Chroniques de J. Froissart, tome 01/13, 1re partie : $b 1307-1340 (Depuis l'avénement d'Édouard II jusqu'au siége de Tournay)
SECONDE PARTIE.
DE L'ÉDITION DU PREMIER LIVRE.
CHAPITRE I.
DU CHOIX DU TEXTE.
Froissart ne se recommande pas seulement par l'importance historique du monument dont nous lui sommes redevables, il est encore un de nos écrivains les plus aimables et les plus naïvement originaux. Les moyens d'information et de vérification dont un chroniqueur, si consciencieux qu'il fût, pouvait disposer avant l'invention de l'imprimerie étaient fort imparfaits, tandis que la critique a maintenant sous la main des instruments de contrôle de toute sorte. Aussi, les progrès de l'érudition tendent, il faut bien en convenir, à diminuer la valeur purement historique de l'œuvre de Froissart: on peut, on doit même y relever, soit dans les noms de lieu ou de personne, soit dans les dates, soit dans le récit des faits, d'innombrables erreurs, en prenant garde toutefois de ne pas faire sonner trop haut ces faciles triomphes, sous peine de tomber dans un pédantisme qui ne serait pas exempt de niaiserie. Froissart historien est condamné à vieillir, et il ne reste debout que par parties. Seul, Froissart écrivain, Froissart peintre du détail des mœurs, est toujours jeune; et l'on peut dire qu'il défie les atteintes du temps et de la critique.
Tenir compte de ce double aspect, littéraire et historique, de l'œuvre de Froissart, et ne sacrifier, s'il est possible, aucun des deux à l'autre, telle est la première, l'indispensable condition que doit remplir une bonne édition des Chroniques.
Il y a une méthode qui consiste à découper plus ou moins arbitrairement le premier livre par chapitres et à publier les uns à la suite des autres les petits fragments des diverses rédactions qui correspondent à chacun de ces chapitres. Dans ce système, le lecteur voit se succéder sans cesse par morceaux des textes différents et souvent contradictoires qui viennent rompre presque à chaque page le fil du récit dont ils troublent en même temps l'unité morale. Une édition ainsi comprise est d'une exécution relativement facile, mais elle a un inconvénient capital: elle rend Froissart à peu près illisible, elle enlève à ce chroniqueur le bénéfice d'une narration homogène, limpide, courante, et le dépouille dans une certaine mesure de ce charme littéraire qui constitue la part la plus brillante, la plus durable de sa gloire. D'ailleurs, un si bizarre mélange, on dirait presque, une telle macédoine, qui peut plaire à des esprits préoccupés avant tout du solide et du copieux, n'aurait que peu de chances de recevoir un accueil favorable, en France du moins, où l'on porte jusque dans l'érudition un goût moins robuste peut être que dans d'autres pays. Enfin, ne serait-il pas regrettable, pour ne pas dire imprudent, de présenter au public un travail qui ferait double emploi avec l'édition si pleine d'ampleur, publiée sous les auspices de l'Académie de Belgique? Il a fallu, du reste, des considérations aussi puissantes pour qu'on se décidât à rejeter une méthode que recommande l'imposante autorité de M. le baron Kervyn de Lettenhove.
A défaut d'une combinaison satisfaisante de tout point que l'on a vainement cherchée, on a dû se contenter du système suivant qui a semblé le moins mauvais: on a adopté comme texte l'une des trois rédactions du premier livre, et l'on a renvoyé en appendice à la fin de chaque volume les variantes des autres rédactions qui ajoutent quelque chose à ce texte au point de vue des faits historiques.
Des trois rédactions, quelle est celle qui avait le plus de titres à devenir le texte de cette édition?
On doit supposer que la dernière en date, c'est-à-dire la troisième était dans la pensée de Froissart une édition définitive de son premier livre; car on ne s'expliquerait pas autrement pourquoi ce chroniqueur aurait pris la peine de remanier encore une fois son œuvre. Aussi, cette rédaction mériterait sans nul doute la préférence, si elle était complète; mais elle ne comprend qu'un tiers environ du premier livre et s'arrête à la fin du règne de Philippe de Valois. On ne pouvait donc la choisir comme texte sans emprunter à une autre rédaction la partie postérieure à 1350: on a repoussé cette combinaison pour ne pas retomber dans l'inconvénient d'un texte composite que l'on voulait éviter à tout prix.
La seconde rédaction a sur la troisième l'avantage d'embrasser le premier livre dans son entier. Toutefois, nous avons la preuve que l'auteur de cette seconde rétractation ne la considérait pas comme la forme définitive de son premier livre, qu'elle n'était pas ce qu'il eût désiré qu'elle fût: cette preuve, c'est le fait même d'une rédaction postérieure à la seconde qui la fournit. On ne voit pas, en effet, pourquoi Froissart, parvenu sur le seuil de la vieillesse, s'il avait été pleinement satisfait de la seconde, aurait repris la plume pour écrire la troisième.
Il a semblé qu'à tout prendre ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était de choisir comme texte la première rédaction. Les seconde et troisième rédactions, longtemps ensevelies dans les archives de quelques grandes familles, avaient dormi dans un oubli complet jusqu'à nos jours: on ne connaît que deux manuscrits de la seconde et qu'un seul de la troisième. La première rédaction, au contraire, a joui aux quatorzième et quinzième siècles d'une vogue immense, attestée encore aujourd'hui par les cinquante manuscrits qui nous en restent, ainsi que par les nombreuses éditions qui datent des premiers temps de l'imprimerie. Or, la vogue d'un livre s'ajoute à sa valeur intrinsèque pour le recommander à l'attention de la postérité, parce que cette vogue qui ne peut s'expliquer que par une certaine affinité entre la nature de l'ouvrage, les opinions, les passions, les tendances de l'auteur et celles de ses contemporains, est un indice précieux des mœurs et du génie d'une époque. De plus, il ne faut pas perdre de vue qu'on lit toujours le texte d'un livre avant les variantes: ne convient-il pas dès lors de demander ce texte à celle des trois rédactions qui a précédé les deux autres?
Rien n'est plus curieux que d'étudier dans les trois rédactions du premier livre les modifications de toute sorte que Froissart a successivement apportées au récit des mêmes événements; rien n'est plus piquant que de rechercher, soit dans la vie du chroniqueur, soit dans l'histoire de son temps, la cause de ces modifications. Mais ces recherches ne peuvent être sûres et ces comparaisons fécondes que si les diverses rédactions apparaissent au lecteur dans l'ordre où elles se sont succédé chronologiquement: une considération aussi grave, aussi puissante, aurait suffi pour faire adopter comme texte la première rédaction; et si l'ordre chronologique que nous avons adopté est exact, la conformité à cet ordre assure à notre édition un avantage inappréciable qu'on ne trouve dans aucune autre.
La première rédaction revisée, qui a été choisie de préférence à la première rédaction proprement dite, offre d'ailleurs, de 1372 à 1377, le même texte que la seconde; elle a, suivant une remarque déjà faite, moins d'originalité et de développement que cette dernière de 1325 à 1345; en revanche, elle est souvent plus complète et parfois supérieure au point de vue littéraire pour toute la partie du premier livre comprise entre 1345 et 1372.
Le manuscrit de la Bibliothèque impériale coté 6477 à 6479 = B1 renferme sans contredit le plus ancien et le meilleur des trois exemplaires complets qui nous restent de la première rédaction revisée; le choix de ce manuscrit comme texte du premier livre de notre édition était donc naturellement indiqué. L'empreinte du dialecte wallon, qui est très-marquée dans B1, pourra dérouter un peu le lecteur; mais c'est un signe non douteux d'antiquité et d'authenticité, un trait caractéristique qui distingue les meilleurs manuscrits des deux premiers livres des Chroniques [145].
On rencontre ça et là dans le manuscrit B1 des lacunes et de mauvaises leçons; on a comblé ces lacunes et corrigé ces leçons défectueuses à l'aide des autres manuscrits de la première rédaction revisée, en ayant soin d'indiquer au bas de la page les manuscrits qui ont fourni ces restitutions, et de mettre entre parenthèses les mots ou les passages empruntés.
Le manuscrit B1, comme tous les exemplaires vraiment anciens, n'a pas de titres de chapitres. Le texte y est divisé en alinéas dont le commencement est marqué par des lettres capitales alternativement rouges et bleues. Cette division a été, sauf de très-rares exceptions, scrupuleusement maintenue; seulement, les alinéas du manuscrit B1 forment autant de paragraphes dans notre édition.
La loi que s'est imposée l'éditeur de faire lui-même toutes ses copies et collations, a permis d'apporter au texte, déjà publié tant de fois, de la première rédaction, des améliorations vraiment imprévues. Comme on s'est abstenu d'avertir le lecteur par des notes placées au bas des pages, c'est ici le lieu de citer au moins un exemple de ces corrections. Dans le récit de la bataille de Cassel, tous les éditeurs qui nous ont précédé ont lu ainsi le passage suivant: «.... onques de tous ces XVIm Flamens n'en escapa NUL, et fu leur chapitainne mors. Et si ne seut onques nuls de ces signeurs nouvelle li uns de l'autre, jusques adont qu'il eurent tout fait; et onques des XVm Flamens qui mors y demorèrent, n'en recula uns seuls [146]....» Ces lignes renferment une contradiction flagrante qui aurait dû rendre la leçon suspecte et éveiller la défiance des éditeurs. Il est clair, en effet, que si quinze mille Flamands seulement sur seize mille sont morts, Froissart n'a pas pu dire dans la phrase précédente qu'il n'en est pas échappé un seul. Dacier semble avoir aperçu cette contradiction, et c'est sans doute pour tourner la difficulté que le savant éditeur avait substitué le chiffre de seize mille morts [147] aux quinze mille du texte; mais aucun manuscrit n'autorise cette substitution. On trouvera pour la première fois dans notre édition ce passage restitué tel que Froissart a dû l'écrire: «.... onques de tous ces seize mille Flamens n'en escapa MIL [148]....» Du reste, nous avons corrigé sur ce point les éditions antérieures sans y viser le moins du monde; et grande a été notre surprise lorsque nous avons vu que tous nos prédécesseurs avaient mal lu le passage dont il s'agit. Ce curieux exemple prouve une fois de plus que dans les travaux d'érudition il faut tout faire soi-même. M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir: en ne confiant à personne le soin de transcrire et de collationner les manuscrits, le plus humble corrige parfois les erreurs des autres sans s'en douter.