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Cinq années de ma vie, 1894-1899

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Je viens de recevoir à l'instant tes trois lettres du mois de juin, toutes celles de la famille, et c'est sous l'impression toujours aussi vive, aussi poignante, qu'évoquent en moi tant de doux souvenirs, tant d'aussi épouvantables souffrances, que je veux y répondre.

Je te dirai encore une fois, d'abord toute ma profonde affection, toute mon immense tendresse, toute mon admiration pour ton noble caractère; je t'ouvrirai aussi toute mon âme et je te dirai ton devoir, ton droit, ce droit que tu ne dois abandonner que devant la mort.

Et ce droit, ce devoir imprescriptible, aussi bien pour mon pays que pour toi, que pour vous tous, c'est de vouloir la lumière pleine et entière sur cet horrible drame, c'est de vouloir, sans faiblesse comme sans jactance, mais avec une énergie indomptable, que notre nom, le nom que portent nos chers enfants, soit lavé de cette horrible souillure.

Et ce but, tu dois, vous devez l'atteindre en bons et vaillants Français qui souffrent le martyre, mais qui, ni les uns, ni les autres, quels qu'aient été les outrages, les amertumes, n'ont jamais oublié un seul instant leur devoir envers la patrie. Et le jour où la lumière sera faite, où toute la vérité sera découverte, et il faut qu'elle le soit, ni le temps, ni la patience, ni la volonté ne doivent compter devant un but pareil; eh bien, si je ne suis plus là, il t'appartiendra de laver ma mémoire de ce nouvel outrage, aussi injuste, que rien n'a jamais justifié. Et, je le répète, quelles qu'aient été mes souffrances, si atroces qu'aient été les tortures qui m'ont été infligées, tortures inoubliables et que les passions qui égarent parfois les hommes peuvent seules excuser, je n'ai jamais oublié qu'au-dessus des hommes, qu'au-dessus de leurs passions, qu'au-dessus de leurs égarements, il y a la patrie. C'est alors à elle qu'il appartiendra d'être mon juge suprême.

Être un honnête homme ne consiste pas seulement à ne pas être capable de voler cent sous dans la poche de son voisin; être un honnête homme, dis-je, c'est pouvoir toujours se mirer dans ce miroir qui n'oublie pas, qui voit tout, qui connaît tout, pouvoir se mirer, en un mot, dans sa conscience, avec la certitude d'avoir toujours et partout fait son devoir. Cette certitude, je l'ai.

Donc, chère et bonne Lucie, fais ton devoir courageusement, impitoyablement, en bonne et vaillante Française qui souffre le martyre, mais qui veut que le nom qu'elle porte, que portent ses enfants, soit lavé de cette épouvantable souillure. Il faut que la lumière soit faite, qu'elle soit éclatante. Le temps ne fait plus rien à l'affaire.

D'ailleurs, je sais trop bien que les sentiments qui m'animent vous animent tous, nous sont communs à tous, à ta chère famille comme à la mienne.

Te parler des enfants, je ne le puis. D'ailleurs je te connais trop bien pour douter un seul instant de la manière dont tu les élèves. Ne les quitte jamais, sois toujours avec eux de cœur et d'âme, écoute-les toujours, quelque importunes que puissent être leurs questions.

Comme je te l'ai dit souvent, élever ses enfants ne consiste pas seulement à leur assurer la vie matérielle et même intellectuelle, mais à leur assurer aussi l'appui qu'ils doivent trouver auprès de leurs parents, la confiance que ceux-ci doivent leur inspirer, la certitude qu'ils doivent toujours avoir de savoir où épancher leur cœur, où trouver l'oubli de leurs peines, de leurs déboires, si petits, si naïfs qu'ils paraissent parfois.

Et, dans ces dernières lignes, je voudrais encore mettre toute ma profonde affection pour toi, pour nos chers enfants, pour tes chers parents, pour vous tous enfin, tous ceux que j'aime du plus profond de mon cœur, pour tous nos amis dont je devine, dont je connais le dévouement inaltérable, te dire et te redire encore courage et courage, que rien ne doit ébranler ta volonté, qu'au-dessus de ma vie plane le souci suprême, celui de l'honneur de mon nom, du nom que tu portes, que portent nos enfants, t'embraser du feu ardent qui anime mon âme, feu ardent qui ne s'éteindra qu'avec ma vie...

Alfred.

Depuis la construction des palissades autour de ma case, celle-ci était devenue complètement inhabitable; c'était la mort. A partir de ce moment, il n'y eut plus ni air, ni lumière; la chaleur y était torride, étouffante, pendant la saison sèche; pendant la période des pluies, le logement était très humide, dans ce pays où l'humidité est un des plus grands fléaux de l'Européen. J'étais totalement épuisé, non pas seulement par le manque d'exercice, mais par l'influence pernicieuse du climat. La construction d'une nouvelle case fut décidée sur le rapport du médecin.

Pendant le mois d'août 1897, la palissade du promenoir fut démolie pour être affectée à la palissade de la nouvelle case. Je fus de nouveau enfermé durant cette période.

Courbes de température à l'intérieur de la case. Température relevée à l'époque de la saison sèche.

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IX

Le 25 août 1897, je fus transporté dans la nouvelle case qui avait été construite sur le mamelon s'étendant entre le quai et l'ancien campement des lépreux. Cette case était divisée en deux par une solide grille en fer qui s'étendait sur toute la largeur; j'étais d'un côté de cette grille, le surveillant de garde de l'autre côté, de telle sorte qu'il ne pouvait me perdre de vue un seul instant, de jour comme de nuit. Des fenêtres grillées, que je ne pouvais atteindre, laissaient passer la lumière et un peu d'air. Plus tard, aux barreaux de fer, fut ajouté un grillage en mailles serrées de fil de fer, interceptant encore davantage l'air; puis, pour m'empêcher absolument l'approche de la fenêtre, ce qui ne me permit même plus de respirer un peu d'air par les journées et les nuits étouffantes de la Guyane, on établit à l'intérieur, devant chaque fenêtre, deux panneaux qui, avec la fenêtre, constituaient un prisme triangulaire. L'un des panneaux était formé d'une plaque pleine en tôle, l'autre de barreaux de fer verticaux et transversaux. Une palissade en bois, à bouts pointus, de 2 mètres 80 de hauteur, entourait la case; cette palissade reposait sur un mur en pierres sèches de 2 mètres à 2 mètres 50 sur les faces sud et ouest, de telle sorte que la vue de l'extérieur, la vue de l'île comme celle de la mer, m'était complètement masquée.

Quoi qu'il en soit, cette case plus haute et plus spacieuse était préférable à la première; d'autre part, d'un côté, la palissade avait été éloignée de la case, enfin il ne subsistait plus qu'une seule palissade. Mais l'humidité vint me retrouver; bien souvent, au moment des grandes pluies, j'eus plusieurs centimètres d'eau dans ma case; quant aux bêtes, elles étaient aussi nombreuses, sinon plus, que dans la première case.

Plan de la deuxième case habitée depuis août 1897 jusqu'au départ de l'île du Diable en juin 1899.

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Les vexations furent plus fréquentes et plus nombreuses encore à dater de cette époque; l'attitude qu'on avait à mon égard variait avec les fluctuations de la situation en France, situation que j'ignorais complétement. Des mesures nouvelles furent prises pour m'isoler encore davantage, si possible. Plus que jamais je dus maintenir une attitude hautaine pour empêcher qu'on eût prise sur moi. Des pièges me furent souvent tendus, des questions insidieuses me furent posées par les surveillants, par ordre. Dans mes nuits d'énervement, quand j'étais en proie aux cauchemars, le surveillant de garde s'approchait de mon lit pour chercher à surprendre les paroles qui s'échappaient de mes lèvres. Dans cette période, le commandant du pénitencier, Deniel, au lieu de se borner à ses devoirs stricts de fonctionnaire, fit le bas et misérable métier de mouchard; il crut évidemment s'attirer ainsi des faveurs.

L'extrait suivant de la consigne générale de la déportation à l'île du Diable fût affiché dans ma case:

Art. 22.—Le déporté assure la propreté de sa case et de l'enceinte qui lui est réservée et prépare lui-même ses aliments.

Art. 23.—Il lui est délivré la ration réglementaire et il est autorisé à améliorer cette ration par la réception de denrées et liquides dans une mesure raisonnable dont l'appréciation appartient à l'administration.

Les différents objets destinés au déporté ne lui seront remis qu'après avoir été minutieusement visités, et au fur et à mesure de ses besoins journaliers.

Art. 24.—Le déporté doit remettre au surveillant-chef toutes les lettres et écrits rédigés par lui.

Art. 26.—Les demandes ou réclamations que le déporté aurait à formuler ne peuvent être reçues que par le surveillant-chef.

Art. 27.—Au jour, les portes de la case du déporté sont ouvertes et jusqu'à la nuit il a la faculté de circuler dans l'enceinte palissadée.

Toute communication avec l'extérieur lui est interdite.

Dans le cas où, contrairement aux dispositions de l'article 4, les éventualités du service nécessiteraient, dans l'île la présence de surveillants ou de transportés autres que ceux du service ordinaire, le déporté serait enfermé dans sa case jusqu'au départ des corvées temporaires.

Art. 28.—Pendant la nuit, le local affecté au déporté est éclairé intérieurement et occupé, comme le jour, par un surveillant.»

J'ai su depuis qu'à dater de cette époque les surveillants reçurent aussi l'ordre de relater tous mes gestes, tous les jeux de ma physionomie, et l'on peut concevoir comment ces ordres furent exécutés. Mais ce qui est plus grave, c'est que tous ces gestes, toutes ces manifestations de ma douleur, parfois de mon impatience, furent interprétés par Deniel avec une passion aussi vile que haineuse. Esprit aussi mal équilibré que vaniteux, cet agent attacha aux plus petits incidents une portée immense; le plus léger panache de fumée rompant à l'horizon la monotonie du ciel, était l'indice certain d'une attaque possible et provoquait des mesures de rigueur et des précautions nouvelles. On voit aisément combien une surveillance ainsi comprise, dont l'intensité haineuse se traduisait forcément dans l'attitude des surveillants, était de nature à aggraver le régime.

Je ne connais d'ailleurs pas de supplice plus énervant, plus atroce que celui que j'ai subi pendant cinq années, d'avoir deux yeux braqués sur moi, jour et nuit, à tous les moments, dans toutes les conditions, sans une minute de répit.

Le 4 septembre 1897, j'écrivais à ma femme:

Je viens de recevoir le courrier du mois de juillet. Tu me dis encore d'avoir la certitude de l'entière lumière, cette certitude est dans mon âme, elle s'inspire des droits qu'a tout homme de la demander, de la vouloir, quand il ne veut qu'une chose: la vérité.

Tant que j'aurai la force de vivre dans une situation aussi inhumaine qu'imméritée, je t'écrirai donc pour t'animer de mon indomptable volonté.

D'ailleurs, les dernières lettres que je t'ai écrites sont comme mon testament moral. Je t'y parlais d'abord de mon affection; je t'y avouais aussi des défaillances physiques et cérébrales, mais je t'y disais non moins énergiquement ton devoir, tout ton devoir.

Cette grandeur d'âme que nous avons tous montrée, les uns comme les autres, qu'on ne se fasse nulle illusion, cette grandeur d'âme ne doit être ni de la faiblesse, ni de la jactance; elle doit s'allier, au contraire, à une volonté chaque jour grandissante, grandissante à chaque heure du jour, pour marcher au but: la découverte de la vérité, de toute la vérité pour la France entière.

Certes, parfois la blessure est par trop saignante, et le cœur se soulève, se révolte; certes, souvent, épuisé comme je le suis, je m'effondre sous les coups de massue, et je ne suis plus alors qu'un pauvre être humain d'agonie et de souffrances; mais mon âme indomptée me relève, vibrant de douleur, d'énergie, d'implacable volonté devant ce que nous avons de plus précieux au monde: notre honneur, celui de nos enfants, le nôtre à tous; et je me redresse encore pour jeter à tous le cri d'appel vibrant de l'homme qui ne demande, qui ne veut que de la justice, pour venir toujours et encore vous embraser tous du feu ardent qui anime mon âme, qui ne s'éteindra qu'avec ma vie.

Moi, je ne vis que de ma fièvre, depuis si longtemps, au jour le jour, fier quand j'ai gagné une longue journée de vingt-quatre heures...

Quant à toi, tu n'as à savoir ni ce que l'on dit, ni ce que l'on pense. Tu as à faire inflexiblement ton devoir, vouloir non moins inflexiblement ton droit: le droit de la justice et de la vérité. Oui, il faut que la lumière soit faite, je formule nettement ma pensée...

Je ne puis donc que souhaiter, pour tous deux, pour tous, que cet effroyable, horrible et immérité martyre ait enfin un terme...

Te parler longuement de moi, de toutes les petites choses, c'est inutile: je le fais parfois malgré moi, car le cœur a des révoltes irrésistibles; l'amertume, quoi qu'on en veuille, monte du cœur aux lèvres quand on voit ainsi tout méconnaître, tout ce qui fait la vie noble et belle; et, certes, s'il ne s'agissait que de moi, de ma propre personne, il y a longtemps que j'eusse été chercher dans la paix de la tombe, l'oubli de ce que j'ai vu, de ce que j'ai entendu, l'oubli de ce que je vois chaque jour.

J'ai vécu pour te soutenir, vous soutenir tous de mon indomptable volonté, car il ne s'agissait plus là de ma vie, il s'agissait de mon honneur, de notre honneur à tous, de la vie de nos enfants; j'ai tout supporté sans fléchir, sans baisser la tête, j'ai étouffé mon cœur, je refrène chaque jour toutes les révoltes de l'être, réclamant toujours et encore à tous, sans lassitude comme sans jactance, la vérité.

Je souhaite cependant pour nous deux, pauvre amie, pour tous, que les efforts soit des uns, soit des autres, aboutissent bientôt; que le jour de la justice luise enfin pour nous tous, qui l'attendons depuis si longtemps.

Chaque fois que je t'écris, je ne puis presque pas quitter la plume, non pour ce que j'ai à te dire, mais je vais te quitter de nouveau, pour de longs jours, ne vivant que par ta pensée, celle des enfants, de vous tous.

Je termine cependant en t'embrassant ainsi que nos chers enfants, tes chers parents, tous nos chers frères et sœurs, en te serrant dans mes bras de toutes mes forces et en te répétant avec une énergie que rien n'ébranle, et tant que j'aurai souffle de vie: courage, courage et volonté!

Alfred.

Dans le courrier du mois de juillet 1897, que je reçus le 4 septembre, se trouvait la lettre suivante de ma femme, dont je donne un extrait, et qui resta pour moi énigmatique. La lettre du 1er juillet, dont on y parle, ne me parvint jamais.

Paris, 15 juillet 1897.

Tu as dû être mieux impressionné par la lettre que je t'ai écrite le 1er juillet que par les précédentes. J'étais moins angoissée et l'avenir m'apparaissait enfin sous des couleurs moins sombres...

Nous avons fait un pas immense vers la vérité, malheureusement, je ne puis pas t'en dire davantage...

Lucie.

En octobre, je reçus la lettre dont j'extrais le passage suivant:

Paris, 15 août 1897.

Je suis toute soucieuse et bien angoissée de ne pas avoir encore de tes nouvelles; voilà près de sept semaines que je n'ai pas eu de lettres de toi et les semaines comptent triple quand on les passe dans l'inquiétude; j'espère qu'il n'y a là qu'un retard et que je vais recevoir bien vite un bon courrier. Je mets toute ma joie dans la lecture des lignes si pleines de courage que tu m'adresses, en attendant mieux, en attendant que tu me sois rendu et que je puisse, dans le profond bonheur de vivre auprès de toi, me consoler de toutes mes peines...

Efforce-toi de ne pas penser, de ne pas faire travailler ta pauvre cervelle, ne t'épuise pas en conjectures inutiles. Ne pense qu'au but, à la fin; laisse reposer ta pauvre tête, ébranlée par tant de chocs.

Lucie.

Puis en novembre:

Paris 1er septembre 1897.

C'est avec joie que je viens te confirmer encore la nouvelle que je t'ai donnée dans mes lettres du mois dernier. Je suis tout à fait heureuse de constater que nous entrons dans la bonne voie. Je ne puis que te répéter d'avoir confiance, de ne plus te désoler, de te bien pénétrer de la certitude que nous avons d'aboutir...

Paris, 25 septembre 1897.

Je n'ajouterai qu'un mot à mes longues lettres de ce mois[5]; je suis bien heureuse à la pensée qu'elles t'auront redonné, avec un immense espoir, les forces nécessaires pour attendre ta réhabilitation. Je ne puis t'en dire plus que dans mes dernières lettres...

Lucie.

Je répondais à ces lettres:

Iles du Salut, 4 novembre 1897.

Je viens à l'instant de recevoir tes lettres; les paroles, ma bonne chérie, sont bien impuissantes à rendre tout ce que la vue de la chère écriture réveille d'émotions poignantes dans mon cœur, et cependant ce sont les sentiments de puissante affection que cette émotion réveille en moi qui me donnent la force d'attendre le jour suprême où la vérité sera enfin faite sur ce lugubre et terrible drame.

Tes lettres respirent un tel sentiment de confiance qu'elles ont rasséréné mon cœur qui souffre tant pour toi, pour nos chers enfants.

Tu me fais la recommandation, pauvre chérie, de ne plus chercher à penser, de ne plus chercher à comprendre, je ne l'ai jamais fait, cela m'est impossible, mais comment ne plus penser? Tout ce que je puis faire, c'est de chercher à attendre, comme je te l'ai dit, le jour suprême de la vérité.

Dans ces derniers mois, je t'ai écrit de longues lettres où mon cœur trop gonflé s'est détendu. Que veux-tu, depuis trois ans je me vois le jouet de tant d'événements auxquels je suis étranger, ne sortant pas de la règle de conduite absolue que je me suis imposée, que ma conscience de soldat loyal et dévoué à son pays m'a imposée d'une façon inéluctable, que, quoi qu'on en veuille, l'amertume monte du cœur aux lèvres, la colère vous prend parfois à la gorge, et les cris de douleur s'échappent. Je m'étais bien juré jadis de ne jamais parler de moi, de fermer les yeux sur tout, ne pouvant avoir comme toi, comme tous, qu'une consolation suprême, celle de la vérité, de la pleine lumière.

Mais la trop longue souffrance, une situation épouvantable, le climat qui à lui seul embrase le cerveau, si tout cela ne m'a jamais fait oublier aucun de mes devoirs, tout cela a fini par me mettre dans un état d'éréthisme cérébral et nerveux qui est terrible...

Je bavarde avec toi, quoique je n'aie rien à te dire, mais cela me fait du bien, repose mon cœur, détend mes nerfs. Vois-tu, souvent le cœur se crispe de douleur poignante quand je pense à toi, à nos enfants, et je me demande alors ce que j'ai bien pu commettre sur cette terre pour que ceux que j'aime le plus, ceux pour qui je donnerais mon sang goutte à goutte, soient éprouvés par un pareil martyre.

Mais même quand la coupe trop pleine déborde, c'est dans ta chère pensée, dans celle des enfants, pensées qui font vibrer et frémir tout mon être, qui l'exaltent à sa plus haute puissance, que je puise encore la force de me relever, pour jeter le cri d'appel vibrant de l'homme qui pour lui, pour les siens, ne demande depuis si longtemps que de la justice, de la vérité, rien que la vérité.

Je t'ai d'ailleurs formulé nettement ma volonté, que je sais être la tienne, la vôtre et que rien n'a jamais pu abattre.

C'est ce sentiment, associé à celui de tous mes devoirs, qui m'a fait vivre, c'est lui aussi qui m'a fait encore demander pour toi, pour tous, tous les concours, un effort plus puissant que jamais de tous dans une simple œuvre de justice et de réparation, en s'élevant au-dessus de toutes les questions de personnes, au-dessus de toutes les passions.

Puis-je encore te parler de mon affection? C'est inutile, n'est-ce pas, car tu la connais, mais ce que je veux te dire encore, c'est que l'autre jour je relisais toutes tes lettres pour passer quelques-unes de ces minutes trop longues auprès d'un cœur aimant, et un immense sentiment d'admiration s'élevait en moi pour ta dignité et ton courage. Si l'épreuve des grands malheurs est la pierre de touche des belles âmes, oh! ma chérie, la tienne est une des plus belles et des plus nobles qu'il soit possible de rêver.

Alfred.

Le mois de novembre s'écoula, puis le mois de décembre 1897, sans m'apporter de lettres. Enfin, le 9 janvier 1898, après une longue et anxieuse attente, je reçus tout à la fois les lettres de ma femme des mois d'octobre et de novembre, dont j'extrais les passages suivants:

Paris, 6 octobre 1897.

Je n'ai pas réussi à t'exprimer dans ma dernière lettre et surtout, je crois, à te communiquer d'une façon absolue la confiance si grande que j'avais et qui n'a fait que s'accentuer depuis, dans le retour de notre bonheur. Je voudrais te dire la joie que je ressens en voyant l'horizon s'éclaircir ainsi, en apercevant le terme de nos souffrances, et je me sens bien inhabile à te faire partager mes sentiments, car pour toi, pauvre exilé, c'est toujours l'attente, l'attente angoissante, l'ignorance de tout ce que nous faisons, et les phrases vagues, les assemblages de mots ne t'apportent rien, si ce n'est l'assurance de notre profonde affection et la promesse souvent renouvelée que nous arriverons à te réhabiliter. Si tu pouvais comme moi te rendre compte des progrès accomplis, du chemin que nous avons fait à travers les ténèbres pour gagner enfin la pleine lumière, comme tu te sentirais allégé, soulagé! Cela me crève le cœur de ne pouvoir te raconter tout ce qui me passionne, tout ce qui fait que j'ai tant d'espoir. Je souffre à l'idée que tu subis un martyre, qui, s'il doit se prolonger physiquement jusqu'à ce que l'erreur soit officiellement reconnue, est au moins inutile moralement, et que, tandis que je me sens plus rassurée, plus tranquille, tu passes par des alternatives d'angoisses et d'inquiétudes qui pourraient t'être épargnées...

Paris, 17 novembre 1897.

Je suis inquiète de n'avoir pas de lettre de toi. Ta dernière lettre datée du 4 septembre m'est arrivée dans les premiers jours d'octobre, et depuis je suis absolument sans nouvelles. Je n'ai jamais exhalé de plaintes et ce n'est certes pas maintenant que je commencerai, et cependant Dieu sait ce que j'ai souffert, restant pendant des semaines et des semaines dans cette angoisse affolante que me causait l'absence totale de lettres. De jour en jour, je pense que mes tourments vont cesser, que je vais être rassurée, autant que je le puis, étant données tes horribles souffrances. Mais espère de toutes tes forces! Comment pourrais-je te dire ma confiance, en restant dans les limites qui me sont permises? C'est difficile et je ne puis que te donner l'assurance formelle que dans un temps très, très rapproché tu seras réhabilité. Ah! si je pouvais te parler à cœur ouvert, te dire toutes les péripéties de ce drame épouvantable...

Quand cette lettre arrivera à la Guyane, j'espère que tu auras reçu la bonne nouvelle que ta conscience attend depuis trois longues années.

Lucie.

Quand ces lettres me parvinrent en janvier 1898, à l'île du Diable, après une longue et anxieuse attente, non seulement je n'avais pas reçu la bonne nouvelle qu'elles me faisaient prévoir, mais les vexations avaient redoublé d'intensité, la surveillance était devenue encore plus rigoureuse. De dix surveillants et un surveillant-chef, le nombre avait été porté à treize surveillants et un surveillant-chef; des sentinelles avaient été placées autour de ma case, un souffle de terreur régnait autour de moi, terreur dont je m'apercevais par l'attitude des surveillants.

Vers cette époque également, on élevait une tour dépassant en hauteur la caserne des surveillants et sur la plate-forme de laquelle fut placé le canon Hotchkiss destiné à défendre les approches de l'île.

Aussi renouvelai-je auprès du Président de la République, auprès des membres du Gouvernement, les appels que j'avais faits précédemment.

Dans les premiers jours du mois de février 1898, je reçus deux lettres de ma femme, datées du 4 décembre 1897 et du 26 décembre 1897; ces deux lettres étaient des copies partielles des lettres que ma femme m'avait écrites.

J'ai su depuis que ma femme m'avait fait connaître, en termes discrets, dans les lettres qu'elle m'écrivit en août ou septembre 1897, qu'une haute personnalité du Sénat avait pris ma cause en main; le passage, bien entendu, fut supprimé et je n'appris l'admirable initiative de M. Scheurer-Kestner qu'à mon retour en France, en 1899, comme je n'appris qu'à cette époque les événements qui se déroulaient alors en France.

Un extrait qu'on m'avait transmis de la lettre du 4 décembre 1897 de ma femme était particulièrement triste.

J'ai reçu deux lettres de toi. Quoique tu ne me dises rien de tes souffrances et que ces lettres, comme les précédentes, soient empreintes d'une belle dignité, d'un courage admirable, j'ai senti percer ta douleur avec une telle acuité que j'éprouve le besoin de t'apporter du réconfort, de te faire entendre quelques paroles d'affection, venant d'un cœur aimant et dont la tendresse, l'attachement sont, comme tu le sais, aussi profonds qu'inaltérables.

Mais que de jours se sont passés depuis que tu m'as écrit ces lettres et que de temps s'écoulera encore jusqu'à ce que ces quelques lignes viennent te rappeler que ma pensée est avec toi jour et nuit et qu'à toutes les heures, à toutes les minutes de ta longue torture, mon âme, mon cœur, tout ce qu'il y a de sensible en moi, vibre avec toi, que je suis l'écho de tes cruelles souffrances et que je donnerais ma vie pour abréger tes tortures. Si tu savais quel chagrin j'éprouve de ne pas être là-bas auprès de toi, et avec quelle joie j'aurais accepté la vie la plus dure, la plus atroce, pour partager ton exil et être à tes côtés à toute heure, à tout moment, pour te soutenir dans les moments de défaillance, t'entourer de toute mon affection et panser, si peu que ce soit, tes blessures.

Mais il était dit que nous n'aurions même pas la consolation de souffrir ensemble et que nous boirions l'amertume jusqu'à la dernière goutte...

Puis suivaient quelques phrases vagues d'espoir, si souvent renouvelées.

En réponse à ce courrier, j'écrivis à ma femme:

Iles du Salut, 7 février 1898.

Je viens de recevoir tes chères lettres de décembre, et mon cœur se brise, se déchire devant tant de souffrances imméritées. Je te l'ai dit: ta pensée, celle des enfants me relèvent toujours, vibrant de douleur, de suprême volonté devant ce que nous avons de plus précieux au monde: notre honneur, la vie de nos enfants, pour jeter le cri d'appel de plus en plus vibrant de l'homme qui ne demande que la justice pour lui et les siens et qui y a droit.

Depuis trois mois, dans la fièvre et le délire, souffrant le martyre nuit et jour pour toi, pour nos enfants, j'adresse appels sur appels au chef de l'État, au Gouvernement, à ceux qui m'ont fait condamner, pour obtenir de la justice enfin, un terme à notre effroyable martyre, sans obtenir de solution.

Je réitère aujourd'hui mes demandes précédentes au chef de l'État, au Gouvernement, avec plus d'énergie encore s'il se peut, car tu n'as pas à subir un pareil martyre, nos enfants n'ont pas à grandir déshonorés, je n'ai pas à agoniser dans un cachot pour un crime abominable que je n'ai pas commis. Et j'attends chaque jour d'apprendre que le jour de la justice a enfin lui pour nous...

Alfred.

Dans le courant du mois de février, les mesures de rigueur ne faisant que s'accentuer encore, et ne recevant aucune réponse à mes précédents appels au chef de l'État et aux membres du Gouvernement, j'adressai la lettre suivante au Président de la Chambre des Députés et aux députés.

Iles du Salut, 28 février 1898.

«Monsieur le Président de la Chambre des Députés,
«Messieurs les Députés,

«Dès le lendemain de ma condamnation, c'est-à-dire il y a déjà plus de trois ans, quand M. le commandant du Paty de Clam est venu me trouver au nom de M. le Ministre de la Guerre pour me demander, après qu'on m'eut fait condamner pour un crime abominable que je n'avais pas commis, si j'étais innocent ou coupable, j'ai déclaré que non seulement j'étais innocent, mais que je demandais la lumière, la pleine et éclatante lumière, et j'ai aussitôt sollicité l'aide de tous les moyens d'investigation habituels, soit par les attachés militaires, soit par tout autre dont dispose un gouvernement.

«Il me fut répondu alors que des intérêts supérieurs aux miens, à cause de l'origine de cette lugubre et tragique histoire, à cause de l'origine de la lettre incriminée, empêchaient les moyens d'investigation habituels, mais que les recherches seraient poursuivies.

«J'ai attendu pendant trois ans, dans la situation la plus effroyable qu'il soit possible d'imaginer, frappé sans cesse et sans cause, et ces recherches n'aboutissent pas.

«Si donc des intérêts supérieurs aux miens devaient empêcher, doivent toujours empêcher l'emploi des moyens d'investigation qui seuls peuvent mettre enfin un terme à cet horrible martyre de tant d'êtres humains, qui seuls peuvent faire enfin la pleine et éclatante lumière sur cette lugubre et tragique affaire, ces mêmes intérêts ne sauraient exiger qu'une femme, des enfants, un innocent leur soient immolés. Agir autrement serait nous reporter aux siècles les plus sombres de notre histoire, où l'on étouffait la vérité, où l'on étouffait la lumière.

«J'ai soumis, il y a quelques mois déjà, toute l'horreur tragique et imméritée de cette situation à la haute équité des membres du Gouvernement; je viens également la soumettre à la haute équité de messieurs les Députés, pour leur demander de la justice pour les miens, la vie de mes enfants, un terme à cet effroyable martyre de tant d'êtres humains.»

La même lettre, conçue dans des termes identiques, fut adressée à la même date au Président et aux membres du Sénat. Ces appels furent renouvelés peu de temps après.

M. Méline, qui présidait alors le Gouvernement, étouffa mes cris et garda ces lettres qui ne parvinrent jamais à leurs destinataires.

Et ces lettres arrivaient au moment où l'auteur du crime était glorifié, pendant qu'ignorant de tous les événements qui se passaient en France, j'étais cloué sur mon rocher, criant mon innocence aux pouvoirs publics, multipliant les appels à ceux qui étaient chargés de faire la lumière, d'assurer la justice!

En mars, je reçus les lettres de ma femme du commencement de janvier, conçues toujours en termes vagues, exprimant le même espoir, sans qu'elle pût préciser sur quelles espérances se fondait cet espoir.

Puis, en avril, nouveau et profond silence. Les lettres que m'écrivit ma femme dans les derniers jours de janvier et dans le courant du mois de février 1898 ne me parvinrent jamais.

Quant aux lettres que j'écrivis à partir de cette époque à ma femme, elle n'en reçut aucune originale et nous n'en possédons que des extraits copiés et tronqués. D'ailleurs, durant toute cette période, les lettres que m'adressait ma femme ne me parvinrent également qu'en copie.

Voici quelques extraits des lettres de ma femme que je reçus en copie durant cette période:

Paris, 6 mars 1898.

Quoique mes lettres soient bien banales et d'une monotonie désespérante, je ne puis pas résister au désir de me rapprocher de toi, de venir causer un peu.

Vois-tu, il y a des moments où mon cœur est tellement gonflé, où l'écho de tes souffrances retentit en moi avec une telle force, une telle acuité que je ne peux plus me dominer, ma volonté m'abandonne, j'étouffe de chagrin, la séparation me pèse trop, elle est trop cruelle; dans un élan de tout mon être je tends les bras vers toi, dans un effort suprême je cherche à t'atteindre, à te consoler, à te ranimer. Je crois alors être près de toi, je te parle doucement, je te redonne courage, je te fais espérer. Trop vite je suis tirée de mon rêve par la voix d'un enfant, par un bruit du dehors qui me ramène brusquement à la réalité. Je me retrouve alors bien isolée, bien triste en face de mes pensées et surtout de tes souffrances. Combien tu as dû être malheureux d'être privé de nouvelles, ainsi que tu me le dis dans ta lettre du 6 janvier. N'oublie pas, quand tu ne reçois pas mes lettres, que je suis en pensée avec toi, que je ne t'abandonne ni nuit ni jour, et que si la parole ne peut t'apporter l'expression de mon profond amour, aucun obstacle ne peut entraver l'union de nos cœurs, de nos pensées.

Paris, 7 avril 1898.

Je viens de recevoir ta lettre du 5 mars, ce sont des nouvelles relativement récentes pour nous qui sommes habitués à tant souffrir de l'irrégularité des courriers, et j'ai eu une agréable surprise en voyant une date aussi rapprochée. Comme les malheurs vous changent! Avec quelle résignation on est obligé d'accepter des choses qui vous semblent impossible à supporter... Quand je dis que j'accepte avec résignation, c'est inexact. Je ne récrimine pas, parce que, jusqu'à ce que ta pleine innocence soit reconnue, je dois vivre et souffrir ainsi, mais au fond mon être se révolte, s'indigne et, comprimé par ces longues années d'attente, il déborde d'impatience à peine contenue...

Paris, 5 juin 1898.

Me voici encore accoudée à ma table, songeant tristement et perdue dans mes pensées; je venais t'écrire et comme il m'arrive vingt fois par jour, je me suis laissée aller à une longue rêverie. C'est vers toi que je me sauve ainsi à tout instant, je donne à mes nerfs une détente en m'échappant, et ma pensée va rejoindre mon cœur qui est toujours avec toi dans ton lointain exil. Je viens te rendre visite souvent, bien souvent, et puisqu'il ne m'a pas encore été permis de venir te rejoindre, je t'apporte tout ce qui est moi-même, toute ma personne morale, toute ma pensée, ma volonté, mon énergie et surtout mon amour, toutes choses intangibles et qu'aucune force humaine ne pourrait enchaîner...

Paris, 25 juillet 1898.

Quand je me sens trop triste et que le fardeau de la vie me semble trop lourd, trop difficile à supporter, je me détourne du présent, j'évoque mes souvenirs et je retrouve des forces pour continuer la lutte...

Lucie.

Cette lettre fut la seule du mois de juillet qui me parvint. A partir de cette époque les lettres originales reprennent.

Pour moi, les journées s'écoulaient dans une impatience extrême, ne comprenant rien à ce qui se passait autour de moi. Quant aux demandes que j'adressais au chef de l'État, il m'était invariablement répondu: «Vos demandes ont été transmises suivant la forme constitutionnelle aux membres du Gouvernement.» Puis, plus rien; j'attendais toujours quelle était la suite définitive donnée à mes demandes de revision. J'ignorais totalement la loi, à plus forte raison la loi nouvelle sur la revision qui date de 1895, c'est-à-dire d'une époque où j'étais déjà en captivité. Une demande faite pour obtenir un code en communication fut repoussée.

Au mois d'août 1898, j'écrivis à ma femme:

Iles du Salut, 7 août 1898.

Quoique je t'aie écrit deux longues lettres par le précédent courrier, je ne veux pas laisser partir ce courrier sans t'envoyer l'écho de mon immense affection, sans venir te parler, te faire entendre toujours les mêmes paroles qui doivent soutenir ton invincible courage.

La claire conscience de notre devoir doit nous rendre stoïques envers le reste. Si atroce que soit le destin, il faut avoir l'âme assez haute pour le dominer jusqu'à ce qu'il s'incline devant toi.

Les paroles que je te redis depuis si longtemps sont et demeurent invariables. Mon honneur est mon bien propre, le patrimoine de nos enfants et doit leur être rendu; cet honneur, je l'ai réclamé à la patrie. Je ne puis que souhaiter que notre effroyable martyre ait enfin un terme.

Dans mes précédentes lettres, je t'ai parlé longuement de nos enfants, de leur sensibilité dont tu te plaignais, quoique je sois assuré que tu élèves admirablement ces chers petits. Si j'y reviens, c'est que dans le bonheur ils étaient le but unique de nos pensées; dans le malheur immérité qui nous a frappés, ils sont notre raison de vivre. La sensibilité donc, toujours celle qui s'adresse aux choses de l'esprit et du cœur, est le grand ressort de l'éducation. Quelle prise peut-on avoir sur une nature indolente ou insensible?

C'est surtout par l'influence morale qu'il faut agir, aussi bien pour l'éducation que pour le développement de l'intelligence, et celle-ci ne peut s'exercer que sur un être sensible. Je ne suis pas partisan des châtiments corporels, quoiqu'ils soient parfois nécessaires pour les enfants d'un naturel indocile. Une âme menée par la crainte en reste toujours plus faible. Un visage triste, une attitude sévère suffisent à un enfant sensible pour lui faire comprendre sa faute.

Cela me fait toujours du bien de venir me rapprocher de toi, te parler de nos enfants, d'un sujet qui après avoir été, dans le bonheur, celui de nos conversations familières, est aujourd'hui celui de notre raison de vivre.

Et si je n'écoutais que mon cœur, je t'écrirais plus souvent, car il me semble ainsi—pure illusion, je le sais, mais qui soulage néanmoins—qu'au même instant, à la même minute, tu sentiras à travers la distance qui nous sépare, battre un cœur qui ne vit que pour toi, pour nos enfants, un cœur qui t'aime...

Mais au-dessus de tout plane le culte de l'honneur, au sens absolu du mot. Il faut se dégager tout aussi bien des passions intérieures que la douleur soulève, que de l'oppression produite par les choses extérieures. Cet honneur donc, qui est mon bien propre, le patrimoine de nos enfants, leur vie, il faut le vouloir courageusement, infatigablement, sans jactance, mais aussi sans faiblesse.

Alfred.

En même temps, je demandai par lettre, par télégramme, quelle était la suite définitive donnée à mes demandes de revision pour lesquelles j'obtenais toujours la même réponse énigmatique. Mais le silence, le silence toujours, était la seule réponse que j'obtenais. J'ignorais les événements qui s'étaient passés, qui se passaient encore en France. Enfin, espérant obtenir par un moyen extrême une réponse, je déclarai en septembre 1898 que je cessais ma correspondance en attendant la réponse à mes demandes de revision. Cette déclaration fut inexactement transmise par câble à ma femme et l'on verra à quels incidents elle donna lieu.

En octobre, je reçus le courrier du mois d'août de ma femme, exprimant toujours le même espoir, qu'il lui était malheureusement impossible, dans sa correspondance épluchée et si souvent supprimée, d'étayer par des faits précis.

Je renouvelai ma demande tendant à obtenir une réponse à mes demandes de revision. Le 27 octobre 1898, alors que j'ignorais encore qu'une demande en revision avait été introduite par ma femme, que cette demande avait été transmise à la Cour de cassation pour y être examinée, on me fit dire enfin que: «j'allais recevoir une réponse définitive à mes demandes de revision adressées au chef de l'État».

J'écrivis aussitôt à ma femme la lettre suivante:

Iles du Salut, 27 octobre 1898.

Quelques lignes pour t'envoyer l'écho de mon immense affection, l'expression de toute ma tendresse. Je viens d'être informé que je recevrai la réponse définitive à mes demandes de revision. Je l'attends avec calme et confiance, ne doutant pas cette réponse soit ma réhabilitation...

Alfred.

Quelques jours plus tard, dans les premiers jours de novembre, je reçus le courrier du mois de septembre de ma femme, par lequel elle m'annonçait qu'il s'était produit des événements graves que j'apprendrai plus tard et qu'elle avait introduit une demande en revision qui avait été acceptée par le Gouvernement.

Cette nouvelle venait donc coïncider avec la réponse qui m'avait été donnée le 27 octobre précédent. J'écrivis aussitôt à ma femme:

Iles du Salut, 5 novembre 1898.

Je viens de recevoir ton courrier du mois de septembre, par lequel tu me donnes de si bonnes nouvelles.

Par ma lettre du 27 octobre dernier, je t'ai fait connaître que j'étais déjà informé que je recevrais la réponse définitive à mes demandes de revision. Je t'ai dit dès alors que j'attendais avec confiance, ne doutant pas que cette réponse soit enfin ma réhabilitation...

Alfred.

J'ignorais toujours que la demande en revision avait été transmise par le Gouvernement à la Cour de cassation et que même des débats avaient déjà eu lieu.

Le 16 novembre 1898, je reçus un télégramme ainsi conçu:

Cayenne, 16 novembre 1898.

Gouverneur à déporté Dreyfus, par commandant supérieur des îles du Salut.

Vous informe que Chambre criminelle de la Cour de cassation a déclaré recevable en la forme demande en revision de votre jugement et décidé que vous seriez avisé de cet arrêt et invité à produire vos moyens de défense.

Je compris que la demande avait été déclarée recevable en la forme par la Cour et qu'il allait s'ouvrir des débats sur le fond. Je fis connaître que je désirais être mis en communication avec Me Demange, mon défenseur en 1894. Je ne savais d'ailleurs rien de ce qui s'était passé depuis cette époque, j'en étais toujours au bordereau, pièce unique du dossier. Je n'avais pour ma part rien à ajouter à ce que j'avais déjà dit devant le premier Conseil de guerre, rien à modifier à la discussion du bordereau. J'ignorais qu'on avait modifié la date d'arrivée du bordereau, modifié les hypothèses qui avaient été émises au premier procès sur les différentes pièces énumérées au bordereau. Je croyais donc l'affaire bien simple, et réduite, comme au premier Conseil de guerre, à une discussion sur l'écriture.

Le 28 novembre 1898, je fus autorisé à circuler de 7 h. à 11 h. et de 2 à 5 h. du soir, dans l'enceinte du camp retranché. On appelait camp retranché l'espace compris dans une enceinte en pierres sèches de 0m,80 environ de hauteur, enceinte qui entourait la caserne des surveillants située à côté de ma case. La promenade consistait donc en réalité en un couloir, en plein soleil, qui contournait la caserne et ses dépendances. Mais je revoyais la mer que je n'avais plus vue depuis plus de deux ans, je revoyais la maigre verdure des îles; mes yeux pouvaient se reposer sur autre chose que sur les quatre murs de la case.

En décembre, je ne reçus pas de courrier de ma femme. Aucune des lettres qu'elle m'écrivit dans le courant du mois d'octobre 1898 ne me parvint jamais. L'impatience me gagna durant ce mois; je demandai des explications, je demandai quand les débats s'ouvriraient sur le fond à la Cour de cassation? (Je ne savais pas que des débats avaient eu lieu les 27, 28 et 29 octobre.) Aucune réponse ne me fut donnée.

Le 28 décembre 1898, je reçus une lettre de ma femme ainsi conçue:

Paris, 22 novembre 1898.

Je ne sais si tu as reçu mes lettres du mois dernier dans lesquelles[6] je te racontais dans leurs grandes lignes les efforts que nous avions faits pour arriver à pouvoir demander la revision de ton procès, puis la procédure engagée et la recevabilité de la demande. Chaque nouveau succès, quoiqu'il me rendit bien heureuse, était empoisonné par l'idée que toi, pauvre malheureux, tu étais dans l'ignorance des faits et que sans doute tu étais en train de désespérer.

Enfin, la semaine dernière, j'ai eu l'immense joie d'apprendre que le Gouvernement t'envoyait un télégramme t'avertissant de la recevabilité de la demande.

J'ai eu connaissance il y a quinze jours d'une lettre de toi dans laquelle tu aurais, paraît-il, déclaré ta résolution de ne plus écrire, même à moi...

Lucie.

Outré par une interprétation aussi inexacte de ma pensée, j'écrivis aussitôt à M. le Gouverneur de la Guyane une lettre conçue à peu près dans ces termes:

«Par la lettre que je viens de recevoir de madame Dreyfus, je vois qu'il lui a été donné connaissance, en partie seulement, d'une lettre que je vous avais adressée en septembre dernier, vous déclarant que je cessais ma correspondance, en attendant la réponse aux demandes de revision que j'avais adressées au chef de l'État. En ne communiquant à madame Dreyfus qu'un extrait de ma lettre, on lui a donné une interprétation qui a dû être plus que douloureuse pour ma chère femme. Il y a donc un devoir de conscience pour celui—que j'ignore et que je veux ignorer—qui a commis cet acte et à qui il appartient de le réparer.»

J'appris que ce dont on avait donné connaissance à ma femme était une transmission par câble de ma lettre et que celle-ci avait été inexactement câblée!

En même temps, j'écrivis à ma femme la lettre suivante:

Iles du Salut, 26 décembre 1898.

J'étais sans lettres de toi depuis deux mois. J'ai reçu il y a quelques jours ta lettre du 22 novembre. Si j'ai momentanément clos ma correspondance, c'est que j'attendais la réponse à mes demandes de revision et que je ne pouvais plus que me répéter. Depuis, tu as dû recevoir de nombreuses lettres de moi.

Si ma voix eût cessé de se faire entendre, c'est qu'elle eût été éteinte à tout jamais, car si j'ai vécu, c'est pour vouloir mon honneur, mon bien propre, le patrimoine de nos enfants, pour faire mon devoir, comme je l'ai fait partout et toujours, et comme il faut toujours le faire, quand on a pour soi le bon droit et la justice, sans jamais craindre rien ni personne...

Alfred.

Les nouvelles que j'avais reçues dans ces derniers mois m'avaient apporté un soulagement immense. Je n'avais jamais désespéré, je n'avais jamais perdu foi en l'avenir, convaincu dès le premier jour que la vérité serait connue, qu'il était impossible qu'un crime aussi abominable, auquel j'étais si complètement étranger, pût rester impuni. Mais ne connaissant rien des événements qui se passaient en France, voyant au contraire chaque jour la situation qui m'était faite devenir plus atroce, frappé sans cesse et sans cause, obligé de lutter nuit et jour contre les éléments, contre le climat, contre les hommes, j'avais commencé à douter de voir pour moi-même la fin de cet horrible drame. Ma volonté n'en était pas amoindrie, elle était restée aussi inflexible, mais j'avais des moments de désespoir farouche, pour ma chère femme, pour mes chers enfants, en pensant à la situation qui leur était faite.

Enfin l'horizon s'éclaircissait; j'entrevoyais pour les miens comme pour moi-même un terme à cet affreux martyre. Il me sembla que le cœur se déchargeait d'un poids immense, je respirai plus librement.

Fin décembre, je reçus le réquisitoire introductif du 15 octobre 1898 du procureur général à la Cour de cassation. Je le lus avec une profonde stupéfaction.

J'appris l'accusation portée par mon frère contre le commandant Esterhazy que je ne connaissais pas, son acquittement, le faux, l'aveu et le suicide d'Henry. Mais le sens de bien des incidents m'échappa.

Le 5 janvier 1899, je fus interrogé sur commission rogatoire, par le président de la Cour d'appel de Cayenne. Mon étonnement fut grand d'entendre parler pour la première fois de ces prétendus aveux, de cette misérable transformation de paroles prononcées le jour de la dégradation et qui étaient au contraire une protestation, une déclaration véhémente de mon innocence.

Puis les journées, les mois s'écoulèrent, sans recevoir de nouvelles précises, ignorant ce que devenait l'enquête de la Cour. Chaque mois, ma femme, dans ses lettres qui me parvenaient souvent avec un retard considérable, dans ses dépêches, me disait son espoir d'un terme prochain à nos souffrances, et ce terme je ne le voyais pas venir.

Dans les derniers jours de février, je remis comme d'habitude, au commandant du pénitencier, Deniel, la demande de vivres et objets nécessaires pour le mois suivant. Je ne reçus rien. J'avais pris la résolution absolue, dont je ne m'étais pas départi depuis le premier jour, de ne pas réclamer, de ne jamais discuter sur l'application de la peine, car c'eût été en admettre le principe, principe que je n'avais jamais admis; aussi je ne dis rien et je me passai de tout durant le mois de mars. A la fin du mois, Deniel vint me dire qu'il avait égaré ma commande et qu'il me priait d'en refaire une autre. S'il l'avait réellement égarée, il s'en serait aperçu dès le retour du bateau chargé de chercher les vivres à Cayenne. Cet acte a trop bien coïncidé avec le vote de la loi de dessaisissement pour ne pas penser que ce fait en a été la cause. A ce moment, je ne connaissais pas la basse besogne à laquelle cet homme s'était livré, je ne l'appris qu'à mon retour en France; je le croyais un simple instrument, d'autant plus qu'il s'empressait toujours de me dire: «Je ne suis qu'un agent d'exécution», et je savais qu'on trouve des individus pour toutes les besognes. Aujourd'hui, j'ai tout lieu de penser que bien des mesures furent prises sur sa propre initiative, que l'attitude de certains surveillants lui est due.

Quant à moi, j'ignorais la loi de dessaisissement et je ne pouvais comprendre la longueur de l'enquête; celle-ci me paraissait toute simple, puisque je ne connaissais que le bordereau. Je demandai à plusieurs reprises des renseignements; il est presque inutile de dire qu'ils ne me furent jamais donnés.

Si mon énergie morale ne faiblit pas durant ces huit longs mois, où j'attendais chaque jour, à chaque heure du jour, la décision de la Cour suprême, par contre mon épuisement physique et cérébral ne fit que s'accentuer dans cette attente angoissante et affolante.


X

Le lundi 5 juin 1899, à midi et demi, le surveillant chef vint précipitamment dans ma case et me remit la note suivante:

«Veuillez faire connaître immédiatement capitaine Dreyfus dispositif cassation ainsi conçu: «La Cour casse et annule jugement rendu le 22 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus par le 1er Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris et renvoie l'accusé devant le Conseil de guerre de Rennes, etc., etc.

«Dit que le présent arrêté sera imprimé et transcrit sur les registres du 1er Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris en marge de la décision annulée; en vertu de cet arrêt, le capitaine Dreyfus cesse d'être soumis au régime déportation, devient simple prévenu, est replacé dans son grade et peut reprendre son uniforme.»

«Faites opérer levée d'écrou par l'administration pénitentiaire et retirer surveillants militaires de l'île du Diable; en même temps faites prendre en charge le prévenu par le commandant des troupes et remplacer surveillants par brigade de gendarmerie qui assurera le service de garde de l'île du Diable dans position réglementaire des prisons militaires.

«Croiseur Sfax part aujourd'hui de Fort-de-France avec ordre d'aller chercher prévenu île du Diable pour le ramener en France.

«Communiquez à capitaine Dreyfus dispositif arrêt et départ Sfax

Ma joie fut immense, indicible. J'échappais enfin au chevalet de torture où j'avais été cloué pendant cinq ans, souffrant le martyre pour les miens, pour mes enfants, autant que pour moi-même. Le bonheur succédait à l'effroi des angoisses inexprimées, l'aube de la justice se levait enfin pour moi. Après l'arrêt de la Cour, je croyais que tout allait en être fini, qu'il ne s'agissait plus que d'une simple formalité.

De mon histoire, je ne savais rien. J'en étais resté à 1894, au bordereau pièce unique du dossier, à la sentence du Conseil de guerre, à l'effroyable parade d'exécution, aux cris de mort d'une foule abusée; je croyais à la loyauté du général de Boisdeffre, je croyais à un chef de l'État, Félix Faure, tous anxieux de justice et de vérité. Un voile s'était ensuite étendu devant mes yeux, rendu plus impénétrable chaque jour; les quelques faits que j'avais appris depuis quelques mois m'étaient restés incompréhensibles. Je venais d'apprendre le nom d'Esterhazy, le faux du lieutenant-colonel Henry, son suicide; je n'avais eu que des rapports de service avec l'héroïque lieutenant-colonel Picquart. La lutte grandiose engagée par quelques grands esprits, épris de lumière et de vérité, m'était totalement inconnue.

Dans l'arrêt de la Cour, j'avais lu que mon innocence était reconnue et qu'il ne restait plus au Conseil de guerre devant lequel j'étais renvoyé que l'honneur de réparer une effroyable erreur judiciaire.

Dans le même après-midi du 5 juin, je remis la dépêche suivante, pour être adressée à ma femme:

«De cœur et d'âme avec toi, enfants, tous. Pars vendredi. Attends avec immense joie le moment de bonheur suprême de te serrer dans mes bras. Mille baisers.»

Dans la soirée arriva de Cayenne la brigade de gendarmerie chargée d'assurer ma garde jusqu'au départ. Je vis partir les surveillants; il me semblait marcher dans un rêve, au sortir d'un long et épouvantable cauchemar.

J'attendis anxieusement l'arrivée du Sfax. Le jeudi soir, je vis apparaître au loin un panache de fumée; bientôt je reconnus un navire de guerre. Mais il était trop tard pour que je pusse embarquer.

Grâce à l'obligeance de M. le maire de Cayenne, j'avais pu recevoir un costume, un chapeau, quelque linge, ce qui m'était, en un mot, strictement nécessaire pour mon retour en France.

Le vendredi matin, 9 juin, à 7 heures, on vint me chercher à l'île du Diable, dans la chaloupe du pénitencier. Je quittai enfin cette île maudite où j'avais tant souffert. Le Sfax, à cause de son tirant d'eau, était stationné fort loin. La chaloupe me conduisit jusqu'à l'endroit où il était ancré, mais là je dus attendre pendant deux heures qu'on voulût bien me recevoir. La mer était forte et la chaloupe, vraie coquille de noix, dansait sur les grandes lames de l'Atlantique. Je fus malade, comme tous ceux qui étaient à bord.

Vers 10 heures, l'ordre vint d'accoster, je montai à bord du Sfax, où je fus reçu par le commandant en second qui me conduisit à la cabine de sous-officier qui avait été spécialement aménagée pour moi. La fenêtre de la cabine avait été grillée (je pense que c'est cette opération qui a provoqué ma longue attente à bord de la chaloupe du pénitencier); la porte, vitrée, était gardée par un factionnaire en armes. Le soir je compris, au mouvement du navire, que le Sfax venait de lever l'ancre et se mettait en marche.

Mon régime à bord du Sfax était celui d'un officier aux arrêts de rigueur; j'avais une heure le matin, une heure le soir pour me promener sur le pont. Le reste du temps, j'étais renfermé dans ma cabine. Pendant mon séjour à bord du Sfax, je me conformais à la conduite que j'avais adoptée dès le début, par sentiment de dignité personnelle, me considérant comme l'égal de tous. En dehors des besoins du service, je ne parlai à personne.

Le dimanche 18 juin nous arrivâmes aux îles du Cap Vert, où le Sfax fit du charbon, et nous en repartîmes le mardi 20. La marche du navire était lente, 8 à 9 nœuds à l'heure.

Le 30 juin nous fûmes en vue des côtes françaises. Après cinq années de martyre, je revenais pour chercher la justice. L'horrible cauchemar prenait fin. Je croyais que les hommes avaient reconnu leur erreur, je m'attendais à trouver les miens, puis, derrière les miens, mes camarades qui m'attendaient les bras ouverts, les larmes aux yeux.

Le jour même, j'eus la première désillusion, la première impression triste et douloureuse.

Dans la matinée du 30, le Sfax stoppa. Je fus informé qu'un bateau viendrait me chercher pour me débarquer, sans qu'on voulût me dire où serait effectué le débarquement. Un premier bateau parut, il apportait simplement l'ordre de faire des exercices en pleine mer. Le débarquement était remis. Toutes ces précautions, toutes ces allées et venues mystérieuses produisirent en moi une pénible impression. J'eus comme une vague intuition des événements.

Dans l'après-midi le Sfax reprit sa marche lentement, en longeant les côtes. Vers 7 heures du soir, le croiseur stoppa de nouveau. La nuit était noire, l'atmosphère brumeuse, la pluie tombait par rafales. Je fus prévenu que le bateau à vapeur viendrait me prendre dans la soirée.

A 9 heures du soir, on vint me dire qu'un canot était au bas de l'échelle du Sfax pour me conduire au bateau à vapeur qui était arrivé, mais qui ne pouvait se rapprocher davantage à cause du mauvais temps. La mer était démontée, le vent soufflait en tempête, la pluie tombait abondamment. Le canot, soulevé par les flots, faisait des bonds effrayants au bas de l'échelle du Sfax où il avait peine à se maintenir. Je ne pus que m'y précipiter et je me heurtai violemment contre le bordage, me blessant assez profondément. Le canot se mit en marche sous les rafales de pluie. Saisi aussi bien par les émotions de ce débarquement que par le froid et l'humidité pénétrante, je fus pris d'un violent accès de fièvre et me mis à claquer des dents. A force de volonté et d'énergie, je pus cependant me dominer. Après une course folle sur les vagues écumantes, nous abordâmes au bateau à vapeur, dont je pus à peine gravir l'échelle, souffrant de la blessure que je m'étais faite aux jambes, en me précipitant dans le canot. J'observai toujours le même silence. Le bateau à vapeur se mit en marche, puis stoppa. J'ignorais totalement où j'étais, où j'allais; pas un mot ne m'avait été adressé. Après une heure ou deux d'attente, je fus invité à descendre dans le canot du bord. La nuit était toujours aussi noire, la pluie continuait à tomber, mais la mer était plus calme. Je me rendis compte que nous devions être dans un port. A deux heures et quart du matin, j'abordai à un endroit que je sus depuis être Port-Houliguen.

Là je fus introduit dans une calèche, avec un capitaine de gendarmerie et deux gendarmes. Entre deux haies de soldats, cette calèche me mena à une gare. En gare, je montai, toujours avec les mêmes compagnons, sans qu'une parole ait été échangée, dans un train qui, après deux ou trois heures de marche, m'amena à une autre gare où je descendis. J'y trouvai une nouvelle calèche qui me mena au grand trot à une ville, puis pénétra dans une cour. Je descendis et je m'aperçus alors, au personnel qui m'entourait, que j'étais dans la prison militaire de Rennes; il était environ six heures du matin.

On comprend quelles avaient été successivement ma surprise, ma stupéfaction, ma tristesse, ma douleur extrême d'un pareil retour dans ma patrie. Là où je croyais trouver des hommes unis dans une commune pensée de justice et de vérité, désireux de faire oublier toute la douleur d'une effroyable erreur judiciaire, je ne trouvais que des visages anxieux, des précautions minutieuses, un débarquement fou en pleine nuit sur une mer démontée, des souffrances physiques venant se joindre à ma douleur morale. Heureusement que pendant les longs et tristes mois de ma captivité, j'avais su imposer à mon moral, à mes nerfs, à mon corps, une immense force de résistance.

Nous étions au 1er juillet. A neuf heures du matin, je fus prévenu que je verrais ma femme quelques instants après dans la chambre voisine de celle que j'occupais. Cette chambre était comme la mienne fermée par un grillage serré en bois, qui ne permettait pas de voir dans la cour; elle avait été garnie d'une table et de chaises. Toutes les entrevues avec les miens, avec mes défenseurs, y eurent lieu. Si fort que je fusse, un violent tremblement me saisit, les larmes coulèrent, ces larmes que je ne connaissais plus depuis si longtemps, mais je pus bientôt me ressaisir.

L'émotion que nous éprouvâmes, ma femme et moi, en nous revoyant, fut trop forte pour qu'aucune parole humaine puisse en rendre l'intensité. Il y avait de tout, de la joie, de la douleur; nous cherchions à lire sur nos visages les traces de nos souffrances, nous aurions voulu nous dire tout ce que nous avions sur le cœur, toutes les sensations comprimées et étouffées pendant de si longues années, et les paroles expiraient sur nos lèvres. Nous nous contentâmes de nous regarder, puisant, dans les regards échangés, toute la puissance de notre affection comme de notre volonté. La présence d'un lieutenant d'infanterie, chargé par ordre d'assister à nos entretiens, gênait aussi toute intimité. D'autre part, je ne savais rien des événements qui s'étaient écoulés depuis cinq ans, j'étais revenu avec confiance; cette confiance avait été fortement ébranlée par les péripéties de la nuit émouvante que je venais de passer. Mais je n'osai interroger ma chère femme de crainte de lui procurer une douleur; de même, elle préféra laisser à mes avocats le soin de me mettre au courant.

Ma femme fut autorisée à me voir tous les jours pendant une heure. Je revis aussi successivement tous les membres de nos familles et rien n'égale la joie que nous eûmes de pouvoir enfin nous embrasser après tant d'années douloureuses.

Le 3 juillet, Me Demange, Me Labori étaient auprès de moi. Je me jetai dans les bras de Me Demange, puis je fus présenté à Me Labori. Ma confiance en Me Demange, en son admirable dévouement, était restée inaltérée; je ressentis tout de suite une vive sympathie pour Me Labori qui avait été, avec tant d'éloquence et de courage, l'avocat de la vérité et à qui j'exprimai ma profonde gratitude. Puis Me Demange me fit succinctement le récit de l'«Affaire». J'écoutai haletant et dans mon esprit peu à peu s'enchaînèrent tous les anneaux de cette dramatique histoire. Ce premier exposé fut complété par Me Labori. J'appris la longue suite de méfaits, de scélératesses, de crimes constatés contre mon innocence. J'appris les actes héroïques, le suprême effort tenté par tant d'esprits d'élite; la superbe lutte entreprise par une poignée d'hommes de grand cœur et de grand caractère contre toutes les coalitions du mensonge et de l'iniquité. Pour moi, qui n'avais jamais douté de la justice, quel effondrement de toutes mes croyances! Mes illusions à l'égard de quelques-uns de mes anciens chefs s'envolèrent une à une, mon âme s'emplit de trouble et de douleur. Je fus saisi d'une immense pitié, d'une grande douleur pour cette armée que j'aimais.

Dans l'après-midi, je vis mon cher frère Mathieu, qui s'était dévoué à moi depuis le premier jour, qui était resté sur la brèche pendant ces cinq années, avec un courage, une sagesse, une volonté admirables; qui a donné le plus bel exemple de dévouement fraternel.

Le lendemain 4 juillet, les avocats me remirent les comptes rendus des procès de 1898, l'enquête de la chambre criminelle, les débats définitifs devant les chambres réunies de la Cour de cassation. Je lus le procès Zola dans la nuit qui suivit, sans pouvoir m'en détacher. Je vis comment Zola fut condamné pour avoir voulu et dit la vérité, je lus le serment du général de Boisdeffre, jurant l'authenticité du faux Henry. Mais en même temps que ma tristesse s'augmentait, en considérant avec douleur combien les passions égarent les hommes, en lisant tous les crimes commis contre l'innocence, un profond sentiment de reconnaissance et d'admiration s'élevait dans mon cœur pour tous les hommes courageux, savants ou travailleurs, grands ou humbles, qui s'étaient jetés vaillamment dans la lutte pour le triomphe de la justice et de la vérité, pour le maintien des principes qui sont le patrimoine de l'humanité. Et ce sera dans l'histoire l'honneur de la France que cette levée d'hommes de toutes les catégories, de savants jusqu'ici enfouis dans les travaux silencieux du laboratoire ou du cabinet d'études, de travailleurs attachés au dur labeur journalier, d'hommes politiques mettant l'intérêt général au-dessus de leur intérêt personnel, pour la suprématie des nobles idées de justice, de liberté et de vérité.

Puis je lus l'admirable mémoire présenté devant la Cour de cassation par Me Mornard et le sentiment de profonde estime que j'eus dès lors pour l'éminent avocat ne fit que se fortifier encore quand je le connus et que je pus apprécier sa haute et libre intelligence.

Levé de bonne heure, entre quatre heures et cinq heures du matin, je travaillais tout le jour. Je compulsais avec avidité les dossiers, marchant de surprise en surprise devant cet amas formidable d'incidents. J'appris l'illégalité du procès de 1894, la communication secrète aux membres du 1er Conseil de guerre, de pièces fausses ou inapplicables, ordonnée par le général Mercier, les collusions pour sauver le coupable.

Je reçus aussi dans cette période des milliers de lettres d'amis connus ou inconnus, de tous les coins de France, de tous les coins de l'Europe et du monde; je n'ai pu les remercier individuellement, mais je tiens à leur dire ici combien mon cœur s'est fondu à ces touchantes manifestations de sympathie, quel bien j'en ai éprouvé, quelle force j'y ai puisée.

J'avais été très sensible au changement de climat. J'avais constamment froid et je dus me couvrir très chaudement, quoique nous fussions en plein été. Dans les derniers jours du mois de juillet, je fus saisi de violents accès de fièvre, suivis de congestion du foie. Je dus m'aliter, mais, grâce à une médicamentation énergique, je fus bientôt debout. Je me mis alors au régime unique du lait et des œufs et je maintins ce régime durant tout mon séjour à Rennes. J'y ajoutai cependant de la kola durant les débats, afin de pouvoir résister et de tenir debout pendant ces longues et interminables audiences.

L'ouverture des débats fut fixée au 9 août. Je dus ronger mon frein; j'étais impatient pour ma chère femme, que je sentais épuisée par ces continuelles émotions, comme pour moi-même, de voir arriver le terme de cet effroyable martyre. J'étais impatient de revoir mes chers et adorés enfants qui ignoraient encore tout, et de pouvoir, dans la tranquillité, entre ma femme et eux, oublier toutes les tristesses du passé et renaître à la vie.


XI

Je ne raconterai pas ici les débats du procès de Rennes.

Malgré l'évidence la plus manifeste, contre toute justice et toute équité, je fus condamné.

Et le verdict fut prononcé avec circonstances atténuantes! Depuis quand y a-t-il des circonstances atténuantes pour le crime de trahison?

Deux voix cependant se prononcèrent pour moi. Deux consciences furent capables de s'élever au-dessus de l'esprit de parti pour ne regarder que le droit humain, la justice, et s'incliner devant l'idéal supérieur.

Quant au verdict, que cinq juges ont osé prononcer, je ne l'accepte pas.

Je signai mon pourvoi en revision le lendemain de ma condamnation. Les jugements des conseils de guerre ne relèvent que du conseil de revision militaire; celui-ci n'est appelé à se prononcer que sur la forme.

Je savais ce qui s'était déjà passé lors du conseil de revision de 1894; je ne fondais donc aucun espoir sur ce pourvoi. Mon but était d'aller devant la Cour de cassation pour lui permettre d'achever l'œuvre de justice et de vérité qu'elle avait commencée. Mais je n'en avais alors aucun moyen, car en justice militaire, pour aller devant la Cour de cassation, il faut, aux termes de la loi de 1895, avoir un fait nouveau ou la preuve d'un faux témoignage.

Mon pourvoi en revision devant la justice militaire me permettait donc simplement de gagner du temps.

J'avais signé mon pourvoi le 9 septembre. Le 12 septembre, à 6 heures du matin, mon frère Mathieu était dans ma cellule, autorisé par le général de Galliffet, ministre de la Guerre, à me voir sans témoin. La grâce m'était offerte, mais il fallait, pour qu'elle pût être signée, que je retirasse mon pourvoi. Quoique je n'attendisse rien de ce pourvoi, j'hésitai cependant à le retirer, car je n'avais nul besoin de grâce, j'avais soif de justice. Mais, d'autre part, mon frère me dit que ma santé fort ébranlée me laissait peu d'espoir de résister encore longtemps dans les conditions où j'allais être placé, que la liberté me permettrait de poursuivre plus facilement la réparation de l'atroce erreur judiciaire dont j'étais encore victime, puisqu'elle me donnait le temps, seule raison du pourvoi devant le tribunal de revision militaire. Mathieu ajouta que le retrait de mon pourvoi était conseillé, approuvé par les hommes qui avaient été, dans la presse, devant l'opinion, les principaux défenseurs de ma cause. Enfin je songeai à la souffrance de ma femme, des miens, à mes enfants que je n'avais pas encore revus et dont la pensée me hantait depuis mon retour en France. Je consentis donc à retirer mon pourvoi, mais en spécifiant bien nettement mon intention absolue, irréductible, de poursuivre la revision légale du verdict de Rennes.

Le jour même de ma libération, je fis paraître une note qui traduisait ma pensée et mon invincible volonté.

La voici:

«Le Gouvernement de la République me rend la liberté. Elle n'est rien pour moi sans l'honneur. Dès aujourd'hui, je vais continuer à poursuivre la réparation de l'effroyable erreur judiciaire dont je suis encore victime.

«Je veux que la France entière sache par un jugement définitif que je suis innocent. Mon cœur ne sera apaisé que lorsqu'il n'y aura pas un Français qui m'impute le crime abominable qu'un autre a commis.»

FIN


APPENDICE

LETTRE

A

M. CHARLES DUPUY

Ministre de L'Intérieur.—Président du Conseil

Dépôt de St-Martin-de-Ré, le 26 janvier 1895.

Monsieur le Ministre,

J'ai été condamné pour le crime le plus infâme qu'un soldat puisse commettre, et je suis innocent.

Après ma condamnation, j'étais résolu à me tuer. Ma famille, mes amis m'ont fait comprendre que, moi mort, tout était fini; mon nom, ce nom que portent mes chers enfants, déshonoré à jamais.

Il m'a donc fallu vivre!

Ma plume est impuissante à vous retracer le martyre que j'endure; votre cœur de Français vous le fera sentir mieux que je ne saurais le faire.

Vous connaissez, monsieur le Ministre, la lettre missive qui a constitué l'accusation formulée contre moi.

Cette lettre, ce n'est pas moi qui l'ai écrite.

Est-elle apocryphe?... A-t-elle été réellement adressée, accompagnée des documents qui y sont énumérés?... A-t-on imité mon écriture, en vue de me viser spécialement?... Ou bien n'y faut-il voir qu'une similitude fatale d'écriture?

Autant de questions auxquelles mon cerveau seul est impuissant à répondre.

Je ne viens vous demander, monsieur le Ministre, ni grâce, ni pitié, mais justice seulement.

Au nom de mon honneur de soldat qu'on m'a arraché, au nom de ma malheureuse femme, au nom enfin de mes pauvres enfants, je viens vous supplier de faire poursuivre les recherches pour découvrir le véritable coupable.

Dans un siècle comme le nôtre, dans un pays comme la France, imbu des nobles idées de justice et de vérité, il est impossible que, avec les puissants moyens d'investigation dont vous disposez, vous n'arriviez pas à éclaircir cette tragique histoire, à démasquer le monstre qui a jeté le malheur et le déshonneur dans une honnête famille.

Je vous en supplie encore une fois, monsieur le Ministre, au nom de ce que vous avez vous-même de plus cher en ce monde, justice, justice, en faisant poursuivre les recherches.

Quant à moi, je ne demande que l'oubli et le silence autour de mon nom, jusqu'au jour où mon innocence sera reconnue.

Jusqu'à mon arrivée ici, j'avais pu écrire et travailler dans ma cellule, correspondre avec les divers membres de ma famille, écrire chaque jour à ma femme. C'était pour moi une consolation, dans l'épouvantable situation dans laquelle je me trouve, si épouvantable, monsieur le Ministre, qu'aucun cerveau humain ne saurait en rêver une plus tragique.

Hier encore heureux, n'ayant rien à envier à personne! Aujourd'hui, sans avoir rien fait pour cela, jeté au ban de la société! Ah! monsieur le Ministre, je ne crois pas qu'aucun homme, dans notre siècle, a enduré un martyre pareil. Avoir l'honneur aussi haut placé que qui que ce soit au monde et se le voir enlevé par ses pairs; y a-t-il pour un innocent une torture plus effroyable!

Je suis, monsieur le Ministre, nuit et jour dans ma cellule en tête à tête avec mon cerveau, sans occupation aucune. Ma tête, déjà ébranlée par ces catastrophes aussi tragiques qu'inattendues, n'est plus très solide. Aussi, vous demanderai-je de vouloir bien m'autoriser à écrire et à travailler dans ma cellule.

Je vous demanderai aussi de me permettre de correspondre de temps en temps avec les divers membres de ma famille (beaux-parents, frères et sœurs).

Enfin, j'ai été avisé hier que je ne pourrai plus écrire que deux fois par semaine à ma femme. Je vous supplie de me permettre d'écrire plus souvent à cette malheureuse enfant, qui a si grand besoin d'être consolée et soutenue dans l'épouvantable situation que la fatalité nous a faite.

Justice donc, monsieur le Ministre, et du travail pour permettre à son cerveau d'attendre l'heure éclatante où son innocence sera reconnue, c'est tout ce que vous demande le plus infortuné des Français.

Veuillez agréer, monsieur le Ministre, l'assurance de ma haute considération.

Alfred Dreyfus.

LETTRES

AU

PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Iles du Salut, 8 juillet 1897.

A Monsieur le Président de la République,

Monsieur le Président,

Je me permets de venir faire encore un appel à votre haute équité, jeter à vos pieds l'expression de mon profond désespoir, les cris de mon immense douleur.

Je vous ouvrirai tout mon cœur, Monsieur le Président, sûr que vous me comprendrez. J'appelle simplement votre indulgence sur la forme, le décousu peut-être de ma pensée. J'ai trop souffert, je suis trop brisé, moralement et physiquement, j'ai le cerveau trop broyé pour pouvoir faire encore l'effort de rassembler mes idées.

Comme vous le savez, Monsieur le Président de la République, accusé, puis condamné sur une preuve d'écriture, pour le crime le plus abominable, le forfait le plus atroce qu'un homme, qu'un soldat puisse commettre, j'ai voulu vivre, pour attendre l'éclaircissement de cet horrible drame, pour voir encore, pour mes chers enfants, le jour où l'honneur leur serait rendu.

Ce que j'ai souffert, Monsieur le Président de la République, depuis le début de ce lugubre drame, mon cœur seul le sait! J'ai souvent appelé la mort de toutes mes forces et je me raidissais encore, espérant toujours enfin voir luire l'heure de la justice.

Je me suis soumis intégralement, scrupuleusement à tout, je défie qui que ce soit de me faire le reproche d'un procédé incorrect. Je n'ai jamais oublié, je n'oublierai pas jusqu'à mon dernier souffle que, dans cette horrible affaire, s'agite un double intérêt: celui de la Patrie, le mien et celui de mes enfants; l'un est aussi sacré que l'autre.

Certes, j'ai souffert de ne pouvoir alléger l'horrible douleur de ma femme, des miens; j'ai souffert de ne pas pouvoir me vouer corps et âme à la découverte de la vérité; mais jamais la pensée ne m'est venue, ne me viendra, de parvenir à obtenir cette vérité par des moyens qui puissent être nuisibles aux intérêts supérieurs de la Patrie. Je passerais sous silence la pureté de ma pensée, si je n'avais pour garant la loyauté de mes actes, depuis le début de ce lugubre drame.

Je me suis permis, Monsieur le Président, de faire un appel à votre haute justice, pour faire cette vérité; j'ai imploré aussi le Gouvernement de mon pays, parce que je pensais qu'il lui serait possible de concilier tout à la fois les intérêts de la Justice, de la pitié enfin, que doit inspirer une situation aussi épouvantable, aussi atroce, avec les intérêts du pays.

Quant à moi, Monsieur le Président, sous les injures les plus abominables, quand ma douleur devenait telle, que la mort m'eût été un bienfait, quand ma raison s'effondrait, quand tout en moi se déchirait de me voir traité ainsi comme le dernier des misérables, quand enfin un cri de révolte s'échappait de mon cœur à la pensée de mes enfants qui grandissent, dont le nom est déshonoré... c'est vers vous, Monsieur le Président, c'est vers le Gouvernement de mon pays que s'élevait mon cri d'appel suprême, c'est de ce côté que se tournaient toujours mes yeux, mon regard éploré. J'espérais tout au moins, Monsieur le Président, que l'on me jugerait sur mes actes. Depuis le début de ce lugubre drame, je n'ai jamais dévié de la ligne de conduite que je m'étais tracée, que me dictait inflexiblement ma conscience. J'ai tout subi, j'ai tout supporté, j'ai été frappé impitoyablement sans que j'aie jamais su pourquoi... et, fort de ma conscience, j'ai su résister.

Ah! certes, j'ai eu des moments de colère, des mouvements d'impatience, j'ai laissé exhaler parfois tout ce qui peut jaillir d'amertume d'un cœur ulcéré, dévoré d'affronts, déchiré dans ses sentiments les plus intimes. Mais je n'ai jamais oublié un seul instant qu'au-dessus de toutes les passions humaines, il y avait la Patrie.

Et cependant, Monsieur le Président, la situation qui m'était faite est devenue plus atroce chaque jour, les coups ont continué à pleuvoir sur moi, sans trêve, sans jamais rien y comprendre, sans jamais les avoir provoqués, ni par mes paroles ni par mes actes.

Ajoutez à ma douleur propre, si atroce, si intense, le supplice de l'infamie, celui du climat, de la quasi-réclusion, me voir l'objet du mépris, souvent non dissimulé, et de la suspicion constante de ceux qui me gardent nuit et jour, n'est-ce pas trop, Monsieur le Président... pour un être humain qui a toujours et partout fait son devoir?

Et ce qu'il y a d'épouvantable pour mon cerveau déjà si halluciné, déjà si hébété, qui chavire à tous les coups qui le frappent sans cesse, c'est de voir que, quelle que soit la rectitude de sa conduite, sa volonté invincible qu'aucun supplice n'entamera, de mourir comme il a vécu, en honnête homme, en loyal Français, c'est de se voir, dis-je, traité chaque jour plus durement, plus misérablement.

Ma misère est à nulle autre pareille, il n'est pas une minute de ma vie qui ne soit une douleur. Quelle que soit la conscience, la force d'âme d'un homme, je m'effondre, et la tombe me serait un bienfait.

Et alors, Monsieur le Président, dans cette détresse profonde de tout mon être broyé par les supplices, par cette situation d'infamie qui me brise, par la douleur qui m'étreint à la gorge et qui m'étouffe, le cerveau halluciné par tous les coups qui me frappent sans trêve, c'est vers vous, Monsieur le Président, c'est vers le Gouvernement de mon pays que je jette le cri d'appel, sûr qu'il sera écouté.

Ma vie, Monsieur le Président, je n'en parlerai pas. Aujourd'hui comme hier, elle appartient à mon pays. Ce que je lui demande simplement comme une faveur suprême, c'est de la prendre vite, de ne pas me laisser succomber aussi lentement par une agonie atroce, sous tant de supplices infamants que je n'ai pas mérités, que je ne mérite pas.

Mais ce que je demande aussi à mon pays, c'est de faire faire la lumière pleine et entière sur cet horrible drame; car mon honneur ne lui appartient pas, c'est le patrimoine de mes enfants, c'est le bien propre de deux familles.

Et je supplie aussi, avec toutes les forces de mon âme, que l'on pense à cette situation atroce, intolérable, pire que la mort, de ma femme, des miens; que l'on pense aussi à mes enfants, à mes chers petits qui grandissent, qui sont des parias; que l'on fasse tous les efforts possibles, tout ce qui en un mot est compatible avec les intérêts du pays, pour mettre le plus tôt possible un terme au supplice de tant d'êtres humains.

Confiant dans votre équité, je vous prie, Monsieur le Président de la République, de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 25 novembre 1897.

Monsieur le Président,

Je me permets de faire un nouvel et pressant appel à votre haute équité, jeter aussi à vos pieds l'expression de mon profond désespoir.

Depuis plus de trois ans, innocent du crime abominable pour lequel j'ai été condamné, je ne demande que de la justice, la découverte de la vérité.

Dès le lendemain de ma condamnation, quand M. le commandant du Paty de Clam est venu me trouver, au nom de M. le Ministre de la Guerre, pour me demander si j'étais innocent ou coupable, je lui ai répondu que non seulement j'étais innocent, mais que je demandais la lumière, toute la lumière, et j'ai sollicité aussitôt l'aide des moyens d'investigation habituels, soit par les attachés militaires, soit par tout autre moyen dont dispose le Gouvernement.

Il me fut répondu que des intérêts supérieurs empêchaient l'emploi de ces moyens d'investigation, mais que les recherches se poursuivraient.

Depuis plus de trois ans donc, j'attends dans la situation la plus effroyable qu'il soit possible de rêver, j'attends toujours, et les recherches n'aboutissent pas.

Si donc, d'une part, des intérêts supérieurs ont empêché, empêchent probablement toujours, l'emploi des moyens d'investigation qui seuls peuvent permettre de mettre un terme à cet effroyable martyre de tant d'êtres humains, à plus forte raison devais-je les respecter, et c'est ce que j'ai fait invinciblement.

Mais, d'autre part, Monsieur le Président, voilà plus de trois ans que dure cette effroyable situation, mes enfants grandissent déshonorés, ce sont des parias; leur éducation est impossible, et j'en deviens fou de douleur... Les mêmes intérêts ne peuvent cependant pas exiger que ma chère femme, mes pauvres enfants leur soient immolés.

Je viens simplement soumettre cette horrible situation à votre haute équité, à celle du Gouvernement. Je viens simplement demander de la justice pour les miens, pour mes enfants, qui sont les premières et les plus épouvantables victimes.

Confiant dans votre haute équité, je vous demande Monsieur le Président, de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments dévoués et respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 20 décembre 1897.

Monsieur le Président,

Je me permets de venir faire un appel suprême à votre haute justice, à celle du Gouvernement.

Je déclare simplement encore que je ne suis pas l'auteur de la lettre qui m'a été imputée; j'ajoute que tout mon passé, sur lequel la lumière doit être faite aujourd'hui, que toute ma vie s'élève et proteste contre la seule pensée d'un acte aussi infâme.

Depuis le premier jour de ce terrible drame, j'attends son éclaircissement, un meilleur lendemain, la lumière.

La situation supportée ainsi depuis plus de trois ans est aussi effroyable pour ma chère femme, pour mes malheureux enfants, que pour moi. Je viens simplement remettre leur sort, le mien, entre vos mains, entre celles de M. le Ministre de la Guerre, entre les mains de M. le Ministre de la Justice, de mon pays, pour demander s'il ne serait pas possible de donner une solution, de mettre enfin un terme à cet épouvantable martyre de tant d'êtres humains.

Confiant dans votre haute équité, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 12 janvier 1898.

Monsieur le Président,

Innocent du crime abominable pour lequel j'ai été condamné, depuis le premier jour de ce lugubre drame je ne demande que la lumière.

Chaque fois que j'ai sollicité l'intervention des moyens d'investigation dont dispose le Gouvernement, pour mettre enfin un terme à cet horrible martyre de tant d'êtres humains, il me fut répondu qu'il y avait en cause des intérêts supérieurs au mien. Je me suis incliné, comme je m'incline, comme je m'inclinerai toujours devant ces intérêts, comme c'est mon devoir.

Voilà trois ans que j'attends.

La situation est effroyable pour tous les miens, intolérable pour moi.

Il n'y a pas d'intérêts qui puissent exiger qu'une famille, que mes enfants, qu'un innocent leur soient immolés.

Je viens donc simplement faire appel à votre haute justice, à celle du Gouvernement, pour demander mon honneur, de la justice enfin pour tant de victimes innocentes.

Confiant dans votre haute équité, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 16 janvier 1898.

Monsieur le Président de la République,

Je résume et renouvelle l'appel suprême que j'adresse au Chef de l'État, au Gouvernement, à M. le Ministre de la Guerre, pour demander mon honneur, de la justice enfin, si l'on ne veut pas qu'un innocent, qui est au bout de ses forces, succombe sous un pareil supplice de toutes les heures, de toutes les minutes, avec la pensée épouvantable de laisser derrière lui ses enfants déshonorés.

Confiant dans votre haute équité, dans celle du Gouvernement, dans celle de M. le Ministre de la Guerre, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 1er février 1898.

Monsieur le Président,

Je vous renouvelle, avec toutes les forces de mon être, l'appel que j'ai déjà adressé au Chef de l'État, au Gouvernement, à M. le Ministre de la Guerre.

Je ne suis pas coupable. Je ne saurais l'être.

Au nom de ma femme, de mes enfants, des miens, je viens demander la revision de mon procès, la vie de mes enfants, de la justice enfin pour tant de victimes innocentes.

Confiant dans votre haute équité, dans celle du Gouvernement, dans celle de M. le Ministre de la Guerre, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 7 février 1898.

Monsieur le Président,

Depuis trois mois, dans la fièvre et le délire, j'ai adressé de nombreux appels au chef de l'État, au Gouvernement, sans pouvoir obtenir de solution, un terme à cet effroyable martyre de tant d'être humains.

J'ai adressé un nouvel appel il y a quelques jours.

Mais je viens de recevoir les lettres de ma chère femme, de mes enfants, et si mon cœur se brise, se déchire, devant tant de souffrances imméritées, il se révolte aussi.

Comme je l'ai déjà dit, comme je le répète encore, car tout cela est trop épouvantable, dès le lendemain de ma condamnation, c'est-à-dire il y a plus de trois ans, quand M. le commandant du Paty de Clam est venu me trouver, au nom du Ministre de la Guerre, pour me demander si j'étais innocent ou coupable, j'ai déclaré que non seulement j'étais innocent, mais que je demandais la lumière, toute la lumière, et j'ai sollicité aussitôt l'aide des moyens d'investigation habituels, soit par les attachés militaires, soit par tout autre dont dispose le Gouvernement.

Il me fut répondu alors que des intérêts supérieurs empêchaient les moyens d'investigation habituels, mais que les recherches se poursuivraient.

J'ai attendu ainsi pendant plus de trois ans, dans la situation la plus effroyable qu'il soit possible; et les recherches n'aboutissent pas.

Si donc, d'une part, des intérêts supérieurs ont toujours empêché, doivent toujours empêcher l'emploi des moyens d'investigation qui, seuls, peuvent mettre enfin un terme à cet effroyable martyre de tant d'êtres humains, à plus forte raison devais-je respecter ces intérêts, et c'est ce que j'ai toujours fait invinciblement.

Mais, d'autre part, cette situation dure depuis plus de trois ans, ma chère femme subit un martyre épouvantable, mes enfants grandissent déshonorés, en parias, j'agonise dans un cachot sous tant de supplices de l'infamie; il n'y a pas d'intérêt au monde, car ce serait un crime de lèse-humanité, qui puisse exiger qu'une femme, que des enfants, qu'un innocent leur soient immolés.

Je viens soumettre une dernière fois toute l'horreur tragique de cette situation à votre haute équité et à celle du Gouvernement. Je viens demander de la justice pour les miens, la vie de mes enfants, un terme enfin à ce martyre aussi effroyable de tant d'êtres humains.

Confiant dans votre haute équité, dans celle du Gouvernement, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 12 mars 1898.

Monsieur le Président,

Je vous ai adressé un appel, le 20 novembre dernier, pour demander la revision de mon procès.

A la même date, j'ai fait appel à la loyauté du général de Boisdeffre, chef d'état-major général de l'armée, pour lui demander de vouloir bien exprimer au Chef de l'État son avis sur la revision.

Cet avis ayant été favorable, votre avis, Monsieur le Président, a été également favorable à la revision, puisqu'il m'a été déclaré officiellement que la demande que je vous avais adressée à cette date avait été transmise suivant la forme constitutionnelle au Gouvernement.

Je réitère donc purement et simplement aujourd'hui ces appels.

Je fais donc appel à votre haute équité, à celle du Gouvernement, pour demander, conformément aux avis exprimés à la suite de cet appel du 20 novembre 1897, avis qui ne sauraient être contraires aujourd'hui, dont la suite a été favorable, puisqu'il m'a été déclaré officiellement que transmission en avait été faite au Gouvernement, pour demander, dis-je, que justice soit enfin faite, que la revision ait enfin lieu.

Confiant dans votre haute équité, dans celle du Gouvernement, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 20 mars 1898.

Monsieur le Président,

Je résume tous les appels précédents. Innocent du crime abominable pour lequel j'ai été condamné, je viens faire appel à la haute justice du Chef de l'État, pour demander la revision de mon procès.

Confiant dans votre équité, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 22 avril 1898.

Monsieur le Président,

Ignorant quelle suite a été donnée aux demandes de revision que je vous ai adressées, je les résume toutes en ces quelques mots.

Innocent du crime abominable pour lequel j'ai été condamné, je fais appel à la haute justice du Chef de l'État, pour obtenir la revision de mon procès.

Confiant dans votre haute équité, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 28 mai 1898.

Monsieur le Président,

Depuis le mois de novembre 1897, j'ai adressé de nombreux appels au Chef de l'État pour demander de la justice pour les miens, un terme à ce martyre aussi effroyable qu'immérité de tant d'êtres humains, la revision de mon procès.

J'ai fait appel également au Gouvernement, au Sénat, à la Chambre des Députés, à ceux qui m'ont fait condamner, à la Patrie en un mot, à qui il appartient de prendre cette cause en mains. Car c'est la cause de la justice, du bon droit, parce que, depuis le premier jour de ce lugubre drame, je ne demande ni grâces, ni faveurs, de la vérité simplement, parce qu'enfin, quand il s'agit de ces deux choses, qui se nomment «Justice, Honneur», toutes les questions de personnes doivent s'effacer, toutes les passions doivent se taire.

Tout cela dure depuis six mois, j'ignore toujours quelle est la suite définitive donnée à toutes les demandes de revision, je ne sais toujours rien... si, je sais qu'une noble femme, épouse, mère, que deux familles pour qui l'honneur est tout, souffrent le martyre...

Si, je sais qu'un soldat qui a toujours loyalement et fidèlement servi sa patrie, qui lui a tout sacrifié, situation, fortune, pour lui consacrer toutes ses forces, toute son intelligence, je sais que ce soldat agonise dans un cachot, livré nuit et jour à tous les supplices de l'infamie, à toutes les suspicions imméritées, à tous les outrages.

Encore une fois, Monsieur le Président de la République, au nom de ma femme et de mes enfants, des miens, je fais appel à la Patrie, au premier magistrat du pays, pour demander de la justice pour tant de victimes innocentes, la revision de mon procès.

Confiant dans votre haute équité, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

Iles du Salut, 7 juin 1898.

Monsieur le Président,

Depuis de longs mois, j'adresse appels sur appels au Chef de l'État, pour demander la revision de mon procès.

J'ai réitéré encore cet appel, le 26 mai dernier. De jour en jour, d'heure en heure, j'attends une réponse qui ne vient pas.

Mes forces physiques, morales, diminuent chaque jour... Je ne demande plus qu'une chose à la vie, pouvoir descendre apaisé dans la tombe, sachant le nom de mes enfants lavé de cette horrible souillure.

S'il faut mourir victime innocente, je saurai mourir, Monsieur le Président, léguant mes pauvres malheureux enfants à ma chère Patrie, que j'ai toujours fidèlement et loyalement servie... Mais tout au moins, Monsieur le Président, je sollicite de votre bienveillance une réponse à mes demandes de revision, réponse que je vais attendre anxieusement, de jour en jour. Mettant toute ma confiance dans la haute équité du Chef de l'État, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

A. Dreyfus.

DEUX LETTRES

A

M. LE GÉNÉRAL DE BOISDEFFRE

Iles du Salut, 5 juillet 1898.

Mon Général,

Le cœur perdu, le cerveau en lambeaux, c'est vers vous, mon général, que je viens encore jeter un nouveau cri de détresse, un cri d'appel plus poignant, plus déchirant que jamais. Je ne vous parlerai ni de mes souffrances, ni des coups qui pleuvent sans repos ni trêve sur moi sans jamais rien y comprendre, sans jamais les avoir provoqués ni par un acte, ni par une parole. Mais je vous parlerai, oh! mon général, de l'horrible douleur de ma famille, des miens, d'une situation tellement tragique, que tous finiraient par y succomber. Je vous parlerai toujours et encore de mes enfants, de mes chers petits qui grandissent déshonorés, qui sont des parias, pour vous supplier, de toutes les forces de mon âme, les mains jointes dans une prière suprême, avec tout mon cœur de Français, de père, de faire tout ce qui est humainement faisable pour mettre le plus tôt possible un terme à cet effroyable martyre de tant d'êtres humains.

Oh! mon général, dites-vous bien que depuis deux ans et demi, bientôt trois ans, il n'est pas une minute de ma vie, pas une seconde de mon existence, qui ne soit une douleur et que, si j'ai vécu ces minutes, ces secondes épouvantables, oh! mon général, c'est que j'aurais voulu pouvoir mourir tranquille, apaisé, sachant le nom que portent mes enfants honoré et respecté. Aujourd'hui, mon général, ma situation est devenue trop atroce, les souffrances trop grandes, et... je chavire totalement. C'est pourquoi je viens encore jeter le cri de détresse poignante, le cri d'un père qui vous lègue ce qu'il a de plus précieux au monde, la vie de ses enfants, cette vie qui n'est pas possible tant que leur nom n'aura pas été lavé de cette horrible souillure.

C'est avec toute mon âme qui s'élance vers vous dans cette épouvantable agonie, c'est avec tout mon cœur saignant et pantelant que je vous écris ces quelques lignes, sûr que vous me comprendrez.

Et je vous en supplie aussi, mon général, une bonne parole à ma pauvre femme et l'assurance d'une aide puissante et honorable.

Veuillez agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

Alfred Dreyfus.

Iles du Salut, 8 septembre 1898.

Mon Général,

Je me permets de renouveler simplement la demande que je vous ai adressée, il y a deux mois, sollicitant votre bienveillance, votre intervention pour appuyer mes demandes à l'effet de mettre un terme à notre épouvantable martyre, sollicitant aussi toujours votre protection pour mes malheureux enfants, les plus terribles victimes dans ce drame.

Confiant dans votre équité, je vous demande de vouloir bien agréer l'expression de mes sentiments dévoués et respectueux.

Alfred Dreyfus.

453.—Lib.-Imp. réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris.


NOTES

[1] Je jetai tout cela à la mer, car le lard conservé n'était pas mangeable; je n'avais rien pour brûler le café, qui m'était remis vert.

[2] Les lépreux avaient fait dans l'île quelques plantations, dont il restait des vestiges. Les tomates, à l'état sauvage maintenant, poussaient nombreuses.

[3] Ce commandant, qui avait toujours gardé une attitude correcte, et dont je n'ai jamais connu le nom, fut remplacé peu de temps après par Deniel.

[4] Depuis que j'ai écrit ces lignes, j'ai demandé au ministère des Colonies la remise des lettres de ma femme, aussi bien de celles qui ne m'étaient jamais parvenues que de celles qui ne m'étaient parvenues qu'en copie, ainsi que la remise des écrits que j'avais faits durant mon séjour à l'île du Diable et pour lesquels chaque cahier de papier, numéroté et paraphé, page par page, m'était enlevé aussitôt son achèvement, avant de pouvoir recevoir un nouveau cahier.

Tous les papiers écrits par moi à l'île du Diable ont été retrouvés et m'ont été rendus. Mais des nombreuses lettres de ma femme, non parvenues ou parvenues en copie, il n'a pu m'en être rendu que quatre, toutes les autres ayant été détruites sur l'ordre de M. Lebon, alors ministre des Colonies.

[5] La lettre du 1er septembre et celle du 25 furent les seules du mois qui me parvinrent.

[6] Aucune de ces lettres ne me parvint jamais.



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