il ramassait les indices révélateurs du coeur de Lucile. Il pressentit qu'ignorante, par modestie et sagesse, de ce qui la troublait, elle commençait à l'aimer. Du moins pouvait-il ne pas se blâmer de suffisance: il ne s'était jamais enorgueilli de l'émouvoir. Autre chose fut la résolution de ne pas la fréquenter: n'eut-il pas alors conscience d'un péril ordinaire auquel, sans insulte ou présomption, il désira la soustraire? L'entretien qui maintenant confond leurs âmes, l'assure qu'elle aime, mais qu'elle ne le sait pas encore… De ce qu'elle n'est pas vaniteuse et calculatrice, un contentement si bon inonde Jean qu'il va le faire durer. A la minute où elle percevra combien sérieuse est l'admiration qu'elle exalte, résistera-t-elle à une vision de luxe et d'honneurs, n'en sera-t-elle pas amoindrie? Sans doute, il sera normal qu'elle soit flattée. Contradiction insoluble de la nature humaine! Il veut l'attirer jusqu'à lui, qu'elle soit belle et resplendisse, et il redoute qu'elle voie la destinée qui s'apprête et qu'elle s'en réjouisse, triomphe, s'enlaidisse d'intérêt. Eh! bien, oui, il faut qu'elle demeure intégrale en sa dignité, qu'elle ne soit pas ravie par l'éclat de la situation. Il n'est pas assez tard pour qu'elle apprenne un tel amour: voilà pourquoi il s'évertue à refroidir tous les mots embrasés qui débordent, à pacifier l'émoi qu'ils stimulent, à détourner l'espérance qui chaque fois peut en éclore. Ne vaut-il pas mieux prolonger l'heure indécise et suave jusqu'au jour où, plus amoureuse, entièrement, profondément, il n'y aura plus de place en elle que pour la félicité d'être aimée?…

Ne vient-il pas de parler encore avec trop de chaleur et de rêverie? De nouveau, il détruira la violente impression en elle.

—Que nous sommes graves, mademoiselle! s'exclama-t-il, enjoué.

—Vous en êtes responsable. Monsieur Fontaine, réplique Lucile, vive à feindre l'insouciance. Un bonheur aigu, vague, entrait jusqu'aux profondeurs les plus sensibles d'elle-même: il n'a pas été détruit par la gaieté du jeune homme, mais il est devenu étrange, presque de la souffrance…

—Je suis donc bien coupable? dit Jean, moins léger, sourdement torturé par la justice du reproche.

—Cela me vaut la joie de vous pardonner…

—Est-ce le pardon qui oublie?

—Il le faut bien…

Thérèse, la petite soeur délicieuse, accourut au plus vif de son allure… Des sanglots rudoient sa gorge délicate, elle se masque les yeux d'une main secouée d'énervement.

—Mais qu'as-tu donc? s'écrie Lucile d'une voix si tendre que le jeune homme en tressaille jusqu'au meilleur de la vie…

Thérèse débite une phrase coupée d'un gros désespoir:

—Elles m'ont chassée… les autres… pas celle qui m'avait appelée…Elle est fine, celle-là… les autres… c'est des… Je leur ai dit que papa était un ouvrier… c'est pour ça!… Je ne suis pas assez pour elles. Ah! que ça me fait de la peine!…

Et les sanglots se pressent davantage. Lucile, comme si la plainte de l'enfant lui eût révélé son propre coeur, élève sur Jean Fontaine un regard d'impulsive et longue détresse…

X

LA JOLIE AMÉRICAINE

Depuis un quart d'heure, Lucien Desloges ineffablement minaude. Un sourire de bien-être intime lui flamboie sur le visage: la volupté de plaire à une femme savoureuse, d'être admiré, le parcourt, le hante et l'affole. Il s'agit d'une Américaine dont l'âge flotte autour de la trentaine et dont le minois est une effusion de grâce consciente: elle cause d'une bouche dédaigneuse avec un mari chauve, boursouflé, vétusté. Dans les yeux de l'éclatante jeune femme, une lueur de malice émue clignote: ils reviennent souvent à Lucien Desloges rapide à les prendre au vol, et parfois quelque chose de mélancolique les velouté. Alors, délirant de fatuité repue, hypocrite, il baisse la tête et simule d'être désolé…

Aussi, quelques distractions l'éloignent-ils d'Yvonne, que l'impatience grille au vif. Accoudés à l'une des tables du café de la Terrasse, ils poursuivent un entretien dolent et morne. Certains monosyllabes, tout assaisonnés d'une oeillade subtile qu'ils fussent, ont beaucoup aiguisé l'irritabilité de la jeune fille, trop pleins de l'oubli dont elle était humiliée. Aux premiers instants où Lucien la délaissa pour échanger avec l'Américaine un colloque de regards sournois et d'âmes touchées à la surface, elle a fait taire un cri rageur de dépit au tréfonds d'elle-même, comprimé une jalousie douloureuse. Orgueilleuse, elle a redoublé de brillante humeur et de volubilité. Le tourment a creusé davantage, des alternatives de chagrin et de violence l'ont amortie ou enfiévrée. Lucien, de plus en plus lointain, fort amusé là-bas, si laconique après la verve de tout-à-l'heure, laissant voir à l'inconnue un regret si coquin de ne pas être près d'elle, pousse la témérité jusqu'à l'insolence. Ce n'est plus de l'attention, du mutisme; c'est de la contemplation, langoureuse, diluée en songe. Yvonne d'abord a le coeur chargé d'une peine intolérable. D'un effort énergique, elle la dompte, et un afflux de colère lui enflamme le cerveau.

—On dirait que vous êtes ennuyé! dit-elle, à peine ironique à cause d'une lutte contre elle-même instinctive et dont elle ne s'explique pas la vigueur.

—Ennuyé? Quelle insulte vous vous adressez! répond-il, suave.

—Alors, je me suis trompée!

—Est-il nécessaire de le dire? Peut-on s'ennuyer auprès de vous,
Yvonne?

—Vous étiez si gai, il y a quelques moments, si bavard, si… intéressant!…

—Ah! ça, je ne suis plus intéressant? Prenez garde!

—Je vous ai insulté?

—Ce n'est pas ce que je veux dire… Je ne prétends pas… enfin… sans l'être à chaque minute, il m'arrive d'être…

—Charmant!

—De quel ton vous l'avez dit! Comme si je ne l'étais guère…

—Vous aimez que je vous le redise, malgré ces grands airs d'homme satisfait de ce qu'on lui donne! s'écria la jeune fille, blessée par une oeillade soudaine et longue à l'Américaine splendide.

—Vous me croyez donc bien fat?

—Mais non, Lucien! fait-elle, désarmée.

—Mais si!

—Non, je vous le répète!

—Inutile de vous sauver, je vous tiens!

—Vous étiez guéri de votre susceptibilité, il me semble…

—On peut, sans être ombrageux et désagréable, s'insurger contre l'accusation de fatuité, L'opinion publique, sous bien des rapports, ne saurait m'inquiéter, mais j'abhorre qu'on me proclame un fat. C'est inepte, déloyal, radicalement faux!… C'est de la calomnie, du commérage, de l'envie! Qu'il est. difficile d'être respecté, jugé selon la valeur personnelle, le naturel, la sincérité, la… On a beau…

—Ne vous indignez pas, Lucien! Pourquoi, n'est-ce pas?

Il se fâchait en définitive, la rougeur du teint passait au cramoisi extrême. Les prunelles s'immobilisaient d'une fixité dure, les ailes du nez battaient nerveuses, une rigidité soudaine lui concentrait le reste du visage. La voix tendue, mordante, grinçait d'aigreur.

Puis, de la pâleur amollit tous ces traits raides: de l'amertume les relâchait. Un désappointement venait d'apaiser l'acrimonie de Lucien. Il a incliné son visage vers l'étrangère, soudain préoccupé de voir quel effet sur elle avait produit le changement de physionomie, de la langueur à l'énergie, de l'oisiveté à la pensée vivante. L'Américaine se levait alors, désertait le café de la Terrasse, lui avait tourné le dos sans quelle eût manifesté le plus superficiel chagrin et même l'indice le plus imperceptible d'attention. Eh quoi! elle ne se souviendrait pas de lui, elle partait sans adieu, sans tristesse? Ce ne pouvait être l'indifférence, il l'avait certes remuée. Deux ou trois minutes, retenu par la discussion belliqueuse avec sa compagne, il avait négligé la délicieuse inconnue: le dépit motivait ce départ, cet abandon sommaire. Rasséréné, il n'en reçut que plus béat les protestations d'Yvonne, angoissée par le visage abattu de Lucien, repentante de sa jalousie, de sa mesquinerie d'humeur…

—Ne soyez pas offensé, je vous en prie, disait-elle, caressante. Ce n'est pas la première fois que je vous taquine… Nous avons eu déjà ces querelles gentilles qui font plus de bien que de mal: elles rapprochent davantage après avoir si peu éloigné. En un mot, je le regrette, je ne recommencerai plus, ou plutôt, oui, je recommencerai, puisque c'est indispensable et que ce n'est pas malin. Dites, Lucien, n'est-ce pas amusant?

Le départ de l'Américaine lui fut une délivrance exquise. Yvonne étincelle de gaieté, les yeux mouillés d'un pardon généreux. Son ami n'a pas deviné la fureur jalouse: c'est préférable ainsi et rassurant! N'abomine-t-il pas de tels reproches?

—Certains envieux m'accusent, je le sais! reprit-il, assombri.

—De quoi? interroge-t-elle, feignant d'ignorer.

—Je viens de le dire! s'exclama-t il, hébété.

—J'espérais que vous l'aviez oublié.

—A dire le vrai, les ennemis ne me chiffonnent guère… Mais, à certains moments, ils sont encombrants, ils sont pesants sur l'âme…

—Des ennemis, Lucien? vous badinez! Mais pourquoi? Des ennemis, ça n'a de raison d'être que pour détruire…

—Eh bien?

—On tente de vous écraser?

—Puisqu'on est lâche et injuste!…

—Mais dans quel combat êtes-vous assaillant ou assailli? On ne détruit que les adversaires! Si vous étiez sur le gril en pleine fournaise politique, ou si vous jouiez des coudes pour trouer votre chemin jusqu'au premier rang d'une profession, ou si vous vous acheminiez à une allure inquiétante vers les millions, ou si… enfin, si pour d'autres hommes vous étiez l'obstacle à leur but, l'empêchement, à leur ambition, je comprendrais… mais je ne vois pas… n'est-ce pas? j'ignore comment…

—Vous hésitez: qu'est-ce que vous alliez dire?

—Comment vous pouvez avoir des ennemis!

—Ah! je n'en ai pas! On ne convoite pas ma situation, le nom que je porte, les relations dont je m'honore, l'existence douce et raffinée qui est la mienne! Il y a des gens qui me détestent, mademoiselle. Vous me surprenez! Je vous croyais une jeune fille glorieuse d'elle-même: n'y en a-t-il pas qui me tiennent rancune d'avoir mérité votre coeur?

Ces dernières paroles ont frémi d'une conviction impétueuse, indéniable. En dépit de leur emphase, la jeune fille a tressailli de joie à cette flatterie. A l'idée que Lucien, parce qu'il est chéri d'elle, a des ennemis presque sûrs, elle est, comblée, elle exulte. Un contentement si vif ne va pas sans un repentir plus aigu d'avoir été maussade, querelleuse, détestable. Afin de cacher un peu tant de satisfaction, elle élude le madrigal:

—Quand il s'agit de femmes, est-ce d'ennemis qu'il faut parler? dit-elle, enjôleuse.

—Vous préférez qu'on les appelle des rivaux?

—C'est moins terrible, moins lugubre, moins solennel, moins romanesque…

—Mais, au fond, c'est la même chose!

—Tiens, vous êtes romanesque! s'exclama-t-elle, riant éperdument, sans qu'il y eût toutefois de la dissonance vulgaire en l'accès de plaisir.

—C'est bien vous, cela, Yvonne! Quand faites-vous la réponse à laquelle il est normal de s'attendre? Il n'y a rien de plus déconcertant, de plus fantaisiste que votre manière d'avoir l'esprit présent. Je ne m'y habitue pas. C'est trompeur et stupéfiant, mais c'est charmant!

—Mais c'est vous qui vous trompez, car je ne vous trompe pas, je vous l'assure!… Au contraire, je fais de mon mieux pour être claire et franche.

—Si vous ne trompez pas, êtes-vous du moins charmante?

—Vous avez l'art d'expier les fautes contre la galanterie… Vous oubliez quelque chose, cependant: cela m'alarme d'être stupéfiante. Je ne saisis pas trop bien, et j'en ai de l'angoisse…

—De la véritable angoisse, pénétrante, cruelle?

—Celle qui est la plus insupportable, le doute…

—Vous devenez profonde!

—C'est la millième fois que j'entends dire que le doute est atroce!

—Et douter de soi-même est effroyable, n'est-ce pas? On vous torture donc!

—Avec sauvagerie! dit-elle, joyeuse.

—Puisque vous êtes charmante, cela dit tout: il n'y a pas d'autre soulagement à vous donner!

—Stupéfier quelqu'un, ce n'est pas le rendre stupide? Je croyais… Ce ne serait guère un don populaire!…

—Sans doute, mais il y a un genre de stupéfaction qui est l'admiration la plus absolue. Oui, mademoiselle, on vous admire jusqu'à en être stupide!

—C'est bien l'unique circonstance où vous l'êtes!

—Où vous me croyez finaud de l'être, plutôt…

—Ah! l'adroite riposte!

—Ah! la gentille vaniteuse!

—Comment cela? dit-elle, agressive.

—Encore une volte-face d'humeur insolite, inexplicable, je suppose?

—Oui, vous n'êtes pas stupéfait?

—Stupide, irrémédiablement stupide, cette fois-ci, je l'avoue franc et net… j'ai perdu la voie…

—Il est pourtant facile de la retrouver!

—Guidez-moi par cette main-là, si mignonne, si nerveuse, si exquise!

—Vous ne m'échapperez pas!… Votre compliment de tout à l'heure n'avait pas le sens commun! Je l'ai accueilli à titre de badinage. L'admiration, autant que vous le disiez, c'est de l'extase. On ne ravit pas les gens à propos de tout et à propos de rien… Or, vous étiez sérieux, si je puis encore me rendre compte de quelque chose…

—Quelle indignation! Et parce que j'ai déclaré ma pensée intime! Ce n'était qu'une manière d'exprimer combien le charme de votre esprit est divers, inépuisable, compliqué, c'est-à-dire adorable!

Cette tirade jaillit avec une aisance parfaite, alors que le visage du beau Lucien se voilait de gravité et que le regard s'alanguissait d'un long reproche, tempéra l'aigreur d'Yvonne. Elle retourna le ressentiment contre elle-même, s'incrimina: Lucien ne la gratifiait-il pas de flatteries semblables à chaque instant, ne l'en avait-il pas saturée? N'avait-elle pas dû se plier aux phrases, à l'exagération, aux superlatifs doucereux? Sous le langage orné, enguirlandé, pour ainsi dire pommadé, elle discernait une louange véritable. Certes, il écoutait les mots rares et harmonieux s'arrondir sur ses lèvres, il se délectait de souplesse intellectuelle, d'originalité, d'un langage fécond. Tout cela, elle le connaissait, elle l'avait compris, excusé, admis. Elle s'y était même si bien résignée que loin d'en être offusquée, elle y trouvait de la grâce et de la culture. Ne le blâmait-on si aigrement d'une conversation habile et surveillée que parce qu'on avouait une impuissance à l'imiter, à l'égaler? Si donc elle a cru équitable d'en justifier, de presqu'en admirer Lucien, n'y a-t-il pas de l'injustice et de la petitesse à l'en flétrir aujourd'hui? Elle rattache l'exaspération des nerfs à l'agacement causé par l'incident avec l'Américaine, elle en est confondue…

—Je suis sotte, n'est-ce pas? dit-elle, avec une tendresse peu adaptée aux paroles banales.

—Cela s'accorde mal avec la déclaration que je viens de vous faire!

En somme, il a l'esprit vigilant, très adroit. Pourquoi se livre-t-elle à une prévention hostile?

—Eh bien, oui, simplement, je vous demande pardon, Lucien.

—Nous ne nous comprenons plus… Votre colère n'était pas de la simulation, un caprice! Vous jouiez à l'emportement, c'était de la variété, c'était gentil!… Comment! Vous… vous étiez…

—Fâchée, d'une colère odieuse, stupide!

Le front du jeune homme se teinta d'une ombre soupçonneuse, quelques plis se tendirent entre les sourcils.

—Oui, Lucien, je suis détestable, redit-elle, servile et roulante. Depuis quelque temps je m'égare en moi-même… Mon caractère se gonfle d'amertume, devient revêche et laid… Ne suis-je pas horrible, dites?

—Ceci n'explique rien…

—C'est vrai.

—Alors!

—Je ne sais…

—Pardonnez-moi ce mot sévère, mais c'est ridicule!… N'en Êtes-vous pas vous-même convaincue?

—Ridicule, mais vrai! dit-elle, frémissante.

—Est-il besoin de vous rappeler que je le sais, moi?

—Comme le dit mon frère, l'hypothèse n'est pas la science… Vous avez un soupçon, pas autre chose!

—Combien de fois, Yvonne, depuis quelques semaines, avez-vous obstinément refusé de répondre à mes questions violentes peut-être, mais légitimes? Vous m'aviez promis, ce soir où Jean mit fin à un interrogatoire qui en est resté là, d'expliquer avec une franchise totale une transformation d'humeur aussi extraordinaire qu'elle fut singulière… Vous fûtes si caressante, si gentille aux premiers entretiens qui nous réunirent ensuite, que je n'osai vous reparler de la… enfin… de ce qui avait eu lieu. Vous n'avez pas oublié ce jour où de nouveau ce petit air grognon et ces réponses… maussades revinrent. L'endroit n'était pas favorable à un aveu complet, je n'insistai pas. Il y a environ une semaine, ici même, au café, vous eûtes encore l'esprit acéré… désagréable. Nous étions cernés de gens qui auraient pu s'amuser de notre querelle, je m'abstins encore. Aujourd'hui, nous sommes seuls, nous avons beaucoup de temps à nous, je vous prie de me fournir une explication entière. J'ai votre confiance ou je ne l'ai pas: si je ne l'ai pas, il vaut mieux… vous comprenez, n'est-ce pas? Avant d'exiger, cette fois, j'ai voulu être sûr que je ne m'emballais pas, j'ai feint d'être sourd, j'ai attendu!…

—C'est impossible…

—Je ne vous reconnais plus… Je me demande si je ne vous connais vraiment que depuis le jour où vous fûtes soudain taquine et acerbe.

—Oh! Lucien! protesta-t-elle.

—N'est-ce pas mon droit?

—Vous n'avez pas le droit de me faire souffrir!

—Le soupçon n'est-il pas de la torture?

—De quoi me soupçonnez-vous, je vous en prie? s'écria la jeune fille, à la fois combative et angoissée.

—De… d'être… je ne sais comment…

—N'avez-vous pas la preuve qu'il est des choses pénibles à dire?

—C'est possible, toutefois…

—Pourquoi, au lieu de parler, balbutiez-vous?

—J'attends, pour le dire ou ne pas le dire, que vous vous soyiez expliquée.

—Le doute existe, c'est lui qui blesse!

—Vous m'y forcez, Yvonne!

—C'est vrai, Lucien, il faut que je vous parle. C'est très sérieux, j'ai eu de l'inquiétude, de longues heures songeuses, énervantes. Je croyais m'être préparée à vous ouvrir mon âme, il me semble que je ne le suis plus du tout. Soyez indulgent, j'ignore par quoi il faut débuter, comment tout paraîtra naturel et intéressant. Un impression étrange m'émeut: comme tout cela est ridicule et grave!… Je suis confuse et enthousiaste!…

Une rougeur dense, en effet, lui recouvre les traits. Bien que les prunelles se dilatent d'une appréhension farouche, Lucien y voit tout au fond clignoter une flamme ardente…

Beaucoup plus qu'elle ne voulut se le confesser à elle-même, l'appel de son frère la sollicitant à de la réflexion, à de l'ambition large et souveraine, à du dévouement, à de la bonté sans mesure, l'avait frappée au coeur. Sans doute, elle rétorqua par des railleries et les dédains agressifs, aiguisa souvent des sarcasmes pour que leur blessure pénétrât mieux. Trop orgueilleuse pour en faire sourdre la plus discrète manifestation, du trouble qui la faisait chanceler, elle fut hautaine. Elle eut l'intuition de tout le chagrin qu'elle avivait en son frère et dont il osait à peine gémir. Des révoltes généreuses contre elle-même la stimulèrent à s'humilier devant lui, à reconnaître une légèreté cruelle à force d'être mordante: au lieu de concéder, elle se défendit, elle s'entêta en l'affirmation que sa manière d'agir était convenable, guidée par la sagesse et conforme au siècle pratique. Jean n'était que l'idéaliste morne et importun, le rêveur de fuyantes chimères, lançait un cri d'espérances répercuté dans le vide…

Et pourtant, le doute lui serra l'âme comme avec des tenailles. Elle s'en moqua d'abord, se crut obsédée quelques heures, un jour, par les préjugés anciens d'idéal, de rêve incolore, inabordable. Elle se leurrait: ce ne fut pas le doute superficiel qu'on porte en soi comme une buée que le premier souffle d'oubli efface. Il n'amollit son étreinte que pour la refermer plus vive. Elle ressentait comme le poids d'une tyrannie sourde au plus profond d'elle-même, elle traînait un malaise, une idée fixe oppressante. Alors même que la gaieté la secouait et l'étourdissait, qu'elle était sûre d'avoir enfin calmé cette bizarre inquiétude, une crainte vague persistait en elle. Comme si elle eût été maîtrisée par une volonté plus ferme que la sienne, elle admit enfin qu'en son être quelque chose d'irrésistible et de décisif avait eu lieu. Elle ne pouvait plus être la même qu'avant la méditation suscitée par Jean. Vainement cherchait-elle à se replonger dans l'insouciance absolue, dans le tourbillon des joies multiples et faciles, elle sentait qu'une force intime la suivait partout, l'empêchait de s'adonner totale au plaisir comme autrefois. Contre l'obsession impérieuse, elle se rebella souvent, fut sans cesse vaincue. La perspective d'une vie orientée vers le faste et les triomphes exclusivement mondains continuait à lui sourire, mais avec un prestige moins éclatant. Ainsi que d'un horizon longtemps déformé par un aveuglant mirage on voit tout à coup s'éployer les contours vrais et limpides, elle eut la vision précise de l'avenir esquissé par son frère. Avant même le jour où d'une ardeur si énergique son frère les incita, elle et Gaspard, à une tâche généreuse, elle pressentit combien la femme canadienne-française pouvait accomplir d'admirables choses pour le relèvement de la race… Peu à peu, quoi qu'il s'y mêle un snobisme alarmant parce qu'il est éphémère d'essence, l'élite féminine de chez nous se laisse attirer par la séduction du rôle social. Le bruit des quelques tentatives, des quelques résultats splendides avait parfois atteint Yvonne. Oh! combien distraite en face d'événements lointains, à peine intelligibles, à coup sûr n'important guère! Si plus tard elle devait, pour ne pas déchoir de son renom de femme élégante, s'enrôler au service d'une campagne de bienfaisance ou s'abandonner à un courant d'intellectualisme, elle se résignait d'avance à le faire, avec énergie, avec passion, docile au rêve de Lucien Desloges, selon le modèle qu'il ciselait de l'épouse éblouissante, intuitive, qui excellerait à retirer de chaque mode nouvelle une gloriole particulière, une supériorité d'initiative et d'éclat…

Cela ne signifie pas que l'intelligence d'Yvonne Fontaine s'affaissait. Elle conservait de l'élan, de la souplesse, une vivacité personnelle. En d'autres ternies, elle ne s'enfuyait pas, elle ne s'abêtissait pas; le plus vigoureux d'elle, tout simplement, somnolait. Dans toutes les occasions de penser, d'être originale, que lui offrait son existence de jeune fille adulée, elle éclipsait toutes ses rivales par une aisance à lancer des ripostes inattendues, par une ingéniosité savoureuse et brillante, par un esprit dont nul ne pouvait récuser l'activité incessante et le riche imprévu. Dès qu'Yvonne s'intéressait un peu à une idée quelconque, fût-elle sévère ou futile plus ou moins, elle n'en parlait qu'en lui insufflant un charme et une vie spéciales. Sympathique à la vocation de luxe et de vanité glorieuse à laquelle si adroitement Lucien la provoquait, elle répondit à son attente avec l'ardeur, les ressources, la vibrante intuition de son intelligence. En elle aussi revivaient l'impétuosité de Gaspard, son vorace appétit de réussir. De pareils instincts, vivant à la sourdine, attendaient, l'heure d'éclater: les projets de munificence auxquels son ami l'initiait, dont il avait l'intention de la rendre solidaire, eurent cet effet, les firent tressaillir en elle. Avant longtemps, ils furent développés, forts, obsédants. Au couvent, lorsqu'elle s'épuisait à maintenir son nom à la première place des concours, n'avait-elle pas déjà frémi sous l'aiguillon d'être sans égale? Il est vrai qu'alors, et autant que son frère l'en jugeait délicieuse et noble, elle se complaisait aux enthousiasmes généreux, aux songes de tendresse altière, au désir d'une vie profonde. Elle ne s'évertuait pas moins à copier toutes les fantaisies distinguées, les raffinements, les menues frivolités de ses compagnes issues des familles resplendissant au premier rang de la mêlée mondaine. Jean, la chérissant d'une affection extrême, ensorcelé, ne devina pas cette recherche croissante de la parure et de la joie artificielle. Toujours est-il qu'à la date où on réclama sa jeunesse et sa beauté, les études closes, elle avait l'âme encline à céder aux molles tyrannies de la mode, à l'emprise de la vogue. Oh! l'enivrement de la popularité bruissante autour d'elle! Quel ravissement de dépasser les autres jeunes filles, de se sentir la favorite, la plus jolie, la plus lumineuse, la plus enviée de la saison! D'être ainsi admirée par les jeunes gens, acharnés à lui payer leur redevance de flatteries et de politesses, ne se grisa-t-elle pas d'une jouissance analogue à celle dont Gaspard Fontaine, maîtrisant la richesse, avec fièvre se délectait? D'un orgueil pareil à celui de son père, avec une certitude et une présomption égales, avec la même exubérance, elle tendait vers le succès, elle conquérait la société. Lucien Desloges ne fit qu'accélérer les penchants d'Yvonne, que fortifier son rêve en lui dessinant des contours plus nets, en le faisant plus accessible. L'imagination, la pensée, l'énergie, le vouloir furent emportés vers un mirage d'éblouissantes et précises visions. Et cet idéal avait eu le temps de s'affermir assez pour que Jean, lorsqu'il s'y heurta, eut la sensation d'une résistance dure, impitoyable…

Si Jean incrimina trop exclusivement l'amoureux, s'il ne tint, pas du tout compte des tendances vives auxquelles sa soeur avait donné libre cours, il ne s'exagéra pas l'émotion puissante dont il réussit à la pénétrer. Pendant quelques jours, dès que ses réflexions étaient victorieuses de l'obstination à les ignorer, qu'avec droiture elle creusait l'avenir, elle assimila l'adhésion aux conseils de Jean au rejet de Lucien comme l'époux certain. Les ambitions de celui-ci, violentes, tenaces, elle en devinait le lien avec le caractère du jeune homme. Une pensée la tourmenta beaucoup: ne les aimait-il pas plus qu'elle-même? La femme adorée serait-elle autre chose qu'elles? A le craindre, elle traversa quelques heures d'une sombre désolation. Cela devint si déprimant qu'elle ne voulut pas le tolérer, qu'un effort instinctif releva son courage, anéantit cette peur. Elle se moqua d'anxiétés qui lui parurent absurdes. Un tel soupçon ruinait l'amour dont Lucien multipliait les effusions: de son amour n'avait-elle pas une conviction suprême? N'était-ce pas, en son esprit, la première contestation, le premier doute, la première injustice? Un accès d'amertume l'irrita contre son frère: il était responsable de la torture, de l'outrage. Ce lui fut un soulagement de le croire, une excuse bientôt. Jean l'avait sommée d'être méfiante: elle se sentit réhabilitée, digne…

Il est évident qu'après cette crise elle eut une confiance plus impétueuse, plus inébranlable en la sincérité du beau Lucien. Il prévoyait à leur tendresse un cadre merveilleux, une atmosphère de splendeur. Mais sa tendresse était vraie, fidèle et complète, elle vivait par elle-même, elle promettait, elle affirmait, elle jurait, elle ne décevrait pas! La griserie de l'avoir si bien assujetti revint à la jeune fille. Elle s'admira beaucoup de le tenir, de l'émouvoir. Un bonheur dont la douceur l'étreignit, un bonheur nouveau, parce qu'elle ne savait rien de si doux encore, fit surabonder en elle ce qui lui sembla la plénitude de vivre. Pour ainsi dire, l'angoisse apaisée s'écoulait en source d'amour. Ces heures d'inquiétudes, en effet, lui manifestèrent combien lui était nécessaire l'affection dont elle se louangeait. La vanité seule ne l'inclinerait plus vers Lucien désormais, il y avait bien mieux qu'un attachement factice et volontaire, puisque son coeur n'avait pu endurer la souffrance et s'élargissait d'une pitié si tendre et si profonde. Elle commençait à l'aimer, elle le sentit, elle en fut épouvantée. Jusqu'alors, elle était fausse envers elle-même et envers lui. La douleur d'y réfléchir, d'en être positive, agrandit son amour. Une gravité mystérieuse la transforma: elle avait parfois l'hallucination d'être étrangère à elle-même. Elle passait d'une exaltation délicieuse à un chagrin suave. En sa manière de se réjouir, il y avait autrefois une insouciance dont elle ne serait plus jamais capable. Sa gaieté la plus bruyante laissait l'âme lourde…

Phénomène qui la remplit de saisissement, elle reconnut peu à peu ces rêves dont Jean lui avait imposé la souvenance et qu'elle s'était hâté de renier. Ils n'étaient plus les mêmes, et cependant, elle retrouvait d'anciennes ivresses à revivre. Elle avait ri des rêves morts, ils se ranimaient: quelque chose d'indéfinissable rendait pareils ceux de la jeune fille et ceux qui, depuis l'amour, en son être répandaient la félicité. Il lui sembla que les dissemblances, dont elle était sûre, n'étaient qu'apparentes, qu'au fond d'elle-même les uns et les autres se confondaient, identiques, inexprimables. Ceux-ci, moins nuageux, moins perdus en du vague que ceux-là, prenaient la vie plus entière, bouleversaient d'un émoi plus aigu, creusaient des traces plus durables. Mais il découlait des uns comme auparavant des autres, une sensation d'existence radieuse et meilleure qu'elle désira, qu'elle avait désirée éternelle…

Enfin, ces rêves lui ouvrirent leurs profondeurs cachées. Elle cessa de les honnir. A cause des émotions bienfaisantes qu'ils prolongeaient en elle infiniment, elle les respecta, elle les comprit. Un besoin impétueux de se dévouer l'inonda, elle sut que d'une générosité semblable jaillirait le vrai bonheur. Son coeur se dilata d'une vaste indulgence qui voulait couler à flots inépuisables. Elle ignorait comment définir le lien de ces tendresses nouvelles avec les rêves: elle avait conscience d'être par eux si bonne qu'en vivre, c'était frémir de la bonté la plus pure et la plus émouvante. Un désir la conquit totale. Il fallait que ces ardeurs vers le bien, vers de la haute lumière, vers le beau immense, vers la sérénité apaisante du devoir, ne fussent pas étouffées. C'est elles que Lucien détruirait, ce fut la prophétie désolée de Jean. Pourquoi frissonnait-elle? Derechef le doute, incisif, la déchira. Les paroles de son frère, de leur calme pénétrant, la hantèrent, la désespèrent. L'intuition qu'elles avaient touché juste lui fit mal. Ce nouveau malaise était plus difficile à refouler que l'autre antérieur dont elle avait néanmoins quelque peu gardé l'empreinte amère, il empoignait ferme. Tout le jour où il s'attacha en elle, une douleur lancinante fouilla son coeur. Le soir même, se tint la causerie mouvementée, si austère et prenante à la fin, entre Gaspard Fontaine et, ses deux enfants. Yvonne, au moment où elle s'encadra au milieu de la porte et rompit le colloque du père et du fils, étincelait de malice et d'espièglerie. C'est que, tout-à-coup saisie par l'un de ces revers d'humeur propres aux femmes très sensibles qu'exaspère trop de joie ou de souffrance, elle avait réagi malgré elle, selon une poussée inévitable de l'âme profonde. L'instinct de s'amuser, de s'étourdir beaucoup, lui dicta des railleries, la violenta d'éclats de rires. Un relent d'aigreur contre son frère enivra son cerveau. Mais Jean, si résolu, si clément, si irrésistible, versa de la douceur aux nerfs douloureux. Elle s'attendrit. Elle ne fut plus arrogante et bourrue, elle écouta d'un esprit dompté, avec une émotion ramassée et soumise. Du langage de son frère, il émanait une lucidité parfaite, attirante comme la pureté des sources: Yvonne s'abreuva d'idéal et de certitude. Les impulsions en elle se tendirent vers un but moins trouble, plus révélé. La passion comprimée de Jean l'infiltra elle-même peu à peu, de l'enthousiasme électrisa son sang, lui empourpra le visage. Elle palpitait de convictions adoptées, claires et voulues. Quand vint le plaidoyer touchant pour la race, Yvonne était prête, elle fut bouleversée. Une flambée d'enthousiasme la réchauffa toute entière. Le profond souhait, d'être bonne et fervente la poussa vers les dévouements suggérés, vers le rôle de puissance et d'amour…

Une telle conviction s'épanouit davantage, s'éclaira en elle d'une précision saisissante. Mais comment Lucien l'envisagerait-il? Elle ne pouvait se placer devant le problème sans un tressaillement d'effroi. Pour se rassurer, elle assemblait toutes les qualités du jeune homme, elle joignait tous les souvenirs, et elle ne réussissait pas. Ce n'était plus de la certitude, mais de l'oppression indomptable: Lucien Desloges s'effarerait d'idées aussi austères, s'opposerait, ne tenterait même pas de comprendre. D'une boutade narquoise ou d'une moquerie acérée, il s'esquiverait, il tournerait le dos à la confidence ennuyeuse. Et l'assurance qu'il serait hostile et mesquin n'atteignit pas son amour: aucune répugnance ne survint. Comme elle l'aimait! Elle en fut bienheureuse et atterrée. Il lui sembla que le destin la rivait à lui, qu'elle devait lui rester loyale et indulgente, miséricordieuse et tendre sans mesure. L'immense bonté venue en elle se pencha vers lui…

Yvonne l'excusa, ne le méprisa pas. Elle ne le chérit qu'avec plus de force et d'apaisement. Ce qu'elle discernait de sa légèreté, de son égoisme, loin de lui être détestable, la charmait en quelque sorte, parce qu'à ne pas le haïr, elle était plus sûre, plus enorgueillie de sa tendresse. Depuis que son amitié s'exaltait, s'élevait ainsi, peu à peu se délivrait de ce qu'un jour elle avait contenu de trop frivole ou de trop instinctif, depuis quelques semaines donc, elle fut souvent déchirée par l'hésitation. Son coeur, en effet, se serrait, de peine lorsque, délibérant avec elle-même, elle discutait si elle devait communiquer à Lucien l'ambition prodigieuse ou le tenir dans l'ignorance. Jusqu'au jour où elle aurait un ascendant plus énergique sur la volonté du jeune homme? Pourquoi ne se modifierait-il pas selon le bouleversement dont elle-même avait été secouée, changée? Pourquoi ne franchirait-il pas l'étape de l'amour subalterne à la passion magnifique et généreuse? Pour elle, pour qu'il devînt plus digne, de plus en plus homme de coeur et de beauté, pourquoi ne fournirait-il pas à sa race un peu d'âme et de talent? Elle désire dès lors, il faudra qu'un superbe dévouement l'agite, le rehausse, le transforme! Il s'agit bien d'une évolution qu'elle suscitera, qu'elle soutiendra, qu'elle vivifiera. Leur affection n'en sera-t-elle pas ennoblie et inébranlable?…

Il y a peu de jours, comme s'il se fût ingénié à s'étaler, Lucien lui parut si infatué de lui-même et volage que l'épouvante la reprit. Elle fut, pour ainsi dire, écrasée par la masse d'une vanité solide, incorrigible. Puisqu'elle savait, pourquoi ne se lassait-elle pas d'un tel amour, pourquoi le besoin de s'en affranchir ne lui venait-il pas? Elle eut beau s'aigrir contre elle-même, elle affermit son amour…

Une bonté âpre la gonflait d'en être malgré tout orgueilleuse…

Aujourd'hui, l'impertinence des oeillades à l'Américaine a fait renaître les doutes, puis l'angoisse… Yvonne a derechef, maladroite, recouru à l'agression, rallumé les susceptibilités du jeune homme. Il attend les explications, il presse, il la fascine des yeux impatients. D'abord, elle a vacillé, un recul d'âme l'a interdite. Il n'est qu'une excuse à tant d'acrimonie, de violente malice: dévoiler la crise morale à travers laquelle tout elle-même a passé, qui l'a torturée pour mieux l'assouplir à un idéal clair, vrai et magnanime. Bien que celui-ci l'ait conquise, la domine et la sollicite à l'effort, bieu qu'à l'instant même elle ressente pour lui un battement de coeur chaleureux, elle ne se résout à l'avouer à Lucien qu'avec un tressaillement de confusion:

—Vous allez être bien généreux, bien sympathique, bien… sérieux? dit-elle, implorant des jeux tout ce qu'elle disait.

—Mais je suis toujours…

—Sérieux?

—Il ne faut pas toujours être sévère comme une… comme une muraille de forteresse…

—Il y a une manière d'être sérieux toujours, celle de guider sa meilleure énergie vers un but, vers une tâche magnifique, inspiratrice… Aux heures de détente, cela n'empêche pas la joie facile et grisante…

—Qu'est-ce que c'est que tout cela, je vous en prie? Je n'y vois pas la fameuse excuse!

—Vous avez promis de me rendre heureuse, n'est-ce pas?

—Au superlatif!

—Si ce que je dévoile est nécessaire à mon bonheur, vous le comprendrez, vous le voudrez?

—J'écoute avec mon âme d'esclave!…

—Eh! bien, Lucien, vous avez l'intelligence riche, alerte, pénétrante… Vous vous glorifiez d'une volonté devant laquelle on s'écarte… J'ai de l'espérance en votre coeur: il est bon, il est droit, il est ferme!… Vous pouvez, vous devez être utile, puissant!… Vous ne m'avez jusqu'ici offert que de la splendeur mondaine: dites, elle ne suffira pas, elle ne sera qu'une partie de notre avenir délicieuse et amusante; il faut aussi quelque chose de plus certain, de plus haut, de plus… éternel…

—Mais que faites-vous de notre amour, ma chère Yvonne? fit-il, à la fois enivré des flatteries et curieux des choses graves qu'il pressent.

—Il s'agit bien de notre amour, Lucien, je veux qu'il dure! A ne vivre que de lui-même, il faiblirait peut-être, il deviendrait banal, il se fanerait comme une fleur privée de soleil. Un amour, tel que le nôtre, doit se renouveler, se fortifier par l'union des âmes vers ce quelque chose d'élevé, de sincère, d'éternel… Il vivra alors de cette obsession de la tâche commune, de cet accord incessant vers la bonté… Nous aurons tant de loisir; j'ai peur du plaisir sans cesse, il anémie le coeur… Voulez-vous que nous donnions un peu de notre richesse et de nous-mêmes à notre race, à des oeuvres nationales?… C'est vague? J'expliquerai! Nous chercherons, nous verrons clair! Comme elle a besoin d'amour, elle aussi!…

—Qui vous a mis ce patriotisme romanesque en tête? Ma surprise n'a pas de limites… Si peu de temps avant notre mariage, avons-nous le loisir de tels soucis? Vous êtes impressionnable, on a remué votre coeur avec adresse. Ce n'est pas sérieux, dites? Ce que vous dites est admirable de charme et de profondeur, mais c'est vague, cela échappe. C'est de l'idéalisme sonore, une chanson joliment rythmée sur vos lèvres, mais qu'en demeure-t-il? Pas autre chose: l'impression fugitive d'un chant… Bientôt, vous n'y songerez plus…

—Lucien, vous me faites plus de chagrin que vous ne sauriez vous l'imaginer! dit-elle, avec une réelle angoisse.

—C'est vous qui n'êtes pas sérieuse, Yvonne!

—Ma voix ne vous émeut-elle donc pas? Détruirez-vous l'espérance nécessaire en vous?

—Mais enfin, c'est un caprice, l'entêtement d'un jour, d'une semaine! dit-il, agacé.

—Je vous ennuie? Je suis ridicule, n'est-ce pas?

La désillusion l'oppresse…

L'embarras pétrifie Lucien d'abord: il n'a pas l'effronterie d'avouer ce qu'il pense, il flatte, il ment:

—Une jeune fille charmante n'est jamais ridicule!

—Vous ne répondez pas!

—Avons-nous contre la femme un autre argument que le compliment?

—Vous vous moquez de moi! s'écria-t-elle, une blessure profonde au coeur.

—Nous avons tout l'avenir pour nous en soucier, de votre féminisme, de votre secret de prolonger, d'éterniser l'amour… c'est, bien cela?

Il minaude, il persifle… Une douleur violente exaspère le courage d'Yvonne:

—Eh! bien, libre à vous de railler, de ne pas vouloir m'entendre! Vous m'enlevez toute force d'être claire, d'être éloquente. Votre badinage me paralyse. Un jour, vous admettrez, vous voudrez! Votre visage s'illumine d'un sourire que je connais bien: vous ne croyez pas à mon enthousiasme? Vous dites: c'est de l'imagination, de la naïveté, du romanesque! Je vous préviens que vous serez conquis, entraîné! J'espère en vous, Lucien, de tout l'élan de mon âme. Des heures méchantes m'ont déchirée: elles me bouleversaient, elles sont responsables de tout, des taquineries, des humiliations… Oh! pardon, c'est fini, je crois en vous! Je vous convaincrai, je ferai de vous l'être de bonté, de valeur, d'excellence que j'attends, que je veux! Ah! que je vous remercie de ce visage transformé, sérieux, qui ne me torture plus, qui me promet d'être généreux et d'obéir, n'est-ce pas?

Lucien Desloges a la certitude qu'il faisait erreur, qu'elle n'est pas émue par une fantaisie puérile. Tant de conviction passionnée l'abasourdit, le tranquillise, refoule sa raillerie. L'accent de la jeune fille, agressif, vigoureusement positif, l'a troublé, rendu méditatif. Comme si du respect lui faisait vénérables les angoisses dont elle à souffert, il ne peut la décevoir encore, la tourmenter de sarcasmes. Avant de croire en lui de la sorte, elle a cédé aux doutes contre lui: il ne songe même pas à lui faire une querelle d'orgueil. Un attendrissement bizarre le pousse à la miséricorde, à s'humilier…

—Je vous remercie de croire eu moi, dit-il, à voix basse et douce…

—Ah! que vous êtes bon, Lucien! Que je me sens joyeuse et fière! s'écrie-t-elle, avec une gratitude frémissante.

XI

LA DÉTRESSE PROFONDE.

—Lucien, je t'en prie, il n'y a pas encore trois mois que nous sommes mariés!

Lucien, d'un persiflage pointu, nargua sa jeune épouse qui venait de supplier:

—Tu le regrettes déjà? Il me semble que tu pourrais attendre un peu. Je suis démesurément surpris, j'ai eu la tentation de dire…

—Que je suis désagréable, sans doute?

—Si, après deux mois et quelques jours d'atmosphère conjugale, tu me déplaisais déjà, tu aurais contre moi raison de gémir, et…

—Et j'ai tort, je comprends! conclut-elle, avec une nonchalance qui était de la dépression, un relâchement temporaire de son inquiétude.

—A la bonne heure, tu redeviens intelligente!

—Cela signifie que le coeur joue des mauvais tours à la raison?

—Je te retrouve! Comme tu es gentille, avec cette pensée grave de je ne sais plus qui… tu ne t'en souviens pas, Yvonne?

—De la Rochefoucauld, je crois, dit-elle, un peu enjouée, plutôt, désolée.

—Alors donc, avec cette pensée de la Rochefoucauld simplifiée, rajeunie, enjolivée! Tu as l'esprit subtil et délicieux. Les choses gracieuses succèdent aux gracieuses choses…

—Tu restes avec moi, ce soir, dis, mon cher petit mari? J'ai peur de tes flatteries, maintenant.

—Tu préfères que je m'en abstienne, répondit-il, d'un accent, détestable. C'est convenu… je…

—Tu te moques de moi, tu m'échappes! Je le sens!

—Combien longtemps nourriras-tu ce cauchemar? Tu m'outrages et te mets au supplice… En plus du reste, c'est ridicule!…

—Tu ne me désertes pas ce soir, mon Lucien?

—Te déserter? On n'emploie ce mot que dans les circonstances austères. Un soldat, un fonctionnaire, un esclave, des gens qui désertent, en voilà! Est-ce ton désir de me faire choir au rang des esclaves?

—Le véritable amour est libre!…

—Enfin, c'est l'entente amoureuse, je respire, je suis libre!…

—Délibérément, obstiné, si froid, tu éludes, tu te sauves!… oui, je te perds, chaque jour… Ou plutôt, je me repens de t'avoir soupçonné. Je divague, je suis tout-à-fait ridicule. Pardonne-moi, mon cher ami, je souffre… et il me semble que j'ai raison de souffrir. Je suppose que, les premiers jours, je fus trop heureuse: cela ne peut durer sans cesse, malgré l'espérance qui inonde alors. Tu es moins assidu, moins tendre. Il faut que tu t'éloignes de moi souvent, si souvent… Reste, Lucien, j'en ai besoin!… Comme tu dis, pour ne plus être sotte, pour ne plus être injuste envers toi, et surtout, pour ne plus souffrir…

Les paroles étaient modérées et humbles, mais contenaient de la détresse. Lucien Desloges ne voulait pas croire au gémissement vrai, il dédaignait la prière de sa femme, comme un badinage importun. Yvonne était lasse d'appréhension. Il était nécessaire qu'elle se soulageât d'une amertume trop dense, intolérable au coeur. La masse en avait gonflé rapide, au cours de réflexions grises, bientôt poignantes. La volonté solide héritée de son père n'avait pu lui épargner une certaine angoisse au bord du mariage. Elle ne se l'expliquait pas. Elle était sûre de ne pas se livrer comme une étourdie, elle s'était prévu une destinée claire, édifié un palais d'illusions. Lucien Desloges devenait le compagnon de sa vie, après qu'elle eût réfléchi avec persévérance, d'une vision lucide et franche de l'âme entière. Les défauts du jeune homme, elle s'était promise d'en venir à bout, de les tenir sous le joug. Elle entretenait même pour eux de l'indulgence et une sorte de gratitude: ils lui donnaient l'assurance de ne pas connaître cette ferveur romanesque dont elle avait l'effroi.

Elle ne pouvait, tout de même, interdire à un pressentiment sourd et taquin l'accès de son âme: il tourmentait, insistait, discret, pénible à définir. Dès qu'elle se proposait de le saisir et de lutter contre lui, il s'esquivait, timide. Et, cependant, il avait de la force, puisqu'il vivait en elle et parlait. Il prédisait des choses désagréables, presque lugubres. En dépit de sa constance, la menace demeurait confuse. Yvonne, à cause de cela, négligea de l'entendre. Au jour du mariage, elle ne ressentit pas de crainte ou de tristesse, elle prit une victorieuse possession du bonheur qu'elle avait elle-même voulu…

Quelques semaines avant les noces, le projet d'aller faire en Europe le voyage coutumier des nouveaux époux fut délaissé. Lucien condescendit au souhait d'Yvonne: la tendresse de celle-ci, avivée depuis quelque temps, sa tendresse profonde exigeait quelque chose d'intime et d'apaisé, redoutait les distractions et la fièvre d'un grand voyage. Ils firent, gentils, recueillis et badins, autour de la Baie des Chaleurs, une excursion radieuse que volontiers ils prolongèrent. Les alarmes vagues de la jeune femme parurent s'abolir. Elle fut joyeuse à l'extrême de les avoir méconnues. Lucien était merveilleux, gentilhomme, épris, souverain: elle se rappela tout ce qu'elle en avait proclamé à Jean dénonciateur, de quel mépris superficiel et injuste l'avait persécuté son frère. Au souvenir des doutes qu'elle n'avait pas bannis sur-le-champ, des hésitations qu'elle avait encouragées, elle éprouva un redoublement d'affection pour la victime. Oh! comme elle l'aimait! Dans la mesure où elle avait persévéré à défendre son amour, où elle avait ressenti un désir immense de sacrifice et de bonté… Ce serait donc le grand bonheur calme attendu, elle en était positive comme de la paix et de la pure lumière de la Baie des Chaleurs, aux jours de brise fortifiante… Un matin que, revenant à Québec à bord du Cascapédiac, ils remontaient le Saint-Laurent,—quatre semaines avaient fui avec empressement depuis leur mariage—, Yvonne s'aperçut qu'une buée d'ennui ternissait le visage du beau Lucien. Elle souffrit d'un malaise incompréhensible. Lucien répéta deux fois qu'aucune indisposition ne le fatiguait. «Mais tu as quelque chose?» insista la jeune femme, «c'est la première fois que tu as ce minois depuis que…depuis que…» «Nous sommes de nouveaux mariés! c'est peu compliqué, il me semble:» acheva-t-il, fort agacé. Elle murmura: «Soudain, avec mystère, j'ai trouvé cela difficile à dire». Il devint, tranchant. «Va-t-il falloir, ma chère, que je sois toujours auréolé de la joie la plus intense?» Elle redit: «C'est la première fois, Lucien, que l'auréole s'atténue ainsi. Pardonne-moi, je n'y pense déjà plus.» Et, tout le jour, elle fut forcée d'en être songeuse, de se torturer vaguement, parce que son mari n'avait jamais été aussi taciturne et rigide. Au moins, pourquoi ne s'en excusait-il pas? Un regret quelconque lui était dû, à elle qui souffrait d'un mutisme pareil, ingénieuse tachait d'en triompher. Tant, de monosyllabes la fâchaient et mortifiaient, ces courtes phrases l'énervaient. La peur de se rendre odieuse (ne venait-il pas de lui riposter d'une voix acide?) mit obstacle à plusieurs questions instinctives. Elles étaient redoutables, elle s'empressa de les écarter. Ne faisaient-elles pas renaître l'angoisse d'autrefois? Ce qu'elles insinuaient de blessant à l'égard de Lucien, elle refusa d'y croire. A la fin de ce jour, il ne lui resta qu'une peine trouble. Cet air impassible de désenchantement revint, ces retours d'humeur à ce degré d'indifférence inquiétèrent davantage. Alors même que la causerie des jeunes époux de nouveau s'envolait d'une aile gaie, que leurs âmes s'abandonnaient au contentement d'être expansives, Yvonne se sentait accablée par une anxiété lourde au fond d'elle-même. Un chagrin s'amassait, dont la cause était visible et imprécise à la fois. Un mot condensait la situation, vaguement et assez: Lucien Desloges changeait… De la dureté trop souvent, contractait son langage, les tête-à-tête devenaient parfois insupportables, des silences entre eux tombaient au coeur d'Yvonne avec une pesanteur de massue. L'évolution, du mari se manifestait, de façons diverses: de plusieurs manières, il se faisait capricieux, las, songeur, cassant, autoritaire ou sardonique. La jeune femme s'affligeait, réagissait pour n'entrer que plus loin dans une espèce de désespoir docile. La souffrance croissait d'une allure certaine, Yvonne savait qu'on l'emportait vers du malheur, de la fatalité…

Deux mois à peine avaient, filé depuis les noces. Rien de plus délectable que ce soir-là… Yvonne espérait qu'une promenade—ils s'étaient promenés ainsi presque tous les jours depuis l'arrivée à Québec—lui serait, offerte. Lucien déclara, d'un flegme insouciant, qu'un rendez-vous le réunirait à l'un de ses amis. Il ne songea pas à déplorer cette absence. Elle en fut contristée à l'excès. Il s'attarda beaucoup, la tortura au point que des sanglots finirent par déverser le poids de son âme. La cloche du téléphone n'avait pas bougé. Il lui eût été si facile d'allégir l'attente par du regret. Quand l'époux revint, ses yeux luisaient comme de l'huile épaisse, des sons gras tâtonnaient sur ses lèvres. Il eut la présence d'esprit nécessaire pour être convenable: «Je le regrette, ma chère», dit-il, «il s'agissait, d'un ami. Tu comprends?… n vieil ami avec qui j'ai eu des relations charmantes. Il est de la campagne où il s'ennuie à l'extrême. Nous avons arrosé sa neurasthénie… Eh! bien, ma chère?» «As-tu beaucoup d'anciens amis qui font de la neurasthénie à la campagne?» se borna-t-elle à répondre, avec du sarcasme doucement voilé. Il en eut conscience et dit: «Tu te moques de moi, je pense!» «Mais non! Ce n'est pas à cela que je songe», fit-elle, frémissante de peine. Il prit un accent, goguenard, hâbleur: «A quoi donc? A me gratifier d'une scène? Si déjà tu commences à me harceler de… tirades, eh bien!…» Une expression vulgaire avait, jailli en son esprit: il aurait dit criailleries au lieu de tirades. Une intuition indécise le prévînt qu'il serait cruel: il atténua le reproche. Mais Yvonne en ressentit le dard aussi vif. «Tu as bien fait, Lucien, tu es libre!» s'exclama-t-elle aussitôt, refoulant, la douleur atroce qu'elle devait, porter seule.

Pendant quelques jours, elle se laissa écraser par une résignation étrange. Elle ne doutait plus de l'amertume qui s'apprêtait, qui la frapperait. Servile, elle tendait le cou à l'épreuve: elle serait violente, horrible, déchirante, elle venait, elle accourait… Les terreurs s'affermirent, les appréhensions accrurent, la tristesse s'appesantit. Lucien, méthodique, désinvolte et souriant, se dégageait, s'affranchissait, s'assurait l'existence de mari très indépendant qui était son droit. Yvonne déférait à tout, courbait sous les prétextes, vaincue par une nécessité dont elle était la servante. Il lui paraissait, anormal que, si combative, elle se laissât enchaîner si aisément. Devant le sans-gêne et la mielleuse insolence du mari qui désertait, elle éprouvait, une frayeur indicible, un besoin de servilisme contre lequel elle ne s'irritait pas. Aucune vague de jalousie ne lui montait de l'âme: elle défaillait sous une torture plus digne, plus ineffable. La tendresse pour Lucien, approfondie jusqu'aux sources les plus généreuses de l'être par la souffrance, la lui gardait soumise…

Elle s'aggrava, la sensation d'esclavage, de douleur passive, jusqu'à l'heure où il fut impossible de l'endurer. Voilà pourquoi, ce soir, Yvonne s'insurge, tâche avec bravoure de ressaisir le bonheur. Elle a hésité avant de se plaindre, elle s'épouvantait du combat à soutenir. Puis, se rappelant de quelle vilaine légèreté Lucien la négligeait, de la fureur lui avait incendié les veines. Une détermination farouche de l'humilier, de le confondre, entraîna sa volonté d'abord. L'affection calma tant de colère, il ne reste plus en elle que de la miséricorde et une ardeur impérieuse de le supplier… Qu'il cesse de la quitter, de l'oublier, de la trahir peut-être, c'est ce qu'elle réclame, d'une passion énergique, tendue, et il tourne cette angoisse en dérision…

—Tu te lamentes, raille-t-il. Tu ne devines même pas que ce n'est pas divertissant le moins du monde. Tu ne devines pas davantage que tu souffres par ta faute. T'es-tu demandé si tu avais raison de me juger coupable? Ton imagination de femme,—entre parenthèse, elle est joliment développée, active et chatouilleuse, ton imagination!—s'est toquée là-dessus: il m'abandonne, il m'oublie… Tu as supposé, c'est une preuve! Mais ignores-tu ce qu'il est, le suave état du mariage? Il s'agit de celui qui est raisonnable, moderne, que les gens de notre distinction, affichent, n'est-ce pas?

—Eh! bien, oui, quel est-il, ce mariage qui plaît aux autres? interrompit-elle.

—Tu plaisantes, j'en suis fort aise, ça va mieux…

—Je suis anxieuse, au contraire.

—Tant pis, chère enfant!

—Mais tu ne comprends donc pas ma…

—Ta superstition? C'est bien facile, tu n'as pas avancé! Tu en es encore à l'idéal suranné, décrépit, oui, aux couples de tourtereaux ingénus que tous célèbrent avec une bienveillance moqueuse! Puisqu'il faut te l'apprendre, sache que l'amour évolue à l'allure de tout le reste. Tout ce qui retarde, c'est de la superstition. Ma femme, une superstitieuse? Quelle déception!

Il exagère, le sachant, mais avec moins d'outrance qu'il ne se l'imagine. Entre ces paroles et des convictions sûres, il y a fort peu de marge. S'il eût fallu, pour maintenir sa dignité de bel esprit, rejeter l'amour absolument, il s'y serait assujetti de bonne grâce. Pour l'instant, autre chose le sollicite: sa femme l'encombre de réprimandes et de gémissements, menace d'y recourir désormais. Il vaut mieux aussitôt, pour qu'elle ne s'habitue pas aux jérémiades, les couper dans leurs racines, à la première heure de leur vie. L'orgueil d'Yvonne ne suffira-t-il pas à les détruire? Dès qu'elle sera convaincue de leur naïveté et de leur sottise, elle en rougira: n'est-elle pas sensible à l'accusation la plus ténue d'inconvenance mondaine?

—Je suis une bigote de l'amour, je suppose? s'écrie-t-elle, en effet, blessée.

—Comme tu le dis bien!

—Je le dis plus franchement que toi, c'est tout!

—En moins de mots! corrige-t-il, doucereux.

—Tu me tourmentes!…

—Si tes nerfs trop aisément s'aigrissent, en suis-je responsable?

—Tu comprends, mais tu ne veux pas! dit-elle, un sanglot lui rompant la voix.

Il réplique cinglant:

—Mais c'est toi qui ne veux pas te soumettre à ma logique! Elle est si nette, comme un beau clair d'étoiles. Nous sommes mariés: c'est excellent, mais il n'y a pas que cela. Il ne s'ensuit pas que nous devions nous claquemurer dans la solitude. La solitude, encore une institution usée dont se servent les derniers fidèles de la routine ou les vieux impropres à tout! Parce que nous sommes heureux de nous être associés pour la vie, est-il nécessaire que nous l'étalions sans cesse, qu'on nous signale ensemble à tous les coins de Québec, béats, extasiés? Il est malséant d'être bienheureux en public: ce qui est la vraie, l'unique décence aujourd'hui, c'est de feindre aux yeux de tous une indifférence habile, un contentement si voilé que…

—C'est admirable, et j'y consens! Mais je te demande de rester avec moi plus souvent… Je ne te vois presque plus… Il ne s'agit pas de l'opinion, mais de nous.

—Il s'agit de l'opinion, chère petite femme… il n'y a pas de milieu: l'isolement à deux ou la tendresse en public.

—Sortons ensemble alors, comme tu veux, la face gelée d'indifférence, d'indifférence habile, il va sans dire…

—Ah! tu railles!

—Si peu, Lucien!

—Et si j'estime que c'est trop, moi?

—Eh! bien, je rétracte la différence! répondit-elle, souriante et câline.

Comme elle était gracieuse et frêle, ainsi vêtue de linon mauve! Et Lucien, d'un égoisme opiniâtre, la faisait souffrir. Au lieu de s'amollir, il rétorqua, plus dur, avec un rictus de malice à la bouche:

—Si tu avais réfléchi avant de parier, tu n'aurais pas à me cajoler maintenant.

Il vient de renoncer à la forme élégamment arrondie qui lui était féconde, il a même été vulgaire. Yvonne est ébahie de douleur.

—Une parole d'amour t'exaspère, alors? reprocha-t-elle, d'une voix faible.

—Tu appelles cela de l'amour, toi?

—Si tu savais comme j'ai le coeur gros!

La plainte résonnait sincère et presque désolée: il ne pouvait en narguer l'appel, il s'emporta, Il nia, espérant ainsi la faire moins juste.

—Tu m'avais offensé, dit-il. Tu étais intéressée à me tenir un langage de caresses.

—Oh! combien de caresses tu me dois à ce compte-là! s'écria-t-elle, rapide et quelque peu révoltée.

—Affirmes-tu qu'il m'arrive de te froisser, de te rudoyer?

—Tu m'abandonnes, Lucien! redit-elle d'une effusion ardente.

—C'est ridicule! Inutile d'y revenir!

—Tu n'as plus la même douceur…

—Tu te l'imagines!

—Ni le même respect qui me rendait si heureuse…

—Faut-il que je m'agenouille devant toi comme un moine aux pieds de sa
Madone?

—Je parle de cette bonté dont les femmes ont tant besoin lorsqu'elles aiment…

—Pourquoi ne me le disais-tu pas tout de suite, que je te rudoie, que je te martyrise?…

—Peut-être…

—Comment? peut-être?… Je comble la mesure et c'est à peine assez?

—Tu ne sauras jamais quelle est la chute de mon rêve!

—Jusqu'où m'avais-tu donc soulevé?

—Jusqu'à l'amour!…

—Et ton amour s'est abattu comme ton rêve?

—Lucien: tu n'as pas le droit!… supplia-t-elle. Tu te joues de moi, réellement… Nous nous séparons, nous nous perdons!… Je souffre beaucoup…

—Je n'ai pas dit que tu me détestais, concéda-t-il, avec une fatuité peu discrète.

Yvonne l'en exonéra de tout son coeur: ne gardait-il pas toujours la fierté d'être chéri par elle? Il n'était, donc pas impossible encore de l'attendrir. Une flambée de joie irradia les prunelles de la jeune femme.

—Puisque tu m'aimes, il est si facile de nous expliquer avec générosité, d'esquisser notre bonheur le long de l'avenir!…

—Mais ni n'es donc pas heureuse! s'exclama Lucien, les lèvres serrées et nerveuses, le front raidi par l'impatience. Tu me permettras d'en être ahuri.

—J'ai peur… Laisse-moi parler, je t'en prie!… J'en ai besoin…

—Enfin, je vais en savoir quelque chose!

Lucien modula cette phrase d'un rythme langoureux, où la moquerie se laissait clairement percevoir. Cela figea presque toute la confiance d'Yvonne, la mena vite à la dépression de tout à l'heure… Elle ne comprenait pas son humilité, sa résignation. Comment son caractère avait il pu se libérer ainsi de l'orgueil qui se rebiffait d'un rien, de la sensibilité querelleuse? Elle se remémore le temps, si près d'elle encore, où l'insolence la plus bénigne de Lucien lui valait une rebuffade, où elle ne tolérait pas ses plus infimes sarcasmes. Et maintenant, elle s'incline, elle courbe, elle s'affaisse…

Le pronostic de Jean surgit en sa mémoire. Elle n'a pu l'oublier, lucide, fort, presque certain. Ce qu'il prédisait était simple, mais incroyable! Elle refusa de le craindre, et, il s'écroule sur elle d'une lourdeur qui la terrasse. Lucien ne demande pas, déteste l'amour qui est le don total, voulu, magnanime de soi-même. Une pareille affection l'ennuie, l'irrite, le fait rire. Il va la lasser, l'anéantir par des saillies, bientôt par des invectives. Cela parut impossible et c'est vrai!…

Elle ne s'indigne pas, aucune rage ne lui fermente dans le sang. Tout le coeur meurtri accepte la désillusion, la souffrance. Jusqu'alors, n'y avait-il pas au fond d'elle-même une attente vague, mais inévitable de ce qui arrive? Les paroles de Jean s'étaient, pour ainsi dire, incrustées en elle: à vouloir les effacer, elle n'avait réussi qu'à les accentuer davantage. De cette lutte morale avait commencé pour elle un sentiment inconnu de responsabilité: puisqu'elle se livrait d'elle-même à ce mariage, puisqu'elle détournait les objections, se garantissait. le bonheur qu'elle espérait, elle n'aurait de comptes à rendre qu'à elle-même du succès ou de la faillite de son rêve. Tant d'amour, sans doute, affaiblit les doutes jusqu'à les rendre exécrables. Mais dès que les premières malices de Lucien le lui permirent, ils reprirent d'assaut la conscience d'Yvonne. Comme ils étaient changés, comme ils étaient puissante! La sensation de responsabilité écrasante de nouveau s'appesantit, sur elle. La torture devinée par Jean la cernait, d'un lien plus étroit chaque jour, la briserait, mais elle se rappela sans cesse qu'elle s'était elle-même offerte au désastre possible.

Comme il s'est rué vite sur elle, le désastre de l'espoir qui l'avait exaltée! Au bonheur dont elle avait, fixé les contours à l'avance, dont elle devait s'assurer l'existence au gré de son désir, elle croyait d'un instinct irrésistible, d'une volonté solide. Elle l'entrevoyait si lumineux, si haut, si prochain que, fatalement, elle en serait bientôt nantie, pour toujours…

Elle sent, elle se désespère qu'il se dissipe, mirage derrière lequel se préparait le vide!… L'impression est trop navrante, il faut qu'elle réagisse d'un ultime effort pour triompher de l'amertume qui surabonde on l'âme. La querelle où Lucien l'a poussée, est solennelle, décisive. Yvonne est, assez maîtresse d'elle-même pour savoir qu'en ce moment, les attitudes futures des époux l'un vis-à-vis de l'autre se déterminent. Une oppression vive la mord au coeur, fait bondir sa poitrine. Si elle défaillit, si elle a le dessous, elle deviendra impuissante, contre Lucien, à tel point, qu'elle n'aura plus le courage de défendre son idéal: alors qu'elle y est si attachée encore, malgré tout, à la mission de noblesse et d'amour. Avant que le chagrin ne l'en désenchante, c'est l'heure d'y convier son mari, d'être touchante, d'être énergique, d'être victorieuse. Elle devient belle d'enthousiasme et de tendresse. Après tant de railleries et de violences, comment vit-il encore, cet amour suprême qui pardonne, s'humilie et espère?

Lucien, pendant les quelques minutes de cette méditation poignante, n'a pas osé continuer ses boutades, ses ricanements. Quelque chose de mystérieux et de fort, un moment, le paralysait… La voix de la jeune femme est palpitante de conviction et de ferveur quand elle délivre enfin du silence.

—Oui, mon cher Lucien, il faut que tu sois généreux, que tu m'écoutes de ton âme entière! Si tu refuses, j'en aurai du chagrin, énorme pour la vie. J'ai confiance en toi, sans mesure, puisque je veux t'associer à un idéal. Ne fais pas une moue arrogante: il s'agit d'un idéal vrai, large, facile, qui nous donnera, qui nous maintiendra le bonheur… Oui, j'en suis certaine, comme de notre mariage, comme de notre amour! Je me suis fourvoyée, il y a un instant; nous nous aimons encore, beaucoup, hautement, n'est-ce pas? Tu veux que cela dure! Eh bien, moi, je sens toute ma vie là, tu m'entends, et je veux qu'elle y demeure! Ou plutôt, je te supplie d'y bien réfléchir, avec ce qu'il y a de plus sincère, de plus grave en toi! Est-ce assez pour nous d'être élégants, d'être éclatants, d'être gentils et modernes comme tu le désires? J'ai peur, ne te moque pas de moi, cher ami, j'ai peur d'une joie trop légère, trop amollissante. Elle nous inclinerait peu à peu vers l'affection moindre, quelconque, superficielle… Me pardonnes-tu, maintenant, ces inquiétudes, ces reproches qui t'agaçaient? Je te demande, et c'est la mon idéal, j'espère de toi beaucoup d'amour! Comme tu l'exiges, rien de fade ou de mièvre, de banal ou de sot, mais de l'amour très noble, superbement ambitieux, de l'amour puissant!… Nous sommes riches, nous devons être utiles… Je rêve que tu deviennes magnifique d'amour et, de bonté. Comme le dit mon frère Jean, notre race a besoin des coeurs et. de l'énergie de ses fils. Nous donnerons un peu de nous-mêmes à des oeuvres sociales et nationales pour le relèvement, pour la survivance de notre race. Jean t'expliquera, il m'a entraînée, il t'entraînera! Vois-tu, Lucien, j'ai peur du luxe seul, de l'oisiveté: elle nous séparera, elle nous roulera vers le malheur… Dis-moi, si un grand dévouement nous lie, nous passionne, nous élève ensemble, notre amour n'en sera-t-il pas lui-même renouvelé, fortifié, meilleur, plus sacré, plus éternel? Nous en reparlerons, je serai plus claire, tu verras mieux. Promets-moi d'y songer, de m'être loyal! bientôt, mon cher ami, tu voudras, je te posséderai merveilleusement! Oh! que je serai heureuse!

En définitive, c'est de la manie… La hantise du rêve patriotique lui revient. Lucien n'avait, pas douté jadis que ce ne fût qu'une puérilité de jeune fille, un caprice d'imagination étourdie. Il n'est, plus en face d'une obsession fugitive, il se heurte à un voeu net, et solide, à un ordre qu'on lui donne à travers des larmes puissantes. Bien qu'Yvonne, en effet, suppliât et se servît de mots humbles, de la vigueur éclatait dans sa voix et de la conviction flambait dans son regard: elle a été si vibrante, si bonne, si gentille de force et de tendresse, l'épouse qu'à sa manière il aime, qu'une émotion le mordit au coeur un instant. Il en fut terrifié presque aussitôt. Ne vaut-il pas mieux sans délai calmer cette fièvre sentimentale, avant qu'elle ne détienne un ennui, de la perpétuelle hystérie? Il cherche une manoeuvre d'attaque, en voici une qui frappera droit au but: il accusera sa femme de le soupçonner, de l'outrager…

—On dirait, ma chère Yvonne, que je suis le plus redoutable des maris! dit-il, narquois et rude. Tu m'entends bien, c'est la dernière fois que tu m'humilies de la sorte. Si tu conçois le mariage comme un internement, il y a des asiles de vieillards où nous pourrions…

—C'est assez, Lucien, je l'exige! Tu ne sais pas ce que tu me fais! Je dois ne pas te le dire. Enfin, oui, c'est cela. Tais-toi!

Elle sent frémir en elle de la haine méchante, agressive, tout-à-coup. Elle s'épouvante de la colère amassée dans les veines, des paroles venimeuses qu'elle retient à la bouche. Elle se révolte contre l'arrogance de Lucien, elle est incapable d'en être lacérée davantage. Elle veut laisser ralentir la course du sang, redescendre au fond d'elle-même la paix, l'énergie de pardonner… Elle respire avec douleur, la poitrine lourde et, serrée… Les yeux s'effarent, tendus vers les profondeurs de l'âme. Lucien, muselé par le cri violent de sa femme, un peu mécontent de sa lâcheté, boude et s'énerve, plus résolu à la lutte, à la raillerie… La volonté de l'autre, d'une poussée brusque, rejette la haine. A travers le cerveau congestionné d'effort, une conclusion s'élabore, apparaît. La menace de Jean comme un glas tinte en sa mémoire: «Il étouffera ton amour par des sarcasmes, et ce sera bien dur!» avait-il prédit. Ces paroles retombent en elle avec une pesanteur indicible: comme elles oppriment de leur masse, comme elle en est à jamais écrasée! N'avait-elle pas senti le malheur s'entr'ouvrir comme un abîme et l'attirer vers lui? Depuis quelques jours, à la veille d'y crouler, ne subissait-elle pas les affres du vertige? D'une chute rapide, lui navrant le coeur, elle vient de s'y abattre. Un vide énorme se creuse en l'être, des battements drus et pénibles secouent, les tempes, elle se rive les deux mains au coeur afin de le soulager, de l'aider à vivre…

Le visage est est d'une blancheur livide. Un désir la soutient, la ravive seul. Il faut que longtemps des sanglots âpres débordent…

—C'est bien, tu peux aller voir tes amis, revenir quand cela te plaira! dit-elle, avec un accent très faible, d'une suprême douceur.

—T'aperçois-tu combien ton idéal est chimérique, naïf, inélégant, de mauvais goût?

—Sans doute…

—Tu me comprends?

—Oui, enfin…

—Que tu es gentille, ma petite Yvonne!

—Profondément, Lucien…

—Qu'est-ce que tu veux dire?

—Enfin, vas-tu me laisser seule! implore-t-elle, véhémente.

—Pourquoi cette fureur, ce ton d'impératrice?

—Je t'en supplie, Lucien, ne vois-tu pas que j'ai besoin de… oui de… réfléchir? Il faut que je médite longtemps, que je m'apaise… Vois-tu, j'ai souffert beaucoup… Oh! je sais ce que tu vas dire! J'avoue que tu as raison, je suis seule responsable… Je veux être seule à me faire des reproches, à me guérir… De grâce, accorde-moi ce bonheur! Je n'en puis plus!

—Sois donc heureuse, ma chère! dit-il, susceptible et mordant.

Et, léger comme un faune, il s'en alla bêtement, féroce…

XII

L'IDYLLE DE BONTÉ

Jean ne peut différer plus longtemps l'émouvante promesse d'amour à Lucile: une puissance merveilleuse l'emporte vers elle. Il est stupéfié d'avoir aussi bien refoulé un si grand besoin de lui dévoiler sa tendresse. Dès qu'elle et lui se retrouvent, il est tellement heureux que le coeur lui déchire d'une joie absolue, qui tire à elle sa vie entière…

Il faut que, ce soir même, la joie profonde soit transmise à Lucile, pour qu'elle-même en connaisse le ravissement. Des alternatives de confusion et d'enthousiasme font tressaillir le jeune homme: il a la volonté brûlante d'offrir le plus sacré de lui-même, et il a peur d'une façon étrange…

Il vient, de s'assurer davantage que les époux Bertrand n'ont pas cherché à lui accrocher leur jeune fille au bras, convoité une mirifique alliance. Sinon, leur ruse n'aurait pas d'égale, et, ils sont les êtres les plus ouverts, les plus spontanés, les plus honnêtes qui se voient. Ils pensent, de leur Lucile un monceau de bonnes choses: qui pourrait leur en amoindrir le droit? Jean préfère n'avoir, en leur manière de lui parler d'elle, relevé aucun système de louanges tendancieuses, aucune mise en valeur pour le mariage, rien de cet étalage de perfections qui horripile. Dans leur éloge, il n'y avait que de l'affection vivante et simple, de la reconnaissance touchante…

En quelques semaines, François Bertrand a reconstruit, sa vigueur et son élan au travail. Sa gaieté saine et large retentit comme autrefois Germaine peu à peu se familiarise au triomphe, selon son expression, de le posséder au complet

Ainsi donc, ils ont causé, depuis un quart d'heure environ,—il est huit heures—à l'intérieur d'un salon peu cossu, les deux époux modestes, leur Lucile et Jean. Thérèse, à l'esprit de laquelle on ne s'est pas adressé, n'a pas dénoué ses lèvres jolies et graves.

—Après le bon Dieu, c'est à vous que je dois le plus! avait redit
Germaine à Jean qui vantait l'ouvrier de sa ferme carrure.

Le jeune médecin, une seconde, ressentit la honte de celui qui craint d'avoir, recherché la gratitude. Impulsif, il s'écria:

—Le médecin de famille a tout fait! J'ai peut-être ajouté à l'espérance qu'il fallait, mais il fut le sauveur, lui, j'y tiens!

—Il T n une chose bien sûre, dit François, avec un bon sens brusque. Il n'y avait pas besoin d'y être pour que je le sache! Lui, le médecin d'ici, il était obligé de le faire, tandis que vous, c'était de la pure bonté… Ah! mon cher docteur, je n'oublierai jamais ça, parole d'honneur!…

—Et, moi donc! s'écria Lucile, d'une ardeur instantanée, qui lui fit le visage étincelant d'amour.

—Jean la contempla, eut le coeur traversé d'un long tressaillement. Puis, il fut saisi par l'obligation d'être sensible à l'élan de la jeune fille. Un peu timide, il répondit:

—Oh! que je suis orgueilleux de votre erreur, mademoiselle!

—Je suis bien plua fière de ma vérité, moi!

—De cette façon, nous nous accordons un peu mieux?…

Un accès de jubilation triomphante gazouilla:

—Je le savais bien, que j'aurais le dessus! dit Lucile.

—Tous les deux, nous sommes ainsi dans la vérité? insinua Jean, avec la mélodie profonde qui chaque fois remuait la jeune fille d'une violente douceur.

Une telle émotion lui révéla le sens intime des paroles affectueuses, elle s'effraya… Ne les avait-elle pas sollicitées? Aussi dit-elle, craintive, oppressée:

—Ne me croyez pas si ambitieuse que je l'ai paru…

—Je vous ai comprise…

Une exclamation de joie déborda:

—Oh! merci!

—Oh! que je vous remercie moi-même! s'écria Jean, qu'un flot de gratitude envahissait. Comme elle était délicieusement héroïque de ne pas avoir accueilli le rêve d'un mariage éclatant!

—Lucile tâche en vain de pénétrer l'énigme, elle ouvre sur Jean des yeux ravissants de surprise.

—Vous ne comprenez pas? dit-il, avec une espièglerie Tendre.

—J'essaie de tout mon esprit…

—Il serait, plus facile de le découvrir avec votre coeur…

Une divination sourde trouble la jeune fille: elle pressent quelque chose de merveilleux et d'inexprimable… Elle n'ose pas croire au bonheur qui s'annonce au fond d'elle-même, elle ferme l'oreille aux battements fiévreux de son coeur, elle plaisante à la manière des femmes bouleversées lorsqu'elles dissimulent:

—Mon coeur a si peu d'esprit…

—Il en a trop, mademoiselle…

—Vous êtes plus mystérieux que jamais.

—Cela vous taquine?

—Cela m'amuse beaucoup.

—Je vais prolonger le mystère, pour vous faire plaisir?

—Je voudrais pourtant savoir comment il se fait, que mon coeur a trop d'esprit.

—Je veux dire qu'il est trop humble, qu'il n'a pas assez confiance, dit le jeune homme, d'une ancienne ardeur contenue avec puissance…

Oh! le serrement de joie sans bornes à l'âme de Lucile! A l'instant même, elle ne peut qu'en frémir, que la faire durer le plus possible…

Les époux Bertrand, comme si l'intuition de l'amour entre le docteur Fontaine et leur enfant les eût tout à coup éblouis, restaient là, frappés de mutisme. Peu à peu graves, attentifs, ils devinèrent, ils furent ébahis qu'aucun orgueil ne leur vînt. D'un regard où leur pensée commune leur fut, transparente, ils s'aperçurent combien ce qu'ils attendaient les ferait heureux. Le silence actuel est pénible, les intimide: après l'excuse de fatigue ou de travail, balbutiée rapide, François et Germaine s'esquivent pour aller donner libre cours à leur espoir, à leur contentement si grand…

Qu'il est formidable, qu'il est vaste, qu'il est bon, le silence entre les deux âmes qui s'attirent, qui se cherchent, qui ont peur de se rejoindre! Jean s'efforce de réunir les phrases si naturelles, si abondantes, si faciles avant qu'il eût à les laisser jaillir: elles se sont défaites, elles arrivent par lambeaux disparates, lambeaux d'incohérence et de banalité. L'ordonnance harmonieuse de sa déclaration d'amour est en déroute, il n'y a plus que du pêle-mêle, de la gêne, de la tendresse insaisissable que rien ne peut définir. Combien de fois depuis la promenade au Bout de l'Ile, au cours de plusieurs semaines, il avait tenu des propos d'admiration et de ferveur à l'image sainte de l'aimée! Les scrupules suscités par le préjugé de caste mondaine, préjugé de raffinements divers et sans nombre, scrupules auxquels d'abord il s'attardait, ont cessé de revenir: ce qu'ils exigeaient lui parut superficiel ou inutile, parfois mesquin. Auprès de la jeune fille, un ravissement absolu dominait Jean… Aujourd'hui, il est stupéfié d'avoir si volontiers espacé les visites à la jeune fille, si longtemps comprimé ce désir de la revoir sans cesse. Les influences les plus variées concouraient à cette réserve, à une réelle torture. Le mariage d'Yvonne et de Lucien Desloges allait bientôt s'accomplir. Jean ne s'était pas rebellé: son langage à la soeur adorée n'avait-il pas été limpide, sincère et complet? Il respectait la liberté d'une décision contre laquelle il avait opposé le plus convaincu, le plus vibrant, le meilleur de lui-même, il se bornait à souffrir une anxiété poignante aux approches de l'acte irréparable. Il connaissait, la profondeur, la générosité, la noblesse d'affection auxquelles Yvonne, ressaisie par l'élan supérieur de sa nature, avait abouti. Un soir, comme aux jours de l'adolescence première, elle était venue, câline, fraternelle, émouvante, s'asseoir au-près de lui, presque s'agenouiller. D'une voix chaste et passionnée tour à tour, parfois craintive ou ingénue, elle avait narré ses méditations, ses angoisses, la renaissance de l'ambition altière, elle avait murmuré la tendresse nouvelle, haute et prodigieuse. Et dea larmes s'étaient ramassées dans les yeux du frère incapable de la contredire, de lui faire du mal. Que valaient-ils, en ce moment d'exaltation, les arguments contre Lucien Desloges? Cet amour différent, prêt à la lutte, assuré de la victoire, ne les vouait-il pas d'avance à l'échec? Les devinant stériles, ne doutant pas de la douleur où ils plongeraient Yvonne, Jean n'aurait-il pas été féroce de l'en menacer encore? Elle était si désolée, si humble de s'être aigrie contre Jean, elle requérait son indulgence avec tant de charme qu'il s'empara de l'exquise tête blonde et, l'attacha longtemps à son coeur, longtemps…

Pendant qu'il gardait Yvonne à lui d'une pareille étreinte, il eut l'âme reprise par le souvenir de Lucile. Il fut déchiré jusqu'aux profondeurs de l'être par une douleur qui se fondit eu l'émotion la plus suave. Oh! qu'il serait bienheureux de maintenir aussi longuement l'aimée sur sa poitrine! La décision intime qu'elle deviendrait son épouse se confirma, sembla beaucoup plus tenace en lui. Hélas! l'orgueil de Gaspard avait été comme chauffé à blanc par l'éclat de l'alliance avec les Desloges. Gaspard trépignait de satisfaction, il n'avait jamais été aussi jovial, expansif, puéril et vain, il ne s'habituait pas à l'accroissement de splendeur. Si Jean eût osé dès lors lui dévoiler son coeur, affirmer le choix de Lucile comme femme, le père se serait tordu le visage à s'en divertir… Et d'ailleurs, ne venait-il pas de parcourir les phases d'un combat moral où il avait failli lui-même se tourner en dérision? Un scandale gonflait, sous lui comme une vague. Tous les jours, l'accent de l'indignation grondait plus fort, plus acerbe. Il était impossible que le docteur Fontaine recherchât la compagnie d'une ouvrière pour la conduire au mariage, il ne restait qu'une conclusion à choisir: Jean Fontaine caressait une espérance lâche et féroce. Lucile Bertrand, si jolie, si digne, si délicieuse, l'attirait comme proie naive à séduire. La nouvelle s'accrédita, se précisa de piquants détails, s'aggrava de preuves surgies en des imaginations fécondes. Ou flétrissait à peine la jeune fille, on écrasait le jeune homme d'une masse d'horreurs et de malédictions. Il vint une heure où ce fut de l'exaspération, de la colère extrême, un besoin aigu de punir et d'assommer…

Comme on était muni d'une arme bien tranchante, d'une souplesse infinie, à coup sûr meurtrière, le ridicule, on la pointa contre lui, on l'en déchira, on la lui enfonça jusqu'au plus saignant du coeur. Il fallut bien alors, en effet, qu'il s'aperçût de l'aversion qu'il inspirait. De toutes les façons, dès qu'un incident minime lui en eût imposé la crainte, il sentit le blâme de l'opinion le narguer, s'appesantir sur lui. Des éclats de rire le souffletaient, des sarcasmes l'écorchaient au vif, des sourires de compassion entraient jusqu'au fond de son âme leur ironie comme un dard. Oh! comme il en eut de la honte et du tourment! La moquerie âpre, inlassable, de toutes parts se refermait sur lui pour l'étreindre, l'avilir et le châtier…

Il fut sur le point de lui obéir, de perdre l'équilibre. Il voulait se libérer d'une torture qu'il n'avait plus la force de vivre. Pendant quelques jours, il accueillit l'hypothèse de rejeter Lucile. On n'avait, pour le honnir, que des preuves fantaisistes, on reconnaîtrait la méprise et l'injustice, on lui redonnerait l'honneur. A prévoir ainsi la joie de la réparation et de la vengeance, il ressentit le calme tant désiré…

C'est comme si la violence de la confusion soulevée en lui par le ridicule eût aboli les autres sentiments, l'amour aussi. Lucile, toutefois, ne cessait pas d'être merveilleuse en la mémoire du jeune homme, aucun désenchantement ne l'avait révolté contre elle. Mais une force déprimante exécutait son oeuvre, contre laquelle il fallait tout son être pour réagir: aussitôt qu'il en eut, dominé l'action, Jean la crut moins formidable, il éprouva même l'énergie de la refouler hors de son âme. Contre elle il amassa tout à coup de l'endurance, de la conviction, de la puissance intérieure. D'une impulsion libre, la volonté revécut pour ainsi dire, claire, impérieuse: elle reprit l'essor vers le but, le devoir, la vigueur, la beauté… La conscience de la destinée vers laquelle Jean s'acheminait, remonta au fond de lui-même et toute la fièvre de l'amour le ressaisit. La sensation fut un mélange de douceur et d'humiliation profondes. Oh! la surprise, l'ingratitude, la laideur, la veulerie d'un tel oubli! Qu'il était mystérieux, ce reniement d'une tendresse aussi loyale, aussi complète! L'assurance d'avilir été malgré lui traîné par la vague irritée de l'opinion, ne le délivrait, pas d'une souffrance qui l'oppressa lourdement: n'avait-il pas été faible et vil? C'est d'un élan plus invincible, plus généreux, plus absolu qu'il se redonna… Des perspectives élargies ravirent son imagination, le firent, tressaillir à l'aspect de leur sublime étendue. Jusqu'alors, l'égoisme seul, une joie toujours plus infinie de retrouver le sourire et l'âme de Lucile Bertrand le poussait vers la jeune fille. Il essaya de le contenir, il fut débordé. Asservi de la sorte à l'amour, il ne retint guère une pensée qui lui sillonna la tête et qui aurait dû l'émouvoir: à se lancer contre les obstacles dressés entre lui et l'ouvrière, à détruire en lui les fibres d'une vanité mesquine, à ne pas arracher en poltron de sa vie le sentiment fort éclos au meilleur d'elle-même, ne s'attachait-il pas d'une pleine franchise, d'un lien réel à l'idéal de fraternité qui l'avait remué d'une ardeur intense? N'avait-il pas failli se livrer au dédain contre le peuple, être complice de l'indifférence à l'égard dea humbles, refuser son coeur à l'union canadienne-française? Ne le fascinait-elle pas, ne le persuadait-elle pas tout entier, le jeune homme ardent et sincère, il y a quelques mois, la vision d'une sympathie organisée, féconde, entre les groupes de la race? La conviction patriotique issue des émotions nouvelles au Congrès, des réflexions ardues et pénétrantes, des certitudes acquises, ne perdait rien de sa fermeté, de son espérance. Mais l'amour croissait, devenait exclusif, atténuait le reste en l'âme de Jean. L'image de Lucile, constante, radieuse, éloignait les autres pensées, les autres souvenirs. Comment l'avait-elle jusqu'ici bien peu frappé, la relation rigoureuse entre le rêve patriotique et la grande tendresse? Elle aurait lieu sous la poussée de l'amour, l'entente des classes, l'unité de la race, l'envolée prodigieuse vers la force et la gloire. Ah! que cela devint lumineux, sûr, infaillible, parce que son propre amour illuminait Jean, l'inondait lui-même de dévouement, de pitié, de vaillance!…

Depuis lors, avec une affection renouvelée, moins impulsive et aveugle, plus consciente et intuitive, il chérit Lucile vraiment, d'un élan supérieur. Il eut l'obsession de ne pas l'avoir aimée, il en eut de la peine étrange qui dura. Il aurait voulu toujours l'avoir estimée, ennoblie ainsi, ne l'avoir jamais abaissée de la hauteur de son orgueil et des préjugés infimes. Animée par de tels regrets, fortifiée par l'ardeur plus vive, par la certitude, par l'adhésion claire de la volonté, comme elle se creusa, comme elle s'élargit, comme elle se fit, douce, la tendresse de Jean pour l'ouvrière! Elle ne contenait, rien de vague ou de stupidement romanesque, elle transportait le jeune homme d'une joie saine et clairvoyante, pour ainsi dire. Elle devint un respect bizarre, indicible, qui lui rendait Lucile auguste, une émotion poignante qui la lui faisait nécessaire…

Jean veut le lui dire, avec des mots bien des fois appris, qu'elle est indispensable au bonheur, à la vie, à l'avenir. Hélas! il ne trouve plus que des accents banals et rigides, mornes et indignes, mais il est grotesque d'être ainsi figé par le silence, et il prononce une phrase gonflée d'amour, au hasard:

—Nous n'avons donc rien à nous dire, Lucile…

Il ne l'avait, jamais nommée de la sorte, il ne lui avait, jamais parlé d'une telle voix bouleversée. La confusion agace beaucoup le jeune homme. Les syllabes attendries pénètrent Lucile de crainte et de ravissement. Elle n'ose toucher au silence, elle désire que Jean la trouble encore…

La hardiesse regagne Jean Fontaine: il insinue, taquin:

—J'attends, Lucile!…

—Quoi donc, monsieur Fontaine? élude-t-elle, charmante.

—Vous le savez, pourquoi ne pas m'obéir?

—Ah! vous donnez des ordres! c'est plus mystérieux encore…

—N'ai-je pas obéi, moi?

—Vous ordonnez que je vous appelle Jean? s'écria-t-elle, exubérante, de la pourpre chaude au visage.

—Vous ne me dites pas cela de la manière dont je vous redis Lucile…

Il répétait chaque fois le nom de la jeune fille avec une admiration lente, en un murmure passionné de l'âme entière. Un embarras inexprimable affolait Lucile, elle s'efforçait d'y échapper pour n'être pas idiote, par de l'espièglerie, de la naïveté joyeuse et volontaire.

—N'ai-je pas obéi? dit-elle, exquise de malice.

—Vous vous moquez de moi.

—Vous savez bien que non!

—On n'est pas sérieuse quand on se moque… Vous êtes plus gaie qu'à l'ordinaire, trop gaie…

—Il le faut bien, monsieur Fontaine.

—J'exige que vous tranchiez la tête à ce Monsieur Fontaine!

—Là! je ne vous obéis plus! Si je la tranche, il n'y aura plus de Jean!

—Vous voulez donc le garder? s'écria-t-il, une auréole de triomphe lui jaillissant au visage.

—Il le faut bien, Jean, que je sois gaie…

Il n'y a plus de badinage sur les lèvres, plus de malice au bout des yeux qu'envahit le bonheur. Le regard et le sourire de la jeune fille ont torturé Jean d'une félicité aiguë. Puis, ce fut de l'ivresse, une extase calme, de la bonté sans mesure au coeur. Il songea enfin qu'il devait ne pas commander, ne pas la forcer à l'aveu, il se repentit d'une rudesse imaginaire.

—Je vous demande pardon, Lucile, dit-il, avec de l'affection intense.

Elle s'égaya de nouveau, beaucoup moins, de cette humeur enjouée qui rêve, qui est de la tristesse douce:

—Si vous saviez comme vous m'avez fait peu de chagrin!

Il ne lui fit pas le reproche d'être légère, cette fois. Il devint lui-même enjoué, pour mieux se résoudre aux paroles décisives. Il suggéra:

—Vous me pensez ridicule, n'est-ce pas?

—Il était convenu que je ne m'étais pas moquée de vous…

—C'est vrai! comme vous êtes…

—Ne me dites pas de choses incroyables, je vous en prie! interrompit-elle, avec plus de méditation profonde que d'exubérance taquine.

Elle sentait grossir en elle de l'opposition contre la promesse d'amour prochaine…

—J'allais vous dire ce que je pense depuis que je vous ai connue! s'écria-t-il, railleur à son tour. Cela ne vous intéresse pas, je le garderai pour moi.

—Toujours?

—Jusqu'à ce que vous désiriez m'entendre!

—Suis-je distraite? dit-elle, haletante.

—Vous me fuyez, Lucile, vous ne voulez pas me croire! Il y a si longtemps que j'étouffe, il me semble, de garder le silence. Je ne suis pas venu, je dois avoir couru ce soir. Des paroles douces, oh! si douces, m'obsédaient, me parurent dignes de vous. Dès que je vous ai revue, je les ai perdues… Il ne m'arrive que des morceaux de phrases insignifiants, qui ne contiennent rien de ce que je sens pour vous… Ah! que c'est profond, Lucile, que c'est bienfaisant, que cela rend noble et joyeux de vivre! Dites, vous ne refusez pas? J'ai besoin de vous, de votre sourire, de votre âme si haute, si brave!…

Lucile immobilise sur Jean des yeux éperdus, navrés d'extase. Tressaillante jusqu'aux profondeurs les plus vives de l'être, elle écoute l'harmonie d'amour. Elle est impuissante contre l'émoi, contre la défaillance… Elle a le vertige de vouloir en mourir…

Jean s'étonne du mutisme, de la pâleur de Lucile. Des secousses brusques remuent la poitrine de la jeune fille: elle a presque fermé son regard, le visage est comme rigide…

C'est qu'elle est étreinte par quelque chose d'inévitable, de dur. Un malaise accablant la tient. Comme elle est inférieure, comme elle est pauvre, comme elle est lointaine! En cette minute, elle n'éprouve qu'une tension de volonté âpre…

De la douleur transperce Jean Fontaine: il s'épouvante à l'hypothèse de n'être pas aimé.

—Lucile, vous ai-je offensée? dit-il, enfin, anxieux jusqu'à l'extrême.

—C'est le contraire, Jean…

—Mais alors?… je… je…

—Vous m'élevez trop, je n'ai pas le droit, j'ai peur…

—Je vous admire, je vous aime d'être aussi délicate, mais il faut n'y plus songer, n'est-ce pas?

—Je ne le peux pas!…

—Vous me croyez donc faux?

—Ah! Jean! qu'est-ce que vous me dites-là? dit-elle, un sanglot lui déchirant la gorge.

—Pardon, mon amie! L'inquiétude me rend féroce! Oubliez cela, je ne veux plus que ça vous fasse du mal!

—C'est impossible, je le sais! Que cela me fait de la peine de vous voir si triste! Je n'ai pas de mots pour vous remercier de votre générosité, de l'honneur que vous me faites… Vous allez le comprendre vous-même. Je ne suis pas capable de vous dire cela. Je suis trop inégale, trop étrangère à vous, je suis certaine que vous le regretteriez. Je vous ennuierai, je serai dépaysée, je serai gauche au milieu des vôtres: je serai l'intrigante, l'enjôleuse pour l'argent… Ne voyez-vous pas que je dois être courageuse au-delà de ce que je peux dire? Je le dois à votre bonheur!…

—Ce que vous devez à mon bonheur, c'est vous! Je ne veux plus entendre ces scrupules, il me faut d'autres paroles, celles dont je vivrai toujours après les avoir entendues!

Comme devenue insensible par l'inflexibilité de la résolution prise, elle interrompit si ardente qu'il eut à la laisser grossir l'obstacle:

—Non, vous dis-je, mon ami, c'est impossible! Je vais être franche… Il y a quelques semaines, j'ai lu le récit du mariage de votre soeur. Quelle fête! quelle richesse! quelle élégance! Tout à coup, des larmes ont bondi à mes yeux, je me sentais petite, si loin de vous, triste jusqu'au fond du coeur… Puis, je me suis aperçue combien j'étais sotte, vaniteuse. Vous ne veniez à moi qu'irrégulièrement, je ne pouvais espérer de l'amour chez vous… Est-il bieu vrai qu'alors vous m'aimiez? Ah! non, c'est trop de fortune, trop de splendeur! Votre soeur, une des plus séduisantes femmes de Québec, rougirait de moi. Vous-même, Jean, ne vous fâchez pas, je devine qu'un jour vous penseriez comme Madame Desloges, comme eux tous… Vous êtes si bon, vous cacheriez votre humiliation, vous pardonneriez… Mais je le sentirais! Il n'y aurait plus qu'une chose à faire, ce serait mourir!… Ah! non, je ne le peux pas!

Des sanglots rudes la saisirent à la gorge. Une détresse lui faisait, le coeur lourd à en devenir folle…

Jean se précipite vers elle. Il détache lentement des yeux et du front qu'elle pressait, la main secouée de fièvre. Au bord de la chaise où Lucile est défaillante de douleur, il prend place avec un respect infini. Puis, d'un geste paisible et doux, il incline sur sa poitrine la tête frémissante, la tête bénie. Il parle avec des murmures venus du plus lointain, du meilleur de l'être:

—C'est fini, Lucile!… C'est fini, n'est-ce pas? Vous ne savez pas combien je souffre, combien vous me déchirez!… Vos sanglote me font du mal, à toute mon âme, il faut qu'ils s'arrêtent. Entendez-vous, Lucile, je ne veux pas! J'ai le droit de vouloir puisque je vous aime! Ce n'est pas du caprice, de l'exaltation, c'est de la tendresse profonde, tout moi-même est à vous!… Avant la promesse que je vous ai faite, j'ai réfléchi. Tout ce que vous dites, ne me le suis-je pas dit? Ce que vous dites est sublime, et… c'est fou! J'ai besoin de vous, Lucile, de votre coeur, de votre tête si fine, si douce!…

Les épaules de la jeune fille ne sont plus agitées par la violence de la peine, ses larmes deviennent tranquilles et bonnes. Une joie ineffable l'inonde entière, alors que Jean Fontaine achève de la consoler, de la guérir:

—Vous m'aimez, Lucile… votre grand chagrin n'en est-il pas la preuve? Vous m'aimez, comme je vous aime, pour toute la vie, avec toute la vie… N'est-ce pas vrai, ma douce amie? Pourquoi ne pas me le dire? J'ai besoin de l'entendre… Ne pensez plus à mon rang, à vos inquiétudes. Ne serai-je pas là, moi? Je vous jure ma protection, mon dévouement, ma tendresse éternelle… Lucile, je vous aime! refusez-vous le bonheur?

—Ah! que vous êtes bon! dit-elle, à voix très basse, d'une suavité qui le bouleverse jusqu'aux larmes.

—C'est fini, votre souffrance?

—Il me semble que je n'ai jamais souffert…

—Pourquoi n'aviez-vous pas de confiance en moi, Lucile?

—Je ne m'en souviens plus, Jean…

—Depuis longtemps, je souffrais de ne pas tout vous dire…

—Ah! que vous êtes bon! que vous êtes généreux! que vous êtes…

—Heureux, Lucile, heureux par vous, par votre noblesse, par votre franchise, par votre douceur!…

—Quand l'espérance venait, je la chassais de moi-même! Ah, quel martyre alors!…

—C'est fini, Lucile, pour toujours?

—Je vous aime, Jean! dit-elle, avec une extase profonde.

Longtemps, leurs coeurs s'étreignirent d'aveux, de sourires…

XIII

LE PÈRE ET LE FILS

L'enivrement <le la douce confidence persiste, s'approfondit: Jean revient au chemin Saint-Louis… Le long de la Grande Allée méditative sous la lune et les étoiles, le tramway file avec impatience. Il y a peu de voyageurs, peu d'arrêts en la course vers la demeure paternelle. Jean, le plus tôt, possible, va faire accepter par son père la tendresse qui le domine et si puissamment l'attendrit. Elle est devenue si entière, si impétueuse et définitive au cours de l'aveu, qu'il a fini par ne plus tenir compte de la vanité de Gaspard Fontaine et des répugnances qu'il en avait jusque là, redoutées. L'opposition qu'il entrevoyait, par la violence et l'absolutisme qu'elle aurait, l'effarouchait au point d'avoir éloigné la confiance et l'effusion. Bien qu'il n'eût pas sondé l'orgueil de son père en toute sa profondeur, en toute son étendue, il en était malgré lui témoin assez pour qu'il en eut perçu la vigueur, l'essence. Et il n'ignorait pas que l'industriel peu à peu retirait son coeur au peuple au milieu duquel il avait d'abord battu, faisait rayonner sur les pauvres, les travailleurs, une presque royale indifférence, un mépris toujours grandissant…

La certitude qu'il aimait ne put s'aviver en l'âme de Jean sans que l'obsédât le souci d'y rendre Gaspard sympathique. Mais outre la prétention surabondante qu'il n'ignorait pas, n'y avait-il pas l'obstination à laisser croupir dans l'oubli le projet d'action patriotique? Plusieurs mois s'enfuirent à tire d'aile et le père, habile, se tenait loin de toute allusion même au plaidoyer du fils pour la race. Ne fallait-il pas, surtout, battre en brèche et abolir ce périlleux antagonisme entre les classes, entre les parvenus et les modestes? L'industriel s'empressant de méconnaître et de refuser lit tâche de fraternité, Jean augura que Gaspard se camperait, despotique et agressif, entre Lucile et lui…

Aussi, Jean se torturait-il. Plus son amour l'empoignait, s'identifiait à la vie même et plus la nécessité, d'y faire consentir le père le harcelait, plus il vacillait en face de la décision à prendre. Non pas qu'il fût dénué d'assurance virile en lui-même: une énergie tenace lui circulait dans les veines. Il s'attendait, comme à un destin lié aux circonstances et à la nature exaltée de Gaspard, à un refus rude, inflexible. Et les conséquences l'en terrifiaient, le pétrifiaient à l'avance. Comment franchir un ultimatum de celui qu'il vénérait si fort on se libérer d'un amour que tout lui-même voulait garder? D'ailleurs, il ne se sentait pins le droit ni l'ignominieux courage, de renoncer à Lucile. Il avait perçu, admis les responsabilités d'une courtoisie assidue auprès d'elle, s'en était de lui-même porté garant. Si maintenant la jeune fille l'aimait à ce degré d'admiration et de profondeur, lui-même l'y avait conduite et stimulée. La perspective de violer l'espérance qu'elle ne s'avouait pas à cause d'une humilité admirable, mais qui sourdement lui filtrait au coeur, révoltait Jean: comme il serait félon et dur!…

Ce n'était qu'une obsession éphémère dont il n'accueillait pas l'objet comme probable, qui servait du moins à décupler sa force de vouloir. Il ne se donnait un pareil effroi que pour en accroître son amour, pour s'enflammer à ne pas le trahir. Celui-ci devint extrême, invincible: il semblait à Jean que rien n'en pourrait comprimer la vie profonde, l'élan pour briser les obstacles. Le jeune homme en devait subir les entraînements et les ordres, parce que le meilleur de lui-même y adhérait, les croyait inséparables du bonheur et de la justice…

La prévision seule d'attrister son père, d'enfreindre son orgueil, de s'ériger on adversaire devant lui, tempérait cette ardeur. Et pourtant, elle ne se désespérait pas: elle se ferait si habile, si respectueuse, si émue, quelle dissiperait l'antagonisme. Il y eut, une heure de triomphe, ce soir, où Jean cessa de l'appréhender, où il n'eut plus la crainte de dévoiler son amour, où l'indulgence paternelle lui parut facile à surprendre…

Au coin de l'avenue des Érables, il quitte le tramway. Une démarche fiévreuse l'emporte. Il est irrésistiblement déterminé: Gaspard entendra tout, s'il ne s'est pas encore livré au repos. Une lumière atténuée, bleuâtre, informe Jean que son père ne s'est pas retiré de la salle à fumer. Le coeur lui saute à grande allure, ses tempes sont battues de chocs rapides. Il est remué, il est nerveux, mais sa résolution ne bouge pas en sa volonté. Il n'entrevoit rien de la nuit belle et capiteuse, il gravit l'escalier de pierre comme si une meute l'eût traqué…

Gaspard Fontaine, les sourcils ramassés, le regard froid comme une lame, rumine de la colère. On l'a trompé, un profit gigantesque lui échappe, l'humiliation le hante. Sa renommée d'homme d'affaires perspicace est offerte en cible aux railleurs. Il est infatué sans mesure de son adresse à conduire les opérations commerciales. Il en tire sa plus grande félicité de vivre. Aux grands efforts de l'énergie qui ne se vouent pas à elles, c'est avec parcimonie qu'il accorde un éloge, qu'il décerne de l'estime. Il fallut toute la passion débordante et toute la supplication grave de Jean pour que, le soir où il réclama de lui une tentative énergique d'amour et de sacrifice, il obtînt de lui cet intérêt, cette émotion, ce penchant à se dévouer fugitif. S'il eût mieux vu l'âme de Gaspard, une adhésion aussi vague, même passagère, l'aurait confondu, émerveillé…

Il dura donc bien peu, l'acquiescement du père à l'idéal patriotique du fils. Dès le lendemain, celui-là révisait son assentiment superficiel, le discuta, le contremanda. Une espèce de honte le prit de ne pas l'avoir aussitôt refusé. Installé en sa chaise curule d'homme d'affaires, il s'étonna de lui-même presqu'avec douleur. Il était anormal qu'il se fût délecté d'un pareil sentimentalisme. Eh bien, oui, il avait failli parler, se compromettre, s'emballer, vouloir. Dieu merci! il ne s'était pas mis en cette disgracieuse posture. Comme facteur de succès en des carrières spéciales, en, politique surtout, le zèle patriotique avait de la décence. Que viendrait-il ajouter à sa veine, à sa richesse, le dévouement à la race? Il en déduisit que ce serait accomplir une tâche risible. Un enthousiasme aussi candide ferait s'esclaffer l'opinion: cette peur n'aurait-elle pas suffi à paralyser en lui tout velléité d'un grand amour?

Il ne restait plus qu'à détourner Jean d'une illusion, d'un nuage. Des ardeurs l'embrasaient souvent: la fourberie et la lâcheté facilement lui inspiraient de chaudes protestations. Était-ce l'activité jamais assouvie de l'intelligence qui les lui faisait oublier si tôt? Pourquoi s'attacherait-il à ce rêve longtemps? Bien qu'il eût soulevé tant de coeur et d'âme, l'apaisement n'aurait-il pas lieu? Gaspard n'alla pas plus loin que cette logique. Il n'osait tout de suite et avec droiture braver la déception de Jean, il attendit que sa passion élevée d'elle-même s'effondrât… Et voici que tous les deux, avec mystère, silencieux et comme timides, ils s'interrogent d'un regard inflexible, le buste redressé. Le père occupe le fauteuil où il se prélasse d'ordinaire, il a cessé tout à coup d'y enfouir son dos et sa tête languissamment. Il ne sait pourquoi lui remonte en l'esprit l'idéal patriotique de son fils, avec une telle clarté, une force aussi violente. La résolution qui raidit les traits du jeune, homme l'effraye et le tient, sur le qui vive. Et Jean ne se laisse pas affaiblir par la rudesse et la méfiance épandues sur les traits de son père, les regarde bien en face pour en soutenir la colère, s'il le faut. Au premier choc, il a chancelé d'inquiétude. La décision trop ferme a repris l'offensive, il est prêt. Tous les deux, étranges, sans une parole, sans un geste, se préparent, devinent qu'entre eux accourent, des choses décisives et graves…

—Que je suis heureux de te trouver ici, mon père! s'est écrié Jean, lorsqu'il a rejoint l'industriel.

—Ce n'est, pas la première fois que tu m'y rencontres! répondit l'autre, contrarié, maussade.

Depuis lors, depuis une minute écrasante, ils luttent à qui rompra le silence, la tension d'âmes…

Enfin, le fils interroge:

—Qu'y a-t-il?

—Qu'est-ce qu'il y a? fait l'autre, sans désarmer.

—Avant que tu ne m'aies expliqué, je n'ai pas le droit de songer à moi…

—Je n'y comprends rien!

—Tu as l'air si… irrité, si dur! Ton accent glace comme un vent d'Ouest!

—Tu as quelque chose à me dire? Allons, qui doit se soumettre ici?

—Je te respecte sans mesure, mais ce serait de l'égoïsme que de t'obéir. Il y a comme une souffrance en toute ta manière d'être, et je dois la savoir!

—Tu es trop roué, Jean!

—Ce n'est pas de la ruse, mais de la convenance de l'amour de fils!…

Il est sincère. D'abord, le renfrognement de son père lui a conseillé la vigilance. Il ne voulut pas exposer sa confidence aux risques d'une humeur aigrie, mais une impulsion soudaine l'attendrit: une angoisse visible obsédait son père qu'il devait un peu guérir, parce qu'il allait en requérir de la bonté, Jean lui-même se sentit pour lui gonflé de compassion.

Gaspard, amolli par les dernières paroles de son fils, s'obstine à garder la bouche close. Le fils, pressant, répète:

—Si tu as des ennuis, de la peine, si on t'a humilié, pourquoi ne pas m'en rendre solidaire? Il y a trop peu de confiance entre nous!

—A qui la faute?

—Tu as raison, nous sommes tous deux coupables! Commençons à vivre plus l'un de l'autre, dis-moi ce qui t'afflige…

—Que t'importe?

Jean éprouva qu'on rejetait son offre de sollicitude, de vie plus absolument affectueuse: quelque chose d'aigu lui fouilla le coeur.

—Tu ne veux donc pas que nous soyons amis? dit-il, avec beaucoup de tristesse.

—Tu ne m'as pas saisi! protesta l'autre, sincère. J'ai voulu dire que ça ne pouvait pas t'intéresser: tu t'en moques joliment, des affaires, du négoce…

—Jean s'empressa d'interrompre:

—Tu sais bien que non! Ce serait ridicule: je te dédaignais!

—Après tout, c'est vrai.

—Eh bien?

—Il s'agit, d'affaires. La spéculation sur les immeubles nous prend tous, je me suis laissé emporter comme les autres.. A quoi servent des détails quand on a perdu?

—Mais je les réclame, ces détails, mon père!

—Un joli magot me glisse entre les doigts, c'est, tout!

—Il y a autre chose!…

—Et quoi donc, s'il vous plaît? railla Gaspard. Ma foi! on dirait que tu en es sûr!

—Comme de ta parole d'honneur!

—Tu me flattes, tu veux me demander quelque chose… A tes ordres, mon cher!

—Une perte d'argent ne t'aurait pas aigri aussi profondément, Comme je le disais, on a dû t'humilier, te berner…

—Ah! diable! tu as touché juste, mon petit Jean! s'écria-t-il, exaspéré soudain. On m'a joué de la façon la plus malpropre, la plus inqualifiable, la plus… la plus outrageante! C'est le mot, on m'a insulté! On m'a exclu d'un syndicat après m'avoir supplié d'en faire partie. Ils vont faire des bénéfices gros comme le poing. Il y en a parmi eux à qui j'ai rendu des services. Ils m'ont tous flanqué là, sous prétexte que je n'avais pas accepte tout de suite. Dis, mon Jean, n'est-ce pas stupide?… On dira que je n'ai pas eu de flair, qu'ils ont bien fait de me jeter par-dessus bord! Ah! les gueux!

—Es-tu bien certain qu'on fera des gorges chaudes à ton sujet?

—Les jaloux, les farceurs, tous ceux qui s'amusent en déchirant…

—La jalousie ne tue que ceux qui doutent!

—Que tu me fais du bien! Je me buttais à l'humiliation connue à un mur. Elle était devant moi, il n'y avait pas moyen de la faire bouger, et, cela m'enrageait, me faisait mal, tu m'entends? Je ne suis pas capable d'en dire plus long. Enfin, tu crois? Il était si facile d'y penser, et c'est possible! En somme, je n'ai que…

—En somme, tu as fini de te forger des alarmes? A la bonne heure! ton visage prend la forme d'un sourire!

Jean se réjouit d'avoir manoeuvré avec délicatesse. Un rayonnement de sérénité adoucit les yeux de Gaspard: il ne traîne plus en lui que bien peu d'épouvanté, il est si improbable qu'il devienne la risée de tout le monde… L'orgueil sûr de lui-même, à flots abondants, le remplissait de nouveau tout entier. Il redevenait, en quelques secondes, le dompteur habile du succès: voilà qu'il émane du crâne dressé avec arrogance, du regard fixe et contemplatif de soi, d'un coloria chaleureux et spécial dont les traits semblent vivre, d'une façon qu'ont les lèvres d'onduler l'une sur l'autre et qui leur donne une moue de bouche féminine.

Jean ne pense ni grotesque ni énorme cette fatuité, parce qu'elle va lui servir. Ne la regarde-t-il pas s'élever comme un bon augure? C'est elle qu'il faut assaillir, mais rassasiée, amollie de la sorte, elle sera moins sur la défensive, plus irrésistiblement prise de biais et captivée. Le peu d'hésitation qui voltigeait encore en l'esprit du jeune homme s'évanouit Un peu d'émoi qui demeurait au coeur s'en éloigne. Quoiqu'il n'exploite pas cet orgueil du père sans un tressaillement de remords, Jean le caresse davantage:

—Il est impossible d'ébranler une réputation d'homme d'affaires enracinée comme la tienne! dit-il.

—On ne sait jamais, nia l'autre d'une voix qui langoureuse acquiesçait.

—Si tu perdais la fortune, très bien! Est-il dangereux que tu fasses banqueroute?

—Elle est incomparable, celle-là!

—Alors, c'est convenu!

—Ma réputation?

—Elle est plus forte qu'eux ensemble.

—Les envieux, mon fils… Après tout, c'est vrai!

Entre eux le malaise s'était dilué, l'hostilité involontaire affaissée. Un rapprochement bizarre de leurs êtres les unissait. Gaspard, indolent et jouisseur aux profondeurs du lourd fauteuil, un cigare de luxe aux lèvres, observe son fils d'un tendre et long regard. Sa vanité se transporte vers son fils en qui elle se repose doucement. Bientôt, il se rappelle qu'une confidence lui a été promise, il questionne, habile:

—A mon tour de t'arracher une épine du pied! Tu rongeais quelque chose tout à l'heure, n'est-ce pas?

Dans le fauteuil Gaspard s'allonge avec plus de volupté encore. Jean s'apprête lui-même à devenir communicatif, et un frisson l'a remué pourtant. Les manières de dire qui s'offrent lui déplaisent toutes, le stupéfient de leur gaucherie ou de leur insuffisance.

—Tu ne te dépêches pas! fait l'autre, surpris et narquois.

—J'essaye de… Je voudrais…

—Qu'est-ce qu'il y a? Je ne suis pas allé du train de midi à quatorze heures, moi!

—Pardon, mon père, on a été obligé de te mettre l'épée dans les reins! s'écria Jean, un sourire d'affectueuse raillerie lui détendant le visage.

—Et tu as le tour de cette épée-là, car j'ai marché de l'avant!

—Eh bien, mon cher père, en avant! Tu m'as fourni le début qui me gênait, la confiance en moi-même et en toi! J'ai besoin de ton coeur… Le coeur seul, vois-tu, doit s'ouvrir à de telles choses… Élargis le tien bien vaste, pour qu'il comprenne le mien tout entier, à chacun des mots, à chacune des secondes…

—Tout cela pour me dire que tu aimes une jeune fille, je suppose? Tu appelles cela marcher de l'avant? Mais on dit: j'aime Antoinette… Lucie… l'aînée de Pierre… de Jules… on fait claquer cela dru comme un nom de victoire!

—Nous le ferons claquer ensemble, tu me le promets?

—Comme si tu pouvais avoir fait une bêtise!

—Tu connais bien François Bertrand, un de tes meilleurs ouvriers, mon père? fit Jean, à brûle pourpoint.

—Qu'est'ce qu'il vient faire ici, lui?

—Mon bonheur, mon cher et grand bonheur! Sa jeune fille, Lucile, est ravissante, douce à l'extrême!… Te rappelles-tu que François Bertrand fut si malade? Elle vint un jour,—tu étais absent—t'avertir qu'une rechute l'avait assommé. J'eus pitié d'elle, je ne pus faire autrement. Je me rendis souvent auprès de François, je soutins l'énergie de la famille, l'espérance de Lucile. J'aidai un peu à sauver le père, la jeune fille m'en témoigna une gratitude qui me bouleversait. Je l'aimais, vois-tu, je l'aimais de toute la franchise, de toute la bonté, de toute la puissance de mon âme. Je te vois durcir le visage, tes yeux s'esquivent… Il ne faut pas, ton refus serait un malheur! Allons, mon père, sois bon, sois affectueux, donne-nous justice, à elle et à moi! Nous nous aimons de cette force d'amour que rien n'arrête…

—Est-ce un défi? intervint Gaspard, très sec.

Elle se soulageait enfin, par un cri de guerre, l'hostilité qui s'amassait en Gaspard. L'étonnement ne l'ahurit que trois ou quatre secondes: un flot mélangé d'horreur et d'autorité prête à jaillir l'inonda, l'oppressa. Quelque chose d'implacable lui durcissait la volonté comme du fer. Contre eux, François Bertrand, Lucile, de la colère l'a bientôt soulevé… C'est plus que de l'animosité impulsive, c'est de la haine irréfléchie, déjà profonde et tenace, qu'il subit, dont il accueille avec un plaisir de vengeance les invectives et les arrêts. Tant de choses lourdes se pressent qu'il ignore de laquelle il se déchargera la première. Oh! qu'il voudrait, d'une seule explosion, faire éclater son dédain et son indignation. L'appel du jeune homme à l'indulgence, à la largeur d'esprit, ses paroles à la fois énergiques et tendres tombèrent comme sur du granit: elles retardèrent un peu la fureur de Gaspard contre son fils…

Jean, que cette exclamation cinglante a pétrifié d'abord, qu'une anxiété plus brutale a ressaisi, dont une vague de défaillance a submergé l'âme, est redevenu certain de lui-même, de la bravoure à l'avance résolue. La conviction impérieuse qu'il gagnerait l'assentiment du père à son amour le possède: il se sent l'intelligence ferme et nette, le coeur inépuisable de constance à vouloir, à se défendre, à conquérir. N'a-t-il pas de l'ascendant, du magnétisme, grâce à l'instruction que l'autre vénère, à l'affection plus vivace entre eux qu'ils ne se le témoignent? Oh! comment choisir la formule qui sans délai va s'attaquer à l'objection formidable? Il la pressent, mais il ignore de quelle façon, avec quelle virulence le père la médite, avec quelle rancune il la réfrène péniblement. Jean songe à la lui faire diviser pour en combattre, en affaiblir chacune des parties.

Il s'écrie, après un mutisme dont ils ont usé pour tendre leurs volontés jusqu'à l'extrême:

—Vous défier? Mais ce serait ridicule, avant de savoir quelle est votre pensée!… J'ai cédé à la puissance de mon amour…

—Il est moins fort que moi, car je saurai bien te le faire passer!

—As-tu bien des raisons, profondes et infranchissables, de me défendre
Lucile Bertrand?

—Tes Bertrand, je les déteste!

—Le jour où tu connaîtras Lucile…

—Si tu la connaissais aussi bien que moi, ça ne te prendrait pas de temps à la lâcher, va!…

—Que veux-tu dire? s'écria Jean, abasourdi, ne sachant guère ce que
Gaspard venait de suggérer.

—Ah! ils sont finauds, tes Bertrand! ils sont rusés, ils t'ont bien fagoté! Le fils d'un millionnaire, on n'en rit pas, c'est de la besogne superbe! Je la vois d'ici, ta Lucile! Une minaudeuse, une vertueuse, une perfection, un ançe par ici, un ange par là! Ça se comprend, quel parti, quelle veine, ça vaut la peine d'être charmante et douce, et… tout le reste que tu m'as dit; Et le père François, ça s'explique encore mieux: pourquoi n'est-il pas resté avec moi autrefois? Il a trouvé plus commode de se sauver, de me laisser tout seul! En a-t-il fait, du mauvais sang, de me voir devenir si riche! C'est un moyen pas banal de se venger! Tu ne t'en es donc pas aperçu, de leurs courbettes, de leurs manigances, de leur vénalité? Tiens, je ne veux plus en entendre parler, cela m'enrage, me… crispe!

Et, de fait, il avait débité cette tirade avec assez de véhémence et de rapide colère pour en être suffoqué, haletant, exaspère.

—J'en appelle à ton bon sens habituel! voulut expliquer Jean, avec tout le respect concevable.

L'autre lui trancha la parole, incisif:

—Si tu as perdu le tien, puis-je ne pas avoir conservé le mien?

—Est-ce légitime, sans l'avoir vue, de me refuser celle que j'aime?

—Il faut qu'elle t'ait, comme je l'affirme, enjôlé! C'est impossible de le comprendre autrement, te dis-je!

—Admets-tu qu'elle puisse être bonne?

—Te n'ai pas dit le contraire!

—Charmante?…

—Cela va Bans dire!

—Digne?…

—Veux-tu dire par là, qu'elle n'a pas eu recours à des roueries de femme pour t'entortiller? Je ne le crois pas!

Son langage s'atténue, se précipite moins, relâche un peu de la vigueur. Un renouveau de confiance active l'énergie du fils. Diplomate, celui-ci concède:

—Supposons ensemble qu'elle m'a capté avec diplomatie…

—Avec hypocrisie, te dis-je!

—C'est très bien, mais toujours est-il que je ne m'en suis pas aperçu, que je l'aime profondément, comme si elle eût été loyale!

—Ton amour? Prends-tu cela au sérieux? Allons donc!

—Mon père!…

—L'indignation à présent! Toute la rengaine! Avant six mois, tu t'en moqueras bien, de ta grande passion!

—Je ne m'indigne pas, je souffre…

Lu voix de Jean tressaille d'une vive plainte. Il est torturé, plus que jamais auparavant, de la dissemblance morale entre son père et lui. Qu'il est douloureux polir lui de se heurter A l'étroitesse d'âme aussi irréductible, à un mépris si têtu de tout idéalisme! Les mesquineries de la nature de son père, le fils n'en fut, jamais aussi douloureux qu'à la minute où celui-là, vulgaire et bête à l'excès, ridiculise sa tendresse pour Lucile.

Un frémissement de révolte lui secoue les nerfs, niais il ne tarde, pas il la calmer: il lui répugne de forfaire à l'infini respect jamais violé. N'envenimerait-il pas l'antagonisme ainsi? Non, de la déférence, du pardon, de l'amour sans bornes, de l'amour jusqu'au dernier instant, de la lutte, jusqu'après la défaite, s'il faut en être accablé!…

—Mon cher père, tu ne tentes même pas de me comprendre, de nous comprendre, elle et moi! dit-il, indulgent.

—Il suffit que je me comprenne et ce mariage ne se fera pas, je le déclare une dernière fois! s'exclame l'autre, et dans ses prunelles éclatait une lueur farouche de décision.

Sans aigreur on sans ironie, mais avec une solidité d'accent extraordinaire, le jeune homme rétorque:

—Tu as honte des Bertrand!

—Pour mon fils, oui!

—Une alliance avec la famille de l'un de tes ouvriers, fut-il irréprochable, la jeune fille eût-elle en son coeur le bonheur de ton fils, te ravale et t'humilie?

—C'est un mariage de roman, de la folie, une mésalliance!

—T'allier par le sang au peuple, c'est un déshonneur, une déchéance?

—Je m'abaisse!

—Mais qui donc es-tu?

Cette interrogation imprévue, saisissante, foudroie Gaspard. Un effort violent lui meut le cerveau pour que lui vienne une réponse, et elle ne jaillit pas. D'une intuition confuse, il discerne l'impasse où il est acculé par elle: il sait qu'elle va le forcer à des admissions gênantes, il s'insurge contre la volonté de Jean qui les réclame. Son fils le cerne, le fascine, le maîtrise, l'irrite: sous des apparences d'amour et de respect, sans la moindre parole qui soit volontaire ou imprudente, il impose et il commande, et le père commence à être excède par tant de courage, d'opiniâtreté, de tension à ne pas dévier du but ardemment voulu. Une conviction aussi inflexible entame sa propre assurance. Son refus avait éclaté prompt, fatal, irraisonné, indiscutable. Tout son être, d'une impulsion véhémente, avait protesté contre l'alliance à une famille d'ouvrier. Avec une sorte d'horreur, il éloigne la menace d'un tel mariage. La même crainte le saisit, lui lise le coeur, celle de l'opinion à l'affût des scandales pour les honnir, des maladresses pour les cribler de railleries. Entre celle-ci dont il est le serf, à laquelle il permet bien de l'envier, mais non de le rendre burlesque, entre elle et son fils, il n'hésite pas: il s'obstine à la craindre…

—Qui es-tu? redit son fils, plus vibrant, certain de l'arme dont il frappe.

—Ton père! s'écrie l'antre, avec une emphase autoritaire.

—Eh bien?

—Quoi?

—Ne me refuse pas le bonheur!

—C'est ridicule! c'est…

—Qui es-tu, mon père?

—Mais je le veux, ton bonheur! Ta femme, on en rira: Seras-tu heureux quand tous la mépriseront?

—Oui, parce qu'elle tient, plus de place en mon âme qu'eux tous!…

—Mon fils, un héros de mélodrame!

—Dans les mélodrames, ça finit, toujours bien, répliqua Jean, avec une malice affectueuse.

—Ça finira bien, mais comme je le veux!

—Ah! mon père! je me suis donc trompé! Tu ne le souviens plus de l'entretien que nous eûmes, ici même, il y a plusieurs semaines? Je gardais l'espérance de t'avoir ému: ta physionomie devint pâle de gravité profonde alors… Souviens-toi de mes paroles, de ton attendrissement… Pourquoi dédaignes-tu le peuple?

—Je ne l'insulte pas, que je sache!

—Y a-t-il une différence?

—Je le fais vivre!

—Tu donnes sans amour! Pourquoi n'aimes-tu pas l'ouvrier? Il est la race aussi… Il y a si peu longtemps, il me semble, que tu fus ouvrier toi-même: tu l'as donc oublié? Cela ne te remue pas d'y songer? Les oeuvres nationales ne te séduisent pas? Le moins que tu puisses faire, n'est-ce pas d'aimer ta race en l'ouvrier? Rappelle-toi combien la fraternité est nécessaire: le peuple a la haine de ceux qui montent et ceux qui montent renient le peuple d'où ils s'élèvent! Arrogance, envie, indifférence, tout cela nous affaiblit, nous perd, et tout cela existe parce qu'il manque de la bonté, de l'amour… Allons, mon père, sois généreux, sois patriote, ne renie pas la noblesse du travail, permets-moi d'aimer une jeune fille admirable de notre race! Enfin, tu l'accordes, n'est-ce pas?

Gaspard a tressailli: la vigueur, l'autorité, la passion du fils émeuvent, beaucoup le père, son visage est tendu par une hésitation poignante… L'opposition tenace amollit…

Un spasme d'émotion violente saisit le jeune homme, un souvenir lui a sillonné la mémoire d'un éclair, le cerveau d'un argument terrible:

—Oui, rappelle-toi l'ouvrière qui fut ma mère! s'écrie-t-il, avec tendresse, un sanglot lui rompant la voix.

Puis, silencieux, frémissant, il espère la magnanimité de Gaspard… Celui-ci, livide soudain, vacillant, s'attarde à une vision qui le possède et le tourmente. Il avait aimé vraiment la compagne morte à l'aube de leur prospérité. Pendant quelques semaines, il fut tellement broyé, tellement idiot, que le courage lui déserta les veines. Quand elle revint, l'ambition le pénétra davantage, l'apaisa, le captiva, l'empoigna tout entier. Bientôt, se noua entre le succès et lui l'intime lien fidèle, obsédant, que rien ne pouvait détruire…

Les premiers sourires lointains de la richesse brillent, en sa mémoire, il a défailli sous l'ancienne torture, il a blêmi d'un chagrin sincère, mais le défilé des spéculations hardies et des triomphes repasse en lui, l'éblouit, le hante, l'affole. Toute la volupté d'avoir anéanti les obstacles, entassé les gains, construit le million, de vouloir les autres millions et d'en être sûr lui allume le sang, lui afflue au cerveau qu'elle exalte. Devant la vision vaste de son orgueil, tout le reste s'efface: devant la conscience aussi aiguë d'être puissant et, magnifique, rien d'humain n'égale son énergie, sa constance et sa fierté de lui-même. La véhémence habituelle de sa vanité l'inonde, irrésistible, absolue. Jean est un rêveur absurde: on a changé d'os et de chair, on n'appartient plus au peuple, quand on le dépasse ainsi, quand on le sent, esclave et misérable, si loin au-dessous de soi! L'image de l'épouse lui apparaît encore, mais différente, agrandie, étincelante de l'auréole qui l'enveloppe lui-même. Si la compagne des années rudes leur avait survécu, ne diviserait-elle pas avec lui la puissance et l'éclat de sa victoire? Elle aurait aussi la sensation de l'abîme entre le peuple et elle, se dresserait offensée contre le mariage stupide et inconvenant. Jean déraisonne: est ce qu'on aime l'inférieur? Quand on ne l'insulte pas, quand on l'a payé, nourri. traité avec droiture, n'est-ce pas la justice et n'est-ce pas assez? La fortune hausse, transforme, affine, irradie un homme: par la loyauté, l'audace, la renommée, la splendeur, n'a-t-il pas accompli sa tâche envers la race? Quel est ce dévouement bizarre qu'on lui impose? Faut-il que pour sa race il devienne une espèce ridicule de sauveur, un héros de feuilleton panaché d'idéal? Il entend déjà gazouiller et frémir les quolibets de ses amis au Club, il voit se dilater voluptueusement leurs sourires: il a l'effroi des envieux féroces dont, l'ironie se fera plus joyeuse et, plus meurtrière. Un frisson d'épouvante l'ébranle; l'hostilité contre l'amie de Jean se referme plus étroite sur son âme, comme un étau de glace où elle devient rigide…

A la vue des traits qui se ramassent en une décision brutale, inflexible, des rides noires tendues à la racine du nez, Jean d'abord est fasciné comme par un mystère, inerte d'une paralysie morale. Un malaise bientôt s'insinue à travers son être, y devient intense, fouille le coeur d'une blessure intolérable. Eh quoi! le nom de sa mère est lui-même impuissant! Jean est épouvanté de lui-même, il endigue une accusation de mépris contre son père. Ah! le supplice alors de lui garder la chère vénération, la tendresse inviolable! Il appuie avec vigueur sa main sur le front, pour que n'en éclatent pas les mots qui flétrissent et châtient… Est-ce la paroxysme de la souffrance? Toute la fureur comprimée se détend, se diffuse, s'affaiblit. Une indulgence presque lâche, croit-il, remue Jean au plus sensible de lui-même et noie ses yeux de quelques larmes adoucissantes…

—Ta mère dirait non, si elle vivait encore! dit, enfin Gaspard, avec sécheresse, le regard froid comme du marbre.

—Si tu savais comme j'ai souffert, il y a un instant!

—Tu commences à être plus raisonnable! Il est temps!

—Tu ne m'as pas compris…

—Tu n'en démords pas?

—J'aime Lucile, absolument, pour la vie!

—Comme elle t'a bien garrotté, la coureuse de fortune! Il faudra qu'elle lâche prise!

—Tu n'as paa le droit de l'outrager!

—J'ai toujours bien celui de la refuser comme bru!

—Mon père! supplia Jean, le coeur saignant de détresse.

—J'ordonne!

—Eh! bien, non, mon père, mon bon père, tu ne feras pas cela! Je ne le veux pas… ou plutôt, attends un peu, il faut que je réfléchisse, que je sache, que je me délivre de cette angoisse! Oui, attends-moi un peu, n'est-ce pas?…

Inébranlable et despotique, le voici donc le refus du père. Jean s'y heurte l'âme comme on se meurtrit, la tête à du roc, à du fer, à des choses qui brisent, qui assomment… Il ne subit pas tout de même le désespoir qu'il redoutait: à force de l'avoir pressenti, ne l'a-t-il pas rendu impossible? Le choc de l'orgueil paternel lui fait beaucoup de mal, il ne détruit pas son courage et sa lucidité. Plus forte que sa douleur, une autre sensation la lui fait maîtriser, la domine, bientôt l'engourdit, celle de rechercher et de vouloir une décision. Jusqu'ici, l'hypothèse du choix à faire entre son père et Lucile ne l'a pas réellement angoissé. La croyant imaginaire et déloyale envers Gaspard, il n'osait l'accueillir et l'affronter. L'image d'une impasse vers laquelle il serait peut-être forcé, mais d'une impasse mal définie, peu certaine, l'émouvait parfois d'une terreur brève. Il n'appréhendait que de la colère et un entêtement farouche, mais qui céderait à la prière, à l'amour… Tout, ce qui abondait en lui d'affection douce et puissante, le fils en vivifierait sa réclamation de bonheur. Malgré les retours du doute et les secondes poignantes d'effroi, une certitude lutta, prévalut en l'esprit de Jean, le rassura toujours après la crainte: elle était si débordante, si vigoureuse, si absolue, la tendresse pour la femme choisie, que l'obstacle devant elle sombrerait…

Hélas! l'obstacle est là même, résiste, ne fléchira pas. C'est la première fois que Jean regarde en face longtemps, de toute son âme raidie et ferme, avec un besoin impérieux de se décider, l'alternative qui menace. L'acuité de la réflexion est telle que maintenant la douleur paraît s'abolir. D'une force qu'il reçoit des profondeurs de l'être, force inéprouvée jusqu'alors, le cerveau du jeune homme combat le doute, essaye de rejoindre une solution, de conquérir la vérité. Gaspard est rude et n'est, pas généreux: tout de même, au coeur de Jean se presse et gonfle la tendresse filiale. Des souvenirs pêle-mêle défilent, attirent la volonté. Comment pourra-t-il renoncer au père chéri malgré tout, qu'il ne doit, pas humilier, qu'il ne veut pas torturer? C'est donc impossible…

Alors, il faut livrer Lucile et lui-même au chagrin lourd, inexprimable. Quelque chose de terrible, comme un spasme d'agonie, saisit l'âme de Jean: comme s'il fallait cela pour ne pas mourir, il se serre la poitrine d'une main violente… C'est fini déjà, l'atroce peine: il respire longuement plusieurs fois, il est délivré, il ne reste plus en lui que du mal paisible…. Des lors l'intelligence a plus de force pour agir, plus de liberté pour savoir. Une clairvoyance plus intense l'illumine, elle entrevoit, elle analyse avec puissance. Jean est conscient d'une résolution que se prépare en lui, de moins en moins craintive ou douteuse. Il faut qu'il ne déçoive pas Lucile, qu'il demeure fidèle à l'espérance dont lui-même l'a ravie. Fut-il coupable de s'engager à la faire bienheureuse, avant qu'il eut rendu Gaspard solidaire de sa promesse? Il est possible qu'il n'ait pas agi d'une façon inattaquable: mais il n'a songé ni à l'inconvenance, ni à l'irrespect d'une telle conduite, il s'est, laissé diriger par une impulsion vigoureuse de tout lui-même, avec la certitude qu'il s'abandonnait au bonheur et au devoir… Il en est sûr, il en a l'esprit comme plus vaste, il n'est plus libre de balancer, de choisir; il doit, si Gaspard ne faiblit pas, refuser de plier lui-même. Ah! quelle tristesse profonde en lui, quel amour de fils, quelle révolte, quel supplice de ne pas obéir! Et cependant, il faut qu'il désole son père, qu'il se torture lui-même. Il ne peut contenir l'élan d'un pouvoir soudain, irrésistible au plus vivant de son être: il s'agite en lui non de l'égoisme seul, une passion extrême à laquelle il est malgré lui docile ou même une crainte d'être lâche envers la jeune fille, mais un enthousiasme bizarre, moins vague à chaque seconde, le pénétrant davantage et de lumière et d'énergie. D'une vie sourde et constante, l'idée patriotique en lui s'était développée, affermie: la conviction n'était plus seulement idéale, mais impatiente d'agir. Elle vient de s'émouvoir: une tâche lumineuse éclaire l'esprit de Jean, le sollicite à la décision, à la volupté d'être fort et d'être bon. Il se souvient de la rêverie intense en face des plaines d'Abraham, plusieurs mois auparavant, de l'ardeur un moment ressentie pour les humbles de la race. Comme il fut naturel alors de l'apaiser sans remords, avec la sécurité de l'égoisme et de l'indifférence! Il revient, tout-à-coup, mais réel, mais puissant, le désir autrefois méprisé de répandre le sourire là où il y avait des larmes… Un autre chagrin l'oppresse: il abandonne le rêve du laboratoire, de la science inspiratrice, glorieuse. Oh! quelle sincérité, quelle passion déjà l'unissait à lui! Quelle angoisse de le briser en lui-même! La volonté fixe est à ce point victorieuse qu'elle détourne sans effort le songe brillant, que la vocation admise par elle y domine avec absolutisme. Pourrait-il, d'ailleurs, sans la tendresse qu'il faudrait arracher de l'âme, garder le même courage et la même ambition devant l'avenir? Il ne l'a jamais perçu aussi nettement ni aussi violemment senti qu'à la minute même, il aime Lucile de l'affection indicible, douce et forte, merveilleuse et vraie, qui pousse un homme à devenir le meilleur, le plus énergique et le plus noble qu'il puisse être. Déserterait-il à jamais l'épouse élue? Oh! la déchirure du coeur! la tristesse effroyable! la longue amertume! la source d'aigreur et de faiblesse! Il ne serait plus le même homme, il pressent qu'il aurait perdu la foi en l'amour… Or, il croit à l'amour, il veut y croire sans cesse. La grandiose vision d'amour, celle où la race grandit et s'auréole par le convergence des initiatives et des coeurs, l'illumine de nouveau, le fascine et le stimule. Ah! que devant elle il est seul et chétif! Mais qu'importe? il ira droit au peuple, à l'âme des humbles, il saura, il parlera, il attendrira, il fécondera, il accroîtra la somme de vie et d'amour… Plus tard, quand son père aura tout compris, Jean n'aura-t-il pas fait l'apprentissage du dévouement et de la puissance? Un tressaillement de joie, presque de délire, secoue le jeune homme. Il est en possession de la certitude qui l'affranchit du remords, sinon de la souffrance: Gaspard sera lui-même frappe d'amour…

Un bonheur âpre inonde Jean, l'obsède: il entrevoit, il sait, il veut, il exulte…

Gaspard, vaguement positif d'avoir le dessus, commande:

—Il y a dix minutes que j'attends! s'écric-t-il.

La douleur est soudain plus acérée aux entrailles du fils.

—Il faudra nous séparer, mon père? dit-il, et sa voix crève aux profondeurs de la gorge.

—Es-tu fou? Ah! mauvais fils! Ah! m…

—Jean l'interrompt avec effroi:

—N'en dis pas davantage, je te l'ordonne, ou mieux que cela, je t'en supplie! Ne me déchire pas de blessures. Si tu savais comme j'ai déjà trop de peine!… Il faut que je te désobéisse, te dis-je! Tu sais pourquoi? Hélas! rien n'amollit ta… ton orgueil. Même après ton refus bien… dur, je t'aime profondément: il me semble que je ne t'ai jamais aimé autant, parce que je te fais beaucoup de mal et que j'en souffre d'une façon inexprimable… Il le faut, te dis-je! Je ne puis faire autre choix… Oh! qu'il serait facile de nous guérir tous les deux! Tu n'as qu'un mot à dire. Allons, mon père, je te le demande au nom de tout le cher passé entre nous, aie la générosité de vouloir, bénis mon amour!

—Tu ne feras pas cela, mon Jean, tu ne m'abandonneras jamais! s'écrie Gaspard, dont l'âme de père a frémi, s'angoisse. A mon tour de supplier! Je ne puis te permettre ce mariage, je ne puis faire autrement… Est-ce ma faute? Ça ferait un scandale. Nous perdrons du prestige, le ridicule fait déchoir… Tu ne comprends donc pas? J'ai eu tant de misère à monter, à me faire une place dans le meilleur monde… On rira de nous, te dis-je, on dégoisera contre nous, on fera de nous des imbéciles, des bouffons, on… je te déclare que c'est stupide, que c'est impossible!… Et, puis, j'aurai bien du chagrin de le voir partir…

—Avant, longtemps, mon père, tu me comprendras, je te reviendrai…

—Si tu pars… jamais! crie soudain Gaspard, acerbe, impitoyable, avec de la rancune plus sombre, plus sauvage, plus concentrée.

XIV

CE QUE DISAIT LA FLAMME….

On vient d'apporter au logis des Bernard le merisier de chauffage et les vivres dont ils avaient tant besoin. Au moment où l'un de leurs voisins, inopinément; tomba chez eux comme un rayon chaleureux de la Providence, ils constituaient une famille alanguie par la misère, déchue jusqu'aux échelons extrêmes du délabrement, à la veille d'être étranglée par les spasmes de la faim. Ils étaient des gens si timides et si fiers, qu'ils avaient résolu de ne pas gémir devant leurs semblables et qu'ils se laissaient mourir, plutôt que de forfaire à leur serment de ne jamais implorer l'aumône…

Ils dépérissaient et s'engourdissaient tous, le père, la mère et les six enfants, ils se rapprochaient de l'agonie quand les voisins, d'une façon ou de l'autre, apprirent l'histoire lamentable. Tout près de la mansarde où elle avait eu lieu, parmi un essaim touffu de travailleurs, le docteur Fontaine occupait un bureau, de pratique médicale. Depuis un mois, à travers les âmes des humbles, la confiance au jeune médecin gonflait, la rumeur des éloges éclatant vers lui grossissait Les voisins des Bernard, eux aussi, n'ignoraient pas qu'il prodiguait son intelligence et son coeur aux gueux comme aux ouvriers fort à l'aise et coururent à lui… Aussitôt, le soir, il s'est lancé à travers la nuit, les rafales étouffantes et les âpres soufflets d'un ouragan de neige…

Tandis que les Bernard, enfin secoués hors de leur léthargie, s'abattent sur le pain, le fromage et les fruits, goulûment, comme sur une proie des oiseaux carnassiers, avec de petits cris de brutes affamées, que leurs doigts raidis par le froid se détendent à faire les gestes avides, Jean Fontaine s'introduit au milieu d'eux. Pour ne pas irriter les miséreux farouches, les voisins ne leur avaient délégué que l'un d'entre eux, celui qui avait déniché tout ce malheur horrible. A l'instant, celui-là, un travailleur lui-même, attise le feu qu'il vient de faire jaillir au sein d'un poêle malingre, dévoré par la rouille. Les yeux de Jean s'appesantissent de larmes au tableau d'inénarrable dénûment, d'assouvissement féroce. L'homme est si hâve et décharné, la femme est si jaune et amincie, les enfants, quatre garçons et deux petites filles, si pâles et chétifs! Jean regarde les faces terreuses, les chevelures désordonnées, les bouches gourmandes, les yeux baignés d'une volupté stupide, les haillons, les quelques meubles et ustensiles vieillis, misérables. Un long frisson de miséricorde empoigne le jeune homme, un désir intense de bonté l'embrase. Ils n'ont pas encore dit une parole de reconnaissance ou de joie, les pauvres êtres affolés par la rage d'apaiser leur faim: Jean attend qu'elle éclate de leur cerveau reprenant connaissance de la vie…

La flamme, à l'intérieur du poêle, palpite et s'agrandit. Plus vive, la chaleur se déverse, inonde la pièce qui dégèle. Avec des cris de bêtes satisfaites encore, d'un instinct puissant de revivre, les Bernard se traînent jusqu'au brasier. Jean la voit briller et sourire, jusqu'au milieu de la petite ouverture, la flamme souple et bienfaisante. Il se laisse éblouir, subjuguer par elle. Joyeuse étrangement, d'une voix ardente, elle tient un langage, et c'est confus, grave et tendre, et cela malgré lui l'attire…

Il fait, écho d'une âme lointaine à la jubilation du voisin, orgueilleux de son dévouement, du bien-être qu'il ramène à tous ces gens terrassés par la douleur. Il s'est écrié:

—Bonté du ciel! Que ça fait du bien de les voir! Pensez-vous? Monsieur le docteur, si vous les aviez vus quand on les a trouvés, le coeur vous aurait fendu. Regardez-moi cela, ils ressuscitent, ils sourient: que c'est bon d'être charitable!

—C'est un devoir et un grand bonheur! dit Jean, vaguement.

—Comment te sens-tu, Bernard? Es-tu assez fort pour me répondre? interroge le voisin.

Un sourire, en effet, se répand sur le visage du père, un feu vif a tressailli aux profondeurs de son regard. Cette flamme, comme celle du brasier, fascine Jean, le bouleverse d'un attendrissement mystérieux…

Il ajoute lui-même pour que Bernard, le gueux s'apprivoise:

—Nous sommes vos amis… N'aie pas honte!… Nous savons que ce n'est, pas de ta faute. Je suis médecin, je comprends tout…

—Bien vrai? dit enfin Louis Bernard, les prunelles démesurées, mais d'où l'hébétude enfin se retirait.

—N'ai-je pas bien deviné, mon ami? répéta Jean, c'est la maladie qui t'a découragé… Sur ton visage, j'aperçois beaucoup de vaillance… Tu es brave, si brave, qu'au jour de la misère noire tu n'as pas voulu qu'on allât mendier…

Un coloris soudain transforma les traits de l'ouvrier, son front, s'érigea fier comme celui d'un roi. Jean ne se lassait pas de contempler la flamme à chaque instant plus radieuse, plus attirante un fond des yeux adoucis par le martyre, électrisés d'espérance. Qu'elle est mystérieuse, l'auréole ceignant la tête difforme et salie!

Louis Bernard s'est exclamé, vibrant:

—Oh! monsieur! que vous êtes bon de ne pas me croire un lâche! J'avais toujours espérance… Je voulais me remettre au travail, je n'ai pas pu… Dans ma famille, on ne quête pas, voyez-vous… Il faut que ce soit des gens comme vous deux pour que je ne me fâche pas!…

Et il narra la simple et affligeante histoire. La mère, échevelée, maigre à vous figer de peur, sembla revivre elle-même, accumula des mots de souffrance et de gratitude. Les enfants, sauvages d'abord, idiots et muets, s'éveillèrent à l'exubérance, parlèrent, se lancèrent avec allégresse des taquineries, des éclats de rire. Sur les visages des garçons et des petites filles, Jean contempla une lueur chaude qui tour à tour fulgure et se voile un peu. Il sent combien les sons de leurs gorges vibrent de joie ardente. Il revient au rayon d'orgueil et de vitalité, plus frémissant que tout à l'heure, dont les yeux de Louis se sont allumés. Il regarde la physionomie de l'épouse se ranimer, s'irradier vite, s'embellir de confiance et de tendresse. De nouveau, il se laisse retenir, émouvoir par la flamme du poêle vaillante et bonne. Elle s'est fortifiée, elle s'est épandue, elle est devenue profonde. La rumeur de sa chanson, de ses éclats d'ardeur n'est-elle pas triomphale? Jean l'écoute d'un ravissement de tout lui-même on se mêlent du rêve et de la méditation lucide. Ce qu'elle module ainsi, ce qu'elle exalte, en un rythme large et chaud, n'est-ce pas la résurrection à la vie de tout une famille de la race, le renouveau de l'amour et de l'ambition en l'âme d'un foyer? C'est par elle, par la générosité des frères, que renaissent le nimbe d'allégresse vibrant, aux joues des petits, la flambée d'intelligence et d'amour dont pétille le sang du père, le brasier de tendresse revenu au coeur de la mère. Et, n'est-ce pas elle encore, cette ivresse dont Jean tressaille, exulte, est consumé, l'ivresse d'accroître la vigueur, la beauté, la puissance, l'espoir de la race? Il faut raviver l'énergie, l'orgueil de ces gens-la, pour qu'en déborde autant de force et de bonté que possible. Jean Fontaine longuement s'attache à la flamme intense aux yeux des garçons et des petites filles: qui peut deviner ce que fourniront à leur race les intelligences qu'on ranime, les coeurs dont on réchauffe l'élan vers l'effort, et la bonté? Oh! qu'il est heureux, Jean Fontaine, en face de la vie qu'il soutient, qu'il accélère, qu'il accumule, d'avoir été fidèle au rêve de sacrifice, de compassion infinie!…

Quand le récit des époux Bernard est achevé, Louis devient la proie d'une confusion bizarre et conclut avec modestie:

—C'était fou, monsieur le docteur, de m'entêter comme cela! Mais je ne pouvais faire autrement…

Jean, les yeux lourds de larmes, ne peut rien répondre à l'ouvrier fier: il écoute, navré de bonheur, la flamme qui chante la folie de l'héroïsme éternel de France… …………………………………………

Des pleurs de miséricorde très doux roulent nombreux sur les joues de Lucile Fontaine. Jean a fini d'évoquer le tableau de misère, de dépeindre avec un accent de victoire la restauration du foyer déchu… L'émotion de la jeune femme bientôt se déplace, elle pense de la famille renaissante à l'époux fort, et magnanime. Le coeur entier de Lucile frémit de lui appartenir. D'un long regard creusé d'une tendresse éperdue, elle admire, elle caresse. Il semble qu'un rayonnement nouveau, plus pur qu'à l'ordinaire, resplendisse au front de Jean ce soir. Elle a beau se rappeler toutes les nuances de lumière dont le visage énergique s'illumine, elle est sûre qu'un enthousiasme plus beau le transfigure. Les yeux de l'époux s'égarent en une vision de douceur: elle n'ose la détruire et garde un silence d'amoureuse…

La pièce où leurs rêves vivent d'amour n'est, pas vaste. Il est modeste en sa parure de meubles, de cadres et de bibelots, mais il émane d'eux comme un parfum d'extase. Lucile a transfusé pour ainsi dire, son âme de femme qui aime en chacune des humbles choses, et toutes elles tressaillent d'une joie subtile et profonde. Jean qui souffre d'avoir tourmenté son père et d'en attendre encore le pardon, a fait ouvrir à l'un des murs une cheminée comme il y en avait une au foyer paternel, une cheminée à la façon de jadis. Elle n'est pas élevée, elle n'est pas large, elle est modique, mais elle ressemble pour la forme et l'âme à celle qu'il n'oublie pas…

Tandis que l'ouragan se lamente au dehors et que les tourbillons en vagues sifflantes déferlent, qu'un froid tranchant pénètre jusqu'à la moelle des passants, des bûches rougeoient au fond de la cheminée. La flamme lance, déroule ses plis riches de pourpre et d'or. Comme une draperie mouvante, une clarté rose ondule, colore mollement l'espace et les traits des époux… Jean la regarde se déployer et frémir, se souvient d'une autre flamme, de celle qui chante au poêle des Bernard l'héroïsme et la fraternité… Alors que Lucile, enivrée d'un rêve sublime, a l'hallucination que le feu de l'âtre l'embrase elle-même…

Une intuition subtile et brusque enfin l'éveille: Jean, trop longtemps, demeure loin d'elle. N'a-t-il pas assez livré de lui-même à la famille des gueux? Elle désire que son coeur s'éloigne d'eux pour lui revenir: elle a un besoin indicible qu'il ne batte plus que pour elle seule…

—Je commence à être jalouse, dit-elle, avec un reproche voilé d'exquise tendresse.

—Jalouse? questionne Jean, avec une raillerie très affectueuse Je ne te comprends pas, Lucile…

—A te voir sourire; je sais que tu as compris. Tu veux que je parle, n'est-ce pas? Je connais tes ruses!

—Puisque mon sourire a parlé le premier…

—Ah! Jean! c'est habile autant qu'il y a moyen de l'être, mais tu ne m'échapperas pas, tu m'entends! dit-elle, beaucoup plus gaie.

—Nous allons bien voir. Et d'abord, c'est à ton tour de parier…

—J'ai dit tant de choses déjà…

—Je ne m'en souviens plus.

—Jean! s'écria Lucile, avec une protestation vive de tout son être.

Comme il fallait peu de chagrin pour la faire beaucoup souffrir! Jean eut le remords de sa plaisanterie malicieuse:

—Tu fus jalouse, en effet, dit-il avec finesse.

Un cri profond d'amour se précipite des lèvres de la jeune femme:

—Jalouse, oui, jalouse! Ton coeur était si loin de moi!

—Quelle erreur! nos coeurs ne s'éloignent jamais l'un de l'autre.

—Je les veux plus près encore!…

—Regardons-nous longtemps, Lucile…

Après le regard où longtemps ils se redisent, leur union douce et merveilleuse, Jean continue:

—N'est-il pas vrai que nous ne sommes jamais loin l'un de l'autre?…

—Tu ne regretter rien, mon Jean béni? dit-elle, avec tant de gratitude, qu'il en a le coeur bien faible d'ivresse.

—Je t'aime! s'écrie-t-il, Je ne t'ai jamais aimée comme ce soir! Il me semble que tous les jours, dans l'avenir, je ne t'aurai jamais aimée autant qu'à ceux qui viendront. Rêvons ensemble, veux-tu? Comme tu avais tort d'être jalouse de la flamme! C'est elle que tu haïssais, n'est-ce pas? Regarde comme elle est chaleureuse, comme elle est tendre, comme elle est certaine! Elle enveloppe, elle illumine, elle inspire, elle chante! Ecoute les sons joyeux, la mélodie profonde. Tu l'entends, ma Lucile bien aimée? Mon langage est presque celui d'un enfant, mais il est grave et mystérieux comme le vrai bonheur. Comme elle est forte, comme elle est suave, la flamme de notre foyer! N'en sois pas jalouse, elle se réjouit de notre amour. Ecoute-la bien, c'est de nos âmes qu'elle tressaille. Plus je l'entends, plus j'écoute l'harmonie de ton âme. Et ton âme, n'est-ce pas la mienne? Sans la lumière si douce reçue de la tienne, qu'est-ce que la mienne serait devenue? Quand je contemple ainsi la flamme, ne sois pas jalouse, ma Lucile bénie, j'y vois tes grands yeux noirs s'éclairer ou s'approfondir… Je songe à leur franchise, à leur ardeur si bonne… N'est-ce pas ton âme qui m'a rendu brave et content de vivre? Comme je t'aime! Comme je suis heureux! Sans toi, je n'aurais jamais eu le courage d'aimer le peuple. Si je me dévoue, si je suis fort et si j'ai pitié, si je réchauffe des coeurs et ranime des volontés, si j'ajoute à ma race de la vie et de l'amour, si je sens croître en moi le désir et la puissance d'être utile, je le dois à la tendresse qui brûle au fond de tes beaux yeux noirs… Ne sois pas jalouse de la flamme, elle s'émeut de nos âmes, elle chante l'amour, le nôtre, celui de la race, de la patrie…

Lucile, à travers un sanglot, balbutie:

—Les bûches ne durent pas longtemps, mais la flamme vit toujours…

Des larmes aux yeux des époux jaillirent, ils ont cru entendre la flamme éveiller le premier cri de l'enfant qu'ils désirent… ……………………………………….

Une longue aspiration d'air soulève la poitrine de Gaspard Fontaine. Beaucoup de chagrin s'amasse en lui, l'oppresse, et bien des fois le coeur du vieillard ne peut tout le contenir, s'ouvre s'ouvre d'un grand soupir qui diminue la souffrance. On dirait, en effet, qu'il n'est plus le même, qu'en peu de mois il a faibli, qu'il est humilié, le fier parvenu, qu'il va s'écrouler bientôt, le robuste homme d'affaires. Comme il a les traits amincis par du songe et de la peine, comme il a le regard lointain, lourd de sagesse et de repentir!

—Pourquoi n'as-tu rien a me dire? implore Yvonne Desloges. J'ai besoin de ta force.

Elle a triomphé de l'orgueil, elle vient de révéler sa déception, le martyre de ne plus être aimée…

Gaspard, enfin, d'une voix bouleversée que Jean n'avait jamais entendue, murmure:

—Quand on n'a plus de joie soi-même, est-on capable d'en fournir aux autres?

—Tu penses à Jean, mon père? Oh! pardon! s'écrie la jeune femme, impulsive.

—Comme je l'aimais, sans le savoir! Quand il est parti, je ne le lui ai pas dit, mais cela m'a déchiré! La colère a tenu bon, c'est elle qui m'a empêché de le retenir. Eh! bien, je n'ai pas cessé d'en avoir du chagrin, mais du chagrin… à tel point que je voudrais toujours pleurer! Il est si bon, si ardent, si affectueux, mon Jean! Il me ressemble, tu sais: c'est, de l'énergie, du caractère! Et puis, je lui ai fait du mal: il doit souffrir, n'est-ce pas?

—Nous souffrons tous, mon cher papa…

—C'est vrai… Pardon, ma petite fille! Tu m'apprends ta peine, je me fâche: tu m'arrêtes, tu ne veux pas que je me fâche. Tu veux endurer sans te plaindre. Qu'est-ce que tu veux que je fasse, que je te dise? Je suis rude, je n'ai pas le don de guérir ces choses-là, moi. Qu'est-ce que tu veux, ma pauvre Yvonne? Viens me voir, souvent, si cela te fait du bien. Nous… serons tristes ensemble…

Ils redescendent au fond de leur être si désolé. Tandis que la flamme, au sein de l'âtre, palpite et s'égaye, Elle ne se lasse pas d'être claire, d'être orgueilleuse. Elle s'élance, elle s'élargit, elle s'incline comme des fleura de pourpre à la brise, elle s'agite comme des drapeaux. Comme elle est heureuse de vivre! Elle crépite d'allégresse et d'exubérance, elle module un air de triomphe.

Au dehors, l'ouragan traverse lea plaines d'Abraham d'une énorme clameur. Yvonne et Gaspard se sentent l'Ame plus glacée, plus lugubre, quand des gémissements plus aigus les ébranlent d'un frisson. Ils s'empressent alors, d'un élan instinctif, de revenir à la flamme douce et gaie. Le père, à la voir aussi bienfaisante, aussi généreuse, éprouve une sensation inconnue d'apaisement et de bonté… C'est comme si la douleur au plus intime d'elle-même s'en allait très loin, calme, bénigne, lorsqu'Yvonne entend la flamme vivre et lui murmurer de l'espérance…

Gaspard, hélas! avec une maladresse cruelle, suggère de la consolation:

—Ça durera peut-être pas, l'indépendance de ton mari?

Farouche, elle réplique:

—Il ne m'aimera jamais!…

—Tu le vois bien que je ne peux rien faire!

—Main oui, puisque nous sommes tristes ensemble…

De la cheminée vient une chanson grave et tendre qui berce, endort peu à peu leur tristesse…

—Il est si facile de te guérir, mon père! dit Yvonne timide.

—Tu yeux que je le fasse revenir à moi?

Une gêne durcit le visage du père, quelque chose d'agressif a fait la voix sèche. Yvonne en a du malaise à travers les nerfs et devient plus humble encore:

—J'ose à peine dire oui…

—Plus tard…

—Mais pourquoi?

—Tu le sais bien! J'ai de l'indulgence, de la bonté, ce soir. Tous tes jours, le remords me serre au coeur, mais il y a des heures—j'ai honte de t'avouer cela—quand je me retrouve au milieu de mes affaires, dans le train de la besogne, de la distraction, quand je redeviens Gaspard Fontaine le millionnaire et que je me sens moins son père, il y a des heures où j'ai souvent contre lui de la fureur sourde et de la rancune. Cela diminue, mais il en reste encore. Mais oui, c'est le premier jour où je ne l'ai pas offensé, pas du tout! Ah, j'espère que c'est fini! comme ça fait du bien!…

—Ce sera demain…

—Plus tard… Je le reverrai quand j'aurai plus souffert, quand j'aurai le droit de ne plus Rougir…

—Eh! bien, moi, je le verrai demain! Je ne l'ai vu qu'une fois depuis son mariage, j'ai refoulé le besoin d'aller vers lui, je lui aurais tout dévoilé: quelle honte! Ah non, je ne peux pas lui confier ma douleur!

—Vas-y, ma fille! comme il va te guérir, lui!

Un éclat de joie plus intense, plus victorieux, jaillit de la flamme.
Elle s'anime davantage, il semble qu'elle exulte…

Une rafale stridente hurla, remplit la maison d'effroi et de plaintes.
Mais la flamme ne s'effraya pas, continua le chant de bonheur…

—Qu'as-tu, mon père? s'écria Yvonne, terrifiée d'une angoisse confuse.

Gaspard, une main rivée à la poitrine, l'autre crispée sur le bras gauche du fauteuil, se tenait droit comme un arbre rigide, une stupeur fixe aux prunelles.

—Ne t'inquiète pas, mon enfant, dit-il bientôt, avec une douceur étrange. Attends un peu que ce soit plus clair en ma tête… Au bruit de la rafale, une pensée m'a saisi, m'a fait peur, m'a bouleversé, me fait comprendre une foule de choses… Eh bien, oui, ma petite Yvonne, sous nos pieds, autour de nous, c'est la plaine d'Abraham. Il m'a semblé entendre les gémissements innombrables des morts. Ils m'ont accusé, ils m'ont ordonné. Comme il a raison, mon Jean! C'est pour nous qu'ils ont aimé jusqu'à la mort! Je comprends ce que Jean voulait, ce qu'il a fait: il faut de l'amour toujours…

Yvonne, comme en rêve, murmure:

—Pourvu que la flamme ne s'éteigne pas aux foyers de la race, les ouragans sifflent en vain pour la détruire…

Yvonne et Gaspard se remémorent l'enthousiasme de Jean. L'une sent que les tâches magnanimes engourdiront son martyre; l'autre veut être digne de son fils, veut agir, veut aimer… Tous deux ainsi se laissent pénétrer par l'éloquence de la flamme. Elle ne se lasse pas de rire et de chanter, la flamme allègre et bonne. Elle est large, elle est forte, elle verse des lueurs de rêve, de mystère et de clarté profonde. Comme elle est ancienne, la flamme canadienne-française, comme elle vibre de puissance et d'héroïsme! Sur les plaines d'Abraham, elle veille, elle est plus grande, elle est plus radieuse, parce que l'âme des braves l'attise, parce qu'elle est immortelle…

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Préface

I.—Au ras des cimes.

II.—Les ailes à terre.

III.—Un adonis québécois.

IV.—L'apathie générale, immense.

V.—Au foyer des Bertrand.

VI.—La chanson d'Isabeau.

VII.—Le rêve de fraternité.

VIII.—Le visage merveilleux de reconnaissance et de loyauté.

IX.—Le sanglot de Thérèse.

X.—La jolie américaine.

XI.—La détresse profonde.

XII.—L'idylle de bonté.

XIII.—Le père et le fils.

XIV.—Ce que disait la flamme.

End of Project Gutenberg's Ce que disait la flamme, by Hector Bernier

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