Cent-vingt jours de service actif: Récit Historique Très Complet de la Campagne du 65ème au Nord-Ouest
TROISIÈME PARTIE.
LE BATAILLON GAUCHE
En Garnison.
CHAPITRE I.
FORT OSTELL.
Après avoir donné le récit complet des aventures de l'aile droite du 65e bataillon dans sa marche à travers la plaine, l'histoire de la campagne de l'aile gauche s'impose à l'auteur comme un devoir impérieux. Le but de cet ouvrage serait manqué et le lecteur serait privé de la partie sinon la plus intéressante du moins bien importante de l'histoire de la campagne du 65e. Pendant que sous le Lt.-Col. Hughes le bataillon droit ajoutait à force de fatigues, de misères et de courage une page glorieuse à son histoire, le bataillon gauche, divisé en cinq détachements et dispersé sur une étendue de cent-cinquante milles, menait à bonne fin sa mission de pacification. Partout où le 65e a passé, il a laissé des traces glorieuses de son séjour et c'est surtout dans l'extrême ouest que l'aile gauche, après une vie sédentaire de six semaines, a su mériter son titre de soldat missionnaire. Prêchant d'exemple, il a pu par sa bonne tenue, sa conduite régulière, ses moeurs douées et tranquilles, en imposer à l'esprit impressionnable des nombreuses tribus sauvages au milieu desquelles il a vécu. Partout, Sauvages comme Métis avaient surnommé les volontaires de Montréal les "bons petits habits noirs" et obéissaient à leurs officiers avec plus de respect que de crainte.
Comme il a été mentionné plus haut, il y avait cinq détachements dont voici les noms par ordre de distances de Calgarry: vingt hommes de la compagnie No. 8, sous le commandement du lieut. Normandeau, à la Traverse du Chevreuil Rouge, à cent milles au nord de Calgarry; la compagnie No. 1 (vingt-cinq hommes et deux officiers) sous les ordres du capt. Ostell, à la Rivière Bataille, trente-huit milles au nord du premier détachement; vingt hommes choisis des compagnies 1, 3, 4 et 8, sous le capt. Ethier, aux Buttes de la Paix, trente-cinq milles plus haut; la compagnie No. 2, avec le capt. des Trois-Maisons comme chef, à Edmonton, quarante milles au nord des Buttes de la Paix, soit deux cent-treize milles de Calgarry, et finalement la compagnie No. 7, sous le lieut. Doherty au Fort Saskatchewan, vingt milles à l'est d'Edmonton. Dès le l4 mai toutes ces différentes garnisons furent mises sous les ordres du lieut-col. Ouimet qui tenait ses quartiers-généraux à Edmonton. La mission de ce bataillon ainsi dispersé était d'abord de protéger les lignes de communication pour permettre le passage libre des transports de provisions de Calgarry jusqu'au front; mission importante, comme on peut le voir, car de sa vigilance et de sa fidélité à remplir son devoir dépendait la vie du bataillon droit. Le second but que ce bataillon devait atteindre était la pacification des nombreuses tribus sauvages au milieu desquelles il séjournait. Chaque détachement était entouré de quinze cents à deux mille Sauvages, qui, au commencement de la campagne, étaient dans une excitation extraordinaire, et que l'arrivée des troupes ne fit qu'augmenter plutôt que diminuer. Chacun des postes était dans la position la plus précaire, car, à part le soulèvement des tribus environnantes, on craignait à juste raison les Pieds Noirs qui murmuraient contre le gouvernement et étaient poussés à la révolte par Gros-Ours lui-même. Si, un bon matin, il avait plu à ces messieurs de s'insurger, leur marche naturelle était de Calgarry à Edmonton et, l'emportant de beaucoup par le nombre, ils s'emparaient un à un des forts situés le long de leur route et pas un volontaire de l'aile gauche n'aurait vécu pour raconter les massacres commis.
Pour ne pas trop embrouiller le lecteur, la vie de garnison de la compagnie No. 1 fera le récit du premier chapitre. La position occupée par les différents détachements étant connue du lecteur, il lui sera plus facile de comprendre la campagne en procédant par ordre de compagnies.
Le 5 mai, vers midi, la compagnie No. 1 arrivait à Edmonton avec le reste de l'aile gauche, moins trois hommes qu'on avait dû laisser pour compléter la garnison du Fort aux Buttes de la Paix. Elle alla camper avec le reste du bataillon à l'est du Fort. La compagnie No. 7 était déjà rendue au Fort Saskatchewan. Les Nos. 5 et 6 quittèrent Edmonton le même jour pour se diriger sur Fort Pitt. Le lendemain, les ordres de brigade commandaient aux capts. Ostell et Bauset de se tenir prêts à partir, avec leurs compagnies, dans les vingt-quatre heures. Il faut dire ici que les capts. Beauset et Ostell avaient été mentionnés spécialement par le major Perry au major-général Strange pour leur conduite à la Traverse du Chevreuil Rouge, et ces deux capitaines sont les seuls officiers de compagnie dont il ait été fait une mention spéciale.
Cependant deux heures plus tard un contre-ordre,
faisant remplacer la compagnie No. 1 par le No. 4,
fut transmise au bataillon. Le capt. Ostell devait
rester à Edmonton où il serait commandant en
chef, ayant sous lui sa compagnie et la compagnie
No. 2, à Edmonton, le détachement du Fort Saskatchewan,
et les volontaires anglais d'Edmonton. On
était occupé à faire les préparatifs pour entrer dans
le Fort quand vers midi, le 7 mai, le capt. Ostell
reçut un nouvel ordre du général Strange. Cette
fois-ci, il fallait partir, à une heure d'avis, et retourner
sur ses pas jusqu'à la Rivière Bataille,
soixante et dix milles au sud. Le même soir, tous
les hommes de la compagnie No. 1 étaient en
marche et, trois jours plus tard, après un voyage
des plus rudes, ils arrivaient au lieu de leur destination,
un vieux chantier isolé au milieu de la
plaine, à un mille et demi au nord de la Rivière,
Bataille. Pour bien comprendre la mission de ce
détachement, voici le texte même des instructions
qu'il avait reçues avant son départ d'Edmonton:
Edmonton, 7 mai 1885.
Instructions à l'officier commandant le détachement
du 65e bataillon à la Rivière Bataille.
Vous avez été choisi à cause de la réputation militaire que vous vous êtes acquise par votre habileté et votre énergie. La protection de notre ligne de communication avec la base de nos dépôts de provisions est d'une importance essentielle. Le pays à l'est de votre Fort est bien difficile et deviendra très-certainement une ligne d'opérations, le long de laquelle des maraudeurs indiens essaieront par petites bandes de s'emparer de nos transports de provisions. Vous occuperez le vieux chantier de la Baie d'Hudson près de chez le R. P. Scullen.
Vous le mettrez dans un état de défense aussi complet que possible, construisant une défense de flanc de manière à empêcher l'ennemi de s'approcher assez pour incendier la maison.
Vous embrasserez probablement la maison du R. P. Scullen dans votre ligne de défense. Vous marquerez la portée de vos carabines du Fort à tous les objets dans les alentours, et habituerez vos hommes à mesurer au pas ces différentes distances de manière à ce qu'ils se les rappellent, ce qui rendra votre feu plus effectif en cas d'attaque. Après que vous aurez complété la défense de votre fort, vous emploierez vos hommes à réparer, à temps perdu, les chemins dans le voisinage de votre poste, mais, en aucun temps, vous ne laisserez votre fort sans protection; au contraire, vous exercerez la plus grande surveillance, jour et nuit.
Il est probable qu'une troupe de carabiniers à cheval aura aussi ses quartiers-généraux à votre poste Ils feront une patrouille régulière entre la Rivière du Chevreuil Rouge et Edmonton.
Toutes les provisions tant pour les rations des Sauvages que pour les vôtres vous seront confiées. Le Père Scullen, j'en suis sur, vous aidera de son mieux par ses connaissances et son influence.
Par ordre,
C. H. DALE, Capitaine,
Major de Brigade.
Malgré l'apparente précision de ces instructions, elles ne peurent être exécutées à la lettre, car contrairement aux informations, il n'y avait aucune maison habitable sur la réserve du Père Scullen. Le capitaine Ostell continua plus loin, et à dix milles au sud, trouva un chantier qu'après une semaine de travail on put mettre en état de défense. Le Lt.-Col. Ouimet approuva plus tard l'action du capitaine Ostell. Malgré toute la bonne volonté possible les travaux de fortification n'avançaient pas vite, car, vu le petit nombre de soldats qui composaient le détachement, chacun avait beaucoup à faire. Il y avait, comme on le sait, vingt-cinq hommes. Pendant le jour, quatre d'entre eux, un sous-officier et trois soldats, montaient la garde; et la nuit, cette garde était doublée. A part ces derniers, il faut aussi déduire un boulanger, un cuisinier, le servant des officiers et deux soldats qui travaillaient aux corvées d'eau et de bois de chauffage. Il restait donc à peine dix hommes pour travailler aux tranchées et autres fortifications. Cependant au bout de quelques semaines, l'ouvrage était presque terminé.
Une tranchée de deux pieds et demi de profondeur, faite en forme de carreau, a été creusée tout autour du terrain sur une longueur de deux cents verges; elle communique au moyen de quatre canaux avec un fossé de cinq pieds de profondeur qui entoure la maison. Un abattis de branches la protège contre toute attaque immédiate. Des ponts mobiles ont été posés sur les canaux pour donner plus de facilités de transport aux voitures de charge qui stationnaient au fort. De fortes barricades ont été construites pour protéger les portes et les fenêtres. Un mur en tourbe de six pieds de haut a été élevé tout autour de la maison, au-dessus du fossé. Vingt-huit meurtrières percées dans les murs complètent la défense du Fort.
Pendant les premiers jours, c'est-à-dire, jusqu'à la fin du mois de mai, toute la garnison et surtout le capitaine étaient sur des épines. Les travaux de fortification se poursuivaient de sept heures du matin à six heures du soir et quelquefois même la nuit. Les Sauvages des alentours étaient dans un malaise perceptible et, malgré les remontrances des missionnaires qui leur apprenaient à nous considérer comme des frères, ils attendaient avec anxiété les résultats des batailles qui se livraient dans l'est. Enfin la prise de Batoche délivra les garnisons de leur fausse position. Plusieurs tribus qui avaient quitté leurs réserves à l'arrivée des troupes, revinrent s'y établir à la fin de mai et tout rentra dans L'ordre.
Voici la liste des hommes qui passèrent le temps
de la campagne au Fort Ostell: J. B. Ostell, capitaine
commandant; A. C. Plinguet, lieutenant; H.
Beaudoin, sergent de couleur; Anatole E. Robichaud, second sergent;
G. Aumond, caporal. Les
soldats T. Bélanger, J. Bourgeois, A. Cadieux, K.
Caples, A. Chartrand, L. Chalifoux, G. R. Daoust 1,
O. Drolet, Louis Goulet, Emile Baudin, Jacques
Labelle, Arthur Lanthier, E. Latulippe 2, Ludger
Longpré, A. Marsan, A. Michaud, A. Narbonne, A.
Ouimet, J. Parent, A. Pépin, H. Picard et Louis
Weichold.
Les incidents qui marquèrent le passage de la compagnie No. 1 au Fort Ostell sont peu nombreux, l'auteur se borne dans ce récit à n'en raconter que les principaux.
Le 12 mai, vers les six heures du soir, un courrier apporta une dépêche au capitaine de la part du Lieut.-Col. Ouimet, lui ordonnant de se rendre le soir même chez le Père Scullen pour avoir une entrevue particulière. Le capitaine fait immédiatement seller son cheval et laisse le Lieut. Plinguet en charge du Fort. Il ne revint que le lendemain matin avec d'assez bonnes nouvelles. Les Pieds-Noirs dont on redoutait un soulèvement étaient rentrés dans l'ordre.
Footnote 1: (return) Nommé caporal le 23 juin; élevé au grade de sergent le 6 juillet.
Footnote 2: (return) Nommé caporal le 6 juillet.
Quelques jours plus tard, le 16 mai, le Dr. Powell, un jeune gradué de l'université McGill, arrivait au Fort. Il était officiellement attaché en qualité de chirurgien aux trois garnisons du 65ème situées au sud d'Edmonton, devant tenir ses quartiers généraux au Fort Ostell. Le nouveau médecin était à peine entré en fonction que tous l'estimaient et l'aimaient comme un des leurs. En effet, depuis cette date jusqu'à la fin de la campagne, le docteur Powell remplit sa tâche avec une fidélité et un dévouement exemplaires. Il lui fallait faire à cheval une moyenne de cent cinquante milles par semaine pour visiter les différents postes où son devoir l'appelait. Il voyageait toujours seul, et ne craignait pas de traverser les réserves des Sauvages qui se trouvaient sur sa route et où un jour ou l'autre il pouvait être attaqué et massacré. Les officiers de chacune des trois garnisons n'ont pas manqué de le mentionner spécialement dans leurs rapports au commandant en chef à Edmonton. Le 19 mai, le courrier, qui faisait le service entre le Fort Ethier et le Fort Ostell, arriva malade au camp. Il était tombé à bas de son cheval. Le capitaine fit alors appeler le sergent G. R. Daoust (qui n'était que soldat à cette date) et lui confia la mission de remplacer le courrier malade. Deux jours plus tard, il revenait au Fort après avoir rempli sa mission à la satisfaction de ses chefs.
Le 23 mai, vers onze heures du soir, le corps de garde sort à la hâte pour répondre à l'appel du soldat Bélanger qui monte l'arrière garde. La nuit est très-sombre et c'est à peine si l'on peut distinguer à six pieds devant soi. Bélanger jure ses grands dieux qu'il a vu un cavalier arriver assez près du parapet et, qu'à sa vois, il a changé de direction et est parti au galop; il ne doute pas que ce ne soit un espion. On fait alors une patrouille à travers le bois et les marais aux alentours du Fort. Tous reviennent mouillés et de mauvaise humeur.
L'un est tombé de tout son long dans un marais que l'obscurité lui cachait, un autre s'est frappé la tête sur une branche d'arbre, un troisième s'est massacré la figure sur une talle d'herbes sèches, et personne n'a pris ni vu un Sauvage; ce n'est donc pas étonnant qu'on soit de mauvaise humeur. Le reste de la nuit se passa bien tranquille.
Le jour de la fête de la Reine se passa sans autre incident que la réception d'une liasse de "Patries." C'étaient les premières nouvelles imprimées que l'on recevait. Six jours plus tard, les commissaires Royaux, chargés de faire une enquête sur les griefs des Métis, passaient au Fort. Ils étaient trois: Messieurs Forget, Street et Goulet. Le capitaine Palliser était avec eux. Il allait se joindre à l'état-major du gén. Strange pour y occuper la place de major de brigade. Le même soir, le R. P. Scullen vient coucher au Fort, et un grand nombre de soldats en profitent pour remplir leurs devoirs religieux. Le lendemain matin, le bon missionnaire célèbre la basse messe dans le grenier du Fort. Tous les soldats y sont présents ainsi que les commissaires.
C'est le premier service religieux auquel les soldats assistent depuis leur départ de Calgarry, le vingt-trois avril dernier.
Le quatre juin, vers les onze heures de l'avant-midi, les soldats sortent à la hâte et présentent les armes à Sa Grandeur Mgr. Grandin qui arrête au Fort en passant. Il dîne avec le capitaine, et, après dîner, les soldats vont le visiter sous la tente. Il leur adresse quelques bonnes paroles de consolation, puis distribue à tous des médailles, scapulaires, etc. Avant son départ, Sa Grandeur bénit le Fort qu'on baptise Fort Ostell, puis part en promettant que la première mission qui s'établirait sur la rivière Bataille, en cet endroit, se nommerait Saint-Jean d'Ostell. Quelques jours plus tard, vers le neuf juin, le capitaine, ayant reçu une dépêche spéciale, se met, en route pour la rivière du Chevreuil Rouge. Il se fait accompagner d'un détachement de carabiniers à cheval sous les ordres du Lt. Dunn. Le but de sa mission est d'aider un train très-considérable de transports à traverser le pays et arriver en sûreté à Edmonton. Ce train était protégé par une quarantaine de volontaire du 9e de Québec, sous les ordres du Lt. Dupuy. Il y avait déjà huit jours qu'il était retardé à la Traverse du Chevreuil Rouge par la crue de la rivière. Le capitaine Ostell, mettant à profit sa connaissance de la rivière par le fait d'y avoir travaillé vers la fin du mois d'avril, lors du passage du bataillon gauche, réussit à faire traverser tout le train après dix-huit heures de travail. Le douze au soir, le capitaine revenait à son Fort, et le lendemain les officiers du 9e arrêtaient en passant.
Le quatorze juin, le capt. Ostell partait pour les Buttes de la Paix où il allait voir l'agent des Sauvages, un nommé Lucas, à propos de malentendus survenus entre les Sauvages et lui. Depuis l'arrivée des troupes dans ces territoires, il existait une anomalie étrange dans les rapports des officiers de compagnie avec les Sauvages. Comme le lecteur a pu le voir plus haut dans l'ordre du gén. Strange, le capitaine Ostell avait été instruit de voir aux rations des Sauvages, mais aucun ordre n'avait été donné à l'agent Lucas. Ainsi quand le capitaine demandait à l'agent de donner telle ou telle ration, ce dernier lui répondait qu'il n'avait aucun ordre à recevoir de lui, vu qu'il dépendait du département des Sauvages et n'avait rien à voir dans les affaires du ministère de la Milice. Heureusement cette entrevue du capitaine avec l'agent mit fin, pour quelque temps, à un état de choses embarrassant.
Le seize juin, on hisse un magnifique drapeau, présent du Lt.-Col. Amyot du 9e au capt. Ostell.
Dans l'après-midi, on nous apporte des provisions en masse. Tout le bas du fort était rempli de sacs de fleur, de sel, de boîtes de corn beef, de hard tacks et le reste. Quelques-uns des soldats se découragent, car il y a de quoi nous faire subsister jusqu'au printemps prochain.
Le vingt juin cessa le système organisé des courriers. Depuis l'arrivée des troupes, on avait établi six postes de courriers entre Calgarry et Edmonton. Le premier poste était de Calgarry à Scarlet, une distance de quarante milles; le deuxième de Scarlet à Millar, quarante-cinq milles; le troisième de Millar à la Traverse du Chevreuil Bouge, quinze milles; le quatrième de la Traverse du Chevreuil Rouge à la Rivière Bataille, trente-cinq milles; le cinquième de la Rivière Bataille aux Buttes de la Paix, trente-huit milles, et le dernier des Buttes de la Paix à Edmonton, quarante milles. A chaque poste, excepté au troisième, il y avait deux courriers. Par ce système les dépêches se transmettaient régulièrement toutes les vingt-quatre heures entre Calgarry et Edmonton, sur une distance de deux cent treize milles. Le vingt-cinq juin, ça commence enfin à avoir l'air du départ. Le lieutenant peut à peine contenir sa joie, chacun lit sur sa figure la bonne nouvelle. Vers les six heures, le capitaine réunit ses hommes pour leur distribuer des chemises et des caleçons, puis il leur communique la dépêche Suivante:
Fort Edmonton, 24 juin 1885.
Au Capt. OSTELL, Commandant,
Rivière Bataille.
Monsieur,
J'ai ordre du Lt.-Col. Ouimet de vous avertir de faire des préparatifs immédiats pour conduire votre compagnie au Fort Edmonton où vous devrez vous rapporter pas plus tard que lundi prochain, le vingt-neuf courant.
On vous envoie des waggons pour le transport. Vous emporterez avec vous tout le bagage, armes, habits et équipement de campagne de votre détachement.
Vous ordonnerez aux deux hommes des Carabiniers à cheval du Lt. Dunn, qui sont chez vous, de prendre la charge de votre poste, et vous prendrez d'eux les reçus de tous les effets et provisions que vous laisserez à la Rivière Bataille.
J'ai l'honneur d'être,
Monsieur,
Votre obéissant serviteur,
Capt. G. BOSSÉ,
Major de Brigade.
Il est impossible de dépeindre la scène qui suivit la lecture de cette lettre. Il faut avoir enduré toutes les souffrances de cette campagne, avoir souffert de tous les ennuis de ces solitudes pour comprendre ce qu'est l'ordre du retour. Le lendemain, chacun prépare son bagage et ce ne fut pas long. Dans l'après-midi, Bobtail, chef des Cris, vint visiter le Fort avec sa femme; il est accompagné de jeunes Sauvages parmi lesquels Pic de Bois. Bobtail est un homme qui paraît arriver à la soixantaine. Il a une figure très-intelligente, mais son regard n'est pas franc et, quand il parle, on dirait qu'il n'exprime que la moitié de ce qu'il pense. Il était monté sur un magnifique mustang gris fer. Il portait sur sa poitrine une médaille "Victoria" en argent. De longues plumes ornaient sa coiffure de peau de loutre.
Pendant qu'il essaie de se faire comprendre du capitaine, un autre Sauvage, de costume encore plus étrange, entre en scène. C'est Alexis, surnommé le Prêtre des Montagnes. De loin, il ressemble étrangement au fameux vicaire de Wakefield. Grimpé sur une haridelle aux allures douteuses, une grande croix rouge flanquée au milieu du dos, un vieux chapeau enfoncé sur le crâne, il avait un air de Sancho Pança impossible à dépeindre. Cependant cet homme au costume original est devant Dieu un des plus grands hommes de l'Ouest. Quand il descendit de cheval, sa figure ascétique et son apparence religieuse impressionnèrent les soldats. On put alors voir son costume au complet. Il porte une grande jaquette bleue, un châle blanc avec une grande croix en flanelle rouge sur les épaules, sa tunique est rouge comme sa croix. Il a en outre un crucifix à sa ceinture. Il parla en français et servit d'interprète à Bobtail. Alexis obtint un permis du capitaine sur la parole de Bobtail, qui en faisait de grandes louanges. Cette nuit personne ne put dormir. Il était deux heures du matin quand on cessa de parler du prochain voyage.
Le lendemain, vingt-sept juin, vers les quatre heures et demie de l'après-midi, la compagnie No. 1 quitta le Fort Ostell et se mit joyeusement en route pour Edmonton.
CHAPITRE II.
FORT EDMONTON.
Dans le but de procéder systématiquement au récit des événements qui se rattachent au séjour de l'aile gauche du 65e bataillon dans les forts qu'il a eu pour mission de défendre, Edmonton suit immédiatement Ostell. Après la compagnie No. 1, passons à No. 2. L'auteur a hésité quelque temps à placer le récit de la défense d'Edmonton à la seconde place, car son importance lui donne droit à la première. A Edmonton en effet étaient les quartiers généraux du commandant en chef de toute la ligne de défense de Calgarry à Fort Pitt. Ce n'est qu'après mûre réflexion et pour rendre plus claire dans l'esprit du lecteur la position de chaque compagnie du bataillon, que l'auteur s'est décidé à faire le récit en se basant sur l'ordre des compagnies dans le bataillon.
Edmonton n'est rien autre chose qn'un gros bourg que les citoyens de l'endroit ont qualifié du titre pompeux de (town) ville. Cette ville (puisqu'on l'appelle ainsi) est située à un mille de la Saskatchewan et est, en général, bien bâtie. Toutes les constructions sont en bois, il n'y a que deux maisons en brique. Les habitants de la ville sont pour la plus grande partie des Anglais, les Canadiens résident aux environs sur les terres qu'ils ont défrichées.
Sur les bords de la Saskatchewan s'élève le fort de la Baie â'Hudson. Ce fort, dont les murs consistent en pieux enfoncés en terre et fortement liés les uns aux autres, renferme le magasin de la Baie d'Hudson, les quartiers des employés et des dépendances considérables. Comme il est muni d'un bon puits qui peut fournir de l'eau ad libitum à une garnison assez considérable, il pourrait soutenir un assez long siège contre des troupes qui ne seraient pas munies d'artillerie. Sans être d'une libéralité excessive ni d'une politesse extraordinaire, les employés de la compagnie de la Baie d'Hudson nous ont cependant témoigné assez de sympathie. Les marchands nous ont bien vendu leurs marchandises au plus haut prix, et l'on sait ce que c'est que le plus haut prix dans l'Ouest; mais c'était pour eux une occasion unique de voir de leurs yeux de l'argent. Car il faut dire que cette expédition du Nord-Ouest a été un bonanza pour cette région. Lorsque nous y sommes arrivés, l'argent y était des plus rares, le cultivateur, le producteur échangeaient leurs produits contre de la marchandise et la plupart du temps l'argent n'entrait pour rien dans toutes ces transactions. Notre arrivée a été comme un: torrent d'argent qui a envahi le pays. Les semences étaient presque terminées et les cultivateurs attendaient la moisson les bras croisés; tout-à-coup, grâce à la révolte, les voilà qui louent leurs chevaux au gouvernement à raison de $8.00 par jour pour deux chevaux et de $12.00 pour quatre. Ils vendent leurs animaux cent pour cent plus qu'ils ne valent et ainsi de suite pour leurs autres produits. La compagnie de la Baie d'Hudson avait une quantité de provisions en magasin, le gouvernement a tout acheté au maximum. Si on pouvait en ce cas-ci appliquer, pour trouver la cause de la rébellion, le vieux proverbe "le vrai coupable est celui à qui le crime profite," on n'aurait pas besoin de se demander si certains fournisseurs ne sont pas au fond de cette affaire, car plusieurs y ont fait fortune. D'un autre côté, les missionnaires ont perdu toute leur influence sur les Métis et les Sauvages en révolte. Les chefs de ces rebelles leur ont représenté les prêtres comme des traîtres vendus au gouvernement. La preuve, c'est que les Sauvages ont massacré deux missionnaires, ce que n'avaient jamais fait auparavant même les Sauvages idolâtres.
Ce sont toutes des nominations politiques; tant
qu'il en sera ainsi, les choses ne changeront pas.
Les blancs ont aussi à se plaindre du gouvernement, Il y a ici d'honnêtes colons canadiens et anglais qui sont établis sur des terres qu'ils possèdent depuis plusieurs années et qui, cependant, n'ont encore pu obtenir de lettres patentes.
Si les choses continuent ainsi, avant longtemps, nous aurons une seconde rébellion à abattre et cette fois ce ne serait plus une révolte de Métis mais de colons canadiens et anglais. L'on se plaint aussi beaucoup du monopole exercé par la compagnie de la Baie d'Hudson et de la conduite des agents des Sauvages. L'on tient ces derniers responsables en grande partie des troubles qui ont éclaté dans certaines tribus. On leur reproche leur incapacité, leur malhonnêteté dans certains cas et souvent leur ignorance complète des moeurs et coutumes des gens sur les intérêts desquels ils ont la charge de veiller.
Les notes qui précèdent ont été cueillies ça et là, elles ont été fournies à l'auteur par les colons canadiens des environs, si elles ne sont pas exactes, elles représentent du moins l'état d'esprit dans lequel se trouvaient nos compatriotes de l'Ouest quand nous sommes passés à Edmonton.
Ce sont toutes des nominations politiques; tant
qu'il en sera ainsi, les choses ne changeront pas. Le bataillon droit du 65e arriva à Edmonton le
1er mai; quatre jours plus tard le bataillon gauche
entrait aussi au Fort. Après que la division du bataillon
eût été décidée, le général Strange confia à
la compagnie No. 2 la garde de cette place importante.
Le capitaine des Trois-Maisons, assisté des
Lts. DesGeorges et Charest, était l'officier en charge
du détachement du 65e, mais le général Strange qui y
tenait encore ses quartiers généraux, en était le
commandant. Le 14 mai, le Lieut-Col. Ouimet
arriva de Calgarry à Edmonton, accompagné du
Major Brisebois, ancien officier de la Police à cheval
et fondateur du Fort Brisebois connu aujourd'hui
sous le nom de Calgarry. Le voyage de Calgarry à
Edmonton, deux cent quinze milles, avait été fait en
quatre jours. L'arrivée du colonel fut saluée par des
cris de joie de la part de tous les soldats du bataillon.
A peine descendu de voiture, le colonel alla se rapporter
au Major-Général Strange qui le félicita sur
son heureux retour. Il le remercia des services
qu'il avait rendus à la division d'Alberta par la
manière habile dont il s'était acquitté de sa mission
à Ottawa, ajoutant qu'il regrettait que pour des
raisons politiques il s'était répandu tant de fausses
rumeurs au sujet de ce voyage.
La même après-midi, le général Strange quittait Edmonton en bateau, accompagné du 92ème d'Infanterie Légère de Winnipeg, en route pour Victoria où l'attendait le bataillon droit du 65ème. Un ordre de brigade, lu avant le départ du Major-Général, enjoignait au Lieut-Col. Ouimet de rester à Edmonton comme commandant militaire du District avec le contrôle des détachements du 65ème en garnison dans les différents postes, la surveillance des Sauvages des réserves environnantes. Il reçut aussi instruction spéciale de veiller à maintenir les communications de la colonne expéditionnaire du Général Strange, et d'assurer son approvisionnement dont la base était Calgarry. A part les officiers déjà nommés, le Capt. Bossé, capitaine paie-maître du bataillon, resta à Edmonton. Le Major Brisebois qui avait offert ses services fut accepté comme officier d'état-major et ses services ainsi que son expérience furent d'un grand prix.
Dès le lendemain du départ du Général Strange, une députation des Canadiens et des Métis de St-Albert, composée de cinq représentants des deux nationalités, se rendit auprès du Colonel Ouimet avec une lettre de Mgr Grandin. Ils représentèrent qu'une Danse de la Soif avait été convoquée par des émissaires de Gros-Ours sur la réserve de la Rivière Qui But, à dix milles en arrière de St-Albert. Le but de cette assemblée était de déclarer la guerre aux blancs, et les Sauvages s'y rendaient de tous côtés. Il y avait même une date fixée, le 24 mai, pour le pillage et le massacre des habitants de St-Albert et d'Edmonton. Sur la suggestion du Colonel, le lendemain, une grande assemblée de tous les Canadiens et les Métis de St-Albert eut lieu, et soixante et quinze Métis après avoir prêté le serment d'allégeance, reçurent des armes et se mirent en état de défense. M. Samuel Cunningham 3 était leur capitaine; il était assisté de MM. Bellerose et Maloney comme lieutenants. Le même soir vingt-cinq des nouveaux volontaires étaient mis en service actif et placés en éclaireurs tout près de la réserve pour surveiller les Sauvages et pour se renseigner sur leurs desseins. Ils firent, si bien leur devoir que les Sauvages, au bout de quelques jours, abandonnèrent leur projet de danse et retournèrent sur leurs réserves Respectives.
Footnote 3: (return) M. Cunningham a été élu l'automne dernier membre du Conseil du Nord-Ouest.
Un événement important qui marqua le passage du bataillon en cet endroit fut la procession de la FÊTE-DIEU. Environ cinquante hommes de la compagnie No. 2 à Edmonton et de la compagnie No 7 au Fort Saskatchewan y prirent part et servirent d'escorte au Saint-Sacrement, l'arme au bras, avec leurs officiers. N'eut-ce été l'absence de la musique du régiment on se serait cru à Montréal. Le zèle que déployèrent en cette circonstance les habitants de St-Albert pourrait témoigner à lui seul de l'estime qu'ils avaient pour le bataillon. Chacun avait envoyé sa voiture pour transporter les volontaires et le voyage fut des plus gais. Après la messe, un dîner splendide, préparé par les soeurs grises de la Mission, fut servi aux soldats dans une des grandes salles de l'Évêché. Il serait à propos de mentionner ici l'oeuvre immense que font les religieuses de cet ordre en cette localité. Établies dans le pays depuis plusieurs années, elles y ont fondé un orphelinat sous la haute protection de l'Évêque. Recueillant, un peu partout, de pauvres petits enfants indiens, elles les élèvent dans la voie de la vertu la plus sévère et, tout en préparant leurs âmes à la grâce, dissipent les ténèbres de l'ignorance où sont plongés leurs jeunes esprits. Aussi quelle agréable surprise pour les volontaires que d'entendre ces jeunes pupilles chanter "Les Souvenirs du Jeune Age" en bon français, prononcé avec un accent métis inimitable, et le "Home sweet home" en bon anglais. A part cette instruction intellectuelle, les bonnes religieuses habituent leurs élèves aux travaux manuels de toute sorte et les disposent à mieux goûter tous les bienfaits de la civilisation.
Quelques jours après cette fête, les employés supérieurs de la Compagnie de la Baie d'Hudson lancèrent un défi aux officiers pour un concours de tir. L'enjeu était un dîner chez M. Pagerie. Et ce n'était pas peu de chose. M. Pagerie était un célèbre cuisinier français qui s'était fixé à Edmonton depuis quelques années et y perdait peu à peu, faute de pratique, la mémoire des fameux plats qu'il servait jadis à ses clients. La palme resta au 65ème. Le Col. Ouimet, le Capt. Baby et le Lieut. DesGeorges furent les vainqueurs par dix-sept points.
Jusqu'au 22 mai, rien de bien extraordinaire ne vint troubler la monotonie de la vie de garnison. Ce jour-ci cependant la nouvelle de la victoire de Batoche ramena la joie dans tous les esprits et il y eut de grandes réjouissances au camp. Deux jours plus tard, on célébrait avec pompe l'anniversaire du jour de la naissance de Notre Gracieuse Souveraine. Il y eut fusillade et le canon tonna. Le reste du mois s'écoula sans incident remarquable.
Le 9 juin, la compagnie des volontaires Métis de St-Albert fut envoyée en expédition au Lac la Biche pour rassurer les esprits et intercepter Gros-Ours qui, suivant les rapports de certains Métis, se sauvait dans la direction du Lac Froid. Le Lieut. DesGeorges reçut le commandement de cette expédition.
Quelques jours plus tard, la troupe revenait avec
la bonne nouvelle que sa mission avait été remplie
avec succès. Enfin arriva le 24 juin, fête nationale
de tous les Canadiens. Tous les volontaires du 65ème,
tant du Fort Saskatchewan que d'Edmonton, se
dirigèrent sur St-Albert où une messe solennelle fut
chantée par Sa Grandeur Mgr. Grandin. Tous les
soldats y assistèrent en armes. Après le service
divin, il y eut grand dîner à la Mission. Dans l'après-midi,
après un joli concert fourni par les élèves de
l'orphelinat, eut lieu la grande assemblée des Métis
de St-Albert. Des discours patriotiques furent prononcés
par le R. P. Lestang, le Col. Ouimet, M. A.
Forget, Ecr., Joseph Gauvreau, agent des terres, les
Capts. Ethier, Doherty, et autres. C'était la première
assemblée publique donnée sous les auspices
de la Société Si Jean-Baptiste de St-Albert, fondée
le matin même.
A peine revenus de cette fête, le Colonel reçut du Général Middleton une dépêche spéciale lui ordonnant de rassembler au plus tôt les divers détachements du 65ème et de descendre à Fort Pitt par bateau. Le 29 juin au soir tous étaient réunis auprès du Fort. Avant leur départ, les citoyens de St-Albert crurent devoir offrir aux officiers un grand dîner d'adieux. Les choses furent conduites à merveille. Le menu y était excellent et ne fut surpassé que par les discours patriotiques des orateurs.
Le lendemain après-midi, le vapeur "Baronness" arrivait au Fort et le même soir le 65ème disait adieu à Edmonton, en promettant de ne l'oublier jamais, mais espérant sincèrement n'être jamais forcés d'y revenir sous les mêmes circonstances.
CHAPITRE III
FORT SASKATCHEWAN.
Vendredi, le 1er mai, le bataillon droit était rendu à Edmonton. La veille, le major-général Strange avait informé le Lt.-Col. Hughes qu'il serait nécessaire d'envoyer un détachement du 65e à Fort Saskatchewan, un poste de la Police à cheval, à une vingtaine âe milles à l'est d'Edmonton, sur la branche nord de la Saskatchewan. En conformité avec les instructions reçues, le Lt.-Col. Hughes dut prendre une compagnie de l'aile droite. Son choix tomba sur la compagnie Mo. 7 commandée dans ce moment par le Lt. C. J. Doherty qui remplissait pro tempore les fonctions de capitaine; le lieut. A. E. Labelle devait aider au Capt. Doherty à remplir ces fonctions importantes. En obéissance aux ordres reçus, la compagnie laissa Fort Edmonton à sept heures du matin, le lendemain, 2 mai. Elle était composée comme suit:
Capitaine C. J. Doherty, commandant; Lieut. A. E. Labelle; Sergent-Major G. E. A. Patterson; Sergent de couleur Arthur Laframboise; Sergents Edouard Terrous et E. Desnoyers; Caporaux Joseph Moquin, Charles Cox et Philippe J. Mount; Soldats Joseph Audette, Narcisse Breux, Fred. Bury, F. Brousseau, D. Caron, D. Clifford, A. E. Clendenning, N. Fafard, L. Fournier, James Kelly, Thos. Kennedy, Adolphe Laberge, Emile Lefebvre, E. Lafontaine, Ulric Lamontagne, J. Victor Marien, A. E. Marien, Jos. E. Monette, Alfred Marsouin, Albert Perreault, John Polan, Michael Roach, Georges Smith, Pierre Schinck, Lucien Sauriol, J. E. Thériault, Chs. Thuot, L. P. Wilson; trompette, Octave Giroux; tambour, A. Rémillard.
La route d'Edmonton à Fort Saskatchewan est
passablement bonne, mais les chevaux étant fatigués
par la dernière marche de Calgarry à Edmonton,
on n'arriva au Fort que quelques heures plus tard.
A mi-chemin le détachement fit une halte, et alla
luncher à une espèce d'hôtel tenu par un ancien
Montréalais, qui, il y a quelques années passées,
était chef de cuisine au St. Lawrence Hall. Ce premier
repas plut tellement aux voyageurs que plus
tard jamais aucun officier ou homme de la garnison,
qui quittait le Fort Saskatchewan en route
pour n'importe quel antre endroit, ne manquait d'arrêter
chez "Pagerie" en passant; on se sentait un
appétit extraordinaire à la vue du vieux chantier
transformé en restaurant. Soit dit entre parenthèses
que des malins faisaient circuler des rumeurs allant
à dire qu'une certaine demoiselle aux yeux bleus,
fille de l'hôtelier, était un aimant plus puissant que
l'hospitalité de Pagerie lui-même. Quoiqu'il en soit,
lors de cette première visite, le devoir força les officiers
et les hommes à quitter l'endroit, et, à deux
heures de l'après-midi, la compagnie No. 7 gravissait
le monticule sur lequel le Fort était situé. On avait
dû traverser en bac hommes, chevaux et équipage.
Ce moyen de transport est mû par la force du courant de la Saskatchewan, qui comme celui de toutes les rivières qui prennent leur source dans les Montagnes Rocheuses, est très-rapide. Le système qui fait fonctionner le bac est des plus simples et cependant il causa une certaine surprise aux volontaires qui ne l'avaient encore vu en opération. Une corde en fil de métal est tendue d'une rive à l'autre, fixée à deux poteaux très-élevés sur l'une et l'autre rives. Deux petites roues courent tout le long de cette corde. A chacune de ces roues est attaché un câble qui est fixé autour d'une troisième roue à bord du bac même, vers le milieu. En faisant fonctionner cette dernière roue d'un côté ou de l'autre, la corde, posée dans la direction où l'on veut aller, se raccourcit, attire le bac du côté indiqué et, le mettant dans le courant, l'entraîne sur la rive opposée.
Au moment où la compagnie grimpait la côte du Fort, quatre de front, la garnison, sous les ordres du Sergent-Major Parker de la Police à cheval (le commandant, Major Griesbach, étant absent), sortit sous les armes et, après avoir salué les arrivants par une fusillade, présenta les armes. Le compliment fut aussitôt rendu et, quelques minutes plus tard, la compagnie entrait dans ses nouveaux quartiers. On fixa immédiatement les tentes dans le carré des casernes puis tous prirent un repos bien mérité, après une marche d'au-delà de 220 milles.
Le fort est placé dans un endroit très-pittoresque. Situé sur la cime d'un monticule, il domine la rivière dont les eaux bourbeuses s'élancent avec tant de force que l'on dirait qu'elles vont, d'un moment à l'autre, emporter avec elles la côte de sable elle-même. Le fort, comme on était convenu de l'appeler, est entouré de tous côtés par des broussailles, ce qui ne peut que favoriser l'espionnage d'ennemis comme on en redoute dans ces territoires. Les fortifications consistent en une clôture basse faite de pieux plantés dans le sol; une seconde rangée de pieux, dix pieds de haut, est plantée derrière la première. Cette clôture entoure un terrain quadrangulaire d'environ deux cents verges de front sur une profondeur de cent cinquante. Sur ce terrain il y a six bâtiments; les quartiers de l'officier-commandant, une maison plus petite, située tout auprès, servant de logement aux officiers de la compagnie, une caserne, et une salle de garde. Cinq bastions, garnis de meurtrières, font saillie dans la palissade et donnent un abri sûr, derrière lequel on peut combattre avec succès toute attaque contre le Fort.
A l'arrivée du détachement du 65e, ce fort était défendu par dix-sept hommes de la Police à cheval, sous les ordres de l'inspecteur Griesbach. Plus tard le nombre des hommes de police fut réduit à sept ou huit. Dès le lundi suivant, le 4 mai, le capitaine donna des ordres qui fixaient la discipline quotidienne. Le lever devait avoir lieu à six heures. Il y aurait cinq heures d'exercices; une avant déjeuner, deux avant dîner et deux autres pendant l'après-midi; le coucher avait lieu à dix heures.
Ce même jour, l'inspecteur Griesbach, élevé au rang de major par le gén. Strange, fit l'inspection de la compagnie. Il dit qu'il était charmé de l'apparence et des qualités militaires des hommes, mais ajouta qu'il regrettait que leurs habits et accoutrements ne fussent plus convenables.
A partir de cette date jusqu'à la fin de la campagne, tous s'appliquèrent à leurs devoirs respectifs, et les recrues, qui n'étaient pas peu nombreuses, acquirent une connaissance suffisante des mouvements militaires pour parer à toute éventualité.
Dimanche, le 10 mai, la compagnie se rendit à la petite chapelle catholique située dans le village, ou plutôt, comme disent les gens de l'Ouest, dans la cité de la Saskatchewan. Le Rév. Père Blais, O. M. I., qui est curé de cette paroisse, y dit la sainte messe.
Ce prêtre dévoué est natif des Trois-Rivières, et est le frère du Rev. Père Blais, supérieur du Collège de Nicolet.
Quoiqu'encore jeune, cet apôtre a la charge de trois paroisses, ce qui veut dire une centaine de milles dans ce pays de distances magnifiques. Par son zèle et son esprit de sacrifice dans l'accomplissement de ses devoirs sacrés, il s'est fait aimer de tous ceux au milieu desquels la Providence l'a placé. Sa bonté exceptionnelle à l'égard des membres de la compagnie No. 7 ne sera jamais oubliée par ceux-ci, et les officiers comme les hommes sauront, chaque fois que leur pensée retournera aux jours passés sur les rives de la Saskatchewan, se rappeler avec reconnaissance le saint apôtre et ami qu'ils avaient là-bas; ils espéreront sans cesse pouvoir un jour lui souhaiter la bienvenue dans sa province natale. La messe fut servie par le sergent de couleur Laframboise, (fils de feu l'hon. juge Laframboise) et par le sergent Eugène Desnoyers, (fils de Son Honneur le juge Desnoyers). Un choeur improvisé, dirigé par le Lt. A. E. Labelle, fit résonner les voûtes de la mission de tons inconnus jusqu'à ce jour.
Les membres de la compagnie professant la religion protestante eurent un service dans les casernes; le R. P. Biais y officiait.
On n'avait pas jusqu'à ce jour, malgré les rumeurs qui circulaient généralement, vu aucun Sauvage hostile dans les environs, et la galante compagnie No. 7 commençait à craindre qu'elle n'eût que peu de chances de moissonner aucun laurier dans la campagne. Lundi, le 11, on reçut au Fort la nouvelle que les Sauvages et les Métis de la Rivière Bataille devaient se soulever, intercepter et s'emparer d'un convoi de provisions qui marchait de Calgarry à Edmonton. Le major Griesbach reçut des ordres lui commandant de se rendre à la rivière Bataille, avec toute la police à cheval du Fort, pour arrêter les chefs de ce mouvement. Il quitta le Fort à une heure avancée de la veillée, laissant la garnison sous le commandement du Capt. Doherty.
La journée du mardi se passa sans incident; mais vers minuit et demi, le mercredi matin, la sentinelle, en devoir dans le bastion du Nord-Est de la palissade, crut devoir appeler le sergent de garde. Le sergent de couleur Laframboise, en devoir ce soir là, se rendit au bastion. Après quelques minutes d'attente, il put voir les broussailles s'agiter et entendre des sifflements sourds presque immédiatement suivis de cris imitant ceux du coyote ou louveteau des prairies. Le sergent alla immédiatement réveiller le capitaine qui, sans perdre de temps fut sur les lieux, accompagné du Lt. Labelle. Deux éclaireurs métis qui étaient au Fort déclarèrent, après avoir entendu les cris des broussailles, que ce ne pouvaient être ceux d'aucun animal, mais plutôt, ceux dont se servent ordinairement les Sauvages quand ils sont dans le sentier de la guerre. Toute la compagnie fut bientôt sur pied. En un instant, les bastions étaient occupés par différentes divisions et chacun était à son poste. Évidemment les rôdeurs durent s'apercevoir que la garnison était préparée à les recevoir chaudement et que prendre un Fort défendu par une milice canadienne est chose plus difficile que l'on pense, car ils se retirèrent peu à peu, et au petit jour les signaux de ralliement se répétaient dans la distance.
Le capitaine crut alors devoir envoyer deux éclaireurs, de longue expérience comme trappeurs, pour examiner les bois environnants et faire rapport an commandant. Après une patrouille faite avec soin, ils revinrent au fort et déclarèrent qu'ils étaient sûrs qu'une bande de Sauvages avait rôdé aux alentours de la place. Plus tard on apprit que les Sauvages avaient eu connaissance du départ du major et d'une partie de la garnison, et avaient probablement cru l'occasion favorable pour saccager le fort. Cependant, comme on a pu le voir, la surveillance des braves de Montréal gâta la sauce.
Pendant le séjour de ce détachement dans le fort, plusieurs officiers vinrent y faire visite; entr'autres le Gen. Strange, les capitaines Giroux et Bossé et les lieutenants Ostell, Hébert et DesGeorges. Les uns comme les autres ne purent que faire des éloges de la bonne tenue des hommes.
Dans la nuit du 24 de mai, le soldat Laberge, qui était de garde dans le bastion, aperçut deux cavaliers qui s'approchaient du fort avec des allures suspectes. Ne recevant aucune réponse à son qui vive! il déchargea sa carabine et les vit prendre au galop un chemin opposé. La sentinelle du bastion plus loin fit aussi feu sur les fuyards et les vit prendre, à la course, la direction des côtes du Castor.
Le lendemain, on célébra l'anniversaire de la naissance de la reine Victoria. Dans l'avant-midi, il y eut une partie de base ball entre neuf membres du 65e et neuf de la Police à cheval et des Éclaireurs; la victoire resta à ces derniers.
Dans l'après-midi un programme très-bien rempli de jeux de toutes sortes fut exécuté à la lettre.
Pendant la veillée, il y eut un grand bal dans les casernes. Parmi les personnes présentes, il y avait Mesdames major Griesbach; major Butler, A, Lang et Delles Mary Undine Wragge, fille de feu le col. Wragge, J. Inglis, soeur de Made Lang et aujourd'hui épouse du Dr. Tofield, chirurgien-général de la division d'Alberta, et MM. major Griesbach, Dr. Tofield, capitaines des Trois-Maisons et Doherty, et Lt. Labelle.
Il était une heure du matin quand la danse cessa. Des rafraîchissements furent distribués par le sergent-major Patterson, président du comité des jeux.
Le 3 de juin, sur la permission du Lt.-Col. Ouimet, huit hommes de la garnison sous les ordres du Lt. Labelle, se rendirent à St. Albert pour prendre part à la procession de la Fête-Dieu.
Quelques jours plus tard, le Lt.-Col. Ouimet visita le fort. Il se déclara satisfait au plus haut degré et félicita les officiers et les hommes sur leur conduite.
L'événement le plus important qui suivit fut la célébration de la fête St. Jean-Baptiste. Quinze hommes se rendirent à St. Albert sous le commandement du Capt. Doherty pour prendre part à la fête. Ce fut là que le Lt.-Col. Ouimet annonça qu'on avait reçu des ordres de retourner à Montréal aussitôt qu'un bateau, envoyé de Fort Pitt, serait arrivé à Edmonton. La nouvelle fut reçue avec beaucoup d'enthousiasme: la vie de garnison devenait monotone et, malgré tous les charmes de la vie militaire, tous commençaient à réaliser que rien ne peut remplacer le foyer absent.
Dès leur retour au fort, les soldats ne furent pas lents à répandre la bonne nouvelle parmi ceux qui avaient fait la garde en leur absence; et les préparatifs du départ furent commencés.
Le dimanche au soir, le capitaine Doherty alla souper chez M. Fitzpatrick sur l'invitation de ce dernier. M. Fitzpatrick est le frère du savant avocat qui a défendu le malheureux Riel; c'est un cultivateur très-riche; entr'autres propriétés, il est possesseur d'un vaste terrain situé sur la rive nord de la Saskatchewan, vis-à-vis le Fort. Le R. P. Blais et M. Reid, qui est aussi un cultivateur fortuné, étaient au nombre des invités.
Le lendemain matin, le camp était levé et chacun se mettait en route, le coeur gai, pour Edmonton où l'on arriva vers les dix heures. Il n'y eut qu'un seul endroit en route où les soldats éprouvèrent quelque peine. Ce fut lorsqu'on passa devant le petit hôtel de Pagerie; pas un qui ne jetât un regard de regret et d'envie vers l'unique fenêtre de la maison d'où "l'ange de la Forêt" envoyait à chacun le baiser d'adieu.
Avant de clore ce chapitre, un mot sur la conduite et les amusements de cette garnison.
La discipline et la subordination des hommes a toujours été exemplaire. La satisfaction du commandant de la compagnie a été telle, qu'il a cru devoir donner les galons de lieutenant aux trois sergents de cette compagnie avant d'arriver à Montréal.
Les quelques semaines de séjour au Fort n'ont pas été sans amusement. Les hommes donnaient leur temps perdu au jeu de balle, tandis que le Lt. Labelle, à la recherche d'un moyen quelconque de tuer le temps, découvrait un jeu de paume qui fut immédiatement placé dans la cour du fort. Que de fois la lune éclairait la fin de quelque partie chaudement contestée, à laquelle les dames du Fort ne refusaient pas de prendre part. D'autres fois lorsque les ombres de la nuit forçaient les joueurs à cesser la partie, l'on se dirigeait bras dessus bras dessous vers le bas de la colline et, pour le galant lieutenant, ce n'était pas la partie la moins intéressante du programme.
Pendant ce temps, le capitaine plus sérieux, comme le requéraient, son âge et sa position, fumait paisiblement une pipe de tabac en compagnie du major Griesbach et goûtait, avec délices, l'hospitalité de la dame du Major dont l'excellence des tartes au flan n'était surpassée que par la cordiale politesse avec laquelle elles étaient offertes.
Pour tout résumer, la compagnie No. 7 n'a pas de souvenirs fâcheux de son séjour au Fort Saskatchewan. S'il y avait des jours ennuyeux et des nuits d'alarme il y avait d'autre côté des heures de plaisir et d'amusement; et lorsqu'officiers comme soldats ramènent leurs pensées à ces jours de vie militaire, tous s'accordent à répéter le vieil axiome: "s'il y a dans la vie de mauvais quarts d'heure, il y a aussi de belles journées."
CHAPITRE IV.
FORT ETHIER.
Le lecteur se rappelle que, lors de la marche du bataillon gauche de Calgarry à Edmonton, vingt hommes avaient été laissés aux Buttes de la Paix, sous les ordres du Lieut. Villeneuve, en conformité avec les ordres du général Strange. Cette garnison, qui devait plus tard s'illustrer par la construction d'un fort superbe, qu'elle a laissé comme souvenir de son passage sur la rive sud de la Petite Rivière au Calumet, mieux connue sous le nom de rivière de la Paix, se composait comme suit: Lieut. Villeneuve; de la 8e compagnie, Sergent L. Favreau, aussi de la 8e; caporal Eusèbe Beaudoin de la 1ère compagnie; et des soldats Napoléon Robert, et Ferdinand Robert du No 1; J. Savard, J. Connolly, E. Tailor, et Joseph Chapleau, No 3; N. Bourdeau, A. Gravel, F. Dépatie, et A. Hébert, No 4; J. Sanschagrin, X. Quévillon, D. Ménard, Edouard Gervais, L. Favreau, F. X. de la Durentaye, J. Lamarche et M. Deslauriers, No 8.
Dès le lundi, 4 de mai, au matin, ce détachement prit possession d'un chantier situé sur la ferme du Gouvernement, et se mit immédiatement à l'oeuvre pour le rendre habitable. Pendant que le plus grand nombre travaillaient à cette besogne, d'autres perçaient des meurtrières.
Le 6 de mai, le capitaine Ethier, qui s'était rendu
jusqu'à Edmonton avec le reste du bataillon gauche,
dont il était adjudant, reçut ordre du général Strange
de retourner tout de suite à la ferme du Gouvernement
pour prendre le commandement des
garnisons de la Traverse de l'Élan Rouge et des
Buttes de la Paix, devant tenir ses quartiers généraux
en ce dernier endroit. Le même soir, le capitaine
Ethier entrait dans ses quartiers, à la grande satisfaction
de tous les hommes qui l'estimaient et
comme chef et comme ami. Il y eut donc réjouissances
générales au camp pendant la veillée; cependant
à 9.30 heures les préparatifs pour le sommeil
se commençaient et, à dix heures, le camp était
rentré dans le silence le plus profond. Tout-à-coup,
vers une heure du matin, le cri d'alarme d'une
sentinelle éveilla le capitaine et en quelques instants
toute la garnison était sur pied. En un clin d'oeil,
chacun était à son poste, et les ordres clairs, brefs
du capt. Ethier étaient exécutés dans le silence le
plus parfait. Il faut ici dire, à la louange des soldats
de cette garnison, que dans cette circonstance ainsi
que plusieurs fois plus tard, ils firent preuve d'un
grand sang-froid et d'un courage calme. Attentif
au mot d'ordre, chacun obéissait, en silence, se
mettait au poste qu'on lui assignait et ne disait un
mot que lorsque le danger était passé et qu'il était
revenu à sa couverte. Cette nuit-là la consigne fut
rigoureuse. Toute la garnison passa la nuit debout
sur un qui-vive continuel. Plusieurs patrouilles
furent organisées, conduites par le capitaine et le
lieutenant à tour de rôle. Un métis Écossais du
nom de Philip, qui était attaché au camp en qualité
d'interprète et un nommé Joseph Kildall (Big Joe),
sous-agent des Sauvages Stonies accompagnèrent les
soldats dans leur patrouille. La nuit étant très-obscure
on ne découvrit rien. Cependant de bonne
heure, le matin, Big Joe découvrit les traces d'une
bande de Sauvages à un mille du Fort. En suivant les
pistes, on calcula qu'ils étaient venus en assez grand
nombre. Dix loges avaient été levées et, croyant
sans doute la force de la garnison plus nombreuse
qu'elle ne l'était en réalité, l'ennemi s'était enfui au
lever du soleil.
Le résultat de cette alerte fut la décision immédiate d'un plan de fortifications. Le conseil de guerre, composé du capitaine et du lieutenant, s'assembla le même jour et décida, à l'unanimité, de commencer immédiatement les travaux de fortification. Embarrassé par son inexpérience, le conseil décida de choisir, comme modèle de fortifications, celles du bastion à meurtrières de l'Ile Sainte-Hélène. Le même soir le capitaine posa le premier bois du bastion à deux étages qu'on devait construire sur le même plan que celui de l'Ile Ste-Hélène, et le lieutenant jeta la première pelletée de terre du futur mur de revêtement. On se mit tout de suite à l'oeuvre et, au bout de dix jours, le fort était en assez bon état de défense; la garnison pouvait maintenant résister à des forces vingt fois supérieures.
Le fort consiste en nne grande maison de bois équarri, garni d'une double rangée de meurtrières; au rez-de-chaussée sont installées la salle de garde et la cuisine; à côté de la cuisine, la chambre des officiers; le dortoir est situé partie en haut partie en bas.
Le poste est protégé par la Rivière de la Paix et les collines qui l'avoisinent; un bastion de dix pieds carrés, à deux étages, domine la colline et la rivière; partant du bastion, une palissade en bois et en terre de sept pieds de hauteur et de quatre pieds d'épaisseur, toute garnie de meurtrières; en avant le grand chemin allant de Calgarry à Edmonton avec poste de sentinelle, guérite etc.; de l'autre côté, un large fossé, et deux postes de sentinelles.
Dès l'arrivée du capitaine dans ses quartiers, on dressa les règlements de la garnison. La vie est d'une uniformité rigoureuse. A 5 heures, lever et lavage à la rivière; à 6 heures, nettoyage de la maison et des effets; à 6.30 heures a.m., déjeuner; à 7 heures travail manuel, corvées etc.; à 9 heures patrouille, exercices militaires et continuation du travail; à 1 heure, dîner; à 2 heures, travail; à 7 heures, souper, récréation, patrouille; 9.30 heures, tatou; à 10 heures, extinction des feux, silence.. Garde, nuit et jour. Ce règlement tenait bon tous les jours. Le dimanche il n'y avait pas de travail, et la monotonie de l'existence des soldats était brisée. Aussitôt après déjeuner, le capitaine menait tous les soldats dans une jolie plaine située auprès du fort. On s'y rendait en deux files. Après une heure d'exercices militaires, les soldats déposaient les armes et allaient en rangs chercher leurs couvertes, capotes etc., puis revenaient à leur places respectives.
Alors on faisait une évolution inconnue dans les Queen's Regulations, mais qui pour être originale n'en était pas moins pratique. Le capitaine les faisait déployer en tirailleurs, puis quand ce premier mouvement était exécuté, le rang de devant faisait volte-face et les deux vis-à-vis procédaient pendant un quart d'heure au secouement des couvertes etc. Après cet exercice, le capitaine en nommait deux qui allaient nettoyer et balayer le fort pendant que les autres se reposaient. Quand les deux balayeurs revenaient de leur mission, ils criaient: all's well! Alors on reformait les rangs, on reportait les couvertes au fort puis la cérémonie était close. Vers les dix heures et demie on disait le chapelet en commun. Les agents, interprète et tout étranger qui se trouvait dans les alentours se rendaient au fort et prenaient part au seul service du dimanche qui s'y pratiquait, la récitation du rosaire. Le reste de la journée était employé a la récréation pour ceux qui n'étaient pas de garde ou de corvée.
Quant aux officiers leur besogne était multiple. Le
capitaine se chargeait de toute la correspondance officielle
et ce n'était pas peu de chose, surtout après l'établissement
de la ligne télégraphique d'Edmonton;
il était aussi quartier-maître et paie-maître. Le lieutenant
surveillait les travaux, distribuait les rations
aux soldats et faisait les retours. Pendant les quinze
premiers jours, ils ne dormirent guère qu'une heure
ou deux par nuit, étant sur un qui-vive continuel.
La position en effet était loin d'être de nature à les
rassurer. Sans autres voisins que les garnisons d'Edmonton
et de Fort Ostell, l'une située à 40 et l'autre à
35 milles de distance, entourés de plusieurs tribus sauvages
dont les loges se nombraient par plusieurs centaines,
sans fortifications sûres et fortes, la responsabilité
de leurs charges leur paraissait dans toute son
importance. Et les travaux ne pouvaient se poursuivre
avec toute la vitesse voulue. Il n'y avait
presque jamais plus que neuf hommes disponibles
pour la corvée. Car il faut déduire les deux cuisiniers,
le boulanger, ceux qu'on avait relevés de
garde le matin et la garde du jour. Cependant,
malgré le petit nombre d'ouvriers, les fortifications
étaient presque complètes après quinze jours de
fatigue.
Le 9 mai, deux événements remarquables vinrent troubler la monotonie de l'existence solitaire de la garnison.
De bonne heure dans l'ayant midi, le Lt. Col. Osborne Smith passa au Fort, à la tête de son bataillon, le 91e d'Infanterie Légère de Winnipeg. Il distribua aux officiers des armes et de la munition.
Le capitaine Bossé, paie-maître du 65e, les accompagnait et paya aux soldats un mois de solde.
Dans l'après-midi, le capitaine Ostell passa avec sa compagnie en route d'Edmonton à la rivière Bataille.
Quelques jours plus tard, le Rev. P. Leduc, missionnaire attaché à l'évêché de St. Albert, passa au Fort. Sur le conseil du capitaine, tous les soldats allèrent à confesse. Une tente avait été montée près du Fort et servait de confessionnal. Le bon missionnaire y confessa jusqu'à minuit. Le lendemain matin tous communièrent. Plusieurs raisons poussaient les soldats à s'empresser de profiter de la visite de ce missionnaire pour remplir leurs devoirs religieux. D'abord, c'était la première occasion qui s'offrait et personne ne pouvait dire combien de temps ils seraient sans en trouver une pareille. Ensuite, pendant les premiers jours de leur vie de garnison ils avaient été attaqués à quatre reprises différentes. La première a été rappelée pins haut. La seconde eut lieu pendant la nuit du 10 de mai; la troisième le 13 et la dernière vers le 18. L'attaque du 13 fut la plus sérieuse. La nuit était très-sombre. Le soldat Savard montait son quart lorsque tout-à-coup une balle lui siffla à l'oreille; il donna aussitôt l'alarme et pendant que la garnison se mettait en état, de défense une seconde balle, venant d'une autre direction, traversa la palissade et siffla à l'oreille du soldat Deslauriers qui faisait sa ronde dans un autre poste; comme dans les attaques précédentes, les soldats firent preuve de beaucoup de sang-froid. Les soldats passèrent le reste de la nuit sous les armes. Plusieurs patrouilles furent faites, mais sans résultat à cause de la grande obscurité. Le lendemain matin on découvrit les traces des assaillants et le point d'attaque. Quant au nombre il était difficile de s'en assurer. Ils avaient campé au bord d'un petit lac à environ deux milles du Fort, et deux des leurs s'étaient avancés jusqu'à un fossé, qui avait été creusé depuis plusieurs mois pour égoutter les terres, à une soixantaine de verges seulement du camp et avaient fait feu sur la garde. Lors de la dernière attaque les Sauvages volèrent quatre chevaux qui paissaient dans un champ voisin du fort. Le lendemain, le capitaine envoya une bande d'éclaireurs sous le commandement du Lieut. Dunn de la police à cheval d'Alberta et, le même soir, ils ramenèrent au camp les chevaux volés plus deux autres qu'on avait trouvés à une douzaine de milles au sud. Quant aux voleurs, ils étaient disparus. L'interprète sauvage à qui appartenaient les chevaux volés hérita des deux autres, car leur propriétaire ne vint jamais les réclamer.
Quelques jours plus tard, la ligne télégraphique d'Edmonton était terminée. La construction de cette ligne avait été ordonnée par le Major-Général Strange avant son départ d'Edmonton. Les travaux en avaient été poussés avec activité. Le chef de l'expédition était un M. Parker. Il était opérateur employé spécialement par le département de la milice. C'était un de ces rares Anglais qui ont su s'attirer l'estime des volontaires. Il était fils d'un ministre protestant de Londres. Il était venu s'installer à Battleford: quelques années passées, et avait au moment de l'insurrection au delà de $4.000 de marchandises dans son établissement. Son stock consistait en pelleteries et en collections recueillies depuis plusieurs années et qu'il se proposait d'envoyer au musée Royal de Londres. Les insurgés dévalisèrent son magasin et détruisirent tout. Les soldats aidèrent à la construction de la ligne. Le 23 de mai tout était terminé et la ligne fonctionnait. M. Parker s'établit dans la maison de l'interprète et y resta jusqu'au 23 de juin quand il remonta à Edmonton avec le Capt. Ethier.
Le lendemain de la complétion de la ligne, anniversaire du jour de la naissance de la reine, il y eut grande parade. Dans l'après-midi, le capitaine reçut, par dépêche secrète, la nouvelle d'une rencontre du bataillon droit du 65e où ce dernier avait perdu cinquante hommes. On ne donnait la nouvelle que comme rumeur. Heureusement que, plus tard, les événements la démentirent. Le 25 de mai, le capitaine recevait ordre de faire réparer le pont de la rivière du Calumet situé à trois milles au nord. Il se rendit sur les lieux et, voyant que ses hommes n'étaient pas en nombre suffisant pour faire ce travail, il fit venir d'Edmonton une bande d'ouvriers qui exécutèrent à la lettre le but de leur mission.
Vers ce temps-là, le commandant à Edmonton autorisa le capitaine à engager quatre Sauvages de la réserve de la Côte de l'Ours pour servir d'éclaireurs. Il choisit quatre hommes sûrs, recommandés par le chef Peau d'Hermine, et pendant dix jours ils remplirent leur devoir à la lettre et furent bien remerciés par les autorités.
Le 31 de mai le capitaine Ethier reçut ordre du colonel de se rendre à l'établissement métis de Laboucane, (autrement, dit St. Thomas de Duhamel, au nom de Mgr Duhamel,) avec mission d'apaiser les esprits excités de la population de cet établissement métis et d'essayer de ramener les vingt familles qui étaient allées rejoindre les rebelles.
Le lendemain, le capitaine Cunningham et le lieutenant Bellerose du bataillon des volontaires métis de St. Albert arrivèrent au Fort Ethier. Ils avaient mission d'accompagner le Capt. Ethier jusqu'à Laboucane. Les trois officiers se mirent immédiatement en route. Ils arrivèrent au but, de leur voyage vers minuit, le même soir. Ils se rendirent tout de suite, à la maison d'Elzéar Laboucane, chef de cet établissement.
Elzéar Laboucane est un vrai métis. Il y a quelques années, lui et ses frères passaient pour des chefs valeureux dans les expéditions pour la chasse aux buffles. Quand ce métier cessa de payer, vers 1879, il résolut de s'établir sur les rives de la rivière Bataille et décida presque tous ses compagnons à fonder un village ou settlement en cet, endroit. Bientôt d'autres chasseurs aussi malheureux vinrent augmenter la population de la colonie. On s'adonna alors à la culture de la terre. Aujourd'hui la colonie comprend soixante familles établies sur les deux rives de la rivière Bataille. La famille Laboucane, la première arrivée et fondatrice de ce village qui porte encore son nom, est sans contredit la plus riche des familles métisses du district. La fortune d'Elzéar est évaluée à près de $30,000. Il est peut-être le seul qui ait osé faire concurrence au commerce de la compagnie de la Baie d'Hudson, lors des réunions annuelles des tribus de ce district, aux Buttes de la Paix, pour recevoir le traité du gouvernement, et il en retire de grands bénéfices. Quand le capitaine Ethier descendit chez lui, il était absent, étant occupé à conduire un train de transports qu'il avait mis au service du gouvernement et qui lui rapportait une couple de cent piastres par jour. Son épouse et ses deux filles, demoiselles bien élevées et d'un esprit peu commun, firent aux visiteurs les honneurs de la maison et les reçurent avec une hospitalité toute française. Le lendemain matin, la nouvelle de l'arrivée des militaires était répandue par toute la colonie, et, cependant, les principaux habitants, au nombre de seize, se réunissaient chez Laboucane.
C'étaient le R. P. Beilleverre, missionnaire, MM. Pierre St. Germain père, Pierre Descheneau, Joseph Gouin, Chs. St. Germain fils, Laurent Salois, Jos. Paquet, Louison Nepissingue, Roger Nepissingue fils, Félix Blangnon, Jos. St. Germain fils, Jérôme Laboucane, Edouard Paré, Augustin Hamelin, J.-Bte Tourangeau et Alex. Piscimwop.
Le capitaine Ethier leur expliqua le but de sa mission, et leur parla longuement en français et en Anglais; le Capt. Cunningham traduisait en cris les paroles du Capt. Ethier. Ce dernier leur assura qu'ils ne couraient aucun danger à rester sur leurs terres, et que les troupes du Gouvernement, loin de les venir déranger, les défendraient même contre les insurgés, si ceux-ci voulaient les forcer de se joindre à eux. Tous les métis parurent satisfaits de ces explications. On envoya des courriers ramener les fugitifs, et, le lendemain, les trois officiers partaient, accompagnés de plusieurs colons et du R, P. missionnaire.
En traversant la colonie, le capitaine Ethier remarqua
l'originalité des masures qui servaient
d'habitation à ces pauvres Métis. Toutes sont à un
seul étage, mais très-proprement blanchies. L'ameublement
y est des plus primitifs. Chose digne
de remarque, une tente est fixée à côté de chaque
maison. Le missionnaire en donna la raison. Tous
ces Métis élevés à vivre sous la tente, après avoir
passé la meilleure partie de leur vie à courir la
plaine, ne peuvent s'habituer à vivre entièrement
dans une maison; il leur faut toujours une tente où
ils vont se reposer de leurs fatigues, en se rappelant
avec regret les souvenirs des jours passés. En route
les Métis conversèrent avec le capitaine et lui firent
de grands éloges des petits soldats noirs (le 65ème), Ils
arrivèrent aux Buttes de la Paix le 4 de juin vers
midi.
Quelques instants plus tard, Mgr Grandin, évêque d'Alberta, entrait au Port. Les soldats saisirent leurs carabines à la hâte et, sans prendre le temps de faire aucune toilette, se mirent en rangs et présentèrent les armes. Puis mettant un genou en terre ils reçurent la bénédiction du prélat.
Pendant le court séjour de l'évoque à ce fort, il se passa une scène qui ne devait pas s'effacer de sitôt de l'esprit de tous ceux qui en ont été témoins. Un train de transports passait au Fort et, debout sur le perron pour les bénir, l'évêque leur souhaitait à chacun un heureux voyage. Tout à coup un cri de surprise s'échappe de ses lèvres et, avant qu'il pût prononcer un seul mot, l'un des charretiers, un jeune homme d'environ dix-neuf ans, était à ses genoux et lui baisait les mains avec tendresse. "Jean! mon Jean!" étaient les seuls mots qui sortaient des lèvres du prélat, tandis que des larmes brillaient dans ses yeux. Quand il fut quelque peu revenu de son émotion, il raconta aux soldats étonnés le sujet de son trouble. Il y avait environ dix-huit à dix-neuf ans, une pauvre sauvagesse mourait au milieu d'une tribu de Pieds-Noirs. Elle laissait après elle un tout jeune enfant, âgé de six mois à peine. Les sauvages, embarrassés de cet étrange héritage, crurent ne pouvoir faire mieux que d'enterrer le fils à côté de la mère. Ils jetèrent donc l'orphelin dans la fosse de sa malheureuse mère et couvrirent de terre les deux corps. Un missionnaire, passant au camp le même jour, apprit la nouvelle de l'enterrement et courut à la tombe pour s'assurer si l'enfant, était encore en vie. Quelle ne fut pas sa surprise, après avoir découvert les corps, de voir que le petit être respirait encore! Il le remporta avec lui et alla le placer à l'Orphelinat de St. Albert. Monseigneur l'a toujours protégé d'une manière spéciale et, après lui avoir fait donner une éducation suffisante, le laissa libre de se choisir un état quelconque. Un jour donc, l'orphelin partit, bien qu'à regret, de l'asile où il avait été si bien traité et s'aventura dans les bois et les prairies. Il y avait déjà longtemps que l'orphelin était parti, et son protecteur le revoyait sain et sauf. Aussitôt le récit de cette étrange aventure terminé, tous les soldats et les métis s'associèrent, à la joie du prélat. Le lendemain Sa Grandeur partait, emportant avec lui les meilleurs souhaits des coeurs qu'il avait su consoler.
Il ne reste plus à raconter qu'un seul incident remarquable. Vers la fin de mai, le capitaine fut informé qu'un vol de chevaux avait été commis, sur la réserve de Papesteos, par une bande de Sauvages, sous les ordres d'un nommé Tacoots. L'affaire était d'autant plus sérieuse que Tacoots était plus redouté, et que l'on croyait qu'il ne bornerait pas là ses déprédations, Tacoots était le seul Sauvage de ce district qui parlait l'anglais et qui savait lire. Il volait souvent les documents officiels du Gouvernement et allait en discuter le contenu avec ses co-nationaux. Il avait entrevu juste assez de la civilisation pour en deviner les mauvais côtés, et ses commentaires sur les affaires de l'état étaient loin d'être favorables à ce dernier. Il était venu de 300 milles au nord-est et s'était établi sur la réserve de Papesteos.
Grâce à son intelligence supérieure et à son éducation et sa force herculéenne, il exerçait un pouvoir extraordinaire sur la tribu et surtout sur le chef. Il était réellement le commandeur sur la réserve, Quelques jours après le vol, il se rendit à Edmonton et expliqua au Colonel les motifs de sa conduite. Le Colonel l'écouta avec bonté et lui pardonna, vu son repentir et les bonnes raisons qui expliquaient son crime et le mettaient sous un jour plus favorable. Aussi jamais Sauvage ne fut plus attaché à son chef que ce Sauvage ne le devint à l'égard du Colonel.
Voilà maintenant le récit de la garnison du Fort Ethier terminé. Il ne reste plus qu'à ajouter quelques notes générales qui sont d'un certain intérêt.
Pendant toute la campagne, il n'y eut pas un seul cas de maladie sérieuse. Le soldat Lamoureux eut une attaque de scorbut, causée par la mauvaise qualité des viandes. Quelques autres en souffrirent aussi, mais le caractère de leur maladie était moins dangereux. Le Dr. Powell, qui était attaché à ce Fort, mérite les plus grands éloges. Toujours régulier dans ses visites, il remplissait son devoir avec une bonne volonté et un zèle infatigable. En une circonstance même, il n'hésita pas à faire 80 milles à cheval, d'une seule course, pour donner ses soins à un malade. Aussi le capitaine Ethier jugea-t-il à propos de faire un rapport spécial au commandant, à Edmonton, de la bonne conduite et du zèle du jeune médecin.
Vers le milieu de juin, on lut un ordre du général Middleton demandant les noms de ceux qui voudraient rester en garnison après la campagne finie. Plusieurs signèrent, après avoir posé comme condition sine qua non qu'un officier du 65e resterait en commandement. Le lieut. Villeneuve déclara qu'il accepterait avec plaisir une place d'officier dans ce nouveau bataillon. Mais l'ordre du retour arriva le premier, et lieutenant et soldats n'hésitèrent pas à obéir.
Le 22 juin, le capitaine reçut ordre de monter à Edmonton immédiatement. Le lendemain soir, il arrivait au Fort et faisait son rapport. Le 24 juin, après être allé célébrer, avec le Col. Ouimet et d'autres officiers, la fête nationale à St. Albert, il reçut la mission de transmettre aux différentes garnisons l'ordre du départ qui venait d'arriver. Cet ordre parvenait au Fort Ethier le 25 au soir; le 27, les soldats étaient en route, et, le 28 au midi, ils entraient dans Edmonton au milieu des cris de joie de leurs frères d'armes.
CHAPITRE V.
FORT NORMANDEAU.
Si le lecteur se le rappelle bien, lorsque le bataillon gauche, en route pour Edmonton, passa à la Rivière du Chevreuil Rouge, il laissa en ce dernier endroit vingt hommes de la compagnie No 8 sous le commandement du Lieutenant J. E. Bédard Normandeau. C'était le premier détachement que l'on séparait du corps du bataillon, et la douleur de cette séparation était d'autant plus cruelle qu'elle faisait présager aux autres compagnies leur sort futur. Ce fut ce jour là même que les hommes comprirent la tâche qui serait imposée au bataillon, et qui causerait son démembrement pendant toute la durée de la campagne.
La douleur fut d'autant plus forte qu'elle était imprévue. Les adieux se firent en silence et, le 1er de mai, au moment où le bataillon gauche continuait sa marche vers le nord, la nouvelle garnison entra dans ses quartiers.
La traverse du Chevreuil Rouge était un poste très-important. Il y avait en cet endroit plusieurs habitations, entr'autres deux magasins et un bureau de poste.
La bâtisse qui devait servir de fort à la garnison était située à environ deux cents verges de la rivière sur la rive sud, sur une éminence qui permettait d'examiner les environs dans un rayon de plusieurs milles et qui, par sa position, rendait toute surprise impossible. Voici les noms de ceux qui composaient cette garnison: Lt. J. E. Bédard Normandeau, commandant, sergents G. Duchesnay, A. Demers et A. Riendeau; caporaux Jos. Gingre, J. Rivet, Jules Rupert et A. Lévesque; soldats, E. Leclerc, A. Leblanc, N. Lamarche, C. Wilson, D. Francoeur, N. Sicard, A. Rousseau, N. Desmarteau, J. Viger, J. Trainer, M. Carrigan, et N. Gervais.
Pendant tout le séjour de la compagnie No 8 à ce fort, il n'y eut qu'un incident remarquable. Quelques chevaux avaient été volés par une bande de maraudeurs. Le Lt. Normandeau envoya immédiatement une dizaine d'hommes faire la patrouille dans les alentours, et ils ramenèrent, le même soir, les animaux au fort, après avoir fait une marche de dix milles dans la plaine.
Tout le reste du temps fut employé à la construction
d'un fort qui peut à bon droit être mis au même
rang que ceux d'Edmonton ou de Battleford. Pendant
six longues semaines, les hommes y travaillèrent
et, vu leur petit nombre, l'ouvrage était plus
rude. A part le servant du commandant, le boulanger
et le cuisinier, il faut aussi compter les hommes
de garde qui, au nombre de huit, montaient leur
quart jour et nuit dans deux postes assez éloignés
l'un de l'autre. A cause de l'étrange position du
Fort, et du danger que présentait la rive nord comme
point d'attaque de la part de l'ennemi, une
tente de garde avait été levée sur cette rive et un
corps spécial y faisait sentinelle continuellement.
L'autre poste était dans le Fort lui-même. Il y
avait si peu d'hommes, que ceux qui étaient relevés
de garde le matin étaient forcés à être de corvée
l'après-midi. Ce surcroît de peine causa souvent
des désagréments entre les soldats et leur commandant,
mais, ici comme ailleurs, et peut être plus
qu'ailleurs, les soldats remplirent leur devoir.
Vers la fin de juin, les travaux étaient terminés. Le bâtiment principal avait été mis dans un état complet de défense. Meurtrières, barricades etc., rien n'y manquait. Deux bastions avaient été construits sur la façade même, et une tourelle avait été élevée à une cinquantaine de verges derrière le corps principal, à égale distance des deux bastions.
Une clôture de pieux à triple rang entourait tout le terrain et reliait entr'eux les bastions et la tourelle. Un fossé de huit pieds de profondeur et de dix pieds de largeur séparait le fort de la plaine et, comme ce fossé était presque continuellement rempli d'eau, il rendait une attaque immédiate impossible de ce côté. Vis-à-vis la porte d'entrée du fort lui-même, un pont-levis se détachait de la clôture et s'abaissait pour recevoir les amis; une fois levé il coupait tout accès.
L'ordre du retour parvint à cette garnison le 26
juin et, le surlendemain, chacun pliait bagage et
disait adieu à la forteresse qu'il avait aidé à construire
et qui restera pendant de nombreuses années
à venir pour redire aux voyageurs, étonnés du contraste
de la richesse et de la grandeur de cette construction
avec la solitude envir
onnante: Le 65ème a passé là!
FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.
QUATRIÈME PARTIE.
LE RETOUR
CHAPITRE I
DE FORT OSTELL A FORT PITT
La campagne tire à sa fin. Une reste plus à l'auteur qu'à raconter les incidents du retour du bataillon dans ses foyers. Écrire le récit du voyage de chacune des compagnies qui ont passé le temps de la campagne en garnison, de son départ du fort qu'elle avait érigé et défendu jusqu'à ce qu'elle se soit réunie au reste du bataillon, serait répéter sous différentes formes la même histoire. En mettant donc sous les yeux du lecteur les incidents survenus à la compagnie dont il faisait partie, l'auteur croit atteindre le but qu'il s'est proposé et faire par là, comprendre à tous, comment le bataillon s'est réuni à Fort Pitt. Le lecteur se rappelle que le bataillon droit, c'est-à-dire les compagnies 3, 4, 5 et 6, est rendu à Fort Pitt depuis le 27 de juin. Le même jour, les compagnies 1, 7 et 8 quittaient leurs forts respectifs et se dirigeaient sur Edmonton où les attendait la compagnie No. 2. La compagnie No. 7, partie du Fort Saskatchewan le matin, arriva le même jour au but de son voyage. Le détachement du Fort Ethier y arriva le lendemain. Quant à ceux, qui avaient construit et protégé le Fort Normandeau, ils n'arrivèrent que le lundi suivant, le 29 de juin.
La compagnie No. 1 se met en route vers les quatre heures de l'après-midi.
Il fait une chaleur atroce. On part à pied, suivant, en chantant, les lourds wagons qui transportent notre bagage. Arrivés au haut de la colline située au sud-est du Fort, nous jetons un dernier regard au vieux chantier qui nous avait abrités pendant huit longues semaines et chacun lui fait dans son coeur un adieu qui pour être silencieux n'en est pas moins touchant.
Chacun peut lire dans les yeux de son voisin la joie du retour et la peine du départ, joie et peine qu'il ressent lui-même. Sans doute qu'il ne peut y avoir d'hésitation à choisir entre ce petit Fort isolé et la maison paternelle, et cependant plusieurs disent à leur compagnon de route: "il a une bonne mine notre Fort" et une larme silencieuse coule sur leur joue brûlée par le soleil.
Car, tous et chacun nous l'aimions bien notre petit fort et c'était naturel. C'était l'ouvrage de six longues semaines; chacun y avait mis la main et se considérait seul propriétaire de telle ou telle partie du parapet, de telle ou telle barricade, des meurtrières, selon l'ouvrage qu'il avait fait. Peu à peu les wagons descendent lentement la colline, nous suivons sans rien dire, et, petit à petit, le fort disparaît à l'horizon. Enfin, on ne peut plus le voir, mais chacun en conserve une copie gravée au fond de son coeur.
Nous marchons pendant deux heures et, vers 6.30 p.m., nous montons le camp. Nous avions à peine monté nos tentes qu'un de nous voit des voitures venir sur la route. Bientôt le mot se passe d'une bouche à l'autre et toute la compagnie va rencontrer les nouveaux arrivants, qui ne sont autres que nos frères de la rivière du Chevreuil Rouge. Nous leur serrons les mains avec tout le plaisir qu'on a à se revoir après une si longue absence. A regarder leurs figures brûlées, à voir leurs vêtements en haillons chacun se dit: "Ils ont souffert comme nous." Nous leur aidons à monter leurs tentes, non loin de notre camp, et, jusqu'à neuf heures et demie, l'on se raconte les différents épisodes des semaines passées, et les amis font mille projets pour l'avenir qui leur sourit du haut de Mont-Royal. Vers les neuf heures, le lieut. Dunn, des carabiniers à cheval, qui avait passé une quinzaine de jours au Fort Ostell, vint faire une visite d'adieux au capitaine et aux soldats. Peut-être avait-il un dernier espoir de pouvoir décider quelques-uns de nous d'entrer dans sa compagnie, plusieurs le disaient, mais j'aimais mieux le croire plus désintéressé, car si c'eut été le cas je n'aurais pu que plaindre sa mauvaise fortune: personne ne lui donna son nom.
28 juin—A quatre heures tout le monde était sur pied du cuisinier à l'orderly et à six heures on était prêt à partir. Pendant le déjeuner, il avait été décidé entre le capitaine et le maître charretier que chaque wagon recevrait trois soldats: en voilà donc quinze de montés. Il en reste encore dix à placer. Ceux-ci attendent avec le capitaine les charretiers de l'autre détachement. Notre capitaine espère disposer de nous convenablement, car ils ne sont que vingt hommes et ont sept wagons. Enfin ils arrivent à nous.
Ici se passa une comédie qui pour être improvisée n'en était pas moins risible. Quand notre capitaine en eut placé quatre assez facilement, il s'occupa de trouver une place pour les autres. Il passa donc de voiture en voiture pour voir qui avait la charge la moins lourde. Alors chaque charretier faisait valoir de son mieux la charge qu'il avait et dépréciait autant que possible la valeur de ses chevaux, qu'en toute, autre circonstance il aurait vantés de son mieux. Après une demi-heure de pourparlers, tout le monde était placé. Un des charretiers qui prétendait avoir deux mille livres pesant dans son wagon et un cheval qui boitait (lorsqu'il était fatigué!) fut obligé d'en recevoir deux de nous sous peine de s'en retourner sans paie. Mais, après tout, nous étions embarqués sous "condition" et les charretiers en profitèrent de leur mieux. Le capitaine leur avait dit que nous étions tous condescendants et que, lorsque les chemins seraient trop mauvais, il suffirait d'un mot de leur part pour alléger leurs voitures.
Aussi avant de passer le moindre ruisseau, ils nous rappelaient poliment la promesse du capitaine: immédiatement, pour faire honneur à la parole de notre commandant nous descendions et traversions à pied les marais.
Après un mille ou deux de marche, pendant lesquels nous avions descendu, remonté et redescendu de nos voitures, Dieu sait combien de fois, nous arrivâmes à un creek ou ruisseau assez large.
Les charretiers nous demandent de descendre; le ruisseau a au moins vingt pieds de largeur, et il est évident que personne ne peut le franchir sans se mouiller les pieds, les jambes... et le reste.
Nous refusons donc d'abord, mais après quelque discussion il nous fallut obéir, toujours pour faire honneur à la parole du capitaine, ce qui était l'argument le plus fort des discours des charretiers, argument contre lequel venaient se briser nos théories de bottes remplies d'eau.
Nous descendons tous les six et nous passons le ruisseau à pied—on pourrait avec autant d'exactitude dire "à la nage."—Par bonheur que cet état de choses dura peu de temps. Trois milles plus loin, un wagon vide, envoyé par le capitaine Ostell pour accommoder ses hommes, attendait le reste des transports.
Nous montâmes immédiatement et bientôt nous étions en route à la poursuite de notre compagnie qui avait au moins cinq milles d'avance sur nous.
En route, nous passâmes à travers la réserve du Père Scullen. Ce bon père vint nous donner la main et nous bénit en nous souhaitant un bon voyage. Huit milles plus loin, nous traversions la Côte de l'Ours, saluant en passant l'agent Aylwin. Il était deux heures de l'après-midi quand nous arrivâmes enfin à l'endroit où notre compagnie nous attendait; nous avions fait vingt milles depuis le matin. Les chevaux étaient fatigués pour ne pas dire plus, et, si l'on n'était venu nous chercher à point, certain charretier du train de la Rivière au Chevreuil Rouge aurait eu un cheval boiteux avant le soir. A 3 Heures, les chevaux étaient attelés de nouveau et prenaient d'un pas décidé, mais lent, la route de Fort Ethier.
Il était cinq heures quand nous passâmes devant le Fort. La plupart qui le voyait pour la première fois, et d'autres qui l'avaient vu avant la terminaison des travaux exprimèrent leur opinion; ceux-ci et ceux-là en firent des éloges et on cria trois hourras! pour le capitaine Ethier, et trois autres pour sa garnison.
Après avoir laissé notre munition en cet endroit nous nous remîmes en route. A un demi mille du côté opposé de la rivière qui coule près du Fort, nous rencontrâmes un attelage superbe. Il y avait au moins trente wagons très-lourds attachés trois par trois et traînés par cent-vingt boeufs. Ces derniers attelés douze par lot de wagons marchaient d'un pas lent mais régulier. De chaque côté de la route, en avant et en arrière, d'autres boeufs marchaient libres de tout frein et semblaient servir d'escorte au transport; ils étaient de réserve. On nous dit que tout cela appartenait à un M, Baker de Calgarry, qui, soit dit en passant, est un des plus riches colons du Nord-Ouest. Rien de plus curieux que ce moyen de transport. Les wagons sont très-lourds, pesant en moyenne 3,000 livres chaque et leur charge est quelquefois de 100,000 livres et plus; dix paires de boeufs traînent ce poids sans difficulté. Il était sept heures quand nous arrivâmes sur la rive nord de la rivière de la "Petite Roche au Brochet" où nous campâmes. Plusieurs allèrent se baigner immédiatement avant de souper, les autres se reposaient des fatigues de la route en s'employant à toutes sortes de jeux. A huit heures tous étaient couchés, à neuf heures tous dormaient. Nous avions fait 35 milles depuis le matin.
29 juin—A deux heures du matin, tous étaient sur pied et les tentes étaient pliées et embarquées. On but le thé chaud, chacun prit un hard-tack et l'on partit à trois heures. Les chemins étaient des plus mauvais, et l'on s'expliqua la cause de notre départ matinal quand les charretiers nous dirent que les chevaux n'auraient jamais pu faire une telle route à une heure plus avancée du jour et qu'avant le midi ils auraient été complètement épuisés.
Après huit milles de marche, on détela les chevaux et chacun s'étendit de son mieux à l'ombre des charrettes. On se reposa deux heures de temps. A neuf heures on se remit en route. Le chemin était long et difficile, plusieurs chevaux paraissaient épuisés, et souvent l'on était forcé de faire le trajet à pied pour soulager les animaux. Il était une heure de l'après-midi quand nous traversâmes le ruisseau de "La Boue Noire." Nous nous y arrêtâmes. Nous étions à 14 milles d'Edmonton et avions déjà fait 23 milles depuis le matin. Un des charretiers nous ayant grandement vanté ce ruisseau comme eau de bain, plusieurs se baignèrent avant le dîner. L'eau en effet était délicieuse, le fond très-mou, sans être vaseux, sans pierre, sans herbage incommode, et le courant seulement assez fort pour qu'il y eût du plaisir à nager à l'amont.
A deux heures et demie l'on se remît en route. Une pluie fine commença à tomber. Le chemin était méchant sur une longueur de quatre à cinq milles, il y en eut une dizaine qui le firent à pied A peine arrivions-nous au terme de notre marche que trois express venaient à notre rencontre. Ils nous étaient envoyés d'Edmonton où l'on nous attendait le soir même.
En quelques minutes, nous étions prêts à repartir; nous étions à peine deux ou trois par voiture. C'est dire que nous n'aillions plus au pas. Nous passâmes sur la réserve de Papesteos qui s'étend sur une longueur d'une dizaine de milles.
A peine arrivés à trois milles d'Edmonton, et comme il se faisait tard, les charretiers mirent leurs chevaux au trot, et le chemin se fit à travers des flots de poussière. Après une demi-heure de course, nous arrivons en vue d'Edmonton, qui fut salué par des cris de joie.
A six heures nous avions traversé la Saskatchewan et montions la côte au milieu des saluts bruyamment manifestés de nos frères des autres compagnies. La compagnie No.2 était encore dans le Fort et les compagnies 7 et 8 étaient campées, depuis leur arrivée, sur le côté sud du Fort. A peine arrivés, nous montons les tentes.
Nous fûmes témoins ce soir-ci d'un spectacle magnifique. L'astre du jour empruntant sans doute quelque peu de sa vélocité à la forme et à la nature de l'endroit, ressemblait à ces chasseurs sauvages qui profitent de tous les accidents du terrain pour se cacher puis s'élancer tout à coup sur la proie méditée; l'immense globe d'or courait à travers les montagnes, s'arrêtant de temps à autre sur quelque cime escarpée, puis bondissait derrière un pic plus élevé, pour reparaître plus loin à travers quelque crénelure géante et finalement s'engouffrait subitement et comme renversé par un Être plus fort dans quelque abîme secret derrière la montagne; comme le disent les naturels du pays dans leur langage poétique: "l'astre céleste va se fondre dans les bras glacés des Montagnes Rocheuses." A dix heures le silence régnait dans le camp.
30 juin.—Comme tout le monde était plus ou moins fatigué du voyage, terminé la veille, et que de plus il n'y avait rien à faire, on nous laissa lever à l'heure qu'il nous plût. La parade devait avoir lieu à 10 heures et plusieurs se levèrent à 9.45 heures. On nous distribua des pantalons et des chapeaux de toile. Tous les chapeaux se ressemblent, tous ayant la même patente, mais les pantalons étaient de toutes couleurs et de toutes qualités. A deux heures de l'après-midi on eut une inspection générale par le Lt.-Col. Ouimet, et la lecture des ordres du jour. A trois heures, les tentes étaient à terre: à cinq; elles étaient pliées et embarquées avec le reste du bagage. Après s'être fait attendre depuis deux jours le bateau promis arriva enfin vers six heures et demie et l'on se mit en route.
C'était un bateau assez grand et construit expressément pour naviguer sur la Saskatchewan; son nom est "la Baronne". A 7.30 hrs. a.m. le sifflet crie, les amarres sont tirées et l'on part. D'aucuns disent que nous en avons pour quinze jours à bord, d'autres que nous serons rendus au terme du voyage dans quatre jours au plus; tous ont hâte d'en descendre avant même de monter à bord. Comme nous partons les soldats de l'Infanterie Légère de Winnipeg et les volontaires d'Edmonton auxquels se mêle une foule gaie et reconnaissante nous saluent par des cris répétés et nous envoient de terre mille souhaits d'heureux voyage.
Nous voguons jusque vers les dix heures et demie quand nous jetons l'ancré au bord d'un bois touffu; les maringoins nous dévorent toute la nuit.
JUILLET
1er Juillet—Il est à peine deux heures du matin que nous reprenons notre course. Le temps est assez beau et le vent est favorable. Vers les cinq heures du matin, nous passons devant le Fort Saskatchewan; le major Griesbach est sur la rive et nous salue en passant. Nous arrêtons vers les onze heures à trois milles à l'ouest de Victoria, pour prendre une charge de bois; pendant deux heures nous travaillons avec les matelots. Vers deux heures de l'après-midi nous passons devant Victoria. Le fort est situé sur la rive nord de la rivière. Une foule de sauvagesses accourent sur le rivage pour nous regarder passer. Nous continuons jusqu'à 10 heures du soir quand l'ancré est jetée.
2 juillet.—Départ du bateau à deux heures du matin. Nous allons bien lentement à cause d'un brouillard épais qui cache les écueils. A sept hrs. le lever et le frottage des accoutrements. Vers neuf heures le bateau passe devant le monument élevé par les autres compagnies du 65ème aux martyrs du Lac aux Grenouilles. Tous se découvrent respectueusement. Un peu plus bas nous passons devant d'immenses radeaux qui descendent jusqu'à Battleford. Enfin vers les trois heures de l'après-midi nous arrivons à Fort Pitt. La rive est couverte de nos frères d'armes parmi lesquels se distinguent le major Perry, le lieutenant-colonel Hughes et le Dr. Paré. Le général Middleton et le major-général Strange sont à bord du "North West" et nous saluent au moment où nous jetons l'ancre. A peine le bateau touche-t-il le rivage qu'il est envahi par nos amis.
On se donne de bonnes poignées de mains, on se raconte les incidents les plus marquants de la campagne et la meilleure entente règne partout. Presqu'immédiatement nous obtenons un congé de quatre heures et tous descendent à terre. Le soir nous couchons de nouveau à bord du vaisseau, et un bon sommeil vient enfin fermer nos paupières. Tous sont heureux, tous sont joyeux de se retrouver enfin ensemble après 72 jours de séparation. La nuit est fraîche et nous sommes délivrés des moustiques.
CHAPITRE II.
DE FORT PITT A MONTRÉAL
Le bataillon est maintenant réuni. Toute la journée du trois juillet fut employée à charger les vaisseaux de provisions. Les courts intervalles pendant lesquels il nous était permis de nous reposer se passaient en silence, car il faut le dire, aussitôt que la joie bien naturelle des soldats de se retrouver après une assez longue séparation fut passée, un sentiment de malaise et d'ennui s'empara de tous et influença même les officiers. Notre coeur saignait à la vue de la nudité de l'endroit. Pas une seule, maison, pas un seul hangar, dans un rayon de dix milles, rien! rien que la plaine immense à laquelle l'herbe brûlée et jaunie formait une robe de crêpe dernier vestige de la dévastation. Seul au milieu de cette scène apitoyable, le vieux chantier délabré, qui conservait encore le nom de Fort, se dressait au milieu de la plaine comme un soldat invalide, qui attend, comme une faveur, la balle qui le délivrera des misères d'ici-bas. Ce n'était plus un fort: deux bâtiments de 15 pieds par 12, en bois brut, entourés, pour la forme, d'une ceinture de pieux qui portait encore la trace des ravages de la dernière guerre voilà ce qui frappait l'oeil du visiteur.
Si ce dernier, poursuivant plus loin ses recherches, allait à l'intérieur, un spectacle non moins triste s'offrait à sa vue.
Dans la cour qui sépare les deux bâtiments, un homme passerait sa journée à ramasser et classifier ce qui traîne. Ici, un couteau rouillé, plus loin, une carabine brisée, partout débris sales et puants qui infectent l'atmosphère des environs. Un des bâtiments, celui du nord, sert de magasin de provisions, l'autre de pharmacie.
Cependant presque tous les soldats allèrent voir ce qui restait du Fort, et leur démarche ne fut pas vaine, car il était superbe dans son délabrement.
Même la fétidité qui s'échappait de la cour lui donnait un air de je ne sais quoi qui vous prenait au coeur et vous faisait monter, malgré vous, à la paupière, une larme de regret et de pitié.
Après avoir visité le fort, on alla examiner la tombe du jeune constable Cowan. On s'agenouilla auprès du tertre dont la verdure changeait de nuance petit à petit et sur lequel quelques fleurs, plantées par des mains amies, pliaient tristement la tète et semblaient frémir au contact de leur racines avec le cadavre froid du jeune martyr. Oui, du jeune martyr, car c'en fut un.
Quand on trouva, son corps, il avait un bras et une jambe coupés, la poitrine ouverte et quant à son coeur, quelque Sauvage le lui avait arraché et l'avait emporté à son wigwam. Aussi les soldats du 65e qui ramassèrent ce pauvre cadavre mutilé, émus jusqu'aux larmes à la vue de son état, lui creusèrent-ils une tombe aune centaine de verges du fort.
On y planta des rosiers sauvages et quelques fleurs des bois. Dieu préserve ces pauvres fleurs! que chaque printemps elles élèvent plus haut leurs corolles nuancées et répandent autour de cette tombe un parfum divin! Qu'elles y restent comme souvenir de notre bataillon! et, lorsque l'ombre du jeune soldat errera dans la plaine, puissent leur variété de couleurs et leur douce senteur la faire sourire de joie et d'orgueil, en lui soufflant tout bas notre nom.
Dès six heures et demie du matin, nous étions dans la plaine et nous faisions l'exercice militaire, commandés par l'instructeur Labranche. A sept heures et demie, l'exercice était fini, la lecture des ordres du jour eut lieu. La fin de la campagne nous était annoncée, et nous recevions l'ordre de retourner dans nos foyers. Une seule chose nous intriguait, tout le bataillon avait reçu ordre de descendre la Saskatchewan et d'aller jusqu'aux Grands Rapides sur la "Baroness" et c'est à peine si l'aile gauche du bataillon avait pu s'y placer d'une manière convenable. Aussi, malgré le plaisir de voyager ensemble, chacun trouvait un mot à dire contre ceux qui semblaient avoir pris le parti de nous ramener chez nous comme des sardines en boite.
A trois heures de l'après-midi, les colonels Ouimet et Hughes inspectèrent le bataillon. On passa la nuit à bord du vaisseau et après tout nous n'étions pas trop mal.
Samedi, 4—Dès deux heures et demie du matin, les trois vaisseaux se mettent en route. On nous apprend que le lieutenant colonel Williams des Midlands, et le sergent Valiquette de notre bataillon sont décédés pendant la nuit. Tous les pavillons sont baissés à mi-mât en leur honneur. Une atmosphère de tristesse semble peser sur le bateau et l'avant-midi est longue et ennuyante. On n'entend que le cri monotone d'un matelot qui sonde la rivière et dit au capitaine le nombre de pieds d'eau où passe le vaisseau.
Le fond et le cours de la Saskatchewan sont des plus curieux: souvent on passait dans deux pieds d'eau pour tomber aussitôt dans une quantité d'eau dont on ne pouvait sonder la profondeur, mais plus, souvent encore, après avoir navigué quelques secondes dans deux pieds d'eau, le bateau s'échouait sur un banc de sable quelconque. On déchouait généralement le bateau sans trop de trouble et la perte de temps n'était pas bien grande.
Dans le cours de l'après-midi nous essuyons une tempête de pluie et de grêle. La plupart des couvertes étendues sur le bord du vaisseau furent mouillées en peu d'instants, et malgré qu'on les enlevât, et que la pluie eût cessé, ceux dont les places étaient encore humides passèrent une mauvaise nuit et se plaignirent de crampes et de rhumatismes le lendemain.
Vers les cinq heures de l'après-midi, on passe devant un camp sauvage; les sauvagesses nous saluent de la main tandis que leurs compagnons nous regardent passer en silence.
Vers le soir, les bancs de sable devinrent plus nombreux; après quelques heures de marche on aurait juré qu'il n'y avait que des bancs de sable sur notre route. Des deux côtés s'étendent à perte de vue d'immenses îles de sable et leur couleur grisâtre, vue au clair de la lune, avait un effet des plus étrange aux yeux de tous. A mesure que le bataillon avance on les voit se traîner comme des couleuvres autour de nous, et, de temps à autre comme enlacés dans leurs replis; nous nous échouons sur quelque monticule de sable caché traîtreusement sous la nappe de couleur vert-pâle de là rivière. Fatigué de ces obstacles devenus plus fréquents à mesure que l'heure avance, le capitaine ordonne de jeter l'ancré et l'on passe une nuit tranquille à une trentaine de milles à l'ouest de Battleford.
Dimanche, 5—A trois heures du matin, nous levons l'ancre et le bateau poursuit sa course accidentée. Rien de particulier à bord, excepté l'impatience des soldats d'arriver à Battleford. Enfin, vers huit heures et demie, nous voyions le "Marquis" et le "North-West" à un demi-mille en avant de nous, arrêtés sur les bords d'une assez jolie baie.. Le mot "Battleford" est sur les lèvres de tous. En effet, nous sommes rendus.
Chacun jette un regard de curiosité sur la rive et n'est pas peu surpris de voir le brave Lemay en habit d'officier qui nous attend sur le rivage. Sans commandement, mus par le même sentiment d'amitié et d'admiration, tous le saluent et des centaines de mains se dirigent vers lui. Il est encore pâle mais paraît marcher sans trop de difficulté. A peine a-t-il mis le pied à bord du bateau qu'une véritable ovation commence et si nous n'avions su qu'il était encore souffrant, de sa blessure, je crois qu'on l'aurait promené sur nos épaules. Chacun l'interroge avec intérêt sur sa condition, quelques-uns lui posent des questions des plus naïves, tous sont heureux et Lemay comme les autres.
Pauvre jeune homme! tu n'as pas de père qui t'attende à Montréal pour te serrer avec orgueil sur son coeur, pas de mère non plus qui gémisse en s'impatientant de la longueur de la campagne; qui sait? Dieu arrange si bien les choses, mieux vaut peut-être qu'elle soit au ciel depuis longtemps, car la nouvelle de ton accident lui aurait brisé le coeur; un frère seul là-bas souhaite ton retour; mais regarde autour de toi toutes ces figures réjouies de te voir circuler au milieu d'elles, vois ces cent mains amies qui t'offrent; la plus généreuse amitié et si tu pouvais lire dans les coeurs, tu ne te trouverais pas tant à plaindre, car au lieu d'un seul frère tu en as cent et plus, de vrais frères, ceux-là, des frères d'armes, dont l'amitié est franche et dévouée.
Tous se rappelleront longtemps ta conduite héroïque à la Butte aux Français et tant que le 65ème existera, tu y trouveras toute une famille.
Si, plus tard, quand tous ceux qui ont fait partie de la dernière expédition auront quitté ce monde pour un meilleur, tu restais seul à penser à l'année 1885, nos enfants respecteront tes cheveux gris et chacun saluera en toi le héros de la Butte aux Français.
Vers les dix heures, on fit les honneurs militaires au défunt Col. Williams. Tous les bataillons suivaient la dépouille mortelle en silence. Les Midlands, les Grenadiers, le 65ème Carabiniers Mont-Royaux, le 90ème Infanterie Légère de Winnipeg, puis les Queen's Own montent l'un après l'autre la colline, et traversent le village. A la porte du Fort, le 65ème fait volte-face et quelques officier, seulement entrent pendant que le bataillon revient sur ses pas.
Arrivés au rivage, huit sergents prennent le cercueil du sergent Valiquette et le déposent dans le wagon funéraire. La compagnie No. 4 suit le corps puis viennent les autres compagnies.
Après un quart d'heure de marche, on arrive à la
porte de la chapelle de la Mission. Tous prennent
part aux chants sacrés que l'église ordonne en pareille
circonstance, puis le Révd père Provost nous
adresse des paroles appropriées, comme toujours, au
triste événement. Sa voix est touchante, ses accents
sont ceux d'un coeur paternel; le Colonel Ouimet
essuie une larme qui vient mouiller sa paupière; le
Capt. Roy pleure comme un frère aîné aux funérailles
du plus jeune de la famille, et tous sont plus
émus qu'ils ne voudraient le paraître. La cérémonie
finie chacun retourne au bateau en silence.
Ayant obtenu la permission de visiter le village, plusieurs se dirigent à la hâte vers le premier magasin, pour utiliser les quelques sous qui pèsent dans leur gousset.
Il y avait encore une centaine de maisons éparpillées de distance en distance. Les dames sont à leurs portes et nous saluent sur notre passage. Toutes sont contentes et nous font mille souhaits d'heureux retour. Les plus hardis qui se rendent jusqu'à elles leur demander un verre d'eau sont traités comme des frères ou des fils et sont reçus comme un parent dont on attend depuis longtemps la visite et qu'on voit partir à regret.
Quelques-uns se rendent jusqu'aux limites du village et jouissent d'un spectacle inconnu dans leur ville natale. A leur gauche, le vieux fort s'élève fier dans son armure d'écorce, montrant avec orgueil ses flancs percés de balles et ses murs à moitié détruits que des ouvriers sont à réparer avec des précautions remarquables, comme s'ils craignaient de renverser cette relique précieuse.
A travers les fentes de la clôture, on peut voir quelques canons, la gueule encore noircie par la poudre, les oreilles pendantes comme un chien fatigué attendant l'ordre de son maître pour aboyer de nouveau.
A droite, le village avec ses jolies petites maisons blanches à contrevents verts on jaunes, la petite chapelle qui lève humblement vers le ciel sa croix de bois blanc, le tout décoré fraîchement par la nature qui fait pousser partout une herbe d'une verdure aux nuances variées.
Et devant eux, à perte de vue, des plaines immenses, traversées ça et là par de frais ruisseaux à l'eau limpide, accidentées par des tertres et des mamelons dispersés par-ci par-là dans le plus agréable désordre.
Vers les six heures, nous étions revenus à bord du vaisseau. Des retardataires nous apprennent la mort du soldat Millen de la batterie B.
Il avait été tué accidentellement par une balle de sa propre carabine en escortant un Sauvage au Fort.
Lundi, 6—A 4 1/2 h. du matin, l'on coupe les amarres et bientôt Battleford disparaît au moment où nous tournons la première pointe. Le vent s'était élevé et le bateau marchait très-vite.
Il était vraiment curieux de voir comme les écueils étaient passés et comme les bancs de sable disparaissaient vite à droite et à gauche. Tout à coup, vers les neuf heures, le bateau arrête.
Le vent était devenu si violent que la "Baroness" était aussi bien échouée que jamais bateau ne l'a été. Voyant tous leurs efforts aboutir à rien, les matelots devinrent de mauvaise humeur, le capitaine se fit de la bile et nous dûmes passer le reste de la journée au milieu de la rivière, exposés au vent, avec la consolation, cependant, de n'être pas troublés dans notre sommeil par les maringouins qui n'oseraient pas entreprendre la périlleuse traversée de la rive au navire pour le faible plaisir de nous exciter le tempérament.
Mardi, 7—Le lever a lieu à six heures, Le vent continue toujours, mais on travaille avec ardeur à déchouer le vaisseau. On met une chaloupe à l'eau et quelques matelots vont à terre, attacher un bout de câble à un arbre pour aider à la manoeuvre.
Après plusieurs essais infructueux, l'on réussit enfin à mettre le vaisseau à flot. Il est huit heure» et demie. Pour passer le temps ou pour toute autre raison inconnue à celui qui écrit ces lignes, on eut deux heures d'exercice à bord du vaisseau. Comme l'espace manquait un peu, on procédait par demi-bataillon; les compagnies 1, 2, 3 et 4 commencent, puis après avoir fait tous les mouvements de l'exercice manuel sous les ordres de l'instructeur Labranche, elles se retirent sur le devant du navire pour faire place aux autres compagnies. Quand ces dernières ont fini chacun regagne sa place et s'étend sur sa couverte. On n'avait pas d'autre endroit pour se reposer. Notre couverte formait notre chambre de solitaire, les murs étaient invisibles; jamais aucun importun ne venait nous y relancer, on n'avait pas de place pour le recevoir. Quelques fois deux amis voisins transformaient leurs deux chambres en une seule et habitaient sur le même palier. L'ameublement était modeste. Un knapsack couché sur le côté servait de siège le jour et d'oreiller la nuit; notre capote qui, le jour, servait de bourrure à notre unique fauteuil, la nuit, remplaçait le matelas absent; quant aux cadres, presque toutes les chambres en étaient encombrées; quelques uns les changeaient tous les jours, c'étaient nos rêves encadrés dans la frêle boisure de nos espérances et suspendus au fil invisible de nos illusions. Vers une heure et trois quarts, l'adjudant Starnes inspecta les sergents.
À deux heures et demie le bateau arrête et tous descendent à terre. Pendant que les hommes de fatigue entrent des provisions, le reste du bataillon fait l'exercice militaire.
Cette place s'appelle l'Anse du Télégraphe. A peine revenus à bord, on nous demande a signer la liste de paie ce que chacun fait avec plaisir tout en trouvant que l'on signe plus souvent qu'on ne voit la couleur de l'argent du gouvernement. Pourtant ces murmures étaient bien inutiles, car à quoi nous aurait servi notre argent dans un pays où les magasins étaient aussi rares que les châteaux? La nuit fut très-froide.
Mercredi 8—Le lever se fait de bonne heure.
L'avant-midi est très-froide et presque tous mettent leur capote grise. Enfin vers midi on arrive en vue de Prince Albert. C'est un des plus beaux coups d'oeil que l'on puisse imaginer.
Situé au fond d'une baie sur la rive sud de la Saskatchewan, le joli village de Prince Albert s'étend sur une longueur de plusieurs milles. Ce sont de jolies maisons blanches, espacées par de grands vergers ou de gais jardins de fleurs multiples, ici et là une maison en briques rouges varie d'une manière agréable la beauté du tableau. On distingue entre tous le frais couvent des Soeurs de Ste. Anne; plusieurs religieux et religieuses nous saluent de la main et agitent joyeusement leurs mouchoirs. Enfin l'ancre est jetée et nous obtenons un congé de deux heures pour visiter la place.
Quelques-uns se dirigent vers le couvent sûrs d'y recevoir un bienveillant accueil. La marche fut assez longue, mais leur trouble fut plus que récompensé par la manière dont ils furent reçus. Une religieuse leur fit visiter la classe, où une jeune métisse enseignait l'A. B. C, à de toutes petites fillettes qui regardaient les visiteurs avec de grands yeux noirs tout pleins de je ne sais quoi qui voua les faisait aimer et prendre en pitié; après la classe, la bonne religieuse unit ses prières à celles des soldats pour demander à Dieu un heureux retour, prières qu'elle avait souvent répétées pendant la guerre; après cette visite ils retournèrent au bateau, où ils apprirent que Gros-Ours était prisonnier au Fort. Ils se dirigèrent vers l'endroit désigné. Déjà une foule de volontaires du 65ème se pressent aux fenêtres grillées d'une petite cabane de bois. C'est là que Gros-Ours est renfermé. Cependant la porte reste fermée et malgré nos supplications les hommes de la police à cheval qui font la garde à l'intérieur s'obstinent à nous refuser l'entrée. Enfin, un officier qui passe nous demande ce que nous attendons; on le lui dit. "On ne peut vous refuser de voir celui que vous avez combattu avec autant de courage," dit-il, "ouvrez la porte." L'ordre est aussitôt exécuté et c'est à qui entrera le premier. La petite prison est bientôt remplie et il en reste encore autant à la porte qui brûlent d'impatience et envient le sort de ceux qui ont eu la bonne fortune d'être les premiers. Enfin chacun eut son tour et tous purent contempler de près celui qu'il y a un mois à peine ils auraient avec plaisir passé au fil de la baïonnette.
Le célèbre chef Cris est étendu au fond d'un cachot tout neuf; de temps à autre il se cache sous sa couverte jaune, et semble jouir de notre désappointement. Son fils, âgé de douze ans à peine, nous regardait avec de grands yeux noirs, honteux lui-même d'être exposé aux regards des curieux qui venaient le voir comme une bêle rare ou un héros féroce.
Enfin Gros-Ours, étouffant sans doute sous sa couverte, nous montre sa face vieillie. Nous avions devant nos yeux celui qui s'est rendu fameux par le martyre des RR. PP. Oblats au lac aux Grenouilles et par sa résistance opiniâtre aux troupes du Gén. Middleton. Tout rapetissé sur lui-même, il se sent humilié de sa défaite et de sa triste position. Avait-il donc tant combattu pour n'avoir après tout que l'avantage d'être examiné comme un animal rare d'une ménagerie quelconque? Nous pouvons lire sur ses traits changeants et dans ses yeux mobiles encore beaucoup plus que nous pourrions le dire. Un officier donne l'ordre du départ et après l'avoir considéré une dernière fois, tous reprennent le chemin du bateau en méditant sur son sort et en discutant entre eux le résultat probable de son procès.4
Footnote 4: (return) Il a été jugé par la juge Rouleau à Battleford,—le 25 septembre il fut condamné à 3 années de pénitencier.—le 28 du mène mois il passait à Winnipeg et le lendemain il a été enfermé dans le pénitencier de la montagne Stony.
À quatre heures, tout le monde étant revenu à bord, le bateau continua sa route. Au moment du départ, le maire de la localité, qui avait été colonel du 43e nous adresse la parole. Il parle une dizaine de minutes et, se faisant l'interprète de la population de Prince Albert, nous félicite du succès de nos armes, de notre courage etc, et termine en nous souhaitant un bon voyage. A peine partis, nous recevions des cigares dus à la générosité du maire de Prince Albert.
Une heure plus tard, nous descendions à terre pour monter à bord une vingtaine de cordes de bois de chauffage. Tous y mettant la main, en moins d'une heure, nous étions prêts à partir.
Cependant le capitaine du vaisseau ayant déclaré la route dangereuse, et comme il se faisait tard, l'on passa la nuit en cet endroit.
Jeudi 9—A deux heures nous étions en route. Le paysage devient de plus en plus pittoresque. Les courbes de la rivière sont plus fréquentes et la scène change d'aspect à chaque nouveau détour. On saute ce qu'on était convenu d'appeler des rapides. Dans un autre bateau, ce n'eut été rien, mais le nôtre était si drôlement construit qu'on pouvait s'imaginer le trajet dangereux; en effet, un poêle de cuisine qui se trouve au bord du vaisseau, est renversé et tombe dans le courant, à la grande stupéfaction du cuisinier qui était à se faire une crêpe d'autant plus précieuse qu'il n'en avait pas mangée depuis plusieurs mois et qu'il avait dépensé toute sa ration de lard de la journée pour la faire cuire. Mais le courant emporte tout, excepté l'appétit et le désappointement du cuisinier. Après une longue journée de marche, l'on jette l'ancré entre deux îles vers les dix heures du soir. Pendant la nuit personne ne peut dormir; chacun fume de son mieux pour chasser les maringouins devenus plus entreprenants et n'y réussit qu'à demi.
Vendredi 10—Vers trois heures du matin, le bateau se mit en mouvement, les maringouins nous font un dernier adieu et chacun essaie de dormir. Vers les six heures un coup de canon nous réveille, Nous passions au Fort à la Corne et M. Bélanger nous saluait en faisant tonner l'unique canon du Fort. Un second coup suit de près le premier et tous à bord répondent par des cris de joie.
Après cela, la journée fut ennuyeuse. On traversait un lac assez grand. Bientôt on ne put voir que le ciel et l'eau. Cela dura une heure. Le soir on jette de nouveau l'ancre au fond d'une baie. Notre sommeil n'est pas meilleur que la nuit précédente, ayant à supporter malgré nous la compagnie peu plaisante de gens que nous n'avions nullement invités, les maringouins!!!
Samedi 11.—Partis de bonne heure nous continuons notre route à travers des îles. La journée se passe à faire les préparatifs du débarquement car on s'attend à descendre à terre dans le cours de la journée. Jamais journée ne parut aussi longue! Enfin vers les trois heures le bateau touche à terre, nous sommes rendus. Chacun éprouve un soulagement intérieur de se voir descendu de ce bateau que plusieurs commençaient déjà à considérer comme leur dernière demeure. Pendant onze longs jours on n'avait quitté ce vaisseau que pour quelques instants de temps à autre. On se met en rangs par compagnies, puis les hommes de fatigue aident au débarquement.
De lourds chariots attelés d'un seul cheval (qui suffit, à la charge, car la voie est ferrée) servent de transports. On les laisse prendre le devant, puis l'on se met en marche. Une pluie fine commence à tomber et refroidit l'ardeur de quelques-uns. Malgré tout on n'a que quatre ou cinq milles à marcher et quoique le chemin ne soit pas des plus plaisants sur cette voie neuve, chacun s'y met avec un entrain joyeux. On chante presque tout le long de la route. Arrivés au pied des Grands Rapides, chacun prend son bagage et l'on monte à bord d'une barge appelée "Rivière Rouge." L'on trouva moyen de placer, tant à fond de cale que sur le pont, tout le 65e et deux compagnies des Midlands. Malgré qu'on presse les préparatifs, le retard du vapeur "North West" nous force à attendre au lendemain pour partir. Pendant l'après-midi, on allume des feux le long de la rive et, une distribution de fleur ayant été faite, plusieurs en profitent pour se faire rôtir des galettes. On pouvait se procurer du beurre à 50c la livre et du sucre blanc à 25c. La nuit venue chacun s'étend, du mieux qu'il peut au fond de la barge; ceux qui avaient la bonne fortune de se trouver vers le milieu étaient les mieux, les autres, que leur mauvaise étoile avait menés en avant dans la coque, dorment debout, adossés aux côtés du bâtiment.
Dimanche 12.—On se lève de mauvaise humeur, pour tous la nuit avait été mauvaise. Deux soldats s'étaient couchés sur un amas de bois de chauffage dans l'avant du vaisseau. Cette nuit c'était plutôt pour essayer le nouveau lit qu'avec la certitude de se reposer. Un peu après minuit, en se remuant, un bout de bois plus court que les autres dégringole et frappe, en pleine poitrine, un soldat qui couchait au pied du lit. Ce dernier réveillé en sursaut et croyant que tout le pont était défoncé, crie comme un perdu. Cela cause un émoi général. Un second morceau de bois culbutant d'un autre côté, écrase les pieds d'un dormeur un peu plus loin et ses cris de douleur mettent le comble au tumulte. Chacun se réveille en sursaut et quelques-uns, mauvais juges de la direction des souffrants, courent sur le pont, réveillant ceux qui y dorment pour savoir quel malheur est arrivé. Après beaucoup d'excitation, naturellement augmentée par l'obscurité de la nuit, on s'expliqua la cause du trouble et, une demi-heure après, tout était silencieux. Le matin, au réveil, il pleut à verse et le temps ne contribue pas peu à augmenter le malaise général. Vers huit heures le Révd Père Provost nous dit une messe basse à fond de cale. Chacun prie en silence, peu peuvent se mettre à genoux car il avait plu toute la matinée et le plancher était tout humide. L'avant-midi, les préparatifs se poursuivent avec une ardeur nouvelle. Tous y mettent la main et se construisent des espèces de lits à trois étages dans le fond de cale de manière à accommoder 300 hommes sans trop d'encombrement. Le soir arriva et nous étions encore à travailler.
Lundi 13.—De bonne heure l'on se met en route. L'eau est calme et le trajet s'annonce favorable. Petit à petit la terre disparaît et se mêle avec le bleu azuré du firmament où elle ne parait bientôt plus que comme une bande grisâtre. Quelques heures plus tard on ne voit plus rien que le ciel et l'eau. Cela dure deux jours et deux nuits. On s'ennuie à la mort au fond de cette barge où la seule distraction possible est de manger un hard-tack beurré et Sucré.
Qui pourrait dépeindre la vie de chacun de nous
pendant ces deux mortelles journées? Il faudrait
d'abord bien connaître l'embarcation où nous étions
et son étrange ameublement. A l'extérieur rien
n'attirait l'attention d'une manière spéciale. Sa
robe de peinture blanche n'était pas fraîche et était
parsemée d'accrocs nombreux sous lesquels on
voyait son corps humide. A l'avant on lisait Red
River peint en lettres rouges. Sur le pont un assemblage
des plus divers de barils de sucre, de boîtes
de hard-tacks, de sacs à fleur, etc., dans un
désordre indescriptible. Trois grandes ouvertures
donnaient entrée à la cale où s'était réfugiée
la plus grande partie du bataillon; le pont
était occupé, par ceux qui n'avaient pu trouver place
dans la cale et par les officiers qui avaient dressé
une tente sur le devant. Ils étaient 22 à bord, le
capt. Ethier avait le commandement. Des échelles
de construction primitive menaient du pont à la
cale. Au pied de la première échelle un poêle à fourneaux
servait aux besoins culinaires des compagnies.
En pénétrant à fond de cale, l'on pouvait se croire
dans une obscurité complète et n'eut-ce été l'humidité
on se serait cru dans les régions infernales
(car chacun sait qu'il fait chaud dans cet endroit).
Cependant l'oeil s'habituait peu à peu aux ténèbres
et un spectacle étrange s'offrait à la vue. De longues
galeries à plusieurs étages bordaient de chaque côté
l'étroit couloir qui menait le touriste à l'avant ou à
l'arrière du vaisseau. Jamais bazar persan ni foire
St. Cloud ne présenta à ses visiteurs spectacle plus
burlesque. Tous les types s'y rencontraient, il y
avait une étrange agglomération de caractères et de
costumes. Dans un coin quatre ou cinq bons zigues
jouent au bluff et interrompent la partie par des jeux
de mots affreux; un peu plus loin, un solitaire
ronfle sur sa couchette de planches; ici, deux joueurs
plus paisibles passent le temps à faire la partie de
dames, là deux amis fument la pipe avec une indifférence
platonique en se communiquant leurs impressions
de voyage: partout on rencontre les caractères
les plus opposés, et, en certains endroits, les gais
éclats de rire et les chants de joie forment un contraste
frappant avec la tristesse mélancolique de la
mise en scène. Ajoutez à tous ces éléments disparates
les figures enluminées et les bras noircis des
cuisiniers, et vous aurez quelqu'idée du tableau
que présentait la vie du 65e à bord de la barge
"Red River."
Mercredi 15.—Enfin nous entrons dans la Rivière Rouge. Nous passons devant Victoria et, vers midi, nous arrêtons à West Selkirk. De grandes tables ont été disposées sous les arbres.
L'on s'y rendit en rangs. Un sandwich au jambon accompagné de quatre ou cinq gâteaux de différentes formes nous attendait. Au bout de chaque table un baril de Lager beer était à la disposition des plus altérés, et tout le monde l'était; aussi chacun fit-il honneur à tout.
Pendant le repas, des circulaires imprimées, nous forent distribuées; c'était une lettre de bienvenue signée par le maire de Selkirk. A peine avions-nous vidé notre baril de bière que le Lieutenant des Georges fit son apparition; il fut reçu avec force hourras! et aux applaudissements de tous. Après dîner l'on retourna aux bateaux. Après une heure d'attente, on nous mena de l'autre côte de la rivière à East Selkirk.
Le transport du bagage se fit avec une promptitude inaccoutumée; chacun y mettait la main, sachant que c'était la dernière fois qu'on aurait à s'occuper de ce détail. Quand tout fut débarqué, on fit bouillir la marmite et chacun but avec satisfaction un pot de thé chaud.
Après le thé on s'amusa de son mieux pour dissiper l'impatience de l'attente.
Enfin, vers huit heures, un train spécial arrive et est salué par mille cris de joie. On ne prit pas grand temps à mettre le bagage a bord, et à neuf heures nous étions en route. Tous étaient heureux à l'idée qu'ils ne descendraient de ces chars que rendus à Montréal. On chanta jusque vers les onze heures, puis chacun s'arrangea de son mieux pour dormir.
Jeudi, 16.—Le matin, la pluie commence à tomber: On nous servit du café chaud, du bon pain blanc, du homard en boite et pour dessert des pêches en boite. C'était tout nouveau et ça sentait le Montréal. Vers midi, l'on arrêta à Ignace pour dîner. Il y avait trois mois que nous n'avions pas eu autre chose que des hard-tacks, du corn-beef ou du, boeuf salé. Aussi chacun fait-il honneur au repas. Après une heure de délai, le train se remet en route et l'on se rend sans arrêt jusqu'à Port Arthur où l'on arrive vers les dix heures.
La fanfare de la ville était à la gare et joua à notre arrivée. Au-delà de 4,000 personnes nous attendaient. On nous mena souper par compagnies, aux différents hôtels de la ville. Après souper il y eut congé général et plusieurs en profitèrent largement.
Vendredi, 17.—Il était une heure du matin quand nous fûmes prêts à partir dans de nouveaux chars, Vers huit heures du matin nous étions rendus à Red Rock. Ici l'on sépara le train en deux à cause du mauvais état de la nouvelle ligne qu'on allait avoir à parcourir. Malgré les dangers de la route, le trajet se fait avec plaisir. Le chemin est des plus gais. Longeant continuellement les rives du lac Supérieur et en suivant toutes les courbes, contournant les baies, partout le paysage est magnifique. L'on passa à McKercher Harbour où nous étions arrêtés en montant, et ce fut avec plaisir qu'on se rappela nos souvenirs du mois d'avril. Le soir, vers 8 heures, le train arrêta. L'ingénieur n'osait continuer pendant la nuit à cause du mauvais état de la route, on passa la nuit en cet endroit.
Samedi, 18.—De bonne heure l'on se remet en marche. La journée fut des plus ennuyeuses. De temps à autre seulement l'attention des soldats était attirée par quelqu'affreux précipice qu'on traversait sur un pont de bois qui pliait sous le poids du char, ou par quelque tunnel qui répétait avec force les gais refrains des soldats. L'on traversa Jackfish Bay où l'on avait passé un jour et une nuit au mois d'avril dernier. Comme tout était changé! Comme tout paraissait plus gai! Cette nuit-ci l'on coucha encore en route!
Dimanche, 19.—Plus l'on approchait de Montréal, plus la gaieté augmentait. Vers midi, l'on arriva à North Bay. Il faisait une chaleur écrasante. L'on se mit en rangs et l'on s'achemina vers le lac Nipissing. Ici chacun reçut ordre de se déshabiller et de se laver. Pour plusieurs, l'ordre était superflu, mais pour quelques-uns c'était nécessaire. En quelques minutes, tout le bataillon était à l'eau et bientôt tous se débattaient au milieu des cris les plus joyeux. Après un bain d'une demi heure, l'on se rhabilla et l'on retourna aux chars en rangs. Un quart d'heure plus, tard nous étions encore en route, mais cette fois-ci, tous ensemble dans le même train. Vers huit heures du soir l'on descendit à Mattawa. Ici encore, une foule nombreuse nous attendait. Après un bon réveillon, l'on remonte à bord des chars et, vers onze heures, nous continuons notre route.
Lundi, 20.—La nuit se passa en amusements. On s'attendait à arriver à Montréal dans le cours de l'avant-midi, c'était assez pour empêcher de dormir même les plus indifférents. Vers deux heures l'on passa à Pembrooke.
Une grande foule nous salua au passage. Ceux qui furent assez chanceux de descendre des chars étaient traités comme des enfants gâtés même par les jeunes filles qui n'osaient résister à des vainqueurs si bien élevés. Un peu plus tard nous passions Carleton Place et, vers les six heures, nous étions à Ottawa. Avec quel plaisir nous serrions les mains des quelques Montréalais qui étaient venus à notre rencontre! Cette dernière partie de la route parut la plus longue.
Enfin, l'on passe Ste-Scholastique, St. Augustin, St. Martin et arrivons à Ste. Rose. Ici une véritable ovation fut faite au Col. Ouimet.
Cependant on ne pouvait attendre longtemps. Bientôt nous arrivons au Mile-End, puis à Hochelaga. De cette dernière place à Montréal ce fut le commencement de l'ovation. Enfin le train arrête. Une foule compacte se tient aux alentours de la gare. Nous serrons avec bonheur la main à plus d'un ami. Après quelque difficulté nous nous mettons en rangs, et la marche commence. Ce que, nous ressentions en voyant ces figures joyeuses qui nous saluaient de milliers de cris de joie et de bienvenue, en passant à travers ces masses de concitoyens, est impossible à décrire.
Tous ont dû le sentir comme moi, mais je ne crois pas qu'un seul puisse le dépeindre. Enfin nous arrivons à l'église Notre-Dame. Chacun est ému au plus profond du coeur et sent des larmes de reconnaissance lui monter aux yeux. Notre compagnie marcha en avant jusqu'auprès de la chaire. Tout à coup, parmi cette foule immense, mes yeux ont distingué une figure de femme. En un instant je la considérai de la tête aux pieds. Elle avait les yeux remplis de larmes et était montée sur un banc pour voir. En m'apercevant, elle se prit à trembler de tous ses membres et tomba à genoux. Je me jetai à son cou et je ne sais trop si je ne fus pas obligé d'essuyer une larme en sentant ses lèvres froides sur mon front brûlant. C'était ma mère. Elle était bien changée. Quelques mèches grises se mêlaient à ses cheveux autrefois d'un si beau noir, et pour la première fois je vis quelques rides sillonner sa figure. Je ne sais trop ce qui se passa en moi alors; mais à genoux tous deux, nous remerciâmes Dieu de notre réunion, ayant déjà oublié les dangers de la route et les ennuis de l'absence.
Après le Te Deum, nous allâmes à la Salle d'Exercice, puis au marché Bonsecours où nous fumes congédiés. La campagne était finie.
FIN DE LA DERNIÈRE PARTIE.
NOTES
L'auteur a cru devoir ajouter à la fin de cet ouvrage quelques notes qui, croit-il, intéresseront le lecteur. S'il y a mêlé quelques souvenirs personnels, le lecteur voudra bien ne pas y voir aucun orgueil de sa part, maie croire qu'il ne l'a fait que pour compléter le récit historique de la campagne.
AVANT LE DÉPART.
On venait de recevoir à Montréal la nouvelle que Riel avait de nouveau soulevé les métis du Nord-Ouest et plusieurs tribus indiennes, et l'excitation publique en vint à son comble le 28 mars, quand le 65ème reçut l'ordre de se tenir prêt à partir dans l'espace de 48 heures. La dépêche qui transmettait cet ordre avait été adressée au Col. Harwood, mais ce dernier étant en ce moment absent de la ville, ce ne fut que tard dans la nuit que le Lieut.-Col. Hughes réussit à pouvoir s'en emparer et en apprendre le contenu. Malgré l'heure avancée, une réunion des officiers du bataillon fut immédiatement convoquée et les mesures nécessaires pour exécuter l'ordre du ministre de la milice prises le jour même.
En dépit des vaines bravades des bataillons de nationalité différente qui se trouvaient à Montréal, le nombre des recrues augmentait de jour en jour et, le 1er avril, le bataillon était prêt à partir, avec un contingent de 325 hommes.
Depuis plusieurs jours je me rendais tous les matins et tous les midis à la salle du marché Bonsecours où les soldats faisaient l'exercice. Dès la première journée, un sentiment, que je ne pus d'abord m'expliquer à moi-même, s'empara de moi et je me surprenais souvent le soir dans ma tranquille demeure à penser avec envie aux grandes plaines de l'Ouest que je me figurais empestées de hordes ennemies. Chaque jour ce désir d'aller au Nord-Ouest augmentait. Je voyais mille obstacles sur ma route, d'abord la cruelle séparation qu'il faudrait faire subir à ma vieille mère qui n'avait d'autre consolation que moi, puis ma carrière professionnelle peut-être brisée par un trop long séjour sur le terrain des hostilités, et beaucoup d'autres dont je ne me rappelle pas beaucoup aujourd'hui mais qui alors me paraissaient insurmontables.
En dépit de tous ces obstacles et peut-être même à cause d'eux, mercredi, le 1er avril, comme on m'annonçait que le bataillon devait partir avant 24 heures, je pris mon parti tout à coup et, sans plus hésiter, entrai dans la chambre de recrutement et demandai qu'on m'enrôlât. On accueillit ma demande et à 10 heures a.m. j'étais enrôlé membre de la compagnie No. 1. Je me fis immédiatement donner une tunique et tout l'accoutrement qu'il me fallait. Il me semblait ne pouvoir être soldat sans cela.
L'après-midi se passa à la salle du marché, chaque compagnie faisant l'exercice militaire sous les ordres de l'instructeur Labranche.
Enfin le soir arriva. L'émotion qui s'empara de moi en arrivant à la maison peut être mieux imaginée que décrite. Ma bonne mère qui avait tant souffert lors de notre première séparation, qu'allait-elle dire en apprenant que son fils venait de s'enrôler comme soldat?
Je cachai de mon mieux mon uniforme sons mon pardessus et mettant mon képi sous mon bras, je remis mon casque d'hiver sur ma tête. Enfin j'entrai et appris à ma mère la vérité.
Quelques heures plus tard, j'allai faire mes adieux M. le curé et à mes autres amis.
J'allai à confesse et vers les neuf heures revins à la maison. Ma mère sécha bientôt ses larmes, et l'on procéda aux préparatifs de mon départ. Que la nuit me parut longue! Je ne pus fermer l'oeil, car j'entendais de ma chambre les sanglots de ma pauvre mère! Que de fois l'idée me vint de me lever et d'aller la consoler: mais aussitôt je pensais que mieux valait faire semblant de ne pas m'en apercevoir; puisqu'elle s'était retenue devant moi, pour pleurer seule maintenant, c'est qu'elle voulait me cacher sa douleur. Je m'assoupis en priant Dieu pour elle.
Dès 6.30 heures, le lendemain, j'étais debout. Ma mère vint à l'église avec moi. Nous communiâmes tous les deux. Oh! comme j'aurais mêlé mes larmes aux siennes, si l'amour-propre ne m'avait retenu. Mais la foule était là qui nous regardait.
La messe terminée, ma mère et moi retournâmes & la maison. Le déjeuner ne fut pas bien gai. Ma mère ne mangea rien du tout et sa douleur me rendit triste. Enfin le moment des adieux arriva. Mon beau-père paraissait plus ému qu'il ne l'aurait voulu, et pleura quand je l'embrassai et ma mère ne voulut pas me laisser partir seul mais vint me reconduire jusqu'à la gare.
Le long de la route, elle me fit toutes les recommandations qu'elle crut nécessaires et quand elle eut fini, nous marchâmes en silence. Sans doute, nos idées étaient les mêmes, tous deux nous souffrions de la même douleur et cependant chacun semblait préférer savourer sa peine en silence. Plusieurs minutes s'écoulèrent ainsi, puis le sifflet aigu du train qui approchait nous ramena à la cruelle réalité. Je me levai et allai les larmes aux yeux lui donner le baiser d'adieu. Elle, pauvre femme! elle sanglotait! Je m'arrachai de ses bras en lui murmurant à l'oreille: courage et espoir!... Le train arriva à Montréal vers 7.30 heures; à 8.15 heures j'étais au marché. L'avant-midi s'écoula lentement. Chaque compagnie allait une à une chercher sa tenue de campagne. On distribua des bas, des bottes, des knapsacks, havresacs, chaudières à manger, couteaux, fourchettes, etc. Le mardi, on prit le dîner au Richelieu. Après dîner, le trousseau de chacun fut complété, puis le bataillon sortit parader dans les rues. Partout la foule nous acclama! on ne pensait plus à la famille que l'on quittait, aux amis de qui l'on s'éloignait, on ne voyait plus devant nous que la patrie qui nous appelait à sa défense tandis que ses enfants nous encourageaient par leurs cris et leurs acclamations.
Après la parade, on retourna aux casernes pour la dernière fois, puis l'on se dirigea vers la gare du G. P.E.
LE RETOUR A MONTRÉAL.
L'auteur ne croit pas pouvoir mieux raconter le récit du retour du 65ème à Montréal que de reproduire ce que contenait un des premiers journaux français de cette ville, le lendemain de l'arrivée du bataillon:
Grande journée que celle d'hier. Rarement, peut-être jamais encore, excepté lors de la visite du prince de Galles, Montréal n'a vu pareil enthousiasme. La ville était en ébullition, les affaires étant suspendues, lo port vide, les chars urbains arrêtés, les commis partis des magasins; les ouvriers avaient déserté l'atelier, les typographes ont suivi le mouvement, les rues regorgeaient de monde, les drapeaux flottaient sur tous les édifices, les maisons étaient pavoisées, la joie partout, les poitrines se gonflaient et poussaient à chaque instant un formidable: VIVE LE 65ÈME! qui se répétait cent fois, mille fois, sur tout le parcours des braves volontaires.
Mais il faut essayer de mettre un peu d'ordre dans notre compte-rendu.
Le voyage, bien que long et pénible, a eu quelques bons moments. Sur la route, quand le train triomphal s'arrêtait, on voyait arriver des députations qui, venaient saluer les braves qui viennent enfin goûter au foyer de leur famille, un repos bien gagné.
A MATTAWA.
C'est ainsi qu'à Mattawa, les citoyens de Sudbury leur ont présenté l'adresse suivante:
Au lieutenant-colonel J. A. Ouimet, aux officiers et sous-officiers du 65ème bataillon.
Messieurs,
A l'occasion de votre retour du Nord-Ouest, permettez à vos amis de Sudbury de vous féliciter de l'heureux apaisement des troubles, qui vous permet de rentrer dans vos foyers, d'aller vous reposer au milieu de vos familles, des fatigues de toutes sortes que vous avez endurées pendant cette campagne lointaine, à laquelle vous avez pris une si glorieuse part.
Croyez, messieurs, que nous vous avons suivis, par la pensée, dans les marches que vous avez faites dans les prairies, par des chemins impraticables, dans les périls incessants qui vous environnaient de tous côtés, dans vos engagements avec l'ennemi, que vous avez su combattre et vaincre, nous vous avons suivis dans toutes ces circonstances avec le plus grand intérêt.
Nous avons constaté avec une joie indicible, qu'au plus fort du danger, vous avez noblement rempli votre devoir, que les balles meurtrières des Indiens n'ont point fait fléchir votre courage un seul instant.
Nous désirerions beaucoup assister à, la grande démonstration que vos amis de Montréal préparent pour votre arrivée, ce sera simplement splendide, comme il s'en est rarement vu; mais s'il nous est impossible d'y assister, du moins, nous pouvons nous joindre à eux pour vous dire de tout notre coeur. Honneur! à vous tous, messieurs, du 65ème.
Le Canada est content de vous! il a le droit d'être fier de posséder de tels soldats pour le défendre en tous temps et à quelque place que ce soit!
Honneur! encore à vos chers camarades blessés! Ah! puissiez-vous vivre assez longtemps pour montrer à vos enfants et petits enfants les cicatrices des blessures que vous avez reçues au service de votre pays, et enflammer leur jeune coeur du feu de votre amour, patriotique!
Stephen Fournier, J. H. Dickson, Thomas Morton, F. A. Ouellet, Frs. Thompson, Jos. Anctil, J. L. Michaud, J. B. Francoeur, A. Simard, A. Lemieux.
Le colonel Ouimet remercie ces excellents amis en quelques mots. Les instants sont précieux. On doit arriver à Montréal à, heure fixe, la cloche sonne, le train part. Adieu! Hourra! Hourra!
A OTTAWA.
L'heure matinale de l'arrivée du 65ème—il était cinq heures et demie—a empêché une démonstration populaire; cependant, le maire, les échevins, les membres du parlement, des employés du gouvernement et nombre de militaires se sont rendus à la gare, où Son Honneur le maire McDougall a souhaité la bienvenue au 65ème en ces termes:
Aux officiers, sous-officiers et aux volontaires du 65ème Bataillon, soldats de l'année du Canada.
Au nom des citoyens du Canada je vous offre la bienvenue la plus cordiale et la plus chaleureuse à votre retour de la campagne du Nord-Ouest.
Les citoyens d'Ottawa, avec le peuple du Canada, en général, ont vu avec admiration et orgueil la manière noble et l'élan avec lequel les volontaires du Canada ont répondu à l'appel de leur pays de prendre les armes. L'histoire peut montrer quelque chose d'analogue, mais les pages de l'histoire ne montrent pas d'exemple d'un patriotisme plus grand.
Les membres du 65ème bataillon ont droit de se féliciter qu'en temps de service actif ils ont acquis pour leur pays un prestige qui lui donne une place honorable parmi les peuples qui ont compté sur eux-mêmes et leur héroïsme pour la défense de leurs droits.
Je vous fait maintenant mes adieux et vous souhaite un heureux retour dans vos familles. J'espère que de sitôt vous ne serez pas appelés à marcher dans les sentiers de la guerre.
Ottawa, juillet 20, 1885.
MM. P. LETT,
Greffier de la cité.
F. McDougall,
Maire.
La musique du 65ème, qui est allée au devant du bataillon, est là et jette au vent ses joyeux accords.
Mais le morceau ne peut finir, on se reconnaît, on s'appelle, on se serre la main, on demande des nouvelles de là-bas. Les musiciens montent dans le train et on se prépare à continuer la route.
C'est la dernière grande étape; le sifflet de la locomotive se fait entendre.
Trois hourrahs, suivis de trois et six autres, acclamèrent encore nos braves jeunes gens.
Enfin, ils vont arriver; ils vont revoir les parental, la bonne mère, les soeurs, les frères, les amis qui les attendent.
A SAINT-MARTIN.
A peine le train entre-t-il en gare que plusieurs citoyens, de Montréal, parmi lesquels nous avons remarqué M, Arthur Dansereau, l'honorable E. Thibaudeau, M. C. A. Corneiller, l'échevin Mount et autres, montent dans le train et viennent serrer la main aux officiers et aux amis du bataillon.
L'honorable E. Thibaudeau et M. A. Dansereau présentent au colonel Ouimet un magnifique bouquet de rosés et de lys.
Le maire de Saint-Martin s'avance à son tour et lit cette adresse au colonel:
Présentée au 65ème bataillon à son passage à la Jonction de Saint-Martin, au retour de son expédition au Nord-Ouest.
Vaillant colonel et braves soldats,
Si jamais, nous, citoyens de Saint-Martin, avons été fiers et joyeux de recevoir des amis c'est bien aujourd'hui. Aussi, est-ce de toute l'effusion de nos coeurs que nous vous disons: soyez les bienvenus; soyez les bienvenus, parce que à l'aide de votre bravoure, de votre courage, et surtout de votre sagesse que vous avez déployé dans cette expédition, vous nous avez convaincus que notre pays et notre nationalité continueront de se fortifier et de se développer comme par le passé. Vous nous avez convaincus que vous étiez les vaillants descendants de Salaberry, et des héros des Plaines d'Abraham et de Carillon.
Vaillant colonel et braves soldats, pendant que vous étiez là-bas exposés aux misères des camps et à des dangers imminents, nous étions dans l'anxiété et nous anticipions les événements tant nous avions à coeur votre retour au milieu de nous. Enfin, vous voilà revenus sains et saufs pour le plus grand nombre, ne laissant que quelques pertes précieuses à déplorer. Et ce qui, nous fait plaisir c'est que le bataillon, emporte avec lui les sympathies et l'estime de ceux que, là-bas, vous avez contribué à faire rentrer dans le devoir.
Et voua, vaillant colonel en particulier, votre esprit de justice noua a concilié l'estime des habitants du Nord-Ouest en adoptant des procédés que tout homme juste doit approuver. Nous avons admiré votre conduite quand vous avez établi à Edmonton une garde composée de Métis.
Comme vous nous pensons que ces hommes peuvent remplir dans leur pays des charges, tout aussi bien que tout étranger qui nous arrive de l'autre côté de l'océan. Peut-être que si ces procédés avaient été suivis plus tôt par d'autres fonctionnaires publics, nous n'aurions pas aujourd'hui tant de désastres à déplorer.
Dans les temps difficiles que nous traversons nous sommes heureux de rencontrer des hommes forts et courageux pour sauver la barque fragile de notre nationalité. Ainsi recevez donc nos éloges les plus sincères, ils partent de coeurs vraiment généreux. Ce que nous, citoyens de Saint-Martin, vous disons, tout le pays vous le dit. Vous avez mérité beaucoup de la patrie et nous ne cesserons de vous féliciter.
LES CITOYENS DE SAINT-MARTIN.
On passa le pont, on entrevoit au loin les contours de la montagne, à gauche le joli village du Sault; à droite les cloches de l'église Saint-Laurent, on reconnaît les maisons, les champs, etc.
La locomotive file toujours.
De temps à autre, un hourra se fait entendre, c'est un brave homme, une bonne femme, un enfant, qui, le chapeau ou le mouchoir à la main, nous envoie la bienvenue.
On passa Hochelaga, on est à Montréal, on approche du but. Les vivats, les cris de joie, les acclamations deviennent plus nourris, on voit des groupes aux fenêtres, sur les portes, sur la rive, cela prend du corps, les groupes deviennent foule et nos braves soldats penchés aux fenêtres des wagons, étonnés, émus de ces manifestations se regardent et se demandent ce qui les attend encore.
En passant près du parc Mount, des acclamations enthousiastes saluent le train au passage, maintenant chaque éminence, chaque fenêtre est occupée.
La musique du 65ème entonne la marche triomphale composée spécialement pour cette occasion.
Au loin un murmure qui se change bientôt en grondement se fait entendre et quand enfin on dépasse le signal qui se trouve près du fleuve et que le train entre en gare, c'est une explosion, un éclat de tonnerre qui se fait entendre.
A MONTREAL
Il est dix heures précises.
Vingt mille voix jettent un cri formidable:
—Hourra! Hourra!
—Vive le 65ème!
Le canon tonne, au loin les cris redoublent, augmentent et se succèdent pour se décupler encore.
Le train s'arrête, la foule serrée; comprimée, écrasée se rue en avant et escalade les chars.
Les mouchoirs s'agitent, toutes les têtes se découvrent.
—Salut aux braves!
Un détachement de trente hommes de police est impuissant à réprimer le mouvement.
De l'ordre? Ah, bien oui, on s'occupe bien de cela, on veut les voir, les toucher, leur serrer la main.
Les braves colonels des bataillons de Montréal sont entraînés, poussés, bousculés.
"Tant pis! excusez mon colonel!" on donne un coup d'épaule, il faut avancer quand même.
Le maire Beaugrand, toutes décorations dehors, le collier au cou, essaie de se frayer un passage et parvient enfin jusqu'au colonel Ouimet, qui serré de tous côtés et escorté des majors Hughes et Dugas, ne peut avancer ni reculer.
Le maire leur serre la main, leur souhaite la bienvenue et va pour parler quand le capitaine Des Rivières qui est arrivé lui aussi jusque là, Dieu sait par quel miracle, se jette dans les bras du colonel et du major et leur étreint les mains à les briser.
Chaque officier qui descend est tiré par les bras, par les épaules, par les pans de son dolman.
"Bonjour, salut, comment ça va; bravo, hourra vive le 65ème!"
On ne s'entend plus, on ne se voit plus; tout le monde parle, chante, crie. C'est splendide!
Les poussées continuent, les soldats ne peuvent sortir des chars, on les tire par les bras, on voudrait les faire sortir par les fenêtres.
Et les crie recommencent et les acclamations deviennent de plus en plus vigoureuses.
Pendant que le maire, les échevins, les colonels et les officiers viennent serrer la main à leurs collègues, on a fait un peu de place sur les quais de débarquement, les wagons se vident, voilà les soldats!
Bronzés, noirs, fatigués, déguenillés, la figure abîmée, les yeux rouges, les cheveux négligés, la barbe inculte, pantalons déchirés, tuniques en lambeaux, coiffés qui d'un chapeau, qui d'une casquette, les chaussures rapiécées, gibernes cousues avec des ficelles................ .........natures magnifiques, en un mot de beaux soldats aux traits mâles, durs, énergiques, vigoureux.
Voilà les soldats du 65ème après une campagne de, trois mois et demi, après avoir marché dans la neige, dans la boue, dans l'eau, dans le sable, dans la poussière, sous la pluie, la neige et le soleil!
Voilà nos braves volontaires après avoir fait des marches forcées de trente, trente-cinq et trente-huit milles en une journée!
Voilà nos amis après avoir souffert du froid, de la faim et de la chaleur.
Voilà nos Canadiens-Français après avoir vu le feu, tels qu'ils étaient avant le soir de la bataille et qu'on croit voir noirs de poudre et de poussière.
Chapeau bas! Salut aux braves!
LES ANCIENS MEMBRES DU 65e BATAILLON.
Le capitaine DesRivières haussant la voix autant qu'il le peut pour se faire entendre au-dessus des grondements de la foule, lit enfin les lignes qui suivent:
Au lieutenant-colonel J. A, Ouimet, commandant le 65e bataillon, C. M. R., aux officiers et soldats du 65e bataillon, C. M. R.
Messieurs,
Les soussigné, anciens officiers, sons-officiers et soldats du 65e bataillon, C. M. R., mus par un sentiment de joie de vous voir revenir dans vos foyers, après une campagne rude et pénible, viennent vous souhaiter la bienvenue, et vous exprimer en même temps leur admiration pour le courage, l'énergie et les qualités essentiellement militaires dont vous avez donné tant de preuves dans la guerre du Nord-Ouest.
Tous avez mérité la reconnaissance du pays entier, en contribuant dans une large part & faire respecter la loi et à rétablir l'ordre troublé.
Mous n'ignorons pas que ce n'a été qu'au prix de grands sacrifices personnels, de privations de toutes sortes, de marches longues et pénibles, et même au pris de votre sang que vous avez assuré la tranquillité du pays.
Vous avez montré sur le champ de bataille le sang-froid, la valeur qui distinguent de vieux soldats aguerris.
Vous êtes bien les descendants des héros de la Monongahéla, de Carillon et de Châteaugay!
Les annales conserveront le souvenir des travaux accomplis et des succès remportés par le 65e bataillon Carabiniers Mont-Royaux.
Vous avez attaché un tel prestige au bataillon que l'honneur d'y appartenir rejaillit sur ceux qui y ont appartenu, et nous, vos amis, vos anciens compagnons d'armes, pouvons dire avec orgueil: "Nous avons été au 65ème."
Vous avez fait honneur à votre race! vous êtes les bienvenus.
Puissiez-vous trouver dans le sein de vos familles le repos que vous avez si bien mérité. Salut, honneur, reconnaissance au 65ème.
Montréal, juillet, 1885.
(Signatures)
E. DesRivières, Armand Beaudry, L. E. N. Pratte, Horace Pépin, A. Renaud, P. J. Bédard, A. Bryer, L. N. Paré, A. Simard, E. Globensky, G. Faille, J. H. Salameau, A. Lussier, Joseph Pelletier, H. Viger, E. D. Collerette, J. A. Dorval, C. A. Bourgeois, M.E. Dymbumer, Henri Morin, Flavien J, Granger, J. Arthur Tessier, Albert Béliveau, A. Sumbler, Adolphe Grenier, Napoléon Leduc, Pierre E. Drouin. George N. Watie, G. L. A. Beaudet, J. B. Emond; E. G. Phaneuf, Frs Corbeille, C. A. Giroux, G. S. Malepart, Philippe Gareau, Roméo LaFontaine, J. Edouard LaFontaine, Wilfrid Lortie, Ephrem Chalifoux, Auguste Lavoie, Napoléon Lefebvre, Aimé Grothé, Ernest Neveu, J. A. Dazé, Arthur Nay, Philippe LeBel, D. Payette, Pierre Villeneuve, Camille Nourrie, J. E. Marois, Joseph Pelletier, Joseph Pouliot, Charles Boy, Elie Duchesne, Adolphe Lecault, Charles Brunelle, Joseph Lagacé, Alexis Gauthier, Séraphin Laroche, Eug. Beaudry, J. A. Boudrias, J. W. Bacon, Emile A. Lorimier, Edmond Daller, E. Trestler, N. Millette, E. Dansereau, D. Maypenholder, Louis Houle, Alfred Bertrand, Georges Cadieux, Georges Giroux, Jean-Baptiste Dubois, Omer Fontaine, Napoléon Leclerc, Léon Gagnon, Louis Gauthier, Charles Deslauriers, Charles Berger, Alfred Bernier, Frédéric Guillette, O. Boyer, J. N. A. Beaudry, P. A. Beaudry, Charles Blanchard, Ernest Gadbois, Gustave A. Leblanc Alfred Labbé, George Lesage, Adolphe Lefebvre, O. Corriveau, A. N. Brodeur, J. B. L. Précourt, Albert Leduc, Edouard Villeneuve, J. E. A. Dubord, Alex Scott, P. A. Boivin, Joseph Hurtubise, Arthur Quevillon, Chs Alex Merrill, Israël Marion, Moïse Raymond, A. B. Brault, J. Z. Resther, E, N. Lanthier, Arthur Labelle, J. Bte. Métivier, W. Maynard, Horace Normandin, E. Hébert, J. R. Saint-Michel, J. E, Decelles, Aug. S. Mackay, J. B. Labelle, H. A. Cholette, L. P. Trudel, J. C. Moquin, J. C. Dupuis Ï. J. R. Hubert, Adolphe Lupien, R. Resther, Joseph Ross, Napoléon Melançon, Alfred Desnoyers, C. E. Stanton.
Tous les vétérans du 65e, portant le helmet blanc et le ruban à la boutonnière, sont rangés en bataille sur le quai, capitaines, lieutenants, sergents et caporaux à leur rang, comme au temps où ils portaient l'uniforme.
Ces vétérans avec leur teint frais et rosé et leurs joues pleines semblent des jeunes gens à côté des volontaires qui reviennent du Nord-Ouest.
Le colonel Ouimet répond brièvement et conseille aux vétérans de former un double bataillon, comme cela se fait à Toronto pour les Queen's Own.
"J'accepte vos compliments, mes amis, dit-il, en ma qualité de colonel du 65e. Les éloges que vous adressez à mes soldats sont mérités, et il suffit, pour s'en convaincre, de lire les rapports du général Strange."
Ces paroles sont reçues par des hourras et des "vive le 65e!"
LE DÉFILÉ
Les commandements se font entendre et enfin on se met en marche, les vétérans en avant, la musique du 65e, le colonel Ouimet escorté des officiers délégués de tous les autres régiments, et enfin le bataillon.
En haut de la rue des Casernes, attend la tête de la colonne qui se compose ainsi:
Une section d'artillerie, deux pièces de canon, trente hommes et quatre officiers, le 85ème bataillon, les officiers et sergents du Prince of Wales, un détachement du 6ème Fusiliers, un détachement des Royal Scotts, les vétérans du 65e, les membres fondateurs du bataillon, la musique de la Cité, les officiers de la brigade militaire et le bataillon.
Le passage était littéralement bloqué, l'enthousiasme ne se ralentissait pas et les bravos étaient ininterrompus: "Il y avait peut-être un plus grand déploiement de richesse à Paris, lors du retour des soldats de Crimée," nous disait un Français, "mais certainement que la réception n'était pas plus cordiale, ni l'enthousiasme plus grand."
Lemay et Lafrenière, les deux blessés, avaient pris place dans une superbe voiture. Inutile de dire qu'ils ont été l'objet d'une ovation. Les dames leur lancèrent tellement de bouquets, que la voiture en étaient remplie.
L'aumônier du bataillon, l'excellent Père Prévost, toujours fidèle au poste, accompagnait les bons enfants.
Ce digne prêtre pleurait de joie en voyant l'accueil fait à ses jeunes amis et en remerciait Dieu tout bas.
L'entrée triomphale dans la cité de Montréal commença et on parcourut la rue Notre-Dame jusqu'à l'Hôtel-de-Ville.
Partout des banderoles et des drapeaux tricolores décoraient les maisons.
A L'HÔTEL DE VILLE
A l'Hôtel-de-Ville, le maire demanda au colonel du bataillon de vouloir bien arrêter un instant et monta au haut du perron. Près de lui vinrent se ranger en haie les officiers supérieurs, les capitaines et les lieutenants du bataillon.
La foule était énorme et une épingle n'aurait pu tomber à terre.
Quand le silence se fut un peu rétabli, le maire lut l'adresse suivante:
Col. Ouimet, officiers, sous-officiers et soldats du 65e bataillon.
Montréal par ma voix vous acclame et vous souhaite la plus cordiale et la plus chaleureuse des bienvenues.
Montréal vous remercie pour vos sacrifices et pour votre ardent patriotisme!
Vous avez répondu à l'appel de la patrie au moment du danger, et nous vous avons suivis des yeux dans votre courte mais glorieuse carrière militaire.
Vous vous êtes conduits là-bas comme des hommes de coeur et comme de vieux soldats. C'est votre général qui se plait à le constater et je suis heureux de pouvoir vous le dire au nom de tous les citoyens de Montréal, sans distinction d'origine ou de croyance.
Soyez les bienvenus dans cette ville que vous aimez tant et qui, aujourd'hui, est si fière de vous!
Soyez les bienvenus dans vos familles qui ont pleuré votre départ et qui se réjouissent de votre retour.
Soyez les bienvenus parmi vos amis et parmi vos camarades de tous les jours.
Au nom du conseil municipal, je vous offre officiellement les remerciements de la ville de Montréal et je suis certain de me faire l'écho de tous mes concitoyens, lorsque je déclare que le 65e bataillon a bien mérité de la patrie.
Merci, colonel, merci, MM. les officiers! merci braves soldats qui êtes allés offrir vos vies sur l'autel du patriotisme et du devoir.
Tous avez reçu le baptême de sang sans broncher et vos glorieux blessés sont là pour prouver au monde que vous êtes les dignes fils des premiers colons du Canada.
Le brave Valiquette a perdu la vie dans l'accomplissement d'un devoir sacré.
—Honneur à sa mémoire!
Maintenant, mes amis, je comprends le légitime désir que vous avez d'aller embrasser vos familles en passant par l'église où vous allez remercier Dieu de vous avoir protégés tout spécialement.
Encore une fois, merci! Encore une fois, soyez les bienvenus parmi nous!
Permettez-moi, colonel. Ouimet, de vous presser la main, comme tous les citoyens de Montréal voudraient pouvoir la presser, en ce moment, à tous les hommes de votre bataillon!