Cinq années de ma vie, 1894-1899
The Project Gutenberg eBook of Cinq années de ma vie, 1894-1899
Title: Cinq années de ma vie, 1894-1899
Author: Alfred Dreyfus
Release date: November 16, 2011 [eBook #38031]
Language: French
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CINQ ANNÉES DE MA VIE
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
500 exemplaires in-8o, imposition spéciale, sur vélin.
Et 50 exemplaires in-8o, imposition spéciale
sur papier du Japon, numérotés à la presse.
Cet ouvrage a été composé et imprimé en français et en anglais dans les Etats-Unis d'Amérique, où le texte français et la composition anglaise sont protégés par le "Copyright".
Copyright 1901 par A. F. Jaccaci.
ALFRED DREYFUS
CINQ ANNÉES
DE MA VIE1894-1899
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
FASQUELLE ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11
——
Tous droits réservés.
Je raconte uniquement dans ces pages ma vie pendant les cinq années où j'ai été retranché du monde des vivants.
Les événements qui se sont déroulés autour du procès de 1894 et dans les années suivantes, en France, me sont restés inconnus jusqu'au procès de Rennes.
A. D.
A MES ENFANTS
I
Je suis né à Mulhouse, en Alsace, le 9 octobre 1859. Mon enfance s'écoula doucement sous l'influence bienfaisante de ma mère et de mes sœurs, d'un père profondément dévoué à ses enfants, sous la touchante protection de frères plus âgés.
Ma première impression triste, dont le souvenir douloureux ne s'est jamais effacé de ma mémoire, a été la guerre de 1870. La paix conclue, mon père opta pour la nationalité française; nous dûmes quitter l'Alsace. Je me rendis à Paris pour poursuivre mes études.
Je fus reçu en 1878 à l'École Polytechnique, d'où je sortis en 1880 pour entrer comme sous-lieutenant élève d'artillerie à l'École d'application de Fontainebleau. Le 1er octobre 1882 j'étais nommé lieutenant au 31e régiment d'artillerie en garnison au Mans. A la fin de l'année 1883, j'étais classé aux batteries à cheval de la 1re division de cavalerie indépendante à Paris.
Le 12 septembre 1889, je fus nommé capitaine au 21e régiment d'artillerie, détaché comme adjoint à l'École centrale de pyrotechnie militaire à Bourges. Dans le courant de l'hiver, je me fiançai à Mlle Lucie Hadamard, qui est devenue ma compagne dévouée et héroïque.
Durant mes fiançailles, je préparai mes examens à l'École supérieure de guerre où je fus reçu le 20 avril 1890; le lendemain 21 avril, je me mariai. Je sortis de l'École supérieure de guerre en 1892 avec la mention très bien et le brevet d'état-major. Mon numéro de classement à la sortie de l'École de guerre me valut d'être appelé comme stagiaire à l'état-major de l'armée. J'y entrai le 1er janvier 1893.
La carrière m'était ouverte brillante et facile; l'avenir se montrait sous de beaux auspices. Après les journées de travail, je trouvais le repos et le charme de la vie familiale. Curieux de toutes les manifestations de l'esprit humain, je me complaisais aux longues lectures durant les chères soirées passées auprès de ma femme. Nous étions parfaitement heureux, un premier enfant égayait notre intérieur; je n'avais pas de soucis matériels, la même affection profonde m'unissait aux membres de ma famille et de la famille de ma femme.
Tout dans la vie semblait me sourire.
II
L'année 1893 se passa sans incidents. Ma fille Jeanne vint éclairer mon intérieur d'un nouveau rayon de joie.
L'année 1894 devait être la dernière de mon séjour à l'état-major de l'armée. Je fus désigné pour faire, durant le dernier trimestre de cette année, le stage réglementaire dans un régiment d'infanterie, stationné à Paris.
Je commençai ce stage le 1er octobre; le samedi 13 octobre 1894, je reçus une note de service m'invitant à me rendre le lundi suivant à neuf heures du matin au ministère de la guerre pour l'inspection générale; il y était expressément indiqué d'être en «tenue bourgeoise». L'heure me parut bien matinale pour l'inspection générale qui, d'ordinaire, se passait le soir; l'indication de la tenue bourgeoise m'étonna également. Mais après avoir fait ces remarques à la lecture de la note de service, je les oubliai vite, n'y attachant aucune importance.
Le dimanche soir, nous dînâmes comme d'habitude, ma femme et moi, chez mes beaux-parents, d'où nous partîmes forts gais, heureux comme toujours de ces soirées passées en famille, dans un milieu affectueux.
Le lundi matin je pris congé des miens. Mon fils Pierre, alors âgé de trois ans et demi, qui s'était accoutumé à me conduire jusqu'à la porte quand je sortais, m'accompagna ce matin-là comme d'habitude. Ce fut un de mes plus vifs souvenirs dans mon infortune; bien souvent, dans mes nuits de douleur et de désespoir, j'ai revécu cette minute où j'avais serré dans mes bras pour la dernière fois mon enfant; j'y puisais une nouvelle dose de force et de volonté.
La matinée était belle et fraîche; le soleil s'élevait à l'horizon, chassant le brouillard léger et ténu; tout annonçait une superbe journée. Comme j'étais arrivé un peu à l'avance au ministère, je me promenai quelques minutes devant la façade; puis je montai aux bureaux. Dès mon entrée, je fus reçu par le commandant Picquart, qui semblait m'attendre et qui m'introduisit aussitôt dans son cabinet. Je fus surpris de ne trouver aucun de mes camarades, les officiers étant toujours convoqués par groupes à l'inspection générale. Après quelques minutes de conversation banale, le commandant Picquart me conduisit dans le cabinet du chef d'état-major général. Mon étonnement fut grand en y pénétrant; au lieu de me trouver en présence du chef d'état-major général, je fus reçu par le commandant du Paty de Clam en uniforme. Trois personnes en civil, qui m'étaient complètement inconnues, s'y trouvaient également. Ces trois personnes étaient M. Cochefert, chef de la sûreté, son secrétaire et l'archiviste Gribelin.
Le commandant du Paty vint à moi et me dit d'une voix étranglée: «Le général va venir. En l'attendant, comme j'ai une lettre à écrire et que j'ai mal au doigt, voulez-vous l'écrire pour moi?» Si étrange que fut cette demande, faite dans de pareilles conditions, j'y accédai aussitôt. Je m'assis à une petite table toute préparée, le commandant du Paty assis à côté et tout près de moi, suivant ma main de l'œil. Après m'avoir fait remplir d'abord une feuille d'inspection, il me dicta une lettre dont certains passages rappelaient la lettre accusatrice que je connus par la suite et qui prit le nom de «Bordereau». Au cours de la dictée, le commandant m'interpella vivement, me disant: «Vous tremblez.» (Je ne tremblais pas. Au Conseil de guerre de 1894, il expliqua cette brusque interpellation en disant qu'il s'était aperçu que je ne tremblais pas durant la dictée, que dès lors il avait pensé avoir affaire à un simulateur et avait cherché à ébranler mon assurance.) Cette remarque véhémente me surprit singulièrement, ainsi que l'attitude hostile du commandant du Paty. Mais comme tout soupçon était fort loin de mon esprit, je crus qu'il trouvait que j'écrivais mal. J'avais froid aux doigts, car la température était très fraîche au dehors, et je n'étais que depuis quelques minutes dans une salle chauffée. Aussi lui répondis-je: «J'ai froid aux doigts.»
Comme je continuais à écrire sans présenter aucun trouble, le commandant du Paty tenta une nouvelle interpellation et me dit violemment: «Faites attention, c'est grave!» Quelle que fût ma surprise de ce procédé aussi grossier qu'insolite, je ne dis rien et m'appliquai simplement à mieux écrire. Dès lors, le commandant du Paty, ainsi qu'il l'expliqua au Conseil de guerre de 1894, considéra que j'avais tout mon sang-froid et qu'il était inutile de poursuivre plus loin l'expérience. La scène de la dictée avait été préparée dans tous ses détails; elle n'avait pas répondu aux espérances qui l'avaient inspirée.
Aussitôt la dictée terminée, le commandant du Paty se leva et, posant la main sur moi, s'écria d'une voix tonnante: «Au nom de la loi, je vous arrête; vous êtes accusé du crime de haute trahison.» La foudre tombant à mes pieds n'eut pas produit en moi une commotion plus violente; je prononçai des paroles sans suite, protestant contre une accusation aussi infâme que rien dans ma vie ne permettait de justifier.
Puis, M. Cochefert et son secrétaire s'élancèrent sur moi et me fouillèrent. Je n'opposai pas la moindre résistance et leur criai: «Prenez mes clefs, ouvrez tout chez moi, je suis innocent!» J'ajoutai: «Montrez-moi au moins les preuves de l'infamie que vous prétendez que j'ai commise.» Les charges sont accablantes, me répondit-on, sans vouloir préciser ces charges.
Je fus ensuite conduit à la prison du Cherche-Midi par le commandant Henry, accompagné d'un agent de la sûreté. Durant ce trajet, le commandant Henry, qui était d'ailleurs parfaitement au courant de ce qui venait de se passer, car il avait assisté, caché derrière un rideau, à toute la scène, me demanda de quoi j'étais accusé. Ma réponse fut l'objet d'un rapport du commandant Henry, rapport dont le mensonge éclata par les interrogatoires mêmes que je venais de subir et que je devais subir encore pendant plusieurs jours.
A mon arrivée dans la prison, je fus incarcéré dans une cellule, dont la fenêtre donnait sur la cour des condamnés. Je fus mis au secret le plus absolu; toute communication avec les miens me fut interdite. Je n'eus à ma disposition ni papier, ni plume, ni encre, ni crayon. Les premiers jours, je fus mis au régime des condamnés; puis cette mesure illégale fût annulée.
Les hommes qui apportaient ma nourriture, étaient toujours accompagnés du sergent de garde et de l'agent principal, qui seul possédait la clef de ma cellule. Il était interdit de m'adresser la parole.
Quand je me vis dans cette sombre cellule, sous l'impression atroce de la scène que je venais de subir et de l'accusation monstrueuse portée contre moi, quand je pensai à tous ceux que je venais de quitter il y a quelques heures à peine, dans la joie et le bonheur, je tombai dans un état de surexcitation terrible, je hurlai de douleur.
Je marchais dans ma cellule, heurtant ma tête aux murs. Le commandant des prisons vint me voir, accompagné de l'agent principal, et me calma pour quelques instants.
Je suis heureux de pouvoir rendre ici mon reconnaissant hommage au commandant Forzinetti, directeur des prisons militaires, qui sut allier les devoirs stricts du soldat aux sentiments les plus élevés d'humanité.
Durant les dix-sept jours qui suivirent, je subis de nombreux interrogatoires du commandant du Paty, faisant fonctions d'officier de police judiciaire. Il arrivait toujours le soir, fort tard, accompagné de son greffier, l'archiviste Gribelin; il me dictait des bouts de phrases pris dans la lettre incriminée, faisait passer rapidement sous mes yeux, à la lumière, des mots ou des fractions de mots pris dans la même lettre, en me demandant si je reconnaissais ou non mon écriture. En dehors de ce qui a été consigné dans les interrogatoires, il faisait toutes sortes d'allusions voilées à des faits auxquels je ne comprenais rien, puis se retirait théâtralement, laissant mon cerveau en face d'énigmes indéchiffrables. J'ignorais toujours quelle était la base de l'accusation; malgré mes demandes pressantes, je ne pouvais obtenir aucun éclaircissement sur l'accusation monstrueuse portée contre moi. Je me débattais dans le vide.
Si mon cerveau n'a pas sombré dans ces journées et dans ces nuits interminables, ce ne fut pas la faute du commandant du Paty. Je ne possédais ni papier ni encre permettant de fixer mes idées; à toutes les minutes je retournais dans ma tête les lambeaux de phrases que je lui arrachais et qui ne faisaient que me dérouter davantage. Mais quelles que fussent mes tortures, ma conscience veillait et me dictait infailliblement mon devoir. «Si tu meurs, me disait-elle, on te croira coupable; quoi qu'il arrive, il faut que tu vives pour crier ton innocence à la face du monde.»
Le quinzième jour enfin après mon arrestation, le commandant du Paty me montra une photographie de la lettre accusatrice, appelée depuis le Bordereau.
Cette lettre, je ne l'avais pas écrite, je n'en étais pas l'auteur.
III
Après la clôture de l'instruction du commandant du Paty, l'ordre d'ouvrir une instruction régulière fut donné par le général Mercier, ministre de la Guerre. Ma conduite cependant était irréprochable; rien dans ma vie, dans mes actes, dans mes relations ne pouvait prêter à une méprise quelconque.
Le 3 novembre, le général Saussier, gouverneur de Paris, signa l'ordre d'informer.
L'information fut confiée au commandant d'Ormescheville, rapporteur près le 1er Conseil de guerre de Paris; il ne put relever aucune charge précise. Son rapport est un tissu d'allusions et d'insinuations mensongères; il en a été déjà fait bonne justice au Conseil de guerre de 1894; à la dernière audience, le commissaire du Gouvernement termina son réquisitoire en reconnaissant que tout avait disparu, sauf le bordereau. La Préfecture de police, ayant fait des investigations sur ma vie privée, avait remis un rapport officiel absolument favorable; l'agent Guénée, attaché au service des renseignements du ministère de la Guerre, produisit, d'autre part, un rapport anonyme; ce n'étaient que racontars calomnieux. Ce dernier rapport fut seul produit au procès de 1894; le rapport officiel de la Préfecture de police, qui avait été remis à Henry, disparut. Les magistrats de la Cour suprême en retrouvèrent la minute dans les dossiers de la Préfecture et firent connaître la vérité en 1899.
Après sept semaines d'instruction, durant lesquelles je suis resté comme précédemment au secret le plus absolu, le commissaire du Gouvernement, commandant Brisset, conclut, le 3 décembre 1894, à la mise en accusation, «les présomptions étant suffisamment établies». Ces présomptions étaient fondées sur les rapports contradictoires des experts en écriture. Deux experts, M. Gobert, expert près la Banque de France et M. Pelletier, concluaient en ma faveur; deux experts, MM. Teyssonnières et Charavay, concluaient contre moi, tout en constatant de nombreuses dissemblances entre l'écriture du bordereau et la mienne. M. Bertillon, qui n'était pas expert, avait conclu contre moi par de prétendues raisons scientifiques. On sait qu'au procès de Rennes, en 1899, M. Charavay a solennellement reconnu son erreur.
Le 4 décembre 1894, le général Saussier, gouverneur militaire de Paris, signa l'ordre de mise en jugement.
Je fus mis alors en communication avec Me Demange, dont l'admirable dévouement m'a soutenu à travers toutes mes épreuves.
On me refusait toujours le droit de voir ma femme. Le 5 décembre, je reçus enfin l'autorisation de lui écrire à lettre ouverte.
Mardi, 5 décembre 1894.
Ma chère Lucie,
Enfin je puis t'écrire un mot, on vient de me signifier ma mise en jugement pour le 19 de ce mois. On me refuse le droit de te voir.
Je ne veux pas te décrire tout ce que j'ai souffert, il n'y a pas au monde de termes assez saisissants pour cela.
Te rappelles-tu quand je te disais combien nous étions heureux? Tout nous souriait dans la vie. Puis tout à coup un coup de foudre épouvantable, dont mon cerveau est encore ébranlé. Moi, accusé du crime le plus monstrueux qu'un soldat puisse commettre! Encore aujourd'hui je me crois l'objet d'un cauchemar épouvantable.
La vérité finira bien par se faire jour. Ma conscience est calme et tranquille, elle ne me reproche rien. J'ai toujours fait mon devoir, jamais je n'ai fléchi la tête. J'ai été accablé, atterré dans ma prison sombre, en tête à tête avec mon cerveau; j'ai eu des moments de folie farouche, j'ai même divagué, mais ma conscience veillait. Elle me disait: «Haut la tête et regarde le monde en face. Fort de ta conscience marche droit et relève-toi. C'est une épreuve épouvantable, mais il faut la subir.»
Je ne t'écris pas plus longuement, car je veux que cette lettre parte ce soir.
Je t'embrasse mille fois comme je t'aime, comme je t'adore.
Mille baisers aux enfants. Je n'ose t'en parler plus longuement, les pleurs me viennent aux yeux en pensant à eux.
Alfred.
La veille de l'ouverture des débats j'écrivis à ma femme la lettre suivante; elle exprime toute la confiance que j'avais dans la loyauté et la conscience des juges.
J'arrive enfin au terme de mes souffrances, au terme de mon martyre. Demain je paraîtrai devant mes juges, le front haut, l'âme tranquille.
L'épreuve que je viens de subir, épreuve terrible s'il en fut, a épuré mon âme. Je te reviendrai meilleur que je n'ai été. Je veux te consacrer, à toi, à mes enfants, à nos chères familles, tout ce qui me reste à vivre.
Comme je te l'ai dit, j'ai passé par des crises épouvantables. J'ai eu de vrais moments de folie furieuse à la pensée d'être accusé d'un crime aussi monstrueux.
Je suis prêt à paraître devant des soldats, comme un soldat qui n'a rien à se reprocher. Ils verront sur ma figure, ils liront dans mon âme, ils acquerront la conviction de mon innocence comme tous ceux qui me connaissent.
Dévoué à mon pays auquel j'ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence, je n'ai rien à craindre. Dors donc tranquille, ma chérie, et ne te fais aucun souci. Pense seulement à la joie que nous éprouverons à nous trouver bientôt dans les bras l'un de l'autre, à oublier bien vite ces jours tristes et sombres...
Alfred.
Le 19 décembre 1894 commencèrent les débats du procès qui eut lieu à huis clos, malgré les énergiques protestations de mon avocat; je désirais ardemment la publicité des audiences afin que mon innocence éclatât au grand jour.
Lorsque je fus introduit dans la salle d'audience, accompagné par un lieutenant de la garde républicaine, je ne vis rien, je n'entendis rien. J'ignorais tout ce qui se passait autour de moi; j'avais l'esprit complètement absorbé par l'affreux cauchemar qui pesait sur moi depuis de si longues semaines, par l'accusation monstrueuse de trahison dont j'allais démontrer l'inanité, le néant.
Je distinguai seulement, au fond, sur l'estrade, les juges du Conseil de guerre, des officiers comme moi, des camarades devant lesquels j'allais enfin pouvoir faire éclater mon innocence. Quand je fus assis devant mon défenseur, Me Demange, je regardai mes juges. Ils étaient impassibles.
Derrière eux, les juges suppléants, le commandant Picquart, délégué du Ministre de la Guerre, M. Lépine, Préfet de police. En face de moi, le commandant Brisset, commissaire du Gouvernement et le greffier Valecalle.
Les premiers incidents, la bataille que Demange livra pour obtenir du Conseil la publicité des débats, les violentes interruptions du Président du Conseil de guerre, l'évacuation de la salle, tout cela ne détourna pas mon esprit du but vers lequel il était tendu. J'avais hâte d'être face à face avec mes accusateurs. J'avais hâte de détruire les misérables arguments d'une infâme accusation, de défendre mon honneur.
J'entendis la déposition erronée et haineuse du commandant du Paty de Clam, la déposition mensongère du commandant Henry, au sujet de la conversation que nous échangeâmes dans le trajet du Ministère de la Guerre à la prison du Cherche-Midi, le jour de mon arrestation. Je les réfutai l'une et l'autre, énergiquement, avec calme. Mais quand ce dernier revint une seconde fois à la barre, lorsqu'il dit tenir d'une personne honorable qu'un officier du 2e bureau trahissait, je me levai indigné et je demandai avec violence la comparution de la personne dont il invoquait les propos. Alors, avec une attitude théâtrale, et en se frappant la poitrine, il ajouta: «Quand un officier a un secret dans sa tête, il ne le confie pas même à son képi.» Puis se tournant vers moi: «Et le traître, le voilà!» Malgré mes violentes protestations, je ne pus obtenir que ces paroles fussent éclaircies; je ne pus donc en montrer la fausseté.
J'entendis les rapports contradictoires des experts; deux déposèrent en ma faveur, deux déposèrent contre moi, tout en constatant de nombreuses dissemblances entre l'écriture du bordereau et la mienne. Je n'attachai aucune importance à la déposition de Bertillon, car elle me parut l'œuvre d'un fou.
Toutes les allégations accessoires furent réfutées dans ces audiences. Aucun mobile ne put être invoqué pour expliquer un crime aussi abominable.
Dans la quatrième et dernière audience, le commissaire du Gouvernement abandonna tous les griefs accessoires pour ne retenir comme pièce à charge que le bordereau; il s'empara de cette pièce et la brandit en s'écriant:
«Il ne reste plus que le bordereau, mais cela suffit. Que les juges prennent leurs loupes.»
Me Demange, dans son éloquente plaidoirie, réfuta les rapports des experts, en démontra toutes les contradictions et termina en demandant comment on avait pu échafauder une pareille accusation sans produire aucun mobile.
L'acquittement me parut certain.
Je fus condamné.
J'appris, quatre ans et demi plus tard, que la bonne foi des juges avait été surprise autant par la déposition d'Henry que par la communication en chambre du Conseil de pièces secrètes et inconnues de la défense, pièces dont les unes m'étaient inapplicables, les autres fausses.
La communication en chambre du Conseil de ces pièces fut ordonnée par le général Mercier.
IV
Mon désespoir fut immense; la nuit qui suivit ma condamnation fut une des plus tragiques de ma tragique existence. Je roulais dans ma tête les projets les plus extravagants; j'étais las de tant d'atrocités, révolté de tant d'iniquités. Mais le souvenir de ma femme, de mes enfants m'empêcha de prendre une décision suprême et je me résolus à attendre.
Le lendemain, j'écrivis la lettre suivante:
23 décembre 1894.
Ma chérie,
Je souffre beaucoup, mais je te plains encore plus que moi. Je sais combien tu m'aimes; ton cœur doit saigner. De mon côté, mon adorée, ma pensée a toujours été vers toi, nuit et jour.
Être innocent, avoir eu une vie sans tache et se voir condamné pour le crime le plus monstrueux qu'un soldat puisse commettre, quoi de plus épouvantable! Il me semble parfois que je suis le jouet d'un horrible cauchemar.
C'est pour toi seule que j'ai résisté jusqu'aujourd'hui; c'est pour toi seule, mon adorée, que j'ai supporté ce long martyre. Mes forces me permettront-elles d'aller jusqu'au bout? Je n'en sais rien. Il n'y a que toi qui puisses me donner du courage; c'est dans ton amour que j'espère le puiser...
J'ai signé mon pourvoi en revision.
Je n'ose te parler des enfants, leur souvenir m'arrache le cœur. Parle-m'en; qu'ils soient ta consolation.
Mon amertume est telle, mon cœur si ulcéré, que je me serais déjà débarrassé de cette triste vie, si ton souvenir ne m'arrêtait, si la crainte d'augmenter encore ton chagrin ne retenait mon bras.
Avoir entendu tout ce qu'on m'a dit, quand on sait en son âme et conscience n'avoir jamais failli, n'avoir même jamais commis la plus légère imprudence, c'est la torture morale la plus épouvantable.
J'essaierai donc de vivre pour toi, mais j'ai besoin de ton aide.
Ce qu'il faut surtout, quoi qu'il advienne de moi, c'est chercher la vérité, c'est remuer ciel et terre pour la découvrir, c'est y engloutir, s'il le faut, notre fortune, afin de réhabiliter mon nom traîné dans la boue. Il faut à tout prix laver cette tache imméritée.
Je n'ai pas le courage de t'écrire plus longuement. Embrasse tes chers parents, nos enfants, tout le monde pour moi.
Alfred.
Tâche d'obtenir la permission de me voir. Il me semble qu'on ne peut te la refuser maintenant.
Le 23 décembre, dans la même journée, ma femme m'écrivait:
23 décembre 1894.
Quel malheur, quelle torture, quelle ignominie! Nous en sommes tous terrifiés, anéantis. Je sais comme tu es courageux, je t'admire. Tu es un malheureux martyr. Je t'en supplie, supporte encore vaillamment ces nouvelles tortures. Notre vie, notre fortune à tous sera sacrifiée à la recherche des coupables. Nous les trouverons, il le faut. Tu seras réhabilité.
Nous avons passé près de cinq années de bonheur absolu, vivons sur ce souvenir; un jour justice se fera et nous serons encore heureux, les enfants t'adoreront. Nous ferons de ton fils un homme tel que toi, je ne pourrai pas lui choisir de plus bel exemple. J'espère bien que je serai autorisée à te voir. En tout cas, sois certain d'une chose, c'est que je te suivrai si loin qu'on t'enverra. Je ne sais si la loi m'autorise à t'accompagner, mais elle ne peut m'empêcher de te rejoindre et je le ferai.
Encore une fois, courage, il faut que tu vives pour nos enfants, pour moi.
23 décembre, soir.
Je viens d'avoir, dans mon immense chagrin, la joie d'avoir de tes nouvelles, d'entendre parler Me Demange dans des termes si chauds, si cordiaux, que mon pauvre cœur en a été réconforté.
Tu sais si je t'aime, si je t'adore, mon bien cher mari; notre immense malheur, l'horrible infamie dont nous sommes l'objet ne font que resserrer encore les liens de mon affection.
Partout où tu iras, où l'on t'enverra, je te suivrai; à deux nous supporterons plus facilement l'expatriement, nous vivrons l'un pour l'autre...; nous élèverons nos enfants, nous leur donnerons une âme bien trempée contre les vicissitudes de la vie.
Je ne puis me passer de toi, tu es ma consolation; la seule lueur de bonheur qui me reste est de finir mes jours à tes côtés. Tu as été un martyr, et tu as encore horriblement à souffrir. La peine qui va t'être infligée est odieuse. Promets-moi que tu la supporteras courageusement.
Tu es fort de ton innocence; imagine-toi que c'est un autre que toi-même que l'on déshonore, accepte le châtiment immérité, fais-le pour moi, pour ta femme qui t'adore. Donne-lui ce témoignage d'affection, fais-le pour tes enfants; ils t'en seront reconnaissants un jour. Ils t'embrassent bien et demandent beaucoup leur papa, ces pauvres petits.
Lucie.
J'avais signé, sans espoir, mon pourvoi en revision devant le tribunal de revision militaire. La revision, en effet, ne pouvait être invoquée devant ce tribunal que pour vice de forme; j'ignorais alors que la condamnation avait été illégalement prononcée.
Les journées s'écoulèrent dans une attente angoissante; j'étais ballotté entre mon devoir et l'horreur que m'inspirait un supplice aussi infâme qu'immérité. Ma femme, qui n'avait pas encore pu obtenir l'autorisation de me voir, m'écrivit de longues lettres pour me soutenir et m'encourager à supporter le supplice de la dégradation.
24 décembre 1894.
Je souffre au delà de tout ce qu'on peut imaginer des horribles tortures que tu supportes; ma pensée ne te quitte pas une seconde. Je te vois seul dans ta triste prison en proie aux plus sombres réflexions, je compare nos années de bonheur, les douces journées que nous avons passées ensemble à l'heure actuelle. Comme nous étions heureux, comme tu as été bon et dévoué pour moi, avec quel entier dévouement tu m'as soignée quand j'étais malade, quel père tu étais pour nos pauvres chéris. Tout cela passe et repasse dans mon esprit; je suis malheureuse de ne pas t'avoir près de moi, de me sentir seule. Mon cher adoré, il faut, il faut absolument que nous nous retrouvions ensemble, que nous vivions l'un pour l'autre, car nous ne pouvons plus exister l'un sans l'autre. Il faut que tu te résignes à tout, que tu supportes les terribles épreuves qui t'attendent, que tu sois fort et fier dans le malheur...
25 décembre.
Je pleure, je pleure et je recommence à pleurer. Tes lettres seules viennent me consoler dans mon extrême douleur, seules elles me soutiennent et me réconfortent. Vis pour moi, je t'en conjure, mon cher ami; rassemble tes forces, lutte, luttons ensemble jusqu'à la découverte du coupable. Que deviendrai-je sans toi? je n'aurai plus rien qui me rattacherait au monde, je mourrais de chagrin si je n'avais l'espoir de me retrouver auprès de toi et de passer encore d'heureuses années à tes côtés...
Nos enfants sont ravissants. Ton pauvre petit Pierre demande tant après toi, je ne puis lui répondre que par des larmes. Ce matin encore il me demandait si tu rentrerais ce soir. Je m'ennuie beaucoup, beaucoup après mon papa, m'a-t-il dit. Jeanne change énormément; elle cause bien, fait des phrases et embellit beaucoup. Du courage, tu les retrouveras un jour; nos rêves, nos projets renaîtront et nous pourrons les accomplir.
26 décembre 1894.
J'ai été porter moi-même tes effets au greffe de la prison; je suis entrée dans cette triste maison où tu subis cet horrible martyre. Pour un moment j'ai eu la sensation que je me rapprochais de toi; j'aurais voulu briser ces froides murailles qui nous séparaient et venir t'embrasser. Malheureusement il est des choses pour lesquelles la volonté est impuissante, des cas où toutes les forces physiques et morales ne suffisent pas pour vaincre. J'attends très impatiemment le moment où on nous permettra de nous jeter enfin dans les bras l'un de l'autre...
Je te demande un immense sacrifice, celui de vivre pour moi, pour nos enfants, de lutter jusqu'à la réhabilitation... Je mourrais de chagrin si tu n'étais plus, je n'aurais pas la force de soutenir une lutte pour laquelle toi seul au monde peux me fortifier.
27 décembre 1894.
Je ne puis me lasser de t'écrire, de venir te causer, ce sont mes seuls bons moments; je ne sais faire que cela et pleurer. Tes lettres me font tant de bien, merci. Continue à me gâter. Je donnerai aux enfants des jouets de ta part; ils n'ont pas besoin de cela pour penser à toi. Tu étais si bon pour eux que ces petits ne t'oublient pas. Pierre demande beaucoup après toi et le matin ils viennent tous deux dans ma chambre admirer ta photographie... Pauvre ami, comme tu dois souffrir de ne pas les voir. Mais garde ton beau courage; un jour viendra où nous serons tous réunis, tous heureux, où tu pourras les caresser, les adorer.
Je t'en supplie, ne t'occupe pas de ce que pense la foule. Tu sais combien les opinions tournent... Qu'il te suffise de savoir que tous tes amis, tous ceux qui te connaissent sont pour toi; les gens intelligents cherchent à débrouiller le mystère.
21 décembre 1894.
Je vois que tu as repris courage et tu m'en as redonné... Supporte vaillamment cette triste cérémonie, relève la tête et crie ton innocence, ton martyre à la face de tes exécuteurs.
Cet horrible supplice passé, je mettrai tout mon amour, toute ma tendresse, toute ma reconnaissance à t'aider à supporter le reste. Lorsqu'on a sa conscience pour soi, la conviction qu'on a fait son devoir toujours et de tout temps, l'espérance dans l'avenir, on peut tout supporter...
Lucie.
Le 31 décembre 1894, j'appris que le pourvoi en revision avait été repoussé.
Le soir même, le commandant du Paty de Clam se présenta à la prison. Il venait me demander si je n'avais pas commis quelque acte d'imprudence, quelque acte d'amorçage. Je ne lui répondis qu'en protestant toujours aussi énergiquement de mon innocence.
Aussitôt après son départ, j'écrivis la lettre suivante au Ministre de la Guerre:
Monsieur le Ministre,
J'ai reçu, par votre ordre, la visite du commandant du Paty de Clam, auquel j'ai déclaré encore que j'étais innocent et que je n'avais même jamais commis la moindre imprudence. Je suis condamné, je n'ai aucune grâce à demander. Mais au nom de mon honneur, qui je l'espère me sera rendu un jour, j'ai le devoir de vous prier de vouloir bien continuer vos recherches. Moi parti, qu'on cherche toujours, c'est la seule grâce que je sollicite.
J'écrivis ensuite à Maître Demange pour lui rendre compte de cette visite.
J'avais précédemment informé ma femme du rejet du pourvoi.
31 décembre 1894.
Ma chère Lucie,
Le pourvoi est rejeté, comme il fallait s'y attendre. On vient de me le signifier; demande de suite la permission de me voir.
Le supplice cruel et horrible approche, je vais l'affronter avec la dignité d'une conscience pure et tranquille. Te dire que je ne souffrirai pas, ce serait mentir, mais je n'aurai pas de défaillance...
Alfred.
Ma femme me répondit:
1er janvier 1895.
J'ai envoyé hier après-midi à la Place porter ma demande et on a vainement attendu la réponse... Pourvu que mon autorisation de te voir m'arrive demain! Car enfin quelle raison pourraient-ils invoquer encore maintenant si ce n'est celle de la cruauté, de la barbarie? Pauvre, pauvre ami... Que je voudrais donc t'embrasser, te consoler, te réconforter. Non, vois-tu, mon cœur saigne à la pensée des tortures que tu as à subir.
Avoir une belle âme comme la tienne, des sentiments aussi élevés, une bonté inaltérable, un patriotisme exalté, et se voir torturé avec cette cruauté, cet acharnement, et payer, toi innocent, pour un autre qui se dérobe lâchement derrière son infamie. Il n'est pas admissible, s'il existe une justice, que ce traître ne se dévoile pas, que la vérité ne se fasse pas jour.
Lucie.
Enfin, ma femme fut autorisée à me voir. L'entrevue eut lieu dans le parloir de la prison. C'est une pièce grise, séparée au milieu par deux grilles parallèles, treillagées; ma femme était d'un côté de l'une des grilles, moi de l'autre côté de la deuxième grille.
C'est dans ces conditions pénibles qu'il me fut permis de voir ma femme, après tant de semaines douloureuses. Je ne pus même pas l'embrasser, la serrer dans mes bras; nous dûmes causer à distance. Cependant ma joie fut grande de revoir ce cher visage; je cherchai à y lire et à y voir quelles traces y avaient laissées la souffrance et la douleur.
Après son départ, je lui écrivis:
Mercredi, 5 heures.
Ma chérie.
Je veux encore t'écrire ces quelques mots pour que tu les trouves demain matin à ton réveil.
Notre conversation, même à travers les barreaux de la prison, m'a fait du bien. Je tremblais sur mes jambes en descendant, mais je me suis raidi pour ne pas tomber par terre d'émotion. A l'heure qu'il est, ma main n'est pas encore bien assurée: cette entrevue m'a violemment secoué. Si je n'ai pas insisté pour que tu restes plus longtemps, c'est que j'étais à bout de forces; j'avais besoin d'aller me cacher pour pleurer un peu. Ne crois pas pour cela que mon âme soit moins vaillante ni moins forte, mais le corps est un peu affaibli par trois mois de prison...
Ce qui m'a fait le plus de bien, c'est de te sentir si courageuse et si vaillante, si pleine d'affection pour moi. Continue, ma chère femme, imposons le respect au monde par notre attitude et notre courage. Quant à moi, tu as dû sentir que j'étais décidé à tout; je veux mon honneur et je l'aurai; aucun obstacle ne m'arrêtera.
Remercie bien tout le monde, remercie de ma part Me Demange de tout ce qu'il a fait pour un innocent. Dis-lui toute la gratitude que j'ai pour lui, j'ai été incapable de l'exprimer moi-même. Dis-lui que je compte sur lui dans cette lutte pour mon honneur.
Alfred.
La première entrevue avait eu lieu dans le parloir de la prison. Elle avait revêtu par les circonstances un caractère si tragique que le commandant Forzinetti demanda et obtint l'autorisation de me laisser voir ma femme dans son cabinet, lui étant présent.
Ma femme vint me voir une seconde fois; c'est alors que je lui fis la promesse de vivre et d'affronter courageusement la douleur de la lugubre cérémonie qui m'attendait. A la suite de sa visite, je lui écrivis:
«Je suis plus calme, ta vue m'a fait du bien. Le plaisir de t'embrasser pleinement et entièrement m'a fait un bien immense.
«Je ne pouvais attendre ce moment. Merci de la joie que tu m'as donnée.
«Comme je t'aime, ma bonne chérie! Enfin espérons que tout cela aura une fin. Il faut que je conserve toute mon énergie.»
Je vis aussi quelques instants mon frère Mathieu, dont je connaissais l'admirable dévouement.
Le jeudi 3 janvier 1895, j'appris que le supplice était pour le surlendemain.
Jeudi matin.
On m'apprend que l'humiliation suprême est pour après-demain. Je m'y attendais, j'y étais préparé, le coup a cependant été violent. Je résisterai, je te l'ai promis. Je puiserai les forces qui me sont encore nécessaires dans ton amour, dans l'affection de vous tous, dans le souvenir de mes enfants chéris, dans l'espoir suprême que la vérité se fera jour. Mais il faut que je sente votre affection à tous rayonner autour de moi, il faut que je vous sente lutter avec moi. Continuez donc vos recherches sans trêve ni repos...
Alfred.
V
La dégradation eut lieu le samedi 5 janvier; je subis cet horrible supplice sans faiblesse.
Avant la lugubre cérémonie, j'attendis une heure dans la salle de l'adjudant de garnison à l'École militaire. Durant ces longues minutes, je tendis toutes les forces de mon être; les souvenirs des atroces mois que je venais de passer revinrent à ma mémoire et, en phrases entrecoupées, je rappelai la dernière visite que me fit le commandant du Paty de Clam dans ma prison. Je protestai contre l'infâme accusation portée contre moi; je rappelai que j'avais encore écrit au ministre pour lui dire que j'étais innocent. C'est en travestissant ces paroles que le capitaine Lebrun-Renault, avec une rare inconscience, créa ou laissa créer cette légende des aveux dont je n'appris l'existence qu'en janvier 1899. S'il m'en eût été parlé avant mon départ de France, qui n'eut lieu qu'en février 1895, c'est-à-dire plus de sept semaines après la dégradation, j'aurais cherché à tuer cette légende dans l'œuf.
Je fus conduit ensuite, entre quatre hommes et un gradé, au centre de la place.
Neuf heures sonnèrent; le général Darras, commandant la parade d'exécution, fit porter les armes.
Je souffrais le martyre, je me raidissais pour concentrer toutes mes forces, j'évoquais pour me soutenir le souvenir de ma femme, de mes enfants.
Aussitôt après la lecture du jugement, je m'écriai, m'adressant aux troupes:
«Soldats, on dégrade un innocent; soldats, on déshonore un innocent.
«Vive la France, vive l'armée!»
Un adjudant de la garde républicaine s'approcha de moi. Rapidement, il arracha boutons, bandes de pantalon, insignes de grade du képi et des manches, puis il brisa mon sabre. Je vis tomber à mes pieds tous ces lambeaux d'honneur. Alors, dans cette secousse effroyable de tout mon être, mais le corps droit, la tête haute, je clamai toujours et encore mon cri à ces soldats, à ce peuple assemblé: «Je suis innocent!»
La cérémonie continua. Je dus faire le tour du carré. J'entendis les hurlements d'une foule abusée, je sentis le frisson qui devait la faire vibrer, puisqu'on lui présentait un homme condamné pour trahison, et j'essayai de faire passer dans cette foule un autre frisson, celui de mon innocence.
Le tour du carré s'acheva; le supplice était terminé, je le croyais du moins.
L'agonie de cette longue journée ne faisait que commencer.
On me lia les poings et une voiture cellulaire me conduisit au Dépôt, en passant par le pont de l'Alma. En arrivant à l'extrémité du pont, je vis par la lucarne de la voiture les fenêtres de l'appartement où venaient de s'écouler de si douces années, où je laissais tout mon bonheur. L'angoisse fut atroce.
Au Dépôt, je fus, dans mon costume déchiré et en loques, traîné de salle en salle, fouillé, photographié, mensuré. Enfin, vers midi, je fus conduit à la prison de la Santé et enfermé dans une cellule.
Ma femme fut autorisée à me voir deux fois par semaine, dans le cabinet du directeur de la prison. Celui-ci se montra d'ailleurs parfaitement correct durant tout mon séjour.
Ma femme et moi, nous continuâmes à échanger de nombreuses lettres.
Prison de la Santé, samedi 5 janvier 1895.
Ma chérie,
Te dire ce que j'ai souffert aujourd'hui, je ne le veux pas, ton chagrin est déjà assez grand pour que je ne vienne pas encore l'augmenter.
En te promettant de vivre, en te promettant de résister jusqu'à la réhabilitation de mon nom, je t'ai fait le plus grand sacrifice qu'un homme de cœur, qu'un honnête homme auquel on vient d'arracher son honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu, que mes forces physiques ne m'abandonnent pas! Le moral tient, ma conscience qui ne me reproche rien me soutient, mais je commence à être à bout de patience et de force...
Je te raconterai plus tard, quand nous serons de nouveau heureux, ce que j'ai souffert aujourd'hui, combien de fois, au milieu de ces nombreuses pérégrinations parmi de vrais coupables, mon cœur a saigné. Je me demandais ce que je faisais là, pourquoi j'étais là... il me semblait que j'étais le jouet d'une hallucination; mais hélas, mes vêtements déchirés, souillés, me rappelaient brutalement à la réalité, les regards de mépris qu'on me jetait me disaient trop clairement pourquoi j'étais là.
Hélas, pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel le cœur des gens et y lire! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient lu, gravé en lettres d'or: «Cet homme est un homme d'honneur.» Mais comme je les comprends! A leur place je n'aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d'un officier qu'on leur dit être un traître. Mais hélas, c'est là ce qu'il y a de tragique, c'est que le traître, ce n'est pas moi!...
5 janvier 1895. Samedi, 7 heures soir.
Je viens d'avoir un moment de détente terrible, des pleurs entremêlés de sanglots, tout le corps secoué par la fièvre. C'est la réaction des horribles tortures de la journée, elle devait fatalement arriver; mais, hélas, au lieu de pouvoir sangloter dans tes bras, au lieu de pouvoir m'appuyer sur toi, mes sanglots ont résonné dans le vide de ma prison.
C'est fini, haut les cœurs! Je concentre toute mon énergie. Fort de ma conscience pure et sans tache, je me dois à ma famille, je me dois à mon nom. Je n'ai pas le droit de déserter tant qu'il me restera un souffle de vie; je lutterai avec l'espoir prochain de voir la lumière se faire. Donc, poursuivez vos recherches...
Alfred.
De ma femme:
Samedi soir, 5 janvier 1895.
Quelle horrible matinée! Quels atroces moments! Non! je ne puis y penser, cela me fait trop souffrir. Toi, mon pauvre ami, un homme d'honneur, toi qui adores la France, toi qui as une âme si belle, des sentiments aussi élevés, subir la peine la plus infamante qu'on puisse infliger, c'est abominable!
Tu m'avais promis d'être courageux, tu as tenu parole, je t'en remercie. Ta dignité, ta belle attitude, ont frappé bien des cœurs et lorsque l'heure de la réhabilitation arrivera, le souvenir des souffrances que tu as endurées dans ces horribles moments sera gravé dans la mémoire des hommes.
J'aurais tant voulu être auprès de toi, te donner des forces, te réconforter, j'avais tant espéré te voir, mon pauvre ami, et mon cœur saigne à l'idée que mon autorisation ne m'est pas encore parvenue et que je devrai peut-être attendre encore pour avoir l'immense bonheur de t'embrasser...
Nos chéris sont bien gentils; ils sont si gais, si heureux. C'est une consolation dans notre immense malheur de les avoir si jeunes, si inconscients de la vie. Pierre parle de toi et avec tant de cœur, que je ne puis m'empêcher de pleurer.
Lucie.
De la prison de la Santé:
Dimanche 6 janvier 1895, 5 heures.
Pardon, mon adorée, si dans mes lettres d'hier j'ai exhalé ma douleur, étalé ma torture. Il fallait bien que je la confie à quelqu'un! Quel cœur est plus préparé que le tien à recevoir le trop-plein du mien? C'est ton amour qui m'a donné le courage de vivre; il faut que je le sente vibrer près du mien.
Courage donc! Ne pense pas trop à moi, tu as d'autres devoirs à remplir. Tu te dois à nos enfants, à notre nom qu'il faut réhabiliter. Pense donc à toutes les nobles missions qui t'incombent; elles sont lourdes, mais je te sais capable de les entreprendre à condition de ne pas te laisser abattre, à condition de conserver tes forces.
Il faut donc lutter contre toi-même, rassembler toute ton énergie et ne penser qu'à tes devoirs...
Alfred.
De ma femme:
Dimanche 6 janvier 1895.
Je suis bien tourmentée de ne pas avoir encore reçu de tes nouvelles. Je suis anxieuse de savoir comment tu as supporté ces horribles moments... On m'apporte tes deux lettres, c'est un soulagement pour moi, merci de me gâter ainsi, je reconnais là ton bon cœur. Je ne puis te dire combien cela me navre, quels déchirements je ressens à la pensée de tes souffrances. Quelle vie, mon Dieu, quel martyre! Je m'attendais à ce que tu aies un moment de détente terrible, une crise; je suis sûre que cela t'a fait du bien de pleurer. Pauvre ami, nous étions si heureux, si tranquilles, nous ne vivions que pour nous, que pour faire le bonheur de nos parents, de nos enfants, de notre famille. Si seulement je pouvais être auprès de toi, partager tes douleurs, tes souffrances, rester dans ta cellule, vivre de la même vie que toi, je serais presque heureuse. J'aurais au moins l'immense bonheur de te soulager un peu, de te consoler avec mon immense affection, de t'entourer de tous les soins qu'une femme qui t'adore pourrait te donner. Mais je t'en supplie, garde ton courage, ne te laisse pas abattre...
Lundi 7 janvier 1895.
Ma première occupation, aussitôt levée, est de venir causer un peu avec toi, de tâcher de t'envoyer un petit rayon de chaleur dans ta triste cellule. Je souffre tellement, tellement de te sentir si malheureux, de ne pouvoir soulager ta douleur, que tout ce qui m'entoure, tout ce qui se passe autour de moi, en un mot tout ce qui n'est pas toi, me laisse indifférente.
Je ne pense qu'à toi, je ne veux vivre que pour toi et dans l'espoir de te retrouver bientôt. Dis moi, je t'en prie, tout ce que tu ressens, dans quel état physique tu es? J'ai des angoisses, des inquiétudes terribles que ta santé ne te trahisse. Ah! si je pouvais te voir, si je pouvais rester auprès de toi, te faire oublier un peu ton malheur. Que ne donnerais-je pour cela!
7 janvier soir.
Que pourrais-je te dire, si ce n'est que je ne pense qu'à toi, que je ne parle que de toi, que toute mon âme, tout mon esprit sont tendus vers toi? Je te demande, je te supplie d'avoir du courage, de ne pas te laisser abattre, de ne pas te laisser ronger par le chagrin et de lutter pour que tes forces physiques ne t'abandonnent pas. Il faut que nous arrivions à te réhabiliter; nous faisons tout et nous ferons tout pour cela. Qu'est-ce que notre fortune à côté de l'honneur d'un homme, d'enfants, de deux familles; je serai heureuse d'avoir consacré tout notre avoir à cette noble tâche...
Nous avons tous la conviction qu'il n'est pas d'erreur qui ne se reconnaisse un jour, que le coupable se trouvera et que nos efforts seront couronnés de succès...
Lucie.
De la prison de la Santé, mardi 8 janvier 1895.
... Dans mes plus tristes moments, dans mes moments de crise violente, une étoile vient tout à coup briller dans mon cerveau et me sourire. C'est ton image, ma chérie, c'est ton image adorée, que j'espère revoir bientôt et auprès de laquelle j'attendrai patiemment qu'on me rende ce que j'ai de plus cher en ce monde, mon honneur, mon honneur qui n'a jamais failli...
Alfred.
De ma femme:
Mardi 8 janvier 1895.
J'étais terriblement inquiète de ne pas avoir de tes nouvelles et j'ai passé une nuit atroce; enfin ce matin j'ai reçu ta bonne lettre et cela m'a fait du bien. Je ne m'explique pas du tout comment tes lettres sont si longues à parvenir; ainsi une lettre de toi écrite le dimanche ne m'arrive que le mardi...
Je viens de recevoir l'autorisation de te voir les lundi et vendredi à deux heures, dans le cabinet de monsieur le Directeur; tu penses si j'en ai été heureuse...
Lucie.
De la prison de la Santé:
Mercredi 9 janvier 1895.
... Vraiment, quand j'y pense encore, je me demande comment j'ai pu avoir le courage de te promettre de vivre après ma condamnation. Cette journée du samedi reste dans mon esprit gravée en lettres de feu. J'ai le courage du soldat qui affronte le danger en face, mais hélas! aurai-je l'âme du martyr?...
Je vis d'espoir, je vis dans la conviction qu'il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit pas reconnue et proclamée par cette chère France, ma patrie...
Jeudi 10 janvier 1895.
Depuis ce matin deux heures, je ne dors plus, dans l'attente où je suis de te voir aujourd'hui. Il me semble que j'entends déjà ta voix chérie me parler de nos chers enfants, de nos chères familles... et si je pleure, je n'en ai pas honte, car le martyre que j'endure est vraiment cruel pour un innocent...
Alfred.
De ma femme:
Jeudi 10 janvier 1895.
J'ai reçu hier soir ta lettre de mardi et je l'aie lue, relue; j'ai pleuré étant seule dans ma chambre et ce matin encore à mon réveil. J'avais joui cette nuit d'un peu de calme, j'avais rêvé que nous causions; mais quel réveil, quelles angoisses quand je me suis trouvée de nouveau en proie à mon sombre chagrin! Si je souffre tant, c'est pour toi qui subis héroïquement le plus terrible des martyres, pour toi qui as été torturé moralement de la façon la plus épouvantable et la plus imméritée...
Lucie.
De la prison de la Santé:
Vendredi 11 janvier 1895.
Pardonne-moi, si parfois je gémis... mais que veux-tu, il m'arrive, sous l'amertume des souvenirs, d'avoir besoin d'épancher dans ton cœur le trop plein du mien. Nous nous sommes toujours si bien compris, mon adorée, que je suis sûr que ton âme forte et généreuse palpite d'indignation avec la mienne.
Nous étions si heureux! Tout nous souriait dans la vie. Te souviens-tu quand je te disais que nous n'avions rien à envier à personne? Situation, fortune, amour réciproque de l'un pour l'autre, des enfants adorables... nous avions tout enfin.
Pas un nuage à l'horizon... puis un coup de foudre épouvantable, inattendu, si incroyable même, qu'aujourd'hui encore il me semble parfois que je suis le jouet d'un horrible cauchemar.
Je ne me plains pas de mes souffrances physiques, tu sais que celles-là je les méprise, mais sentir planer sur son nom une accusation épouvantable, infâme, quand on est innocent... Ah! cela non! Et c'est pourquoi j'ai supporté toutes les tortures, tous les affronts, car je suis convaincu que tôt ou tard la vérité se découvrira et qu'on me rendra justice.
J'excuse très bien cette colère, cette rage de tout un noble peuple auquel on apprend qu'il y a un traître... mais je veux vivre, pour qu'il sache que ce traître ce n'est pas moi.
Soutenu par ton amour, par l'affection sans bornes de tous les nôtres, je vaincrai la fatalité. Je ne prétends pas que je n'aurai pas encore parfois des moments d'abattement, de désespoir même. Vraiment, pour ne pas se plaindre d'une erreur aussi monstrueuse, il faudrait une grandeur d'âme à laquelle je ne prétends pas, mais mon cœur restera fort et vaillant...
Je vivrai, mon adorée, parce que je veux que tu puisses continuer à porter mon nom comme tu l'as fait jusqu'à présent, avec honneur, avec joie et avec amour, parce qu'enfin je veux le transmettre intact à nos enfants.
Ne vous laissez donc pas abattre par l'adversité ni les uns ni les autres; cherchez la vérité sans trêve ni repos...
Alfred.
De ma femme:
Vendredi 11 janvier 1895.
Comme j'ai été contente de passer quelques moments avec toi et combien ils m'ont semblé courts. J'avais tant d'émotion que je ne pouvais te parler, t'exhorter au courage; pauvre ami, que j'aurais voulu te dire ce que je pense de toi, combien je t'admire, combien je t'aime et toute la reconnaissance que j'ai de l'immense sacrifice que tu as fait pour moi, pour tes enfants. J'ai eu des remords, je ne t'ai pas assez parlé de l'espoir que nous avions de découvrir la vérité; nous avons la conviction absolue d'arriver. Te dire dans combien de temps, c'est une chose impossible, mais il faut prendre patience et ne pas désespérer. Comme je te l'ai dit tout à l'heure, nous n'avons qu'une préoccupation, du matin au soir, et toute la nuit nous nous torturons l'esprit pour avoir un indice, un fil quelconque qui puisse nous faire trouver le misérable, l'infâme personnage qui nous a détruit notre honneur.
Nous réunissons toutes nos intelligences, toutes nos volontés; eh bien! avec tous ces éléments et la persévérance que nous y mettons, il est impossible que nous n'arrivions pas à te réhabiliter.
Ne te tourmente pas pour les enfants, ce sont tous les deux de braves petits cœurs...
Samedi 12 janvier 1895.
Je suis encore toute émue de notre entrevue d'hier; j'ai été terriblement impressionnée en te voyant, en te causant; j'en ai éprouvé un tel plaisir que j'ai été incapable de fermer l'œil cette nuit. Tu es admirable de conserver, malgré tes souffrances, une âme aussi vaillante, des sentiments aussi nobles, aussi élevés. Oui, il faut bien l'espérer, un jour viendra où la lumière sera faite, où ton innocence sera reconnue, où la France reconnaîtra son erreur et verra en toi un de ses plus braves, de ses plus nobles enfants. Tu auras encore du bonheur, nous passerons d'heureuses années ensemble; toi, qui faisais tant de projets, qui rêvais de faire de ton fils un homme, tu auras encore cette joie. Il est bien bon, ton petit Pierre, et sa sœur est très gentille également. J'étais sévère pour eux, tu le sais, mais j'avoue que maintenant, tout en exigeant d'eux l'obéissance, je me laisse souvent aller à les gâter. Qu'ils profitent, ces pauvres petits, avant de connaître les tristesses de la vie...
Dimanche 13 janvier 1895.
Quelle patience, quelle abnégation, quel courage il te faut avoir pour supporter ces longues humiliations! Je ne peux pas te dire quelle profonde admiration j'ai pour toi; la dignité, la volonté avec lesquelles tu acceptes le martyre pour moi, pour nos enfants sont surhumaines; je suis fière de porter ton nom et lorsque les enfants auront l'âge de comprendre, ils te seront reconnaissants des souffrances que tu as endurées pour eux...
Lundi 14 janvier 1895.
Quel dommage que ces instants si courts et si désirés de notre entrevue soient déjà passés! Que les minutes d'ennui sont longues, mais comme les minutes de bonheur passent vite! Cette entrevue s'est de nouveau passée comme un rêve; je suis arrivée à la prison avec joie et je suis rentrée saisie par une profonde tristesse. Ta vue m'a fait du bien, je ne pouvais cesser de te regarder, de t'écouter; mais je souffre horriblement en te quittant de te laisser seul dans cette sombre prison en proie à ton chagrin, à cette horrible torture morale, à cette souffrance imméritée...
Lucie.
Ma femme, épuisée par cette succession ininterrompue d'émotions, fut obligée de prendre le lit.
Vendredi 18 janvier 1895.
Quelle triste journée je passe, pire que les autres si cela est possible, car la seule ombre de bonheur qui nous est accordée m'est aujourd'hui refusée. J'ai pu me lever, mais je ne suis pas encore assez solide pour sortir; le docteur, malgré l'immense désir que j'avais de venir t'embrasser, craignait pour moi un refroidissement, il désire que je garde encore la chambre demain. Cela me fait beaucoup de peine et je dois t'avouer que j'ai été peu raisonnable, je me suis cachée pour pleurer.
Lucie.
Cette lettre ne me parvint qu'à l'île de Ré; ma femme ignorait encore mon départ.
VI
Je quittai la prison de la Santé le 17 janvier 1895. J'avais préparé comme d'habitude ma cellule, rabattu ma couchette, et je m'étais couché à l'heure réglementaire, sans qu'aucun indice pût me faire soupçonner mon départ. J'avais même été prévenu dans la journée que ma femme avait reçu l'autorisation de me voir le surlendemain, n'ayant pas pu venir depuis près d'une semaine.
Entre dix heures et onze heures du soir, je fus brusquement réveillé; on me dit de me préparer aussitôt pour le départ. Je n'eus que le temps de m'habiller à la hâte. Le délégué du ministère de l'intérieur chargé, avec trois gardiens, du transbordement, fut d'une brutalité révoltante; à peine vêtu, il me fit mettre les menottes et ne me donna même pas le temps de prendre mon lorgnon. Il faisait un froid terrible. Je fus conduit à la gare d'Orléans dans une voiture cellulaire, puis dirigé, par l'entrée de la petite vitesse, sur le quai de départ, où se trouvait un wagon spécial pour le transport des prisonniers destinés au bagne. Ce wagon comprend un certain nombre de cellules qui ont juste la dimension d'un homme assis; chacune est close par une porte qui empêche d'étendre les jambes. Je fus enfermé dans l'une d'elles, les menottes aux poings et les fers aux pieds. La nuit fut horriblement longue, tous mes membres étaient engourdis. Dans la matinée du lendemain, je pus obtenir, après de nombreuses demandes, un peu de café noir, du pain et du fromage. Je grelottais la fièvre.
Enfin, vers midi, nous arrivâmes à La Rochelle. Notre départ de Paris n'avait pas été signalé, et si, à l'arrivée, on m'eût embarqué tout de suite pour l'île de Ré, j'aurais passé inaperçu.
Mais il y avait quelques personnes à la gare, ayant l'habitude de venir voir débarquer les forçats en partance pour l'île de Ré. On voulut attendre leur départ. A chaque instant le gardien-chef était appelé hors du wagon par le délégué du ministère de l'intérieur, puis venait donner des ordres mystérieux aux autres gardiens. Ceux-ci sortaient, chacun à son tour, revenaient, fermaient tantôt une persienne, tantôt l'autre, se parlaient à l'oreille. Il était évident que ce singulier manège allait éveiller l'attention de ces quelques curieux, qui se dirent qu'il devait y avoir un prisonnier important dans la voiture cellulaire, et comme on ne l'en faisait pas descendre, cherchèrent à l'y voir. Aussitôt, affolement des gardiens, du délégué du ministère de l'intérieur. Puis, une indiscrétion fut, paraît-il, commise; mon nom fut prononcé. La nouvelle se répandit et la foule ne fit que grossir. Je dus rester tout l'après-midi dans la voiture cellulaire, entendant au dehors la foule qui devenait de plus en plus houleuse. Enfin, à la nuit, on me fit sortir du wagon. Dès que je parus, les clameurs redoublèrent. Les coups pleuvaient sur moi; autour de moi, des bousculades eurent lieu. Je restai impassible au milieu de cette foule, je me trouvai même un instant presque seul au milieu d'elle, prêt à lui livrer mon corps. Mais mon âme était à moi et je comprenais trop bien la douleur de ce peuple abusé; j'aurais voulu, en lui laissant mon être physique, lui crier son erreur. Je repoussai même les gardiens qui vinrent à moi, ils me répondirent qu'ils étaient responsables de moi. Mais quelle lourde responsabilité incombe à ceux qui firent ainsi supplicier un homme, qui abusèrent tout un peuple!
Je parvins enfin à la voiture qui devait m'emmener et, après une course mouvementée, nous arrivâmes au port de la Palice où je fus embarqué sur une chaloupe. Le froid était atroce; j'avais le corps engourdi, la tête en feu, les mains gelées et brisées par les menottes. Le trajet dura près d'une heure!
A mon arrivée à l'île de Ré, à la nuit noire, je dus marcher dans la neige pour arriver au Dépôt; je fus reçu durement par le directeur et conduit au greffe où l'on me déshabilla entièrement pour me fouiller. Enfin, vers neuf heures du soir, brisé de corps et d'âme, je fus mené dans la cellule que je devais habiter. A côté de cette cellule se trouvait le poste des gardiens. Il communiquait avec ma cellule par une large ouverture grillée placée au-dessus de ma couchette. Nuit et jour, deux surveillants, relevés de deux heures en deux heures, étaient de garde à cette ouverture et ne devaient pas perdre de vue un seul de mes mouvements.
Le directeur du dépôt me prévint le jour même que lorsque j'aurais des entrevues avec ma femme, elles auraient lieu au greffe, en sa présence, qu'il serait placé entre ma femme et moi, nous séparant l'un de l'autre, et que je n'aurais pas le droit de m'approcher de ma femme ni celui de l'embrasser.
Durant mon séjour à l'île de Ré, je fus chaque jour mis à nu et fouillé, après la promenade que j'étais autorisé à faire dans le préau attenant à ma cellule. Le préau était complètement isolé des bâtiments et des cours affectés aux condamnés, par un mur très élevé; une porte y donnait accès, elle ne s'ouvrait que pour les besoins du service. Quand je sortais pour me promener, tous les gardiens prenaient la faction le long des murs.
Les lettres que nous échangeâmes, ma femme et moi, rendent nos impressions de cette époque. En voici quelques extraits:
Ile de Ré, 19 janvier 1895.
Jeudi soir, on est venu me réveiller pour m'emmener ici, où je suis arrivé seulement hier au soir. Je ne veux pas te raconter mon voyage pour ne pas t'arracher le cœur; sache seulement que j'ai entendu les cris légitimes d'un peuple contre celui qu'il croit un traître, c'est-à-dire le dernier des misérables. Je ne sais plus si j'ai un cœur...
Veux-tu être assez bonne pour demander ou faire demander au ministre les autorisations suivantes que lui seul peut accorder: 1o le droit d'écrire à tous les membres de ma famille, père, mère, frères et sœurs; 2o le droit d'écrire et de travailler dans ma cellule...
Actuellement je n'ai ni papier, ni plume, ni encre! On me remet seulement la feuille de papier sur laquelle je t'écris, puis on me retire plume et encre.
Je ne te conseille pas de venir avant que tu ne sois complètement guérie. Le climat est très rigoureux et tu as besoin de toutes tes forces pour nos chers enfants d'abord, pour le but que tu poursuis ensuite. Quant à mon régime ici, il m'est interdit de t'en parler.
Je te rappelle enfin qu'avant de venir ici il faut que tu te munisses de toutes les autorisations nécessaires pour me voir, que tu demandes le droit de m'embrasser, etc...
Ile de Ré, 21 janvier 1895.
L'autre jour, quand on m'insultait à La Rochelle, j'aurais voulu m'échapper des mains de mes gardiens et me présenter la poitrine découverte à ceux pour lesquels j'étais un juste objet d'indignation et leur dire: «Ne m'insultez pas, mon âme que vous ne pouvez pas connaître est pure de toute souillure, mais si vous me croyez coupable, tenez, prenez mon corps, je vous le livre sans regrets.» Au moins alors, sous l'âpre morsure des souffrances physiques, quand j'aurais encore crié «Vive la France», peut-être alors eût-on cru à mon innocence!
Enfin, qu'est-ce que je demande nuit et jour? Justice, justice! Sommes-nous au XIXe siècle ou faut-il retourner de quelques siècles en arrière? Est-il possible que l'innocence soit méconnue dans un siècle de lumière et de vérité? Qu'on cherche; je ne demande aucune grâce, mais je demande la justice qu'on doit à tout être humain. Qu'on poursuive les recherches; que ceux qui possèdent de puissants moyens d'investigation les utilisent dans ce but, c'est pour eux un devoir sacré d'humanité et de justice. Il est impossible alors que la lumière ne se fasse pas autour de ma mystérieuse et tragique affaire...
Je n'ai que deux moments heureux dans la journée, mais si courts! Le premier, quand on m'apporte cette feuille de papier afin de pouvoir t'écrire; je passe ainsi quelques instants à causer avec toi. Le second quand on m'apporte ta lettre journalière...
Je n'ose te parler de nos enfants. Quand je regarde leurs photographies, quand je vois leurs yeux si bons, si doux, les sanglots me montent du cœur aux lèvres...
Ile de Ré, 23 janvier 1895.
Je reçois tous les jours tes lettres; on ne m'a encore remis de lettre d'aucun membre de la famille; de même, de mon côté, je n'ai pas encore l'autorisation de leur écrire. Je t'ai écrit tous les jours depuis samedi; j'espère que tu es en possession de mes lettres...
Quand je pense à ce que j'étais il y a quelques mois à peine et quand je le compare à ma situation misérable d'aujourd'hui, j'avoue que j'ai des défaillances, des colères farouches contre l'injustice du sort. Je suis, en effet, la victime de l'erreur la plus épouvantable de notre siècle. Ma raison se refuse parfois à y croire; il me semble que je suis le jouet d'une terrible hallucination, que tout cela va se dissiper... mais, hélas! la réalité est tout autour de moi...
Alfred.
De ma femme:
Paris, 20 janvier 1895.
Je suis dans des transes épouvantables, dans une inquiétude terrible de ne pas avoir encore de nouvelles de toi. Je souffre horriblement, il me semble qu'à mesure qu'on te torture, on m'arrache des lambeaux de moi-même, c'est atroce!...
Que je voudrais donc être déjà près de toi, te soutenir par ma chaude affection, te dire quelques douces paroles qui réchaufferaient un peu ton pauvre cœur...
Paris, 21 janvier 1895.
... Fort heureusement, je n'avais pas lu les journaux hier matin et on s'était efforcé de me cacher l'ignoble scène de La Rochelle, sinon je serais devenue folle d'inquiétude... Quels épouvantables moments tu as dû passer!... mais cette attitude de la foule ne m'étonne pas; elle est le résultat de la lecture de ces vilaines feuilles qui ne vivent que de diffamations et d'ordures et qui ont écrit force mensonges... mais rassure-toi, parmi les gens qui raisonnent, il s'est fait un grand changement.
Paris, 22 janvier 1895.
Toujours pas de lettre de toi, depuis jeudi je suis sans nouvelles. Si je n'avais été rassurée sur ta santé, je serais morte d'inquiétude...
Je pense à toi sans cesse, pas une seconde ne s'écoule sans que je souffre avec toi, et ma souffrance est d'autant plus terrible que je suis loin, sans nouvelles, et qu'à cet horrible tourment de toute heure se joint l'inquiétude. Je ne puis attendre le moment d'avoir l'autorisation de te rejoindre, de te tenir dans mes bras. Que de choses j'ai à te dire, d'abord des nouvelles de nous tous, de nos pauvres enfants, de toute la famille, puis les efforts surhumains que nous faisons pour trouver dans notre pauvre intelligence la clef de l'énigme...
Paris, 23 janvier 1895.
Je viens de télégraphier à Monsieur le Directeur du Dépôt pour lui demander de tes nouvelles, je ne me possède plus d'inquiétude. Je n'ai reçu aucune lettre de toi depuis ton départ de Paris, je ne m'explique pas du tout ce qui arrive et me tourmente horriblement. Je me doute bien que tu m'as écrit tous les jours, mais alors quelle est la raison de ce retard? Je suis incapable de me répondre. Pourvu que tu aies reçu mes lettres, que tu ne sois pas inquiet. C'est atroce d'être aussi loin l'un de l'autre et d'être privé de nouvelles. Je voudrais te savoir fort et courageux, n'avoir aucun doute sur ta santé, te savoir à un régime moins rigoureux...
Lucie.
De l'île de Ré:
24 janvier 1895.
D'après ta lettre datée de mardi, tu n'as encore reçu aucune lettre de moi. Comme tu dois souffrir, ma pauvre chérie! Quel horrible martyre pour tous deux!...
Ile de Ré, 25 janvier 1895.
Ta lettre d'hier m'a navré, la douleur y perçait à chaque mot...
Je ne sais ni sur qui, ni sur quoi fixer mes idées. Quand je regarde le passé, la colère me monte au cerveau, tant il me semble impossible que tout me soit ainsi ravi; quand je regarde le présent, ma situation est si misérable que je pense à la mort comme à l'oubli de tout; il n'y a que lorsque je regarde l'avenir, que j'ai un moment de soulagement...
Tout à l'heure, j'ai regardé, pendant quelques instants, les portraits de nos chers enfants; mais je n'ai pu supporter leur vue longtemps, tant les sanglots m'étreignaient la gorge. Oui, ma chérie, il faut que je vive; il faut que je supporte mon martyre jusqu'au bout pour le nom que portent ces chers petits. Il faut qu'ils apprennent un jour que ce nom est digne d'être honoré, d'être respecté; il faut qu'ils sachent que si je mets l'honneur de beaucoup de personnes au-dessous du mien, je n'en mets aucun au-dessus...
Je n'aurai plus dorénavant le droit de t'écrire que deux fois par semaine...
Ile de Ré, 28 janvier 1895.
Voilà un des jours heureux de ma triste existence, puisque je puis venir passer une demi-heure avec toi, à causer et à t'entretenir...
Chaque fois qu'on m'apporte une lettre de toi, un rayon de joie pénètre dans mon cœur profondément ulcéré.
Regarder en arrière, je ne le puis. Les larmes me saisissent quand je pense à notre bonheur passé. Je ne puis que regarder en avant, avec le suprême espoir que bientôt luira le grand jour de la lumière et de la vérité.
Ile de Ré, 31 janvier 1895.
Enfin, voici de nouveau le jour heureux où je puis t'écrire. Je les compte, hélas, les jours heureux! En effet, je n'ai plus reçu de lettres de toi depuis celle qui m'a été remise dimanche dernier. Quelle souffrance épouvantable! Jusqu'à présent, j'avais chaque jour un moment de bonheur en recevant ta lettre. C'était un écho de vous tous, un écho de toutes vos sympathies qui réchauffait mon pauvre cœur glacé. Je relisais ta lettre quatre ou cinq fois, je m'imprégnais de chaque mot, peu à peu les mots écrits se transformaient en paroles dites, il me semblait bientôt t'entendre me parler tout près de moi. Oh! musique délicieuse qui allait à mon âme! Puis, depuis quatre jours, plus rien, la morne tristesse, l'épouvantable solitude...
Alfred.
De ma femme:
Paris, 24 janvier 1895.
Enfin, j'ai reçu une lettre de toi! Ce matin seulement, elle m'est parvenue, j'étais dans une inquiétude folle. Que de larmes j'ai versées sur cette pauvre petite lettre, sur cette pauvre partie si petite de toi-même qui m'arrive après tant de jours d'inquiétude. Et encore les nouvelles que je reçois sont du 19, lendemain du jour de ton arrivée, et je les reçois seulement le 24, c'est-à-dire cinq jours après. Faut-il qu'on ait peu de pitié pour maltraiter, pour torturer ainsi deux pauvres êtres qui s'adorent et qui n'ont dans le cœur que des sentiments droits et honnêtes, qui n'ont qu'un but, qu'un rêve: trouver le coupable et réhabiliter leur nom, celui de leurs enfants qui a été injustement avili...
Paris, 27 janvier 1895.
J'ai reçu ce matin ta bonne et chère lettre; elle m'a procuré un instant de joie. Pardonne-moi mes premières lettres si navrées; j'ai eu un moment de découragement, c'est vrai. J'étais sans nouvelles de toi et malade d'inquiétude.
Cette période est passée, la volonté a repris le dessus; je suis de nouveau forte pour la lutte. Il faut que nous vivions tous deux, il faut que nous arrivions à ta réhabilitation, il faut que la lumière soit éclatante. Nous n'aurons le droit de mourir que lorsque notre tâche sera accomplie, lorsque notre nom sera lavé de cette souillure. Mais alors des jours heureux reviendront; je t'aimerai tant, tes enfants reconnaissants te témoigneront une telle affection que toutes tes souffrances, si épouvantables qu'elles aient été, s'effaceront...
Je sais que toutes ces paroles ne t'enlèvent pas les atroces souffrances actuelles; mais tu as une âme d'élite, une volonté de fer, une conscience absolument pure, et, avec des armes pareilles, il faut que tu résistes, il faut que nous résistions tous deux.
Pierre s'est amusé ce matin à regarder toutes les photographies que j'ai de toi: à cheval, en voyage, à Bourges. Il était heureux de les montrer à sa petite sœur et de détailler toutes les remarques qui lui passaient par la tête. Jeanne l'écoutait avec respect...
Paris, 31 janvier 1895.
Pas de nouvelles ce matin, comme je l'espérais. Mon Dieu, quelle vie au jour le jour, dans l'attente d'un meilleur lendemain.
Lucie.
De l'île de Ré:
3 février 1895.
Je viens de passer une semaine atroce. Je suis sans nouvelles de toi depuis dimanche dernier, c'est-à-dire depuis huit jours. Je me suis imaginé que tu étais malade, puis que l'un des enfants l'était... J'ai fait ensuite toutes sortes de suppositions dans mon cerveau malade... J'ai bâti toutes sortes de chimères.
Tu peux t'imaginer, ma chérie, tout ce que j'ai souffert, tout ce que je souffre encore. Dans mon horrible solitude, dans la situation tragique dans laquelle des événements aussi bizarres qu'incompréhensibles m'ont placé, j'avais au moins cette unique consolation, c'est de sentir près de moi ton cœur battre à l'unisson du mien, partager toutes mes tortures....
Ile de Ré, 7 février 1895.
Je suis sans nouvelles de toi depuis dix jours. Te dire mes tortures est impossible.
Quant à toi, il faut que tu gardes tout ton courage et toute ton énergie. C'est au nom de notre profond amour que je te le demande, car il faut que tu sois là pour laver mon nom de la souillure qui lui a été faite, il faut que tu sois là pour faire de nos enfants de braves et honnêtes gens. Il faut que tu sois là pour leur dire un jour ce qu'était leur père, un brave et loyal soldat, écrasé par une fatalité épouvantable.
Aurai-je des nouvelles de toi aujourd'hui? Quand apprendrai-je que j'aurai le plaisir et la joie de t'embrasser? Chaque jour je l'espère et rien ne vient rompre mon horrible martyre.
Du courage, ma chérie, il t'en faut beaucoup, beaucoup, il vous en faut à tous, à nos deux familles. Vous n'avez pas le droit de vous laisser abattre, car vous avez une grande mission à remplir, quoi qu'il advienne de moi.
Alfred.
De ma femme:
Paris, 3 février 1895.
Tous les matins une nouvelle déception, car le courrier ne m'apporte rien. Que penser? Par moments je me demande si tu es malade, ce que tu deviens. Je me représente toutes les choses les plus épouvantables et dans ces longues nuits je suis en proie à des cauchemars terribles. Je voudrais être là près de toi, pour te consoler, pour te soigner, pour te faire reprendre des forces...
Je n'ai pas encore obtenu l'autorisation de venir te voir; c'est long, mon Dieu, voilà bientôt trois semaines que tu es parti pour l'île de Ré sans que personne de ta famille ait pu t'embrasser...
Paris, 4 février 1895.
J'ai eu le bonheur de recevoir ton excellente lettre. Pense un peu comme j'ai été heureuse d'avoir de tes nouvelles, quoiqu'elles soient bien lointaines, puisqu'elles datent de lundi il y a huit jours. Une longue semaine, pour que tes douces paroles me parviennent...
Paris, 6 février 1895.
..... Cela me fait tant de chagrin quand je regarde nos pauvres chers enfants, de penser que tu aurais un tel bonheur de les avoir autour de toi, de les voir grandir, se développer, d'assister à l'ouverture de leurs intelligences, que parfois les larmes me montent aux yeux.
Voilà près de quatre mois que tu ne les as vus, ces pauvres petits, et ils ont bien changé...
Paris, 7 février 1895.
Ta dernière lettre est datée du 28 janvier, elle a mis huit jours pour me parvenir et depuis je suis sans nouvelles; c'est bien dur. J'espérais de tout cœur pouvoir causer avec toi, sinon verbalement, du moins par lettres, et ces malheureuses nouvelles, déjà si longues à venir, s'espacent de plus en plus.
Enfin j'attends toujours impatiemment mon autorisation et je compte l'avoir bientôt; j'ai le plus grand désir de te voir, de t'embrasser, de lire dans tes yeux ton courage, ta patience, ton admirable abnégation et ton dévouement à nos enfants...
Paris, 9 février 1895.
J'ai reçu ce matin ta lettre du 31 janvier. Tes souffrances me navrent. J'ai pleuré, pleuré bien longuement, la tête entre mes deux mains et il m'a fallu une chaude caresse de notre bon petit Pierre pour ramener un sourire sur mes lèvres et encore mes souffrances ne sont rien comparées aux tiennes...
Ne te chagrine pas, quand tu ne reçois pas de lettres de moi; je t'écris tous les jours, je n'ai que ce bon moment, je ne veux pas m'en priver...
Paris, 10 février 1895.
J'ai eu une joie enfantine hier soir en recevant enfin l'autorisation de te voir deux fois par semaine.
Enfin le moment va venir où j'aurai le bonheur extrême de te serrer sur mon cœur et de te rendre par ma présence de nouvelles forces.
Je suis navrée que tu ne reçoives pas mes lettres; je n'ai pas manqué un seul jour de venir causer avec toi. Je ne puis m'expliquer la raison de cette rigueur; mes lettres cependant n'indiquent que des sentiments parfaitement honnêtes, le chagrin amer d'une situation aussi injustement épouvantable et l'espoir d'une réhabilitation prochaine...
Lucie.
Ma femme avait été autorisée à me voir deux fois par semaine, pendant une heure chaque fois, en deux jours consécutifs. Je la vis pour la première fois, le 13 février, sans avoir été prévenu de son arrivée. Je fus conduit au greffe, situé à quelques pas de la porte de sortie du préau. Le greffe est une petite salle étroite et longue, blanchie à la chaux et presque nue. Ma femme était assise au fond; le directeur du dépôt, au milieu de la salle, entre ma femme et moi; je dus rester près de la porte. Devant la porte et en dehors, les gardiens.
Le directeur nous prévint qu'il nous était interdit de parler de toute chose se rapportant à mon procès.
Si cruellement blessés que nous fussions par les conditions atroces dans lesquelles on permit de nous revoir, si angoissés que nous fussions de voir les minutes s'écouler avec une rapidité vertigineuse, nous éprouvâmes un grand bonheur intérieur de nous retrouver. Mais la situation était trop poignante pour qu'elle pût être exprimée par des paroles. Ce qui fut pour nous un puissant réconfort, c'est que nous sentîmes fortement que nos deux âmes n'en faisaient plus qu'une, que l'intelligence, la volonté de tous ne seraient plus tendues que vers un seul but: la découverte de la vérité, du coupable.
Ma femme revint me voir le lendemain 14 février, puis repartit pour Paris.
Le 20 février, elle était de retour à l'île de Ré; nos deux dernières entrevues eurent lieu les 20 et 21 février.
De l'île de Ré, après l'entrevue avec ma femme:
Ile de Ré, 14 février 1895.
Les quelques moments que j'ai passés avec toi m'ont été bien doux, quoiqu'il m'ait été impossible de te dire tout ce que j'avais sur le cœur.
Mon temps se passait à te regarder, à m'imprégner de ton visage, à me demander par quelle fatalité inouïe du sort j'étais séparé de toi...
De ma femme, à son retour à Paris:
Paris, 16 février 1895.
Quelle émotion, quelle terrible secousse nous avons ressenties tous deux en nous revoyant, toi surtout, mon pauvre et bien-aimé mari; tu as dû être terriblement ébranlé, n'étant pas prévenu de mon arrivée!...
Les conditions dans lesquelles on nous a autorisés à nous voir étaient vraiment par trop terribles! Lorsqu'on est séparé aussi cruellement depuis quatre mois, n'avoir le droit de se parler qu'à distance, c'est atroce. Comme j'aurais voulu te presser sur mon cœur, te serrer les mains, pouvoir aussi te réchauffer un peu, pauvre solitaire. Ah! quel déchirement j'ai éprouvé en quittant Saint-Martin, en m'éloignant de toi...
Lucie.
De l'île de Ré, après avoir vu ma femme:
Ile de Ré, 21 février 1895.
(jour même de mon départ, que j'ignorais.)Quand je te vois, le temps est si court, je suis si angoissé de voir l'heure s'écouler avec une rapidité que je ne connaissais plus, tant les autres heures que je passe me semblent horriblement longues, que j'oublie de te dire la moitié de ce que j'avais préparé...
Je voulais te demander si le voyage ne te fatiguait pas, si la mer t'avait été clémente? Je voulais te dire toute l'admiration que j'ai pour ton noble caractère, pour ton admirable dévouement! Plus d'une femme aurait vu son cerveau sombrer sous les coups répétés d'un sort aussi cruel, aussi immérité.
Je voulais te parler longuement des enfants...
Comme je te l'ai dit, je ferai mon possible pour dompter les battements de mon cœur ulcéré, pour supporter cet horrible et long martyre, afin de voir luire avec vous le jour heureux de la réhabilitation.
Alfred.
Ma femme supplia en vain dans la seconde entrevue qu'on lui liât les mains derrière le dos et qu'on la laissât s'approcher de moi, m'embrasser; le directeur refusa brutalement.
Le 21 février, je vis ma femme pour la dernière fois. Après l'entrevue qui eût lieu de deux heures à trois heures, et sans en avoir été informés l'un et l'autre, je fus prévenu subitement d'avoir à m'apprêter pour le départ. Les apprêts consistaient à faire un ballot d'effets.
Avant le départ, je fus encore déshabillé et fouillé, puis conduit entre six gardiens au quai. Je fus embarqué sur une chaloupe à vapeur qui m'amena dans la soirée dans la rade de Rochefort. Je fus transbordé directement de la chaloupe sur le transport le «Saint-Nazaire». Pas un mot ne m'avait été adressé, pas une indication ne m'avait été donnée sur le lieu où j'allais être déporté.
A mon arrivée sur le «Saint-Nazaire», je fus conduit dans une cellule de condamné, fermée par un simple grillage, située sous le pont, à l'avant. La partie du pont, en avant des cellules des condamnés, était découverte. Le froid était terrible—près de 14 degrés au-dessous de zéro—la nuit noire. Un hamac me fut jeté et je fus laissé sans nourriture.
Le souvenir de ma femme que je venais de quitter quelques heures auparavant, dans l'ignorance de mon départ, que je n'avais même pas pu embrasser, le souvenir de mes enfants, de tous les miens, de tous ces chers êtres que je laissais derrière moi dans la douleur et le désespoir, l'incertitude du lieu où j'allais être conduit, la situation qui m'était faite, tout cela me mit dans un état indescriptible et je ne pus que me jeter sur le sol, dans un coin de ma cellule, et pleurer à chaudes larmes dans la nuit sombre et froide.
Le lendemain soir, le «Saint-Nazaire» levait l'ancre.
VII
Les premiers jours de la traversée furent atroces; le froid était terrible dans la cellule ouverte, le sommeil dans le hamac pénible. Comme nourriture, la ration des condamnés, servie dans de vieilles boîtes de conserve. J'étais gardé à vue, le jour par un surveillant, la nuit par deux surveillants, revolver au côté, avec défense absolue de m'adresser la parole.
A partir du cinquième jour, je fus autorisé à monter une heure par jour sur le pont, gardé par deux surveillants.
Après le huitième jour, la température devint plus douce, puis torride. Je me rendis compte que nous approchions de l'équateur, mais j'ignorais toujours où l'on me transportait.
Après quinze jours de cette horrible traversée, nous arrivâmes le 12 mars 1895 en rade des îles du Salut. J'eus l'intuition du lieu par quelques bribes de conversation échangées entre les surveillants, parlant entre eux des postes où ils pensaient être envoyés, postes dont les noms se rapportaient à des localités de la Guyane.
J'espérais que j'allais être débarqué aussitôt. Mais je dus attendre près de quatre jours, sans monter sur le pont, par une chaleur torride, enfermé dans ma cellule. Rien, en effet, n'avait été préparé pour me recevoir et on dut tout organiser à la hâte.
Le 15 mars, je fus débarqué et enfermé dans une chambre du bagne de l'île Royale. Cette réclusion absolue dura environ un mois. Le 13 avril je fus transporté à l'île du Diable, rocher inculte qui avait servi précédemment de lieu de détention pour les lépreux.
Les îles du Salut se composent d'un groupe de trois petites îles: l'île Royale, où séjourne le commandant supérieur des pénitenciers des trois îles, l'île Saint-Joseph et l'île du Diable.
A mon arrivée à l'île du Diable, les dispositions prises à mon égard et qui durèrent jusqu'en 1895, furent les suivantes:
La case qui me fut affectée était en pierres et mesurait 4 mètres sur 4 mètres. Les fenêtres étaient grillées. La porte était à claire-voie, munie d'un simple barreautage en fer. Cette porte s'ouvrait sur un tambour de 2 mètres sur 3 mètres accolé à la façade de la case, tambour fermé par une porte pleine en bois. Dans ce tambour séjournait le surveillant de garde. Les surveillants étaient relevés de deux heures en deux heures, ils ne devaient me perdre de vue ni de jour ni de nuit. Pour l'exécution de cette dernière partie du service, la case était éclairée de nuit.
Durant la nuit, la porte du tambour était fermée extérieurement et intérieurement, de telle sorte que toutes les deux heures, pour la relève du surveillant de garde, il se faisait un bruit infernal de clefs et de ferraille.
Cinq surveillants et un surveillant-chef furent chargés de l'exécution du service et de ma garde.
Je n'avais la faculté de circuler, durant le jour, que dans la partie de l'île comprise entre le débarcadère et le petit vallon où se trouvait l'ancien campement des lépreux, soit sur un espace de 200 mètres environ, complètement découvert, et défense absolue m'était faite de franchir cette limite sous peine d'être renfermé dans ma case. Dès que je sortais, j'étais accompagné par le surveillant de garde qui ne devait pas perdre de vue un seul de mes gestes. Le surveillant de garde était armé du revolver; plus tard on y ajouta le fusil et une ceinture garnie de cartouches. Il m'était formellement interdit d'adresser la parole à qui que ce fût.
La ration au début fut celle du soldat aux colonies, sans le vin. Je devais faire la cuisine moi-même, faire d'ailleurs tout moi-même.
Les pages qui suivent sont la reproduction intégrale du journal que j'écrivis depuis le mois d'avril 1894 jusqu'à l'automne 1896, et qui était destiné à ma femme. Ce journal fut saisi avec tous mes papiers en 1896. Je ne pus l'obtenir qu'à l'époque du procès de Rennes, en 1899.
MON JOURNAL
(Pour être remis à ma femme).
Dimanche 14 avril 1895.
Je commence aujourd'hui le journal de ma triste et épouvantable vie. C'est, en effet, à partir d'aujourd'hui seulement que j'ai du papier à ma disposition, papier numéroté et parafé d'ailleurs, afin que je ne puisse en distraire. Je suis responsable de son emploi. Qu'en ferais-je d'ailleurs? A quoi pourrait-il me servir? A qui le donnerais-je? Qu'ai-je de secret à confier au papier? Autant de questions, autant d'énigmes!
J'avais jusqu'à présent le culte de la raison, je croyais à la logique des choses et des événements, je croyais enfin à la justice humaine! Tout ce qui était bizarre, extravagant, avait de la peine à entrer dans ma cervelle. Hélas! quel effondrement de toutes mes croyances, de toute ma saine raison.
Quels horribles mois je viens de passer, combien de tristes mois m'attendent encore?
J'étais décidé à me tuer après mon inique condamnation. Etre condamné pour le crime le plus infâme qu'un homme puisse commettre, sur la foi d'un papier suspect dont l'écriture était imitée ou ressemblait à la mienne, il y avait certes là de quoi désespérer un homme qui place l'honneur au-dessus de tout. Ma chère femme, si dévouée, si courageuse, m'a fait comprendre, dans cette déroute de tout mon être, qu'innocent je n'avais pas le droit de l'abandonner, de déserter volontairement mon poste. J'ai bien senti qu'elle avait raison, que là était mon devoir; mais, d'autre part, j'avais peur—oui, peur—des horribles souffrances morales que j'allais avoir à endurer. Physiquement je me sentais fort, ma conscience nette et pure me donnait des forces surhumaines. Mais mes tortures physiques et morales ont été pires que ce que j'attendais même, et aujourd'hui je suis brisé de corps et d'âme.
J'ai cependant cédé aux instances de ma femme, j'ai donc eu le courage de vivre! J'ai subi d'abord le plus effroyable supplice qu'on puisse infliger à un soldat, supplice pire que toutes les morts, puis j'ai suivi pas à pas cet horrible chemin qui m'a mené jusqu'ici en passant par la prison de la Santé et le dépôt de l'île de Ré, supportant sans fléchir insultes et cris, mais laissant un lambeau de mon cœur à chaque détour du chemin.
Ma conscience me soutenait; ma raison me disait chaque jour: enfin la vérité va éclater triomphante; dans un siècle comme le nôtre, la lumière ne peut tarder à se faire; mais hélas! chaque jour apportait une nouvelle déception. Non seulement la lumière ne jaillissait pas, mais on faisait tout pour l'empêcher de se produire.
J'étais, je le suis encore, au secret le plus absolu, ma correspondance lue partout, contrôlée au ministère, souvent non transmise. On m'interdisait même de parler à ma femme des recherches que je lui conseillais de faire. Il m'était impossible de me défendre.
Je pensais qu'une fois en exil je trouverais sinon le repos,—je ne saurais en avoir avant que l'honneur me soit rendu,—du moins une certaine tranquillité d'esprit et de vie me permettant d'attendre le jour de la réhabilitation. Quelle nouvelle et amère déception!
Après une traversée de quinze jours dans une cage, je suis resté d'abord en rade des îles du Salut pendant quatre jours sans monter sur le pont, par une chaleur torride. Mon cerveau se liquéfiait, tout mon être se fondait dans une désespérance terrible.
A mon débarquement, j'ai été enfermé dans une chambre de la maison de détention, les volets clos, avec défense de parler à qui que ce soit, en tête à tête avec mon cerveau, au régime des forçats. Ma correspondance devait être d'abord envoyée à Cayenne; je ne sais pas encore si elle y est parvenue.
Je suis resté ainsi pendant un mois enfermé dans ma chambre, sans sortir, après toutes les fatigues physiques de mon horrible traversée. A plusieurs reprises, je faillis devenir fou; j'eus plusieurs congestions du cerveau, et mon horreur de la vie était telle, que j'eus la pensée de ne pas me faire soigner et d'en finir ainsi avec ce martyre. C'eût été la délivrance, la fin de mes maux, puisque je ne me parjurais pas, la mort étant naturelle.
Le souvenir de ma femme, mon devoir vis-à-vis de mes enfants, m'ont donné la force de me ressaisir; je n'ai pas voulu démentir ses efforts, l'abandonner ainsi dans sa mission, la recherche de la vérité, du coupable. Aussi fis-je demander le médecin, quelle que fût ma répugnance farouche pour toute figure nouvelle.
Enfin, après trente jours de cette réclusion, on vient de me transporter à l'île du Diable, où je jouirai d'un semblant de liberté. Le jour, en effet, je pourrai me promener dans un espace de quelques centaines de mètres carrés, suivi, pas à pas, par un surveillant; à la nuit tombante (entre six heures et six heures et demie), je serai enfermé dans un cabanon de 4 mètres carrés, clos par une porte faite de barreaux de fer à claire-voie, devant laquelle les surveillants se relayeront toute la nuit.
Un surveillant-chef, cinq surveillants sont préposés à ce service et à ma garde; la ration est d'un demi-pain par jour, de 300 grammes de viande trois fois par semaine, les autres jours de l'endaubage ou du lard conservé. Comme boisson, de l'eau.
Quelle horrible existence de suspicion continuelle, de surveillance ininterrompue, pour un homme dont l'honneur est aussi haut placé que celui de qui que ce soit au monde!
Et puis, toujours pas de nouvelles de ma femme, de mes enfants. Je sais cependant que depuis le 29 mars, c'est-à-dire depuis près de trois semaines, il y a des lettres pour moi à Cayenne. J'ai fait télégraphier à Cayenne, j'ai fait télégraphier en France pour avoir des nouvelles des miens,—pas de réponse!
Ah! que je voudrais vivre jusqu'au jour de la réhabilitation pour hurler mes souffrances, pour dégonfler mon cœur ulcéré. Irai-je jusque-là? J'ai souvent des doutes, tant mon cœur est brisé, tant ma santé est chancelante.
Nuit de dimanche 14 au lundi 15 avril 1895.
Impossible de dormir. Cette cage, devant laquelle se promène le surveillant comme un fantôme qui m'apparaît dans mes rêves, le prurit de toutes les bêtes qui courent sur ma peau, la colère qui gronde dans mon cœur, d'en être là quand on a toujours et partout fait son devoir, tout cela surexcite mes nerfs déjà si ébranlés et chasse le sommeil. Quand passerai-je de nouveau une nuit calme et tranquille? Peut-être pas avant d'être dans la tombe, quand je jouirai du sommeil éternel! Que ce sera bon, de ne plus penser à la vilenie, à la lâcheté humaines.
La mer, que j'entends gronder sous ma lucarne, produit toujours sur moi sa fascination étrange. Elle berce mes pensées comme jadis, mais aujourd'hui elles sont bien tristes et sombres. Elle évoque en moi de chers souvenirs, des moments heureux passés auprès de ma femme, de mes enfants adorés.
Je retrouve la sensation violente, déjà éprouvée sur le bateau, d'une attirance profonde, presque irrésistible vers la mer, dont les eaux mugissantes semblent m'appeler comme une grande consolatrice. Cette tyrannie de la mer sur moi est violente; sur le bateau, il me fallait fermer les yeux, évoquer l'image de ma femme pour ne pas y céder.
Où sont mes beaux rêves de jeunesse, mes aspirations de l'âge mûr. Rien ne vit plus en moi, mon cerveau s'égare sous l'effort de ma pensée. Quel est le mystère de ce drame! Aujourd'hui encore, je ne comprends rien à ce qui s'est passé. Être condamné sans preuves tangibles, sur la foi d'une écriture! Quelles que soient l'âme et la conscience d'un homme, n'y a-t-il pas là plus qu'il n'en faut pour le démoraliser?
La sensibilité de mes nerfs, après toutes ces tortures, est devenue tellement aiguë, que toute impression nouvelle, même extérieure, produit sur moi l'effet d'une profonde blessure.
Même nuit.
Je viens d'essayer de dormir, mais après un assoupissement de quelques minutes, je me réveille avec une fièvre ardente: et il en est ainsi toutes les nuits depuis six mois. Comment mon corps a-t-il pu résister à une telle coïncidence de tourments aussi bien physiques que moraux? Je pense qu'une conscience nette, sûre d'elle-même, donne des forces invincibles.
J'ouvre la jalousie qui ferme la lucarne et je contemple encore la mer. Le ciel est chargé de gros nuages, mais la lumière de la lune qui filtre au travers vient iriser certaines parties de la mer et lui donner une teinte argentée. Les vagues se brisent impuissantes au pied des roches qui forment le contour de l'île; c'est un bruissement continu d'eau qui déferle, c'est un rythme brutal et saccadé qui plaît à mon âme ulcérée.
Et dans cette nuit, dans ce calme profond, se retracent dans mon esprit les images chéries de ma femme, de mes enfants. Comme ma pauvre Lucie doit souffrir d'un sort aussi immérité, après avoir eu tout pour être heureuse! Et heureuse, elle méritait tant de l'être, par sa profonde droiture, son caractère élevé, son cœur tendre et dévoué. Pauvre, pauvre chère femme; je ne puis penser à elle, aux enfants, sans que tout s'amollisse en moi, sans sangloter; mais aussi ils m'inspirent mon devoir.
Je vais essayer de faire de l'anglais. Peut-être arriverai-je à m'oublier un peu dans le travail.
Lundi 15 avril 1895.
Pluie torrentielle ce matin. Comme premier déjeuner, rien. Les surveillants ont pitié de moi; ils me donnent un peu de café noir et de pain.
Pendant une éclaircie, je fais le tour de la petite portion de cette petite île qui m'est réservée. Triste île! Quelques bananiers, quelques cocotiers, un sol aride, d'où émergent partout des roches basaltiques.
A dix heures, on m'apporte les vivres pour la journée: un morceau de lard conservé, quelques grains de riz, quelques grains de café vert et un peu de cassonade. Je jette tout cela à la mer,[1] puis je m'évertue à faire du feu. Après quelques tentatives infructueuses, j'y parviens. Je fais chauffer de l'eau pour le thé. Mon déjeuner comprend du pain et du thé.
Quelle agonie de toutes mes forces! Quel sacrifice j'ai fait en acceptant de vivre! Rien ne m'aura été épargné, ni tortures morales, ni souffrances physiques.
Oh! cette mer mugissante qui toujours gronde et hurle à mes pieds! Quel écho à mon âme! L'écume de la vague qui se brise sur les rochers est d'une blancheur si laiteuse que je voudrais m'y rouler et m'y perdre.
Lundi 15 avril, soir.
J'allais encore être réduit à dîner avec un morceau de pain, je défaillais. Les surveillants, voyant ma faiblesse physique, me passent un bol de leur bouillon.
Puis je fume, je fume pour calmer et mon cerveau et les tiraillements de mon estomac. Je renouvelle auprès du gouverneur de la Guyane la demande que j'avais déjà formulée, il y a quinze jours, de vivre à mes frais en faisant venir des conserves de Cayenne ainsi que la loi m'y autorise.
Et toi, chère femme, à ce moment même, ta pensée répond-elle comme un écho à ma pensée? As-tu la perception de l'horrible martyre que j'endure? Oui, certes, tu sens tout ce que je souffre d'une situation morale pareille.
Quelle idée lancinante, atroce, d'être condamné pour un crime aussi abominable sans y rien comprendre!
S'il y a une justice en ce monde, mon honneur doit m'être rendu, et le coupable, le monstre doit recevoir le châtiment que mérite un pareil crime.
Mardi 16 avril 1895.
Enfin j'ai pu dormir, grâce à un immense épuisement.
Ma première pensée, en m'éveillant, a été pour toi, ma chère et adorée femme. Je me suis demandé ce que tu faisais au même moment. Probablement tu es occupée avec nos chers enfants. Qu'ils soient pour toi une consolation, qu'ils t'inspirent ton devoir, si je succombe avant la fin.
Puis, je vais couper du bois. Après deux heures d'efforts, suant sang et eau, je parviens à constituer une provision de bois suffisante. A huit heures, on m'apporte un morceau de viande crue et le pain. J'allume le feu, il finit par prendre. Mais la fumée est rabattue sur moi par la brise de mer, mes yeux en pleurent. Dès que j'ai des braises en quantité suffisante, je mets ma viande sur quelques bouts de fer ramassés de droite et de gauche et je la grille. Je déjeune un peu mieux qu'hier, mais que cette viande est dure et sèche! Quant au menu du dîner, il a été plus simple: du pain et de l'eau. Tous ces efforts m'ont brisé.
Vendredi 19 avril 1895.
Je n'ai pas écrit ces jours-ci. Tout mon temps a été employé à la lutte pour la vie, car je veux résister jusqu'à la dernière goutte de sang, quels que soient les supplices qu'on m'inflige. Le régime n'a pas varié, on attend toujours des ordres.
Aujourd'hui, j'ai fait du bouilli avec la viande, du sel et du piment que j'ai trouvé dans l'île. Cela a duré trois heures durant lesquelles mes yeux ont horriblement souffert; quelle misère!
Et toujours pas de nouvelles de ma femme, des miens. Les lettres sont donc interceptées?
Énervé, je me dis qu'en fendant du bois pour la provision du lendemain, je calmerai mes nerfs. Je vais chercher la hachette à la cuisine. «On n'entre pas à la cuisine», interpelle un surveillant. Et je m'en vais, sans rien dire, mais sans baisser la tête. Ah! si je pouvais seulement vivre dans mon cabanon, sans jamais en sortir. Mais il faut bien prendre quelque nourriture.
J'essaye de temps à autre de faire de l'anglais, des traductions, de m'oublier dans le travail. Mais mon cerveau complètement ébranlé s'y refuse; au bout d'un quart d'heure, je suis obligé d'y renoncer.
Et puis, ce que je trouve d'inouï, d'inhumain, c'est qu'on intercepte toute ma correspondance. Qu'on prenne toutes les précautions possibles et imaginables pour empêcher toute évasion, je le conçois: c'est le droit, je dirai même le devoir strict de l'administration. Mais qu'on m'enterre vivant dans un tombeau, qu'on empêche toute communication, même à lettre ouverte avec ma famille, c'est contraire à toute justice. On se croirait volontiers rejeté de quelques siècles en arrière; voilà six mois que je suis au secret, sans pouvoir aider à me faire rendre mon honneur.
Samedi 20 avril 1895, 11 heures matin.
J'ai terminé ma cuisine pour la journée. J'ai coupé ce matin mon morceau de viande en deux; l'un des morceaux a constitué un bouilli, l'autre un bifteck. Pour faire ce dernier, j'ai fabriqué un gril avec un vieux morceau de tôle ramassé dans l'île. Comme boisson, de l'eau. Et tout cela fait dans des casseroles de vieille tôle rouillée, sans rien pour les nettoyer, sans assiettes. Il faut que je rassemble tout mon courage pour vivre dans des conditions pareilles, auxquelles il faut ajouter toutes mes tortures morales.
Totalement épuisé, je vais m'étendre un peu sur mon lit.
Même jour, 2 heures soir.
Dire que dans notre siècle, dans un pays comme la France, imbu des idées de justice et de vérité, il puisse se passer des faits semblables, aussi profondément immérités. J'ai écrit à M. le Président de la République, j'ai écrit aux ministres, demandant toujours la recherche de la vérité. On n'a pas le droit de laisser sombrer ainsi l'honneur d'un officier, de sa famille, sans autre preuve qu'une preuve d'écriture, quand un gouvernement possède les moyens d'investigation nécessaires pour faire la lumière. C'est de la justice que je demande, à cor et à cri, au nom de mon honneur.
J'ai eu tellement faim cet après-midi que, pour apaiser les tiraillements de mon estomac, j'ai dévoré crues une dizaine de tomates trouvées dans l'île[2].
Nuit du samedi 20 au dimanche 21 avril 1895.
Nuit fiévreuse. J'ai rêvé de toi, ma chère Lucie, de nos chers enfants, comme toutes les nuits d'ailleurs.
Comme tu dois souffrir, ma pauvre chérie!
Heureusement que nos chers enfants sont encore inconscients; autrement, quel apprentissage de la vie! Quant à moi, quel que soit mon martyre, mon devoir est d'aller jusqu'au bout de mes forces, sans faiblir. J'irai.
Je viens d'écrire au commandant du Paty pour lui rappeler les deux promesses qu'il m'avait faites, après ma condamnation: 1o au nom du ministre, de faire poursuivre les recherches; 2o en son nom personnel, de me prévenir dès que la fuite reprendrait au ministère.
Le misérable qui a commis ce crime est sur une pente fatale, il ne peut plus s'arrêter.
Dimanche 21 avril 1895.
Le commandant supérieur des îles a eu la bonté de m'envoyer ce matin avec la viande deux boîtes de lait concentré. Chaque boîte peut produire environ trois litres de lait; en buvant un litre et demi de lait par jour, j'en aurai ainsi pour quatre jours.
Je supprime le bouilli que je n'arrivais pas à faire mangeable. J'ai coupé ce matin la viande en deux tranches; chacune sera grillée pour le matin et le soir.
Et toujours dans les intervalles que me laisse la nécessité de m'occuper de ma vie, je pense à ma chère femme, à tous les miens, à tout ce qu'ils doivent souffrir. Pauvre, pauvre chérie!
Viendra-t-il bientôt le jour de la justice!
Les journées sont longues, les minutes des heures. Je suis incapable d'aucun travail physique sérieux; d'ailleurs, depuis dix heures du matin jusqu'à trois heures du soir, la chaleur est telle qu'il devient impossible de sortir. Je ne puis travailler l'anglais toute la journée, mon cerveau s'y refuse. Et rien à lire. Enfin le tête-à-tête perpétuel avec mon cerveau!
J'étais en train d'allumer du feu pour faire mon thé. Le canot arrive de l'île Royale; il faut rentrer dans sa case, c'est la consigne. On craint donc que je communique avec les forçats?
Lundi 22 avril 1895.
Je me suis levé au petit jour pour laver mon linge et faire sécher ensuite au soleil mes vêtements de drap. Tout moisit ici par suite de ce mélange d'humidité et de chaleur. Ce ne sont que pluies torrentielles et courtes, suivies d'une chaleur torride.
J'ai demandé hier au commandant des îles une ou deux assiettes de n'importe quoi; il m'a répondu qu'il n'en possédait pas. Je suis obligé de m'ingénier pour manger soit sur du papier, soit sur de vieilles plaques de tôle ramassées dans l'île. Ce que je mange ainsi de malpropretés est inimaginable. Et je résiste toujours envers et contre tout, pour ma femme, pour mes enfants. Et toujours seul, vivant replié sur moi-même, avec mes pensées. Quel martyre pour un innocent, plus grand certes que celui d'aucun martyr de la chrétienté.
Toujours aucune nouvelle des miens, malgré mes demandes réitérées; voilà deux mois que je suis sans lettres.
J'ai reçu tout à l'heure des légumes secs dans de vieilles boîtes de conserve. En me servant de ces boîtes et en les lavant pour tenter de les transformer en assiettes, je me suis coupé les doigts.
Je viens d'être prévenu également que je devrai laver mon linge moi-même. Or, je n'ai rien pour cela. Je me mets à la besogne deux heures durant, le résultat est médiocre. Le linge aura toujours trempé dans l'eau.
Je suis exténué. Pourrai-je dormir? J'en doute. Il y a en moi un tel mélange de faiblesse physique et de nervosité extrême que, dès que je suis au lit, les nerfs me dominent, ma pensée se tourne anxieuse vers les miens.
Mardi 23 avril 1895.
Toujours la lutte pour la vie. Je n'ai jamais autant transpiré que ce matin, en allant couper du bois.
J'ai simplifié encore mes repas. J'ai fait ce matin une espèce de rata avec le bœuf et les haricots blancs; j'en ai mangé la moitié ce matin, l'autre moitié sera pour ce soir. Cela ne fera qu'une cuisine par jour.
Mais cette cuisine faite dans de vieux ustensiles de tôle rouillée me donne de violents maux de ventre.
Mercredi 24 avril 1895.
Aujourd'hui, lard conservé. Je le jette. Je vais me faire une potée de pois secs; ce sera ma nourriture de la journée.
Tranchées froides presque continuelles.
Jeudi 25 avril 1895.
On me remet les boîtes d'allumettes une à une—je n'ai pas encore compris pourquoi, puisque ce sont des allumettes amorphes—et je dois toujours présenter la boîte vide. Ce matin, je ne retrouvais pas la boîte vide, d'où scène et menaces. J'ai fini par la retrouver dans une poche.
Nuit de jeudi à vendredi.
Ces nuits sans sommeil sont atroces. Les journées passent encore à peu près, à cause des mille occupations de ma vie matérielle. Je suis, en effet, obligé de nettoyer ma case, de faire ma cuisine, de chercher et de couper du bois, de laver mon linge.
Mais dès que je me couche, si épuisé que je sois, les nerfs reprennent le dessus, le cerveau se met à travailler. Je pense à ma femme, aux souffrances qu'elle doit endurer; je pense à mes chers petits, à leur gai et insouciant babillement.
Vendredi 26 avril 1895.
Aujourd'hui, lard conservé, je le jette. Le commandant des îles vient ensuite et m'apporte du tabac et du thé. Au lieu de thé, j'eusse préféré du lait condensé que j'ai également fait demander à Cayenne, car les coliques ne me quittent pas. On me remet à titre de prêt: quatre assiettes plates, deux creuses, deux casseroles, mais rien pour mettre dedans.
On me remet également les revues que ma femme m'envoie. Mais toujours pas de lettres, c'est vraiment trop inhumain.
J'écris à ma femme; c'est un de mes rares moments d'accalmie. Je l'exhorte toujours au courage, à l'énergie, car il faut que notre honneur apparaisse à tous sans exception, ce qu'il a toujours été, pur et sans tache.
La chaleur, terrible, vous enlève toute force et toute énergie physique.
Samedi 27 avril 1895.
A cause de la chaleur qu'il fait dès dix heures du matin, je change mon emploi du temps. Je me lève au jour (5 h. 1/2), j'allume le feu pour faire le café ou le thé. Puis je mets les légumes secs sur le feu, ensuite je fais mon lit, ma chambre et ma toilette sommaire.
A huit heures, on m'apporte la ration du jour. Je termine la cuisson des légumes secs; les jours de viande je fais ensuite cuire celle-ci. Toute ma cuisine est ainsi terminée vers dix heures, car je mange froid le soir ce qui me reste du repas du matin, ne me souciant pas de passer encore trois heures devant le feu dans l'après-midi.
A dix heures, je déjeune. Je lis, je travaille, je rêve et souffre surtout, jusqu'à trois heures. Je fais alors ma toilette à fond. Puis, dès que la chaleur est tombée, c'est-à-dire vers cinq heures, je vais couper du bois, chercher de l'eau au puits, laver le linge, etc. A six heures je mange froid ce qui reste du déjeuner. Puis on m'enferme. C'est le moment le plus long. Je n'ai pas obtenu qu'on me donne une lampe dans mon cabanon. Il y a bien un fanal dans le poste qui me garde, mais la lumière est trop faible pour que je puisse travailler longtemps. J'en suis donc réduit à me coucher, et c'est alors que mon cerveau se met à travailler, que toutes mes pensées se tournent vers l'affreux drame dont je suis la victime, que tous mes souvenirs vont à ma femme, à mes enfants, à tous ceux qui me sont chers. Comme ils doivent tous également souffrir!
Dimanche 28 avril 1895.
Le vent souffle en tempête. Les rafales qui se succèdent ébranlent tout et produisent une sonorité violente, un heurt de choses qui s'entrechoquent. Comme c'est bien parfois l'état de mon âme en ses emportements violents! Je voudrais être fort et puissant comme le vent qui secoue les arbres à les déraciner pour écarter tous les obstacles qui barrent le chemin à la vérité.
Je voudrais hurler toutes mes souffrances, crier les révoltes de mon cœur contre l'ignominie qu'on a déversée sur un innocent, sur les siens. Ah! quel châtiment ne méritera pas celui qui a commis ce crime! Criminel envers son pays, envers un innocent, envers toute une famille livrée au désespoir, cet homme doit être quelque chose de hors nature.
J'ai appris aujourd'hui à nettoyer les ustensiles de cuisine. Jusqu'ici je les nettoyais simplement avec de l'eau chaude en employant mes mouchoirs en guise de torchons. Malgré tout, ils restaient sales et gras. J'ai pensé à la cendre, qui contient une forte proportion de potasse. Cela m'a admirablement réussi; mais dans quel état sont mes mains et mes mouchoirs!
Je viens d'être prévenu que jusqu'à nouvel ordre mon linge serait lavé à l'hôpital. C'est heureux, car je transpire tellement que mes flanelles sont complètement imbibées et ont besoin d'un lavage sérieux. Espérons que ce provisoire deviendra définitif.
Même journée, 7 heures du soir.
J'ai beaucoup pensé à toi, ma chère femme, à nos enfants. La journée de dimanche, nous la passions en effet, tout entière ensemble. Aussi le temps a-t-il coulé lentement, bien lentement, mes pensées s'assombrissant au fur et à mesure que la journée s'avançait.
Lundi 29 avril, 10 heures matin.
Jamais je n'ai été aussi fatigué que ce matin, j'ai dû faire plusieurs corvées d'eau et de bois. Avec cela, le déjeuner qui m'attend se compose de vieux haricots, sur le feu depuis quatre heures déjà, et qui ne veulent pas cuire, d'un peu d'endaubage et comme boisson de l'eau. Malgré toute mon énergie morale, les forces me manqueront si ce régime dure longtemps, surtout sous un climat aussi débilitant.
Midi.
Je viens d'essayer en vain de dormir un peu. Je suis épuisé de fatigue; mais, dès que je suis couché, toutes mes tristesses me reviennent à la mémoire, tant l'amertume d'un sort aussi immérité me monte du cœur aux lèvres. Les nerfs sont trop tendus pour que je puisse jouir d'un sommeil réparateur.
Il fait avec cela un temps d'orage, le ciel est couvert, la chaleur lourde et étouffante.
On voudrait voir tomber des nuées pour rafraîchir cette atmosphère éternellement doucereuse. La mer est d'un vert glauque, les lames semblent lourdes et massives, comme se concentrant pour un grand bouleversement. Comme la mort serait préférable à cette agonie lente, à ce martyre moral de tous les instants! Mais je n'ai pas ce droit, pour Lucie, pour mes enfants, je suis obligé de lutter jusqu'à la limite de mes forces.
Mercredi 1er mai 1895.
Ah! les horribles nuits! Je me suis cependant levé hier comme d'habitude à cinq heures et demie, j'ai peiné tout le jour, je n'ai pas fait de sieste, vers le soir j'ai scié du bois pendant près d'une heure, à tel point que jambes et bras tremblaient, et, malgré tout cela, je n'ai pas pu m'endormir avant minuit.
Si encore je pouvais lire ou travailler le soir, mais on m'enferme sans lumière dès six heures ou six heures et demie; mon cabanon est simplement et insuffisamment éclairé par le fanal du poste, il l'est par contre beaucoup trop, quand je suis au lit.
Jeudi 2 mai, 11 heures.
Le courrier venant de Cayenne est arrivé hier au soir. M'apporte-t-il enfin mes lettres, des nouvelles des miens? C'est une question que je me pose à chaque instant depuis ce matin! Mais j'ai éprouvé tant de déceptions depuis quelques mois, j'ai entendu des choses si décevantes pour la conscience humaine que je doute de tout et de tous, sauf des miens. J'espère bien, je suis sûr qu'ils feront la lumière, tant ils portent haut le sentiment de l'honneur; ils n'auront ni trêve ni repos, tant que ce but ne sera pas atteint.
Je me demande aussi si mes lettres parviennent à ma femme. Quel douloureux et épouvantable martyre pour tous deux, pour tous!
Mais il faut être fort, il me faut mon honneur, celui de mes enfants.
Mon isolement est si profond qu'il me semble souvent être tout vivant couché dans la tombe.
Même jour, 5 heures soir.
Le canot est en vue, venant de l'île Royale. Mon cœur bat à se rompre. M'apporte-t-il enfin les lettres de ma femme qui sont à Cayenne depuis plus d'un mois? Lirai-je enfin ses chères pensées, recevrai-je l'écho de son affection?
J'ai eu une joie immense en constatant qu'il y avait enfin des lettres pour moi, suivie aussitôt d'une déception cruelle, horrible, en voyant que c'étaient des lettres adressées encore à l'île de Ré et antérieures à mon départ de France. On supprime donc les lettres qui me sont adressées ici? Ou peut-être les renvoie-t-on en France pour qu'elles y soient lues d'abord? Ne pourrait-on pas au moins prévenir ma famille d'avoir à déposer les lettres au ministère?
Malgré cela, j'ai sangloté longuement sur ces lettres datées de plus de deux mois et demi. Est-il possible d'imaginer un drame pareil? Toute la nuit je vais rêver de Lucie, de mes enfants adorés pour lesquels je dois vivre.
Rien non plus de ce que j'ai demandé à Cayenne comme batterie de cuisine ou comme vivres ne me parvient.
Samedi 4 mai 1895.
Quelles longues journées en tête à tête avec moi-même, sans nouvelles des miens. A chaque instant, je me demande ce qu'ils font, ce qu'ils deviennent, quel est l'état de leur santé, où en sont les recherches? La dernière lettre reçue date du 18 février.
Les matinées passent encore, tant je suis occupé à cette lutte pour la vie depuis cinq heures et demie du matin jusqu'à dix heures. Mais la nourriture que je prends est loin de soutenir mes forces. Aujourd'hui: lard conservé. J'ai déjeuné avec des pois secs et du pain. Menu du dîner: idem.
Je note parfois les menus faits de ma vie journalière, mais ils disparaissent bien vite devant un souci bien supérieur: celui de mon honneur.
Je souffre non seulement de mes tortures, mais de celles de Lucie, de ma famille. Reçoivent-ils seulement mes lettres? Quelles inquiétudes ils doivent avoir sur mon sort, en dehors de toutes leurs autres préoccupations!
Même jour, soir.
Dans le silence qui règne autour de moi, interrompu seulement par le choc des vagues qui déferlent contre les roches, je me suis rappelé les lettres que j'ai écrites à Lucie, au début de mon séjour ici, et dans lesquelles je lui décrivais toutes mes douleurs. Et ma pauvre femme doit assez souffrir de cette épouvantable situation, sans que je vienne encore lui arracher le cœur par mes lamentations. Il faut donc qu'à force de volonté, je me surmonte; il faut que je donne à ma femme par mon exemple les forces nécessaires à l'accomplissement de sa mission.
Lundi 6 mai 1895.
Toujours le tête-à-tête avec mon cerveau, sans nouvelles des miens.
Et il faut que je vive avec toutes mes douleurs, il faut que je supporte dignement mon horrible martyre, en inspirant du courage à ma femme, à toute ma famille, qui doit certes souffrir autant que moi. Plus de faiblesse donc! Accepte ton sort jusqu'au jour de l'éclatante lumière, il le faut pour tes enfants.
J'essaye en vain d'abattre mes nerfs par le travail physique, mais ni le climat, ni mes forces ne me le permettent.
Mardi 7 mai 1895.
Depuis hier, averses torrentielles. Dans les intervalles, humidité chaude et accablante.
Mercredi 8 mai 1895.
J'étais tellement énervé aujourd'hui par ce silence de tombe, sans nouvelles depuis bientôt trois mois des miens, que j'ai cherché à abattre mes nerfs en sciant et hachant du bois pendant près de deux heures.
J'arrive aussi à force de volonté à travailler de nouveau l'anglais; j'en fais pendant deux à trois heures par jour.
Jeudi 9 mai 1895.
Ce matin, après m'être levé comme d'habitude au petit jour et avoir fait mon café, j'ai eu une faiblesse suivie d'une abondante transpiration. J'ai dû m'étendre sur mon lit.
Il faut que je lutte contre mon corps, il ne faut pas que celui-ci cède avant que l'honneur me soit rendu. Alors seulement j'aurai le droit d'avoir des faiblesses.
Malgré toute ma volonté, j'ai eu une violente crise de larmes en pensant à ma femme, à mes enfants. Ah! il faut que la lumière se fasse, que l'honneur nous soit rendu. J'aimerais mieux sans cela savoir mes enfants morts tous deux.
Journée épouvantable. Crise de larmes, crise de nerfs, rien n'a manqué. Mais il faut que l'âme domine le corps.
Vendredi 10 mai 1895.
Fièvre violente la nuit dernière. La pharmacie portative que ma femme m'avait donnée ne m'a pas été remise.
Samedi 11, dimanche 12, lundi 13 mai.
Mauvaises journées. Fièvre, embarras gastrique, dégoût de tout. Et que se passe-t-il en France pendant ce temps? 0ù en sont les recherches?
Coup de soleil aussi sur un pied pour être sorti quelques secondes pieds nus.
Jeudi 16 mai 1895.
Fièvre continuelle. Accès plus fort hier au soir, suivi de congestion cérébrale. J'ai fait cependant demander le médecin, car je ne veux pas lâcher pied ainsi.
Vendredi 17 mai 1895.
Le médecin est venu hier au soir. Il m'a ordonné 40 centigrammes de quinine chaque jour et m'enverra douze boîtes de lait condensé ainsi que du bicarbonate de soude. Enfin je pourrai me mettre au régime du lait et ne plus manger cette cuisine qui me répugne d'ailleurs tellement que je n'ai rien pris depuis quatre jours. Jamais je n'aurais cru que le corps humain eût une pareille force de résistance.
Samedi 18 mai 1895.
Pas très fraîches les boîtes de lait condensé de l'hôpital. Enfin, cela vaut mieux que rien. J'ai absorbé il y a quelques minutes 40 centigrammes de quinine.
Dimanche 19 mai 1895.
Journée lugubre. Pluie tropicale sans discontinuer. La fièvre est tombée grâce à la quinine.
J'ai mis sur ma table, pour les avoir constamment sous les yeux, les images de ma femme, de mes enfants. Il faut que j'y puise toute mon énergie, toute ma volonté.
Lundi 27 mai 1895.
Les journées se ressemblent, lugubres et monotones. Je viens d'écrire à ma femme pour lui dire que mon énergie morale est plus grande que jamais.
Il faut, je veux la lumière entière, absolue sur cette ténébreuse affaire.
Ah! mes enfants! Je suis comme la bête qui veut d'abord qu'on passe sur son corps avant qu'on atteigne ses petits.
Mercredi 29 mai 1895.
Pluies continuelles; temps lourd, étouffant, énervant. Ah! mes nerfs, ce qu'ils me font souffrir! Dire que je ne peux même pas dépenser mon immense énergie, ma volonté, sinon à vivre, à végéter plutôt!
Mais enfin chacun aura son heure! Le misérable qui a commis ce crime infâme sera démasqué. Ah! si je le tenais seulement cinq minutes, je lui ferais subir toutes les tortures qu'il m'a fait endurer, je lui arracherais sans pitié le cœur et les entrailles.
Samedi 1er juin 1895.
Le courrier venant de Cayenne vient de passer sous mes yeux. Aurai-je enfin des nouvelles récentes de ma femme, de mes enfants? Depuis mon départ de France, c'est-à-dire depuis le 20 février, aucune nouvelle des miens. Ah! j'aurai connu toutes les souffrances, toutes les tortures.
Dimanche 2 juin 1895.
Rien. Rien. Ni lettres, ni instructions à mon sujet, le silence de tombe toujours.
Mais je résisterai, fort de ma conscience et de mon droit.
Lundi 3 juin 1895.
Je viens de voir passer le courrier se dirigeant vers la France. Mon cœur a tressailli et battu à se rompre.
Le courrier va t'apporter mes dernières lettres, ma chère Lucie, où je te crie toujours courage et courage. Il faut que la France entière apprenne que je suis une victime et non un coupable.
Un traître! à ce mot seul, tout mon sang afflue au cerveau, tout en moi tressaille de colère et d'indignation, un traître, le dernier des gredins... Ah! non, il faut que je vive, il faut que je domine mes souffrances pour voir le jour du triomphe de l'innocence pleinement reconnue.
Mercredi 5 juin 1895.
Quelles longues heures! Plus de papier pour écrire, pour travailler, malgré mes demandes réitérées depuis trois semaines, rien à lire, rien pour échapper à mes pensées.
Pas de nouvelles des miens depuis trois mois et demi.
Vendredi 7 juin 1895.
Je viens de recevoir enfin du papier, ainsi que des revues.
Pluie torrentielle aujourd'hui.
Le cerveau, sous la tension de la pensée, me fait atrocement souffrir.
Dimanche 9 juin 1895.
Tout pour moi est blessure, tant mon cœur saigne. La mort serait une délivrance: je n'ai pas le droit d'y penser.
Toujours sans lettres des miens.
Mercredi 12 juin 1895.
J'ai enfin reçu des lettres de ma femme, de ma famille. Ce sont celles qui sont arrivées ici fin mars; elles ont été certainement renvoyées en France. Plus de trois mois donc pour que les lettres me parviennent.
Comme on sent la douleur, le chagrin épouvantable de tous, percer entre chaque ligne. Je me reproche encore davantage d'avoir écrit, au début de mon arrivée ici, des lettres navrantes à ma femme. Je devrais savoir souffrir tout seul, sans faire partager à ceux qui souffrent déjà assez par eux-mêmes, mes cruelles tortures.
Puis, une suspicion continuelle, inouïe, incompréhensible, qui fait saigner plus encore mon pauvre cœur déjà si ulcéré.
En m'apportant mes lettres, le commandant des Iles me dit:
«On demande à Paris si vous n'avez pas un dictionnaire de mots conventionnels.»
—Cherchez, lui dis-je, que pense-t-on encore?
—Oh! me répondit-il, on n'a pas l'air de croire à votre innocence.
—Ah! j'espère bien vivre assez longtemps pour répondre à toutes les calomnies infâmes, nées dans l'imagination de gens aveuglés par la haine et la passion.»
Aussi nous faut-il, à tous, la lumière complète, éclatante, non seulement sur la condamnation, mais encore sur tout ce qui a été dit, commis depuis.
J'ai reçu ma batterie de cuisine et pour la première fois des conserves de Cayenne. La vie matérielle m'est indifférente, mais je pourrai soutenir ainsi mes forces.
Les ouvriers forçats viennent travailler ces jours-ci. Aussi m'enferme-t-on dans mon cabanon, de crainte que je ne communique avec eux! Oh! laideur humaine!
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* *J'interromps ici mon Journal pour donner quelques extraits des lettres de ma femme que je reçus le 12 juin. Ces lettres étaient bien effectivement arrivées à Cayenne fin mars, puis avaient été renvoyées en France pour qu'elles pussent être lues au Ministère des Colonies ainsi qu'au Ministère de la Guerre. Plus tard, ma femme fut prévenue d'avoir à déposer au Ministère des Colonies, le 25 de chaque mois, les lettres qui m'étaient destinées. Il lui était interdit de parler de l'Affaire, des événements même connus et publics. Ses lettres étaient lues, étudiées, passaient entre bien des mains, souvent ne me parvenaient pas; elles ne pouvaient donc avoir aucun caractère intime. Enfin, étant donné la surveillance dont elle était l'objet, elle ne voulait livrer aucun des efforts faits pour arriver à la découverte de la vérité, de peur que ceux qui étaient intéressés à nous perdre et à étouffer la lumière n'en fissent leur profit.