← Retour

Charlotte de Bourbon, princesse d'Orange

16px
100%

»Vostre bien humble frère et serviteur,
»Guillaume de Nassau.»

Revenu de France à Middelbourg, de Lagarde avait rendu compte à Charlotte de Bourbon du langage que le prince Dauphin s'était fait un devoir de tenir au duc de Montpensier afin de l'amener à des sentiments de justice et de bienveillance pour une fille qui, sous aucun rapport, n'avait démérité de lui. Aussitôt la princesse adressa à François de Bourbon ces lignes dans lesquelles elle ajoutait à l'expression de sa fraternelle gratitude un exposé sommaire de la marche des événements dans les Pays-Bas[128]:

«Monsieur, je m'estois toujours bien asseurée que vous me faites cest honneur de m'aimer, pour beaucoup de tesmoignages que j'en ai eu, tant en France, comme depuis que j'ay esté en Allemagne et pardeça. Mais, pour vous en parler à la vérité, cette asseurance m'a esté bien fortifiée depuis avoir entendu par le sieur de Lagarde la bonne façon dont il vous pleu parler à monseigneur nostre père pour moi et la bonne volonté qu'il vous plaist de me continuer; dont, après vous en avoir remercié très humblement, je vous dirai, monsieur, que, s'il plaît à Dieu me rendre si heureuse, que je puisse encore, quelque jour, avoir ce bien de vous revoir, j'espère vous obéir et faire tant de services, que vous tiendrez pour bien emploiés tant d'honneur et de bons offices que j'ay receu et m'attens de recevoir de vous, de qui la bonne grâce m'est autant chère comme la vie; me promettant, monsieur, que l'amitié que vous me portez s'étendra aussy à mes enfants, pour les avoir tousjours recommandez.—J'ay faict voir à M. de La Brosse, ma petite fille, qui se nourrit en Hollande, afin qu'il vous en puisse dire des nouvelles. J'espère que, si elle peut vivre, elle sera encore si heureuse de vous faire très humble service, comme sera son plus grand heur de sçavoir cognoistre l'obligation qu'elle y a.—Au reste, monsieur, pour vous dire l'estat de ce païs, l'on est à présent sur un nouveau traité de paix avec les estats et avec les seigneurs catholiques de Brabant, Flandre et Hainaut, dont nous attendons bonne issue, aïant desjà monsieur le prince, vostre frère, envoïé quelques compagnies pour secourir ceux de la ville de Gand contre les Espaignols, lesquels s'estant saisis de quelques places, leur donnent encore beaucoup de fascheries; en sorte qu'il serait bien nécessaire que nous fussions desjà unis, pour tant mieux résister à leur oppression. Cependant, pour nostre particulier, nous sommes au plus grand repos que nous n'avons point encores esté, et regaignons tousjours quelque fort sur l'ennemi, ainsi que mondit sieur de La Brosse vous pourra faire entendre plus au long, auquel me remettant, je finiray cette lettre par mes très humbles recommandations à vostre bonne grâce, priant Dieu, etc.—A Middelbourg, ce 10 d'octobre 1575.

»Monsieur le prince d'Orange m'a commandé de vous présenter ses très humbles recommandations, avec semblable prière de le vouloir excuser de ce qu'il ne vous escript, pour cette fois, à cause que le vent estant propre pour Calais, le sieur de La Brosse est pressé de partir.

»Vostre très humble et très obéissante sœur,
»Charlotte de Bourbon.»

Aux nouvelles que Lagarde avait données du frère de la princesse, succédèrent, peu de jours après leur réception, celles que contenait, sur sa sœur aînée, une lettre de Louis Cappel, datée de Sedan[129]. Ce fidèle ministre de l'Évangile, après avoir, disait-il, «couru en France, avec une armée, six mois, jusques à la conclusion de la paix, et depuis, autres trois mois encore, ou plus, és environs de Paris, pour les affaires qui se présentaient lors, au premier établissement des églises, finalement avait tant fait par ses tournées, qu'il avait gagné Sedan pour y venir baiser les mains de madame la duchesse de Bouillon, et voir son ménage.»

La duchesse avait, en effet, accordé, dans l'enceinte de Sedan, une généreuse hospitalité à la famille de Louis Cappel, ainsi qu'à plusieurs autres familles, chassées de France par la persécution religieuse.

Charlotte de Bourbon savait avec quel courage et avec quelle supériorité d'esprit, sa sœur, depuis la mort du duc de Bouillon, avait surmonté les difficultés de la situation que lui créait un douloureux veuvage, avec quelle sollicitude elle élevait ses jeunes enfants, de quelle main habile et ferme elle dirigeait les affaires du duché dont le gouvernement lui était déféré, à raison de la minorité de son fils aîné, et avec quel zèle éclairé elle travaillait au maintien et à l'extension de la religion réformée, à Sedan, à Jametz et ailleurs: aussi, la princesse d'Orange, si bien fixée déjà, par ses intimes relations avec sa sœur, sur la noble attitude de celle-ci dans son duché, entendit-elle avec bonheur Louis Cappel rendre hommage à sa piété, à ses vertus, et dire, au sujet des efforts tentés, dans les Pays-Bas, par Guillaume en faveur de la liberté religieuse: «De quelle affection monsieur le prince n'est-il pas secondé par madame la duchesse, vostre sœur, que je vois affectionnée, et en estre en souci autant et plus que de nulle chose sienne!»

Aux paroles de Lagarde et de Cappel s'ajoutèrent, presque en même temps, celles de Marie de Nassau, entretenant son père de ses affectueux sentiments pour lui et pour Charlotte de Bourbon, ainsi que de ses préoccupations à leur égard.

«Monsieur mon bien aymé père, écrivait la charmante jeune fille[130], vostre lettre m'a rendu, je vous asseure, bien contente, pour avoir ce bien d'avoir de vos nouvelles et entendre vostre bonne santé et celle de madame; de coy je suys esté fort resjouy et ne sarois ouïr chose plus agréable que d'estre advertie de vostre prospérité; et prie à mon Dieu qu'il vous y veuille longtemps maintenir... Je say véritablement que vous avés beaucoup de négoce et rompement de teste; ce qui me donne souventefois grande fascherie quant j'y pense; mais j'espère, par la grâce de Dieu, qu'il vous en délivrera bientôt, ce que de tout mon cœur je luy prie. Je suys aussy esté bien aise d'entendre par vostre lettre que les affaires vont si bien en Brabant. J'espère qu'ils continueront tous les jours de mieulx, et que par ceste occasion Dieu nous fera la grâce que le tout viendra bientost à ugne bonne, ferme paix; ce que je souhaite de tout mon cœur, afin que je puisse avoir ce bien de voir monsieur et madame, ung jour, en repos.

»Vostre très humble et très obéissante fille jusqu'à la mort,
»Marie de Nassau.»

Cependant, où en étaient les négociations que, dans sa lettre du 10 octobre, Charlotte de Bourbon avait mentionnées à son frère comme entamées «avec les états et avec les seigneurs catholiques de Brabant, Flandres et Hainaut, dont son mari et elle attendaient bonne issue?»

Engagées au sein d'un congrès qui s'était constitué à Gand, vers le milieu d'octobre, ces négociations avaient suivi une marche régulière, mais elles ne semblaient pas encore approcher de leur terme, lorsque l'indignation soulevée par les massacres et le pillage d'Anvers, œuvre néfaste de la furie espagnole, hâta une solution, que pressait d'ailleurs le prince d'Orange par ses vives et éloquentes instances. En effet, dès le 8 novembre, en face même de l'ennemi menaçant d'envahir la grande cité dans laquelle siégeait le congrès, fut signé le traité mémorable qui porte, dans l'histoire, le nom de pacification de Gand[131].

Par ce traité, dont nous nous bornerons à rappeler ici les principales dispositions, les provinces de Hollande et de Zélande, sans rien perdre de la situation indépendante qu'elles s'étaient créée en 1575 et qu'elles avaient consolidée en 1576, s'alliaient aux autres provinces des Pays-Bas, avant tout pour expulser les troupes espagnoles, puis pour provoquer, aussitôt après leur expulsion, une convocation des états généraux, à l'effet de suspendre l'exécution de tous placards et édits concernant l'hérésie, ainsi que de toutes les ordonnances rendues, en matière criminelle, par le duc d'Albe; d'aviser à la restitution de ceux des biens saisis qui n'auraient pas été vendus, au détriment de leurs propriétaires, d'assurer la facilité des communications et la liberté des relations commerciales.

En matière religieuse, le traité reconnaissait le culte réformé comme étant celui que les habitants de la Hollande et de la Zélande pratiquaient, sans contestation, dans toute l'étendue de ces deux provinces. Ce même culte n'était pas proscrit des autres provinces des Pays-Bas; seulement il ne pouvait pas y être publiquement professé. Quoiqu'en présence de cette restriction, la liberté religieuse fût loin d'être assurée, dans sa plénitude, aux sectateurs du culte réformé, il y avait néanmoins, eu égard à un passé récent, un notable progrès accompli en leur faveur, puisque, non seulement ils étaient affranchis des persécutions dont ils avaient jusqu'alors été victimes, mais qu'en outre, ce culte était si bien reconnu, quant à la légitimité de son essence, qu'ici on respectait son exercice public, et que là, loin de le combattre, on le tolérait, dans le secret de sa célébration, au foyer domestique.

Guillaume trouva dans la pacification de Gand, qui était essentiellement son œuvre, une première récompense de ses efforts persévérants en faveur de sa patrie et de ses co-religionnaires. Mais il lui fallait par de nouveaux efforts préparer peu à peu les Pays-Bas à leur affranchissement complet du joug de l'Espagne; résultat suprême à la consécration duquel, dans sa pensée, était attaché le salut commun. Or, rien ne lassa sa constance, dans la poursuite du but élevé qu'il se proposait.

Au moment où la pacification de Gand venait de se conclure, Guillaume se préparait à lutter, ne fût-ce qu'indirectement, contre les tendances et les actes de don Juan, que le roi d'Espagne envoyait, en qualité de gouverneur, dans les Pays-Bas; et, d'une autre part, il continuait à se ménager l'appui du duc d'Alençon, pour l'utiliser, alors que les circonstances le permettraient. De là ce langage qu'il tenait au duc[132]:

«Touchant ce que escrivés de nostre accord avec les états des autres provinces (que celles de Hollande et de Zélande) il n'y a nulle difficulté en cela, car déjà la paix est accordée et publiée. Mais comme il faut que tout passe par plusieurs testes, il est impossible que, du commencement, il y ait ou si bonne résolution, ou ordre si convenable que l'importance de telles affaires le requiert. Cela non seulement retarde beaucoup de bonnes exécutions, mais aussy apporte de grands avantages à l'ennemy, ainsy qu'il a apparu par le désastre des villes de Maëstricht et d'Anvers, et par avoir laissé venir don Jean d'Austriche si avant, sans y avoir mis l'ordre requis. De ma part, ores que je me soys desdié, avec tout ce qui est en ma puissance, à l'advancement de ceste cause, pour tirer ce pays hors de la servitude injuste et intolérable, tant qu'en moy sera, et que, en ce regard, je ne refuseray nul travail ny peine, si est-ce que la chose est de telle conséquence et attire tant de difficultés et inconvénients, quant en soy, que je ne me puis encores bonnement résouldre d'abandonner ces pays d'Hollande et Zélande pour entreprendre la conduite des affaires encores sy creuz, aux autres provinces. Que s'il plaisoit à Dieu me faire la grâce que je peusse estre secondé et assisté de vostre personne, avec quelque nombre compétent de bons soldats, je trouveroys la resolution plus aisée; mais, comme par vos lettres représentés que leurs majestés n'ont voulu accorder vostre venue pardeçà, et mesme qu'il y a peu d'apparence de tirer gens de là, si ce n'est à la dérobée, il me semble advis que j'ay des grandes considérations et de grands poids, pour lesquelles je ne me doibs pas trop haster, combien que je suis résolu de faire ce à quoy le salut et le plus grand bien de la patrie me conviera; qui me fait vous prier très affectueusement de ne vous vouloir laisser ébranler, pour le premier refus, mais continuer tousjours en ce désir qu'avés et en ces bons offices que jusques ores vous nous avés faits; vous asseurant d'autant plus que nostre besoing et nécessité le requiert; d'autant plus accroistrés-vous l'obligation que déjà nous avons à vous.»

Avec la date de cette lettre coïncide celle d'un important événement qui causa à Guillaume une vive satisfaction: les Espagnols furent expulsés de Schouwen et de tout le reste de la Zélande.

D'une autre part, en ce qui concernait la lutte à engager contre don Juan, le prince ne tarda pas à rencontrer une sorte d'appui momentané dans l'Union dite de Bruxelles, conclue, le 10 janvier 1577, sous les auspices des états des Pays-Bas[133], laquelle confirmait expressément les clauses du traité de pacification signé à Gand.

Par cette seconde union, qui devançait l'arrivée de don Juan à Bruxelles, les états voulaient se prémunir contre les intentions et les actes du nouveau gouverneur. Leur volonté, sur ce point, concordait avec celle du prince. Mais bientôt ils faiblirent; Guillaume au contraire demeura ferme dans ses desseins et dans ses actions.

Quelques mois devaient s'écouler encore avant que Guillaume et Charlotte de Bourbon quittassent Middelbourg. Or, en regard des graves événements auxquels demeurait liée la vie publique du prince, pendant la dernière partie de sa résidence dans cette ville, avec la princesse, se placent, au point de vue de la vie privée de l'un et de l'autre, divers faits sur lesquels nous devons maintenant jeter un rapide coup d'œil.

CHAPITRE V

Désir exprimé par Charlotte de Bourbon de réunir autour d'elle la mère, le frère et les enfants de Guillaume.—Sa correspondance avec Marie de Nassau et avec François de Bourbon.—Absence de Guillaume.—Naissance d'Élisabeth de Nassau.—Lettres de la princesse au prince son mari.—Elle se rend à Dordrecht, où est baptisée sa fille Élisabeth, ayant pour marraine la reine d'Angleterre.—Tournée du prince et de la princesse dans la partie septentrionale des Provinces-Unies.—Réception qui leur est faite à Utrecht. Incident.—Le duc de Montpensier s'occupe secrètement de Charlotte, en père sur la conscience duquel le remords commence à peser.—Arrivée en Hollande de Marie de Nassau, d'Anne, de Maurice et du comte Jean.—Guillaume est bientôt appelé à se séparer d'eux et de la princesse pour se rendre à Anvers et à Bruxelles.—Nombreuses lettres de Charlotte à son mari.—Guillaume revient à Anvers, où Charlotte le rejoint.—Résumé des événements qui ont motivé le séjour de Guillaume à Bruxelles.—Situation générale des affaires publiques.—Don Juan se retire à Luxembourg.—Guillaume est élevé aux fonctions de Ruart de Brabant.—Arrivée de l'archiduc Matthias dans les Pays-Bas.

Charlotte de Bourbon avait réellement fait de la famille de Guillaume de Nassau sa seconde famille. Elle eût été charmée de pouvoir, dès les premiers jours de son mariage, en réunir autour d'elle les membres épars; mais les circonstances s'y étaient opposées jusqu'au début de l'année 1577; époque qui lui parut enfin favorable à la réalisation de son affectueux désir. Elle approchait alors du terme d'une seconde grossesse, et elle pensait que le berceau d'un nouveau-né deviendrait le plus attrayant centre de réunion qu'elle pût offrir aux parents du prince.

Celui-ci, pour complaire à sa fidèle compagne, écrivit, de Middelbourg, au comte Jean, le 6 février[134]: «J'ay bien voulu vous prier que, si vostre commodité s'addonne aulcunement, il vous plaise vous trouver, pour quelque temps icy. Et comme ma femme est continuellement avec grand désir de veoir, une fois, madame ma mère et madame ma sœur, votre compaigne, et ma fille Marie, je leur escripts aussy présentement, à cest effect, afin que, s'il ne leur vient à discommodité, elles nous facent cest honneur que de nous venir veoir pardeçà, pour le temps de l'accouchement de ma femme; et se peuvent asseurer qu'elles ne pourroient se trouver en lieu du monde où elles seront mieulx venues et accueillies que pardeçà. Ce néantmoins, en cas que, pour le grand aage de madame ma mère, ou pour quelque aultre empeschement, elle n'y pourroit venir, ny madame ma sœur aussy, je vous prie toutesfois que vous veuilliez venir, menant avecq vous mes deux filles, Marie et Anne, et que vous veuilliez mettre en chemyn au commencement du moys de may advenir.»

Des personnes mentionnées dans cette lettre, les seules qui purent, un peu au delà de l'époque désignée, se rendre auprès de Charlotte de Bourbon, et du séjour desquelles, à ses côtés, il sera parlé plus loin, furent le comte Jean, Marie et sa sœur. Le second fils de Guillaume, Maurice de Nassau, vint, en même temps qu'eux, séjourner aussi sous le toit du prince et de la princesse.

Elle et lui, dès le mois de février, étaient en souci de sa santé et désiraient qu'il pût suivre, sous leurs yeux, un traitement dont une lettre de Jean Taffin[135] spécifiait la nature; mais il avait été finalement jugé opportun que Maurice ne fût pas déplacé avant un certain temps.

Tout souffrant qu'il était, il ne s'en livrait pas moins à des études régulières, conjointement avec ses cousins, les fils du comte Jean, sous la direction d'un précepteur zélé. Aussi, Marie de Nassau, en bonne sœur, se prévalut-elle de l'assiduité de son frère, pour lui concilier, en même temps que l'approbation paternelle, l'octroi d'un cadeau, à titre d'encouragement. Naturellement Charlotte, avec une bienveillance toute maternelle, appuya, auprès du prince, ces paroles de Marie à son père[136]: «Je vous dois bien prier pour Moritz, car le maître me dit qu'il le mérite bien et qu'il prend grand'peine de bien estudier; et j'espère qu'en recevant quelque chose que monsieur luy envoyera, il fera tant plus son devoir de continuer de mieulx en mieulx.»

Les lettres de la princesse à Marie étaient, pour la jeune fille, une source de douces émotions, dont on saisit la trace dans une billet adressé par elle à son père, qu'elle terminait, à la suite de certaines communications intimes, par ces mots[137]: «Je ne vous saurois aussy jamais exprimer quel contentement ce m'est d'entendre, par la lettre qu'il a plû à Madame m'escripre, datée du 23 de février, vostre bonne santé et celle de Madame; de coy je suis esté fort resjouie, et en loue mon Dieu, en le priant.»

Marie, dont le cœur aimant avait accueilli avec joie la naissance de la petite sœur que Charlotte de Bourbon lui avait donnée, saisissait avec ardeur l'espérance de pouvoir prochainement étendre son affection fraternelle à un second petit enfant.

Peu de jours avant que celui-ci vînt au monde, la princesse d'Orange, recevant de son frère une lettre que les députés des états généraux lui avaient remise, à leur retour de France, insérait dans sa réponse la communication suivante[138]: «Ma santé est, pour le présent, Dieu mercy, assez passable. Quant à ma fille, elle se fait assez bien nourrir; et, si elle continue, elle se rendra bientost capable de connaistre l'obligation qu'elle a de vous faire service. Elle est icy près de moy, en ce quartier de Zélande, où monsieur le prince d'Orange est continuellement empesché aux affaires dont il a un si grand nombre, que je désireroys bien luy en pouvoir veoir quelque soulagement. Ce m'en seroit un à toutes mes peines, si je pouvois avoir, un jour, cest honneur de vous revoir; ce que je souhaite de tout mon cœur.»

Dans une autre lettre, du 20 mars, à son frère[139], Charlotte prouvait que ses pensées se reportaient avec sollicitude sur le père qui affectait toujours de ne pas s'occuper d'elle. En effet, elle écrivait: «Je vous supplie de croire que c'est l'un des plus grands contentemens que j'aye, quand je suis rendue certaine de l'estat de la santé de monseigneur nostre père et de la vostre, que je prie Dieu vouloir conserver bien bonne.»

Un impérieux devoir venait d'obliger Guillaume à s'absenter de Middelbourg, lorsque, le 26 mars, dans cette ville, Charlotte de Bourbon donna le jour à une seconde fille[140].

Quel que fût encore son état de faiblesse, elle écrivit, dès le 3 avril, à son mari[141]:

«Monseigneur, j'ay receu vos deux lettres, la première, du 28e de mars, aujourd'huy, et la seconde, avant-hier soir. J'ai esté très aise d'entendre vostre bonne santé, et particulièrement de ce qu'il vous a pleu m'honorer de vos lettres, vous asseurant, qu'après l'assistance de Dieu, elles servent à ma convalescence, plus qu'autre chose qui soit. Ce qui me fait vous supplier très humblement, qu'en attendant que j'aye cest heur de vous revoir, il vous plaise m'escrire aussy souvent que vos affaires le permettront.—Et quant à ce que madame d'Aremberg[142] vous a prié de m'asseurer, de sa part, de la bonne affection et amitié qu'elle me porte, elle ne pouvoit trouver meilleur persuadeur pour me le faire croire que vous, monseigneur, dont aussy je ne faudray de m'en tenir pour asseurée aussy advant que vous en estes persuadé, de votre part.—Je désireroys bien, à vostre retour de Ghertrudenburg, entendre quel advancement il y a au bastiment de la maison, et, en général, quel est, en ce quartier-là, l'estat de vos affaires. Comme aussy ce me seroit plaisir de sçavoir si les Allemands sont sortis de Bréda, et quelle apparence il y a d'en bien espérer.—Quant à ma disposition, j'ay esté quelquefois en tel estat, que j'y appréhendois quelque danger; ce qui me causoit de l'ennuy, singulièrement au regard de votre absence; mais maintenant je ne sens plus d'occasion de craindre, ains plutost d'espérer retour en santé entière, avec la grâce de Dieu. J'ay quelquefois des foiblesses, comme vous sçavez que j'y suis assez encline; mais j'espère que cela aussi se passera. Nos deux filles se portent bien, loué soit Dieu.»

Comment ne pas rapprocher de ces dernières lignes celles dans lesquelles Marie de Nassau exprimait si bien une joie fraternelle et une sollicitude filiale, qui ne touchèrent pas moins le cœur de Charlotte de Bourbon, que celui du prince? «Mon bien aymé père, disoit Marie[143], je suis bien resjouie de la délivrance de Madame, et que j'ay encore une petite sœur; mais il me déplaist fort que, depuis sa couche, elle ne s'est point si bien trouvée. Si est-ce, puisque m'escripvez qu'un peu de mieux luy est survenu, j'espère que doresnavant Madame se trouvera de mieux en mieux; ce qui me seroit un grand contentement, car je désire toujours d'estre avertie de vos bonnes prospéritez.»

L'absence de Guillaume se prolongeant, la princesse continuait à le tenir au courant des circonstances de famille qu'elle jugeait devoir l'intéresser. Le 15 avril, par exemple, elle lui mandait de Middlebourg[144]:

«Madame la comtesse de Schwartzenbourg, vostre sœur la plus jeune, m'a escrit et priée de vous présenter ses très humbles recommandations, désirant fort avoir de vos nouvelles. Si vous aviez commodité de luy escrire, ce luy seroit un grand contentement et plaisir. J'ay aussy receu lettres de madame vostre mère; et, combien que je n'aye personne qui me les puisse bien donner à entendre[145], toutefois je luy feray responce[146] laquelle j'envoyeray, d'ici à deux ou trois jours, avec celle que je feray à mademoiselle d'Aurange. Monsieur de Hautain et sa femme me viennent souvent veoir. Si vous trouvez bon, luy escrivant, en faire quelque mention, ils auroyent, comme je croy, pour agréable de connoistre que je vous en auroys escrit.»

Le 14 mai, la princesse ajoutait[147], en ce qui la concernait personnellement: «Je vous puis asseurer, qu'à ceste heure, j'espère bien de ma santé, moyennant la grâce de Dieu, que je supplie, monseigneur, de faire prospérer l'occasion de vostre voyage et vous ramener bientost en bonne santé.»

Le prince était alors en Hollande, il s'arrêta à Leyde: là, au milieu des soins qu'il devait donner aux affaires publiques, il prit celui d'assurer par un acte régulier[148], à sa femme, l'usufruit, et aux enfants nés et à naître de son union avec elle, d'abord la nue propriété, et, s'ils survivaient à leur mère, la pleine propriété d'un immeuble dont sa réintégration dans la principauté d'Orange lui permettait de disposer.

Un peu auparavant, les états de Hollande, mus probablement par le désir de répondre à ses habitudes de prévoyance domestique, avaient pris la résolution suivante[149]: «Les états ont accordé, qu'au lieu des six mille livres promises à madame la princesse, à l'occasion de sa joyeuse entrée dans ces pays, elle jouira d'un douaire annuel de six mille livres, après la mort de Son Excellence, à payer par les provinces de Hollande et de Zélande.»

Se rendant avec son empressement habituel à un appel qui lui était adressé, Charlotte de Bourbon crut devoir quitter Middlebourg, vers le milieu de mai. Le prince fut informé de son départ par ce billet[150]:

«Monseigneur, depuis hier avoir receu vos lettres, sur le midi, et ensemble celles que m'escript monsr de Sainte-Aldegonde, je me suis délibéré de partir incontinent, et, pour cet effet, j'ay prié à disner aujourd'huy deux des magistrats de chacune ville, espérant, si le vent continue bon, de partir, à la marée, après minuit. Dieu veuille que je vous puisse trouver en bonne santé!»

Arrivée à Delft, la princesse transmit au prince ces informations, qui témoignent de sa constance à surveiller, en l'absence de son mari, les divers incidents qui se produisaient dans la marche, si souvent compliquée, des affaires publiques[151]:

«Monseigneur, revenant l'un de vos gens de Dordrecht, je sceus qu'il estoit arrivé quelque personnage avec lettres des états de Brabant; mais, d'aultant que je n'ay peu entendre les particularitez, et que, d'autre part, j'ay esté avertie que messieurs les estats de ces païs vous mandent ce qui en est, je m'en suis reposée là-dessus, combien qu'il me demeure crainte que toutes ces présentations de pardon, dont le bruit court, soit pour, s'il leur estoit possible, esmouvoir quelque sédition pendant vostre absence. Vous aurez aussy entendu comme il a esté pourvu à Saint-Gertrudenberg bien à propos, contre le dessein de l'ennemi. Toutes ces choses qui surviennent, me font croire, qu'avec l'affection que j'ay, monseigneur, d'avoir bientost cest heur de vous revoir, j'ay double raison de le désirer, pour le bien du pays, que Dieu, par sa grâce, veuille conserver, et vous donne, monseigneur, en parfaite santé, très heureuse et longue vie. A Delft, ce 22 may, sur les dix heures du matin.

»Vostre très humble et très obéissante femme,
tant que vivera,
»Charlotte de Bourbon.»

«(P.S.) Monseigneur, l'on m'a fait présent de saucisses de Bruxelles, que je vous envoie, à la charge que n'en mangerés guères, et ferés boire les aultres. Je me porte assés bien, et vostre fille encore mieux.»

De Delft, la princesse, dont la seconde fille devait être, le 30 mai, baptisée à Dordrecht, se rendit dans cette dernière ville, pour y attendre son mari.

Le prince avait chargé son principal secrétaire d'inviter les états de Hollande à assister au baptême: ceux-ci prirent, le 28 mai, une résolution ainsi conçue[152]: «Son Excellence ayant, par le secrétaire, Bruninck, fait demander aux états de vouloir bien assister, comme témoins, au baptême de sa fille, qui aura lieu, jeudi prochain, à Dordrecht, les états ont député deux des nobles, un membre de chacune des grandes villes, et Droushens, pour se rendre à Dordrecht; et est conjointement proposé et accordé, qu'au profit de l'enfant, comme présent de baptême, sera offerte une rente annuelle de deux mille florins.»

La reine d'Angleterre voulant accorder au prince et à la princesse d'Orange une preuve de la haute estime en laquelle elle les tenait, leur avait directement annoncé qu'elle serait marraine de leur fille. Elle le devint, en effet, et le prénom d'Élisabeth, fut, de sa part, officiellement donné à l'enfant, ainsi que le prouve cette mention consignée dans le Mémoire sur les nativités de mesdemoiselles de Nassau[153]: «La deuxième fille de madame la princesse fut baptisée, le 30 may 1577, en la ville de Dordrecht, en Hollande, et nommée Élisabeth par monsieur de Sidney, grand escuyer de la royne d'Angleterre, au nom de monsieur le comte de Leicester, et par messieurs les estats d'Hollande et Zélande, comme tesmoings dudit baptesme, lesquels dits estats luy ont accordé une rente héritière de deux mille florins par an, dont ceux d'Hollande ont prins à leur charge les quinze cens, et ceux de Zélande les restans cinq cens florins, comme il est porté plus amplement aux lettres sur ce dépeschées et enregistrées.»

La princesse, à l'issue du baptême, se fit un devoir de remercier la reine d'Angleterre de la lettre qu'elle avait bien voulu lui adresser. Elle l'assura que le nombre de ses fidèles servantes s'était accru, à la naissance de la seconde fille que Dieu, dans sa bonté, lui avait accordée; et affirma qu'elle s'efforcerait de rendre la petite Élisabeth capable d'apprécier, un jour, dans toute leur étendue, les éminentes qualités dont était douée la souveraine qui avait daigné lui donner son nom[154].

La réponse de la reine ne se fit pas attendre. Elle exprima à la princesse la vive satisfaction que lui avait causée sa missive, empreinte de tant d'affection. Elle ajouta qu'elle avait bon espoir que Dieu, après lui avoir donné deux filles, comblerait son bonheur, en lui accordant des fils[155].

De Dordrecht, Charlotte de Bourbon était revenue à Delft. Le prince, qui se trouvait aussi dans cette ville, vers le milieu de juin, se disposait à continuer, mais, cette fois, en compagnie de sa femme, une tournée qu'il avait entreprise, à l'effet de visiter maintes villes et localités de la partie septentrionale des Provinces-Unies. La princesse se montrait heureuse, à la pensée de ne pas être séparée de lui.

Avant de partir avec elle, il lui procura une véritable satisfaction, en lui annonçant qu'il espérait pouvoir prochainement lui présenter Marie et Maurice, que Brunynck irait prendre à Dillembourg, pour les conduire en Hollande, ainsi que le portaient ces lignes adressées au comte Jean[156]: «Je suis d'intention de redépescher vostre secrétaire avec mon secrétaire Brunynck, dans cinq ou six jours. L'envoy de ce messagier sert seulement pour advertir ma fille qu'elle se tienne preste pour venir faire ung tour pardeçà, lorsque Brunynck sera arrivé à Dillembourg. Je demande sa venue ici pour certaines affaires que j'ay à communiquer avec elle, et le desir que j'ay de la veoir une fois, ne sachant en quel estat mes affaires pourront tomber; espérant que vous ne trouverez sa venue icy mauvaise, mais que ce sera par vostre bon congé. En cas que mon fils Maurice soit retourné de Heydelberg, je seray aussi d'advis qu'il me soit amené avec sa sœur, etc., etc.»

La continuation de la tournée du prince fut pour la princesse une source de douces émotions. Elle se sentait heureuse et fière d'entendre partout, dans les campagnes comme dans les villes, les populations acclamer son mari, par ces paroles sortant des cœurs: «Notre père Guillaume est ici! Le voilà![157]» Et quand les hommes, les femmes, les enfants, qui s'étaient groupés autour de ce père, pour le saluer cordialement, saluaient, en même temps, avec une joie mêlée d'admiration, la présence, à ses côtés, de sa noble compagne, qui avait pour tous un geste bienveillant, un gracieux sourire, une aimable parole, l'excellente princesse, dans l'oubli d'elle-même, reportait sur le prince les hommages dont elle était personnellement l'objet.

Une seule ville, dans le cours de la tournée, fut abordée par Charlotte de Bourbon avec anxiété. Il lui suffisait de savoir que l'autorité du prince sur la province d'Utrecht, telle qu'on la lui avait conférée, n'était pas encore reconnue, pour qu'elle redoutât qu'à Utrecht même ne s'élevât, entre les partisans déclarés de Guillaume et des hommes opposés à leurs sentiments, un conflit dont les conséquences seraient funestes. Quant à Guillaume, sans appréhender ce conflit, dont l'imminence lui semblait d'ailleurs douteuse, il se reposait dans la conviction que, franchir l'enceinte de la vieille cité et se montrer confiant, c'était, pour lui, dignement répondre aux vives instances que lui avaient adressées les magistrats locaux, au nom des citoyens qu'ils représentaient. Ces instances étaient, à ses yeux, la garantie d'un accueil favorable.

Au moment où, au bruit des salves d'artillerie, le prince et la princesse traversaient, à leur entrée dans Utrecht, les flots d'une population non seulement étrangère à toute démonstration hostile, mais animée au contraire des meilleurs sentiments, un projectile, traversant la vitre de leur carrosse, atteignit Guillaume, à la poitrine. Saisie d'épouvante, la princesse jeta les bras autour du cou de son mari, en s'écriant: «Nous sommes trahis[158]!» Mais elle se calma dès que le prince, l'assurant qu'il n'était point blessé, lui fit voir que le projectile qu'elle avait supposé être une balle, n'était, en réalité, qu'un inoffensif fragment de la bourre de l'un des canons dont les coups retentissaient en l'honneur et d'elle et de lui. Il y eut plus: la princesse passa d'une impression de soulagement à celle d'une véritable dilatation de cœur, à mesure que, d'une extrémité à l'autre de la ville, elle entendit les chaleureuses acclamations de la foule.

Elle eut, en outre, quand vint le moment du départ, le bonheur de constater que le prince, par sa présence et par son langage, venait de confirmer les habitants d'Utrecht, ainsi que ceux de la province, dans la résolution de se placer sous son autorité, comme sous l'égide du plus ferme protecteur qu'ils pussent avoir.

Charlotte de Bourbon était loin de se douter qu'au moment où son voyage avec le prince touchait au terme prévu, le duc de Montpensier, retiré dans son domaine de Champigny, s'occupait d'elle, en homme sur la conscience duquel le remords commençait à peser. Sans se reprocher complètement, il est vrai, l'abandon dans lequel, depuis plusieurs années, il laissait la princesse sa fille, il se demandait du moins s'il ne devait pas revenir sur la résolution, secrètement prise, de l'exhéréder, et si «sans offenser Dieu, en sa conscience, il pouvoit, de son vivant, lui assigner dot et partage équipollent à ce que ses sœurs avoient reçu en mariage, à la charge toutefois par elle de renoncer aux successions maternelle et paternelle, au profit du prince dauphin et de ses enfans.» Considérant, non en père, mais en casuiste, la question comme embarrassante, il voulut en soumettre l'examen à l'appréciation d'autrui. En conséquence, il adressa, le 21 juillet, au président Barjot une note[159] empreinte de l'étroitesse d'esprit et de la sécheresse de cœur dont, déjà, il n'avait donné que trop de preuves; et il pria ce magistrat de délibérer, avec quelques personnes qu'il lui désignait, sur les questions indiquées dans cette note. Il voulait se régler sur ses conseils et les leurs.

Nous ignorons quel fut le sort de la démarche du duc. Toujours est-il que, depuis l'envoi de l'écrit dont il s'agit, un long temps s'écoula encore avant que Charlotte de Bourbon pût réussir à se concilier les bonnes grâces de son père.

Mais laissons, quant à présent, celui-ci pour revenir au prince et à la princesse.

Le 12 août, le fidèle Brunynck, arrivé à Cologne, les informa de l'accomplissement de la première partie de sa mission, relative à l'organisation du départ des enfants du prince pour la Hollande. Le lendemain, il expédia au comte Jean, qui se proposait de les accompagner, une dépêche dont la teneur nous renseigne sur les dispositions prises pour que le voyage projeté s'effectuât aussi sûrement que possible[160].

A quelques semaines de là, Marie de Nassau, Anne, Maurice et le comte Jean arrivèrent en Hollande; mais à peine Guillaume put-il jouir de leur présence, car un impérieux devoir l'appelait à quitter, de nouveau, son foyer.

Des instances réitérées lui avaient été adressées, depuis un certain temps, pour qu'il se rendît à Bruxelles, afin d'y remédier aux difficultés d'une situation que l'obliquité des actes et des paroles de don Juan, vis-à-vis des provinces et des états généraux, avait, de jour en jour, aggravée. Sollicité, en dernier lieu, avec un redoublement d'insistance, par ces états, qui l'adjuraient de venir, au plus tôt, les éclairer de ses conseils, il se décida à s'acheminer vers la grande cité dans laquelle ils siégeaient.

Quels que fussent, à raison des sourdes menées de ses pires ennemis, les dangers auxquels il pût s'y trouver exposé, sa femme voulut les affronter avec lui; mais il l'en dissuada. Soumise, comme toujours, à une volonté qu'elle savait n'être inspirée que par la plus affectueuse sollicitude, elle se résigna donc à une séparation qui la laissait livrée à de douloureuses anxiétés.

Guillaume se dirigea d'abord sur Anvers. Son entrée dans cette ville, récemment affranchie de la domination étrangère dont elle avait eu tant à souffrir, fut saluée avec enthousiasme par la population, qui le considérait, à juste titre, comme le plus ferme et le plus fidèle de ses appuis.

Charlotte de Bourbon adressa au prince, durant le court séjour qu'il fit à Anvers, une lettre dans laquelle elle joignait à l'annonce d'un avantage remporté par son beau-frère sur l'ennemi la recommandation des intérêts de communautés villageoises, desquelles elle venait de recevoir un témoignage de naïve prévenance; aussi tenait-elle beaucoup au succès de son intervention en leur faveur.

«Monseigneur, écrivait-elle[161], je croy que monsieur le comte de Hohenlohe vous aura dépesché homme exprès pour vous faire entendre l'accord fait avec les Allemands de Bosleduc[162], comme aussy il m'a faict ce bien de m'envoyer le capitaine Racaume, pour m'advertir de toutes les particularitez. Loué soit Dieu qui augmente sa bénédiction et l'advancement de sa gloire!

»Les communautez des villages de Buys-et-Echer situées sous les pays de Cressieux, m'ont prié de vous représenter leur requeste, afin d'entendre bien amplement leur désir, comme ils s'asseurent de vostre bonne volonté à soulager les affligés. Ils m'ont fait présent de deux pièces de toile, dont j'ay donné une à mademoiselle d'Aurange, vostre fille, afin qu'elle s'employe à intercéder avec moy pour eux; comme, à la vérité, je serois marrie de recevoir ou retenir présent d'eux, qu'ils n'en sentissent quelque soulagement. Or, leur désir seroit que M. de Cruynenghen retirast les chevaux de leurs villages tant chargez et foulez, qu'ils n'ont moyen de plus soustenir le faix; ou, s'il vous semble, monseigneur, qu'on ne les puisse encores retirer de là, qu'au moins il vous plaise tant les favorizer, qu'en escrivant audit sieur Cruynenghen, ils obtiennent quelque allégement de la charge qu'il leur est impossible de plus supporter. Je les ay assuré que vous ferez vostre mieux pour les gratifier en tout ce qu'il vous sera possible, comme aussy je vous supplie très humblement vouloir faire, en ce qu'ils puissent sentir quelque fruict de mon intercession conjointe avec celle de mademoiselle vostre fille; nous confians que ceste nostre requeste, au nom de ces pauvres affligez, ne sera sans effet. Sur quoy, je prieray Dieu, etc., etc.»

»De Sainte-Gertruydenberg, le 20 de septembre 1577.

»Monseigneur, je vous supplie encore très humblement de faire ce qu'il vous sera possible pour ces pauvres gens.

»J'ay donné au capitaine Racaume un petit diamant et luy ay dit que je vous ferois entendre comme il estoit venu m'apprendre ces bonnes nouvelles.

»Vostre très humble et très obéissante femme, tant que vivra.
»Charlotte de Bourbon.»

Après un court séjour à Anvers, où une députation des états généraux était venue le trouver, le prince arriva à Bruxelles. Il y fut chaleureusement accueilli par les représentants de toutes les provinces, et surtout par le peuple, heureux d'entourer l'homme d'élite qu'il appelait son père.

Au même moment, loin de la grande cité qui acclamait Guillaume, des milliers de cœurs dévoués demeuraient inquiets de son sort et suppliaient Dieu de le protéger contre une tourbe d'ennemis qui, maudissant les acclamations dont il était l'objet, tramaient, dans l'ombre, sa perte. De là, ce solennel concours de prières qui, tant que le prince fut absent d'Anvers, s'élevèrent au ciel quotidiennement, pour la conservation de ses jours, de l'enceinte de toutes les églises de Hollande et de Zélande, sur la recommandation de la princesse et des états de chacune de ces deux fidèles provinces[163].

Le lendemain de l'arrivée du prince à Bruxelles, Charlotte de Bourbon lui adressa ces lignes émues[164]:

«Monseigneur, je voudrois vous savoir bien de retour en Anvers, et ne suis guère à mon repos jusques à ce que j'entende l'occasion de vostre soudain partement, et s'il est vray que Don Johan soit secouru de monsieur de Guise. Au reste, monseigneur, je vous supplie de prendre meilleure garde à vostre santé, que vous n'avez faict, ces jours passés, car delà dépend la mienne, et après Dieu, tout mon heur, lequel je supplie vous conserver, monseigneur, au milieu de tant de travaux, en santé, heureuse et longue vie... Nos filles, grandes et petites, se portent bien, et moy aussy moïennement.»

Tant que dura le séjour du prince à Bruxelles, sa femme lui écrivit, à peu près, chaque jour; l'entretenant de divers sujets, qu'on ne peut mieux faire connaître qu'en la laissant en tracer elle-même le tableau dans ceux des fragments de son active correspondance que voici:

«Dordrecht, 2 octobre 1577[165].

»Monseigneur, j'arrivai ier en ceste ville, sur ungne heure après midy, et vins avec le bateau jusques auprès du logis, où j'ay trouvé nos petites filles en bonne santé. Les grandes, espérant vostre retour bien de bref, n'ont point voulu loger en vostre quartier. Elles ont ung bon logis, mais il est un peu trop loing, à mon gré... Demain votre sirurgien commencera à pencer M. le comte Maurice. Nous nous portons tous bien, grâce à Dieu, et désirons fort que puissiés bientost revenir. Ceulx à qui j'ay parlé de ceste ville m'ont dit que les estats de ce païs vous avoient déjà prié de retourner, et s'y attendent, et leur semble que vous pouvés aussy bien donner conseil d'icy que plus près, et plus seurement, sy la paix est conclue avec Don Joan. Je ne sçay, monseigneur, si vous aurés affaire d'y séjourner plus longuement; et puis monsieur vostre frère est absent de vous, quy ne peut sans quy luy ennuye beaucoup. Nous désirerions bien fort qu'y fust pardeçà. Sy vous plaisoit de luy escrire pour le prier de vous laisser le précepteur qui est auprès de monsieur votre fils, je serois bien de cet avis; car ledit précepteur est en peine d'estre incertain de sa demeure, et sera tout fâché de quoy l'on l'aura retenu, sy ce n'est pour tousjours. Aussy fauldroit-il bien sçavoir l'entretenement qu'il vous plaira luy bailler. Je vous romps la teste, monseigneur, de beaucoup de petites choses, mais il est besoin de sçavoir vostre volonté. Je vouldrois bien sçavoir si vous aurés remercié la roine d'Engleterre de tant de bons offices qu'elle fait faire par son embassadeur qui est à Bruxelles, ce que je prens la hardiesse de vous ramentevoir.»

«Dordrecht, 4 octobre 1577[166].

»J'ay aujourd'huy receu les bonnes nouvelles de la rendicion de Bréda, et comme les Allemans doibvent sortir aujourd'hui; dont j'ay esté fort aise et en loue Dieu[167]. Les pauvres sujets nous y desirent bien et disent qu'ils ont déjà faict provision de tourbe pour tout nostre yver. Quant j'auré sceu vostre voullonté, alors je seray bientost preste, pourvu que j'espère d'avoir cest honneur de vous y voir. Le capitaine Bastien m'a escript pour vous supplier très humblement de vouloir escripre aux estats de pardeçà, affin qu'il puisse estre païé de son entretenement, depuis que les compagnies françoises sont cassées, ainsy qu'il vous a pleu de luy promettre. Je me souviens fort bien que, deux jours devant que vous particié, vous commandâtes les lettres; mais elles ont esté oubliées. Il me prie de vous faire une très humble requeste pour luy, pour luy donner la capitainerie de Bréda; mais je pense, monseigneur, que vous y aurés desjà pourveu. Il dit qu'il pourroit vous y faire service pour le regard des fortifications. Je sçay que vous cognoissés que c'est ung homme de bien et qui vous est fidèle serviteur; quy me faict vous supplier, monseigneur, que si ne le pouvés gratifier en cest endroict, que veuillés penser de l'avancer en quelque aultre chose... Au reste, ils desirent fort icy monsieur vostre frère, et luy ont préparé le logis qu'avoit monsieur le comte de Schwartzembourg; mais il me semble bien loing. Tous nos enfans, grands et petits se portent bien. Je prie Dieu qu'il en soit ainsy de vous, et qu'il vous donne, monseigneur, en très bonne santé, très heureuse et longue vie.»

«Dordrecht, 5 octobre 1577[168].

»Monseigneur, je desirerois bien estre asseurée que vous n'allés plus sy souvent manger hors de vostre logis, du soir, car l'on m'a dict que les bourgeois ont esté tout fâchés[169]. Je vous supplie, monseigneur, de prendre ung peu plus garde à ce quy est pour vostre conservation[170]. Aussy je desirerois fort sçavoir sy les estats ne vous auront point permis quelque exercice de la religion, soit secrètement ou aultrement; car je ne voy point, monseigneur, comme vous pourrez demeurer plus longuement sans cela. Je sçay bien que vous y pensés, mais le desir que j'ay que Dieu face tousjours de plus en plus prospérer vostre labeur me faict prendre la hardiesse de vous dire ce mot. Je voudrais que monseigneur put venir, ung jour, à Breda, car je ne sçay sy sera bon de parler de ces choses cependant que vous estes là.»

«Dordrecht, 7 octobre 1577[171].

»Monseigneur, j'ay receu, ce matin, à mon réveil, vos lettres, en date du troisième de ce mois, et vous asseure que j'ay esté bien joïeuse d'estre rendue certaine de vostre bonne santé, dont je loue et remercie Dieu, et luy supplie de vous y voulloir bien maintenir.

»Aujourd'hui est arrivé, sur ungne heure après midy, en ceste ville monsieur le comte vostre frère, quy a esté avec le grand contentement du bourgmestre et de tout le peuple. Nous avons esté, nos filles et moy, plus ayses encores que tout le reste, et avons dîné ensemble, et bien bû à vostre santé, desirant fort, monseigneur, que eussiés esté en présence, pour nous faire raison.

»Je feray tout le mieulx que je pourray, touchant ce que vous me mandez; mais ceulx de ceste ville se sont desjà avisés de faire leur présent[172], à part, d'ungne coupe dont le vase est de licorne, le reste d'argent, quy vaut quelques cent livres de gros. Sy toutes les aultres (villes) font le semblable, seroit quelque tesmoignage de leur bonne voullonté; mais j'eusse mieulx aymé que tous les estats eûssent faict ung présent de chose qui parust et de quoy l'on se peust servir ensemble. Toutesfois, monseigneur, je n'ay osé empescher, espérant que l'on pourra bien encore remédier à ce que le général supplée en ce que le particulier auroit défailly; ce que je feray le plus discrètement que je pourray.

»Quant aux mille florins, j'ay mandé Jan Back, pour sçavoir s'il les pourra fournir; et où il n'auroit moïen pour le tout, j'en trouveroy ungne partie; tellement que j'espère, avec l'aide de Dieu, que je ne fauldray de satisfaire à vostre commandement; comme nous ferons, nos filles et moy, de prendre la meilleure pacience que nous pourrons, combien qu'elle nous sera bien difficile, quand monseigneur vostre frère partira d'icy; car, cependant qu'il y est, il ne nous semble point que vous soiés du tout (entièrement) absent.

»Je me réconforte, monseigneur, sur ce que vous espérés que les affaires prendront ung meilleur chemyn; et je suis bien estonnée de ce quy ne sont point encores résolus, car il est plus que temps. J'estime que ceste petite deffaicte les avancera. Dieu veuille quy vous puissent bien croire; aultrement j'aurois double regret de quoy vous estes là.

»Quant à la plate, je n'en ay fait nulle mention, ny ne feray encores, et attendray M. Dorpt.

»Au reste, monseigneur, j'ay faict vos recommandations à nos filles, qui vous présentent les leurs très humblement à vostre bonne grâce. Nous nous aimons bien, l'une l'autre, et sommes bien privément ensemble, et elles ont bien grant soin de leurs petites. Tous se portent bien, et monsieur le comte Maurice, que l'on panse tous les soirs et tous les matins.»

Un billet, sans date, mais qui semble se rattacher au contenu de la lettre ci-dessus, du 7 octobre, porte:

«Je viens de penser aux gentilshommes qui sont près de monsieur vostre frère, qu'y me semble leur fauldroit donner quelque chose. S'il vous plaist que je face faire en or vostre pourtrait et le mien, tout en ugne médaille, ou à part, avec les devises, vous me le manderés; et, s'il fauldroit quelque petite chaîne pour les pendre, de quelle valeur vous les vouldriés avoir.»

«Dordrecht, 8 octobre 1577[173].

»Monseigneur, j'ay receu le présent qu'il vous a pleu m'envoyer, de la part de la roine (d'Angleterre), que j'ay trouvé fort bien et joliment faict. Quant à la signification de la lésarde, d'aultant que l'on escript que sa propriété est, quand ugne personne dort et qu'un serpent la veut mordre, la lésarde la réveille, je pense que c'est à vous, monseigneur, à quy cella est attribué, quy esveillés les Estats, craignant quy ne soyent mordus. Dieu veuille, par sa grâce, que les puissiés bien garder du serpent!

»Nous avons vû, ce matin, monsieur et madame de Mérode, et sa fille, la marquise de Bergue, quy est belle et fort grande pour son âge, quy est de dix-sept ans. Je l'ay bien regardée, pour vous en dire, quand je vous voiré, ce qui m'en semble.—Ce 8 octobre, sur les onze heures devant diné.»

«Dordrecht, 10 octobre 1577[174].

»Monseigneur, j'ay esté bien contente de savoir par monsieur le conte de Hohenlohe comme vous estes en bonne santé, dont je loue Dieu, et desire qu'il luy plaise vous y maintenir, en sorte que je puisse avoir bientost cest heur de vous voir à Bréda, dont mondit sieur le conte m'a donné bonne espérance, et m'a dict, de vostre part, qu'il vous plaist que j'aille incontinent à Bréda; à quoy je ne feray faulte; et mesme monsieur vostre frère est en voullonté que nous allions ensemble, dont je suis fort aise, estimant que cela vous fera encores venir plus tost. Je ne pense pas que puissions plus promptement que lundi ou mardi prochain, à cause que, dimanche, messieurs de ceste ville ont prié au banquet monsieur vostre frère. Nous donnerons aussy ce loisir pour apprester les logis, et feray tout le mieux que je pourray, m'attendant à monsieur le conte de Hohenlohe pour la sécurité des chemins.

»Monseigneur, depuis vous avoir escript ceste après-disnée, j'ay pensé que j'avois oublié à savoir vostre voullonté comme je me dois conduire, pour l'exercice de la religion, à Bréda; sy fault se face qu'y secrétement, ou si j'en pourray user comme en ce lieu (Dordrecht). Et encores que j'espère bien, qu'à vostre venue, la chose pourra estre bien reiglée et quy n'y aura point de difficulté, sy ay-je voulu vous en escripre ce mot pour tant mieulx estre esclarcie de vostre intension, laquelle je sçay estre bonne; et en priant Dieu de la vouloir bénir, je le supplie vous donner en bien bonne santé, heureuse et longue vie.—Tous nos enfans font bonne chère et se portent bien, et se recommandent très humblement à vostre bonne grâce.»

«Bréda, 11 octobre 1577[175].

»Monseigneur, depuis la dépesche que je vous fis ier, je suis demeurée en paine, craignant que vous pensiés que je ne considère point assés les difficultés en quoy vous retrouvés à présent, et le travail et labeur que vous prenés à y remédier; mais je vous puis asseurer, monseigneur, que je n'ay aultre chose plus en l'esprit que cella, et que l'observacion de la pacification me rompt bien la teste; toutesfois j'espère, qu'à vostre venue, vous y pourés pourvoir, laquelle j'ay tant desirée en ce lieu, que, devant que d'y venir, je n'ay point eu d'aultre pensée. Mr. Taffin s'est retiré à Dordrecht, jusqu'à ce que je luy fasse entendre vostre voullonté. Quant à tout le reste, nous nous portons, grâce à Dieu, tous fort bien; et ay trouvé vostre maison en meilleur estat que je ne l'eûsse espéré. L'on travaille tant que l'on peut pour faire un toît et racoutrer le logis du boulever qui récompense, au plaisir de l'assiette, l'inégalité qu'il y a de la beauté de l'autre.»

«Bréda, 21 octobre 1577[176].

»Monseigneur, suyvant ce qu'il vous a pleu m'escripre, nous nous conduirons pardeçà où vostre venue est bien desirée, dont D..... m'a encores mis en quelque doute. Il m'a parlé selon le commandement que vous luy aviez faict, de la dépesche vers monsieur mon père; j'espère qu'y pourra servir à faire entendre à Mr. de Mansart mon intension. Au reste, monseigneur, je vous supplie très humblement, s'il est possible, ne retarder plus votre partement, car les affaires de deçà requièrent aussy vostre présence; et vient fort mal à propos que monsieur le conte de Hohenlohe se trouve assés mal d'une fiebvre tierce. Quant à monsieur vostre frère, je l'ay encores fort prié, de vostre part, qu'il luy plaise vous attendre en ce lieu. Il me semble qu'il le fera, car il m'asseure ne s'ennuyer point.»

La date de cette dernière lettre coïncidait presque avec celle du départ du prince, de Bruxelles pour Anvers.

De retour dans cette dernière ville, Guillaume écrivit, le 23 octobre, au comte Jean[177]:

«Monsieur mon frère, je vous envoyé Mr. de Malleroy pour vous advertir de ma venue à Anvers, ensemble pour vous donner compte de tout ce qui est passé à Bruxelles et vous prier quant et quant de vous vouloir trouver issi avecques ma femme et mes filles, car ne sçay si je seray retenu issi plus longtemps que j'ay proposé. Or, puisque vous entendrés le tout plus particulièrement dudit porteur, ne vous feray ceste plus longue; me recommandant très affectueusement à vostre bonne grâce, etc., etc.»

L'ardent désir de la princesse allait être satisfait. Précipitant son départ pour Anvers, elle eut bientôt la joie d'y revoir son mari. Ses enfants et le comte Jean l'avaient accompagnée. Délivrée des inquiétudes imposées par la séparation, la famille se sentait heureuse d'avoir recouvré son chef vénéré, et de pouvoir désormais, au foyer domestique, l'entourer de cette affection, de cette sympathie, de ces délicates prévenances, qui toujours rassérénaient son âme, au cours d'une vie d'austères labeurs, d'incessantes agitations, et, souvent même, de périls à affronter.

Quelle impression Guillaume rapportait-il de son séjour à Bruxelles? Telle fut la question que Charlotte de Bourbon se posa à elle-même, et sur la solution de laquelle ses entretiens avec le prince ne tardèrent pas à la fixer. Si le secret de ces entretiens nous échappe, car l'histoire demeure nécessairement étrangère à leur intimité, nous connaissons du moins les circonstances qui motivèrent, en 1577, la présence du prince à Bruxelles, et les mesures dont alors il proposa l'adoption. Arrêtons-nous ici, un instant, non à l'exposé des unes et des autres, mais uniquement à leur indication sommaire.

Investi par Philippe II des fonctions de gouverneur général des Pays-Bas, don Juan y était arrivé, porteur d'instructions secrètes, qui se résumaient en ces deux points: 1o soumission de la population néerlandaise à l'autorité absolue du roi; 2o exercice exclusif de la religion catholique, et, comme corollaire, châtiment de l'hérésie.

Dès ses premiers rapports avec une députation des états généraux, don Juan se heurta, non sans dépit, à l'impossibilité de concilier l'absolutisme de l'autorité royale avec le maintien, soit des prérogatives de ces états, soit des libertés et privilèges des provinces ou des villes.

Force lui fut, en outre, de reconnaître que l'exercice exclusif du culte catholique était en opposition directe avec le régime inauguré, en matière religieuse, par la pacification de Gand.

Il vit enfin, avec mécontement, se dresser devant lui la nécessité de se prononcer, sans délai, sur le renvoi des troupes étrangères, énergiquement réclamé de toutes parts.

S'abandonnant, sous le poids de ces constatations, à des regrets, à des tergiversations, parfois même à une incohérence d'idées et de paroles, qui ne compromettaient pas moins les intérêts publics que sa situation personnelle, il ne savait à quel parti s'arrêter, quand lui fut officieusement donné le conseil de recourir à la voie des négociations.

Celles qui s'ouvrirent entre lui et les députés des états généraux aboutirent, le 12 février 1577, après maintes discussions, à un traité, décoré du nom d'Édit perpétuel, que le roi d'Espagne déclara, quelques semaines plus tard, approuver. Ce traité ratifiait la pacification de Gand, promettait le renvoi des troupes étrangères, la conservation des chartes et privilèges des Pays-Bas, et la mise en liberté des prisonniers, à l'exception du comte de Buren, qui ne serait libéré que lorsque son père, le prince d'Orange, aurait adhéré aux résolutions prises par les états généraux.

Blessé, comme il devait l'être, de ce qu'on l'avait tenu à l'écart des préliminaires et de la conclusion du traité dont il s'agit, Guillaume répondit à la demande que lui adressaient les états généraux d'en approuver la teneur, en élevant contre cet acte les critiques suivantes: la constitution du pays était violée, en ce que lesdits états se trouvaient dépouillés du droit de s'assembler quand ils le jugeraient opportun; les lois régissant les Provinces étaient violées aussi par le fait révoltant de l'incarcération prolongée du comte de Buren, auquel on ne pouvait imputer aucun crime; la ratification de la pacification de Gand était dérisoire, attendu que des subterfuges, immanquablement mis en jeu par la politique espagnole, en paralyseraient les effets; les états généraux s'étaient laissés entraîner à une concession désastreuse, en s'engageant à payer la solde de troupes étrangères, flétries et expulsées, à raison des effroyables excès qu'elles avaient commis.

Quelque fondées que fussent ses critiques, le prince déclara cependant qu'il ne refuserait pas son adhésion à l'édit perpétuel, pourvu que les états généraux promissent formellement, en prévision du cas où les troupes espagnoles ne partiraient point, de s'abstenir de toute communication ultérieure avec don Juan, et de contraindre ces troupes, même par la force des armes, à sortir des Pays-Bas.

Elles en sortirent, il est vrai, en avril; mais dix ou douze mille soldats allemands restèrent encore au service du roi d'Espagne dans les Provinces. Les méfaits commis par plusieurs d'entre eux soulevèrent des conflits et motivèrent, plus d'une fois, une énergique répression.

La versatilité du caractère de don Juan, ses réponses ambigües, ses réticences en plus d'une occasion, la divulgation partielle du secret des trames ourdies entre lui et les agents de Philippe II, au détriment des Pays-Bas, l'inconsistance de la plupart des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions de gouverneur, excitèrent, au sein des Provinces, un mécontentement général. Sa position étant devenue de plus en plus difficile, il crut ne pouvoir mieux en sortir qu'en prenant une attitude ouvertement hostile. Sa brusque mainmise sur la citadelle de Namur, qu'il occupa pour s'y retrancher, et son infructueuse tentative pour s'emparer du château d'Anvers, équivalurent à une déclaration de guerre.

La conséquence du défi qu'il porta ainsi aux états généraux fut la résolution prise par ceux-ci de soutenir contre lui la lutte, si, à la suite de pourparlers qu'il venait d'entamer avec eux, il ne désavouait pas hautement ses actes agressifs et ne se soumettait pas à certaines conditions qu'ils formulaient.

Tel était l'état des choses lorsque, répondant à leur appel dicté par l'anxiété, Guillaume arriva à Bruxelles.

Le conseil qu'aussitôt il donna aux états généraux fut celui d'élargir le cercle des conditions imposées par eux au gouverneur général, en stipulant le maintien formel de la pacification de Gand et de l'édit perpétuel, l'obligation pour don Juan d'évacuer la citadelle de Namur, d'abandonner les autres citadelles et les places fortes, de renvoyer les troupes allemandes au delà des frontières, de licencier, à l'intérieur, tous les soldats servant encore sous ses ordres, de s'abstenir de toutes levées en pays étranger, de réintégrer dans leurs grades tous les officiers destitués, de restituer les biens frappés de confiscation, de libérer les prisonniers, de s'engager à faire cesser, à l'expiration d'un délai de deux mois, la captivité du comte de Buren, enfin de se retirer dans le Luxembourg, et, en y attendant la nomination d'un successeur dans le gouvernement des Pays-Bas, d'obtempérer aux décisions qui émaneraient du conseil d'Etat institué par les états généraux.

Don Juan repoussa ces conditions comme constituant une déclaration de guerre; et, laissant une forte garnison dans la citadelle de Namur, il se retira à Luxembourg, espérant y concentrer les forces nécessaires pour lutter avec avantage lorsque éclateraient les hostilités.

La retraite forcée de don Juan et les conséquences qu'elle devait entraîner n'étonnèrent nullement Guillaume: il s'y était attendu, au moment où il avait donné aux états généraux le conseil, bientôt suivi par eux, que lui inspirait son inébranlable dévouement à la cause de la liberté civile et de la liberté religieuse.

Selon lui, l'établissement de l'une et de l'autre ne pouvait reposer sur le terrain mouvant des compromis ou d'une paix douteuse. Seule, une guerre soutenue pour anéantir le régime de compression et d'intolérance trop longtemps pratiqué dans les Pays-Bas par les Espagnols pouvait conduire à un affranchissement final, et par cela même, à l'inauguration d'un régime de sage liberté.

Or, dans ses généreux efforts pour atteindre ce but, sur qui comptait le prince en dehors du concours que lui prêtaient, dans l'élan de la reconnaissance, les fidèles provinces de Hollande et de Zélande? Ce n'était ni sur les nobles ni sur le clergé officiel des quinze autres provinces; c'était uniquement sur le peuple et sur la bourgeoisie. Ce double levier lui suffisait, car il était d'une puissance telle, que Guillaume, par le judicieux usage qu'il en faisait, imprimait aux états généraux, à l'époque dont il s'agit en ce moment, la direction que lui paraissaient commander les circonstances.

Vainement les nobles et les hauts dignitaires du clergé, jaloux de l'influence prépondérante du prince dans le maniement des affaires publiques, se concertèrent-ils pour tenter de la détruire: leurs tentatives échouèrent contre sa fermeté et son habileté consommée, de même que contre la résistance du peuple et de la bourgeoisie. On le vit bien, surtout, lorsque l'intrigue qu'ils avaient nouée en secret, durant son séjour à Bruxelles, pour attirer dans les Pays-Bas, à titre de nouveau gouverneur, l'archiduc Matthias, fut paralysée, dans ses effets, par l'élévation instantanée de Guillaume aux suprêmes fonctions de Ruart du Brabant, et par le rôle qu'il sut remplir, aux côtés du jeune archiduc, ainsi que bientôt on en pourra juger.

En résumé, la présence et la dignité d'attitude du prince, à Bruxelles, avaient porté leurs fruits, en dégageant les intérêts généraux du pays des principales entraves qui les compromettaient, et en consolidant, au point de vue des nouveaux services à rendre, la situation personnelle de l'homme éminent sous l'égide duquel s'abritaient ces mêmes intérêts.

CHAPITRE VI

Lettres de Charlotte de Bourbon à son frère.—Lettre de Guillaume au même.—Attitude de Guillaume vis-à-vis de l'archiduc Matthias.—Nouvel acte d'union signé à Bruxelles le 10 décembre 1577.—Alliance conclue avec l'Angleterre.—Reprise des hostilités par don Juan.—Défaite de Gembloux.—Guillaume domine la crise qui agite les Provinces.—Il rallie à sa cause Amsterdam.—Il appelle Lanoue dans les Pays-Bas.—Lettre de Charlotte de Bourbon à Lanoue.—Conseils donnés par Lanoue au duc d'Anjou.—Lettres de la princesse a Desprumeaux.—Lanoue nommé maréchal de camp dans les Pays-Bas. Sa loyauté, son énergie.—Relations du prince et de la princesse avec M. et Mme de Mornay arrivés dans les Pays-Bas.—Naissance de Catherine-Belgia de Nassau.—Résolutions des états généraux à l'occasion de son baptême.—Détails sur ce baptême.—Difficultés provenant du duc d'Anjou et du duc Jean-Casimir.—Troubles de Gand.—Lettre de Guillaume à sa femme, au sujet de ces troubles, qu'il réussit à réprimer.—La princesse rejoint Guillaume à Gand et revient avec lui à Anvers.—Traité d'Arras.—Union d'Utrecht.—Mort de don Juan.—Alexandre Farnèse lui succède.

A peine la princesse avait-elle rejoint son mari à Anvers, que, d'accord avec lui, elle envoya en France un gentilhomme qu'elle chargeait de s'acquitter, auprès du duc de Montpensier, d'une mission dont on ignore l'objet. Mais, soit que cette mission tendît à convaincre le duc de la nécessité de rendre enfin justice à sa fille et de lui accorder au moins quelque bienveillance; soit, comme une lettre de Guillaume au prince dauphin[178] pourrait le faire croire, qu'il fût uniquement question, pour Charlotte de Bourbon, d'obtenir, au sujet d'une affaire personnelle, l'appui de son père, toujours est-il que la démarche tentée par elle se caractérisait, dans l'une et l'autre hypothèse, comme preuve manifeste de sa confiance en ce cœur paternel qu'elle supposait, même en souffrant de ses injustes rigueurs, ne lui être pas encore totalement fermé.

Convaincue, qu'une fois de plus, l'affection fraternelle lui viendrait en aide, dans cette circonstance, elle écrivit au prince dauphin[179]:

«... Par le moïen de ce gentilhomme, présent porteur, que monsieur le prince, vostre frère, et moy envoïons vers monsieur nostre père, je vous supplie très humblement de croire que je ne sçaurois recevoir plus de faveur et contentement, que de sçavoir souvent des nouvelles de vostre santé, aïant été extrêmement peinée de savoir celle de madame ma sœur en si mauvais estat, et vous asseure que, s'il y avoit chose, en ce monde, en mon pouvoir, qui peust avancer sa guérison, je l'en voudrois servir. Vous me ferez donc cest honneur de m'escrire comme elle se trouve à présent.—Quant à nos nouvelles, ce gentilhomme vous les pourra faire entendre, lequel, en ce qu'il a à requérir de mondit seigneur et père, en nostre part je vous supplieray très humblement le vouloir favoriser et nous obliger tant, que vostre prière et moyen nous y sera, comme je sçay qu'il y peult beaucoup, espérant tant de l'amitié qu'il vous a tousjours pleu me porter, que prendrez mon faict en main; dont je demeurerai obligée à vous rendre, toute ma vie, très humble service, etc.»

Lorsque, à quelques semaines de là, le prince dauphin perdit sa femme, il reçut de Charlotte de Bourbon ces lignes empreintes d'une affectueuse sympathie[180]:

«L'ennuy que j'ay receu, ayant entendu par M. de Mansart la perte que vous avez faite de madame ma sœur, est tel quy ne me permect quasi point de vous pouvoir escrire si promptement, et toutesfois sçachant bien l'affliction que vous avez receue par ungne telle séparacion, je me suis contrainte à vous faire ceste lettre pour vous supplier très humblement que la part que j'ay à vostre douleur et fascherie la puisse diminuer, et que vous regardiés, le plus qu'il vous sera possible, à vous conformer à la voullonté de Dieu, de laquelle il nous faut tous dépendre. Je sçay quy vous a départy beaucoup de grâce, mais c'est à ceste heure qu'il est besoing de faire paroistre vostre vertu, de laquelle encore que je ne doubte point, si est-ce que je désire plus que jamais d'estre prés de vous pour m'essaïer à vous divertir et soulager en vostre ennuy, à quoy, monsieur, vous me ferés cest honneur de croîre que je m'y voudrois emploier de toute ma puissance, comme aussi feroit monsieur le prince, vostre frère, qui est extrêmement desplaisant de vous sçavoir en cest estat. Luy et moy avons grande crainte que vostre santé en soit diminuée, ce quy faict que je desire que me faciés cest honneur de commander à l'un de vos secrétaires de me faire entendre de vos nouvelles, qui ne me pourront, de longtemps, apporter le contentement pareil à la tristesse et regrets que j'ay à présent; et, pour n'accroistre point la vostre, je n'useray de plus long discours, sinon pour prier Dieu de vous donner quelque soulagement en vostre ennuy, avec très heureuse et longue vie. Vous me permettrez de présenter, en ceste lettre, mes bien humbles recommandations à madame la marquise, accompagnées d'un témoignage de la douleur que j'ay de nostre commune perte; ne luy en osant sitost rafraîchir la mémoire, cela me gardera de luy en dire davantage, pour ceste fois, désirant néantmoins que me faciés cest honneur, que ceste lettre serve pour vous deux, à qui je prie Dieu donner la constance et résolution qui vous est bien nécessaire.»

Une missive, plus explicite que ne l'étaient ces lignes, ne tarda pas à les suivre. Elle portait[181]:

«Sy la crainte que j'ay que vous n'aiés point receu la lettre que je vous avois escripte par le sieur X..., bientost après avoir entendu la perte que vous avés faicte de feu madame ma sœur, est véritable, je suis doublement ennuiée, d'aultant que vous pouvés penser qu'il y aye de ma faulte; et, d'aultre part, je me voy privée du soulagement que je m'asseurois vous donner, en rendant le debvoir en quoy je suis obligée. Cela faict que, depuis deux jours que M. de Mansart est arrivé, je me suis résolue vous faire ceste dépesche, tant pour avoir cest heur de sçavoir de vos nouvelles, comme pour ce que celluy qui s'estoit chargé de mes lettres est revenu avec luy, n'aïant osé passer oultre, à cause du danger des chemins; et encores combien quy m'ayt asseuré de vous avoir faict tenir bien seurement mes lettres, sy ne me puis-je contenter de cella, pour le doubte en quoi j'en suis. Je vous suplie donc très humblement de vouloir avoir agréable ce que j'en fais maintenant et excuser les incommodités survenues, au reste me faisant cest honneur d'avoir égard à l'amitié que je vous porte et à l'obéissance très humble que je desire, toute ma vie, vous rendre, qui me faict estre en continuel soucy de vostre santé, craignant bien fort, qu'à la longue elle soit rendue moindre par l'extrême ennuy que vous recevez; ce qui m'affligeroit plus que toute aultre chose ne me sauroit contenter. Faites-moy, s'il vous plaist, cette faveur de le croire, et que mon plus grand desir est d'avoir encores cest honneur de vous voir et faire service qui vous soit agréable, et aussy d'estre si heureuse de recevoir vostre conseil, faveur et support en toutes mes affaires, pour y vouloir dépendre entièrement de vous, que je supplie très humblement qu'il luy plaise me le départir, sur ce que vous dira de ma part M. de Malleroy, en quoy vous me pouvez beaucoup plus obliger que je ne le saurois jamais deservir, mais non point plus que je l'espère, et que je me fie entièrement à vous, qui me ferés cet honneur me départir des nouvelles de monsieur mon nepveu, de quoy je me trouve, à ceste heure, avec plus grand soin que jamais, vue la grande perte qu'il a faicte, combien que je n'ignore point avec quelle affection vous le conservez, comme chacun qui l'a veu, oultre ce qu'il vous est, l'en trouve bien digne, pour estre un prince des plus accomplis pour son âge. Je supplie Dieu, monsieur, de le vous bien garder, et que je le puisse, ung jour, voir. Mondit sieur de Malleroy vous dira des nouvelles de mes petites filles, que je vous supplie très humblement avoir toujours pour recommandées, et moy, en vos bonnes grâces, etc., etc.

»(P.S.) Depuis huit jours, je me suis trouvée assés mal; quy m'a fait retarder cette dépesche, pour vous pouvoir mander meilleure nouvelle de ma santé, laquelle est si souvent afoiblie par maladie, que cella me faict de tant plus desirer que Dieu me fist la grâce, pendant que j'ai à vivre, d'avoir cest honneur de vous voir encore.»

Quelles sérieuses et émouvantes pensées s'éveillent, à la lecture de ce simple post-scriptum!

La princesse y parle de l'affaiblissement de sa santé, sans proférer la moindre plainte, car elle accepte, en chrétienne, toute dispensation émanant de la volonté divine. Il semble qu'elle ait le pressentiment de la brièveté de son existence. N'y a-t-il pas, en effet, pour son cœur à la fois si tendre et si pieux, plus de mélancolique résignation que d'espoir, dans ces paroles: «pendant que j'ai à vivre?» Hélas! Charlotte de Bourbon n'avait plus, alors, que quelques années à passer sur cette terre! Mais quel admirable emploi ne fit-elle pas de ces trop courtes années, en consacrant au bonheur de tous ceux qu'elle aimait les trésors de son affection, de son dévouement et de son inépuisable bonté!

C'est de l'impérissable souvenir de tels trésors que se compose, dans l'ensemble des données biographiques, la meilleure partie du patrimoine de l'histoire. Honneur à elle quand elle les ravive et quand ses annales en reflètent la splendeur!

Partageant, dans le cercle des relations de famille, les sentiments de sa noble compagne, Guillaume de Nassau s'était lié d'amitié avec le frère de celle-ci. Aussi, fut-ce le langage d'un frère affectionné qu'il lui fit entendre, en l'entretenant, à son tour, du deuil à l'occasion duquel Charlotte de Bourbon lui avait exprimé sa profonde sympathie.

«Monsieur, disait-il au prince dauphin[182], si les lettres que j'ay esté si heureux de recevoir de vous par M. de Mansard n'eûssent esté accompagnées du rafraîchissement de la perte que vous avez faite de feu madame vostre femme, j'eûsse eu occasion de recevoir beaucoup de contentement de tant d'honneur qu'il vous plaist me faire, lequel, je vous asseure, monsieur, que j'estime double, voïant qu'estant en si grand ennui, vous me faites cette faveur d'avoir encore si bonne souvenance de moi, qui vous plains extrêmement d'une telle séparation. Mais je désire, monsieur, qu'il plaise à Dieu vouloir fortifier vostre patience, et j'espère aussi que la prudence et sagesse qu'il vous a départie vous feront de tant plus conformer à sa volonté. Au reste, monsieur, je voudrais qu'il y eust en ma puissance chose par laquelle je vous peusse tesmoigner combien me touche ce qui vous arrive, soit bien, soit mal; et lors vous cognoistriés, monsieur, que, quand j'aurois cest honneur de vous estre propre frère, je ne sçaurois de plus grande affection désirer vostre soulagement et d'avoir moïen de vous faire bien humble service. Quant à l'estat de ce païs, M. de Maleroy, lequel nous envoyons exprès pour vous visiter de nostre part, vous pourra particulièrement raconter ce qui est advenu pardeça, depuis l'arrivée de M. l'archiduc Matthias, et la cause de sa venue, les difficultés qui se présentent, d'heure à autre, et le travail que j'ay pour amener le tout à une bonne fin, qui est tel, que le peu de loisir que j'ay m'a souventes fois empesché de faire mon devoir envers vous, comme je suis obligé. Mais, monsieur, vous me ferez cest honneur de croire qu'il n'y a point de faute de bonne volonté; ce que cognoistrés tousjours quand j'auray cest heur de recevoir de vos commandemens, à quoy je me sens plus obligé que jamais, veu l'honneur que faites à ma femme de prendre ses affaires en main, pour les recommander à monseigneur vostre père, ce qu'elle vous supplie bien humblement vouloir continuer, et moy en vostre bonne grâce, à laquelle je présente mes très humbles recommandations, et prie Dieu vous donner, monsieur, en parfaite santé très heureuse et longue vie.

»D'Anvers, ce 20 décembre 1577.
»Votre très humble frère, à vous faire service.
»Guillaume de Nassau.»

Les faits que M. de Maleroy, ainsi qu'on le voit par la lettre ci-dessus, devait porter à la connaissance du prince dauphin, étaient empreints d'une incontestable gravité. En voici la substance:

Et d'abord, que s'étaient proposé les ennemis de Guillaume, en appelant, à son insu, au gouvernement des Pays-Bas, comme s'ils eussent eu le droit d'en disposer, un membre de la maison d'Autriche? Aveuglés par la passion, ils avaient voulu, sans souci, d'ailleurs, de l'incapacité de celui qu'ils choisissaient pour instrument de leurs desseins, substituer à don Juan, désormais évincé, un chef qui s'attachât à saper par sa base l'autorité du prince d'Orange et à annihiler l'influence qu'il exerçait sur la masse de la population.

Un tel but ne pouvait être atteint: l'habileté du prince déjoua la combinaison ourdie contre lui.

Devenu Ruart de Brabant, c'est-à-dire plus que stathouder, il apaisa le peuple, évita la guerre civile, accueillit l'archiduc Matthias; et de prime abord, le voyant totalement dépourvu d'expérience, sans idées arrêtées, sans plan conçu, il déclara, sur le ton d'un bienveillant protecteur, «qu'il falloit entourer ce jeune seigneur de bons enseignemens et conseils, et que la chose pourroit tourner à bien».

De graves délibérations s'ouvrirent; Guillaume en fut l'âme; elles aboutirent à des solutions précises.

Les conditions imposées à Matthias le placèrent dans la dépendance des états généraux. Acceptant, par le fait de ceux-ci, pour lieutenant général, Guillaume, expressément maintenu, du reste, dans ses hautes attributions de Ruart, il eut ainsi, à ses côtés, un tuteur et un guide, entre les mains duquel se concentra le gouvernement effectif. Un gouvernement nominal fut le seul apanage concédé à l'archiduc. Il n'en pouvait pas être autrement, dans l'intérêt des Pays-Bas.

Sous la direction éclairée et ferme de Guillaume, la concorde religieuse qu'il s'était constamment efforcé d'établir au sein des Provinces, fut enfin assurée, en principe, par un acte solennel dont il était le promoteur, et qui demeure dans l'histoire comme l'un de ses plus glorieux titres à la reconnaissance publique; digne couronnement de sa noble carrière de chrétien et d'homme d'Etat. En effet, grâce à lui, fut signé, à Bruxelles, le 10 décembre 1577, un nouvel acte d'union, aux termes duquel les catholiques et les non-catholiques s'engagèrent à se respecter, les uns les autres, dans l'exercice de leurs cultes respectifs, et à se protéger mutuellement contre leurs ennemis communs. De la simple tolérance, limitativement admise par la pacification de Gand, on passa ainsi au large et bienfaisant régime de la liberté religieuse. Ce fut un immense progrès.

Guillaume n'avait donc rien exagéré, en mentionnant, dans sa lettre à son beau-frère, «les difficultés qui, depuis l'arrivée de l'archiduc Matthias, s'étoient présentées, d'heure à autre, et le travail qu'il avoit pour amener le tout à une bonne fin.»

De nouvelles difficultés à surmonter et de nouveaux labeurs à accomplir l'attendaient dans sa carrière de luttes incessantes.

Une alliance avec l'Angleterre qui, si elle eût été fidèlement maintenue par Elisabeth, pouvait être utile aux Pays-Bas, fut conclue le 7 janvier 1578.

Don Juan, dans la colère qu'il en ressentit, commença les hostilités, à la tête d'une armée, dans le commandement de laquelle il avait pour principaux lieutenants, le prince Alexandre de Parme, Mansfeld, Mondragon et Mendoza. Cette armée formidable anéantit, à Gemblours, la faible armée des états, et s'empara de plusieurs villes.

Le double désastre subi de la sorte souleva l'indignation générale contre les seigneurs catholiques, aux intrigues et à l'incapacité desquels on l'attribuait, non sans raison.

Dominant la crise qui agitait les Provinces, Guillaume ramena le calme dans les esprits, insista sur le devoir, pour tous les bons citoyens, de s'unir entre eux, réussit à rallier au soutien de la cause qu'il défendait la ville d'Amsterdam, qui, jusqu'alors, s'en était tenue séparée, et travailla activement à l'organisation d'une nouvelle armée, capable de tenir tête, cette fois, aux forces dont disposait don Juan.

Le prince désirait vivement voir arriver dans les Pays-Bas le valeureux Lanoue, qu'il y avait appelé et au concours duquel il attachait le plus grand prix pour la mise sur pied et l'emploi de cette armée.

Guillaume de Nassau et Charlotte de Bourbon possédaient en Lanoue un ami dévoué. La sincérité des sentiments de haute estime et de confiante amitié qu'ils professaient pour lui ressort de leur correspondance; nous en détacherons les lignes suivantes, tracées par la princesse[183].

«Monsieur, l'asseurance que j'ay de vostre bonne affection en mon endroict ne permet que ceste occasion se perde, sans vous faire sçavoir de nos nouvelles par le sieur Lenart, présent porteur, lequel vous pouvant dire ce qui se passe pardeçà, je n'étendray point la présente en ce sujet, mais bien pour vous prier bien affectionnément de nous continuer vostre bonne volonté, en tout ce qu'aurez moïen de faire pour nous, spécialement pour nous conserver aux bonnes grâces du roy de Navarre, et qu'il soit assuré que ne souhaitons rien tant que luy faire quelque bon service; de quoy monsieur le prince d'Orange et moy désirons surtout qu'il soit bien assuré par vous, qui y pouvez tout et qui nous avez par cy-devant en tant de sortes obligez, que ce ne sera qu'une perpétuelle suite de bons offices qui nous rendra de tant plus vos redevables; ce que monsieur le prince ne se peut tenir d'avancer et ramentevoir, toutes et quantes fois qu'il parle de vous, attendant que l'occasion d'y satisfaire survienne, ores qu'il soit hors d'espérance de se pouvoir désobliger en cest endroict; ceste saison vous apprestant matière d'augmenter vos bons offices, à cause des troubles survenus au pays et la prise des armes, qui désire estre justifiée par tout le monde, vous envoyant, à ceste fin, ce qui en a esté publié: vous priant très affectueusement vouloir tousjours embrasser les affaires de ce pays pour qui avez jà tant fait, et selon les occurences qui se peuvent présenter, ou autre que ce présent porteur vous pourra dire, nous y monstrer les effets de vostre bonne volonté, comme pouvez attendre assurément de nostre part ceux de l'obligation où nous tenez de longtemps, si pour vous ou autres des vostres se peut faire pardeçà. Sur quoy je feray fin, pour me recommander bien humblement à vos bonnes grâces, et de madame de Lanoue; priant Dieu, etc., etc.»

Lanoue, qui avait espéré pouvoir se rendre dans les Pays-Bas, vers la fin de février 1578[184], ne fut libre d'y arriver que plus tard. Le duc d'Anjou (naguère duc d'Alençon), le retenait auprès de sa personne.

Lanoue profita de cette circonstance pour faire entendre de sages conseils au duc, alors que les Pays-Bas étaient devenus l'objet de ses âpres convoitises. Il voulait que son attitude vis-à-vis d'eux fût celle, non d'un ambitieux qui prétendît les maîtriser, mais d'un généreux auxiliaire qui contribuât à les soustraire au joug de la tyrannie espagnole. «Il faut, disait-il[185], s'armer de bonté, vérité, justice et tempérance, aultant comme de aultres armures: car à ung peuple qui désire sortir hors d'une tyrannie, l'opinion de la vertu d'ung prince libérateur peult beaucoup.» En cela, comme sur une foule d'autres points, les vues de Lanoue concordaient entièrement avec celles de Guillaume de Nassau.

Il fallait à celui-ci, à raison du rôle tour à tour ambigu ou hostile que le duc avait joué, en France, vis-à-vis des protestants, la garantie d'une conduite désormais loyale à l'égard des Pays-Bas. Guillaume, dans l'excès de sa confiance, accepta comme garantie la parole du duc, sur la valeur de laquelle insistaient les négociateurs employés par lui, et notamment, un homme recommandable, tel que Despruneaux.

Certaines instructions, émanées du duc d'Anjou, et la correspondance échangée, soit entre lui et Guillaume de Nassau, soit entre ce dernier et Despruneaux, indiquent les prétentions originaires du duc, et les limites ultérieurement apposées à son intervention dans les événements qui s'accomplirent, en 1578, au sein des Pays-Bas[186].

Ayant, ainsi que son mari, confiance dans la parole du duc d'Anjou, Charlotte de Bourbon répondait, le 24 juin 1578, en ces termes, à diverses lettres qu'elle avait reçues de Despruneaux[187]:

«Monsieur, je desirerois avoir quelque bon moïen de faire congnoistre à monseigneur d'Anjou combien j'ay envie de luy faire très humble service, pour plusieurs raisons que vous cognoissez et dont vous m'en représentez aucunes par vos lettres. Mais, d'autant que les affaires de ce pays se gouvernent par le conseil qui y est estably, ainsi que vous avez peu entendre estant pardeça, ce que je puis en cest endroit est de leur recommander en général les affaires de mondit seigneur, et voudrois y avoir autant de moïens comme j'ai bonne volonté; mais en cela ma puissance est bien petite. Toutefois j'espère que, l'occasion s'offrant, et le bien du pays, Son Altesse en aura toujours contentement. Quant à vostre particulier, je ne vous puis assez remercier de la bonne affection que vous me faites paroistre, vous asseurant que me trouverés toujours bien preste à vous faire plaisir, partout où j'en aurai le moïen, etc.»

La princesse ajoutait, le 15 juillet[188]:

«Monsieur Despruneaulx, j'ay toujours estimé, comme je fais encore, que monseigneur le duc feroit paroistre par effect l'affection qu'il a au bien et repos de ce païs; ce que j'ai occasion de désirer autant que personne du monde. Et d'autant que monsieur de Mondoucet vous fera entendre bien au long les particularitez qui se sont passées depuis l'arrivée de mondit seigneur à Mons, je ne vous en ferai point de redite, mais seulement je vous prieray de me faire ce bon office, de présenter à son Altesse mes très humbles recommandations avec mon très humble service, desirant d'avoir moïen de luy en pouvoir faire qui luy soit agréable, etc.»

En regard des dispositions favorables que manifestaient le prince et la princesse au sujet du duc d'Anjou, quelles étaient celles de ce dernier vis-à-vis d'eux, des états généraux et des diverses provinces des Pays-Bas? C'est ce qu'il est difficile de préciser; car des faits d'une haute gravité, que relatent deux dépêches de Bellièvre et de Lanoue, des 17 et 18 août 1578[189], ont fait naître, sur ce point, des doutes qui, aujourd'hui encore, ne sont pas dissipés.

D'une autre part, si jamais homme loyal et valeureux embrassa, de concert avec le prince d'Orange, la défense des Pays-Bas contre leurs pires ennemis, ce fut incontestablement Lanoue. Il ne pouvait mieux inaugurer les fonctions de maréchal de camp, que venaient de lui conférer les états-généraux, qu'en leur adressant, au moment où il allait prendre les armes, ces belles paroles[190]:

«J'ai horreur et compassion quand je considère les calamités que vous avez souffertes, par ceste insupportable et âpre nation espagnole, laquelle s'est débordée en toutes sortes de violences sur vos peuples; ingratitude vilaine pour le service que vous lui avez fait. Vous et nous sommes issus de ceste très puissante nation gauloise, les armes de laquelle se sont senties en parties les plus esloignées; et nous donne-t-on encore ceste louange, d'avoir tousjours esté très affectionnez à conserver nostre liberté, pour laquelle il est notoire combien nos maïeurs ont par le passé valeureusement combattu; ce qui me fait croire que ceste vertu antique se renouvellera en vous, pour chasser la cruauté des Espagnols qui, s'estimant comme anges, nous tiennent, nous autres septentrionaux, comme des bestes, et, pour ce regard, usant, à l'endroict des personnes libres, du traitement convenable à des esclaves. Nous sommes vos compatriotes, usant de mesme langage, ayant mesmes mœurs et coustumes, et bien encores d'autres liens de proximité, afin que nous fussions aussy prompts à vostre défense, comme la raison et le debvoir nous y convient. Ne perdez point l'espérance ny le courage aussy, car vous sçavez bien que Dieu oit le gémissement des affligez et favorise leur justice. Il vous oira et favorisera. Combien de peuples battus de ceste dure oppression ont esté délivrés par sa bonté! Cela vous doibt rendre certains qu'il vous administrera ce qui est de besoing: et puis, c'est à ceste heure que l'espoir et la valeur doibvent redoubler!»

Quel écho ce magnifique langage du pieux et héroïque Lanoue ne doit-il pas trouver, de nos jours encore, dans les cœurs des descendants de ses dignes amis du XVIe siècle, qu'il appelait si bien ses compatriotes!

Parvenu promptement à la connaissance de Charlotte de Bourbon, ce même langage fit vibrer son cœur de Française et de compagne du prince en qui se personnifiait le sincère ami de la France et le constant protecteur des Pays-Bas.

Un Français, non moins recommandable par ses nobles qualités que Lanoue, arriva à Anvers, en 1578, à peu près en même temps que lui, et eut aussi, avec le prince et la princesse d'Orange, d'intimes entretiens. Ce second compatriote de Charlotte de Bourbon était Duplessis-Mornay. Connaissant à fond, depuis plusieurs années, les affaires des Pays-Bas, il avait été appelé par Guillaume de Nassau et par les états généraux pour remplir une mission de pacification dans l'une des provinces qui était alors plus agitée que les autres: il était chargé «de se pourmener par la province de Flandres, où il avoit jà acquis des amis[191]»; on espérait que ses conseils exerceraient sur les esprits troublés une salutaire influence.

La princesse, en s'entretenant avec Mornay, mit une grâce délicate à lui faire sentir qu'elle aimait à rencontrer en lui, non seulement l'homme d'État au mérite duquel elle rendait pleinement hommage, mais aussi et surtout l'homme de cœur qui avait donné de nombreuses preuves de dévouement au duc et à la duchesse de Bouillon. Elle le convainquit, en outre, qu'à titre de sœur tendrement attachée à la duchesse, elle était profondément touchée de l'affectueuse sympathie et de la vive sollicitude dont Françoise de Bourbon, dans son douloureux veuvage, avait été entourée par Mme de Mornay.

La réciprocité d'égards, qui avait toujours existé entre le prince et les états généraux, se manifesta, en 1578, dans une circonstance particulière dont il importe de dire ici quelques mots.

Charlotte de Bourbon avait, le 31 juillet, donné le jour à une troisième fille, lorsqu'en septembre s'agita la question du baptême de cet enfant, Guillaume en informa les états généraux. Le recueil officiel de leurs résolutions nous fait connaître[192], dans les termes suivants, la communication du prince, et celles de ces résolutions qu'elle motiva:

«Séance du 9 septembre 1578.—Le seigneur prince d'Oranges déclare comme il auroit pleu à Dieu luy envoyer une fille, laquelle il vouldroyt faire baptiser selon sa religion, de laquelle comme le libre exercice est permis en ceste ville, Son Excellence désire jouyr dudict exercice: ce que toutesfois elle n'a voulu faire, sans, au préalable, en advertir les estats.»

«Séance du 12 septembre 1578.—Sur la proposition que Son Excellence a faicte touchant le baptesme de son enffant, les estats de Brabant, Gueldres, Flandres, Hollande, Zeelande, Utrecht, Malines et Frize se sont référez à la discrétion de Son Excellence et luy offrent tout humble service et assistance audict baptesme. Mais ceulx d'Arthoys, Hainault, Lille, Douai, Orchies et Tournésis ont déclaré qu'ils ne sont authorisez; mesmes que leur est par exprès deffendu de toucher le faict de la religion, et que, partant, ilz ne peuvent porter quelque consentement au faict dudit baptesme. Tournay estoit absent. Pour de quoy faire rapport à Son Excellence, sont députez les sieurs d'Oirschot, Caron et Greffier de Brabant, laquelle depuis est venue remercyer lesditz estats de leur bonne affection.»

«Séance du 20 septembre 1578.—Pour assister au baptesme de la fille de monseigneur le prince d'Oranges, sont nommez les sieurs de Saventhem, Leefdale, Utenhove, de Bie, et le docteur Aisma. Gueldres, Tournay, Tournésis et Valenciennes absens.»

«Séance du 21 septembre 1578.—Le maistre d'hostel du seigneur prince d'Oranges, avec le secrétaire Brunynck, a requis les estatz de dénommer aulcuns pour assister au baptesme de la fille de Son Excellence, après midy, entre troys et quatre heures, convyant tous ceulx de l'assemblée au souper.—Quant à la dénomination y est satisfaict.—Pour faire un présent à la fille dudit seigneur prince, résolu par pluralité de voix, de suyvre l'avis de ceulx de Brabant, qui sera mis par escript...—résolu de donner la somme de troys cents florins à la sage-dame, nourrice et aultres filles et femmes de chambre de la femme et fille dudict prince...—après midy, la fille du prince d'Oranges fut baptisée à la nouvelle religion.»

De son côté, le Mémoire sur les nativités des demoiselles de Nassau porte: «Jeudi, le dernier jour de juillet, l'an 1578, une heure après midy, Madame accoucha, en la ville d'Anvers, de sa troisième fille, qui fut baptisée au temple du chasteau de ladite ville, le 21 de septembre en suyvant, et nommée Catharina-Belgia par madame la comtesse de Schwarzbourg, sœur de mondit seigneur le prince; mademoyselle d'Oranges sa fille, monsieur de Clervant, au nom de monseigneur le duc Jehan-Casimir, et messieurs les estats de toutes les provinces unies des Pays-Bas, comme tesmoings à ce requis, lesquelz dictz estatz généraulx luy ont donné et assigné une rente héritière de trois mille francs par an sur le comté de Lenghen, comme il appert par les lettres sur ce despeschées.»

Un document contemporain[193] donne sur le baptême dont il s'agit les détails suivants: «Le prince d'Oranges avoit remonstré que Dieu luy avoit donné une fille, et qu'il desiroit la faire baptiser; et combien que, depuis un an en çà, il s'estoit abstenu de l'exercice de sa religion, que toutesfois, pour le présent, veu que on l'exerçoit librement et publiquement en ceste ville (Anvers), si comme en la maison des jésuites, en la chapelle du chasteau, et deux aultres places en ladite ville, il estoit intentionné désormais s'y accommoder en publicq, mais qu'auparavant il en avoit bien voulu advertir messieurs les estatz, afin qu'ils ne le trouvassent mauvais. Sur quoy ne fust donné responce; ains on espéroit le passer par silence, ou aultrement le remettre à sa discrétion... Dimanche dernier, entre les cinq à six heures du soir, la fille du prince d'Oranges fut baptisée, au lieu où que l'on exerce la nouvelle religion, situé devant l'hostel du dict prince, lequel aultrefois servait d'une place de corps de garde du chasteau; et a luy auroit esté imposé le nom de Catharina, de la part de la sœur dudict prince, femme du comte de Schwarzbourg, et Belgia, de la part des estatz, qui avec ladicte dame l'auroient levé de font, assistez de l'ambassadeur d'Angleterre et du duc Casimir. De la part desditctz estatz auroit esté faict présent audict seigneur prince de la conté de Linghen, à charge d'en rendre, au prouffict de sadicte fille, par an, trois mille florins de rente héritière, au denier seize[194].—Au soir, se célébra un magnifique banquet, à l'hostel dudict prince, où que ledict Liébart, encores qu'il se fûst absenté, quant il fut question d'offrir et dénommer députez pour lever ledict enffant, et qu'il n'eût consenti au présent de ladite conté, se seroit trouvé avec les autres ses confrères, convié; où estoient aussy tous les colonelz et capitaines d'Anvers, à une table à part, que le sieur de Sainte-Aldegonde et pensionnaire de Middelbourg et aultres festoyoient pour le prince.»

Les états généraux, en donnant le comté de Linghen au prince, rappelaient «les grandes raisons, congnues à un chascun, qu'ils avoient de recognoistre le soing et travail que Son Excellence prenoit continuellement pour le bien et conservation du pays»; mais, quelque sincère que fût leur reconnaissance, il n'en demeure pas moins certain que, parfois, ils se montraient lents ou inhabiles à soutenir par un concours sérieux Guillaume de Nassau dans l'accomplissement de sa tâche ardue.

A lui seul incombait donc la lourde obligation de faire face à des difficultés sans cesse renaissantes.

Celles qui se présentaient dans les derniers mois de l'année 1578, provenaient, ici, de deux personnages qui s'étaient annoncés comme voulant lui venir en aide; là, de la continuation de la guerre avec don Juan; ailleurs, des divisions intestines qui sévissaient dans les provinces et dans les villes.

Les deux personnages, plus nuisibles qu'utiles, dont il s'agit étaient le duc d'Anjou et le duc Jean-Casimir. Le premier, contraint de renoncer, du moins pour le moment, à la réalisation de ses projets de domination sur les Pays-Bas, n'était pour eux qu'un douteux auxiliaire, disposé d'ailleurs à quitter bientôt leur territoire, et qui, en effet, sans écouter ses conseillers habituels, le quitta brusquement. Le duc Jean-Casimir, qui, sous les auspices de la reine d'Angleterre, s'était annoncé comme champion de la réforme dans les Pays-Bas, n'y agissait, principalement à Gand, qu'en vulgaire ambitieux, et qu'en intrigant dont l'incapacité égalait la présomption.

Après des alternatives de succès et de revers, les hostilités entre l'armée des états généraux et celle de don Juan restaient suspendues par des négociations qui étaient encore loin d'aboutir à une solution pacifique.

Quant aux divisions qui agitaient les provinces et les villes, leurs causes étaient multiples, et il n'y avait pour le prince, espoir, sinon d'y mettre rapidement un terme, au moins de les atténuer, qu'en unissant à l'emploi de mesures de justice et d'apaisement, celui d'une stricte fermeté dans la répression de tous actes coupables.

Nous ne pouvons pas entrer ici dans le détail des faits relatifs à l'état de choses compliqué qui vient d'être signalé. Bornons-nous, sur un seul point, à mentionner la fermeté dont Guillaume de Nassau fit preuve vis-à-vis de la population de Gand et l'habileté avec laquelle il la fit rentrer dans les voies de l'ordre.

Depuis quelque temps, la plus turbulente des cités, Gand, était en proie à l'anarchie. Le plus désastreux des ravages, enfantés par la démence des anarchistes, était celui d'une hideuse intolérance. Elle apparaissait, en traits sinistres, dans une effroyable lutte engagée entre deux partis factieux, dont chacun avait à sa tête un homme pervers, ici Imbize, là Ryhove. Étrangers à l'esprit de support mutuel que leur eût inspiré la foi chrétienne s'ils en eussent possédé la moindre parcelle, des milliers d'hommes égarés et furieux, qui n'étaient catholiques ou réformés que de nom, se disputaient une suprématie chimérique, et ne respiraient, les uns à l'égard des autres, qu'une haine toujours prête à éclater en actes de violence.

Guillaume résolut de se rendre à Gand pour y remédier aux excès commis et en prévenir le retour.

Charlotte de Bourbon savait qu'aborder un tel foyer de désordre c'était, pour le prince, jouer sa vie; et pourtant, quelle que fût son anxiété, à la pensée des périls qu'il allait affronter, elle ne songea pas, un seul instant, à le retenir à Anvers; car, ainsi que lui, elle était douée d'une foi et d'une abnégation qui la maintenaient constamment à la hauteur de tout grand devoir à remplir.

Arrivé à Gand, le prince y luttait, depuis quatorze jours, contre les passions déchaînées, lorsque, commençant à concevoir quelque espérance de finir par les dompter, il écrivit à la princesse, le 18 décembre 1578[195].

«Ma femme, ma mye, Lauda est arrivé, ce matin, environ les neuf heures, et m'ast apporté voz lettres et celles de monsieur mon frère et de monsieur de Sainte-Aldegonde; et, comme celles de monsieur de Sainte-Aldegonde estoient d'importance, je lui ai incontinent fait response et l'ay prié voloir faire mes excuses tant vers mondit frère, que vous, que ne vous ay respondu. Despuis est arrivé le comte de Hohenloo, lequel m'ast apporté les vostres. Or, pour vous respondre sur toutes les deux lettres, ne vous sçaurois dire aultre chose qu'il me déplaist bien que les affaires de pardelà sont en tel estat que nous ne nous porrons si tost veoir; mais puisque par vostre dernière, l'on peut donner quelque contentement à la commune, ne peus sinon me conformer à l'advis de monsieur le comte de Schwarzbourg, monsieur de Sainte-Aldegonde et le vostre. Je pense bien que pour le moing ils passeront les quinze jours avant que porrai partir d'issi; car il y ast tant de diverses humeurs issi, qu'il y fault du temps pour les faire ranger à la raison; et peult estre ceulx qui crient bien hault, et qu'ilz porront plus tost de contredire que non pas pour remettre les affaires, s'y trouveront bien empeschez à démeller ung tel faict. Et veulx dire en vérité que, si les affaires se parachèvent comme ils sont encommencés, que je puis, par la grâce de Dieu, avoir faict ung signalé service à tout ce païs, et mesme à ceulx qui ne taschent que de blasmer mes actions. Mais, Dieu merci, je suis tant accoustumé de tels blasmes continuels, qu'il ne m'en soucie de rien, puisque j'ai apaisement à ma conscience, que je marche en ce faict ouvertement, sans avoir aultre regard que au bien et tranquillité de nostre patrie; et en cela je prie à Dieu faire ainsi à mon âme. Il me déplaist, certes, de veoir toutes ces dissidences, et me sembleroit beaucoup mieulx qu'ilz parlassent ouvertement, que non pas, en particulier de déguiser les actions d'ung homme de bien. Je vous escripts tout ceci à cause que monsieur de Sainte-Aldegonde me mande que plusieurs interprètent les offices que je faicts issi comme si fûssent faicts en aultre intention; et que tout n'est que feintise, et qu'ilz sçavent bien que tout qui se faict en ceste ville et de monsieur le duc Casimirus at esté faict par réciproque intelligence, et que n'ai désir que de remuer tout cet Estat et me faire grant. Je vouldrois, si ne fasse honte, que chascung sceusse mon estat et en quelle extrémité nos affaires sont: je suis asseuré qu'ils en auroient plus tost pittié que non pas envie. Enfin il ne fault pour cela se lasser, mais continuer constamment de faire son mieulx, comme j'espère que Dieu m'en donnera la grâce. La maladie de M. de Boussu me contriste fort, tant plus que Lauda m'ast dit, qu'en partant de delà, les docteurs avoient peu ou nulle espérance. Je vous prie me donner souventement advis quel espoir il y est de sa convalescence. Et sur ce finiray ceste avec mes très affectueuses recommandations à vostre bonne grâce, priant le Créateur vous donner, ma femme, ma mye, en santé bonne vye et longue. De Gant, ce 18 de décembre, anno 1578.

»Vostre bien bon mari à jamais,
»Guillaume de Nassau.»

Les appréhensions de Guillaume, à l'égard du comte de Bossu, n'étaient que trop fondées; car bientôt il eut la douleur d'apprendre la mort de ce valeureux chef, dont les efforts s'étaient confondus avec les siens, dans la défense de la cause nationale.

La présence du prince à Gand porta ses fruits. A la suite de démarches et de conférences, dans le cours desquelles son amour du vrai et du juste, sa fermeté et son esprit de conciliation prévalurent, il ramena au calme et à la raison une population turbulente et égarée. Il obtint son adhésion à une paix religieuse qui assurait le libre exercice des deux religions. Cette paix fut publiée le 27 décembre 1578.

Charlotte de Bourbon avait, le 7 janvier 1579, rejoint son mari à Gand. Elle et lui partirent, le 19, de cette ville pour Dendermonde, et de là retournèrent à Anvers, où, dès le 22, le prince annonça aux états généraux que, «s'estant transporté à Gand, il y avoit fait tous extrêmes debvoirs et offices pour y apaiser les habitants et accommoder les affaires entre eux et les Wallons[196]».

Ainsi apaisée momentanément, sur un point, l'effervescence se maintenait encore sur plusieurs autres. Attisés par un clergé ambitieux et intolérant, en même temps que par les mécontents, nobles ou autres, que stipendiait l'Espagne, les antagonismes, les haines, les scissions et les désordres de tout genre s'accumulaient de jour en jour, dans de telles proportions, que la patrie commune était menacée d'un prochain démembrement.

A un traité issu des troubles d'Arras, et conclu le 6 janvier 1579 par les provinces wallonnes d'Artois, de Hainaut, par les villes de Lille, de Douai, d'Orchies, puis lancé dans le pays comme un brandon de discorde, il avait été répondu par un traité d'union, que les députés de la Gueldre, de Zutphen, de la Hollande, de la Zélande et de quelques autres contrées s'étaient empressés de signer, le 23 janvier, et de publier, le 29, à Utrecht, sans attendre l'arrivée en cette ville des députés d'autres provinces, sur l'adhésion desquels il y avait lieu de compter.

Le premier de ces traités tendait à fomenter la division au sein des dix-sept provinces des Pays-Bas, à détacher de leur ensemble dix de ces provinces, pour les assujettir indéfiniment à l'autocratie espagnole, et, par cela même, à un régime exclusivement catholique.

Le second traité, au contraire, sans prétendre soustraire les sept autres provinces à l'autorité royale, ne cimentait une union entre elles qu'en vue de défendre la liberté religieuse et les autres libertés publiques contre toute oppression étrangère.

La mémorable Union d'Utrecht n'était, en effet, qu'un rempart opposé aux excès de l'absolutisme royal: elle ne visait pas au renversement de la royauté. Que, d'ailleurs, cette union portât inconsciemment en elle le germe de l'indépendance à laquelle devaient arriver, un jour, les Provinces-Unies, c'est ce qu'il est naturel d'admettre; mais il ne faut pas perdre de vue que ce germe ne se développa, et que les Provinces-Unies n'usèrent du levier de l'indépendance que pour se dégager de l'intolérable pression sous laquelle elles s'affaissaient, et qui menaçait de les écraser.

L'Union d'Utrecht[197] ne pouvait être mieux caractérisée que par Guillaume de Nassau. Parlant, aux états généraux, des ennemis qui l'attaquaient, il disait[198]: «Ils trouvent merveilleusement mauvaise l'union des provinces faicte à Utrecht: pourquoi? Parce que tout ce qui nous est bon leur est mauvais; ce qui nous est salutaire leur est mortel. Ils avoient mis toute leur espérance sur une désunion: ils avoient practiqué quelques provinces qui ont autant eu de conseils qu'il y a de mois en l'an: ils avoient à leur dévotion quelques pestes qui estoient entre nous. Quel remède pouvoit-on inventer meilleur à l'encontre de désunion, qu'union? Et quel antidote plus certain contre leur venin de discorde, que concorde? au moïen de quoi leurs desseings, leurs trames, leurs conseils nocturnes, leurs secrètes intelligences ont esté en un moment dissipés, monstrant Dieu, qui est Dieu de paix et de concorde, combien il a en abomination ces langues frauduleuses, et comment il peult facilement renverser telles fausses et abominables entreprises. Voiez, messieurs, que je leur donne un beau champ de crier, de se tempester. Je leur confesse que j'ai procuré l'union, je l'ai advancée, j'ai estudié à l'entretenir, et vous dis, messieurs, encores, et le dis si hault, que je suis content que non seulement eux, mais aussi que toute l'Europe l'entende, maintenez vostre union, gardez vostre union; mais faictes, faictes, messieurs, que ce ne soit pas de parolles, ni par escrit, mais qu'en effet vous exécutiez ce que porte vostre trousseau des flesches liez d'un seul lien, que vous portez en vostre sceau. Aillent maintenant et m'accusent d'avoir tout mis en confusion quand j'ai procuré l'union, pour lequel faict je ne rougirai jamais. Car si, sous l'ombre d'une paix, ilz nous tramoient une division, s'ils s'assembloient tantost à Arras, tantost à Mons, en nous donnant tousjours de belles paroles, et ce, pour se desjoindre, et attirer à leurs cordelles des esprits légers, semblables à eux: pourquoi ne nous estoit-il licite de nous joindre et lier, de nostre part? Sinon que peult-estre ils pensent leur estre permis de mal faire et abandonner le païs, et quand? quand Maestricht est assiégé; et à nous il n'estoit loisible alors de bien faire et de garantir le païs. Apprenons donc, messieurs, ici ce qui nous est utile et nécessaire, et l'apprenons du plus grand ennemi que jamais ait eu le païs, et du plus grand tyran de la terre.»

Une nouvelle crise devait inévitablement surgir du traité d'Arras et du point d'appui qu'il prêtait au développement du système d'oppression adopté par l'Espagne, à l'égard des Pays-Bas. Don Juan venait de mourir; Alexandre Farnèse, habile capitaine, sans doute, mais en même temps homme sans foi, alliant la perfidie à la cruauté, lui succédait dans le commandement de l'armée espagnole; et ce nouveau chef allait reprendre avec vigueur les hostilités.

Tandis que Guillaume de Nassau se préparait à de nouvelles luttes, quelles étaient, au foyer domestique, les préoccupations filiales de sa compagne? Elle-même va nous les faire connaître.

CHAPITRE VII

Maladie du duc de Montpensier.—Charlotte de Bourbon lui écrit. Touchant appel au cœur paternel.—Mission de Chassincourt auprès du roi de Navarre dans l'intérêt de Charlotte.—Mémoire dont Chassincourt est porteur.—Lettre de Charlotte à son frère.—Farnèse attaque Anvers. Repoussé de cette place, il va assiéger Maëstricht.—Héroïque défense de Maëstricht.—Prise de cette ville. Cruauté de Farnèse et de ses troupes.—Antagonisme des provinces wallonnes contre les autres provinces.—Efforts de Guillaume et de Charlotte pour éviter le démembrement de la patrie commune.—Preuve de leur généreuse abnégation.—Guillaume soutient la cause de l'indépendance nationale et celle de la liberté religieuse.—Charlotte de Bourbon saisit avec bonheur le premier indice d'un changement survenu dans les sentiments du duc de Montpensier à son égard.—Lettres d'elle à François de Bourbon.—Son amitié pour Mme de Mornay.—Naissance de Flandrine de Nassau.—Lettre de la princesse aux magistrats d'Ypres.—Écrit du chanoine Allard au sujet de Flandrine de Nassau. Ce qu'il dit de son baptême et de son séjour auprès de l'abbesse du Paraclet, cousine et amie de la princesse d'Orange.—Nouveaux troubles à Gand.—Intervention de Ph. de Mornay et de Guillaume.—Répression de ces troubles.—Relations de Guillaume avec la cour de France en 1580.—Lettres de Charlotte de Bourbon à Catherine de Médicis et au roi de France.—Confiance de Guillaume dans la haute vigilance et la sagacité de sa femme, eu égard au maniement de diverses affaires d'État—Éloge par le comte Jean de la princesse, sa belle-sœur.—Lettres de la princesse à Hubert Languet et à la comtesse Julienne de Nassau.—Captivité de Lanoue.—Mort de la comtesse Julienne de Nassau. Son éloge. Lettres d'elle.—Lettre de Charlotte au comte Jean.—Naissance de Brabantine de Nassau.

Bourbon la complication des affaires publiques, arriva de France une nouvelle qui l'émut profondément. Son père avait été sérieusement malade, sans vouloir, dans le premier moment, que sa fille fût informée de la gravité de son état. Elle ne l'avait apprise que par une communication, qui lui annonçait, en même temps, la guérison. Quelque pénible que fût pour la princesse l'injuste rigueur du duc de Montpensier, persévérant à laisser sans réponse les lettres qu'elle lui avait écrites, elle n'en fut pas moins empressée à lui prouver, une fois de plus, sa déférence et sa sollicitude, en lui adressant les lignes suivantes, qui contenaient un touchant appel au cœur paternel[199]:

«Monseigneur, ce m'a esté beaucoup d'heur de sçavoir aussy tost vostre guérison, comme j'ai faict vostre grande maladie, dont encores je ne lesse d'estre en paine; et ne fauldroys de faire plus souvent mon debvoir de vous escrire, sans la crainte que j'ay de vous ennuier par mes lettres, qui m'a empeschée beaucoup de foys de suivre ma bonne affection; mais, d'aultre part, la peur que j'ay que ce respect me pourroit estre imputé à quelque oubliance, m'a faict derechef prendre la hardiesse de me ramentevoir en l'honneur de vostre bonne grâce et de vous supplier très humblement de croire que c'est la chose du monde que je desire le plus d'avoir quelque tesmoignage, que je suys si heureuse d'y avoir bonne part. L'extrême desir que j'en ay me faict entreprendre de m'adresser au roy de Navarre, affin que par son moïen et faveur je puisse avoir quelque accès vers vous, monseigneur, pour vous rendre tant mieulx esclarcy de beaucoup de choses qui me concernent, que, possible, vous n'avez point encores entendues; espérant que, lorsque vous en sçaurés la vérité, vous me ferés tant d'honneur et de grâce, d'oublier non seulement ce qui s'est passé, mais de n'avoir plus aucun mécontentement de moy, qui ay, ce me semble, monseigneur, par ungne si longue privation de vostre faveur et de tous offices paternels, assés ressenty d'affliction, pour me veoir à présent honorée de vostre amitié et recognue de vous pour très humble fille et servante. Monsieur le prince d'Orange vous escript aussy, à ce mesme effaict, auquel sy vous plaisoit déclarer la bonne affection qu'il vous plaist me porter, je le tiendrois à ung très grand heur, et vous en supplie encores très humblement, et de m'avoir tousjours, moy et mes petits enfans, pour recommandés, comme estant nostre plus grand support. Je prye à Dieu qu'il nous puisse durer longuement, et vous donner, monseigneur, en très bonne santé, très heureuse et longue vie.

»D'Anvers, ce 21 février 1579.
»Votre très humble et très obéissante fille,
»Charlotte de Bourbon.»

La princesse écrivit, en même temps, à son frère[200]:

«..... J'ay prié M. de Chassincourt de vous discourir sur le faict de quelques mémoires que je luy ay donnés, pour supplier le roy de Navarre de me faire cette faveur, de moienner vers monseigneur nostre père, qu'il luy plaise me recognoistre pour ce que j'ay cest honneur de luy estre. De vous, monsieur, je vous supplie très humblement de vous y vouloir emploïer, selon l'attente et fiance que j'ay, toute ma vie, eue en vous, afin qu'à ceste fois mondit seigneur puisse prendre quelque résolution à mon contentement, lequel me sera double, sy je voy que par vostre moïen il me soit avenu; ce quy obligera monsieur le prince vostre frère, et moy, de plus en plus à vous rendre, en tout ce qui nous sera possible, très humble service.»

Guillaume de Nassau, ainsi que nous l'apprend sa femme[201], avait appuyé, auprès du duc de Montpensier, les respectueuses instances de celle-ci dans une lettre dont nous ignorons la teneur. Nous connaissons du moins la lettre qu'en cette circonstance il adressa au prince dauphin; la voici[202]: Monsieur, j'ay esté adverti par plusieurs gens de bien de la bonne affection qu'il vous plaist de me porter, et à ma femme; de quoy elle et moy avons toute occasion de vous en remercier humblement. Et comme présentement nous prions le roy de Navarre nous vouloir estre tant favorable et à mes enfans, de prier, en nostre nom, M. de Montpensier, afin qu'il luy plaise donner quelque recognoissance de la bonne amitié et affection naturelle que je m'asseure qu'il porte aux siens; veu, monsieur, que je sçay que cela, en partie, dépend de vous, pour y avoir interest, et, d'autre part, le moïen que vous avez pour persuader à mondit sieur ce que vous trouverez estre de raison; pour tant je n'ay voulu obmettre de vous prier humblement vouloir en cela aider ceulx que vous cognoissez avoir cest honneur que de vous tenir de si près; en quoy, oultre l'obligation naturelle que nous vous avons, vous m'obligerez aussi en particulier pour vous faire humble service, partout où il vous plaira de me commander.»

Le sieur de Chassincourt, de qui il vient d'être parlé, était membre du conseil du roi de Navarre, dont il possédait, à un haut degré, la confiance. En intermédiaire dévoué, il justifia pleinement celle que le prince et la princesse d'Orange avaient placée en lui.

Le mémoire qu'il était chargé de remettre au roi de Navarre[203] se composait de deux parties, dont nous avons déjà fait connaître la première[204], contenant le récit de ce qui s'était passé à l'abbaye de Jouarre, en 1559, et déduisant les raisons desquelles ressortait l'irrégularité de l'investiture de Charlotte de Bourbon, comme abbesse.

La seconde partie de ce mémoire portait:

«Ladite dame (Charlotte de Bourbon) alègue ces raisons, sçachant bien que monsieur son père défère beaucoup aux cérémonies susdites, qu'il pourroit penser avoir esté observées en son endroict et pour tant s'en rendre plus difficile. Mais elles sont toutes vérifiées par l'information mesmes qui en fut faicte en l'abbaye de Jouarre, à la poursuite et instance de mondit seigneur de Montpensier, dont elle a l'original pardevers elle, en laquelle toutes les religieuses, d'une voix, tesmoignèrent, en termes exprès et plus amplement, tout ce qui dessus est dit.

»Les raisons susdites estant bien remonstrées à mondit seigneur de Montpensier, ladite dame supplie le roy de Navarre de le requérir, pour conclusion, de la vouloir recognoistre pour sa très humble et très obéissante fille, et, comme telle, luy faire part de ses biens, mesmes en considération des enfans dont il a pleu à Dieu bénir son mariage, et de ce luy donner si certaine asseurance, qu'à l'avenir il n'en puisse naistre aucune difficulté.

»C'est la première voye que ladite dame veut tenter comme la plus favorable, et qui ne peut estre trouvée mauvaise de personne, se confiant tant en la justice de sa cause, en la bonté de mondit seigneur, son père, et en l'intercession du roy de Navarre, qu'elle espère en avoir une bonne issue.

»Toutefois, parce que les passions d'aucunes personnes qui luy sont contraires pourraient rendre mondit seigneur, son père, moins facile envers elle, en ce cas, et ceste première voye ne réussît-elle pas, elle est conseillée d'en essayer une seconde, sy ledit sieur roy de Navarre la trouve à propos, qui est, qu'en cas que mondit sieur de Montpensier feust persuadé de ne rien faire, que, premier, il ne fust esclarcy de sa cause par un arrest, ladite dame s'en tient s'y asseurée, qu'elle n'a, en ce point, à craindre que manifeste injustice, quand mesme le pape en seroit juge, pourveu qu'il donnast sa sentence selon ses propres canons.

»Mais, parce que la passion et l'animosité des juges ecclésiastiques, en tels faits et contre telles personnes est trop suspecte, elle requiert que la chose soit jugée par tels personnages non ecclésiastiques, que ledit seigneur roy et mondit seigneur de Montpensier, son père, en voudront nommer pour juges ou arbitres, sous le bon plaisir et authorité du roy; en quoy elle ne doubte point de bonne issue, pourveu que mondit seigneur, son père, ne se déclare point partie contre elle, ains les en laisse faire, comme elle espère qu'il fera, par l'intercession dudit seigneur roy de Navarre.

»C'est une proposition si équitable et si juste, qu'on ne la peut refuser; car, si on réplique, qu'estant une cause de religion, elle est à renvoyer à la court d'église, nous avons l'édict de pacification, au contraire, qui la renvoye aux chambres de concorde, et en oste la cognoissance aux cours d'église, auquel mondit seigneur de Montpensier a advisé des premiers.»

Deux mois s'étaient écoulés depuis le départ du sieur de Chassincourt, sans qu'aucun détail relatif à la mission dont il s'était chargé fût encore parvenu à Charlotte de Bourbon, lorsqu'elle crut devoir inviter le prince dauphin, qui depuis longtemps la laissait privée de ses nouvelles, à rompre, vis-à-vis d'elle, un silence dont elle s'inquiétait.

«Monsieur, lui écrivit-elle, en mai 1579[205], vous avez, comme je croy, à ceste heure, reçu les lettres que je vous ay escriptes par M. de Chassincourt, où vous aurez entendu combien ce temps m'est ennuyeulx, quand je n'ay point cest heur de savoir de vos nouvelles. Celles que j'ay aprinses de monsieur nostre père, depuis huict jours, m'ont mise en grant peine, pour avoir entendu comme il est recheust par deux foys depuis sa première maladie; et comme je pensois dépescher en diligence pour l'envoïer visiter, madame de Bouillon, nostre sœur, m'a escript qu'il estoit hors de danger, grâces à Dieu; quy m'a faict un peu retarder, pour envoïer, par mesme moïen, voir monsieur mon nepveu, et luy présenter, de ma part, ung cheval venu de Dannemarck, lequel je luy ay dédié aussitost que je l'ay veu, car il semble estre aussi rare de force qu'il est petit, pour l'âge de mondit sieur mon nepveu. Il luy sera, comme je l'espère, encore propre à son service. Je vouldrois, monsieur, vous en pouvoir rendre à tous deux, en chose meilleure, pour vous tesmoigner combien est grande mon affection en cet endroit, où je vous supplieray très humblement me continuer vos bons offices vers monsieur nostre père, et me mander en quelle voulonté il est à présent pour mon regard, d'aultant que l'on m'en a escript diversement. Quand il vous plaira me faire cest honneur de m'avertir de ce qui en est, je le tiendray bien plus certain. Ce porteur, l'un de mes gens, est fidèle et seur, pour oultre ce que vous m'escripvrez, me faire rapport de ce que luy commanderés de me dire. Je luy ay donné charge de vous faire entendre bien au long l'estat de nos affaires, tant générales que particulières, et à quoy l'on est du traicté de paix, etc.

»Monsieur, je vous supplie très humblement de m'envoïer vostre pourtraict, et aussy de monsieur mon nepveu, sur peine de vous envoïer celuy de ma fille aisnée, m'asseurant quy ne vous sera point désagréable.»

Guillaume de Nassau, toujours plein d'égards pour la famille de la princesse, s'adressa en même temps que celle-ci, à François de Bourbon[206]. «Monsieur, lui disait-il, je n'ai point voulu faillir de vous escrire par ce porteur que ma femme envoie exprès devers monsieur vostre père, pour nous rapporter des nouvelles de sa santé, delaquelle nous avons esté en bien grand'peine, pour avoir entendu comme il estoit recheu par deux fois depuis sa première maladie; mais, à ceste heure, on nous a asseuré, grâces à Dieu, qu'il estoit hors de danger. Toutesfois, pour en estre plus certain, je n'ay trouvé que bon d'effectuer ce voyage, afin que, par mesme moïen, nous puissions sçavoir vostre bonne disposition et me ramentevoir en l'honneur de vostre bonne grâce... j'ay donné charge audict porteur de vous faire entendre l'estat auquel il plaist à Dieu tenir les affaires de ce païs, etc.»

Or, quel était cet état? et qu'était le traité de paix que mentionnait la princesse, à la fin de sa lettre? Il ne peut être répondu ici, qu'en quelques mots, à ces deux questions.

Les opérations militaires vivement engagées par l'ennemi depuis environ deux mois, avaient imprimé aux événements politiques une marche rapide.

Farnèse, en se jetant tout à coup, le 2 mars, sur Anvers n'avait nullement l'espoir de s'emparer de cette grande cité, dans laquelle résidait alors, avec sa famille, un chef trop vigilant pour se laisser surprendre. L'attaque, qui n'était qu'une feinte, fut repoussée par le prince d'Orange, après un rude combat. Le but réel des opérations de Farnèse était la conquête et la ruine de Maëstricht: il se reporta donc vers cette place, et en entreprit le siège, sans se douter de l'énergique et admirable résistance qu'allait opposer à sa colossale armée une poignée de combattants, ayant pour émules, dans la défense commune, leurs femmes et leurs enfants; tant il est vrai que jamais le patriotisme n'apparaît plus grand, en affrontant une lutte formidable, qu'alors que les saintes affections de famille l'inspirent et le vivifient!!

Guillaume de Nassau fit les plus grands efforts pour déterminer les états généraux à secourir Maëstricht, mais il ne put, sur ce point capital, triompher d'une inertie qu'entretenait, à tort, leur trop grande confiance dans des négociations alors engagées avec les Espagnols pour arriver à une paix dont la conclusion était singulièrement problématique. Aussi, la malheureuse ville, abandonnée à elle-même, finit-elle par succomber, victime des atrocités commises, à l'instigation de Farnèse, par des soldats, indignes de ce nom, qu'il avait déchaînés, ainsi qu'autant de bêtes fauves, contre une héroïque population livrée, comme proie, à l'assouvissement de leur rage.

Si, relativement à Maëstricht, les états généraux étaient demeurés au-dessous de leur tâche, ils surent du moins la remplir vis-à-vis des provinces wallonnes, en suivant, cette fois, les directions du prince d'Orange.

Dans le débat soulevé par ces provinces, la question prépondérante était celle de la religion et de l'exercice du culte.

Le prince et les états généraux insistaient sur le maintien, dans les dix-sept provinces, indistinctement, de la pacification de Gand, base de l'unité nationale, et d'une tolérance préludant à la consécration de la liberté religieuse. Les provinces wallonnes répudiaient la pacification de Gand et voulaient se séparer de la nation, dans l'espoir d'assurer parmi elles la domination exclusive de la religion catholique.

Dans leur ardeur insensée à briser pour toujours l'unité nationale, et dans l'aveuglement de leur coupable intolérance religieuse, ces provinces se mirent servilement à la merci de Farnèse, en lui envoyant, sous les murs de Maëstricht, une députation; puis, bientôt fut signé, entre leurs représentants et ceux du roi d'Espagne, un accord préliminaire, officiellement ratifié plus tard, qui scindait irrévocablement les Pays-Bas en deux parties.

En cette solennelle conjoncture, Guillaume de Nassau et Charlotte de Bourbon, fidèles à leurs antécédents, remplirent un noble rôle. Pour sauver d'un démembrement la patrie commune, le prince, de concert avec sa fidèle compagne, dont l'abnégation maternelle le secondait dans un suprême effort, offrit un gage exceptionnel de sa bonne foi, à l'appui d'une alliance nécessaire entre lui et ses concitoyens catholiques: il présenta, comme autant d'ôtages, tous ses enfants.

Son alliance et son offre furent repoussées; mais, tandis que, d'une part, leur rejet pèse de tout son poids sur la mémoire des hommes néfastes qui courbèrent les provinces wallonnes sous le joug de l'Espagne, de l'autre, aux noms vénérés de Guillaume de Nassau et de Charlotte de Bourbon demeure indissolublement attaché le glorieux souvenir d'un dévouement rehaussé par la soumission volontaire au plus grand des sacrifices.

Voilà, pour reproduire les expressions employées par la princesse, dans sa lettre de mai 1579, «quel étoit, à cette époque, l'état général des affaires, et à quoy l'on étoit du traité de paix».

Ainsi, deux ordres de faits distincts, séparés l'un de l'autre par un abîme, se produisaient alors: d'un côté, l'abdication du sentiment patriotique et l'affaissement du sentiment religieux, sous la pression de l'intolérance; de l'autre, le patriotisme se confondant, dans sa fidélité, avec le légitime besoin d'une indépendance nationale, et la revendication, sur les bases de la pacification de Gand, d'un régime provisoire de tolérance, devant conduire à un régime définitif de liberté religieuse; en d'autres termes, ici l'autocratie espagnole, saturée de bigotisme et de haine, prétendant façonner dix provinces à son image; là, la haute personnalité de Guillaume de Nassau, travaillant désormais à sauvegarder l'indépendance de sept provinces, et à faire prévaloir au milieu d'elles les droits imprescriptibles de la conscience chrétienne, toujours respectueuse de ceux d'autrui.

Sur ce point, quoi de plus grand, quoi de plus salutaire que le but vers lequel tendaient les efforts de Guillaume! Car, que voulait-il? que chacun professât sa religion avec une égale liberté et obtînt pour son culte la même protection. Sa volonté s'appuyait sur un principe fondamental qui, au XVIe siècle, n'était encore entrevu que par un très petit nombre d'hommes supérieurs.

Ce principe se déduit, en théorie, du point de vue auquel dans les États civilisés, se place, comme il le doit, tout sage législateur, en proclamant la liberté religieuse. Ce législateur ne crée pas un droit; il le constate. Appuyé sur l'étude de l'organisation intellectuelle et morale de l'homme, il voit la foi religieuse se produire au sein de la société; et, mû par la généreuse appréciation de cet état élevé de l'âme, il érige au rang de règle immuable la nécessité de respecter la foi, dans son essence et dans ses manifestations. Simple témoin du mouvement religieux, à quelque degré et sous quelque forme qu'il apparaisse, il s'abstient de se prononcer sur le mérite intrinsèque des causes qui le déterminent; accueillant l'homme sur la terre, il ne l'interroge point sur les secrets du ciel. En d'autres termes, il voit surgir les religions comme d'immenses faits sociaux, non comme les expressions diverses de la vérité divine. Sans aptitude et sans mission pour discerner le vrai du faux, en matière de croyances, il ouvre, car tel est son devoir, un libre accès dans la cité, à toutes les religions; et, neutre au milieu d'elles, il les laisse agir et se développer librement, tant qu'elles respectent l'ordre social et qu'elles vivent, les unes à l'égard des autres, dans une juxtaposition paisible et un support mutuel.

Après avoir signalé le principe fondamental sur lequel s'appuyait Guillaume de Nassau, dans sa lutte en faveur de la liberté religieuse, revenons à la situation personnelle de Charlotte de Bourbon; et écoutons-la parler de la joie qu'elle éprouva à saisir le premier indice d'un changement survenu dans les sentiments du duc de Montpensier, à son égard. Ce changement venait de se traduire, d'abord par la satisfaction qu'avait paru éprouver le duc à recevoir des nouvelles de sa fille, de son gendre et de ses petits-enfants, puis, par certaines communications échangées entre lui et la princesse, ainsi que le prince, au sujet du règlement, à l'amiable, d'une affaire de famille par voie d'arbitrage.

Le langage de Charlotte de Bourbon, dans deux lettres à son frère, est précis sur ce double point.

«Monsieur, lui écrivait-elle, le 27 juillet 1579[207], ayant entendu, par le retour de Jolytemps, comme il a pleu à Dieu remettre monseigneur nostre père en bonne santé, j'en ay receu beaucoup de contentement, et mesme de ce qu'il m'a asseuré comme il luy a pleu me faire cest honneur d'estre bien aise d'entendre de nos nouvelles; en quoy je remarque une bonne affection que j'ay cest heur de voir qu'il conserve encores en mon endroict, dont je reçois un grand repos et soulagement, attendant qu'il plaise à Dieu qu'il se veuille résoudre à me le faire tant plus paroistre; vous remerciant très humblement, monsieur, des bons offices qu'il vous a pleu me faire, tant pour ce regard, que pour l'avancement de mes affaires: en quoy je ne puis recevoir de vous plus de faveur et d'assistance que je m'en suis tousjours promis, pour l'amitié que m'avez continuellement fait cest honneur de me démonstrer, et celle que, de mon costé, je vous avois dédiée, oultre le debvoir et respect à quoy j'estois obligée. Il vous plaira donc, monsieur, continuant ce que vous avez desjà commencé pour moi envers mondit seigneur nostre père, luy faire souvenir de déclarer les arbitres qu'il luy plaira de prendre, ainsi que, de bouche, par ledit Jolytemps il m'a mandé qu'il estoit en volonté de s'en résoudre; à quoy je vous supplie de vouloir tenir la main, etc.»

La princesse ajoutait, le 12 août 1579[208]:

«Monsieur, je ne vous puis assez très humblement remercier de ce que, suivant vostre promesse, il vous a pleu envoyer ce gentilhomme pardeçà, et avec telle déclaration de vostre bonne volonté en mon endroict, que je ne vous sçaurois assez tesmoigner du contentement que j'en ay receu, pour estre la chose du monde que je désire le plus que d'estre continuée en vos bonnes grâces et celles de monseigneur nostre père, ayant monsieur le prince, vostre frère, faict response touchant les arbitres qu'il luy a plu de nommer; sur quoy il se trouve de la difficulté, d'autant que nous attendions d'en nommer aussy de nostre part, desquels nous eussions meilleure cognoissance. Enfin, nous ne nous sommes point tant arrestez sur ce faict, par l'ouverture qu'il vous a pleu commander à ce gentilhomme de me faire et sçavoir de moy ce que je penserois estre propre. Je n'ay voulu faillir de luy en donner une déclaration, laquelle j'espère que vous trouverez raisonnable, non seulement pour les moïens et facultez de nostre maison et la qualité de celle à laquelle je suis alliée, mais aussi par l'amitié qu'il vous plaist me faire cest honneur de me porter, et à mes enfans; quy me faict vous supplier très humblement, monsieur, de vouloir, selon que vous avez desjà bien commencé, estre moïen envers monseigneur nostre père à ce qu'il se résoude sur ce faict et qu'il prenne de bonne part la réponse que nous luy faisons, etc.»

Largement ouvert aux affections de famille, le cœur de Charlotte de Bourbon ne l'était pas moins aux épanchements de l'amitié; aussi, avait-elle accueilli avec bonheur l'arrivée à Anvers d'une jeune femme française qu'elle aimait et qui l'aimait. Entre elle et Mme de Mornay s'étaient établies de douces et confiantes relations, correspondant à celles que la duchesse de Bouillon avait formées et entretenait avec la pieuse et aimable compagne de l'homme d'élite dont le dévouement avait été et ne cessait d'être, pour elle et ses enfants, un ferme appui. Le prince et la princesse d'Orange avaient, pour leur propre part, reçu des preuves de ce même dévouement, et saisissaient toute occasion, s'offrant à eux, de montrer le prix qu'ils y attachaient. Or, en l'été de 1579, se présenta une circonstance dans laquelle ils se félicitèrent de pouvoir, tout particulièrement, entourer d'affectueux égards M. et Mme de Mornay. Un fils leur étant né, à Anvers, le 20 juillet, il fut décidé que Marie de Nassau serait la marraine de cet enfant, qui eut pour parrains François de Lanoue et Arthus de Vaudrey, seigneur de Mouy[209]. Que de fois l'enfance n'a-t-elle pas ainsi, à son insu, exercé le privilège de resserrer les liens qui déjà unissaient deux familles!

A peine un mois s'était-il écoulé depuis la naissance du fils de M. et de Mme de Mornay, que Charlotte de Bourbon devint mère d'une quatrième fille. On lit, en effet, dans le Mémoire sur les nativités des demoiselles de Nassau: «Mardi, le 18 d'août, l'an 1579, à dix heures devant midy, Madame accoucha, en Anvers, de sa quatrième fille, qui fut baptisée, au temple du chasteau, le 18 d'octobre ensuivant et nommée Flandrine par messieurs les députés des quatre membres de Flandres, et par madamoyselle Anna de Nassau, seconde fille de Son Excellence, comme tesmoings dudit baptesme, lesquels membres de Flandres luy ont accordé une rente héritière de deux mille florins par an, comme se vérifie par les lettres exprès sur ce dépeschez.»

Ailleurs on lit[210]: «Messieurs les estats de Flandres, en signe d'une affection publique, luy donnèrent le nom de Flandrine, afin que ceux qui l'oyraient nommer entendissent qu'elle estoit les amours et les délices de la Flandre.»

Trois jours après celui du baptême de Flandrine, Charlotte de Bourbon adressa aux magistrats d'Ypres la lettre suivante[211]:

«Messieurs, s'en retournans messieurs vos députez, je n'ay voulu faillir à vous remercier bien affectionnément du bien et honneur qu'il vous a pleu faire à monseigneur le prince et à moy, faisant assister en vostre nom au baptesme de nostre fille Flandrine; dont nous estions assez contens et satisfaictz de la faveur qu'avons receue en cest endroict, sans que nous eûssions desiré d'accroistre les incommoditez que vous avez en ce temps présent; mais, veu qu'il vous a pleu, sans y avoir esgard, adjouster encore nouvelle obligation par le don qu'avez faict à nostre dicte fille, ce nous est un si évident tesmoignage de vostre bonne volonté envers nous, que je ne le puis, ce me semble, assez estimer, ni vous en remercier, selon le ressentiment qui nous en demeure, qui est tel, pour mon regard, que je n'oublieray rien de ce en quoy je me pourray employer pour vostre contentement et repos; ce que je vous prie de croire, vous asseurant, qu'avec l'aide de Dieu, je ferai nourrir nostre chère fille en mesme volonté, et que cependant je ferai tout debvoir pour elle d'aussy bon cœur, qu'après avoir présenté mes plus affectionnées recommandations à vos bonnes grâces, je prie Dieu vous donner, messieurs, en santé, heureuse et longue vie. D'Anvers, ce 21 octobre 1579.

»Vostre affectionnée et bien bonne amye.
»Charlotte de Bourbon.»

Le baptême de Flandrine suggéra, en 1653, à Claude Allard, chanoine de Laval, auteur d'un livre à peine connu aujourd'hui[212], les réflexions suivantes, que tout lecteur impartial appréciera à leur juste valeur:

«Après la naissance de cette jeune princesse, la grandeur de la maison dont elle était issue apporta tout ce qu'elle put à sa conservation, et depuis à son élévation, fors ce qui estoit nécessaire au salut de son âme; mais, comme le prince d'Orange, son père, avoit abandonné Dieu pour suivre le monde, son soin le plus exact ne fut pas ce qui touche l'Éternité. La mère, de son côté, estant toute de chair, et n'ayant point les véritables sentimens du ciel, puisqu'elle estoit sortie du chemin qui conduit à l'héritage céleste, ne se mit pas non plus en peine des biens immortels. Leur empressement fut pour le corps; ils allèrent à ce qui estoit périssable; et crurent qu'il leur suffisoit de former une princesse grande pour le monde, sans songer que cette imaginaire grandeur est suivie, après la mort, d'un horrible abaissement et d'une perte éternelle. Ainsi, la liberté de la religion où elle estoit née ne voulant point advouer la nécessité du baptême, elle fut baptisée plutôt pour être distinguée entre ses frères et ses sœurs, et pour estre reconnue seulement de son père charnel, que pour estre reçue comme héritière de la gloire par le père céleste. On lui imposa donc le nom de Flandrine, qui fut autant, dans l'ordre de sa famille, une nomination de puissance et d'éclat, que de religion et de sainteté. Les estats de Flandre, qui avoient formé un corps de république, furent ses parrains et luy donnèrent ce nom, pour marque qu'elle estoit la fille de l'Union et de l'Estat... Ainsi le monde prit possession du corps et de l'âme de cette jeune princesse.»

Une étroite amitié unissait, de longue date, Charlotte de Bourbon à sa cousine Madeleine de Longwic, abbesse du Paraclet. Madeleine, privée du plaisir de voir désormais Charlotte, l'avait instamment priée de lui envoyer, pour quelque temps, l'une de ses filles, dont le séjour au Paraclet atténuerait la rigueur d'une séparation imposée à la cousine retenue en France, par la situation de celle que ses devoirs fixaient, à toujours dans les Pays-Bas. La prière avait été accueillie, et, dès le mois d'août 1580, Flandrine, âgée d'un an, était arrivée à l'abbaye. Elle s'y trouvait encore, lorsque, deux ans plus tard, elle eut le malheur de perdre sa mère.

Jamais, on le comprendra sans peine, il n'était entré dans la pensée de la princesse de destiner sa fille à la vie monastique; jamais non plus Madeleine de Longwic n'avait songé à rien de tel pour Flandrine, car elle respectait d'autant plus, dans la perspective des directions à imprimer au cœur de l'enfant, les convictions religieuses de la mère, qu'elle partageait elle-même ces convictions: et pourtant, se rencontra, dans la suite des années, un jour où Flandrine devint abbesse; mais, elle n'avait alors, pour la défendre contre les obsessions qui finirent par l'enchaîner à la vie du cloître, ni la protection d'une mère et d'un père, car elle était réduite à la triste condition d'orpheline, ni même la protection de Madeleine de Longwic, car cette dernière était frappée d'impuissance par de redoutables ennemis dont les efforts combinés réussirent à arracher de ses mains la jeune fille.

Nous n'avons pas à retracer ici les diverses phases de l'existence de Flandrine: nous nous bornerons à signaler la fidélité avec laquelle l'abbesse du Paraclet veilla sur le précieux dépôt que Charlotte de Bourbon lui avait confié. Une preuve péremptoire de cette fidélité se tire des faits mêmes qu'incrimina le chanoine Claude Allard, dans son livre. Il y disait[213]:

«Nostre jeune princesse se voit contrainte, dès son bas âge, d'abandonner la maison de son père, par un effet de cet amour farouche, quoiqu'innocent, qui régne dans le monde. Charlotte de Bourbon, sa mère, estant en France, avoit lié une étroite amitié avec une sienne cousine germaine, abbesse de la maison du Paraclet. La perte que celle-cy ressentoit dans l'éloignement de ceste autre elle-même, l'oblige de chercher quelque consolation à une absence qui n'en pouvoit recevoir ny en réparer le déplaisir ou la douleur; et, pour cela, elle luy demande une de ses filles. Le prince d'Orange, son père, accorde à la poursuite de sa femme, la prière de sa cousine, quoiqu'avec une extrême difficulté...

»Le malheur du siècle d'alors, où le venin de l'hérésie avoit répandu son poison dans les parties qui devoient estre les plus saines de l'Église, ayant pénétré jusques dans le sanctuaire et ayant ébranlé les colonnes mesmes de l'édifice spirituel, avoit corrompu l'esprit de l'abbesse du Paraclet: son âme, quoique pure, selon les mœurs, estoit altérée, dans la doctrine; elle avoit un cœur de loup et de lion, sous la peau et sous l'apparence d'une brebis et d'une colombe: sa vie estoit un continuel déguisement, car, en effet, elle avoit les sentimens et la créance huguenote, encore qu'elle eût un habit saint et qu'elle parût vestue en religieuse....

»Cet embrasement (l'hérésie) se répandant partout, perça les murailles de l'abbaye du Paraclet, laquelle, entre les autres, se vit horriblement frappée de l'haleine mortelle de ce serpent. L'abbesse et quelques-unes de ces religieuses avoient avalé ce poison, et, n'ayant rien de sanctifié que l'habit, faisoient gloire de donner les apparences à Dieu, et le cœur au démon. Ce fut dans ce lieu où le père et la mère de nostre jeune princesse prirent résolution de l'envoyer; et, comme ils estoient eux-mesmes infectés de ce mortel breuvage, ils vouloient que leur fille allât s'abreuver dans cette source corrompue et boire dans cette fontaine si sale et si trouble....

»Le prince d'Orange et sa femme envoyans leur fille entre les mains de l'abbesse du Paraclet, qu'ils n'ignoroient pas n'avoir que les sentimens profanes du calvinisme, puisque cette malheureuse religieuse portoit le cœur d'un démon et l'âme d'une mégère contre la foi catholique sous cet habit, et qu'elle-même avoit jeté les premières semences de l'infidélité dans l'esprit de Charlotte de Bourbon, mère de nostre jeune princesse, qui eût crû que ce rejeton eût pû être différent de son trônc?...

»L'abbesse se sentant très obligée des marques de l'affection cordiale des parens de nostre princesse, répondit à ce témoignage de leur amitié par toutes les choses qui pouvoient faire paroistre sa reconnaissance; sa passion et le respect tout particulier qu'elle avoit pour ce qui touchait la maison de Nassau rendirent son amitié et ses attaches plus tendres vers nostre jeune princesse...

»L'abesse, qui avoit donné la première teinture de la créance de Calvin à la mère, et qui servit de funeste instrument pour l'induire d'abandonner Dieu, fut ravie de voir entre ses mains un rejeton de l'arbre dont elle avoit corrompu la racine. Elle n'épargna ny conseils, ny tendresses, ny caresses, ny artifices, pour imprimer dans cette jeune âme ce qu'elle voulut y graver. Aussi, étoit-ce lors une table rase, ou une toile capable de recevoir toute sorte de figures: de façon qu'il ne fut pas difficile de courber cet arbrisseau selon le lieu où l'on le vouloit placer; estant nourrie dans la religion huguenote, eslevée dans l'esprit de ceste fausse créance, elle but l'iniquité comme de l'eau.»

Il n'est pas sans intérêt de remarquer, qu'alors que deux enfants venaient, ainsi qu'on l'a vu, de naître, à Anvers, le père de l'un d'eux, Philippe de Mornay, y entreprit, sous les yeux des parents de l'autre, Guillaume de Nassau et Charlotte de Bourbon, la composition de son célèbre Traité de la vérité de la religion chrétienne[214]; œuvre de foi et de science, qui portait en elle-même, par anticipation, la condamnation des erreurs et des déclamations intolérantes du chanoine Claude Allard.

Laissons là au surplus ce détracteur de la famille de Flandrine, et hâtons-nous de revenir au chef de cette famille, à sa noble compagne et à leur digne ami.

De graves événements, compromettant le sort de la Flandre entière, venaient de s'accomplir au centre de cette province, et y réclamaient, ainsi que l'affirmait Mornay, la présence du prince. En effet, de nouveaux troubles avaient éclaté à Gand; et Imbize, qui les avait fomentés, attirait sur lui une répression d'autant plus stricte, qu'ils dégénéraient en une véritable anarchie. Éclairé par les rapports et les judicieux conseils de Philippe de Mornay, Guillaume se rendit à Gand, et l'expulsion d'Imbize fut bientôt suivie du rétablissement de l'ordre dans la grande cité et dans les localités secondaires parmi lesquelles s'était fait plus ou moins sentir le contre-coup de ses excès démagogiques.

De retour à Anvers, le prince ne tarda pas à voir sévir dans cette ville, où il resta avec sa famille, un fléau, aux atteintes duquel celle-ci et lui échappèrent heureusement.

Quant à Philippe de Mornay, il tomba gravement malade; et, le fléau continuant à sévir à Anvers, «il fut convié par ceux de Gand d'aller changer d'air en leur ville. Ils lui meublèrent une maison, de tout point; et, le lendemain qu'il fut arrivé, le magistrat le venant saluer, lui apporta une exemption de tous les subsides qui s'y levoient, assez grands, à cause de la guerre. C'estoit en mémoire de ce qu'il leur avoit esté instrument pour sortir de la confusion d'Imbize. Là, il acheva l'an 1579 et commença l'an 1580. Il n'eut pas plus tost repris un peu de santé, qu'il se remit à continuer son œuvre[215]».

L'année 1579 se termina sans nouvel incident grave dans les Pays-Bas, sur le sort desquels demeurèrent sans influence de longues conférences tenues à Cologne, qui n'avaient pu aboutir à aucune solution précise.

Au début de l'année 1580, les relations entre le prince d'Orange et la cour de France suivaient leur cours, lorsque Charlotte de Bourbon, dans l'espoir de concourir, ne fût-ce qu'indirectement, à leur maintien, adressa à Catherine de Médicis l'expression de sa déférence, en lui disant[216]:

«Madame, s'en retournant le sieur de Revert trouver Vos Majestés, j'ay esté bien aise d'avoir si bonne commodité de me ramentavoir en l'honneur de vos bonnes grâces et vous supplier très humblement, madame, qu'il vous plaise me tant honorer que de me vouloir tousjours tenir au nombre de vos très humbles servantes et de me commander ce que Vostre Majesté me trouvera capable de luy faire très humble service; qui sera tousjours, oultre mon debvoir, de bien grande affection, de laquelle je baise très humblement les mains à Vostre Majesté, et supplie Dieu la conserver, Madame, en très bonne santé, très heureuse et longue vie.

»De Vostre Majesté, très humble et très obéissante subjecte et servante.

»Charlotte de Bourbon.
»A Anvers, ce 1er de février 1580.»

Trois mois plus tard, la princesse d'Orange, vis-à-vis de laquelle le service des finances royales était en retard d'acquitter une somme due, appelait sur ce point l'attention du souverain en ces termes, empreints d'une réelle modération[217]:

«Sire, s'en retournant le sieur de Russy à Oranges, pour mettre ordre aux mouvemens y survenuz, au mieux que faire se pourra, je luy ay donné charge de vous porter ceste lettre, par laquelle je supplie très humblement Vostre Majesté d'avoir égard à la pension qu'il luy a pleu m'ordonner; pour commander que j'en sois dressée, si ce n'est du tout, au moins de quelque partie, suyvant les promesses qu'il a pleu à Vostre Majesté, par diverses fois, m'en faire. Sur ce, je prie Dieu la conserver, sire, très longuement en très heureuse et très parfaite santé. D'Anvers, ce 10 mai 1580.

»De Vostre Majesté, très humble et très obéissante subjecte et servante.

»Charlotte de Bourbon.»

Vers la même époque, la princesse, en mère prévoyante, activait, en s'adressant au receveur général de Hollande, à Dordrecht, le recouvrement d'une somme à laquelle sa fille Élisabeth de Nassau avait droit. «Monsieur Muys, écrivait-elle[218], comme je pensois envoyer devers vous, pour la rente de ma fille Élizabeth, j'ay receu vostre responce sur la lettre que, passé quelques jours, je vous avois escritte pour cest effect, par laquelle vous me mandiés que l'argent ne pourroit estre prest qu'à l'expiration de ce moys; qui m'a faict retarder le voïage jusques à présent, que la nécessité en laquelle nous sommes d'argent me contraint de vous importuner, vous priant de m'en excuser et m'envoïer l'argent par ce porteur, qui vous en donnera mon récépissé; vous asseurant au reste, monsieur Muys, si pardeça il y a chose où je puisse m'emploïer pour vous, que je me revencheray de tant de bons offices que vous me faictes, etc., etc.»

La correspondance de la princesse, dans le cours de l'année 1580, offre des traces particulièrement intéressantes de ses intimes relations de famille et d'amitié.

Dans une lettre d'elle à François de Bourbon, datée d'Anvers, 27 février, se trouve ce passage[219]: «Ayant entendu comme depuis quelque temps vous estes arrivé à Paris, j'ai esté bien fort aise pour l'espérance que cela me donne, qu'estant plus près de ces païs, nous aurons cest heur d'entendre plus souvent de vos nouvelles, et meilleur moyen de vous accommoder des nostres. C'est un des plus grands heurs qui me puisse advenir, que d'entendre que vostre santé est bonne, et pareillement à monsieur le prince, vostre frère, qui est depuis quelques jours vers son gouvernement de Hollande, où les affaires sont en assez bon estat, grâces à Dieu.»

Ici se produit, à propos de la tournée du prince en Hollande, une preuve remarquable de sa haute confiance dans la vigilance de sa femme, quant aux soins à prendre pour assurer la transmission d'informations relatives à la marche des affaires publiques. En effet, Guillaume, avant de partir, invitant les députés de la Flandre à correspondre avec lui, leur avait expressément recommandé d'envoyer leurs lettres directement à la princesse, qui les lui ferait parvenir[220].

La confiance de Guillaume allait plus loin encore, car souvent il entretenait la princesse du fond même des affaires qu'il dirigeait.

D'une autre part, si, en l'absence du prince, telle ou telle lettre écrite par lui à la princesse contenait, aux yeux de celle-ci, des choses dont la connaissance pût soutenir ou utiliser le zèle d'amis dévoués de la maison de Nassau, elle se faisait un devoir de communiquer à ces amis non seulement la substance de telles choses, mais encore les lettres mêmes qui les mentionnaient. Rien, par exemple, de plus probant, à cet égard, que ces simples paroles adressées au prince d'Orange, soit par Villiers, soit par Sainte-Aldegonde: «Monseigneur, je lus hier les lettres de Vostre Excellence, du 12 du présent, écrites à Madame, lesquelles il lui a pleu de me communiquer, ce qu'elle a faict aussy à M. de Saint-Aldegonde[221], etc.»—«Monseigneur, j'ai lû ce qu'il a plû à Vostre Excellence d'escrire à M. de Villiers et à moy, et depuis lû ce qu'elle escrit à Madame[222] etc.»

Jamais, croyons-nous, on ne saura tout ce que Charlotte de Bourbon fut pour Guillaume de Nassau, car les inspirations d'un grand cœur échappent généralement aux investigations de l'histoire. Mais ce que du moins on connaît des sentiments, du langage et des actions de la noble princesse suffit à lui concilier l'hommage dû aux vertus et aux riches qualités d'une femme éminente.

Parmi les admirateurs qui la caractérisèrent comme telle, s'est rencontré un homme dont le témoignage demeure particulièrement précieux à recueillir: cet homme fut le comte Jean de Nassau. Mieux placé que d'autres pour connaître ce qui se passait au foyer domestique de son frère et pour constater l'étendue du bonheur que la princesse répandait autour d'elle, il écrivit, le 9 avril 1580, au comte Ernest de Schaunbourg[223]: «Le prince a si bonne mine et si bon courage, malgré le peu de bien qui lui arrive et la grandeur de ses peines, de ses travaux, de ses périls, que vous ne sauriez le croire, et que vous en seriez extrêmement joyeux. Certes, ce lui est une précieuse consolation et un grand soulagement que Dieu lui ait donné une épouse si distinguée par sa vertu, sa piété, sa haute intelligence, parfaitement telle, enfin, qu'il eût pû la désirer. Il la chérit tendrement.»

Appréciant avec un tact parfait la valeur morale et intellectuelle des hommes sur lesquels elle pensait que son mari pouvait, en toute sûreté, s'appuyer, Charlotte de Bourbon s'étudiait à lui ménager leur concours, et allait parfois jusqu'à le réclamer elle-même directement avec un confiant empressement. Pour ne citer qu'un fait, quoi de plus délicatement senti et exprimé que cet appel qu'elle adressa, un jour, à Hubert Languet[224]:

«Monsieur Languet, aiant discouru avec monsieur mon mari, pour aviser par ensemble d'envoïer quelque ung en France pour ses affaires, je me suis avancée de vous nommer, pour n'en cognoistre poinct quy avec plus de prudence et expérience puisse mieulx conduire ce faict, y étant joinct avec elle la bonne affection que vous portés à mondit seigneur mari, dont pour ce qu'y s'en asseure, il désire fort que vous entrepreniés ce véage; qui me faict vous prier que, s'il est possible que vous puissiés encore porter ce travail, vous veuillés obliger vos amis et, par mesme moïen, vous emploïer au bien du public, comme avés toujours faict; et sur ce, je me vais recommander à vostre bonne grâce, et remect le surplus de nos nouvelles à M. de Villiers, priant Dieu, monsieur Languet, vous conserver en santé, avec bonne et longue vie. A Middelbourg, ce 12 avril 1580.»

Peu de temps après s'être ainsi adressée à l'un des amis de Guillaume, Charlotte de Bourbon eut le chagrin d'apprendre qu'un autre de ses amis, et l'un des plus chers, assurément, Fr. de Lanoue, venait, à la suite d'un combat héroïquement soutenu avec une poignée d'hommes contre les forces espagnoles, d'être fait prisonnier, non loin d'Engelmunster[225]. Il était tout naturel que, sous l'impression de ce douloureux événement, la princesse en joignit l'annonce à diverses communications contenues dans une lettre qu'elle écrivait alors «à sa bien-aimée mère», la comtesse Julienne de Nassau.

«J'ay esté, lui disait-elle[226], très aise d'entendre par mon nepveu, le comte Jan, comme vous estes, pour le présent, en bonne santé, grâce à Dieu, lequel je supplie, tous les jours, vous y voulloir conserver longuement, comme estant le plus grand heur que nous puissions recepvoir, et qui donne un grand contentement à monseigneur le prince vostre fils, parmy ses peines et travaux, lesquels sont toujours à l'ordinaire; mais Dieu, par sa grâce, les bénict, y donnant assés bon succez, aïant, depuis peu de jours, reprins les villes de Malines et Diest que tenoient les ennemis. Il est vray que la prinse de M. de Lanoue, qui estoit mareschal de nostre camp, a fort ennuyé monseigneur vostre fils, pour ce que c'est ung gentilhomme vaillant et doué de beaucoup de rares vertus[227], et, outre cella, fidèle et affectionné amy et serviteur de mondit seigneur; mais puisqu'il a pleu à Dieu ainsy en ordonner, il s'en faut contenter. Au reste, madame, je vous puis asseurer, pour le présent, de la bonne santé de monseigneur vostre filz, lequel, depuis trois semaines, a esté extrêmement malade, mais, pour l'heure, il ne s'en ressent plus et se porte bien, comme auparavant. De moy, madame, je me trouve à l'accoustumée... Je me rejouy avec nos grans et petits enfans; je désire qu'y puisse avoir encore ungne fois en leur vie cet honneur de vous voir. Ma fille aînée, Loïse-Julienne dit que vous l'aimerés le mieulx, pour ce qu'elle a cest heur de porter vostre nom: elle commence à parler l'allement, et est fort grande pour son âge. Ils sont tous en bonne santé, grâce à Dieu... Je souhaite bien, madame, qu'il en soit de mesme de vostre part, et de toutes mesdames mes sœurs, vos filles, à quy je ne désire moindre prospérité qu'à moi-mesme; aussy, madame, je m'estimerois très heureuse qu'il vous plust me commander quelque chose peur vostre service; car je vous obéiray toute ma vie, de très grande affection, de laquelle je vous présente mes très humbles recommandations à vostre bonne grâce, et supplie Dieu vous donner, madame, en très bonne santé, très heureuse et longue vie.

»A Anvers, ce 9 juin.
»Vostre très humble et très obéissante fille,
»Charlotte de Bourbon.»

Cette lettre, datée du 9 juin 1580, est le dernier témoignage, écrit, d'affection filiale, que Charlotte de Bourbon ait pu adresser à sa belle-mère; peut-être même celle-ci n'en eut-elle pas connaissance, car, le 18 du même mois, elle succomba à Dillembourg; et il était difficile, au XVIe siècle, que la distance séparant de cette ville, Anvers, où résidait la princesse, pût, surtout à raison de l'état de guerre, être franchie en neuf jours, soit à travers les lignes ennemies, soit au moyen d'un détour pour les éviter.

Les larmes répandues par le chrétien, à la mort d'un être bien-aimé, qui partageait sa foi, sont des larmes bénies, qu'accompagne, en regard de l'éternité, une suprême espérance, fondée sur des déclarations divines! Telles furent les larmes que versèrent le prince et la princesse, en apprenant que Dieu venait de rappeler à lui leur mère vénérée. Sa longue existence avait été celle d'une humble et fervente chrétienne, aspirant à la vie du ciel: dès lors, comment ne pas croire que, par la bonté de Dieu, elle était désormais entrée en possession de cette vie supérieure?

L'histoire se tait trop souvent sur certaines personnalités, à la fois modestes et puissantes, dignes, à ce double titre, d'être honorées, admirées même. De ce nombre est la comtesse Julienne de Nassau.

Que saurions-nous d'elle, de sa foi vivante, de son amour maternel, des judicieux et fermes conseils qu'elle donna à ses nombreux enfants, si un pieux et savant écrivain n'avait pris soin de publier diverses lettres de cette sainte femme?

Nous ne pouvons mieux faire, pour rendre hommage à sa mémoire, que de reproduire, en les empruntant à la riche collection dont l'honorable M. Groen van Prinsterer est l'auteur[228], quelques passages de celles de ces lettres qui furent adressées à Guillaume de Nassau.

En 1573, à l'époque du siège de Haarlem, la comtesse Julienne lui écrivait: «Avec quelle joie j'ai reçu votre écriture et appris de vos nouvelles! Que le Seigneur vous soit en aide, dans les grandes affaires que vous avez sur les bras! A lui est donnée toute puissance dans le ciel et sur la terre... Jamais il n'abandonnera ceux qui se confient en lui... Je prie Dieu qu'il veuille fortifier aussi les braves gens de Haarlem... Mon cœur de mère est toujours auprès de vous.»

A peu de temps de là, elle ajoutait: «Mon très cher fils, que Dieu vous accorde des conseillers fidèles, qui ne vous engagent à rien de nuisible au corps ou à l'âme... Je vous supplie de ne pas avoir recours, dans vos difficultés, à des moyens contraires à la volonté de Dieu, car le Seigneur peut aider, lorsque tout secours humain est épuisé, et il ne délaissera jamais les siens.»

En 1574, après un succès considérable, la comtesse rapportant tout à la faveur divine, disait à Guillaume: «Je vous félicite de la grande victoire que le Seigneur, dans sa grâce miraculeuse, vous a donnée.»

Ayant perdu deux de ses fils à Mookerhei, elle écrivait: «En vérité, je suis une pauvre et misérable femme; je ne sourois être délivrée de ma douleur, avant que le bon Dieu ne me retire de cette vallée de larmes; j'espère, et prie de cœur que ce soit bientôt. Vous m'écrivez que rien n'arrive sans la volonté de Dieu; que, par conséquent, il faut porter patiemment ce que le Seigneur nous envoie: je sais tout cela, et que c'est notre devoir; mais les hommes restent des hommes, et ne peuvent le faire sans son secours. Puisse-t-il nous accorder son esprit, pour nous faire accepter ses dispensations et trouver notre consolation dans sa miséricorde... Je ne vous retiendrai pas plus longtemps par ma lettre; mais je persévérerai autant que Dieu m'en fera la grâce, en priant pour vous.»

En 1575, lorsque la cause de la religion évangélique, dans les Pays-Bas, semblait désespérée, la comtesse tenait à Guillaume ce langage: «Humainement parlant, il vous sera, en effet, difficile, étant dénué de tout secours, de résister, à la longue, à une si grande puissance; mais n'oubliez pas que le Tout-Puissant vous a délivré jusqu'à maintenant de tant de grands périls: tout lui est possible; sans lui rien ne peut se faire. Je prie le Dieu de toute miséricorde de vous faire la grâce de ne pas perdre courage dans vos nombreuses afflictions, mais d'attendre avec patience son secours, et de ne rien entreprendre qui soit contre sa parole et sa volonté, et qui puisse nuire au salut de votre âme.»

En 1576 elle exprimait à son fils ce vœu: « Que le Seigneur vous soit en aide et en consolation, dans toutes vos affaires et dans vos graves soucis, de même que, jusqu'à ce jour, il vous a sauvé de la violence et des menées de l'ennemi!»

M. Groen van Prinsterer fait suivre la reproduction de ces fragments de correspondance de réflexions pleines de justesse; il dit:

«A l'incrédulité ou au formalisme qui n'a de chrétien que le nom, de tels passages doivent paraître fades et insipides; mais nous sommes persuadé que le prince, en lisant ces paroles, aura souvent répété avec ferveur les mots de l'Écriture: «—Tourne-toi vers moi et aie pitié de moi; donne ta force à ton serviteur; délivre le fils de ta servante!» Nous leur attribuons même une importance historique, sachant que la prière du juste a une grande efficace, que les supplications des fidèles trouvent accès auprès du Dieu des armées, que lui-même est leur aide et leur bouclier, leur forteresse et leur libérateur, leur haute retraite, qui sauve le peuple affligé et abaisse les yeux hautains.

»La mère de Guillaume Ier nous semble occuper une place parmi ceux qui, avec des armes plus terribles que la lance et l'épée, se sont montrés forts dans la bataille. Elle vécut et mourut presque ignorée, souvent au milieu des épreuves et de la douleur; mais celui qui regarde aux humbles avait fait de cette pauvre et misérable femme une héroïne de la foi.»

Charlotte de Bourbon possédait, à un haut degré, la mémoire du cœur; aussi, depuis la mort de l'électeur palatin[229], Frédéric III, qui l'avait naguère si bienveillamment accueillie, à Heidelberg, concentrait-elle sur la veuve et sur la fille de ce prince, la vive affection qu'elle lui avait vouée. Apprenant, en août 1580, que la jeune comtesse palatine, qu'elle chérissait comme une sœur, allait épouser le comte Jean de Nassau, elle se félicita de voir des liens d'amitié se transformer désormais en liens de famille, plus étroits encore, et ses impressions, à cet égard, se traduisirent dans ces lignes adressées à son beau-frère[230]:

«Monsieur mon frère, j'ay entendu par ungne lettre que monseigneur le prince, vostre frère, m'a escripte, comme vous eussiés bien desiré que luy et moy, et tous nos enffans eûssions pû nous trouver, à Dillembourg, à vos nopces, chose qui, je vous asseure, seroit bien selon mon souhaict; mais vous sçavés l'estat de ce païs et ce que nous pouvons faire en cest endroict; quy me faict vous supplier bien humblement nous vouloir excuser, et croire qu'y n'y a point faulte de bonne voullonté; car je me sens, en ce faict, doublement obligée, tant pour vostre regart, que pour l'alliance que vous prenés d'ugne sy bonne et vertueuse princesse, laquelle j'ay tousjours honorée pour sa piété et aimée comme ma propre sœur, dont à présent, pour l'honneur de vous, j'auré encore plus d'occasion que jamais; et espère, monsieur mon frère, quant elle sera pardeça, de luy rendre tous les offices d'ungne humble et affectionnée sœur, dont il vous plaira l'asseurer, etc., etc.»

Cette lettre de la princesse était datée d'Anvers. Le prince, qui se trouvait alors à Gand, écrivit, de son côté, au comte Jean[231]:

«... J'ay entendu le heureux succès de vostre mariage, et que les fiançailles ont esté faictes avecque résolution d'accomplir le mariage au troisième de septembre. Vous povés estre asseuré que je en ay reçu ung indicible contentement et réjouissance, et prie à Dieu vous voloir donner à tous deux sa grâce, que puissiés vivre par ensemble en vraye amitié et bon accord. Il n'y a rien quy me déplaist plus, que ma femme et moy, avecques mes filles, n'avons cest heur de nous povoir trouver audit jour avecque vous et vous servir à festoier voz hostes; mais, puisque sçavés assés l'estat de ce païs, et aussi la courtesse du temps, j'espère que nous pardonnerés que ne faisons le debvoir à quoy sommes obligés, etc., etc.»

Si l'état du pays et la courtesse du temps s'opposaient à ce que le prince et sa femme se rendissent alors à Dillembourg, pour y assister au mariage du comte Jean, un obstacle particulier, non mentionné d'ailleurs par eux, leur interdisait aussi, pour le moment au moins, tout déplacement. En effet, la santé de la princesse commandait des ménagements qui n'eussent pu être impunément négligés. La naissance de son cinquième enfant était attendue comme très prochaine; et les prévisions sur ce point ne furent nullement déçues; car, le 17 septembre, naquit une fille, au sujet de laquelle est inscrite dans le Mémoire sur les nativités des demoiselles de Nassau cette mention: «Mardy, le 17e de septembre 1580, à cinq heures du matin, madite dame accoucha, en Anvers, de sa cinquième fille, qui fut baptisée audit temple du chasteau, le 25 d'octobre ensuivant, et nommée Brabantine par messieurs les états de Brabant, qui luy ont accordé une rente de deux mille florins par an[232]

CHAPITRE VIII

Traité conclu avec le duc d'Anjou au Plessis-lez-Tours.—Sinistres desseins de Philippe II à l'égard du prince d'Orange.—Circulaire adressée par Farnèse aux gouverneurs et aux conseils provinciaux en exécution des ordres de Philippe II.—Ban fulminé par Philippe II contre Guillaume de Nassau.—Correspondance de Charlotte de Bourbon avec son mari pendant une absence de celui-ci.—Relations affectueuses du prince et de la princesse avec Ph. de Mornay et Hubert Languet.—Mort de ce dernier.—Guillaume de Nassau rédige une Apologie en réponse au Ban de Philippe II.—Il la communique aux états généraux. Langage qu'il leur tient.—Réponse des états généraux.—Lettre de Guillaume de Nassau accompagnant l'envoi qu'il fait de son Apologie à la plupart des souverains et des princes de l'Europe.—Citation de quelques-uns des principaux passages de l'Apologie.—Impression produite en Europe par ce mémorable document.—Appui que rencontre Guillaume dans le dévouement de Charlotte de Bourbon.

Depuis longtemps s'agitait la question du choix d'un prince étranger, sous la protection duquel les Pays-Bas pourraient être efficacement placés. Après maintes délibérations sur la conclusion desquelles les sages conseils de Guillaume de Nassau pesèrent d'un grand poids, il fut décidé, en juin 1580, que le gouvernement général des provinces serait déféré au duc d'Anjou sous certaines conditions.

En conséquence, les états de certaines provinces, tels notamment que ceux du Brabant, de la Flandre, de la Frise, qui assumaient sur eux la responsabilité d'une ferme initiative, s'assemblèrent à Anvers, et résolurent, le 12 août, d'envoyer au duc une députation, munie de pleins pouvoirs pour traiter avec lui. Cette députation avait pour chef Marnix de Sainte-Aldegonde.

Arrivés en France, les députés conclurent, le 29 septembre, au Plessis-lez-Tours, avec le duc d'Anjou, autorisé à cet effet par le roi, son frère, un traité qui, postérieurement à la conférence de Fleix, fut ratifié, à Bordeaux, avec quelques additions, et suivi de la publication d'un manifeste dans lequel le prince français se disait résolu à délivrer les Pays-Bas du joug de l'étranger.

Cependant, à quoi Philippe II employait-il, dans ces mêmes pays, son principal agent, sur le concours duquel il comptait, pour le strict accomplissement de ses sinistres desseins à l'égard du prince d'Orange?

Farnèse, par ordre de son souverain, adressait, le 15 juin 1580, aux gouverneurs et conseils provinciaux la circulaire suivante[233]:

«Mon cousin, très chers et bien aymez! comme le roy mon seigneur, par deux réitérées lettres siennes nous ayt mandé bien expressément de faire incontinent publier ès pays de pardeçà la proscription et ban icy joint, à l'encontre de Guillaume de Nassau, prince d'Oranges, pour les causes contenues en iceluy ban, nous ne pouvons laisser, pour obéyr, au commandement de Sa Majesté, de vous l'envoyer, vous requérant et néantmoins, au nom et de la part de Sa Majesté, ordonnant, qu'incontinent ceste veue, ayez à le publier et faire publier par toutes les villes et places de vostre ressort et juridiction en la manière accoustumée, afin que personne n'en puisse prétendre cause d'ignorance; et n'y faites faulte. A tant, mon cousin, très chers et bien aimez, nostre Seigneur vous ait en garde. De Mons, le 15e jour de juing 1580. (signé): Alexandre.»

Le ban fulminé contre Guillaume, et mentionné dans cette circulaire, portait la date du 15 mars 1580; l'arme, ainsi forgée à loisir était donc, depuis trois mois environ, tenue en réserve par Philippe II, qui épiait le moment où il pourrait, le plus sûrement, en frapper sa victime.

Dans cet odieux factum, le tyran espagnol taxait le prince d'ingratitude et de dissimulation; il l'accusait d'avoir été le promoteur de la requête, de la destruction des images, de la profanation des choses saintes, des prédications hérétiques; «d'avoir, du vivant de sa seconde femme, épousé une religieuse et abbesse bénie solennellement de main épiscopale, qu'il tenoit encore auprès de luy; chose la plus déshontée et infâme qui pût être, non seulement selon la religion chrétienne, mais aussi par les lois romaines, et contre toute honnêteté;» d'avoir soulevé la Hollande et la Zélande; d'y avoir introduit la liberté de conscience; de s'être fait nommer Ruart; d'avoir lutté contre les gouverneurs nommés par le roi; d'avoir constitué l'union d'Utrecht, et d'avoir fait échouer les négociations de Cologne.

La conclusion du ban était ainsi libellée:

«Pour ces causes, qui sont si justes, raisonnables et juridiques, Nous, usans, en ce regard, de l'autorité qu'avons sur luy (Guillaume de Nassau), tant en vertu des serments de fidélité et obéissance qu'il nous a souvent fait, que comme étant prince absolut et souverain desdits Pays-Bas: pour tous ses faits pervers et malheureux, et pour estre luy seul, chef, autheur et promoteur de ces troubles et principal perturbateur de tout nostre Estat, en somme, la peste publique de la république chrétienne, le déclairons pour trahistre et meschant, ennemy de nous et du pays, et comme tel l'avons proscript et proscripvons perpétuellement hors de nosdictz pays et tous autres noz estatz, royaumes et seigneuries; interdisons et défendons à tous noz subjectz, de quelque estat, condition ou qualité qu'ilz soyent, de hanter, vivre, converser, parler ny communiquer avec luy, en appert ou couvert, ny le recevoir ou loger en leurs maisons, ny luy administrer vivres, boire, feulz, ny autres nécessitez en aucune manière, sur peine d'encourir nostre indignation, comme cy-après sera dict;

»Ains permettons à tous, soyent noz subjectz ou aultres, pour l'exécution de nostre dicte déclaration, de l'arrester, empescher, et s'asseurer de sa personne mesmes de l'offenser tant en ses biens qu'en sa personne et vie, exposant à tous ledict Guillaume de Nassau comme ennemy du genre humain, donnant à chacun tous ses biens, meubles et immeubles, où qu'ils soyent situez et assiz, qui les pourra prendre et occuper, ou conquérir: exceptez les biens qui sont présentement souz nostre main et possession.

»Et affin mesme que la chose puisse estre effectuée tant plus promptement et pour tant plustost délivrer nostredict peuple de ceste tyrannie et oppression, veuillant apprémier la vertu et chastier le crime; promettons, en parolle de roy, et comme ministre de Dieu, que, s'il se trouve quelcun, soit de noz subjectz ou estrangers, si généreux de cœur et désireux de nostre service et bien publicq, qui sache moyen d'exécuter nostredicte ordonnance, et de se faire quicte de cette dicte peste, le nous délivrant vif ou mort, ou bien luy ostant la vie: nous luy ferons donner et fournir pour luy et ses hoirs, en fondz de terres ou deniers comptants, à son choix, incontinent après la chose effectuée, la somme de vingt-cinq mil escuz d'or: et, s'il a commis quelque délict ou fourfaict, quelque grief qu'il soit, nous lui promettons pardonner, et dès maintenant luy pardonnons, mesme s'il ne fut noble, l'anoblissons pour sa valeur: et si le principal facteur prend pour assistance en son entreprise, ou exécution de son faict, aultres personnes, leur ferons bien et mercède, et donnerons à chacun d'iceux, selon leur degré et service qu'ils nous auront rendu en ce poinct, leur pardonnant aussy ce que pourroyent avoir mesfaict, et les anoblissant semblablement.

»Et pour autant que les réceptateurs, fauteurs et adhérens de telz tyrans sont ceulx qui sont cause de les faire continuer, nourrir, et entretenir en leur malice, sans lesquels ne peuvent les meschants dominer longuement, nous déclarons tous ceulx qui dedans un mois après la publication de la présente ne se retireront de tenir de son costé, ains continueront à luy faire faveur et assistence, ou aultrement le hanteront, fréquenteront, suyvront, assisteront, conseilleront, ou favoriseront directement ou indirectement, ou bailleront argent d'ici en avant, semblablement pour rebelles de nous et ennemys du repos publicq, et comme telz les privons de tous biens, noblesse, honneurs et grâces présentes et advenir, donnant leurs biens et personnes, où qu'ilz se puissent trouver, soit en noz royaumes et pays, ou hors d'iceux, à ceux qui les occuperont, soyent marchandises, argent, debtes et actions, terres, seigneuries, et aultres, si avant qu'iceux biens en soyent encores saisiz en nostre main, comme dict est: et pour parvenir à l'arrest de leurdicte personne ou biens, souffira pour preuve, de monstrer qu'on les auroit vus après le terme mis en ceste, communiquer, parler, traitter, hanter, fréquenter en publicq ou secret avec ledict d'Oranges, ou luy avoir donné particulière faveur, assistence ou ayde directement ou indirectement; pardonnant toutesfois à tous, tout ce que jusques audict temps auroient faict au contraire, se venant réduyre et remettre soubz la deue et légitime obéissance qu'ilz nous doibvent, en acceptant ledict traité d'Arras, arresté à Mons, ou les articles des députez de l'Empereur à Coulongue.»

Voilà bien Philippe II, peint par lui-même, en traits saisissants!

Or, où rencontrer une plus abominable insulte à la majesté divine, que sur les lèvres de cet être dégradé, de ce sinistre chef des inquisiteurs, qui, dans ses hideuses incitations au crime, ose se dire ministre de Dieu, et qui, stimulant, de sa parole de roi, la cupidité et la main de vils sicaires, transforme, à leurs yeux, l'assassinat en un acte de vertu, de générosité de cœur, que récompenseront à la fois, la décharge de tous crimes antérieurement commis, l'or et un titre de noblesse?

Au manifeste accusateur et sanguinaire, lancé contre le prince[234], il fallait une réponse péremptoire: elle se fit énergiquement entendre, en temps voulu.

Quel que fût le désir du prince de la produire immédiatement, il dut, par respect pour de hautes convenances, la différer. Il fallait, en effet, qu'il consultât préalablement[235] plusieurs personnages notables et les conseils de justice qui tenaient le parti des états. Ce préliminaire à accomplir, et l'élaboration de l'Apologie, dont il sera parlé bientôt, impliquaient des démarches et des soins, qui réclamaient de sa part d'assez longs délais. Rien, à cet égard, ne fut négligé par lui, sans que, d'ailleurs, le maniement journalier des affaires publiques en souffrit, soit qu'il se trouvât à Anvers, soit qu'il se rendît dans telle ou telle province où sa présence était nécessaire.

Animée comme lui d'un profond sentiment du devoir, Charlotte de Bourbon, au milieu même de ses appréhensions[236] en voyant les jours du prince plus que jamais menacés[237], se résignait à ce qu'il se séparât d'elle, dès que les circonstances l'exigeaient.

Pendant toute la durée de son absence, elle entretenait avec lui, au sujet des affaires d'État, une correspondance active, dont un fragment important doit trouver place ici, comme pouvant donner une idée de la vigilance et de la sagacité de la princesse.

«Monseigneur, écrivait-elle, d'Anvers, à Guillaume, le 29 novembre 1580[238], il y a deux jours que je vous dépeschay exprès pour vous advertir de la prinse de Condé; à ceste heure, je viens de recevoir des lettres de monsieur le prince d'Espinoy pour vous envoyer, où il vous mande les occasions qui l'ont contraint de retirer ses gens de ladite ville, et aussy autre entreprise que les ennemys ont sur la Flandre. Je ne sçay s'il en aura communiqué au conseil de guerre en ceste ville, ce qui, me semble, seroit bien nécessaire, pour y porter plus prompt remède; car, d'aultant qu'on est longuement sans avoir de vos nouvelles, je crains qu'il n'arrive inconvénient. Il vous plaira, monseigneur, de regarder s'il y a moyen d'y pourvoir, et si, recevant des lettres qu'on vous escrit, je les dois communiquer à quelqu'ung; ce que je n'ay pas encore faict, craignant de faillir; ou bien si ce sera le meilleur d'avertir monsieur le prince d'Espinoy, ceulx de Flandre, ou aultres, (que, quant aux) affaires qu'il vous escrivent, ils eûssent à en avoir correspondance avec ledit conseil de guerre. Il y a aussi une chose qui me faict peine, qu'ils disent que d'aulcuns des François qui estoient auprès de Cambray se retirent. Il me semble qu'il seroit très nécessaire que vous envoyassiez quelqu'un vers monsieur de Rochepot, pour sçavoir son dessin et ce qu'il a commandement de faire, et leur faire aussy entendre si on les trouve en bonne volonté, ce qui seroit besoing de faire pour empescher l'ennemy; tant y a, monseigneur, que je scay que vostre présence est bien nécessaire où vous estes, mais aussi elle manque bien pardeça.—Je me fortifie peu à peu, espérant, sy ce dégel continuait, qu'avec l'aide de Dieu, je pourrois vous aller trouver, dans quelques jours; mais si vous délibériez de revenir bienstost, alors ma délibération changeroit. Et sur ce, je prie Dieu, monseigneur, etc.»

Lorsque cette lettre fut expédiée à Gand, où se trouvait le prince, Ph. de Mornay se disposait à quitter Anvers, avec sa femme et ses enfants. Charlotte de Bourbon s'affligeait d'autant plus de les voir se séparer d'elle, peut-être pour toujours, qu'elle était encore toute émue de la perte récente d'un ami commun, non moins cher au prince et à elle, qu'à eux-mêmes, en d'autres termes, de la mort de l'excellent Hubert Languet[239]. Survint un incident, à l'heureuse issue duquel, d'ailleurs, elle ne fut pas étrangère, qu'un biographe[240] raconte en ces termes:

«M. de Mornay avoit pris congé de messieurs les estats, de M. le prince d'Orange et de tous ses amis; son bagage acheminé, sa femme et ses enfans en carrosse sur le bord de l'Escaut, pour trajecter en Flandre, luy deux heures après les devant suivre; voicy que, sans luy en dire mot, M. Junius, bourguemaistre d'Anvers, personnage insigne en authorité et doctrine, la va arrester, et, quelque résistance qu'elle feist, la ramène en son logis, disant que M. le duc d'Anjou ayant à venir, au premier jour, au pays, près duquel ils avoient si peu de personnes confidentes et affectionnées à leur bien, ce n'estoit pas le temps de laisser aller M. Duplessis; luy en font escrire par M. le prince d'Orange qui estoit à Gand, parler par madame la princesse, sa femme, requérir par les estats. Mais il leur dit qu'il ne pouvoit acquiescer à leur désir, duquel néanmoins il se sentoit et indigne et très honoré, sinon avec le congé de son maistre. Sur quoy y fut promptement dépesché le baillif de Nozeroy, en poste, avec lettres très expresses du prince d'Orange et des estats, vers le roy de Navarre; lequel ayant tesmoigné, avec beaucoup d'estime de M. Duplessis, combien son service luy estoit utile auprès de soy, luy permettoit toutefois de demeurer encore six mois auprès d'eux, desquels il ne luy sçauroit moins de gré que s'ils estoyent employés près de sa propre personne.»

Ph. de Mornay resta donc, quelque temps encore, à Anvers.

Le prince, qui lui avait antérieurement communiqué, ainsi qu'à Hubert Languet, son projet de réponse au ban de proscription, accueillit avec confiance les observations de ces deux amis, dont les conseils étaient toujours si désintéressés et si sûrs[241]; et ayant définitivement arrêté la rédaction de sa mémorable Apologie[242], la présenta, le 13 décembre 1580, aux états généraux, alors réunis à Delft, en leur tenant ce viril langage[243]:

«Messieurs,

»Vous avez veu par ci-devant une certaine sentence en forme de proscription, qui a esté envoiée par le roi d'Espaigne et depuis publiée par ordonnance du prince de Parme. Et, comme par icelle, mes ennemis, contre tout droict et raison, se sont essaiez de toucher grandement à mon honneur, et faire trouver mes actions passées mauvaises: j'ai bien voulu prendre l'advis de plusieurs personnages notables, et de qualité, mesmes de principauls consauls de ces païs. Mais pour raison de la qualité d'icelle proscription, les énormes et atroces crimes desquels je suis chargé, ores que ce soit à tort: toutesfois j'ai esté conseillé ne pouvoir satisfaire aultrement à mon honneur, sinon en monstrant par escript publicq, combien injustement j'estoi accusé et chargé de plusieurs crimes, comme aussi j'estoi publiquement injurié et calomnié. Suivant lequel advis, messieurs, attendu que je vous recognoi seuls en ce monde pour mes supérieurs, je vous présente ceste mienne défense escritte contre les criminations de mes adversaires, par laquelle j'espère non seulement avoir descouvert leurs impostures et calomnies, mais aussi légitimement justifié toutes mes actions passées. Et d'aultant que leur principal but et intention est de cercher tous les moïens de m'oster la vie, ou bien me faire bannir de ces païs, et pour le moins diminuer l'authorité qu'il vous a pleu me donner, comme si, obtenant telle chose, le tout leur viendroit à souhait: et d'aultre part, d'aultant qu'ils me calomnient, que par moïens illicites je retiens mon authorité: je vous supplie, messieurs, de croire, ores que je suis content de vivre tant qu'il plaîra à Dieu entre vous, et vous continuer mon fidèle service, toutesfois que ma vie que j'ai desdiée à vostre service, et ma présence au milieu de vous, ne me sont point si chères, que très volontiers je n'abandonne ma vie, ou que je ne me retire du païs, quand vous cognoistrez que l'un ou l'aultre vous peult aucunement servir pour vous acquérir une certaine liberté. Et quant à l'authorité qu'il vous a pleu me donner, vous sçavez, messieurs, combien de fois je vous ai supplié de vous contenter de mon service et me descharger, si vous trouvez qu'il convienne pour le bien de vos affaires: comme encores je vous en requiers, offrant toutesfois, comme j'ai tousjours faict en tout ce qu'il vous a pleu me commander, de continuer à m'emploier au service la patrie, au prix de laquelle je n'estime rien de ce que est en ce monde: comme je le vous remonstre plus amplement en ceste mienne défense, laquelle si vous jugez convenir, je vous supplie trouver bon qu'elle soit mise en lumière, affin que non seulement vous, messieurs, mais aussi tout le monde puisse juger de l'équité de ma cause et de l'injustice de mes adversaires.»

Le 17 décembre, les états généraux répondirent au prince[244]:

«Les estats généraux aiants depuis quelques jours veu et leu une proscription publiée par les ennemis contre la personne de Vostre Excellence, par laquelle ils imposent à icelle des crimes énormes, essaiants la rendre odieuse, comme si par moïens illégitimes et voies sinistres elle auroit usurpé le lieu et degré auquel elle est constituée; et d'exposer sa personne en proie et lui oster son honneur: aiants veu pareillement la défense proposée par Vostre Excellence contre ladicte proscription, trouvent par la vérité de ce qui est passé en ces païs, et qu'à chascun d'eus en son endroict est cogneu et manifeste, lesdicts crimes et blasmes avoir esté à tort imposez à icelle: et quant aus charges tant de lieutenant-général que des gouvernemens particuliers, après avoir esté légitimement choisi et esleu, ne les avoir acceptez sinon à nos instantes requestes, esquelles auroit aussi continué à nos prières et avec entier contentement et satisfaction du païs: et la supplient encores lesdicts estats y vouloir continuer, lui promettant toute aide et assistance, sans espargner aucuns de leurs moïens, et de lui rendre prompte obéissance. Et d'aultant qu'ils cognoissent les services fidels rendus par Vostre Excellence à ces païs et ceus qu'ils espèrent encores à l'advenir, ils lui offrent, pour l'asseurance de sa personne, d'entretenir une compagnie de gens à cheval pour sa garde, la suppliant l'accepter de la part de ceus qui se sentent obligez à la conservation d'icelle. Et en tant que touche lesdicts estats qui se treuvent aussi chargez par ladicte proscription, entendent de brief aussi se justifier, ainsi qu'ils trouveront convenir.»

Pourvu du point d'appui qu'il trouvait dans l'approbation, si honorable pour lui, des états généraux, Guillaume envoya son apologie à la plupart des souverains et des princes de l'Europe.

Une lettre, en date du 4 février 1581, accompagnant son envoi, portait, entre autres choses[245]:

«Il m'a semblé, et à tous mes meilleurs amis, que je ne pourrois satisfaire à mon honneur, sinon en opposant une juste défense à la proscription que le roi d'Espaigne a fait publier contre moi.

»... Si le roi d'Espaigne se fût contenté de me retenir mon fils et mes biens, qu'il a en sa possession, et encores de présenter, comme il faict, vingt-cinq mil escus, pour ma teste, promettre d'anoblir les homicides, leur pardonner tels crimes qu'ils pourraient avoir commis, j'eusse essaié par tout aultre moïen, comme j'ai faict par ci-devant, de me conserver, moi et les miens, et de pouvoir rentrer dans ce qui est mien, et eusse suivi la mesme façon de vivre que j'ai faict. Mais le roi d'Espaigne aiant publié par tout le monde que je suis peste publique, ennemi du monde, ingrat, infidèle, trahistre et meschant, ce sont injures que nul gentilhomme, voire des moindres qui soit des subjects naturels du roi d'Espaigne, peut et doit endurer: tellement, quand je seroi l'un de ses simples et absoluts vassauls, si est-ce que par telle sentance, et si inique en toutes ses parties, et aiant esté par lui despouillé de mes terres et seigneuries, à raison desquelles je lui auroi eu serment par ci-devant, je me tiendroi absouls de toutes mes obligations envers lui, et essaierai, comme nature l'enseigne à un chascun, par tous moïens à maintenir mon honneur, qui me doibt estre et à tous hommes nobles plus cher que la vie et les biens. Toutesfois puisqu'il a pleu à Dieu me faire la grâce d'estre né seigneur libre, ne tenant d'aultre que de l'empire, comme font les princes et aultres seigneurs libres d'Allemaigne et d'Italie, et en oultre que je porte tiltre de prince absolut, ores que mon principaulté ne soit bien grand; quoi qu'il en soit, ne lui estant subject naturel, ni aiant rien tenu de lui sinon à raison de mes seigneuries, desquelles il m'a entièrement dépossédé, il m'a semblé ne pouvoir satisfaire à mon honneur, et donner contentement à mes parens proches, à plusieurs princes ausquels j'ai cest honneur d'appartenir, et à toute ma postérité, sinon en respondant par escript publicq à ceste accusation proposée en la face de toute la chrestienté. Et combien que je ne l'ai pu faire sans toucher à son honneur, j'espère néantmoins que vous l'imputerez plustost à la contrainte que m'a apporté la qualité de ceste proscription, que non pas à ma nature ou à ma volonté.

»Et d'aultant que messieurs les estats qui ont de plus près cogneu la vérité de ce qui est contenu en ceste mienne défense, l'ont approuvée, m'aiants rendu assez suffisant tesmoignage de ma vie passée, je vous supplie très humblement, en approuvant icelle mienne response, croire que je ne suis ni trahistre, ni meschant, mais que je suis, Dieu merci, gentilhomme de bonne et très ancienne maison, et homme de bien, véritable en tout ce que je promets, non ingrat, ni infidèle, n'aiant commis chose dont un seigneur et chevalier de ma qualité puisse recepvoir aucun reproche.»

Arrivons maintenant à l'apologie elle-même, qui constitue un document historique de premier ordre, digne, à ce titre, d'être sérieusement médité.

Dans ce célèbre écrit, tracé d'une main ferme et habile, Guillaume de Nassau réfute victorieusement, une à une, toutes les accusations, toutes les calomnies de son implacable ennemi. Il fait plus; entraîné par les strictes nécessités de sa défense personnelle, il s'érige en légitime censeur de certains actes de cet ennemi; sachant bien qu'il lui suffira de les mettre en relief, pour qu'aussitôt l'indignation publique les scelle d'une impérissable flétrissure.

L'apologie est d'une étendue beaucoup trop considérable, pour qu'il soit seulement possible d'en reproduire ici les principales parties. Nous nous bornerons donc à la citation de quelques passages, à l'aide desquels on pourra du moins se former une idée, non seulement de la vigueur et de la justesse d'esprit, mais encore de la mâle et incisive éloquence du prince:

Le début de l'écrit est d'une vive allure:

«Combien que rien ne soit plus désirable à l'homme qu'un cours de sa vie entière, heureux, prospère, et égal sans aucun heurt ou mauvaise rencontre: toutesfois si toutes choses me fussent venues à souhait et sans avoir rencontré la haine de la nation espaignolle et de ses adhérens, j'auroi perdu l'avantage de ce tesmoignage qui m'est rendu par mes ennemis, lequel j'estime estre le plus excellent fleuron de gloire dont j'eusse peu désirer, devant ma mort, estre couronné. Qu'est-ce qu'il y a plus agréable en ce monde et principalement à celui qui a entrepris un si grand et excellent ouvrage comme est la liberté d'un si bon peuple, opprimé par si meschantes gens, que d'estre haï mortellement par ses ennemis, et ennemis ensemble de la patrie, et par leur propre bouche et confession recevoir un doux tesmoignage de sa fidélité envers les siens, constance contre les tyrans et perturbateurs du repos publicq? Tellement que de tant de plaisirs que les Espaignols et leurs adhérens m'ont faicts pensants me faire desplaisirs, comme par cette infame proscription ils ont plus pensé me nuire, aussi ils m'ont davantage resjoui et m'ont donné plus de contentement; car non seulement j'en ai reçu ce fruict, mais aussi ils m'ont ouvert un champ pour me défendre plus ample que je n'eusse osé désirer, et pour faire cognoistre à tout le monde l'équité et justice de mes entreprises, en laisser à ma postérité un exemple de vertu imitable à tous ceulx qui ne vouldront deshonnorer la noblesse des ancestres dont nous sommes descendus, et desquels un seul n'a jamais favorisé la tyrannie, ains tous ont aimé la liberté des peuples entre lesquels ils ont eu charge et authorité.»

Le prince parle aux états généraux du prix qu'il attache à leur approbation:

«Combien, messieurs, que je ne suis pas tellement ennemi de ma bonne renommée, que je ne prinse à gré, comme j'espère mes actions le mériter, d'estre en bonne estime envers tous les princes, potentats et républiques de ce monde, fors envers les Espaignols et leurs adhérens, desquels persévérants en la poursuite de leur tyrannie, je ne désire ni grâce, ni faveur, ni amitié quelconque: toutesfois puisque vous estes seuls en ce monde à qui j'ai serment, auxquels seuls je me tiens obligé, qui seuls avez puissance d'approuver mes actions, ou de les improuver, je me tiendrai pour bien satisfaict, quand j'aurai reçu tesmoignage de vostre part conforme à mes intentions, qui ont esté tousjours conjointes à vostre bien, utilité et service: et endurerai patiemment les aultres peuples et nations en juger selon leurs passions et affections, ou bien, ce que plus je désire, selon l'équité, droiture et justice.»

Le mariage contracté par Guillaume avec Charlotte de Bourbon est incriminé par Philippe II; mais, de quel droit un tel homme se porte-t-il accusateur, alors qu'il est lui-même sous le coup de formidables accusations? Les critiques qu'il ose élever ne sont-elles pas, d'ailleurs, dépourvues de tout fondement?

La réponse à la première de ces questions est empreinte d'une légitime indignation, qui se traduit par le tableau des effroyables désordres dont s'est rendu coupable, dans sa vie privée, le royal accusateur.

Parlant d'abord des adhérents de celui-ci, le prince dit:

«D'autant qu'on ne s'est pas seulement adressé à ma personne, pour m'accuser d'ingratitude et d'infidélité, mais aussi, comme la rage et fureur mord également tout le monde, aussi bien l'innocent comme celui qu'on juge estre coulpable, ainsi leur pétulance a esté si grande que de vouloir toucher à l'honneur de ma compagne par le blasme qu'ils cuident mettre sus à mon dernier mariage. Je ne sçai si je les trouve plus à condamner en impudence ou en bestise, n'aiant sceu ces savants hommes, qui se vantent d'estre si bons peintres, practiquer la leçon chantée et rechantée par les plus petits escolliers: Celui qui s'appareille pour mesdire d'aultrui doibt estre exempt de tout crime. Car c'est une impudence et témérité, s'ils cognoissent leurs faultes si notables, et néantmoins passent par dessus leurs épines et chardons, comme si c'estoient roses: ou si ils ne les cognoissent, quelle bestise est-ce, quelle stupidité, de ne point voir ce qui se présente, à toutes heures, à leurs yeux? Ils voient, tous les jours, un roi qui......., et ils m'osent reprocher un mariage saint, honeste, légitime, faict selon Dieu, célébré selon les ordonnances de l'église de Dieu.»

Chargement de la publicité...